Nous sommes en 1880. La Guerre Civile américaine fait rage depuis plus de deux décennies, poussant les avancées technologiques dans d’étranges et terribles directions. Des dirigeables de combat sillonnent le ciel, et des véhicules blindés rampent dans les tranchées. Les scientifiques de l’armée détournent les lois de la nature et échangent leur âme contre des armes surnaturelles alimentées par le feu, la vapeur et le sang. Bienvenue dans le Siècle Mécanique, un siècle sombre et différent. C’est dans ce monde que vit Briar Wilkes et son fils. Elle est la veuve de l’infâme Dr. Blue, créateur du Boneshaker, la machine qui détruisit Seattle, perçant par-là même une poche de gaz qui transforma les vivants en non-morts. Mais un beau jour, son fils décide de pénétrer dans Seattle dans l’espoir de réécrire l’histoire. Sa quête le conduira dans une ville en ruine grouillant de morts-vivants affamés, de pirates de l’air, de seigneurs criminels et de réfugiés armés jusqu’aux dents. Seule Briar peut le ramener vivant.
Remerciements
Cet ouvrage s’accompagne d’un grand nombre de remerciements, alors permettez-moi de dresser une liste.
Merci à mon éditrice, Liz Gorinsky, pour son talent incomparable, sa patience extraordinaire et sa détermination sans faille ; merci à l’équipe chargée de la promotion chez Tor, en particulier Dot Lin et Patty Garcia, qui sont d’un enthousiasme à toute épreuve ; merci à Jennifer Jackson, mon agent, qui est toujours prête à m’encourager et ne se laisse jamais abattre.
Merci aussi à l’équipe familiale, en particulier mon mari, Aric Annear, qui subit la plupart de ces histoires dans leurs moindres détails et leur dissection minutieuse avant même qu’elles soient terminées ; à ma sœur Becky Priest, pour son aide pour les relectures et vérifications ; à Jerry et Donna Priest, parce qu’ils sont mes meilleurs supporters ; et à ma mère, Sharon Priest, qui veille à ce que je reste humble.
Tous mes remerciements également à l’équipe de Seattle, déjà mentionnée, et à nos amis Duane Wilkins, de la librairie de l’université de Washington, et l’incomparable Synde Korman du Barnes & Noble, dans le centre-ville. En parlant de Barnes & Noble, j’adresse aussi mon amitié et mes remerciements à Paul Goat Allen. Il sait pourquoi.
Une nouvelle avalanche de remerciements pour ma lycanthrope favorite, Amanda Gannon, qui m’a autorisée à reprendre le titre de son LiveJournal pour en faire le nom d’un dirigeable (c’est elle qui est à l’origine du
Merci également à Talia Kaye, la bibliothécaire extraordinairement serviable, passionnée de fiction, de la salle Seattle à la Bibliothèque publique de Seattle ; à Greg Wild-Smith, mon intrépide webmaster ; à Warren Ellis et à tous ceux du clubhouse, et enfin à Ellen Milne, pour tous les cookies.
En cette ère de découvertes, la science des armes a fait d’immenses progrès. En fait, les inventions les plus remarquables ont été réalisées depuis l’époque des longues guerres qui ont frappé l’Europe au début du siècle. La brève campagne italienne de la France en 1859 avait servi à illustrer la puissance de destruction que ces machines étaient capables de déployer.
Extrait d’Épisodes improbables dans l’histoire de l’Ouest
Chapitre 7 : État muré et distinctif de Seattle
Des sentiers inégaux et démunis de pavés se faisaient passer pour des routes ; ils reliaient les côtes de la nation comme des lacets maintenant une botte, l’attachant à grand renfort de ficelles entrelacées. Au-delà de la grande rivière, à travers les plaines, entre les cols des montagnes, les colons avaient gagné du terrain en se déplaçant d’est en ouest. Ils étaient peu à peu passés de l’autre côté des Rocheuses, qui en chariot, qui en diligence.
Du moins, c’est ainsi que tout a commencé.
À en croire les racontars, le sol de Californie était jonché de pépites grosses comme des noix… mais la vérité voyage plus lentement que les rumeurs aux ailes d’or. Les rares aventuriers devinrent légion. Les rivages scintillants de l’Ouest fourmillèrent de chercheurs d’or, forçant le sort et enfonçant résolument leur batée dans les flots pierreux tout en priant pour que la chance leur sourît.
Au fil du temps, la foule grossissait à mesure que les espoirs s’amenuisaient. L’or se présentait sous la forme d’une poussière si fine que les hommes qui l’extrayaient auraient aussi bien pu l’inhaler.
En 1850, une autre rumeur aux ailes dorées prit son essor et arriva rapidement du Nord.
Le Klondike, disait-elle. Venez et percez la glace qui s’y trouve. Une fortune étincelante attend celui qui saura faire preuve de détermination.
L’espoir changea de destination et les yeux se tournèrent vers ces latitudes nordiques. Cela fut synonyme de bien des changements particulièrement positifs pour le dernier arrêt frontalier avant le Canada : une ville industrielle tranquille, établie en bordure du Puget Sound et appelée Seattle en l’honneur du chef indigène des tribus locales. Du jour au lendemain, le village boueux devint un petit empire. Les chercheurs et explorateurs s’y arrêtaient, en effet, pour commercer et s’approvisionner.
Tandis que les législateurs américains se querellaient pour savoir s’il convenait ou non d’acheter le territoire d’Alaska, la Russie protégeait ses arrières et réfléchissait au prix qu’elle souhaiterait en obtenir. Si le sol regorgeait effectivement de gisements d’or, la donne changeait du tout au tout ; mais, même si une mine régulière pouvait être localisée, serait-il possible d’en extraire le minerai ? Une veine potentielle, détectée en divers points mais en pratique enfouie sous une couche de glace permanente d’une trentaine de mètres d’épaisseur, serait un terrain d’essai idéal.
En 1860, les Russes annoncèrent un concours avec 100 000 roubles à la clé, décernés à l’inventeur qui serait en mesure de présenter ou d’imaginer une machine capable de percer la glace à la recherche de l’or. Ce fut le début d’une course scientifique sur fond d’éclosion d’une guerre civile.
Dans tout le Nord-Ouest Pacifique, des machines de toutes tailles furent bricolées. Tous ces ingénieux engins étaient conçus pour résister à un froid mordant et percer un sol que le gel avait rendu aussi dur que le diamant. Ils fonctionnaient à la vapeur ou au charbon, et étaient lubrifiés à l’aide de solutions spéciales qui protégeaient leurs mécanismes contre les éléments naturels. Ces machines étaient construites de telle façon que les hommes pouvaient les conduire comme des diligences, ou les laisser creuser seules, à l’aide d’un mécanisme à ressort et d’ingénieux dispositifs de guidage.
Mais aucune ne fut suffisamment robuste pour s’attaquer à la veine enfouie et les Russes étaient sur le point de céder le terrain à l’Amérique pour une misère… quand un inventeur de Seattle prit contact avec eux pour leur présenter les plans d’une incroyable machine. Ce serait le plus formidable engin d’extraction jamais construit : quinze mètres de long, entièrement mécanisé, actionné par de la vapeur sous pression. Il serait équipé de trois têtes principales de forage et de coupe placées à l’avant, et d’un système d’appareils de pelletage en spirale à l’arrière et sur les côtés, servant à évacuer les débris de glace, de roche, ou de terre. Minutieusement lestée et méticuleusement renforcée, cette machine serait capable de percer selon un tracé presque parfaitement vertical ou horizontal, suivant le bon plaisir de l’homme qui occuperait le siège du conducteur. Elle serait d’une précision sans précédent et sa puissance pourrait servir de référence à tous les engins à venir.
Mais elle n’était pas encore construite.
L’inventeur, un homme qui répondait au nom de Leviticus Blue, réussit à convaincre les Russes de lui avancer un montant suffisant pour réunir les pièces et financer les heures passées à la construction de l’
Leviticus Blue prit l’argent, rentra chez lui à Seattle, et commença à construire sa remarquable machine dans sa cave. Pièce après pièce, il assembla l’engin à l’abri des regards de ses concitoyens, et, nuit après nuit, les sons de mystérieux outils et instruments ne manquèrent pas de faire sursauter les voisins. Mais finalement, bien avant les six mois annoncés, l’inventeur déclara que son chef-d’œuvre était « terminé ».
Ce qui se produisit par la suite fait encore l’objet de nombreux débats.
Ce ne fut peut-être qu’un accident, après tout, un terrible dysfonctionnement de la machine, qui s’emballa. Seulement une erreur, un mauvais minutage, ou des calculs erronés. Ou cela pouvait également être une catastrophe calculée, un complot visant à détruire le cœur d’une ville avec une violence sans précédent et une cupidité de mercenaire.
Les motifs du Dr. Blue resteront peut-être à jamais inconnus.
C’était un homme avare à sa façon, mais pas plus que la plupart, et il est possible qu’il ait simplement souhaité prendre l’argent et s’enfuir… avec un peu plus de liquidités que prévu pour pouvoir faire les choses en grand. L’inventeur s’était récemment marié, ce qui fit jaser car son épouse était plus jeune que lui d’environ vingt-cinq ans, et beaucoup pensèrent que sa femme avait influé sur ses décisions. Peut-être l’avait-t-elle incité à aller plus vite ou souhaitait-elle épouser un homme plus riche. Ou peut-être n’était-elle pas au courant de quoi que ce soit, comme elle persista à le répéter pendant longtemps.
Ce qui est sûr, c’est que le 2 janvier 1863 dans l’après-midi, quelque chose d’effroyable sortit en trombe de la cave et déclencha des catastrophes sur son passage entre Denny Hill et le quartier commercial du centre.
Rares sont les témoins qui tombent d’accord sur les événements, et ceux qui ont pu apercevoir l’incroyable perforateur à percussion le sont encore plus. Son trajet l’emporta sous terre, en bas des collines, où il creusa sous les luxueuses maisons de riches marins et de magnats du commerce maritime ; sous les terrains boueux où s’étalaient les scieries ; le long des couloirs, caves et entrepôts des bazars, merceries pour dames, apothicaires, mais aussi… des banques.
Quatre des plus grands établissements, qui étaient alignés, furent dévastés car leurs fondations reposaient sur du paillis. Leurs murs tremblèrent, cédèrent et s’abattirent. Leurs sols s’effondrèrent, comme happés par le centre, tandis que les contreforts inférieurs s’écroulaient, l’espace étant alors partiellement comblé par des morceaux de toits. Ensemble, ces quatre banques contenaient au moins trois millions de dollars amassés par les mineurs de Californie qui avaient mis leurs pépites à l’abri avant de partir vers le nord pour en chercher davantage.
Une foule d’innocents, venus effectuer des dépôts ou des retraits, fut tuée dans l’enceinte des bâtiments. D’autres trouvèrent la mort dans la rue, victimes des murs penchés et tremblants qui se délitaient et s’effondraient lourdement.
Les citoyens réclamèrent la sécurité à grands cris, mais où la trouver ? La terre elle-même s’ouvrit et les engloutit en divers endroits où le tunnel percé par le perforateur avait fragilisé le sol. La rue tremblante et houleuse se balança comme un tapis que l’on secoue avant de le battre. Elle tangua violemment d’un côté puis de l’autre et décrivit des vagues. Partout où était passée la machine, il y avait des bruits d’effondrement et de forage provenant des passages souterrains qu’elle avait creusés.
Qualifier la scène de désastre serait un euphémisme. Le nombre de morts ne fut jamais précisément calculé, et Dieu seul sait combien de corps restèrent coincés dans les décombres. Hélas, il n’y eut pas le temps de procéder à des recherches.
En effet, une fois que le Dr. Blue eut ramené sa machine sous sa propre maison et que les blessés, gémissants, eurent été soignés ; alors que les premières questions exaspérées fusèrent des bâtiments épargnés, une seconde vague d’horreur frappa la ville. Il fut difficile pour les habitants de Seattle de ne pas établir un lien entre celle-ci et la première, mais leurs questions ne reçurent jamais de réponse satisfaisante.
Seuls les faits tangibles peuvent désormais être consignés, et peut-être qu’avec le temps un analyste sera en mesure de fournir une meilleure réponse que celle qu’il est actuellement possible de supputer.
Voilà ce que nous savons : à la suite de l’impressionnant parcours destructeur du Boneshaker, une étrange maladie frappa les ouvriers chargés des travaux de reconstruction qui se trouvaient au plus près des débris des établissements bancaires. Tous les rapports s’accordent sur le fait que la piste de cette épidémie a été remontée jusqu’aux tunnels creusés par la machine et reliée à un gaz qui s’en échappait. Au début, il sembla que le gaz était incolore et inodore, mais il finit par s’accumuler à un point qu’il fut possible de le distinguer, à condition de l’observer avec un verre polarisant.
À force d’erreurs et de tâtonnements, on arriva à en déterminer quelques caractéristiques. C’était une substance épaisse, qui se déplaçait lentement et tuait par contamination. On pouvait l’arrêter ou l’immobiliser grâce à de simples barrières. Des mesures temporaires pour boucher les tunnels se multiplièrent dans la ville, et on procéda à l’évacuation des lieux. Des tentes furent démontées et traitées à la poix de façon à pouvoir former des remparts de fortune.
Lorsque ces barrières cédèrent les unes après les autres et que des milliers d’autres habitants tombèrent à leur tour mortellement malades, il fallut envisager des mesures plus strictes. On se mit alors à concevoir et adopter des plans à la hâte et, un an après la catastrophe provoquée par l’incroyable perforateur à percussion du Dr. Blue, tout le centre-ville fut entouré d’un immense mur fait de brique, de mortier et de pierre.
La muraille fait environ soixante mètres de haut, variable selon les contraintes géographiques du terrain, et quatre à six mètres d’épaisseur en moyenne. Elle entoure entièrement les quartiers touchés, soit une zone de près de cinq kilomètres carrés. C’est une merveilleuse prouesse technique.
Toutefois, à l’intérieur, la ville se détériore, parfaitement inanimée en dehors des rats et des corbeaux qui, si l’on en croit la rumeur, y ont élu domicile. Le gaz qui continue de suinter des ruines contamine tout ce qu’il touche. Ce qui fut auparavant une métropole très active n’est plus aujourd’hui qu’une ville fantôme, entourée par les survivants réinstallés à l’extérieur. Parmi ces gens qui ont fui leur ville natale, un grand nombre est parti vers le nord pour aller à Vancouver, ou vers le sud, à Tacoma ou Portland ; mais ils sont nombreux à avoir choisi de rester près du mur.
Ils vivent sur les rivages boueux et à flanc de colline, dans une « non-ville » grandissante souvent surnommée les Faubourgs : c’est là qu’ils ont refait leurs vies.
I
Elle l’aperçut et s’arrêta à quelques pas de l’escalier.
— Je suis désolé, s’excusa-t-il très vite, je ne voulais pas vous faire peur.
Enveloppée dans un triste manteau noir, la femme resta impassible.
— Que voulez-vous ?
Il avait préparé un discours, qu’il avait oublié.
— Parler. Avec vous. Je voudrais parler avec vous.
Briar Wilkes ferma les yeux, aussi fort que possible. Lorsqu’elle les rouvrit, elle demanda :
— C’est à propos de Zeke ? Qu’est-ce qu’il a fait, cette fois ?
— Non, non, ça n’a rien à voir avec lui, insista-t-il. Madame, j’espérais que nous pourrions parler de votre père.
Ses épaules se détendirent et elle secoua la tête.
— Logique. Je le jure devant Dieu, tous les hommes dans ma vie, ils…
Elle s’arrêta, puis reprit :
— Mon père était un tyran et toute personne qu’il aimait avait peur de lui. C’est ce que vous vouliez entendre ?
Il ne bougea pas alors qu’elle gravissait les onze marches tordues qui conduisaient jusqu’à chez elle, vers lui. Quand elle atteignit l’étroit porche, il demanda :
— Est-ce vrai ?
— Plus que vous ne le croyez.
Elle se tenait devant lui, les doigts enroulés autour de son trousseau de clés. Le haut de sa tête se trouvait au même niveau que le menton de l’homme, et ses clés étaient dans l’axe de sa taille. Du moins, c’est ce qu’il pensa avant de se rendre compte qu’il se tenait devant la porte. Il se mit prestement de côté.
— Depuis combien de temps m’attendez-vous ? demanda-t-elle.
Il envisagea sérieusement de mentir, mais son regard le transperçait.
— Plusieurs heures. Je voulais être là à votre retour.
La porte émit un bruit sec, puis un déclic avant de s’ouvrir vers l’intérieur.
— J’ai fait des heures supplémentaires. Vous auriez pu revenir plus tard.
— S’il vous plaît, madame, puis-je entrer ?
Elle haussa les épaules, mais ne s’y opposa pas. Comme elle ne refermait pas le battant, le laissant dans le froid, il la suivit, ferma la porte et resta debout tandis que Briar attrapait une lampe et l’allumait.
Elle porta l’objet jusqu’à la cheminée où des morceaux de bois s’étaient consumés jusqu’à n’être plus que des restes de charbon froids. Près de l’âtre étaient rangés un tisonnier et un soufflet, ainsi qu’une corbeille plate en fer où s’entassaient des bûches fendues. Elle enfonça le tisonnier dans les cendres et trouva quelques braises encore incandescentes au fond.
Avec quelques encouragements, une poignée de petit bois et deux branches supplémentaires, une flamme languissante prit et réussit à se maintenir.
Briar extirpa un bras, puis l’autre de son manteau et accrocha celui-ci à une patère. Sans l’épaisseur du vêtement, elle dégageait une impression de maigreur, comme si elle avait travaillé trop longtemps et avait trop peu, ou mal, mangé. Ses gants et ses grandes bottes marron étaient recouverts d’une couche d’immondices séchées provenant de l’usine, et elle portait un pantalon, comme un homme. Ses longs cheveux sombres étaient tirés en arrière, mais les heures supplémentaires qu’elle avait faites les avaient décoiffés et de lourdes mèches s’échappaient des peignes servant à les maintenir.
Elle avait trente-cinq ans et n’en paraissait pas une minute de moins.
Devant le feu rougeoyant qui commençait à bien prendre se trouvait un vieux fauteuil, imposant, en cuir. Briar s’y laissa choir.
— Dites-moi, monsieur… Je suis désolée, vous ne m’avez pas dit votre nom.
— Hale. Hale Quarter. Et je dois dire que c’est un honneur de vous rencontrer.
Pendant un moment, il pensa qu’elle allait se mettre à rire, mais tel ne fut pas le cas. Elle se pencha pour atteindre une petite table à côté du fauteuil et attrapa une blague à tabac.
— D’accord, Hale Quarter. Dites-moi tout. Pourquoi avez-vous attendu si longtemps à l’extérieur par un froid si mordant ?
De la blague, elle sortit un petit morceau de papier et une bonne pincée de tabac. Elle roula les deux ensemble jusqu’à obtenir une cigarette qu’elle alluma à la flamme de la lampe.
Il était arrivé jusqu’ici en disant la vérité, aussi se risqua-t-il à une nouvelle confession.
— Je suis venu à un moment où je savais que vous ne seriez pas chez vous. Quelqu’un m’a dit que, si je frappais à la porte alors que vous étiez là, vous tireriez par le judas.
Elle approuva silencieusement et laissa sa tête reposer contre le cuir.
— J’ai entendu cette histoire, moi aussi. Elle ne tient pas autant les gens en respect qu’on pourrait s’y attendre.
Il était bien en peine de dire si elle était sérieuse ou si sa réponse était une façon de démentir.
— Alors je vous remercie doublement, pour ne pas m’avoir tiré dessus et pour m’avoir laissé entrer.
— Je vous en prie.
— Est-ce que je… Est-ce que je peux m’asseoir ? Si ça ne vous gêne pas…
— Faites comme vous voulez, mais vous ne resterez pas longtemps ici, prédit-elle.
— Vous ne voulez pas parler ?
— Je ne veux pas parler de Maynard, non. Je n’ai aucune idée de ce qui lui est arrivé, personne ne le sait. Mais vous pouvez poser toutes les questions que vous voudrez, et vous n’aurez qu’à partir quand j’en aurai assez de vous, ou lorsque vous serez lassé de m’entendre répondre que je ne sais pas.
Encouragé par ses propos, il se saisit d’une chaise en bois à haut dossier et la tira en avant, se plaçant directement dans le champ de vision de Briar. Il ouvrit son carnet de notes sur une page blanche qui ne portait que quelques mots griffonnés tout en haut.
Pendant qu’il s’installait, elle lui demanda :
— Pourquoi vous intéressez-vous à Maynard ? Et pourquoi maintenant ? Cela fait quinze ans, presque seize, qu’il est mort.
— Pourquoi pas maintenant ? (Hale passa en revue sa précédente page de notes et se tint prêt, le crayon au-dessus de la page vierge.) Mais, pour vous répondre plus directement, j’écris un livre.
— Encore un livre ? dit-elle d’un ton tranchant.
— Je ne suis pas à la recherche de sensationnel, tint-il à clarifier. Je veux écrire une véritable biographie de Maynard Wilkes, parce que je crois qu’on a lui a fait beaucoup de tort. Vous n’êtes pas de cet avis ?
— Non, je ne pense pas. Il a eu exactement ce à quoi il pouvait s’attendre. Il a passé trente ans à travailler dur, pour rien, et il a été traité sans la moindre considération par la ville qu’il servait. (Elle tapota la cigarette à demi consumée.) Il s’est laissé faire et je l’ai détesté pour ça.
— Mais votre père avait foi en la loi.
Sa réponse claqua comme une gifle.
— Tous les criminels croient en elle.
Hale s’anima.
— Alors, vous pensez
Elle tira une longue bouffée avant de répondre :
— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais vous avez raison. Il avait foi en la loi. Parfois je ne savais pas bien s’il avait d’autres principes, mais oui, en tout cas, il croyait en cela.
Les crépitements et les étincelles de la cheminée meublèrent le bref silence qui retomba ensuite entre eux. Finalement, Hale reprit la parole.
— J’essaie de savoir ce qui s’est vraiment passé, madame, c’est tout. Je pense qu’il y avait davantage qu’une simple évasion derrière toute cette histoire.
— Pourquoi ? l’interrompit-elle. Pourquoi pensez-vous qu’il l’a fait ? Quelle est la théorie que vous comptez mettre en avant dans votre livre, monsieur Quarter ?
Il hésita, parce qu’il ne savait pas encore que penser. Il essaya de deviner quelle réponse Briar estimerait la moins offensante.
— Je pense qu’il faisait ce qu’il estimait juste. Mais je voudrais vraiment savoir ce que
Le visage de la jeune femme ne trahit aucune émotion.
— Quitte à vous surprendre, nous n’étions pas tellement proches.
— Mais votre mère est morte…
— À ma naissance, c’est exact. Il est le seul parent que je n’ai jamais eu, pour autant que l’on puisse le qualifier ainsi. Il était aussi perplexe devant sa fille que moi devant une carte d’Espagne.
Hale se sentit face à un mur de brique et battit alors en retraite, essayant de trouver un autre angle d’attaque pour revenir dans ses bonnes grâces. Du regard, il balaya la petite pièce au mobilier robuste, dénuée de toute décoration, ainsi que le sol propre mais délabré. Il remarqua le couloir qui conduisait à l’arrière de la maison. De sa place, il pouvait voir que les quatre portes qui se trouvaient à l’extrémité de celui-ci étaient fermées.
— Vous avez grandi ici, n’est-ce pas ? Dans cette maison ? fit-il semblant de deviner.
Elle ne se radoucit pas.
— Tout le monde sait ça.
— Ils l’ont tout de même ramené ici. Un des garçons qui s’étaient évadés de la prison et son frère, ils l’ont ramené ici et ils ont tenté de le sauver. Ils ont envoyé chercher un médecin, mais…
Briar récupéra le fil de la conversation et s’engouffra dans la brèche.
— Mais il avait déjà inhalé trop de Fléau. Il était mort avant que le médecin n’ait le message, et je jure (elle tapota la cigarette du bout des doigts pour faire tomber la cendre dans le feu) que c’est tout aussi bien. Pouvez-vous imaginer ce qui lui serait arrivé s’il avait survécu ? Jugé pour trahison, ou du moins pour insubordination ? Au mieux, emprisonné. Au pire, exécuté. Mon père et moi n’étions pas toujours d’accord, mais je n’aurais pas souhaité qu’il lui arrive cela. C’est tout aussi bien, répéta-t-elle en contemplant les flammes.
Hale prit quelques secondes pour essayer de formuler une réponse et il finit par demander :
— Avez-vous eu l’occasion de le revoir avant qu’il meure ? Je sais que vous étiez parmi les derniers à quitter Seattle et que vous êtes venue ici. L’avez-vous vu une dernière fois ?
— Je l’ai vu, acquiesça-t-elle. Il était allongé, seul, dans la pièce du fond, sur son lit, sous un drap qui était trempé par le vomi qui avait finalement provoqué sa mort en l’étouffant. Le médecin n’était pas là et, pour autant que je sache, il n’est jamais venu. Je ne sais pas s’il était même possible d’en trouver un, à ce moment-là, au beau milieu de l’évacuation.
— Alors il était mort, seul, dans cette maison ?
— Il était seul, confirma-t-elle. La porte d’entrée avait été fracturée, mais elle était fermée. Quelqu’un l’avait allongé soigneusement sur le lit, et traité avec égards, je me souviens bien de ça. Il était recouvert d’un drap et son fusil était posé sur le lit à côté de lui avec son insigne. Mais il était mort, et il l’est resté. Le Fléau ne l’a pas réanimé. Alors, je suppose qu’il faut remercier Dieu pour ces petites choses.
Hale nota tout cela, murmurant quelques mots encourageants tandis que son crayon glissait sur le papier.
— Est-ce que vous pensez que ce sont les prisonniers qui ont fait cela ?
—
— En tout cas, c’est ce que je suppose.
Il en était, en réalité, intimement persuadé. Le frère du prisonnier lui avait dit qu’ils avaient quitté le domicile de Maynard sans rien déranger ni toucher. Il avait affirmé qu’ils l’avaient allongé sur le lit et lui avaient couvert le visage. C’étaient des détails que personne d’autre n’avait mentionnés au cours de toutes les spéculations et enquêtes qui avaient eu lieu sur la Grande évasion du Fléau. Et il y en avait pourtant eu un certain nombre durant toutes ces années.
— Et ensuite… ? l’invita-t-il à poursuivre.
— Je l’ai traîné à l’arrière de la maison et je l’ai enterré sous l’arbre, à côté de son vieux chien. Quelques jours plus tard, deux fonctionnaires sont venus et l’ont déterré.
— Pour vérifier ?
Elle émit un grognement.
— Pour voir s’il ne s’était pas échappé de la ville pour retourner à l’est, ou si le Fléau ne l’avait pas ramené à la vie. Pour vérifier s’il était bien là où j’avais dit que je l’avais mis. À vous de choisir.
Il termina de consigner ses mots et leva les yeux.
— Ce que vous venez de dire sur le Fléau… Est-ce que l’on savait déjà, à ce moment, ce qu’il pouvait faire ?
— Oui, on le savait. On l’a découvert assez tôt. Ceux qui étaient morts à cause de cela n’ont pas tous recommencé à bouger, mais les corps qui ont effectivement repris vie se sont mis à grimper et à chasser assez rapidement, en quelques jours. Mais, pour l’essentiel, les gens voulaient vérifier que Maynard ne s’était pas enfui en emportant quoi que ce soit. Lorsqu’ils ont constaté qu’ils ne pouvaient plus rien lui faire, ils l’ont laissé là. Ils n’ont même pas pris la peine de l’enterrer. Il était dehors, à côté de l’arbre, et il a fallu que je le remette moi-même en terre une seconde fois.
Le crayon et le menton de Hale s’étaient immobilisés au-dessus du papier.
— Je suis désolé, mais ce que vous avez dit… Vous voulez dire que… ?
— Ne soyez pas si choqué. (Elle changea de position dans le fauteuil et le cuir crissa contre sa peau.) Au moins, ils n’avaient pas rebouché le trou. La seconde fois était bien plus rapide. Permettez-moi de vous poser une question, monsieur Quarter.
— Hale, je vous en prie.
— Comme vous voulez, Hale. Dites-moi, quel âge aviez-vous lorsque le Fléau est apparu ?
Conscient du tremblement de son crayon, il le posa à plat contre son carnet et répondit :
— J’avais presque six ans.
— C’est à peu près ce que je pensais. Vous n’étiez pas bien vieux. Vous ne savez même plus comment c’était avant le mur, n’est-ce pas ?
Il secoua la tête ; non, effectivement, il ne s’en souvenait plus. Pas vraiment, du moins.
— Mais je me rappelle quand ils se sont mis à construire le mur. Je l’ai vu s’élever, rangée après rangée, autour des quartiers contaminés. Une muraille de soixante mètres de haut, tout autour des zones évacuées.
— Je m’en souviens également. Je l’ai regardé d’ici. On pouvait le voir de la fenêtre à l’arrière de la maison, dans la cuisine. (Elle fit un signe de la main vers la cuisinière et une petite ouverture rectangulaire qui se trouvait derrière.) Jour et nuit, pendant sept mois, deux semaines et trois jours, ils ont travaillé à la construction de ce mur.
— C’est très précis. Est-ce que vous notez toujours ce genre de choses ?
— Non, répondit-elle, mais c’est facile à retenir. Ils ont terminé le jour de la naissance de mon fils. Je me suis longtemps demandé si ça ne lui manquait pas, le bruit des travaux. La cadence des marteaux, le battement des burins manipulés par les maçons ; il les avait toujours entendus pendant qu’il était dans mon ventre. Dès que le pauvre enfant est né, le monde s’est tu.
Elle pensa brusquement à quelque chose et elle se redressa dans son fauteuil, qui protesta en crissant.
Elle jeta un coup d’œil à la porte.
— En parlant de mon fils, il se fait tard. Je me demande où il est encore allé. À cette heure-ci, en général, il est rentré.
Puis elle se reprit.
— Enfin, il est
Hale se cala contre le dur dossier en bois du siège qu’il avait emprunté.
— C’est dommage qu’il n’ait jamais pu rencontrer son grandpère, je suis sûr que Maynard en aurait été fier.
Briar se pencha en avant, les coudes appuyés sur les genoux. Elle prit son visage entre ses mains et se frotta les yeux.
— Je ne sais pas, répondit-elle.
Elle se redressa et s’essuya le front du revers du bras. Elle repoussa ses gants abandonnés sur la petite table ronde entre le fauteuil et la cheminée.
— Vous ne savez pas ? Mais il n’a pas d’autre petit-fils, n’est-ce pas ? Il n’avait pas d’autre enfant ?
— Non, pas que je sache. Mais j’imagine que c’est difficile à affirmer. (Elle se pencha en avant et commença à délacer ses chaussures.) J’espère que vous m’excuserez, je les porte depuis six heures ce matin.
— Faites comme si je n’étais pas là, répondit-il en regardant les flammes. Je suis désolé, je sais que je dérange.
— En effet, mais je vous ai laissé entrer. Par conséquent, c’est moi qui suis fautive. (Elle retira une première botte avec un bruit sec, puis elle s’attaqua à la seconde.) Et je ne sais pas si Maynard aurait particulièrement apprécié Zeke ou inversement. Ils sont très différents.
— Est-ce que votre fils… (Hale s’aventurait sur un terrain dangereux et il le savait, mais il ne put s’en empêcher.) Peut-être qu’il ressemble trop à son père ?
Briar n’eut aucune réaction. Elle arborait à nouveau une expression indéchiffrable, comme un joueur de poker, tandis qu’elle ôtait l’autre botte et la posait à côté de la première.
— C’est possible. Il est du même sang, mais ce n’est encore qu’un gamin. Il a encore tout le temps de se trouver. Quant à vous, monsieur Quarter, je suis désolée, mais je vais devoir vous reconduire. Il se fait tard et la nuit va être longue.
Hale soupira et acquiesça. Il était allé trop loin. Il aurait dû s’en tenir au père et éviter le défunt mari.
— Je suis désolé, lui dit-il tandis qu’il se levait en fourrant son carnet sous son bras.
Il remit son chapeau, serra son manteau contre lui et poursuivit :
— Je vous remercie de m’avoir accordé de votre temps. J’apprécie que vous m’ayez répondu et, si jamais mon livre est publié, je mentionnerai votre aide.
— D’accord, répondit-elle.
Elle referma la porte derrière Hale, le laissant seul dans la nuit. Il se prépara à affronter cette soirée balayée par le vent d’hiver, resserrant son écharpe autour de son cou et ajustant ses gants en laine.
II
À l’angle de la maison, une ombre surgit et se cacha. Puis elle murmura :
— Hé. Là.
Hale s’immobilisa et patienta tandis qu’une tête brune hirsute balayait rapidement les environs du regard. Elle précédait le corps efflanqué mais chaudement couvert d’un adolescent aux joues creuses et aux yeux vaguement sauvages. La lumière vacillante du feu à l’intérieur de la maison passait par la fenêtre de l’entrée et laissait une moitié de son visage dans l’obscurité tandis qu’elle éclairait l’autre.
— Vous posiez des questions sur mon grand-père ?
— Ezekiel ? devina Hale sans peine.
Le garçon s’approcha furtivement en veillant à ne pas se tenir dans l’espace entre les rideaux pour ne pas être vu depuis l’intérieur de la maison.
— Que vous a dit ma mère ?
— Pas grand-chose.
— Est-ce qu’elle vous a dit que c’est un héros ?
— Non, elle n’a pas évoqué ce point, répondit Hale.
Le garçon laissa échapper un grognement de colère et passa une main gantée dans ses cheveux emmêlés.
— Évidemment ! Elle ne le croit pas ou, si c’est le cas, elle s’en contrefiche.
— Ça, je n’en sais rien.
— Moi, je le sais, rétorqua-t-il. Elle agit comme s’il n’avait rien fait de bien. Elle se comporte comme si tout le monde avait raison et qu’il avait vidé la prison parce que quelqu’un l’avait payé pour ça. Mais, si c’était le cas, alors où est l’argent ? Est-ce que vous avez l’impression que nous en avons ?
Zeke laissa au biographe suffisamment de temps pour répondre, mais Hale ne sut que dire.
Alors, l’adolescent poursuivit.
— Une fois que les gens ont compris ce qu’était le Fléau, ils ont évacué tout ce qu’ils pouvaient, pas vrai ? Ils ont vidé l’hôpital, et même la prison, mais ceux qui étaient bloqués au poste de police, qui avaient été arrêtés mais qui n’avaient pas encore été inculpés, ils les ont tout simplement laissés là, enfermés. Ils ne pouvaient même pas s’enfuir. Le Fléau se répandait et tout le monde le savait. Tous ces gens qui étaient là étaient condamnés à mourir.
Il renifla et passa le dos de sa main sous son nez. Il avait peut-être un rhume, ou alors c’était un engourdissement dû au froid.
Zeke reprit.
— Mais mon grand-père, Maynard, vous savez ? Le capitaine lui a ordonné de boucler la dernière partie du quartier, mais il ne voulait pas le faire tant qu’il restait du monde à l’intérieur. Ces personnes, c’étaient de pauvres gens, comme nous. Ils n’étaient pas forcément mauvais, en tout cas pas tous. Pour la plupart, ils avaient été arrêtés pour de petites choses, de petits larcins, un peu de casse.
» Mon grand-père, il ne voulait pas faire ça. Il ne comptait pas les enfermer pour qu’ils meurent là. Le gaz arrivait. Il avait déjà emprunté le chemin le plus court jusqu’au poste. Mais mon grandpère s’est engouffré dans le Fléau en se protégeant le visage autant que possible.
» Quand il est arrivé sur place, il a repoussé le levier qui maintenait toutes les cellules verrouillées, et il s’est appuyé dessus de tout son poids pour le maintenir vers le bas, parce que c’est ce qu’il fallait faire pour que les portes ne se referment pas. Du coup, alors que tout le monde fuyait, il est resté.
» Les derniers prisonniers étaient deux frères. Ils ont compris ce qu’il avait fait et ils l’ont aidé. Mais il était déjà bien malade à cause du gaz, et il était trop tard. Alors, ils l’ont ramené à la maison, en essayant de l’aider, tout en sachant que, si quelqu’un les voyait, ils seraient à nouveau arrêtés. Mais ils l’ont fait, pour les mêmes raisons que celles qui avaient poussé Maynard à agir ainsi. Parce que personne n’est mauvais jusqu’à la moelle. Peut-être qu’il n’était pas foncièrement honnête pour faire ce qu’il a fait, et peut-être que ces deux derniers hommes ont fait preuve d’un peu de bonté.
» En tout cas, une chose est sûre, conclut Zeke en levant un doigt et en le plaçant sous le nez de Hale. Il y avait vingt-deux personnes dans ces cellules et Maynard les a toutes sauvées. Cela lui a coûté la vie et il n’y a rien gagné.
Le gamin tourna les talons et s’avança vers la porte d’entrée. Puis, au moment de saisir la poignée, il ajouta :
— Et
III
Briar Wilkes referma la porte derrière le biographe.
Elle attendit un moment, le front appuyé contre le montant, avant de retourner près du feu. Elle s’y réchauffa les mains, puis ramassa ses chaussures, commença à déboutonner sa chemise et desserra la ceinture qui maintenait celle-ci contre son corps.
Dans le couloir, elle passa à proximité des portes qui donnaient accès à la chambre de Maynard et à celle d’Ezekiel. Elles auraient aussi bien pu être verrouillées : elle ne les ouvrait jamais. Cela faisait des années qu’elle n’était pas entrée dans celle de son père. Quant à la chambre de son fils, elle n’y était pas allée depuis… Même en se concentrant, il lui était impossible de se souvenir d’un moment en particulier, ni même de se rappeler à quoi elle ressemblait.
Elle s’arrêta devant la porte d’Ezekiel.
Sa décision d’abandonner la chambre de Maynard était dictée par une nécessité philosophique, mais elle n’avait aucune raison particulière d’éviter celle de son fils. Si quelqu’un lui avait posé la question – mais bien entendu, personne ne l’avait jamais fait – elle se serait retranchée derrière le respect de sa vie privée. En fait, c’était encore plus simple que ça, peut-être même pire. Si elle ne pénétrait jamais dans la pièce, c’est parce que celle-ci la laissait parfaitement indifférente. Ce manque d’intérêt aurait pu être interprété comme de la négligence, mais c’était simplement la conséquence d’une fatigue permanente. Même en sachant cela, elle ressentit une bouffée de culpabilité et dit à voix haute, parce qu’il n’y avait personne pour approuver ou contester son opinion :
— Quelle mère indigne !
Ce n’était qu’une remarque, mais elle sentit le besoin de la réfuter d’une façon ou d’une autre ; elle posa alors la main sur la poignée et la fit tourner.
La porte s’ouvrit et Briar tendit sa lanterne pour percer la profonde obscurité de la pièce.
Un lit aux montants familiers occupait un coin de la pièce. C’était celui dans lequel elle dormait, enfant. Il était suffisamment long pour accueillir un homme adulte, mais ne faisait que la moitié du sien en largeur. Sur le sommier était posé un vieux matelas en plume tellement tassé qu’il ne faisait plus que quelques centimètres d’épaisseur. Il était recouvert d’un épais édredon qui avait été rabattu et était emmêlé dans un drap sale.
Près de la fenêtre, au pied du lit, se trouvaient une commode sombre et une pile de vêtements sales jetés en vrac sur des chaussures dépareillées.
— Il faut vraiment que je lave son linge, marmonna-t-elle, tout en sachant très bien que cela devrait attendre le dimanche, à moins de programmer une lessive nocturne.
Elle savait également que Zeke allait très certainement se lasser avant et faire sa lessive lui-même. Elle ne connaissait aucun autre garçon qui se souciât autant de ses corvées ménagères, mais les choses avaient changé pour les familles de la ville depuis le Fléau. Pour tout le monde, assurément. Mais encore plus pour Briar et Zeke.
Elle se plaisait à penser qu’il comprenait, du moins un petit peu, les raisons pour lesquelles elle le voyait si peu. Et elle préférait imaginer qu’il ne lui en tenait pas trop rigueur. Les garçons aiment être libres, non ? Ils apprécient leur indépendance et la mettent en avant comme un signe de maturité. Quand elle y pensait en ces termes, elle se disait que son fils était plutôt chanceux.
Briar entendit soudain un bruit sourd et des tâtonnements à la porte d’entrée.
Elle sursauta, referma la porte et battit rapidement en retraite.
Une fois à l’abri dans sa propre chambre, elle termina d’ôter ses vêtements de travail et, quand elle entendit le bruit des chaussures de son fils dans l’entrée, elle l’appela.
— Zeke, tu es rentré ?
Elle se sentit ridicule de poser la question, mais c’était une façon comme une autre de l’accueillir.
— Quoi ?
— J’ai dit, tu es rentré ?
— Oui, cria-t-il. Où êtes-vous ?
— J’arrive tout de suite, répondit-elle.
Et, un peu plus d’une minute plus tard, elle émergea, vêtue d’une tenue qui sentait un peu moins le lubrifiant industriel et la poudre de charbon.
— Où étais-tu ?
— Dehors.
Il avait déjà enlevé son manteau et l’avait suspendu au portemanteau près de la porte.
— Tu as mangé ? demanda-t-elle, en essayant de ne pas faire attention à sa maigreur. J’ai reçu ma paie hier. Je sais que nous sommes un peu à court de provisions, mais je vais bientôt changer ça. Et on a encore un petit quelque chose à grignoter ici.
— Non, j’ai déjà mangé.
C’est ce qu’il répondait toujours. Elle ne savait jamais s’il disait la vérité. Il coupa court aux éventuelles questions en demandant :
— Vous êtes rentrée tard, ce soir ? Il fait froid ici. Je parie que le feu n’est pas allumé depuis longtemps.
Elle hocha la tête et se dirigea vers le placard. Elle mourait de faim mais c’était si souvent le cas qu’elle avait appris à vivre avec cette sensation.
— J’ai fait des heures supplémentaires, quelqu’un était malade.
Sur l’étagère du haut, il y avait un mélange de haricots secs et de maïs cuit en ragoût. Briar s’en empara en regrettant de ne pas avoir de viande à y ajouter, sans s’y attarder trop longtemps.
Elle mit une casserole d’eau à bouillir et sortit un morceau de pain presque trop dur pour être mangé de sous une serviette. Elle l’enfourna pourtant dans sa bouche et se mit à le mastiquer rapidement.
Ezekiel prit le siège sur lequel Hale s’était assis et le déplaça jusqu’au feu pour réchauffer ses mains engourdies par le froid.
— J’ai vu cet homme sortir de la maison, lança-t-il, suffisamment fort pour qu’elle l’entende depuis l’autre pièce.
— Ah oui ?
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
Une louchée de ragoût tomba dans la casserole avec un bruit d’éclaboussure.
— Parler. Il est un peu tard pour cela, je sais. Ce n’est pas très convenable, mais que peuvent faire les voisins ? Jaser dans notre dos ?
Elle entendit un sourire dans la voix de son fils lorsqu’il insista :
— De quoi voulait-il parler ?
Elle ne lui répondit pas. Elle termina de mâcher le pain et demanda :
— Tu es sûr que tu n’en veux pas ? Il y en a largement assez pour deux… Tu devrais te regarder, tu n’as que la peau sur les os.
— Je vous ai dit que j’avais déjà mangé. Allez-y, vous, vous êtes encore plus maigre que moi.
— Ce n’est pas vrai, rétorqua-t-elle.
— Si. Alors, que voulait cet homme ? répéta-t-il
Elle s’avança jusqu’à l’angle de la pièce et s’appuya contre le mur, les bras croisés et les cheveux défaits.
— Il écrit un livre sur ton grand-père. Ou, du moins, c’est ce qu’il dit.
— Vous pensez qu’il ment ?
Briar observa son fils attentivement, en tentant de voir à qui il ressemblait le plus lorsqu’il prenait cette expression innocente et soigneusement dépourvue d’émotion. Pas à son père, de toute évidence, bien que le pauvre enfant ait hérité de sa chevelure insensée. Ni aussi sombre que la sienne, ni aussi claire que celle de son mari, sa tignasse était impossible à peigner ou à dompter de quelque façon que ce soit. Sur la tête d’un bébé, ce type de cheveux donnait généralement envie aux vieilles dames d’y glisser la main pour les ébouriffer en émettant des gazouillis. Mais plus Zeke grandissait, plus sa coiffure semblait ridicule.
— Mère ? répéta-t-il. Vous pensez que cet homme mentait peut-être ?
Elle secoua rapidement la tête, pas en guise de réponse, mais plutôt pour s’éclaircir les idées.
— Oh. Eh bien, je n’en sais rien. Peut-être. Peut-être pas.
— Vous allez bien ?
— Oui, oui, ça va, répondit-elle. Je… je te regardais, c’est tout. Je ne te vois pas assez souvent, je crois. On devrait, je ne sais pas… On devrait faire quelque chose ensemble, parfois.
— Comme quoi ? demanda-t-il d’un air gêné.
Son embarras ne passa pas inaperçu. Briar essaya de faire marche arrière.
— Je n’avais rien de particulier en tête. Peut-être que c’est une mauvaise idée. C’est probablement… hum. (Elle se retourna et repartit vers la cuisine, de façon à pouvoir lui parler sans être témoin de sa gêne alors qu’elle confessait la vérité.) C’est probablement plus simple pour toi si je garde mes distances, de toute façon. J’imagine que ça n’est pas toujours facile d’être mon fils. Parfois je me dis que ce que je peux faire de mieux pour toi, c’est de te laisser vivre comme si je n’existais pas.
Aucune protestation ne s’éleva du côté de la cheminée, jusqu’à ce qu’il déclare :
— Ce n’est pas si mal d’être votre fils. Je n’ai pas honte de vous ou de quoi que ce soit, vous savez.
Mais il ne quitta pas la chaleur de l’âtre pour venir le lui dire en face.
— Merci.
Elle remua une cuillère en bois dans la casserole en dessinant des vagues dans la préparation bouillonnante.
— Non,
Comme si elle n’était pas déjà au courant.
— Je préférerais que tu aies de
Où donc son enfant pourrait-il trouver d’autres amis ? Qui d’autre voudrait le côtoyer, en dehors des gens des quartiers où Maynard était fêté en héros local plutôt qu’en malfrat chanceux mort avant de passer devant le juge ?
— Mère…
— Non, écoute-moi ! (Elle abandonna la casserole et revint se placer dans l’embrasure de la porte.) Si tu souhaites un jour mener une vie normale, tu dois éviter les embrouilles, et cela signifie qu’il faut te tenir à l’écart de ces lieux et de ces gens.
— Une vie normale ? Et pourrais-je savoir comment cela est censé arriver ? Je pourrais passer ma vie entière à être honnête mais pauvre, si c’est ce que vous voulez, mais…
— Je sais que tu es jeune et que tu ne me crois pas, mais il faut me faire confiance,
Elle ne savait pas trop comment terminer, mais elle eut le sentiment d’avoir exprimé ce qu’elle pensait. Alors elle s’interrompit, fit demi-tour et retourna devant la cuisinière.
Ezekiel quitta la cheminée et la suivit. Il se plaça à l’autre bout de la cuisine, l’empêchant de sortir et l’obligeant à lui faire face.
— La peine de quoi ? Qu’est-ce que j’ai à perdre, mère ? Tout
Elle laissa tomber la cuillère sur le bord de l’évier, puis se saisit d’un bol pour se servir un peu de ragoût à moitié cuit, ce qui lui permettrait d’éviter le regard de l’enfant qu’elle avait mis au monde. Il ne lui ressemblait en rien et, chaque jour qui passait, il lui rappelait un peu plus un homme ou l’autre. En fonction de la lumière et de son humeur, il était le portrait de son père ou de son grand-père.
Elle remplit un bol de ragoût insipide et s’efforça de ne pas en renverser au moment où elle passa à côté de lui.
— Tu préfères fuir ? Je comprends. Il n’y a pas grand-chose qui te retienne ici, et peut-être qu’une fois adulte tu prendras tes affaires et tu partiras, déclara-t-elle en posant le bol en grès sur la table tout en se glissant sur la chaise qui se trouvait à côté. J’ai conscience qu’avec moi une honnête journée de travail n’a rien d’attrayant. Je sais aussi que tu t’estimes lésé et que tu penses que tu aurais dû avoir une meilleure vie. Je ne t’en blâme pas. Mais c’est cela, notre vie. Les circonstances nous ont condamnés tous les deux.
— Les circonstances ?
Elle avala une bonne partie du contenu de son bol et essaya de ne pas le regarder, puis elle se reprit :
— Disons, elles et
Du coin de l’œil, elle observait Ezekiel qui serrait et desserrait les poings. Elle attendait. À tout moment, il pouvait perdre son sangfroid et une expression mauvaise et sauvage déformerait alors son visage, comme s’il était le fantôme de son père, et elle devrait fermer les yeux pour chasser cette image.
Mais il ne céda pas et la furie ne changea pas son visage en un masque terrible. Au lieu de cela, il dit, d’une voix impassible qui faisait écho au regard vide qu’il lui avait précédemment jeté :
— Mais la partie la plus injuste dans toute cette histoire, c’est que
Étonnée, elle fit toutefois preuve de prudence.
— C’est ce que tu penses ?
— C’est ce que j’ai fini par comprendre.
Elle eut un petit rire amer.
— Alors, tu sais tout maintenant, c’est ça ?
— Plus que vous ne le croyez, je pense. Et vous auriez dû dire à cet écrivain ce que Maynard a fait, parce que si davantage de gens savaient et comprenaient, alors peut-être que quelques personnes respectables reconnaîtraient qu’il n’était pas un criminel, et vous pourriez vivre un peu moins comme une lépreuse.
Elle piocha quelques bouchées supplémentaires dans son bol afin de gagner du temps pour réfléchir. Il ne lui avait pas échappé que Zeke avait certainement parlé à Hale, mais elle préféra éviter le sujet.
— Je n’ai rien dit au biographe au sujet de Maynard parce qu’il en sait déjà beaucoup et qu’il a déjà choisi son camp. Si cela peut te rassurer, il est d’accord avec toi. Lui aussi pense qu’il était un héros.
Zeke leva les mains en l’air et dit :
— Vous voyez ? Je ne suis pas le seul. Quant à mes fréquentations, peut-être que mes amis ne viennent pas de la haute société, mais ils savent reconnaître des gens biens quand ils en voient.
— Ce sont des escrocs, asséna-t-elle.
— Ça, vous n’en savez rien. Vous ne connaissez même pas un seul d’entre eux, vous ne les avez jamais rencontrés, à l’exception de Rector, et il n’est pas si mal que ça, vous l’avez reconnu vousmême. Et puis, il y a quelque chose que vous devriez savoir : le nom de Maynard a la valeur d’une poignée de main secrète. On le prononce comme on cracherait dans sa main pour sceller un pacte. C’est comme jurer sur la Bible, sauf que tout le monde sait que grandpère a
— Arrête de dire des choses comme ça, l’interrompit-elle. Tu cherches les ennuis à vouloir réécrire l’histoire et manipuler les faits jusqu’à ce qu’ils prennent un sens plus positif.
— Je n’essaie pas de réécrire quoi que ce soit ! (Ce fut alors qu’elle entendit le timbre effrayant de sa voix, qui était presque celle d’un homme et venait de se briser.) J’essaie simplement de rétablir la vérité !
Elle avala la dernière bouchée trop vite, se brûlant presque la gorge tant elle avait hâte d’en finir, pour ne plus avoir faim et pouvoir se concentrer sur cette lutte, si c’était ce qui se préparait.
— Tu ne comprends pas, souffla-t-elle, et les mots étaient douloureux dans sa gorge enflammée. Voici la dure et terrible réalité de la vie, Zeke, et si tu n’as jamais prêté attention à ce que je t’ai dit auparavant, écoute au moins ceci. Peu importe que Maynard fût ou non un héros, ou que ton père fût un honnête homme plein de bonnes intentions. Tant pis si je n’ai rien fait pour mériter ce qui s’est passé, ou si ta vie a été maudite avant même que j’apprenne que j’étais enceinte de toi.
— Comment pouvez-vous dire ça ? Si tout le monde comprenait et si les gens savaient ce que mon grand-père et mon père ont vraiment fait, alors…
Le désespoir perçait dans ses protestations.
— Alors quoi ? Subitement, nous serions riches, estimés et heureux ? Tu es jeune, oui, mais tu n’es pas stupide au point de croire
Soudainement, elle se tut, frappée par l’horreur de ce qu’elle comprenait soudain : son fils n’avait en fait que très peu parlé de Maynard. Elle inspira longuement, prit son bol sur la table, alla le déposer dans l’évier et l’y laissa. L’idée de pomper davantage d’eau pour le nettoyer immédiatement était au-dessus de ses forces.
— Mère ? (Ezekiel sentit qu’il avait franchi une terrible limite, sans véritablement savoir laquelle.) Mère, ça va ?
— Tu ne comprends pas, lui asséna-t-elle, même si elle avait le sentiment de l’avoir répété un millier de fois en une heure. Il y a tant de choses que tu ne comprends pas, mais je te connais mieux que tu ne le crois. Mieux que quiconque, même, parce que j’ai connu les hommes que tu imites, même si tu ne le fais pas exprès, et que tu n’as aucune idée de ce qui m’a fait bondir dans ce que tu as dit ou fait.
— Mère, vous dites n’importe quoi.
Elle se frappa la poitrine de la main.
— Moi, je dis n’importe quoi ? C’est toi qui me racontes des choses merveilleuses sur quelqu’un que tu n’as jamais connu, qui mets en place cette formidable apologie pour un mort ! Tout ça parce que tu crois, mais tu n’as rien de concret sur quoi t’appuyer, que si tu peux réhabiliter
Il acquiesça de la tête, d’abord lentement, puis de plus en plus vite.
— Oui, mais ce n’est pas aussi idiot que ce que vous avez l’air de penser. Non,
— En quoi ont-ils tort à mon sujet ? voulut-elle savoir.
— Ils pensent que vous êtes responsable de l’évasion des prisonniers, du Fléau et même du Boneshaker. Mais ce n’était pas votre faute, et le but de l’évasion n’était pas de provoquer chaos et nuisances. (Il marqua une pause pour reprendre sa respiration, et sa mère se demanda où il était allé chercher une expression pareille.) Ils se sont trompés à votre sujet et je pense qu’ils ont également eu tort à propos de Maynard. Ça fait donc deux sur trois, non ? Pourquoi est-ce qu’il serait si stupide de penser qu’ils ont tous également fait erreur à propos de Levi ?
C’était exactement ce qu’elle craignait, formulé en une parfaite et jolie phrase.
— Tu… essaya-t-elle de dire, mais ses paroles s’étouffèrent dans une sorte de toux.
Elle respira et fit de son mieux pour retrouver son calme en dépit du terrible coup de massue que lui avaient asséné les mots à la fois dangereux et innocents de son fils.
— Il y a… Écoute. Je comprends pourquoi ça te semble si évident, pourquoi tu veux croire qu’il y a quelque chose à sauver dans la mémoire de ton père, et peut-être que tu as raison à propos de Maynard ; aussi invraisemblable que ça puisse paraître, il essayait peut-être simplement d’aider. Possible qu’il ait eu cet éclair de lucidité lorsqu’il a compris qu’il pouvait obéir aux ordres ou suivre un idéal de justice, et qu’il a décidé de faire ce qui lui semblait le plus juste. Une quête qui l’a conduit tout droit dans le Fléau et à la mort. Je peux le croire, je peux l’accepter, et je peux même être un peu en colère en voyant comment ils ont choisi de s’en souvenir.
Zeke laissa échapper un bougonnement incrédule d’adolescent et avança les mains comme s’il voulait secouer ou étrangler sa mère.
— Alors, pourquoi n’avez-vous rien dit ? Pourquoi les avez-vous laissé piétiner sa mémoire si vous pensiez qu’il essayait d’aider des gens ?
— Je t’ai déjà dit que
Sa voix était montée d’un cran, trop emplie de peur à son goût. Elle en reprit le contrôle, respira profondément et tenta de maintenir la logique dans ses propos afin de remporter la joute verbale à laquelle son fils et elle se livraient. Elle reprit :
— Pas plus que quiconque, je n’ai choisi mes parents. Je pourrais donc être pardonnée pour les péchés de mon père. Mais j’ai choisi
Quelque chose de salé et brillant traçait un chemin profond et rageur dans sa poitrine. Des larmes remontaient résolument le long de sa gorge. Elle les ravala. Elle bloqua sa respiration le temps de maîtriser ses émotions. Elle vit Zeke tourner les talons en direction de sa chambre pour s’isoler et le suivit.
Il lui claqua la porte au nez. Il aurait voulu la fermer à clé, mais il n’y avait pas de verrou, alors il pesa de tout son poids contre le battant. Briar pouvait entendre le frottement de son corps qui exerçait une résistance obstinée de l’autre côté.
Elle ne tenta pas de tourner la poignée, ni même de la toucher.
Elle posa sa tempe à l’endroit où elle imaginait que pouvait se trouver la tête de son fils, et lui dit :
— Essaie de sauver Maynard si cela peut te rendre heureux. Fais-en ton but personnel, si ça donne un sens à ta vie et si ça te rend moins… hargneux. Mais s’il te plaît, Zeke, crois-moi, il n’y a rien à sauver chez Leviticus Blue. Rien du tout. Si tu creuses trop profond ou si tu vas trop loin, si tu en apprends trop, tout ce que tu gagneras, c’est d’avoir le cœur brisé. Parfois, tout le monde a raison. Pas toujours, et même rarement, mais de temps en temps, c’est le cas.
Il lui fallut se maîtriser pour éviter d’en dire davantage. Elle fit demi-tour et alla se réfugier dans sa propre chambre pour pouvoir laisser libre cours à sa colère.
IV
Le vendredi matin, comme toujours, Briar se leva juste avant l’aube, et alluma une bougie pour s’éclairer.
Ses vêtements étaient là où elle les avait laissés. Elle remplaça la chemise de la veille par une autre, propre, mais enfila le même pantalon et rentra les étroits revers dans ses bottes. Sa ceinture était accrochée à un montant du lit. Elle s’en saisit et la serra autour de sa taille, bien plus que ce qu’il n’aurait fallu pour assurer son confort. Une fois réchauffé par son corps, le cuir s’y adapterait mieux.
Après avoir lacé ses bottes et mit la main sur une épaisse veste en laine qu’elle enfila par-dessus sa chemise, elle récupéra son manteau pendu à l’autre montant du lit et passa ses bras dans les manches.
Dans le couloir, elle n’entendit aucun son provenant de la chambre de son fils, pas même un léger ronflement ou un froissement de draps. Ce n’était pas encore l’heure, pour lui, de se réveiller, même les jours d’école, où il s’abstenait d’ailleurs régulièrement d’aller.
Briar avait déjà vérifié qu’il savait lire correctement, et il comptait et additionnait mieux que bien des gamins qu’elle connaissait. Alors elle ne s’inquiétait pas trop. L’école aurait été un bon moyen de l’écarter des ennuis, mais c’était souvent en soi une source de problèmes. Avant le Fléau, lorsque la ville était suffisamment active, on comptait plusieurs établissements scolaires. Mais, par la suite, confrontés à une population décimée ou parsemée, les professeurs n’étaient pas toujours restés et la discipline s’était nettement relâchée.
Briar se demanda quand la guerre s’arrêterait à l’est. Les journaux en parlaient en termes enthousiastes. Une guerre civile, une guerre entre les États, une guerre d’indépendance ou une guerre d’agression. Tout cela semblait épique et, après dix-huit ans de lutte continuelle, ça l’était sûrement devenu. Mais si seulement la guerre s’achevait, alors peut-être cela vaudrait-il la peine de repartir vers l’autre côte. En récupérant tout ce qu’elle pourrait et en réunissant ses économies, peut-être serait-il possible de rassembler l’argent nécessaire pour recommencer à zéro, dans une ville où personne ne saurait rien de ses défunts mari et père. Ou, si l’occasion de partir ne se présentait pas, Washington pourrait devenir un État digne de ce nom et pas simplement un territoire distant. Si Seattle faisait partie d’un État, alors l’Amérique devrait envoyer de l’aide, n’est-ce pas ? Cela permettrait de bâtir un mur plus robuste ou peut-être de faire quelque chose pour traiter le gaz piégé à l’intérieur. Des médecins pourraient venir pour rechercher des traitements contre l’empoisonnement dû au gaz et, avec l’aide de Dieu, peut-être même parvenir à le soigner.
Cette pensée qui aurait dû être exaltante la laissa de marbre. À six heures du matin, alors qu’elle entamait une marche de trois kilomètres dans une vasière, Briar n’était pas d’humeur.
Le soleil se levait lentement et le ciel prenait la teinte diurne habituelle, grise et laiteuse, dont il ne se départait jamais avant le printemps. La pluie, qui tombait de biais car elle était vivement rabattue par le vent, arrivait à s’immiscer sous le chapeau en cuir à large bord que portait Briar ; elle remonta dans ses manches et coula le long de ses bottes jusqu’à ce qu’elle ait les pieds gelés et que ses mains prennent l’aspect de la peau de poulet encore cru.
Lorsqu’elle arriva à l’usine, elle avait le visage complètement engourdi par le froid, mais aussi légèrement brûlé par cette pluie à l’odeur étrange.
Elle contourna l’énorme enceinte dont la masse se détachait au bord du Puget Sound. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’usine pompait les eaux de pluie et celles des nappes phréatiques. On les purifiait, les traitait, les nettoyait jusqu’à obtenir une eau suffisamment pure pour être bue et utilisée pour la toilette. C’était une procédure lente et laborieuse qui demandait beaucoup de main-d’œuvre, mais était indispensable. Le Fléau avait empoisonné l’écosystème jusqu’à ce que l’eau des criques et des courants, contaminée, en ressorte jaunie. Même la pluie, quasiment constante, n’inspirait pas confiance. Les nuages qui la portaient pouvaient être passés au-dessus de la ville emmurée et avoir absorbé suffisamment de toxines pour mettre la peau à vif et faire déteindre les peintures.
Mais on pouvait faire bouillir l’eau, filtrer le Fléau, le faire passer à l’état de vapeur et le filtrer à nouveau. Et, après dix-sept heures de traitement, consommer l’eau sans danger.
D’imposants chariots tirés par de grands chevaux de trait emportaient l’eau dans des tonneaux et approvisionnaient les habitants, quartier par quartier. Elle était vidée dans des réservoirs collectifs où les familles la récupéraient.
Mais tout d’abord, il fallait qu’elle passe à l’usine de traitement des eaux. C’est là que Briar Wilkes et plusieurs centaines d’autres ouvriers passaient dix à quinze heures par jour à accrocher et décrocher des bonbonnes et des réservoirs en cuivre, et à les faire passer d’un poste à l’autre, d’un filtre à l’autre. La plupart des bidons étaient suspendus et pouvaient être déplacés à l’aide d’une glissière, mais certains étaient construits dans le sol et devaient donc être poussés d’une bouche à une autre, comme les pièces d’un puzzle coulissant.
Briar monta l’escalier à l’arrière du bâtiment et souleva la barre qui fermait l’entrée des ouvriers.
Elle eut un mouvement de recul lorsqu’elle aspira une pleine bouffée de l’air chaud et humide qui stagnait dans les lieux. Elle récupéra ses gants de travail dans l’angle opposé de la pièce, dans un des casiers où les ouvriers rangeaient les affaires qui appartenaient à l’entreprise. Ce n’était plus ceux en laine épaisse qu’elle portait durant son temps libre, mais des gants en cuir épais qui protégeaient ses mains contre le métal surchauffé des réservoirs.
Elle ne remarqua pas la peinture avant d’avoir entièrement enfilé le gant gauche. Sur la paume, le long des doigts et sur le dos des phalanges, quelqu’un avait tracé des traînées bleues. Le deuxième gant avait subi le même sort.
Briar était seule dans la zone réservée aux ouvriers. Elle était en avance et la peinture était sèche. Le méfait remontait donc à la nuit dernière, après son départ. Il n’y avait personne en particulier à accuser. Elle soupira et passa ses doigts dans le gant droit. Au moins, cette fois-ci, personne n’avait rempli l’intérieur de peinture. Ils étaient toujours portables et elle n’aurait pas à les remplacer. Peutêtre même que, plus tard, elle parviendrait à les nettoyer.
— Ils ne s’en lasseront jamais, soupira-t-elle. Seize foutues années. On pourrait croire que la blague a fait son temps.
Elle déposa ses propres gants en laine sur l’étagère qui avait, par le passé, porté son nom. Elle y avait écrit « Wilkes », mais quand elle avait eu le dos tourné, quelqu’un avait barré l’inscription et l’avait remplacée par « Blue ». Elle l’avait biffée et avait réécrit « Wilkes », et le jeu s’était poursuivi encore et encore, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune place sur l’étiquette pour écrire quoi que ce soit. Tout le monde toutefois savait à qui appartenait ce casier.
Personne n’avait touché à ses lunettes et elle en fut soulagée. Les gants étaient déjà suffisamment chers et le matériel proposé par la société lui aurait coûté une semaine de salaire.
Tous les ouvriers avaient des lunettes équipées de verres polarisants. Pour des raisons que personne ne comprenait vraiment, cela permettait à celui ou celle qui les portait de voir le Fléau tant redouté. Même en quantité infime, il apparaissait alors sous forme d’un halo mi-jaunâtre mi-verdâtre qui suintait et s’écoulait goutte à goutte. Bien que le Fléau soit techniquement une substance gazeuse, il était très lourd et coulait ou s’agglutinait comme une épaisse vase.
Briar attacha les encombrantes lunettes derrière sa tête et accrocha son manteau à une patère. Elle s’empara d’une clé anglaise qui était presque aussi longue que son avant-bras et se rendit à l’étage principal pour commencer sa journée, laquelle allait consister à faire passer des creusets bouillants d’un poste à un autre.
Dix heures plus tard, elle enleva ses gants, s’extirpa de ses lunettes et les abandonna sur son étagère.
Elle ouvrit la porte métallique pour constater qu’il pleuvait toujours dehors, ce qui ne la surprit pas. Elle attacha la lanière de son grand chapeau à bord rond sous son menton. Elle n’avait vraiment pas envie que plus de mèches orange, conséquences de la pluie contaminée, viennent se mêler à sa chevelure sombre. Elle serra son manteau contre elle et enfonça les mains dans ses poches, puis elle prit le chemin du retour.
Pour revenir du travail, il lui fallait aller presque tout droit en remontant la colline, mais elle avait le vent dans le dos. Les rafales soulevaient l’océan en vagues et poussaient celles-ci jusqu’à ce qu’elles viennent s’écraser aux limites de la vieille ville. Le trajet en lui-même était long mais familier, et elle le parcourait sans faire particulièrement attention au vent ou à l’eau. Elle y était tellement habituée que ce n’était plus qu’un fond sonore, désagréable certes, mais qu’elle ne remarquait plus, hormis quand elle avait les orteils engourdis à cause du froid et devait taper du pied pour retrouver ses sensations.
La nuit tombait à peine quand elle arriva chez elle.
Cela lui fit plaisir de façon presque enivrante. En hiver, il était si rare qu’elle rentre chez elle avant que le ciel soit entièrement noir qu’elle était stupéfaite de pouvoir gravir les marches tordues en apercevant quelques taches de rose entre les épais nuages.
Et, même s’il s’agissait d’une maigre victoire, elle eut envie de la fêter.
D’abord, pensa-t-elle, il lui faudrait s’excuser auprès d’Ezekiel. Elle pourrait lui demander de s’asseoir et discuter avec lui, s’il voulait bien l’écouter. Elle lui raconterait quelques histoires si besoin. Mais pas tout, bien sûr.
Il était impossible qu’il soit au courant des pires détails, même s’il pensait probablement le contraire. Briar connaissait les histoires qui circulaient. Elle les avait entendues de ses propres oreilles et des dizaines de policiers, journalistes et survivants furieux étaient venus lui poser les mêmes questions à plusieurs reprises.
Alors Zeke les avait certainement entendues également. Il avait été accablé à l’école par tous ces commérages alors qu’il était encore assez petit pour pleurer devant tous. Une fois, il y avait des années de cela, alors qu’il lui arrivait à peine à la taille, il avait demandé si tout cela était vrai. Est-ce que son père avait vraiment construit la terrible machine qui avait détruit la ville jusqu’à ce qu’elle s’effondre en partie dans le sol ? Est-ce qu’il avait vraiment exhumé le Fléau ?
« Oui, lui avait-elle répondu, c’est ainsi que ça s’est passé, mais je ne sais pas pourquoi. Il ne me l’a jamais expliqué. Ne me pose plus de questions. »
Et, effectivement, il ne lui avait plus jamais posé de questions, même si Briar aurait parfois souhaité qu’il le fasse. S’il le lui demandait, elle arriverait peut-être à lui raconter quelque chose de positif, quelque chose d’agréable. Il n’y avait pas eu que de la peur et de l’étrangeté, après tout. Elle avait véritablement aimé son mari à une époque, et il y avait des raisons à cela. Tout n’était pas imputable qu’à son immaturité et à l’argent.
(Oh, elle savait qu’il était riche, et peut-être qu’à certains égards l’argent avait encouragé sa naïveté. Mais tout n’avait pas
Elle pouvait raconter à Zeke des histoires de fleurs envoyées en cachette, de billets écrits avec une encre qui était presque magique par sa façon de briller, de brûler, puis de s’évanouir. Il y avait eu de charmantes babioles et de plaisants jouets. Une fois, Leviticus lui avait fabriqué une broche qui ressemblait à un bouton de manteau, mais lorsqu’on faisait tourner le bord en métal ouvragé, de minuscules engrenages contenus à l’intérieur faisaient résonner une délicieuse mélodie.
Si Zeke avait posé la question, elle aurait pu partager une ou deux anecdotes qui auraient dressé de l’homme un portrait ressemblant moins à celui d’un monstre.
Elle comprit qu’elle avait été stupide d’attendre qu’il pose des questions. Soudain, tout lui sembla clair : elle aurait dû le lui dire. Expliquer à ce pauvre enfant qu’il y avait aussi eu de bons moments et qu’elle avait eu de bonnes raisons (c’était, du moins, ce qu’il lui avait semblé à l’époque) pour s’enfuir de la maison familiale. Elle avait quitté un père strict et distant, et avait épousé le scientifique alors qu’elle était à peine plus âgée que son fils actuellement.
De plus, la nuit précédente, elle aurait vraiment dû répondre : « Toi
Ces résolutions la rendirent joyeuse, encore plus que ce retour de bonne heure et l’espoir de trouver Zeke à la maison. Elle pouvait immédiatement commencer à corriger ses torts, qui n’étaient finalement que des erreurs imputables à ses doutes.
Sa clé grinça dans la serrure et la porte s’ouvrit sur la maison plongée dans le noir.
— Zeke ? Zeke, tu es là ?
La cheminée était froide. La lanterne était posée sur la table à côté de la porte. Elle s’en empara et chercha une allumette à tâtons. Il n’y avait pas une seule bougie allumée à l’intérieur et le fait de devoir utiliser la lampe l’agaça. Cela faisait des mois qu’elle n’était pas rentrée chez elle en ayant simplement besoin d’écarter les rideaux pour s’éclairer ; mais le soleil était presque couché et les pièces se trouvaient plongées dans l’obscurité, à l’exception des endroits où sa lanterne repoussait les ombres.
— Zeke ?
Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait répété son prénom. Elle savait déjà qu’il n’était pas là. Ce n’était pas simplement l’obscurité, mais la façon dont la maison semblait déserte. Il régnait un calme que ne pouvait expliquer la porte fermée de sa chambre.
— Zeke ?
Le silence était insupportable mais Briar aurait bien été en peine de dire pourquoi. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’elle trouvait la maison vide en rentrant et cela ne l’avait jamais rendue nerveuse auparavant.
Sa bonne humeur s’envola.
La lumière de la lanterne balaya l’intérieur des pièces, faisant ressortir les détails dans la lumière. Ce n’était pas dû à son imagination. Quelque chose n’allait pas. Un des placards de la cuisine était ouvert, celui où elle conservait les aliments secs lorsqu’elle en avait, notamment des biscuits en boîte et des céréales. Quelqu’un y avait fait une razzia et l’avait laissé vide. Au milieu de la pièce, devant le grand fauteuil en cuir, un morceau de métal renvoya la lumière de la bougie.
Une balle.
— Zeke ? appela-t-elle encore une fois, mais cette fois-ci, le ton était plus angoissé qu’interrogateur.
Elle ramassa l’objet et l’examina. Et là, alors qu’elle observait la petite pièce métallique, elle se sentit exposée.
Pas comme si on l’observait, mais comme si elle était sans défense.
Comme s’il y avait une menace, et que celle-ci avait trouvé un moyen d’entrer.
Les portes. Au bout du petit couloir, il y en avait quatre : l’une d’elles était celle d’un placard et les trois autres donnaient sur les chambres.
Celle de Zeke était ouverte.
Elle faillit en laisser tomber la lanterne et la balle. Sous l’effet d’une peur panique, elle sentit sa poitrine se comprimer et resta clouée sur place.
La seule façon de se libérer était de bouger et c’est donc ce qu’elle fit. Elle avança péniblement vers le couloir en traînant les pieds. Peut-être aurait-elle dû vérifier la présence d’intrus, mais un instinct primaire lui disait qu’il n’y avait personne. Le vide était trop complet et l’écho trop absolu. Il n’y avait pas âme qui vive à l’intérieur de la maison. Qu’il s’agisse de quelqu’un qui y avait sa place ou non.
La chambre de Zeke avait presque la même allure que lorsqu’elle y avait jeté un œil la veille. Elle semblait sale et dépouillée, en raison du fait qu’il ne possédait presque rien. La seule différence était qu’à présent un tiroir trônait au milieu du lit.
Il n’y avait rien à l’intérieur et Briar aurait bien été en peine de dire ce qu’il avait contenu auparavant. Elle l’ignora donc et se dirigea vers ceux qui étaient toujours à leur place. Ils étaient vides, à l’exception d’une chaussette égarée, tellement criblée de trous qu’elle ne pouvait plus recouvrir un pied.
Il possédait un sac. Elle le savait parce qu’il s’en servait pour se rendre à l’école, lorsqu’il daignait y aller. Elle l’avait fabriqué pour lui en cousant ensemble des morceaux dépareillés de cuir et de toile jusqu’à ce qu’il soit suffisamment solide et grand pour contenir les livres qu’elle pouvait à peine payer. Assez récemment, il lui avait demandé de le réparer, elle savait donc qu’il l’utilisait encore, mais elle ne parvint pas à mettre la main dessus. Une fouille rapide de la petite pièce ne lui permit pas de le retrouver, ni de déceler un indice révélant l’endroit où le garçon et le sac pouvaient bien se trouver… jusqu’à ce qu’elle se mette à genoux et soulève le bord du dessus-delit. Il n’y avait rien sous le lit, mais sous le matelas, entre le sommier et le sac de plumes comprimées, quelque chose créait un renflement étrange et géométrique. Elle glissa la main dans la literie et saisit un paquet de quelque chose de lisse qui bruissa entre ses doigts.
Des papiers. Une petite pile, de formes et tailles différentes.
Y compris…
Elle le retourna et inspecta le recto et le verso. La peur qui la saisit alors glaça ses poumons au point qu’elle pouvait à peine respirer.
…un plan du centre ville de Seattle, à moitié déchiré.
La partie manquante aurait indiqué l’ancien quartier financier où le Boneshaker avait provoqué un tremblement de terre catastrophique lors de sa première sortie d’essai, et depuis lequel, quelques jours plus tard, le Fléau avait commencé à suinter.
Comment Zeke avait-il réussi à se le procurer ?
Sur un des côtés, le plan avait été découpé avec soin, ce qui la conduisit à penser qu’il avait fait partie d’un livre, mais la petite bibliothèque de la ville n’avait jamais rouvert à l’extérieur des murs et il s’agissait de produits rares et chers. Il n’aurait pas été en mesure de l’acheter, mais peut-être l’avait-il volé, ou alors…
Le bout de papier avait un étrange parfum. Elle l’avait tenu pendant quelques dizaines de secondes avant de s’en apercevoir car l’odeur était si familière qu’elle passait presque inaperçue. Elle rapprocha la feuille de son nez et la renifla. Ce n’était peut-être que le fruit de son imagination. Il y avait un bon moyen de s’en assurer.
Elle repartit en trombe dans le couloir et se précipita dans sa propre chambre, où elle fouilla dans sa grande armoire grinçante jusqu’à ce qu’elle le trouve : un fragment de lentille qui datait des premiers temps, de ces horribles jours où l’ordre d’évacuer était récent et vague. Personne n’avait vraiment su ce qu’il fallait fuir, ni pourquoi ; mais tout le monde avait compris que c’était visible, à condition de porter un masque ou des lunettes avec des verres polarisants.
À l’époque, on n’avait pas encore procédé à d’autres tests. Les colporteurs avaient vendu des lentilles dans les rues à des prix ridicules, certaines n’étant en fait que de simples bouts de verre. D’autres provenaient de masques industriels cassés et de lunettes de sécurité, mais les moins chères ne valaient pas plus que des monocles ordinaires ou des fonds de bouteilles.
À cette période-là, l’argent n’était pas un problème. La lentille teintée, grande comme sa paume, que Briar tenait était authentique et fonctionnait aussi bien que les lunettes qu’elle avait laissées sur son étagère à l’usine.
Elle alluma deux bougies qu’elle transporta dans la chambre de Zeke. Elle eut alors suffisamment de lumière pour scruter, à travers le morceau de verre rayé, les documents qu’elle avait trouvés sous le matelas. Tous, du plan aux brochures en passant par les lambeaux d’affiches, luisaient d’un halo jaunâtre qui les marquait aussi clairement que s’ils étaient tamponnés d’un avertissement.
— Fléau, grommela-t-elle.
Ils étaient couverts de son résidu dégoûtant.
À vrai dire, ils étaient tellement contaminés qu’ils ne pouvaient provenir que de peu d’endroits. Elle pouvait difficilement imaginer son fils obtenir ces étranges papiers en se rendant dans la ville encerclée par son immense mur ininterrompu. Certaines boutiques du coin vendaient bien de menus objets que les gens avaient emportés lors de l’évacuation, mais les prix étaient souvent élevés.
— Maudits soient ses amis et leur stupide suc-citron, s’écria-t-elle.
Elle se releva et retourna dans sa propre chambre, cette fois-ci pour récupérer un masque en mousseline. Elle le plaqua sur son nez et sur sa bouche, et le noua derrière sa tête. Puis, elle étala sur le lit les documents trouvés sous le matelas. L’assortiment était étrange, c’était le moins que l’on puisse dire. Outre le plan, il y avait de vieux billets et des affiches, des pages de romans arrachées et des coupures de journaux plus vieilles que son fils.
Briar regretta de ne pas avoir ses gants de cuir avec elle. À leur place, elle se servit de la chaussette trouée pour manipuler les papiers, les trier et les passer en revue. Elle y aperçut son nom, ou du moins celui qu’elle portait auparavant.
Le 9 août 1864. Les autorités ont fouillé la maison de Leviticus et Briar Blue, sans toutefois trouver d’éléments concernant l’incident du Boneshaker. Blue restant introuvable, les soupçons sur sa malhonnêteté s’intensifient. Son épouse n’est pas en mesure de fournir des informations sur l’essai de la machine qui a presque ravagé les fondations de la ville et tué au moins trente-sept personnes et trois chevaux.
Le 11 août 1864. Arrestation de Briar Blue afin de l’interroger après l’effondrement d’une quatrième banque sur Commercial Avenue et la disparition de son mari. Son rôle dans les événements liés à l’incident du Boneshaker reste flou.
Briar se souvenait des articles. Elle se rappelait s’être forcée à trouver l’appétit pour déjeuner alors qu’elle survolait les rapports accablants, sans savoir à ce moment-là que sa nausée n’était pas seulement due à l’angoisse de l’enquête. Mais où Ezekiel s’était-il procuré ces coupures, et comment ? Tous ces bulletins avaient été imprimés seize ans auparavant et distribués dans une ville qui avait été tenue pour morte et était fermée depuis presque aussi longtemps.
Elle fronça le nez et s’empara de l’oreiller de Zeke dont elle prit la taie afin d’y fourrer les documents. Ils n’avaient pas dû être trop dangereux, enfouis ainsi sous la literie, mais plus elle les recouvrait, mieux elle se sentait. Elle ne voulait pas simplement les cacher ou les enfermer ; elle aurait aimé les enterrer. Mais cela n’était pas vraiment utile.
Zeke n’était toujours pas rentré et quelque chose lui disait qu’il ne comptait pas revenir à la maison cette nuit.
Elle eut ce sentiment avant même de trouver le billet qu’il avait laissé sur la table de la salle à manger, devant laquelle elle était passée sans le voir. Bref et précis, il disait : « Mon père est innocent, je peux le prouver. Je suis désolé pour tout. Je reviens dès que possible. »
Briar froissa rageusement le mot et se mit à trembler jusqu’au moment où elle poussa un cri de fureur qui terrifia certainement ses voisins, mais leur opinion lui importait si peu qu’elle recommença. Elle ne se sentit pas mieux pour autant, mais elle ne put s’empêcher de pousser un troisième hurlement perçant, puis elle attrapa la chaise la plus proche et la lança à travers la pièce sur la cheminée.
La chaise se brisa en deux contre la pierre mais, avant même qu’elle n’ait eu le temps de retomber au sol, Briar était déjà devant l’entrée de la maison et dévalait les escaliers, une lanterne à la main.
Elle attacha son chapeau et resserra son manteau tout en courant. Même si la pluie s’était presque arrêtée, le vent était toujours aussi déchaîné. Elle fonça résolument droit devant, descendit la colline jusqu’au rivage et prit le chemin du seul endroit où elle avait aisément pu retrouver Ezekiel les jours où il s’était absenté suffisamment longtemps pour qu’elle s’inquiète.
Au bord de l’eau, dans un bâtiment en brique de quatre étages qui avait été d’abord un entrepôt puis un bordel, un contingent de nonnes avait fondé un refuge pour les enfants que le Fléau avait laissés orphelins.
Les sœurs de l’orphelinat du Bon-Secours avaient élevé une génération entière de garçons et de filles qui, d’une façon ou d’une autre, avaient échappé au gaz et atteint les Faubourgs par leurs propres moyens. À présent, les plus jeunes pensionnaires des débuts étaient suffisamment âgés pour devoir bientôt se trouver un toit ailleurs ou accepter un travail au sein de l’église.
Rector « le Bousilleur » Sherman était l’un des garçons les plus âgés. Du haut de ses dix-sept ans, c’était un fournisseur connu de cette substance illégale mais très recherchée qu’était le suc-citron. Il s’agissait d’une drogue bon marché, une substance pâteuse, jaunâtre et sableuse, distillée à partir du Fléau et dont les effets étaient aussi agréables que dévastateurs. Une fois chauffé et inhalé, le suc donnait à son consommateur la sensation de planer de façon paisible et apathique, jusqu’à ce que l’usage chronique commence à le tuer… à petit feu.
Le produit ne s’attaquait pas seulement à l’esprit ; il nécrosait le corps. La gangrène s’installait et se répandait, gagnant du terrain à partir des commissures des lèvres et rongeant les joues et le nez. Les doigts et les orteils ne tardaient pas à tomber et, quelque temps plus tard, le corps pouvait entièrement se transformer en une parodie des Pourris, les morts vivants qui hantaient toujours, sans aucun doute, désespérément les quartiers emmurés.
En dépit des inconvénients évidents, la drogue était très prisée et, puisque la demande était forte, Rector se tenait toujours prêt à proposer un assortiment complet de pipes, de conseils et de succitron enveloppé dans de petits paquets en papier.
Briar avait bien essayé de tenir Zeke à l’écart du jeune homme, mais elle ne pouvait pas y faire grand-chose. Au moins, Rector ne semblait pas vouloir laisser Zeke vendre ou consommer le suc. Son fils était de toute façon plus intéressé par la camaraderie et la chance de s’intégrer à une bande de garçons qui ne lui jetteraient pas de l’encre bleue, et ne le maintiendraient pas non plus au sol pour lui écrire des choses horribles sur le visage.
Elle comprenait donc, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’elle approuvait. Cela n’impliquait d’ailleurs pas non plus qu’elle se montre indulgente avec la grande perche rousse qui répondit à ses appels impatients et retentissants.
Elle repoussa une nonne vêtue d’un lourd habit gris et accula Rector dans un coin. Celui-ci avait les yeux trop écarquillés et trop honnêtes pour être innocent.
— Toi, commença-t-elle, en pointant un doigt sous son menton. Tu sais où est mon fils et tu vas me le dire, sinon je vais t’arracher les oreilles et te les faire manger, espèce de sale petit empoisonneur.
Les mots s’étaient bousculés sans pour autant atteindre le registre du hurlement, mais chaque syllabe était aussi lourde qu’un marteau.
— Sœur Claire, pleurnicha-t-il.
Il avait reculé aussi loin que possible et ne pouvait fuir nulle part.
Briar décocha à sœur Claire un regard qui aurait fait fondre du métal, puis se tourna à nouveau vers Rector.
— Si je dois le demander une nouvelle fois, tu le regretteras pour le restant de tes jours, et peu importe si tu es amené à vivre longtemps.
— Mais je ne sais pas, je vous jure, je ne sais pas, balbutia-t-il.
— Je parie que tu peux le deviner, et que tu seras sans doute très proche de la vérité. Aide-moi, car si je n’entends pas quelques suggestions sortir de ta bouche, je vais te faire terriblement mal, et il n’y aura aucune nonne ni aucun prêtre, ni qui que ce soit d’autre portant un costume religieux, qui sera en mesure de te reconnaître une fois que j’en aurai fini avec toi. Les anges
D’un regard qui trahissait sa peur, il regarda alternativement Briar, puis sœur Claire, qui restait bouche bée, et enfin un prêtre qui venait juste de pénétrer dans la pièce.
Briar se retint, juste à temps, de lui décocher un coup de poing dans le ventre.
— D’accord, d’accord.
Il ne tenait pas à parler affaire devant ses hôtes.
Elle lui prit le bras et l’entraîna à sa suite, en lançant par-dessus son épaule :
— Excusez-moi, ma sœur, mon père, mais ce jeune homme et moi avons des choses à nous dire. Tout cela ne prendra qu’un moment, je vous le promets, et je vous le rendrai avant qu’il soit pour lui l’heure d’aller dormir.
Puis, dans un souffle, alors qu’elle tirait le gamin dans la cage d’escalier, elle lui glissa :
— Et garde à l’esprit, monsieur le Bousilleur, que je n’ai rien promis quant à l’état dans lequel tu reviendras.
— Je sais, je sais, répondit-il.
Il heurta un angle et trébucha sur une marche alors que Briar le forçait à descendre.
Elle ne savait pas où elle l’emmenait, mais il faisait sombre et il n’y avait pas un chat. Seules deux lampes murales minuscules et la lanterne que tenait Briar permettaient de se déplacer dans l’escalier.
Dans la cave, il y avait un espace étroit derrière les marches.
Elle obligea Rector à s’y glisser et à lui faire face.
— Nous y voilà, lui dit-elle avec un grognement qui aurait terrorisé un ours. Personne d’autre pour entendre. Tu parles, et tu le fais vite. Je veux savoir où est allé Zeke, et ce,
Rector frissonna et essaya de se dégager de la prise ferme qu’elle exerçait sur son mince biceps. Mais elle ne relâcha pas la pression. Au contraire, elle serra plus fort, jusqu’à ce qu’il laisse échapper un gémissement et rassemble assez de courage pour s’extirper de ses griffes.
— Tout ce qu’il veut, c’est prouver que Leviticus n’était ni un fou ni un escroc !
— Qu’est-ce qui lui permet de penser qu’il peut le faire ? Et comment a-t-il pu se lancer dans une tâche pareille ?
Le garçon répondit, avec bien plus de circonspection que ne l’exigeait l’innocence :
— Il a peut-être entendu une rumeur, quelque part.
— Quelle rumeur ? Où ça ?
— Il y a eu des histoires concernant un registre, non ? Blue luimême n’a-t-il pas dit que les Russes l’avaient payé pour faire quelque chose de bizarre lors du test ?
Elle plissa les yeux.
— Levi l’a
— Même pas à vous ?
—
— Mais vous étiez sa femme !
— Cela ne veut rien dire, répondit-elle.
Elle n’avait jamais su avec certitude si son mari n’avait pas pipé mot parce qu’il n’avait pas confiance en elle ou parce qu’il la pensait stupide. Elle penchait pour un mélange des deux.
— Écoutez, madame, vous devez bien avoir compris que Zeke était curieux quand il a commencé à poser des questions.
Briar frappa la rambarde de la main qui ne tenait pas la lampe.
— Il n’a jamais posé de question ! Pas une fois ! Il n’a plus demandé quoi que ce soit sur Levi depuis son enfance. Mais il a voulu en apprendre davantage sur Maynard, ajouta-t-elle, plus doucement.
Rector la regardait toujours, acculé et aussi loin d’elle que possible. À ce moment-là, il aurait dû faire une remarque utile, mais il resta silencieux jusqu’à ce qu’elle frappe à nouveau la rambarde métallique de son poing fermé.
— Arrêtez, protesta-t-il en tendant les mains. Madame, arrêtez, ne faites plus ça ! Ça va aller, vous savez. Il est intelligent. Il sait où aller et il est au courant pour Maynard, alors tout va bien se passer.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Il est au courant pour son grand-père ? Tout le monde l’
Il hocha la tête, baissant les mains et les ramenant vers sa poitrine, prêt à se défendre s’il le fallait.
— Mais Zeke est son petit-fils. Les gens l’aideront à cause de ça. Euh, en fait… (Il s’arrêta, puis reprit). En fait pas partout, mais là où il se rend et vu ce qu’il va y faire, les gens qu’il risque de rencontrer… Tous ces gens-là sont au courant pour Maynard, et ils prendront soin de lui.
— Tous ces gens où ? demanda-t-elle.
Et sa voix s’étrangla sur le dernier mot parce qu’elle le savait, même si c’était impossible et dément. Elle en était certaine, même si cela n’avait absolument aucun sens.
— Il est allé… Il est parti…
Rector leva l’index et le pointa en direction de la vieille ville.
Briar se retint de gifler le garçon, mais elle n’eut pas assez de maîtrise pour également s’empêcher de hurler.
— Et comment va-t-il faire ? Comment compte-t-il procéder, une fois qu’il aura passé le mur et qu’il ne pourra ni respirer ni voir ?
Rector avait à nouveau levé les mains et il rassembla suffisamment de courage pour faire un pas en avant.
— Madame, il faut que vous arrêtiez de crier. S’il vous plaît.
— Il n’y aura personne d’autre que les Pourris abandonnés, enfermés et rampants qui voudront s’emparer de lui et le tuer…
— Madame, s’écria-t-il suffisamment fort pour l’interrompre, et presque assez pour recevoir un coup, mais il lui coupa la parole juste le temps nécessaire pour laisser échapper : il y a des gens qui vivent là-bas.
Un silence de plomb tomba entre eux.
Briar demanda :
— Qu’est-ce que tu as dit ?
Tremblant, reculant à nouveau et ne s’arrêtant que lorsque ses épaules rencontrèrent les briques, il répéta :
— Il y a des gens qui vivent là-bas, à l’intérieur.
Elle déglutit avec peine.
— Combien ?
— Pas des masses, mais plus que vous ne pourriez l’imaginer. Ceux qui connaissent leur existence les appellent les Oubliés, parce qu’ils sont comme morts aux yeux du monde.
— Mais comment… (Elle secoua la tête.) Ce n’est pas possible, ça ne peut pas l’être. Il n’y a pas d’air dans la ville, pas de nourriture, pas de soleil, pas de…
— Stop. Il n’y a pas de soleil ici non plus. Quant à l’air, ils ont trouvé un moyen. Ils ont bouclé certains bâtiments et ils le pompent par le haut, au-dessus du mur, là où il est suffisamment pur pour pouvoir être respiré. Si vous vous êtes déjà promenée le long de la muraille, vous avez peut-être vu les tubes qui se dressent au loin dans la ville.
— Mais pourquoi feraient-ils cela ? Pourquoi se donner toute cette peine ? (Soudain une pensée horrible lui traversa l’esprit et se pressa jusqu’à ses lèvres.) Ne me dis pas qu’ils sont piégés là-dedans ?
Rector eut un petit rire nerveux.
— Non, non, madame, ils ne sont pas coincés. C’est simplement que… (Il haussa les épaules.) Ils sont restés.
— Pourquoi ? demanda-t-elle dans un bref murmure qui frisait l’hystérie.
Il fit un signe apaisant de la main afin qu’elle se calme et baisse la voix pour discuter plus sereinement.
— Certains d’entre eux ne voulaient pas quitter leur maison ou se sont retrouvés bloqués, d’autres encore se sont dit que le gaz allait se dissiper.
Mais il ne disait pas tout, elle le devina en le voyant s’agiter à nouveau.
— Et les derniers ? demanda-t-elle.
La voix du garçon s’affaiblit jusqu’à ne plus être qu’un murmure rauque.
— C’est le suc, madame. D’où croyez-vous qu’il vient, de toute façon ?
— Je sais bien qu’il vient du gaz, grommela-t-elle. Je ne suis pas stupide.
— Je n’ai jamais dit que vous l’étiez, madame. Mais comment croyez-vous que l’on récupère le gaz, au départ ? Savez-vous la quantité de suc que produisent les Faubourgs ? Beaucoup. Plus que l’on pourrait en extraire en faisait simplement bouillir de l’eau de pluie.
Briar était forcée de reconnaître que c’est ainsi qu’elle avait supposé que les gens procédaient pour fabriquer la drogue. Soit comme ça, soit en utilisant les déchets rejetés par l’usine de traitement des eaux. Personne ne semblait être au courant de ce qu’il advenait des conteneurs de résine de Fléau traité une fois qu’elle était mise en fûts pour refroidir. Elle avait toujours soupçonné qu’ils étaient détournés afin d’être revendus sur un marché ou un autre, mais Rector la détrompa.
— Il ne vient pas non plus de ce que vous extrayez des nappes phréatiques à l’usine. J’ai rencontré un ou deux chimistes qui travaillaient là-dessus, mais ils ont dit qu’il n’y avait rien à tirer de ces déchets-là. Il n’y a rien d’utile dedans. Seulement du poison.
— Parce que le suc-citron vaut mieux ?
— Le suc-citron, Seigneur, blasphéma-t-il avec un ricanement moqueur. C’est vrai que c’est le nom que les vieux lui donnent.
Elle leva les yeux au ciel.
— Je me fiche de savoir comment
— Maynard est mort, madame. Et peut-être bien qu’il n’aurait pas voulu en entendre parler. Je ne sais pas mais, à nos yeux, il représente ce qu’il y a de plus proche d’un saint patron.
— Cela l’aurait rendu fou, coupa-t-elle brusquement.
Ce fut alors le tour de Rector de demander :
— Pourquoi ?
— Parce qu’il avait foi en la loi, répondit-elle.
— C’est tout ce que vous avez trouvé ? C’était votre propre père et c’est tout ce que vous savez sur lui ?
— Tais-toi avant que je ne te force à le faire, menaça-t-elle.
— Mais il était juste, vous ne comprenez pas ? Les garçons et les filles qui vendent des sachets infectés dans la rue et les consomment, les voleurs, les prostituées, les fauchés et les gens qui ont fait faillite, tous ceux qui apprennent durement que la vie n’est pas juste… ils croient tous en Maynard parce que lui, il l’était.
Briar interrogea Rector sur les menus détails du départ de Zeke. Lorsque, finalement, un prêtre plus imposant que les autres suivi de plusieurs nonnes arriva pour la mettre dehors, elle en savait beaucoup… Mais rien de ce qu’elle avait appris n’était rassurant, et tout conduisait à une réalité terrifiante.
Son fils s’en était allé dans la ville emmurée.
V
Ezekiel Wilkes frissonna à l’entrée du vieux système d’évacuation des eaux usées. Il regarda dans le trou comme si celui-ci risquait de le dévorer, ou si lui-même souhaitait que ce fût le cas… car il avait soudain de sérieux doutes quant à toute cette histoire. Mais il se reprit. Il était arrivé jusque-là. Il n’avait plus que quelques mètres à faire dans un vaste tunnel pour atteindre une ville fonctionnellement morte bien avant sa naissance.
La lanterne vacilla sous l’effet d’un tremblement de froid qui agita son coude. Un plan plié et froissé dessinait un renflement dans sa poche. Il ne l’avait emporté que par acquit de conscience ; il le connaissait par cœur.
Mais il y avait une chose dont il n’était pas sûr, et cela le préoccupait.
Il ne savait pas où ses parents avaient vécu. Pas exactement, en tout cas.
Sa mère n’avait jamais mentionné d’adresse précise, mais il était sûr qu’ils avaient habité sur Denny Hill, ce qui lui donnait déjà un endroit pour commencer ses recherches. La colline en elle-même n’était pas tellement étendue et il savait en gros à quoi ressemblait la maison. Quand il était petit, au moment de se coucher, sa mère la lui décrivait comme si c’était un château. Si elle existait toujours, elle était de couleur lavande et crème, comportait deux étages et une tourelle. Il y avait un porche qui enveloppait l’avant de la maison ; y était installé un fauteuil à bascule peint de façon à donner l’illusion qu’il était en bois.
En réalité, il était en métal et muni d’un mécanisme qui le reliait au sol. Il suffisait de remonter une manivelle pour qu’il se mette à se balancer et berce ainsi la personne qui s’y trouvait assise.
Zeke était presque exaspéré d’en savoir si peu sur l’homme qui avait fabriqué ce fauteuil, mais il pensait savoir où chercher pour obtenir des réponses. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de remonter le tunnel et trouver ensuite la colline immédiatement à sa gauche, qui devait être Denny Hill.
Il aurait aimé pouvoir demander confirmation à quelqu’un, mais il n’y avait personne.
Il n’y avait rien à l’exception d’une puanteur qui provenait des vapeurs lourdes d’un gaz mystérieux qui suintait toujours de la terre emmurée.
L’heure était venue d’enfiler son masque.
Il prit une profonde inspiration avant de placer le harnais sur son visage et de le fixer. Lorsqu’il expira, l’intérieur se couvrit de buée pendant une seconde, puis elle disparut.
Le tunnel avait l’air encore plus long et malsain lorsqu’on le regardait à travers le masque. Il apparaissait alors allongé et étrange, et l’obscurité semblait vaciller et se tordre dès qu’il tournait la tête. Les sangles du masque frottaient douloureusement aux endroits où elles passaient, au-dessus et en dessous de ses oreilles. Il inséra un doigt sous le cuir et le fit glisser d’avant en arrière.
Il vérifia sa lanterne pour la dixième fois et, en effet, elle était pleine d’huile. Il contrôla son sac et, oui, il avait bien pris tout ce qu’il avait pu chiper. Il était aussi prêt que possible, ce qui était tout juste assez.
Zeke remonta la mèche de la lanterne afin d’augmenter la luminosité au maximum.
Il franchit le seuil, quittant la nuit sombre pour plonger dans les ténèbres. Sa lanterne projeta un reflet doré dans la cavité en brique fabriquée par l’homme.
Il avait escompté partir plus tôt dans la matinée, peu après le départ de sa mère pour l’usine de traitement des eaux, mais il lui avait fallu toute la journée pour réunir ce dont il avait besoin. Par ailleurs, Rector avait fait des difficultés pour lui donner les renseignements nécessaires.
Du coup, il faisait presque sombre à l’extérieur et parfaitement noir à l’intérieur.
Il était au centre d’une bulle de lumière créée par la lanterne et qui l’entraînait en avant, vers l’inconnu. Il se fraya un chemin parmi les débris du plafond effrité qui s’empilaient et esquiva les morceaux de mousse plus épais que des algues qui pendaient du plafond. Il plongea sous les toiles d’araignées qui pendillaient et ondulaient d’une brique à l’autre.
Il détecta à plusieurs reprises des signes d’un passage antérieur, sans pour autant pouvoir dire si cela le rassurait, ou non, de ne pas être le premier à passer par là. Sur les murs, il remarqua des traces noires laissées par des allumettes frottées ou des cigarettes écrasées, et il nota de minuscules restes de cire informes qui n’étaient plus assez grands pour faire office de bougies. Les initiales « WL » avaient été gravées sur un tas de briques. Des morceaux de verre brisé luisaient entre les fissures dues aux intempéries.
Il n’entendait que le claquement régulier de ses propres chaussures, ses respirations étouffées et le grincement de charnière rouillée que faisait la lanterne en se balançant.
Puis il y eut un autre son, qui lui fit penser qu’il était suivi.
Il balaya l’espace autour de lui pour l’éclairer, mais ne vit personne. Il n’y avait aucun endroit où quelqu’un aurait pu se cacher. Le sentier était dégagé, des briques où il se tenait jusqu’à la plage. Devant lui, le chemin était moins visible. Jusqu’à la limite de son champ de vision, tout au bord de la zone éclairée par la lanterne, il n’y avait rien d’autre que du vide.
Le passage suivait une pente ascendante et Zeke montait donc lentement. Les endroits ouverts au-dessus de sa tête, là où les briques étaient tombées, ne laissaient pas voir le ciel car les trous étaient recouverts de terre. Dans le tunnel, les échos des petits bruits se firent plus sourds et plus proches. Zeke s’y attendait, mais il se sentit plus mal à l’aise qu’il ne l’aurait cru. Il savait que le conduit s’éloignait de la côte et se frayait un chemin sous la ville.
Si Rector avait raison, au bout de la voie principale, le tunnel allait se diviser en quatre. Le chemin le plus à gauche conduisait au sous-sol d’une boulangerie. Le toit de ce bâtiment constituerait un endroit à peu près sûr qui lui permettrait de se faire une idée des environs.
Sous terre et dans l’obscurité, il lui sembla que le chemin décrivait une courbe à gauche, puis à droite. Zeke ne pensait pas avoir tourné en rond, mais il était désorienté. Il espérait qu’il serait toujours capable de trouver Denny Hill une fois remonté à la surface.
Après un trajet qui lui sembla représenter plusieurs kilomètres, mais qui n’en faisait certainement pas autant, la voie s’élargit et se divisa comme l’avait annoncé Rector. Zeke prit le trou à l’extrême gauche, suivit le tunnel sur quelques centaines de mètres et déboucha sur un cul-de-sac, ou ce qui lui parut comme tel jusqu’à ce qu’il fasse légèrement marche arrière et trouve un passage secondaire. Le nouveau couloir ne semblait pas avoir été façonné, mais plutôt creusé artisanalement. Il n’avait l’air ni renforcé, ni sûr.
Il semblait plutôt provisoire, spontané, et prêt à s’effondrer. Il l’emprunta malgré tout.
À la place des pierres et des briques, les parois étaient en boue et dégoulinaient d’humidité. Il en était de même pour le sol, qui était une bouillie de sciure, de terre et de racines en décomposition. Le mélange s’accrochait à ses bottes et tentait de le retenir mais, finalement, après un autre virage et au bout d’une nouvelle courbe, il aperçut une échelle.
Il prit son élan et, d’un saut, s’extirpa de la boue gluante en empoignant fermement les barreaux. Il se dégagea et se mit à grimper jusqu’à arriver dans un sous-sol tellement recouvert de poussière que même les souris et les cafards laissaient des traces sur toutes les surfaces. Il y avait également des empreintes humaines… en grand nombre.
D’un rapide coup d’œil, il compta une dizaine de semelles différentes. En son for intérieur, il tenta de se convaincre que c’était une bonne chose, qu’il était content de savoir que d’autres personnes avaient survécu au voyage sans problème. Mais en vérité, cela le mettait mal à l’aise. Il avait espéré, et partiellement escompté, trouver une ville vide, avec seulement quelques périls sans grandes conséquences. Tout le monde connaissait l’existence des Pourris. Rector l’avait prévenu qu’il existait des communautés secrètes qui se cachaient sous terre, hors de vue, mais Zeke espérait les éviter.
Or, les empreintes… Eh bien…
Elles impliquaient qu’il pouvait rencontrer des gens à tout moment.
Il scruta la pièce et décida qu’il n’y avait rien de valeur, puis résolut de se tenir sur ses gardes. Alors qu’il grimpait l’escalier dans l’angle, il se jura de rester tapi dans l’ombre, de faire profil bas et de garder son pistolet à portée de main.
En réalité, il aimait cette idée. La perspective d’être seul contre tout l’univers dans une grande et dangereuse aventure lui plaisait, même si cela ne devait durer que quelques heures. Il allait être aussi discret qu’un voleur dans la nuit. Il serait aussi invisible qu’un fantôme.
Au premier étage, toutes les fenêtres étaient condamnées, renforcées et étayées d’un bout à l’autre de la pièce. Un comptoir recouvert d’une plaque de verre fissurée pourrissait le long du mur et de vieux stores rayés étaient empilés dans un coin. Des poêles rouillées débordaient d’un évier abîmé et une caisse enregistreuse était fracassée sur le sol.
Il découvrit une échelle appuyée contre un placard à provisions vide. Elle donnait sur une trappe qui n’avait pas été verrouillée. Il poussa de la main, de la tête et de l’épaule sur le battant et l’ouvrit. En un instant, il fut sur le toit.
Et là, quelque chose de froid et de dur vint se poser contre sa nuque.
Il s’immobilisa, un pied encore posé sur le dernier barreau de l’échelle.
— Salut.
Sans se retourner, Zeke répondit :
— Bonjour à vous.
Il essaya vainement de maintenir sa voix dans les graves, à la façon d’un grognement, mais il était effrayé et le ton fut plus aigu qu’il ne l’avait voulu. Devant lui, il ne distinguait rien d’autre que les angles d’un toit désert. S’il se fiait à ce qu’il voyait à travers le masque, il était seul, à l’exception de la personne qui se tenait derrière lui et le menaçait avec un pistolet au canon glacé.
Il posa la lanterne avec toute la minutie et la délicatesse dont il fut capable.
— Que fais-tu ici, fiston ?
— La même chose que vous, j’imagine.
— Et, à ton avis, qu’est-ce que je fais, exactement ? demanda son questionneur.
— Rien que vous n’aimeriez montrer au grand jour. Écoutez, laissez-moi tranquille, d’accord ? Je n’ai pas d’argent, ni quoi que ce soit.
Zeke sortit lentement du trou, cherchant précautionneusement son équilibre, sans s’aider de ses mains qui étaient encore levées. Le contact glacial de quelque chose de circulaire, dur et dangereux n’avait pas quitté la parcelle de peau exposée à la base de son crâne.
— Pas d’argent, hein ?
— Pas un centime. Est-ce que je peux me retourner ? Je me sens vraiment bête à me tenir là, comme ça. Vous pourrez me tirer dessus tout aussi facilement si je vous fais face. Je ne suis pas armé. Allez, laissez-moi partir. Je ne vous ai rien fait.
— Montre-moi ton sac.
— Non, rétorqua Zeke.
La pression s’intensifia contre son cou.
— Si.
— Ce ne sont que des papiers, des plans, rien de valeur. Mais je peux vous montrer quelque chose de génial si vous voulez.
— De génial ?
— Écoutez, reprit Zeke en essayant de s’écarter centimètre par centimètre, sans véritable succès. Écoutez, répéta-t-il pour gagner du temps. Je suis un homme de paix, déclara-t-il avec emphase, je respecte la paix de Maynard. Je le fais et je ne veux pas de problèmes.
— Tu connais bien Maynard ?
— Il vaut mieux, grommela-t-il, c’était mon grand-père.
— Sans blagues ? répondit la voix derrière lui, d’un ton qui semblait plus honnêtement impressionné que dubitatif. Non, pas possible. J’aurais entendu parler de toi si c’était le cas.
— C’est vrai, je peux le prouver. Ma mère est…
Le questionneur l’interrompit :
— La veuve Blue ? Maintenant que j’y pense, elle a effectivement eu un fils.
Il se tut.
—
Zeke sentit le cercle froid contre son cou qui s’éloignait, alors il saisit sa chance et fit un pas de côté, tout en gardant les mains en l’air. Il se retourna lentement, puis baissa les bras en s’écriant d’un ton exaspéré :
— Vous comptiez me tirer dessus avec ça ?
— Non, répondit l’homme en haussant les épaules. (L’arme était en fait une bouteille en verre qui portait des traces d’une étiquette noire et blanche dont des lambeaux étaient encore collés sur le côté.) Je n’ai jamais entendu dire qu’on pouvait tuer quelqu’un avec ça, je voulais juste être sûr.
— De quoi ?
— Que tu comprenais, répondit-il vaguement.
Il se laissa glisser contre le mur dans un mouvement indiquant qu’il reprenait la position dans laquelle il se trouvait lorsque Zeke l’avait surpris.
Il portait un masque, par nécessité. Il était vêtu au moins d’un pull à grosses mailles et de deux manteaux, celui du dessus étant bleu très foncé ou noir. Une rangée de boutons brillait sur le devant, et un pantalon sombre, trop grand pour lui, était caché sous le pull. Ses bottes étaient dépareillées : l’une était haute et marron tandis que l’autre était basse et noire. À ses pieds était posée une canne de forme bizarre. Il s’en empara et la fit tournoyer, puis la posa sur ses genoux.
— C’est quoi, votre problème ? demanda Zeke. Pourquoi vous m’avez fait peur comme ça ?
— Parce que tu étais là, répondit-il, sans pour autant accompagner ses mots d’un sourire narquois ou suffisant. Et, puisqu’on en parle, pourquoi tu y étais ?
— Pourquoi j’y étais quoi ?
— Pourquoi tu es là ? Je veux dire, qu’est-ce que tu fais ici ? Ce n’est pas un endroit pour un jeune garçon, même si tu es le petit-fils de Maynard. Et merde, c’est peut-être même le pire endroit pour toi si tu te promènes en balançant des choses pareilles, qu’elles soient vraies ou pas. Tu as de la chance, j’imagine.
— De la chance, comment ça ?
— Tu as de la chance que ce soit moi qui t’aie trouvé en premier plutôt que quelqu’un d’autre.
— Et en quoi je suis chanceux ? demanda Zeke.
L’homme agita la bouteille qu’il tenait toujours.
— Je ne t’ai pas menacé avec quelque chose qui aurait pu te faire mal.
Zeke ne voyait rien sur l’homme qui aurait effectivement pu le blesser, mais il se garda de le mentionner. Il ramassa sa lanterne, ajusta son sac et gronda :
— C’est une bonne chose pour vous que je n’ai pas eu mon pistolet.
— Tu en as un ?
— Oui, répondit-il en se redressant.
— Où est-il ?
Zeke tapota son sac.
— Tu es idiot, asséna l’homme assis aux vêtements amples qui tenait toujours la bouteille.
Puis il approcha de sa bouche le goulot qui se heurta à son masque à gaz en faisant un bruit sourd.
Il jeta un regard triste à l’objet et fit tournoyer les quelques dernières gouttes au fond.
— Je suis idiot ? Ma mère a une expression qui parle d’hôpital et de charité, espèce d’imbécile.
L’homme faillit répondre quelque chose de grossier sur la mère de Zeke, mais il se retint et lança :
— Je n’ai pas retenu ton nom, fiston.
— Je ne l’ai pas dit.
— Alors dis-le maintenant, répondit-il.
Il y avait dans ses paroles une pointe de menace. Zeke n’aimait pas ça.
— Non, dites-moi d’abord le vôtre, et ensuite je verrai si je vous dis le mien. Je ne vous connais pas, je ne sais pas ce que vous faites ici, et je…
Il farfouilla dans son sac jusqu’à en extraire le revolver de son grand-père. Il lui fallut pour cela une bonne vingtaine de secondes durant lesquelles l’homme sur le toit ne daigna pas bouger.
— J’ai une arme.
— Sans blague ? répondit l’homme, mais cette fois, il n’eut pas l’air impressionné. Et maintenant au moins, tu l’as dans les mains. Tu n’as pas une ceinture, un étui ?
— Je n’en ai pas besoin.
— D’accord. Comment tu t’appelles ?
— Zeke, Zeke Wilkes. Et vous ?
Sous son masque, l’homme fit un large sourire, certainement parce qu’il avait réussi à obtenir le nom du garçon avant de lui donner le sien. Zeke ne le devina qu’en voyant ses yeux se plisser derrière la visière.
— Zeke. Wilkes, en plus. Ce n’est pas moi qui vais te reprocher d’avoir abandonné le nom de ton père.
Et, avant que l’adolescent ne puisse réagir, il ajouta :
— Je m’appelle Alistair Grabuge Osterude, mais tu peux faire comme tout le monde et m’appeler Rudy si tu veux.
— Votre deuxième prénom est Grabuge ?
— Si je l’ai dit, c’est que c’est ça. Et si tu permets, Zeke Wilkes, j’aimerais bien savoir ce que tu viens faire ici. Est-ce que tu ne devrais pas être à l’école, ou au travail, ou quelque part ? Et, mieux encore, est-ce que ta mère sait que tu es là ? J’ai cru comprendre qu’elle avait un très fort caractère. Je parie qu’elle n’aimerait pas apprendre que tu t’es fait la malle.
— Elle est au travail. Elle ne rentrera pas avant plusieurs heures, et d’ici là je serai de retour à la maison. Elle ne le saura pas, donc elle ne s’inquiétera pas, répondit-il. Je perds mon temps à discuter avec vous, alors, si vous voulez bien m’excuser, j’ai des choses à faire.
Il remit l’arme dans son sac et tourna le dos à Rudy. Il respira lentement et régulièrement à travers les filtres de son masque et essaya de visualiser l’endroit où il se trouvait et celui vers lequel il voulait aller.
Toujours appuyé contre le mur, Rudy demanda :
— Où vas-tu ?
— Ce ne sont pas vos affaires.
— C’est juste, tu as tout à fait raison. Mais si tu me dis ce que tu cherches, je pourrais peut-être t’indiquer comment le trouver.
Zeke marcha jusqu’au bord du toit et regarda en bas, mais il ne put rien distinguer à travers l’air épais et collant. La lanterne ne révéla rien d’autre que de la brume teintée, dans toutes les directions où il regardait. Alors il répondit :
— Vous pourriez m’indiquer comment aller à Denny Hill ?
Rudy acquiesça, puis demanda :
— Mais où, sur Denny Hill ? La colline s’étend sur toute cette zone. Oh ! J’ai compris. Tu essaies de rentrer à la maison.
Sans même songer à hausser le ton ou se montrer évasif, Zeke répondit :
— Ce n’est pas ma maison, ça ne l’a jamais été, je ne l’ai jamais vue.
— Moi oui, indiqua Rudy. C’était une chouette maison.
— C’était ? Elle n’y est plus ?
Il secoua la tête.
— Je pense que si. Pour ce que j’en sais, elle existe toujours. Je voulais simplement dire qu’elle n’est plus belle. Ici, rien ne l’est. Le Fléau ronge la peinture et les fixations et donne une couleur brun jaune à tout.
— Mais vous savez où elle est ?
— À peu près.
Rudy déplia ses jambes et se leva en titubant en prenant appui sur sa canne.
— Je pourrais t’y emmener facilement si c’est là que tu veux aller.
— C’est bien là que je vais, acquiesça Zeke, mais que voulez-vous en échange de votre aide ?
Rudy réfléchit à la question, ou peut-être attendit-il simplement d’avoir les idées claires, puis il répondit :
— Je voudrais passer la maison en revue. Ton père était un homme riche et je ne sais pas si tout a été nettoyé de fond en comble ou s’il reste quelque chose.
— Qu’est-ce que je suis censé comprendre ?
— Exactement ce que je viens de dire, répondit sèchement Rudy. Ces maisons et ces bureaux… ils ne sont plus à quiconque, ou du moins il n’y a personne qui revient ici pour faire valoir ses droits. La moitié des gens qui vivaient ici sont morts, de toute façon. Alors ceux d’entre nous qui sommes restés là, nous… (Il chercha un mot pour adoucir la vérité.) Nous récupérons. Ou sauvons, comme tu préfères. Nous n’avons pas vraiment le choix.
Il y avait quelque chose qui n’allait pas dans cette logique, mais Zeke n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Rudy cherchait à négocier, mais l’adolescent n’avait rien d’autre à proposer en échange. Cela pouvait donc être l’opportunité parfaite, à condition de la jouer finement. Il lança :
— Ça me semble juste. Si vous me conduisez jusqu’à la maison, vous pourrez prendre certaines choses qui y sont encore.
Rudy renifla.
— Ravi d’avoir votre autorisation, jeune monsieur Wilkes. C’est très généreux de votre part.
Zeke savait quand on se moquait de lui et il n’aimait pas ça.
— Bon, d’accord. Si vous réagissez comme ça, peut-être que je n’ai pas besoin de guide du tout. Peut-être bien que je peux trouver mon chemin tout seul. Je vous l’ai dit, j’ai des plans.
— Et un pistolet, oui, je crois que tu l’as mentionné. Ça fait de toi un homme fort, prêt à faire face au Fléau, aux Pourris et à tous les autres hors-la-loi de mon genre. À mon humble avis, tu es parfaitement prêt pour l’aventure.
Il se rassit sur le rebord du toit, comme s’il avait changé d’avis.
— Je peux la trouver seul, insista Zeke, un peu trop fort.
Rudy lui fit signe de se taire et dit :
— Calme-toi, fiston. Je te le dis pour ton bien, et pour le mien. Baisse la voix. Il y a ici des choses pires que moi, et de loin ! Et je te garantis que tu ne veux pas les rencontrer.
VI
Il y avait deux façons de franchir la muraille qui encerclait entièrement l’ancien centre ville de Seattle. Quiconque voulait se rendre de l’autre côté pouvait soit passer au-dessus, soit en dessous. D’après Rector, Zeke avait opté pour la seconde solution.
Rector ne savait pas exactement ce qu’il avait emporté avec lui pour ce voyage ; il était quasiment sûr qu’il avait pris un peu de nourriture, des munitions et l’ancien revolver de service de son grandpère, volé dans le tiroir de la table de chevet de Maynard, où il était resté inutilisé pendant seize ans. Il avait également emporté quelques menus objets appartenant à son grand-père afin de pouvoir faire un peu de troc : une paire de boutons de manchettes, une montre à gousset et une cravate américaine. Rector l’avait aidé à se procurer un ancien masque à gaz cabossé.
L’une des dernières choses que le rouquin avait dites avant que Briar soit expulsée de l’orphelinat était :
— Je vous parie un dollar qu’il sera sorti dans dix heures. De toute façon, il le faut. Le masque ne le protégera pas plus longtemps et, s’il ne trouve pas un endroit sécurisé, il sait qu’il doit faire demitour et ressortir. Vous devriez patienter encore un peu. Attendez ce soir et, s’il n’est pas revenu,
Alors qu’elle s’éloignait de l’orphelinat dans le sombre crachin, Briar eut envie de crier, mais elle avait besoin de toute son énergie pour avancer. L’inquiétude et la rage l’avaient épuisée, et elle essaya de se convaincre que Zeke avait tout prévu.
Il n’avait pas simplement escaladé le mur pour retomber dans le cœur de la ville, où grouillaient des hordes de Pourris titubants, des bandes de criminels ou des vagabonds. Il avait pris ses précautions. Il avait emporté des provisions. Il était toujours possible que tout se passe bien, n’est-ce pas ? Dix heures avec un masque et, si le danger était trop grand, il ferait demi-tour et rentrerait. Il n’était pas stupide au point de persister. S’il avait réussi à entrer, il réussirait à sortir.
L’entrée qu’il avait utilisée était en bordure de l’océan, avec les autres canalisations. Elle était presque masquée par les rochers érodés qui protégeaient la voie d’évacuation contre le martèlement du ressac. Briar n’aurait jamais imaginé que les anciennes conduites d’égout puissent encore remonter sous la terre jusqu’à la ville. Elles faisaient partie de l’ancien système souterrain qui s’était effondré et qui avait par la suite été fermé, au cas où. Mais Rector lui avait assuré que la population restée de l’autre côté avait déblayé les débris laissés par le Boneshaker lors du tremblement, et que la porte pouvait être ouverte plus facilement qu’il n’y paraissait.
Dix heures d’attente, cela l’emmenait plus ou moins vers neuf heures.
Briar décida de rester à l’extérieur. Rentrer chez elle n’était pas une bonne idée, elle y deviendrait folle d’inquiétude, et partir tout de suite à la recherche de son fils n’était pas judicieux. Si elle entrait dans l’enceinte de la ville maintenant, elle risquerait de se retrouver à l’intérieur au moment même où il sortirait, et alors ils se manqueraient et elle ne saurait toujours pas ce qu’il était advenu de lui.
Non, Rector avait raison. La seule chose à faire était d’attendre. Il ne restait plus longtemps de toute façon, juste quelques heures.
Elle avait tout le temps pour marcher jusqu’à l’autre côté du détroit ; elle allait se frayer un passage parmi les rochers, contourner les cuvettes où l’eau arrivait à hauteur des cuisses, et passer les crevasses déchiquetées des falaises qui cachaient le système d’évacuation abandonné aux regards des habitants des Faubourgs.
La nuit était tombée, noire et humide, mais Briar portait toujours ses vêtements de travail et des bottes suffisamment robustes pour protéger ses pieds tout en étant assez souples pour lui permettre de bien trouver ses appuis sur les rochers. Dieu merci, la marée était basse, mais le vent rabattait toujours les embruns. Elle était presque trempée lorsqu’elle contourna la dernière bande de sable et de pierres et aperçut les mécanismes recouverts d’algues qui permettaient autrefois de régler les canalisations.
Et là, partiellement enterré sous le gravier, les coquillages et les morceaux de bois refoulés par l’océan, se tenait le tunnel fissuré en brique qui remontait sous les rues de la ville.
Rincé par l’eau salée et par la pluie, usé par les orages et battu par les vagues, la conduite était délabrée. Briar avait le sentiment qu’elle pouvait s’effondrer à la moindre pression, mais elle y appuya une main et poussa de toutes ses forces sans que le tunnel ne bouge ou ne s’affaisse.
Elle passa la tête sous le surplomb et suivit le chemin que lui ouvrait sa lanterne. Celle-ci contenait suffisamment d’huile pour tenir encore plusieurs heures, et Briar n’avait rien d’autre à craindre qu’une inondation ou une forte averse pour l’éteindre. Toutefois, à l’intérieur du tunnel aussi noir que du charbon et bien plus sombre que la nuit, sa lueur semblait faible et minuscule. Le halo projeté par la flamme n’éclairait pas bien loin.
Briar tendit l’oreille autant qu’elle le pouvait, s’efforçant d’entendre au-delà du faible écoulement de l’eau qui allait et venait, de la brume et de la pluie incessante qui s’infiltrait par les fissures des briques.
Elle n’était plus venue aussi près de la ville depuis plus de seize ans.
Quelle longueur faisait le tunnel ? Huit cents mètres tout au plus, même s’il paraissait certainement plus long et plus fatigant à quiconque évoluait, plié en deux, en le remontant dans l’obscurité. Briar tenta d’imaginer son fils, une lanterne dans une main et le pistolet dans l’autre. Est-ce qu’il tenait l’arme ? Ou l’avait-il rangée dans son étui ?
Savait-il seulement comment l’utiliser s’il en avait besoin ?
Elle en doutait. Mais peut-être l’avait-il seulement emportée pour pouvoir l’échanger, et elle se dit que c’était astucieux de sa part. Si son grand-père était un héros local, alors des vêtements, des effets personnels et autres choses de ce genre auraient peut-être assez de valeur pour lui permettre d’acheter des informations.
En s’enfonçant encore dans le tunnel, elle trouva un bout de mur recouvert d’une mousse qui était relativement sèche, et elle s’y assit. D’un revers de main, elle dégagea un espace sur les briques pour y poser la lanterne et déplaça celle-ci jusqu’à avoir la certitude qu’elle resterait bien droite. Elle s’appuya contre le mur en essayant d’ignorer le froid et l’humidité de la paroi arrondie qu’elle sentait à travers son manteau ; et, malgré la peur, la colère et le froid, malgré une inquiétude qui la rongeait au point de la rendre malade, elle sombra dans un sommeil agité.
Et soudain, elle fut réveillée.
Violemment.
Sa tête fut projetée en arrière et elle se cogna contre les briques concaves.
Elle était perdue et assommée. Elle ne se souvenait pas s’être assoupie, et le réveil en sursaut fut doublement un choc. Il lui fallut un moment pour comprendre où elle était et ce qu’elle faisait là, et encore plus de temps pour réaliser que le monde tremblait. Un pan de brique se détacha et tomba près d’elle et de la lanterne, faisant presque voler cette dernière en éclats.
Briar s’en saisit et la mit à l’abri avant qu’une masse de pierre ne s’écrase dessus.
À l’intérieur du tunnel, l’écho était assourdissant : le bruit des briques qui s’effondraient et des morceaux de mur qui se brisaient au sol résonnait aussi fort que si une guerre avait éclaté dans un bocal.
— Non, non, non, supplia-t-elle, en proie à la panique. Pas maintenant. Pas maintenant, Seigneur, pas
Les tremblements de terre étaient assez fréquents, mais ils étaient rarement dévastateurs. Ici, dans l’espace bas et étroit de l’ancien système d’évacuation, il lui était difficile de juger de la férocité de celui-ci.
Briar sortit du tunnel en trébuchant et fut engloutie par la nuit noire. Elle eut un mouvement de recul en découvrant que la marée était presque remontée jusqu’à l’endroit qu’elle avait choisi pour attendre son fils. Elle n’avait pas de montre, mais elle devait avoir dormi plusieurs heures et il était certainement plus de minuit.
— Zeke ? cria-t-elle à tue-tête, au cas où il se trouverait à l’intérieur du tunnel et chercherait la sortie.
Elle l’appela encore une fois en essayant de couvrir le terrible grondement provoqué par le frottement du sable et le roulement des vagues.
Elle ne reçut pas d’autre réponse que le lourd fracas de l’océan qui venait s’écraser sur le rivage. Le tunnel vacilla. Briar n’aurait jamais pensé que quelque chose d’aussi imposant pouvait se montrer aussi léger et fragile qu’un jouet d’enfant, et pourtant ! Il se replia sur lui-même et sur l’ancien dispositif qui l’avait soutenu jusqu’à présent.
La masse volumineuse oscilla et s’écrasa, s’aplatissant aussi subitement qu’un château de cartes.
L’effondrement souleva un nuage de poussière qui fut aussitôt rabattu par l’humidité ambiante.
Briar resta figée. Ses jambes s’ajustaient aux mouvements du sol et elle réussissait à rester debout. Elle essaya de se répéter mille et une choses qui l’empêcheraient de céder à la panique.
Elle remercia Dieu d’être à l’extérieur, car elle avait déjà connu quelques méchantes secousses par le passé, et il était bien plus terrifiant de voir le plafond au-dessus de soi menacer de s’écraser. Elle murmura désespérément :
— Zeke n’était pas là-dedans. Il n’est pas encore sorti, sinon il m’aurait vue. Il n’était pas dans le tunnel quand celui-ci s’est écrasé, il n’y était pas.
Cela signifiait qu’il était encore à l’intérieur de la ville, quelque part, mort ou vif.
Si elle n’était pas persuadée qu’il allait bien, elle se serait mise à pleurer, et cela ne la ferait pas avancer. Zeke était maintenant coincé dans Seattle.
Il n’était plus question d’attendre.
Il fallait aller le sauver.
Comme il était désormais impossible de passer sous le mur, Briar allait devoir emprunter la voie des airs.
Le sol grondait toujours, mais il commençait à se calmer, et elle n’avait pas le temps d’attendre que le chemin soit parfaitement stable. Alors que les rochers s’entrechoquaient faiblement et que les bâtiments bas et hideux des Faubourgs vibraient dans leurs fondations, elle enfonça un peu plus son chapeau sur sa tête, leva sa lanterne et commença à remonter le rivage.
Il y avait deux méthodes pour franchir la muraille : par-dessus et par-dessous, c’est ce que Rector avait dit.
Il fallait oublier la solution souterraine, la voie des airs allait donc faire l’affaire.
Il était peut-être possible d’escalader la paroi, mais pas pour Briar. Peut-être qu’il y avait quelque part une échelle ou des escaliers dissimulés mais, si c’était le cas, Zeke serait passé par là plutôt que d’emprunter le tunnel.
Il ne restait donc plus qu’un seul moyen : un dirigeable.
Les marchands qui se rendaient sur la côte passaient au-dessus des montagnes quand ils le pouvaient. C’était dangereux, oui, car les courants d’air étaient imprévisibles et l’altitude rendait la respiration difficile ; mais franchir les cols à pied pouvait être mortel et rallongeait le temps de trajet. De plus, il fallait emporter des chariots et des animaux qui avaient besoin d’être soignés et protégés. Utiliser des dirigeables n’était pas la solution idéale mais, pour certains entrepreneurs, c’était encore la plus simple.
Sauf à cette époque de l’année.
Le mois de février était synonyme de pluie glaciale sur la côte. Et, de l’autre côté des montagnes, il y avait certainement de la neige, des orages, et des rafales qui auraient pu malmener un dirigeable.
Les seuls engins qui volaient en hiver étaient pilotés par des contrebandiers. Et, dès que Briar en prit conscience, elle comprit également autre chose : aucun commerçant respectueux de la loi n’irait positionner un précieux appareil au-dessus de Seattle ; aucun d’eux n’irait s’aventurer aussi près du Fléau acide et corrosif qui s’y amassait.
Mais elle savait à présent autre chose sur le gaz toxique.
Il avait de la
Les chimistes en avaient besoin pour fabriquer le suc-citron. Et il provenait de l’intérieur de la ville. Il y avait donc des dirigeables qui passaient régulièrement au-dessus de la muraille, ou qui allaient de l’autre côté, même pendant les pires périodes de l’année. À cet instant précis, deux éléments se présentèrent à elle, conduisant à une conclusion tout aussi évidente et, pour finir, à une suite d’actions logique.
Une seconde vague de secousses suivit la première, mais passa rapidement. Dès que le sol eut retrouvé sa stabilité, Briar Wilkes se mit à courir.
Sur le chemin qui la ramenait chez elle, elle passa devant des débris dans la rue et des gens qui pleuraient ou se disputaient, debout sur les pavés en vêtements de nuit. Un peu partout, des choses étaient tombées et avaient pris feu. Au loin, les tintements métalliques des véhicules de fortune des pompiers résonnaient, tandis que les quartiers se réveillaient les uns après les autres dans la panique.
Personne ne remarqua ou ne reconnut Briar alors qu’elle courait, lanterne à la main, remontait les pentes escarpées et contournait les vastes places où de gros objets étaient tombés en bloquant le passage. Là-bas, sur la plage, le séisme ne lui avait pas paru si terrible que cela, mais la terre se comportait parfois bizarrement et bougeait sans logique. Ça n’avait pas été aussi catastrophique que le…
…Elle n’était pas la seule à y penser, elle le savait. La catastrophe était dans tous les esprits à chaque fois qu’une secousse agitait le sol.
Elle n’était pas inquiète pour la maison de son père ; elle avait résisté à pire. Et, une fois sur place, elle ne fut même pas soulagée de la voir encore debout, sans dégâts apparents. Rien d’autre que la présence de Zeke devant l’entrée n’aurait pu la ralentir.
Elle poussa la porte et entra en coup de vent ; l’intérieur froid et sec était aussi vide qu’elle l’avait laissé.
Sa main s’arrêta sur la poignée de porte de la chambre de son père.
Il y eut un bref instant d’hésitation, une résistance à rompre une habitude établie depuis longtemps.
Puis elle saisit la poignée et la tourna.
Dans la chambre, il n’y avait que des ombres, jusqu’à ce qu’elle y promène sa lanterne. Elle la posa sur la table de chevet et nota, sans y prêter véritablement attention, que le tiroir dans lequel Zeke avait volé l’ancien revolver mentionné par Rector était toujours ouvert. Elle aurait préféré qu’il ait pris autre chose. Le pistolet en question était une antiquité ayant appartenu au beau-père de Maynard. Ce dernier ne s’en était jamais servi et l’arme ne fonctionnait probablement même plus, mais, bien entendu, Zeke ne pouvait pas le savoir.
Elle sentit à nouveau une pointe de regret et s’en voulut de ne pas lui en avoir dit davantage. Une histoire. N’importe laquelle.
Quand elle l’aurait retrouvé, alors…
Quand il serait de retour à la maison, elle lui raconterait tout ce qu’il souhaitait savoir, toutes les anecdotes, tous les faits. Il saurait tout, si seulement il rentrait vivant. Peut-être que Briar avait été une mauvaise mère, ou qu’elle avait seulement fait de son mieux. Cela avait peu d’importance alors que Zeke se trouvait dans cette ville toxique et emmurée où des morts vivants, victimes du Fléau, rôdaient en quête de chair humaine et où des sociétés criminelles avaient établi leurs repaires au fond de maisons de fortune et de sous-sols nettoyés.
Mais pour toutes les choses qu’elle avait ratées, foutues en l’air, perdues, oubliées, les choses sur lesquelles elle avait menti ou l’avait trompé… elle s’apprêtait à le suivre là-bas.
Une main sur la poignée de chaque porte, elle ouvrit brusquement l’immense armoire de Maynard et se planta devant elle, une expression déterminée marquant son visage. Le double fond se souleva lorsque Briar enfonça le pouce dans un trou.
Elle eut un nœud à l’estomac et se sentit soudain oppressée.
Tout était là, exactement comme elle l’avait laissé des années auparavant.
Elle avait enterré ces objets avec Maynard. À l’époque, elle n’aurait jamais imaginé vouloir les récupérer ou en avoir besoin un jour. Mais les officiers étaient venus et l’avaient déterré et, lorsqu’ils avaient rendu le corps, celui-ci avait été délesté de ce qu’elle avait utilisé pour l’habiller.
Six mois plus tard, Briar avait retrouvé les affaires dans un sac en rentrant chez elle. Elles avaient été déposées devant la porte. Elle ne sut jamais qui les avait ramenées, ni pourquoi. Cela faisait alors trop longtemps que Maynard était sous terre pour le déranger une seconde fois. Alors, les objets de sa vie, ces choses qu’il avait portées chaque jour, étaient retournés dans leur tiroir secret, sous le plancher de son armoire.
Elle les en retira un à un et les déposa sur le lit.
Le fusil. L’insigne. Le solide chapeau en cuir. La ceinture avec sa grosse boucle ovale et l’étui d’épaule.
Son manteau pendait comme un fantôme dans le fond de l’armoire. Elle s’en saisit et le mit dans la lumière. Plus noir que la nuit, le trench en laine feutrée était huilé pour résister à la pluie. Ses boutons en laiton avaient perdu leur éclat mais étaient solidement cousus et, dans l’une des poches, Briar trouva une paire de lunettes dont elle ignorait l’existence. Elle ôta son propre manteau et enfila celui de son père.
Le chapeau aurait dû être un peu trop grand pour elle, mais sa chevelure était bien plus fournie que celle de Maynard, aussi lui alla-t-il parfaitement. La ceinture était trop longue et la boucle ornée des initiales MW était immense, mais elle la glissa dans les passants de son pantalon, la serra bien contre elle, et ferma la grande plaque métallique un peu plus bas que sa taille.
Dans un coin, au fond de l’armoire, se trouvait une sobre malle marron remplie de munitions, de chiffons et d’huile. Briar n’avait jamais nettoyé le Spencer à répétition de son père, mais elle l’avait vu faire des milliers de fois, et connaissait donc les gestes. Elle s’assit sur le rebord du lit et les reproduisit. Lorsque l’arme fut suffisamment propre pour renvoyer la faible lumière de la lanterne, elle s’empara d’une boîte de cartouches Rimfire et les enfonça du pouce dans le fusil.
Elle prit des munitions supplémentaires au fond de la malle. Même si le couvercle de cette dernière avait accumulé quinze ans de poussière, son contenu paraissait en bon état. Elle attrapa donc la seconde boîte de cartouches et la glissa dans une sacoche qu’elle avait repérée sous le lit.
Elle y ajouta les lunettes de son père, le vieux masque à gaz qu’elle avait utilisé pendant l’évacuation, sa blague à tabac, et le maigre contenu d’un pot à café qu’elle cachait derrière la cuisinière, soit une vingtaine de dollars. Et encore, heureusement qu’elle venait de recevoir sa paie !
À travers les rideaux de la chambre de son père, Briar nota que le soleil était sur le point de se lever. Cela signifiait qu’elle aurait été en retard au travail si elle avait eu l’intention d’y aller. En dix ans, elle n’avait jamais manqué un jour, mais, en cette occasion, ils allaient devoir l’excuser ou la licencier, comme bon leur semblerait.
Elle n’irait pas.
Elle avait un ferry à attraper, vers l’île de Bainbridge, où étaient amarrés et ravitaillés les dirigeables qui effectuaient un commerce légal. Même si les contrebandiers et leurs marchandises ne partaient pas également de l’autre côté du détroit, quelqu’un là-bas pourrait très certainement lui indiquer la bonne direction.
Elle rangea le fusil dans l’étui qui pendait dans son dos, passa la bandoulière de la sacoche par-dessus sa tête et referma l’armoire de son père.
Puis, elle ferma la maison de Maynard, et la laissa sombre et vide.
VII
Lorsque briar arriva au ferry, le jour avait entièrement chassé la nuit. Le ciel était couvert d’un voile gris, mais le soleil perçait suffisamment les nuages pour qu’elle puisse distinguer une île couverte d’arbres de l’autre côté de l’eau.
De-ci, de-là, une forme arrondie s’élevait au-dessus de la cime des arbres. Même à cette distance, elle pouvait discerner les dirigeables amarrés qui attendaient un équipage ou une cargaison.
Le pont craqua et le ferry s’enfonça légèrement dans l’eau lorsqu’elle posa le pied dessus. Les passagers étaient rares à une heure si matinale, et elle était la seule femme. Le vent emportait les vagues et tirait sur son chapeau, mais elle le maintenait enfoncé, cachant presque ses yeux. Si quelqu’un l’avait reconnue, il ne sembla pas en faire grand cas. Peut-être était-ce dû au fusil, ou à sa façon de se tenir, les pieds écartés et les mains posées sur la rambarde.
Peut-être que personne ne s’en souciait.
Les autres passagers étaient pour la plupart des marins de tous les horizons. La population de Bainbridge travaillait soit sur les dirigeables soit sur les bateaux car, lorsque l’un des vaisseaux volants déchargeait sa cargaison sur l’île, il fallait bien la transporter par une autre voie jusqu’à la ville.
Elle ne s’était jamais demandé pourquoi il n’y avait aucun dirigeable amarré plus près des Faubourgs, mais à présent qu’elle se posait la question, elle pouvait en tirer une ou deux conclusions. Celles-ci lui donnèrent à penser que les propriétaires de ces dirigeables se tenaient à l’écart des regards pour des raisons suspectes. En ce qui la concernait, plus c’était suspect, mieux c’était.
Après plus d’une heure de roulis à travers le courant, le ferry grinçant, peint en blanc, s’amarra au quai du lointain rivage.
Les embarcadères en bois étaient pressés les uns contre les autres. Les pontons, avec leurs armures de bernacles sur la ligne de flottaison, avoisinaient les zones déblayées où d’énormes tubes en fer formaient des boucles profondément ancrées dans le sol. Plusieurs dirigeables étaient amarrés à ces tubes grâce à des attaches en laiton en forme de pinces de homard aussi grosses que des tonneaux.
Les vaisseaux eux-mêmes étaient assez variés. Certains étaient guère plus que des ballons d’air chaud auxquels étaient accrochés des paniers positionnés assez bas ; tandis que d’autres, plus impressionnants, étaient équipés de nacelles qui ressemblaient à la coque d’un bateau : ils possédaient un réservoir d’hydrogène et étaient propulsés à la vapeur.
Briar n’était jamais allée à Bainbridge. Ne sachant pas par où commencer, elle resta au milieu d’un ponton où même les marchands commençaient à peine à s’affairer. Elle observa les équipages en train d’arriver et les hommes charger les cargaisons des nacelles vers les chariots, puis vers les bateaux.
Bien que peu commode, cette méthode permettait de déplacer les produits qui arrivaient de l’air jusqu’à l’eau rapidement.
Soudain, l’un des plus petits dirigeables fit une embardée et deux hommes glissèrent le long des amarres pour dégager les attaches. Les fixations se détachèrent et se balancèrent librement, tandis que les hommes remontaient le long des cordes jusqu’à la nacelle. De là, ils ramenèrent les cordes à bord de l’embarcation et les suspendirent à l’extérieur.
Profitant qu’un homme plus âgé coiffé d’une casquette de capitaine s’était arrêté à côté d’elle pour allumer une pipe, Briar demanda :
— Excusez-moi, mais lequel de ces dirigeables va au plus près du mur de Seattle ?
Il lui jeta un regard soupçonneux par-dessus sa pipe, l’évaluant alors qu’il tirait une bouffée, puis répondit :
— Vous n’êtes pas du bon côté de l’île pour ce type de questions, ma petite dame.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
— Que vous devriez prendre cette route-là, lui dit-il en se servant de sa pipe pour désigner un chemin boueux et plat qui disparaissait entre les arbres. Suivez-le aussi loin que vous pouvez et vous rencontrerez peut-être quelqu’un qui sera plus à même de vous répondre.
Elle hésita, le bras sur sa sacoche, parce qu’elle ressentait le besoin de tenir quelque chose. Un nouveau dirigeable était en train de se détacher du quai plein de tuyauteries et un autre se positionnait au-dessus de la zone. Sur son flanc, elle distingua un nom qui avait été peint, et constata qu’il s’agissait de celui d’une entreprise, et non pas de celui du ballon.
— Madame, l’interpella l’homme.
Briar se tourna vers lui et surprit la façon dont son regard passa rapidement de sa boucle de ceinture à ses yeux.
Il enchaîna :
— L’île n’est pas très grande. Vous ne mettrez pas longtemps à atteindre…
Elle le remercia, jeta un coup d’œil à l’espèce de chemin boueux, et répondit :
— Vous êtes très aimable.
— Non, mais je fais de mon mieux pour être juste.
Quelqu’un qui se trouvait à proximité cria un nom, et l’homme à la casquette lui répondit par un signe de la main et un mouvement de tête. Briar regarda de nouveau le chemin et remarqua que personne d’autre ne s’y aventurait.
Elle ne savait pas trop si elle devait adopter une attitude nonchalante ou s’il valait mieux se faufiler discrètement, alors elle tenta de mêler les deux dans une retraite rapide qui la conduisit en haut d’une petite colline, sur le chemin criblé de profondes ornières.
Le sommet de celles-ci était plus sec. Elle les traversa sur la pointe des pieds et s’enfonça dans les arbres, hors de vue des quais. Briar n’avait jamais aimé les bois : elle était née à la ville et y avait grandi. Devant les vastes alignements d’écorce et de broussailles, elle se sentait petite et vulnérable, comme si elle était piégée dans un conte pour enfants avec des loups.
Elle gravit tant bien que mal le chemin, s’efforçant de ne pas laisser ses talons s’engluer dans la surface boueuse. Au fur et à mesure qu’elle traversait le paysage vallonné, la voie devenait plus large et mieux dessinée, mais elle ne voyait toujours personne l’emprunter dans un sens ou dans l’autre.
— Mais il est encore tôt, se dit-elle.
Plus elle avançait, plus les arbres étaient hauts ; et plus elle plongeait au cœur de l’île, plus la forêt se faisait dense… C’était d’ailleurs la raison pour laquelle elle ne comprit qu’elle avait trouvé une autre zone d’amarrage que lorsqu’elle se trouva presque en plein milieu.
Elle s’arrêta brusquement et voulut rebrousser chemin lorsqu’elle se rendit compte que la route qu’elle avait empruntée s’arrêtait là. Et qu’elle n’était plus seule.
Trois aviateurs aux larges épaules fumaient la pipe à la limite d’une clairière. Ils s’étaient tous interrompus pour observer Briar, qui n’avait aucune idée de ce qu’elle devait faire mais était déterminée à ne pas le montrer. L’air de rien, elle examina les dirigeables mouchetés et les trois hommes silencieux et surpris.
La plupart des ballons étaient attachés à de grosses branches ou à des troncs, comme des chevaux. Les arbres étaient assez solides pour résister au poids, et même s’ils émettaient d’étranges grincements et craquements, aucun des dirigeables ne s’était détaché ou écrasé. Ils étaient différents de ceux qu’elle avait vus sur le quai principal, moins brillants et moins uniformes. Ils semblaient davantage bricolés à partir de morceaux d’autres vaisseaux plus vastes et plus robustes que dûment fabriqués comme les précédents.
Le plus petit des trois hommes qui fumaient à côté des ballons ressemblait dans l’ensemble à n’importe lequel des collègues de travail de Briar, pâle et un peu sale, portant des vêtements amples et un tablier en cuir doté de poches d’où s’échappait une paire de longs gants de la même matière.
L’homme qui se trouvait au milieu était un mulâtre. Ses longs cheveux nattés comme des cordes étaient ramenés en arrière dans un foulard. Il portait une veste de pêcheur avec un grand col replié qui remontait sous sa barbe sombre et bien fournie.
Le dernier fumeur était le mieux habillé des trois. Aussi noir que du charbon, il portait une veste bleu vif avec des boutons brillants en laiton. Une cicatrice rosée s’étendait presque du coin de sa bouche jusqu’à son oreille, laquelle était ornée de petits anneaux d’or qui cliquetèrent lorsqu’il se mit à rire en la regardant.
Il gloussa faiblement, puis rit à gorge déployée, bientôt imité par ses compagnons.
— Hé là, madame, lança l’homme à la peau sombre entre deux hoquets, son accent trahissant des origines d’au-delà des montagnes, au sud. Vous êtes perdue ?
Elle attendit que leur hilarité se calme et soit réduite à une respiration sifflante pour répondre par la négative.
— Oh, ajouta-t-il en levant un sourcil. Alors, vous êtes venue jusqu’à Canterfax-Mar exprès, hein ? Je serais incapable de vous dire quand nous avons eu une dame de votre qualité parmi nous pour la dernière fois.
— Qu’est-ce que je dois comprendre ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules et pinça ses lèvres épaisses.
— Seulement que vous semblez parée pour un tout autre commerce. Qu’est-ce que vous attendez de nous et de notre petit quai perdu ? Vous avez une idée derrière la tête, ça me semble évident, maintenant.
— J’ai besoin d’un moyen de transport. Je suis à la recherche de mon fils. Est-ce que vous pouvez m’aider ?
— Eh bien, madame, ça dépend, répondit-il.
Il s’éloigna de ses compagnons et vint à sa rencontre. Elle aurait été incapable de dire s’il essayait de l’intimider ou s’il voulait simplement la voir de plus près ; mais il était plus imposant que sa taille ne le laissait penser. Il n’était pas plus grand que ne l’avait été son père, mais il avait les épaules larges et ses bras étaient aussi épais que des bûches dans les manches de sa veste de laine. Il avait une voix chaude et puissante.
Briar ne détourna pas les yeux. Elle ne bougea même pas pour changer sa jambe d’appui.
— Ça dépend de quoi ?
— Pas mal de choses ! D’abord, je dois savoir où vous voulez aller et si c’est loin.
— Vous voulez le savoir ?
— Bien sûr. Ce ballon là-bas, c’est le mien. Vous le voyez ? La
— Elle est magnifique, déclara Briar, d’une part parce que cela semblait approprié, et d’autre part parce que le dirigeable était vraiment impressionnant.
Il portait une inscription sur le flanc ; elle en distinguait le bord et pouvait presque la lire.
Le capitaine lui épargna un pénible déchiffrage.
— Elle porte l’inscription « CSA » parce que c’est là que son squelette a tout d’abord été assemblé, dans les États confédérés. On peut dire que je l’ai interceptée et que j’en ai fait un meilleur usage. En cette période de guerre et d’aventure, j’ai décidé qu’elle était plus adaptée pour survoler l’Amérique, pour le tourisme.
— Ce n’est pas encore tout à fait l’Amérique.
— Toutes ces terres le sont, d’une façon ou d’une autre. Saviezvous que c’est un navigateur italien qui a donné son nom à tout le continent ? Et quoi qu’il en soit, ce coin de carte fera un bel État un jour. Vous verrez, lui assura-t-il. Avec un peu de patience, quand la guerre se terminera.
— Quand la guerre se terminera, répéta-t-elle.
À présent, juste en face d’elle, il la dévisageait intensément, observant son chapeau, puis l’insigne qu’elle avait accroché sur le côté de la ceinture. Après une minutieuse évaluation, il lui dit :
— Je ne pense pas que vous fassiez la loi pour le gouvernement. Je n’ai jamais entendu parler d’une femme de loi, mais ça, ce n’est pas du toc, déclara-t-il en désignant l’insigne. Et je sais de qui il s’agit. Je sais ce que signifie ce symbole.
Il montra du doigt la boucle ornée des larges initiales MW.
— Je ne sais pas si ce vieux Maynard et vous étiez proches ou quoi que ce soit, mais vous portez sa marque, aussi visible que possible, alors mes hommes et moi sommes tentés de croire que vous ne cherchez pas les ennuis.
— Non, en effet, lui assura-t-elle. Je ne cherche pas les problèmes et ne veux en créer aucun. J’essaie seulement de retrouver mon fils et je n’ai personne pour m’aider, alors je suis venue ici.
Le capitaine déplia les bras et lui tendit la main.
— Alors peut-être que nous pouvons faire affaire. Mais d’abord, dites-moi, puisque vous ne l’avez pas encore fait, où voulez-vous aller pour avoir besoin de services de personnes qui sont du côté caché de l’île ?
— Seattle, répondit-elle. Je dois aller de l’autre côté du mur, dans la ville. C’est là que mon fils s’est rendu.
Il secoua la tête.
— Alors votre fils est soit mort, soit damné.
— Je ne crois pas. Il est seulement allé à l’intérieur, c’est simplement qu’il ne peut plus sortir.
— À l’intérieur, hein ? Et comment il aurait fait ? Nous n’avons pas vu passer de jeune garçon.
— Il est passé par-dessous, par l’ancien système d’évacuation des eaux.
— Alors il peut sortir de la même façon !
Briar perdait l’attention de son interlocuteur. Il repartait. Elle essaya de ne pas avoir l’air trop paniquée lorsqu’elle expliqua :
— Mais il ne le peut pas ! Le tremblement de terre de la nuit dernière, vous avez dû le sentir. Il a provoqué l’effondrement de l’ancien tunnel, et il n’est plus possible de passer par là. Je dois entrer dans la ville et l’en sortir. Il le
Il leva les mains et avait presque atteint ses compagnons qui discutaient à voix basse, mais il fit volte-face et lui dit :
— Non, je ne comprends pas. Il n’y a pas d’air à respirer là-bas, vous le savez, non ? Il n’y a rien d’autre que la mort.
— Et des gens, coupa-t-elle. Il y a des personnes qui y vivent et travaillent.
— Les bagarreurs et les Oubliés ? En effet, mais pour la plupart ils sont là depuis des années et ils ont appris à se débrouiller pour ne pas être dévorés ou empoisonnés. Quel âge a votre fils ?
— Quinze ans, mais il est malin et têtu.
— Toutes les mères disent ça de leur fils, contra-t-il. Mais, même si vous arrivez à entrer, comment allez-vous le faire sortir ? En escaladant ? En creusant ?
— Je n’ai pas encore prévu ça, avoua-t-elle, mais je trouverai le moment venu.
Le mulâtre derrière le capitaine posa sa pipe et dit :
— On part chercher du gaz dans moins d’une semaine. Si elle tient jusque-là, elle pourra remonter en attrapant une corde.
Le capitaine se retourna brusquement.
— Toi, ne l’encourage pas !
— Pourquoi pas ? Si elle a de quoi payer et qu’elle veut aller dans la ville, pourquoi elle viendrait pas ?
Bien qu’elle n’ait pas posé la question, le capitaine s’adressa à Briar.
— Parce que nous ne sommes pas équipés pour faire une expédition maintenant. Nos deux meilleurs filets se sont accrochés à la pointe de la tour lors de notre dernier voyage, et nous sommes toujours en train de les réparer. Et, pour le moment, je n’ai pas entendu parler de paiement, alors je ne voudrais pas présumer que notre invitée surprise soit une riche veuve.
— Je ne le suis pas, reconnut-elle. Mais j’ai un peu d’argent…
— Si vous voulez nous embarquer dans une expédition où nous ne récupérerons pas de gaz, il va vous falloir plus qu’un petit peu d’argent. Je serais ravi d’aider une dame, mais les affaires sont les affaires.
— Mais, demanda-t-elle, est-ce qu’il n’y a personne d’autre qui pourrait voler ?
— Quelqu’un de suffisamment stupide pour aller au-dessus du mur ? Je ne sais pas. (Il enfonça ses mains dans les poches de son manteau bleu, aux couleurs de l’Union.) Je n’en ai aucune idée.
Une nouvelle fois, le mulâtre prit la parole.
— Il y a Cly. Il devient vraiment stupide face à une jolie femme, et il respecte la paix de Maynard.
Briar avait du mal à déterminer s’il s’agissait d’un compliment ou une offense. Elle eut un regain d’espoir.
— Cly ? Qui est-ce ? Est-ce que je peux lui parler ?
— Oui, vous le pouvez, acquiesça le capitaine. Madame, je vous souhaite de retrouver votre idiot de gamin, mais je dois vous prévenir : à l’intérieur, c’est un lieu diabolique, ce n’est pas un endroit pour une femme, ni pour un gosse.
— Montrez-moi où est ce Cly, répondit-elle froidement. Je me fiche de savoir si c’est un endroit pour un chien ou pour un rat. Il y aura une femme là-dedans avant le coucher du soleil, alors que Dieu me vienne en aide, ou Maynard, corrigea-t-elle, en se remémorant les paroles de Rector.
— Comme vous voudrez.
Il lui offrit son bras, que Briar accepta après un instant d’hésitation. Tant que tout le monde semblait décidé à collaborer, elle resterait courtoise, elle aussi. Elle ne savait pas jusqu’à quel point elle aurait besoin de l’aide de ces gens, alors cela valait la peine de se montrer agréable, même si tout cela l’effrayait.
Le bras musclé du capitaine, aussi dur au toucher qu’il le semblait à première vue, déformait la manche du manteau. Briar s’efforça de contenir le tremblement de ses doigts, qui trahissait son inquiétude, mais il ne s’agissait pas d’une simple poignée de main qui lui aurait permis de donner le change. Le capitaine tapota sa main nerveuse et dit :
— Madame, tant que vous portez la marque de Maynard et que vous respectez notre paix, nous devons respecter la vôtre. Il n’y a pas de raison de s’agiter.
— Je vous crois, répondit-elle, sans qu’il soit possible d’affirmer si elle disait la vérité ou non. Mais il y a bien d’autres choses qui m’inquiètent que votre proximité, croyez-moi.
— Votre fils.
— Mon fils, oui. Je suis désolée, vous n’avez pas dit votre nom, capitaine… ?
— Hainey. Croggon Hainey, lui répondit-il. Capitaine, pour faire bref. Capitaine Hainey si vous préférez la version longue. Crog en passant.
— Bien, capitaine. Je vous remercie pour votre aide.
Il lui décocha un sourire qui dévoila une rangée de dents parfaitement blanches.
— Ne me remerciez pas encore. Je vous ai juste traitée comme je le devais. Mon ami et aviateur peut – ou non – vous aider davantage.
Crog la conduisit parmi les dirigeables grinçants qui se balançaient, amarrés entre les troncs massifs, dans des chemins plus larges que celui qu’elle avait emprunté. Ils se cognaient contre leurs attaches et rebondissaient doucement contre la cime des arbres, frottant leurs coques sur des rameaux aux feuillages persistants et des nids d’oiseaux.
Le vaisseau le plus proche semblait avoir été construit à la va-vite. Mais, même s’il avait l’air d’être entièrement bricolé, il semblait extrêmement solide. Elle se demanda même s’il n’était pas trop lourd pour voler. Il était équipé d’une nacelle en forme de canoë, recouverte d’acier et de la taille de la salle à manger d’un homme riche, ainsi que de deux réservoirs à gaz aussi gros que la charrette d’un pauvre homme. Riveté, assemblé, boulonné et solidement fixé, il surplombait la clairière au-dessus de laquelle il était retenu par trois câbles longs et épais.
Une échelle de corde se balançait et traînait au sol. Dans l’ombre de l’embarcation à la forme étrange, un homme était assis dans un fauteuil pliant en bois. Au creux de son bras reposait une bouteille de whisky. Celle-ci bougeait au rythme de sa respiration. Sans les lunettes qui cachaient ses yeux, il aurait été évident qu’il dormait à poings fermés.
Crog s’arrêta à quelques mètres de l’homme qui semblait sur le point de ronfler et confia dans un murmure :
— Madame, je vous présente le capitaine Andan Cly. Et, au-dessus de sa tête dure, vous voyez son ballon, le
— Attendez, vous n’allez pas… ?
— Oh non. C’est vous qui voulez demander une faveur. Je vous laisse le soin de le réveiller. Bonne chance, madame. Et s’il refuse de vous conduire, la meilleure offre que je puisse vous faire, c’est un départ dans trois jours, lors de notre prochaine expédition. S’il accepte de vous emmener et que vous passez de l’autre côté du mur, alors mardi vous pourrez rejoindre la
Il décrocha les doigts de Briar de son bras. Elle n’avait pas remarqué qu’elle s’agrippait à sa manche jusqu’à ce moment-là.
— Merci, lui dit-elle. Sincèrement.
— Alors c’est moi qui
Il disparut dans le labyrinthe d’arbres, de cordes et de ballons amarrés. De son côté, Briar rassembla tout son courage pour ne pas se faire toute petite en présence de l’homme endormi sous le
Andan Cly n’était ni complètement avachi, ni complètement assis dans le fauteuil en bois. Sa chevelure châtain clair était coupée si ras qu’il en paraissait presque rasé, et ses oreilles étaient placées haut sur son crâne. Il portait trois boucles en argent sur celle de gauche, rien à droite. Il était vêtu d’un maillot de corps sale et d’un pantalon marron dont les revers avaient été enfoncés dans ses bottes.
Briar se dit qu’il avait certainement trop froid pour dormir mais, alors qu’elle s’avançait, elle sentit la température monter. Lorsqu’elle se retrouva devant lui, elle était presque en sueur. Elle comprit alors qu’il s’était placé juste sous les chaudières du ballon, lesquelles fonctionnaient à plein régime et fumaient.
Elle avait pris soin de ne pas faire craquer de brindille ni heurter de caillou. Elle n’avait pas bougé et s’était contentée de l’observer, mais ce fut suffisant pour le réveiller soudainement. Rien ne signala ce changement d’état en dehors d’un raidissement de sa posture. Puis, d’un doigt engourdi par le sommeil, il souleva ses lunettes et les remonta sur son front.
— Quoi ? demanda-t-il.
La question n’était pas spécifiquement une demande, ni une plainte, mais le ton se trouvait quelque part entre les deux.
— Andan Cly ? demanda-t-elle, avant d’ajouter : capitaine du
Il grommela :
— Lui-même. Pour qui ?
Ce fut alors le tour de Briar de demander :
— Quoi ?
— Vous êtes qui ?
— Je suis… une passagère. Ou du moins je voudrais l’être. J’ai besoin qu’on me dépose quelque part et le capitaine Hainey m’a conseillé de venir vous parler.
Elle évita de répéter le reste de ce que Crog avait dit.
— Ah oui ?
— Oui.
Il tordit la tête vers la gauche, puis vers la droite, en faisant craquer ses cervicales.
— Où voulez-vous aller ?
— De l’autre côté du mur.
— Quand ?
— Maintenant, répondit-elle.
— Maintenant ?
Il récupéra la bouteille au creux de son bras et la posa au sol à côté du fauteuil. Ses yeux étaient d’un brun noisette si clair et intense qu’ils paraissaient cuivrés dans la pénombre sous le dirigeable. Il la regarda fixement, clignant si peu des yeux que Briar se sentit mal à l’aise.
— Mon fils. Il est parti, résuma-t-elle. Il est dans la ville. Je dois aller le chercher.
— Vous n’êtes jamais allée là-dedans, alors ?
— Pas depuis qu’ils ont construit le mur, non. Pourquoi ?
— Parce que, si vous y étiez déjà allée, il ne vous viendrait pas à l’idée qu’un gamin puisse y rester vivant.
Elle soutint son regard et lança :
—
— Il est stupide, corrigea Andan. Puisqu’il est allé à l’intérieur.
— Il n’est pas stupide, il est seulement… mal informé. (Elle avait pris l’expression la plus juste, même si cela lui faisait mal de la dire à voix haute.) S’il vous plaît, écoutez. Vous devez m’aider. J’ai un masque. Si je peux entrer, je trouverai mon chemin dans la ville. Crog a dit qu’il me récupérerait mardi.
— Vous pensez que vous allez survivre jusque-là ?
— Oui.
— Alors vous êtes stupide, vous aussi. Sans vouloir vous offenser.
— Vous pouvez m’offenser autant qu’il vous plaira, tant que vous m’aidez à passer de l’autre côté du mur.
Il esquissa un demi-sourire, comme s’il allait se moquer d’elle, mais le réprima.
— Vous êtes sérieuse. Et têtue. Mais il vous faudra plus que ça (il indiqua le fusil) et la marque de Maynard si vous voulez rester en un seul morceau là-dedans.
— Mais si je respecte la paix…
— Alors
— Oui. Pendant l’évacuation.
— Oh ! (Il secoua la tête, mais ses yeux restèrent fixés sur la boucle de ceinture de la jeune femme.) Ces choses ? Ils n’étaient pas affamés. Pas encore. Ceux qui meurent de faim à l’intérieur depuis quinze ans, ce sont eux, le problème. En plus, ils se déplacent en meutes.
— J’ai des munitions, dit-elle en posant la main sur sa sacoche.
— Et un fusil à répétition aussi, je vois. Ce sera utile. Mais vous finirez par être à court. Et si les Pourris ne vous mettent pas la main dessus, les hommes de Minnericht le feront. Ou alors les corbeaux. Il n’y a aucun moyen de prévoir ce que vont faire ces damnés oiseaux. Mais laissez-moi vous poser une question.
— Encore une ?
— Oui, encore une, répondit-il avec colère. (Puis il pointa un doigt fin vers la taille de Briar et poursuivit.) Où avez-vous eu ça ?
— Ça ? (Dans un réflexe, elle attrapa la boucle et baissa les yeux.) Elle… pourquoi ?
— Parce que je l’ai déjà vue et que je veux savoir comment vous vous l’êtes procurée.
— Cela ne vous regarde pas, rétorqua-t-elle.
— En effet. Et ce n’est pas non plus mon problème si vous ne passez pas de l’autre côté du mur pour aller récupérer votre fils, madame Blue.
Pendant un moment, elle eut le souffle coupé ; elle n’arrivait plus qu’à déglutir. La peur l’étranglait et elle ne pouvait plus parler. Elle finit par dire :
— Ce n’est pas mon nom.
Ce à quoi il répondit :
— Pourtant, c’est vous, non ?
Elle secoua la tête un peu trop rapidement et nia :
— Non, pas depuis qu’ils ont monté le mur. Je m’appelle Wilkes, et mon fils aussi, si vous avez besoin de lui donner un nom. (Les mots se bousculèrent ensuite dans sa bouche, mais elle ne put les arrêter.) Il pense que son père est innocent et, là-dessus, vous avez raison, il est un peu stupide. Il est allé à l’intérieur parce qu’il voulait le prouver.
— Est-ce qu’il le peut ?
— Non, répondit-elle. Parce que ce n’est pas le cas. Vous devez comprendre que Zeke n’est qu’un gamin. Il n’a rien écouté et je n’ai pas réussi à le convaincre. Il fallait qu’il aille voir par lui-même.
— D’accord, acquiesça-t-il. Il connaît la marque de Maynard, et il a trouvé un moyen pour entrer. J’imagine qu’il est passé par-dessous ?
— Oui. Mais le tremblement de terre de la nuit dernière a condamné l’ancien tunnel d’évacuation. Il ne peut plus sortir par là et je ne peux pas l’emprunter non plus. Maintenant, est-ce que vous allez m’aider à passer le mur ou pas ? Parce que, si vous ne comptez pas m’emmener, je vais devoir aller demander à quelqu’un d’autre.
Il prit son temps pour lui répondre. Pendant qu’il se décidait, il la dévisagea de la tête aux pieds d’une façon qui n’était pas vraiment insultante, mais sûrement pas flatteuse. Quelque chose l’obnubilait visiblement, mais Briar ne savait pas de quoi il s’agissait ni comment il avait deviné son identité si facilement. Elle ignorait également si Maynard pourrait lui être d’une quelconque aide à présent.
— Vous auriez dû commencer par là, lança Andan.
— Par quoi ?
— Par le fait que vous êtes la fille de Maynard. Pourquoi vous ne l’avez pas dit ?
Elle lui répondit :
— Parce que dire que c’est mon père, c’est aussi me positionner en tant que veuve de Blue. Je ne savais pas si le jeu en valait la chandelle.
— Je comprends, répondit-il.
Sur quoi il se leva. Il lui fallut quelques secondes pour se redresser car il avait beaucoup de centimètres à déplier.
Lorsqu’il fut debout sous le ventre du
— Vous avez peur de moi, maintenant ? demanda-t-il.
Il prit une paire de gants dans ses poches et commença à les enfiler sur ses immenses mains.
— Vous me le conseillez ? demanda-t-elle.
Il s’assura que le second gant était bien en place et se pencha pour récupérer la bouteille.
— Non, répondit-il. (Son regard fut à nouveau attiré par la boucle de ceinture.) Votre père portait ça.
— Il portait beaucoup de choses.
— Mais il n’a pas été enterré avec toutes. (Andan tendit à Briar une main qu’elle serra. Ses doigts se perdirent dans l’imposante poigne de l’homme.) Soyez la bienvenue à bord du
— Oui.
— Alors, le mieux que je puisse faire est de vous y préparer, je suppose. (Du pouce, il indiqua les chaudières au-dessus d’eux.) Les propulseurs seront chauds d’ici peu. Je peux vous emmener et vous faire passer de l’autre côté.
— Pour… Pour une dette ?
— Une vieille, et pas des moindres. J’étais enfermé au poste lorsque le Fléau s’est emparé du monde. Mon frère et moi avons ramené votre père chez lui. Il n’était pas obligé de faire ce qu’il a fait. (Il secoua à nouveau la tête.) Il ne nous devait rien. Mais il nous a fait sortir et, maintenant, mademoiselle Wilkes, si vous n’avez pas changé d’avis… Je vais vous faire entrer.
VIII
Zeke obéit à contrecœur aux ordres de Rudy ; il se tut et écouta. Sous eux, quelque part dans la rue, il crut entendre un frottement, un raclement. Mais il était impossible de distinguer quoi que ce soit et il se demanda si l’homme n’essayait pas simplement de lui faire peur.
— Je ne vois rien, dit-il.
— Tant mieux. Si tu les vois, c’est qu’il est probablement trop tard pour leur échapper.
— Leur ?
Rudy clarifia :
— Les Pourris. Tu en as déjà vu ?
— Oui, mentit Zeke. Plein.
— Plein ? Où as-tu pu en voir autant, là-bas, dans les Faubourgs ? Ça m’étonnerait que tu en aies seulement vu un ou deux, mais si c’est effectivement le cas, alors je suis un menteur et c’est parfait. Ici, il y en a vraiment beaucoup. Ils se promènent en meutes, comme des chiens. Et, d’après Minnericht, qui a essayé de les compter, il en existe au moins quelques milliers, tous entassés, avec nulle part où aller et rien à manger.
Zeke ne voulait pas que Rudy le voie frissonner ou avoir peur, alors il ironisa :
— Des milliers, hein ? Ça fait beaucoup. Mais qui est Minnericht, et combien de temps lui a-t-il fallu pour tous les compter ?
— Ne joue pas au plus fin avec moi, petit malin, lui lança Rudy avant de porter à nouveau la bouteille à sa bouche avec le geste futile de quelqu’un désirant boire mais ne le pouvant pas. J’essaie simplement d’être gentil et de te donner un coup de main. Si tu n’en veux pas, tu peux sauter dans la rue et aller jouer au loup avec les morts vivants pour voir si j’en ai quelque chose à faire. Laisse-moi te donner un indice : non !
— Je m’en fiche ! répondit Zeke, trop fort.
Et, quand Rudy quitta précipitamment la corniche, l’adolescent fit lui aussi un bond en arrière, tombant presque dans le trou où se trouvait l’échelle qui lui avait permis d’arriver jusqu’au toit.
L’homme remonta sa canne, qui semblait lourde, sous le menton de Zeke et gronda :
— La ferme ! Je ne le répéterai pas deux fois, parce que je n’aurai pas besoin de le faire. Si tu fais du boucan et que ça rameute les Pourris, je te jette dans la rue moi-même. Tu te mets en danger si tu veux, mais tu ne m’embarques pas avec toi. Je profitais d’un peu de paix et de tranquillité avant que tu arrives et, si tu me les enlèves, je t’arrache la tête.
Sans quitter Rudy du regard, Zeke farfouilla dans son sac, tentant de remettre la main sur son revolver. D’un coup de poignet rapide, l’homme se servit de sa canne pour enlever la bandoulière de l’épaule du garçon et expédia ainsi le sac au sol.
— Tu n’es plus dans les Faubourgs, petit. Si tu fais l’andouille là-bas, tu peux prendre un coup de bâton ou un poing dans la mâchoire. Mais si tu cherches les ennuis ici, tu finiras bouffé par les Pourris avant l’aube.
— Il reste encore du temps avant que le soleil se lève demain, dit Zeke d’une voix entrecoupée, la pointe de la canne appuyée contre sa gorge.
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Et, maintenant, tu baisses le ton sinon ça va aller mal.
— C’est déjà le cas, rétorqua-t-il.
Rudy dégagea sa canne en grommelant. Il la reposa au sol et s’appuya dessus, prenant appui sur le pommeau. De l’autre, il tenait toujours la bouteille, même si celle-ci était complètement vide.
— Je ne sais même pas pourquoi je m’en mêle, grogna-t-il en reculant. Tu veux aller la voir cette maison, oui ou non ?
— Oui !
— Alors, si tu veux vivre suffisamment longtemps pour pouvoir poser les yeux dessus, tu vas devoir suivre mes règles. C’est compris ? Tu vas parler doucement ou garder la bouche fermée tant que je n’ai pas dit que tu pouvais parler. Et tu restes près de moi. Je ne rigole pas et je n’essaie pas de te faire peur lorsque je dis que c’est dangereux. Pour être franc, je ne pense pas que tu survivrais une heure livré à toi-même. Tu peux essayer si tu veux, je ne t’arrêterai pas. Mais tu ferais mieux de rester collé à moi. C’est toi qui vois.
Zeke ramassa son sac et le serra contre lui tout en réfléchissant à ce qu’il devait faire. Il y avait beaucoup de choses qui ne lui plaisaient pas dans cet arrangement.
Tout d’abord, il n’avait pas l’habitude que quiconque lui dicte sa conduite, d’autant plus s’il s’agissait d’un étranger qui avait déjà l’air ivre et semblait prêt à l’être encore plus dès que l’occasion se présenterait. Ensuite, il avait de sérieux doutes sur les raisons qui poussaient cet homme à l’aider après l’avoir d’abord accueilli en le menaçant. Il ne faisait pas confiance à Rudy et ne croyait pas la moitié de ce que celui-ci avait pu lui raconter.
Et enfin, il ne l’aimait pas.
Il regarda vers le bas depuis le toit et ne vit que l’air qui tournoyait en arborant une couleur entre la suie et le citron pourrissant ; et lorsqu’il leva la tête vers les bâtiments plus élevés et rencontra les yeux brillants de centaines d’oiseaux noirs qui l’observaient avec circonspection… il ne se sentit plus aussi catégorique dans sa décision de voyager seul.
— Ces corbeaux, dit-il lentement, ils sont là depuis le début ?
— Oui, répondit Rudy. (Il retourna sa bouteille et versa les dernières gouttes sur le côté du bâtiment, puis la mit de côté.) Ils sont les dieux de cet endroit, si tant est qu’il y ait des dieux.
Zeke observa les corniches, fenêtres et avancées architecturales où luisaient les plumes noir bleuté et les yeux globuleux dans la faible lumière.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Rudy se dirigea vers la passerelle la plus proche et grimpa sur la corniche adjacente. D’un geste de la main, il suggéra à Zeke de lui emboîter le pas et clarifia ses propos :
— Ils sont partout, et ils voient tout. Parfois ils sont utiles, et d’autres fois ils attaquent. On ne sait jamais ce qu’ils vont faire, ni pourquoi. On ne les comprend pas et on n’est pas bien sûr de les aimer. Mais on n’a pas le choix, dit-il en haussant les épaules. Tu viens ou pas ?
— J’arrive, répondit Zeke sans pour autant suivre son guide.
Quelque chose l’empêchait de bouger les pieds, et il lui fut impossible de deviner ce que c’était avant que le bâtiment se mette à trembler sous lui.
— Rudy ? l’interrogea-t-il, comme si l’homme était responsable de la secousse et devait l’arrêter.
Les vibrations s’accentuèrent et se rapprochèrent, et Rudy répondit :
— C’est un tremblement de terre, petit, c’est tout. Accroche-toi.
— À quoi ?
— N’importe quoi.
Zeke s’écarta du trou dans le toit et se réfugia dans l’angle, près de l’endroit où Rudy se tapissait et s’accrochait, en attendant que ça passe. L’adolescent attendit également, s’agrippant au mur, priant pour que les choses n’empirent pas et que le bâtiment sur lequel il était agenouillé continue de résister.
— Il suffit d’attendre que ça passe, annonça Rudy.
S’il n’avait pas l’air complètement confiant, il ne semblait pas non plus étonné. Il s’arc-bouta contre les briques et tendit une main pour attraper Zeke.
Celui-ci n’eut pas le sentiment d’être davantage en sécurité, mais la présence de l’homme le réconfortait malgré tout. Il prit sa main et se rapprocha de lui et du mur. Lorsque le tremblement assourdissant atteignit son apogée, le garçon ferma les yeux parce qu’il ne sut que faire d’autre.
— Premier séisme ? demanda Rudy d’un ton badin, sans pour autant relâcher la pression qu’il exerçait sur le bras de Zeke.
— De cette ampleur, oui, répondit le garçon.
Comme ses dents s’entrechoquaient quand il essayait de parler, il ferma la bouche.
Et ce fut terminé, de façon presque aussi soudaine que cela avait débuté. Les ondes puissantes ne s’arrêtèrent pas d’un seul coup, mais elles diminuèrent nettement, puis se réduisirent à un frémissement, pour finir par ne plus être qu’un léger frisson.
Cela avait duré en tout et pour tout deux minutes.
Zeke avait les jambes en compote. Il tenta de se redresser en s’aidant du mur et du bras de Rudy et arriva tant bien que mal à se mettre debout. Ses genoux faillirent céder, mais il arriva à les bloquer. Il se tenait bien droit, sur le qui-vive, sachant très bien que le vacarme et les secousses pouvaient reprendre d’un moment à l’autre.
Mais rien ne se passa.
Le bruit s’était tu et le formidable grondement avait laissé place au crépitement des vieilles briques qui s’ajustaient et à l’effritement de la maçonnerie.
— C’était… c’était… balbutia Zeke.
— Un tremblement de terre, c’est tout. Ne fais pas une montagne d’un séisme de rien du tout.
— Je n’en avais jamais connu d’aussi fort avant.
— Eh bien maintenant, c’est fait, répondit Rudy. Mais celui-ci n’était pas si impressionnant que ça. On l’a sans doute ressenti plus fort parce qu’on est en hauteur. Quoi qu’il en soit, il va falloir se dépêcher. Il est possible que les tunnels se soient effondrés et que l’on doive improviser un nouveau trajet. On va voir.
Il s’examina de la tête aux pieds, vérifia sa canne et arrangea son manteau avant de reprendre :
— Tu peux laisser ta lanterne ici. En fait, je te le conseille. Il y a des lumières installées un peu partout et tu risques de perdre celle-ci ou de l’oublier quelque part. En plus, on va bientôt devoir descendre au niveau de la rue, et elle ne fera qu’attirer le genre d’attention que l’on veut éviter à tout prix.
— Je ne la laisse pas.
— Alors, éteins-la ! Je ne te laisse pas le choix, fiston. Je te préviens que je ne descends pas avec toi si tu ne le fais pas. Regarde, tu n’as qu’à la laisser là, dans le coin. Tu pourras la récupérer au retour.
Zeke obéit à contrecœur et abandonna la lanterne dans l’angle le plus proche, puis la recouvrit de ce qu’il trouva pour la camoufler.
— Personne ne risque de la prendre ?
— Ça m’étonnerait, répondit Rudy. Maintenant, viens. Il n’y a déjà pas beaucoup de lumière naturelle ici, on n’a pas de temps à perdre. Ça fait une trotte d’ici à l’ancienne maison de tes parents.
Zeke grimpa précautionneusement sur la corniche pour le suivre. Qu’un homme qui boite emprunte la fragile passerelle l’inquiétait, toutefois l’étrange empilement de planches et d’éléments de récupération grinça mais ne ploya pas sous leur poids.
Il était bien content de ne pas pouvoir voir loin en dessous de lui, mais il ne put s’empêcher de demander :
— À quelle hauteur sommes-nous ?
— Quelques étages. On va d’abord monter avant de redescendre. J’espère que tu n’as rien contre l’altitude.
— Non, monsieur, répondit Zeke. Grimper ne me fait pas peur.
— Tant mieux, parce que tu vas en avoir pour ton argent.
Ils traversèrent furtivement la passerelle pour atteindre une fenêtre de l’immeuble voisin. Les planches semblaient s’y arrêter net, mais Rudy poussa un levier et une ouverture se fit pour les laisser passer. Ils entrèrent alors dans une obscurité profonde et humide, tout à fait comparable à l’atmosphère de la boulangerie lorsque Zeke était arrivé à l’intérieur de la ville.
— Où sommes-nous ? murmura-t-il.
Rudy frotta une allumette et alluma une bougie.
— Tu veux mon avis ? En enfer.
IX
Lorsque Andan Cly avait dit « maintenant », il aurait fallu comprendre « lorsque le reste de l’équipage sera revenu ». Mais il avait assuré à Briar qu’il ne faudrait pas compter plus d’une heure et que, de toute façon, si elle trouvait une meilleure offre, elle ne devait pas hésiter à l’accepter. Il l’invita à monter dans la cabine et à s’y mettre à l’aise, en précisant toutefois qu’il apprécierait qu’elle ne touche à rien.
Cly resta à l’extérieur pour vérifier les jauges et tripoter les boutons.
Briar grimpa par l’échelle en corde, passa à travers la trappe et arriva à un compartiment qui était étonnamment spacieux, ou peut-être qu’il en avait simplement l’air parce qu’il était presque vide. D’immenses sacs flasques pendaient du plafond depuis des rails qui s’abaissaient et s’ajustaient à l’aide de poulies ; et sur les bords, à l’avant comme à l’arrière, étaient disposés des tonneaux et des caisses empilés jusqu’au plafond. Mais au centre, le sol était dégagé et des lampes-tempête étaient suspendues à des charnières, comme des lanternes de bateau, tout en haut des cloisons, là où elles ne risquaient pas d’être ébranlées ou renversées. À l’intérieur, Briar distingua de petites ampoules traversées par de gros filaments jaunes incandescents à la place des flammes. Elle se demanda où Cly se les était procurées.
Tout à droite, après l’échelle, il y avait quelques marches en bois contre le mur. Briar les gravit également. Une fois au sommet, elle se retrouva dans une salle remplie de tuyaux, de boutons et de leviers. Les trois quarts des murs étaient en fait constitués d’un verre épais, opaque à certains endroits car il avait été éraflé, abîmé et martelé depuis l’extérieur. Mais il ne présentait pas de fissure et, lorsqu’elle le tapota avec son ongle, il émit un bruit sourd plutôt qu’un tintement.
Le poste de commande principal comportait des leviers plus longs que son avant-bras ainsi que des voyants lumineux qui clignotaient sur la console du capitaine. Des pédales sortaient du sol et des poignées descendaient de panneaux installés en hauteur.
Pour des raisons qu’elle était incapable d’expliquer, Briar eut soudain la certitude angoissante qu’elle était observée. Elle se tint immobile et regarda loin devant elle par la vitre. Derrière elle, il n’y avait aucun bruit, pas même une respiration ou le bruit d’un pas. Les escaliers en bois n’avaient pas craqué. Pourtant, elle restait convaincue qu’elle n’était pas seule.
— Fang ! appela Cly de l’extérieur.
Briar sursauta en entendant le cri, et se retourna.
Un homme se tenait là, si près qu’il aurait pu la toucher s’il l’avait voulu.
— Il y a une femme là-dedans. Essaie de ne pas lui coller la peur de sa vie !
Fang était un petit homme, à peu près de la même taille que Briar. Plus fluet qu’elle, il ne paraissait toutefois ni fragile ni faible. Sa chevelure noire était si sombre qu’elle arborait des reflets bleus. Il l’avait rasée sur une bonne partie du crâne à partir du front et avait réuni le reste de ses cheveux en une queue-de-cheval placée haut sur sa tête.
— Bonjour, dit-elle.
Il n’eut aucune réaction, à l’exception d’un léger clignement de ses yeux bridés couloir noisette.
Cly passa sa grosse tête par la trappe.
— Désolé, lança-t-il à Briar, j’aurais dû vous prévenir. Fang n’est pas méchant, mais c’est le plus silencieux salopard qu’il m’ait été donné de rencontrer.
— Est-ce qu’il… commença-t-elle, mais elle s’interrompit par peur d’être impolie et s’adressa à l’homme qui portait un pantalon ample et une veste chinoise.
— Vous parlez anglais ?
Le capitaine répondit à sa place.
— Il ne parle rien du tout. Quelqu’un lui a coupé la langue, je ne sais pas qui ni pourquoi. Cela ne l’empêche pas de comprendre beaucoup de choses. L’anglais, le français, le chinois, le portugais et Dieu sait quoi d’autre.
Fang s’éloigna de Briar et posa une sacoche en tissu sur un siège à gauche. Il en retira une casquette d’aviateur qu’il plaça sur sa tête. Un large trou y avait été découpé pour lui permettre de glisser sa queue-de-cheval.
— Ne vous préoccupez pas de lui, insista Cly. C’est un bon gars.
— Vous savez ce que veut dire Fang en anglais ? demanda Briar.
Cly grimpa les marches en s’accroupissant. Il était trop grand pour se redresser de toute sa hauteur dans sa propre cabine.
— Tout ce que je sais, c’est que c’est bien son nom. À Chinatown, en Californie, une vieille femme m’a dit que cela voulait dire honnête et droit, et qu’il n’y avait aucun rapport avec la signification en anglais. Je suis bien obligé de la croire.
— Hors de mon chemin ! ordonna une autre voix.
— Tu as la place de passer, répondit Cly sans regarder.
Un autre homme, souriant et légèrement enrobé, surgit de la trappe. Il portait un chapeau en fourrure noire avec des rabats qui lui couvraient les oreilles et un manteau en cuir marron fermé par des boutons en laiton dépareillés.
— Rodimer, voici mademoiselle Wilkes. Mademoiselle Wilkes, je vous présente Rodimer. Ignorez-le.
— M’ignorer ? répondit l’homme en feignant d’être vexé, faute d’arriver à faire comme s’il ne s’intéressait pas à elle. Croyez-moi, je serais prêt à prier pour que ça ne soit pas le cas !
Il se saisit d’une des mains de Briar et y déposa un baiser sec et élaboré.
— Ne vous inquiétez pas, le rassura-t-elle, en récupérant sa main. Est-ce que tout le monde est là ? demanda-t-elle à Cly.
— Oui, tout le monde est là. Si je transportais quelqu’un d’autre, il n’y aurait plus assez de place pour la marchandise. Fang, va vérifier les cordages ! Rodimer, les chaudières sont à la bonne température et prêtes au décollage.
— Tu as vérifié le niveau d’hydrogène ?
— J’ai fait le plein à Bradenton. Ça devrait être bon pour quelques voyages.
— La fuite a été colmatée ?
— Oui, elle l’est, acquiesça Cly.
Puis, s’adressant à Briar :
—
Elle reconnut que non.
— Mais ça va aller, lui dit-elle.
— Il vaut mieux. Si vous vomissez, vous nettoyez. C’est d’accord ?
— C’est d’accord. Est-ce que je dois m’asseoir quelque part ?
Il passa en revue l’étroite cabine et, ne voyant rien qui semblait confortable, lui lança :
— En général, nous ne prenons pas de passager. Désolé, mais il n’y a pas de première classe dans ce coucou. Attrapez une caisse et accrochez-vous si vous voulez voir dehors. Sinon (il secoua son immense bras en indiquant une petite porte ronde à l’arrière du dirigeable) il y a des couchettes. De simples hamacs. Aucun n’est prévu pour une femme, mais vous pouvez vous installer là-bas. Est-ce que vous êtes malade quand vous voyagez ?
— Non.
— Je vous demanderais d’en être absolument sûre avant de vous allonger là-bas.
Elle le coupa avant qu’il puisse en rajouter.
— Je ne suis pas malade. En plus, je veux rester ici, je veux voir.
— Mettez-vous à l’aise, répondit-il.
Il s’empara d’une lourde caisse et la traîna pour la placer contre la cloison la plus proche.
— Nous allons mettre à peu près une heure pour arriver jusqu’au mur, puis il faudra compter une demi-heure supplémentaire avant de pouvoir vous larguer. Je vais essayer de vous trouver un lieu… enfin, il n’y a pas d’endroit sûr, là-bas, mais…
Rodimer se redressa et tourna vivement la tête vers Briar.
— Vous allez à l’intérieur ? demanda-t-il, sur un ton délibérément trop mélodieux pour un homme de cette taille et de cette corpulence. Bon Dieu, Cly, tu vas abandonner la dame de l’autre côté du mur ?
— La dame s’est montrée très persuasive.
Il la regarda du coin de l’œil.
— Mademoiselle Wilkes, répéta lentement Rodimer, comme si le nom n’avait pas eu de signification pour lui lorsqu’il l’avait entendu la première fois, mais en prenait soudainement une. Mademoiselle Wilkes, la ville emmurée n’est pas un endroit pour…
— Pour une femme, oui, on me l’a déjà dit. Vous n’êtes pas le premier, mais j’apprécierais que vous n’abordiez plus le sujet. Je dois aller à l’intérieur, j’irai, et le capitaine Cly est assez gentil pour accepter de m’aider.
Rodimer pinça les lèvres, secoua la tête et se concentra sur la console qui se trouvait devant lui.
— Comme vous voulez, madame, mais c’est vraiment dommage, si vous me permettez ce commentaire.
— Dites-le si vous voulez, répondit-elle, mais ne m’enterrez pas trop tôt. Je serai sortie mardi prochain.
Cly ajouta :
— Hainey a proposé de la récupérer lors de sa prochaine expédition. Si elle arrive à tenir jusque-là, elle sera entre de bonnes mains.
— Ça ne me plaît pas, grommela Rodimer. Ça ne se fait pas de laisser une dame dans cette ville.
— Peut-être pas, en effet, marmonna Cly en prenant place à son poste, mais, quand Fang sera revenu, nous décollerons et elle ne fera pas le trajet de retour avec nous, à moins de changer d’avis. Tire le monte-charge avant, d’accord ?
— Oui, chef.
Le second se pencha et tira d’un coup sec sur l’un des leviers. Quelque part au-dessus de leurs têtes, quelque chose de lourd se dégagea et s’enclencha ailleurs. Le bruit métallique de cette opération résonna dans la cabine. Le capitaine attrapa un loquet et ramena une barre de dérive vers sa poitrine.
— Mademoiselle Wilkes, il y a un filet à marchandises fixé au mur derrière vous. Vous pouvez vous y accrocher si besoin. Passez-y le bras ou faites comme bon vous semble. Essayez de trouver une position stable.
— Ça va secouer ?
— Non, pas trop, je ne crois pas. Le temps est assez calme, mais il y a des courants d’air autour des murs. Ils sont suffisamment en hauteur pour que le vent des montagnes vienne s’en mêler. De temps en temps, nous avons une petite surprise.
Fang apparut dans la cabine avec le même silence inquiétant qu’auparavant. Cette fois, Briar ne broncha pas et le Chinois muet ne lui prêta pas particulièrement attention.
Une légère inclinaison du plancher signala que le dirigeable se mettait en mouvement. Des branches raclèrent la coque dans un bruit strident alors que le
L’ensemble de l’opération se déroula plus silencieusement que Briar ne s’y attendait. En dehors du craquement des cordages, de l’étirement des jointures en métal et du glissement des caisses vides à l’étage d’en dessous, il n’y eut pas beaucoup de bruit.
Mais alors Cly tira entre ses genoux un levier de commande qui se terminait par une sorte de volant et bascula trois interrupteurs qui se trouvaient sur le côté. À ce moment-là, la cabine se remplit du sifflement impétueux de la vapeur passant des chaudières aux tuyaux, puis déferlant dans les propulseurs qui allaient permettre de diriger le ballon entre les nuages. En même temps que le bruit, il y eut une légère embardée qui fit remonter l’embarcation vers l’est, et le
Une fois à la bonne altitude, le ballon se déplaça en douceur vers l’avant, régulièrement poussé par les propulseurs à vapeur. Briar se leva de son siège au bord de la cabine et alla se poster derrière le capitaine pour pouvoir regarder le monde qui s’étendait à l’extérieur et sous ses pieds.
À cette hauteur, ils pouvaient toujours distinguer les bateaux et ferrys qui voguaient lentement sur l’océan et, lorsqu’ils franchirent la frontière entre l’eau et la terre, Briar se rendit compte qu’elle était capable de reconnaître les quartiers et même les rues. Le complexe de l’usine de traitement des eaux se déployait de façon irrégulière le long du rivage. Les collines basses et les crêtes pentues étaient parsemées de maisons. Ici et là, de grands chevaux tiraient les charrettes d’eau d’un secteur à un autre et effectuaient les livraisons hebdomadaires.
Elle chercha sans succès sa propre maison.
En un rien de temps, le mur de Seattle se dressa devant eux, menaçant, incurvé, nu et gris au-dessus des quartiers des Faubourgs. Le
Briar fut sur le point de poser une question, mais Cly anticipa :
— À cette époque de l’année, les transports réguliers ne s’approchent pas autant de la ville. Tout le monde emprunte le col nord qui la contourne, par les montagnes. Si nous faisons mine de plonger là, ça se remarquera.
— Et alors ? demanda-t-elle.
— Quoi alors ?
— Si on vous remarque, je veux dire, qu’est-ce qui peut se passer ?
Fang, Cly et Rodimer échangèrent des regards lourds de sens.
Elle répondit à leur place :
— Vous n’êtes pas sûrs, mais vous préférez ne pas le savoir.
— C’est plus ou moins ça, lança Cly par-dessus son épaule. Le ciel n’est pas encore réglementé comme les routes. Cela viendra, j’en suis sûr ; mais pour le moment, la seule force qui fait la loi dans les airs est occupée par la guerre à l’est. J’ai déjà vu quelques aéronefs officiels, de temps en temps, mais j’ai plutôt eu l’impression qu’il s’agissait de vaisseaux de guerre déserteurs. Je ne pense pas qu’ils étaient de sortie pour contrôler qui que ce soit, où que ce soit. Nous avons bien plus à craindre de la part d’autres pirates de l’air, si vous voulez tout savoir.
— Des vaisseaux de guerre déserteurs ? Comme celui de Croggon Hainey ? demanda-t-elle.
— Exactement, oui. Je ne suis pas sûr qu’il ait fait le bon choix en volant un jouet au camp des perdants, mais…
— Ils n’ont pas encore perdu, coupa Rodimer.
— Ça fait dix ans qu’ils perdent. À ce point, ce serait mieux pour tout le monde qu’ils trouvent un bon accord avant de se rendre.
Rodimer enfonça une pédale avec son pied et bascula un commutateur d’un revers de la main.
— C’est un miracle que les États confédérés aient tenu si longtemps. S’il n’y avait pas eu cette histoire de chemin de fer…
— Oui, je sais, s’il n’y avait pas eu un million de choses, cela ferait des années qu’ils auraient été écrasés. Mais ils ne le sont pas encore et Dieu seul sait pendant combien de temps ils continueront à tenir leur position, regretta Cly.
Briar demanda :
— Qu’est-ce que ça peut vous faire, de toute façon ?
— Pas grand-chose, répondit-il, si ce n’est que j’aimerais voir le pays intégrer Washington et qu’il y ait un peu d’argent américain qui arrive ici. Pour nettoyer le désordre qui règne dans cette ville, si possible. Il n’y a plus d’or au Klondike, si tant est qu’il y en ait jamais eu. Alors, quoi qu’il se passe, il n’y a plus assez d’argent dans cette région pour les intéresser.
Il tendit la main vers la vitre qui se trouvait à sa droite et, montrant le mur en dessous d’eux :
— Quelqu’un doit faire quelque chose. Et le Ciel m’est témoin que personne en bas n’a le début d’une idée sur la façon de régler le problème.
Son second secoua la tête.
— Mais nous en tirons un bon profit, comme beaucoup d’autres gens.
— Il existe de meilleurs moyens pour gagner sa vie, des méthodes plus honnêtes.
La voix de Cly laissait transparaître une étrange menace et ni Briar ni Rodimer n’osèrent poursuivre le sujet.
Toutefois, elle pensait avoir compris. Elle détourna la discussion.
— Qu’est-ce que vous disiez sur les pirates de l’air ?
— Rien, sauf qu’on peut en rencontrer. Mais il n’y en a pas beaucoup par ici, en général. Rares sont les aviateurs qui ont assez de cran pour plonger dans le gaz. De l’avis de certains d’entre nous, nous faisons une faveur aux Faubourgs en emportant un peu de cette substance. Vous savez, il y en a toujours qui s’échappe du trou. Il remplit la ville emmurée, comme un gros saladier. Ce que nous écrémons du dessus permet de diminuer un peu le problème.
— À condition d’oublier ce que l’on en fait, rétorqua Briar.
— Ça ne dépend pas de moi et ce n’est pas mon problème, répondit Cly, ne semblant toutefois pas énervé par sa remarque.
Elle ne dit rien, car elle était fatiguée de se battre.
— Est-ce que nous sommes bientôt arrivés ? demanda-t-elle.
Le
— Nous y sommes. Fang ?
Fang se leva de son siège et disparut par les marches en bois. Quelques secondes plus tard, le bruit de gros objets roulant et basculant se fit entendre, puis il y eut un léger plongeon et une embardée alors que le dirigeable trouvait son équilibre. Lorsqu’il s’arrêta de bouger, Fang réapparut dans la cabine. Il portait un masque à gaz et des gants en cuir si épais qu’il pouvait à peine replier les doigts.
Il fit un signe de tête à Cly et Rodimer, qui le lui rendirent.
Le capitaine lança à Briar :
— Vous avez votre masque, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Mettez-le.
— Déjà ?
Elle attrapa sa sacoche et en sortit l’objet. Le fouillis de boucles et de sangles était encombrant, mais elle démêla le tout et le plaça sur son visage.
— Oui, déjà. Fang a ouvert les portes de la soute et nous a ancrés au mur. Le gaz est trop lourd pour monter rapidement jusqu’ici, mais il trouvera son chemin jusqu’à la cabine une fois que nous nous serons mis à bouger.
— Pourquoi est-ce que vous vous êtes ancrés au mur ?
— Pour rester stables. J’ai déjà évoqué les courants d’air. Même si le temps est calme, il y a toujours la possibilité qu’une bourrasque nous soulève et nous rabatte dans les quartiers contaminés. Alors, nous attachons le ballon avec une corde de quelques centaines de mètres. Ensuite nous dérivons au-dessus de la ville, comme un bateau qui quitterait le quai.
Il se détacha de son siège et repoussa le levier pour libérer ses genoux. Il se releva, s’étira et, au dernier moment, pensa à ne pas se redresser entièrement pour ne pas se cogner le front contre la vitre.
— Bien, dit-il. Nous allons descendre les sacs vides et lancer les propulseurs à plein régime. Ils vont nous renvoyer vers le mur en tirant les sacs derrière nous. Ces derniers se rempliront à une vitesse impressionnante. La puissance des moteurs nous permettra de remonter car, comme je l’ai déjà dit, le gaz est plus lourd qu’il n’y paraît. Il nous faudra une forte poussée pour pouvoir nous élever à une bonne altitude.
Briar régla son masque, maintenu sur son crâne grâce à des lanières, puis elle le releva au-dessus de ses yeux pour pouvoir parler.
— Donc, en gros, vous dérivez à la surface du gaz, descendez les sacs et vous propulsez à nouveau hors de la ville.
— En gros, oui, répondit-il. Lorsque nous aurons fini de dériver, je vous placerai au-dessus des conduits d’aération. Vous devrez soit descendre, soit vous laisser glisser à l’intérieur. Je vous recommande une combinaison des deux. Sortez les pieds et les mains pour ralentir votre chute. Ils sont assez longs et je n’ai aucune idée de ce que vous allez trouver en bas.
— Aucune idée du tout ?
Elle tenait toujours la protection au-dessus de ses yeux, réticente à se couper des autres en s’en recouvrant le visage.
Il se frotta la tempe et enfila un gros masque noir qui couvrait son nez et sa bouche. Une fois qu’il eut serré les sangles et ajusté la position, sa voix se transforma en un murmure étouffé.
— J’imagine que, si je vous fais glisser par un tube, il y a de grandes chances pour que vous atterrissiez dans une salle de pompage de l’air. Je ne sais pas à quoi ça ressemble, je n’en ai jamais vu personnellement. Tout ce dont je suis sûr, c’est que c’est ainsi qu’ils aspirent l’air frais.
Rodimer avait lui aussi enfilé son masque sur son visage rond et Briar était donc la seule à ne pas être protégée. Elle pouvait déjà sentir le Fléau, puissant et âpre, monter par la trappe, et elle savait qu’il fallait se prémunir. Ce qu’elle fit.
Mais le masque était horrible. Il lui allait, mais pas très bien. Le joint autour de son visage s’enfonçait dans sa chair et le poids de l’objet qui tirait sur son front et ses joues la surprit. Elle régla la sangle par-dessus ses cheveux, en évitant le plus possible que celle-ci lui fasse mal en tirant sur des mèches. À l’intérieur, il y avait une odeur de caoutchouc et de brûlé. Chaque bouffée d’air était difficile à respirer et avait un mauvais goût.
— Qu’est-ce que c’est ? Un vieux MP80 ? demanda Cly en désignant le masque.
Elle acquiesça de la tête.
— Il date de l’évacuation.
— C’est un bon modèle, observa-t-il. Vous avez des filtres à charbon de rechange ?
— Non. Mais ces deux-là n’ont pas été utilisés très longtemps, ça devrait aller.
— Ça ira pendant un moment, une journée entière si vous avez de la chance. Attendez une minute.
Il glissa la main sous la console et en retira un carton rempli de disques de divers formats.
— Quelle taille font-ils ?
— Environ sept centimètres.
— Nous en avons. Voilà, prenez-en quelques-uns. Ils ne sont pas très lourds et ils peuvent vous être utiles très bientôt.
Il en choisit quatre et les contrôla en les plaçant l’un contre l’autre, puis en les inspectant sous la lumière qui traversait le parebrise. Satisfait de leur solidité, il les donna à Briar. Pendant qu’elle les rangeait dans sa sacoche, Cly poursuivit :
— Maintenant, écoutez. Ils ne vous permettront pas de tenir jusqu’à mardi. Je n’en ai pas assez pour vous équiper autant de temps. Vous allez devoir trouver des zones cloisonnées et remplies d’air. Il y en a. J’en suis certain. Mais je ne sais pas comment les trouver.
Briar ferma une nouvelle fois son sac, cognant le bas du masque à gaz contre sa clavicule en regardant vers le bas.
— Merci, lui dit-elle. Vous avez été très aimable et croyez bien que j’apprécie. Quand je serai en bas… à la maison… Je veux dire, mon ancienne maison, car je n’y ai pas vécu longtemps, je sais où il y a de l’argent, du vrai, et toutes sortes de… Je ne sais pas. Ce que je veux dire c’est que je trouverai un moyen de vous payer.
— Ne vous préoccupez pas de ça, répondit-il, sa voix rendue indéchiffrable derrière le masque. Contentez-vous de rester vivante, d’accord ? J’essaie moi-même de rembourser une dette en faisant ce que je fais, mais je ne la considérerai pas comme payée si vous allez là-dedans et que vous y restez.
— Je ferai de mon mieux, promit-elle. Et maintenant, montrezmoi la sortie, et laissez-moi aller chercher mon fils.
— Oui, madame, répondit-il, et il désigna les marches derrière elle, puis une ouverture vers le bas.
Il était difficile de descendre les échelons avec le masque qui cognait contre chaque barreau. Briar avait du mal à voir à travers les verres ronds et lourds qui diminuaient sa vision périphérique. L’odeur la rendait déjà malade, mais elle n’y pouvait rien, alors elle essaya de faire comme si elle voyait sans problème et respirait facilement, comme si sa tête n’était pas serrée dans un étau.
En bas, dans la soute à marchandises, Fang était en train de détacher les cales qui servaient de freins aux grands contenants sur leurs rails. Rodimer travaillait à l’autre bout de la pièce. Il ramassait les sacs dégonflés, protégés par un revêtement en caoutchouc, les tirait le long d’un rail, puis les jetait par la trappe ouverte.
Briar se déplaça lentement jusqu’au bord du trou et jeta un œil au gaz. Il n’y avait rien à voir et elle en fut saisie.
L’ouverture dans le plancher révélait un brouillard brunâtre qui tourbillonnait, obscurcissant tout à l’exception du sommet des bâtiments les plus hauts. Rien ne permettait de détecter les rues ou les quartiers situés en dessous, et il n’y avait pas trace de vie en dehors du croassement occasionnel d’un oiseau noir qui manifestait sa rancune au loin.
Mais, en regardant plus attentivement, Briar put déceler de minuscules détails ici et là, entre les nuages agités. Les contours d’un mât totémique apparurent dans la couche de gaz, puis s’évanouirent. Le clocher d’une église perça l’horrible brouillard, puis se perdit.
— Je croyais que vous aviez dit qu’il y avait des tubes d’aération ou…
C’est alors qu’elle le vit. Le ballon était calé contre lui, de sorte qu’elle ne pouvait l’apercevoir qu’en regardant vers le bas, sur le côté, et uniquement selon un certain angle. Le tube était d’un joli jaune clair, en partie recouvert de fientes d’oiseaux. Il se balançait un peu mais restait assez stable dans l’ensemble, soutenu par une étrange structure qui avait l’air fragile et l’entourait telle une armature sous une jupe. Briar n’arrivait pas à voir à quoi cette structure était attachée, mais elle l’était sans aucun doute, quelque part sous le brouillard, peut-être aux toits ou à ce qu’il restait des arbres.
L’extrémité du tube émergeait au-dessus de l’air empoisonné. Elle était suffisamment large pour permettre le passage de Briar, et même d’une seconde personne.
Elle tendit le cou pour la voir, en essayant de trouver le sommet.
— Nous allons devoir reprendre de l’altitude, expliqua Cly. Attendez une minute. Nous allons remonter de quelques mètres et nous serons alors suffisamment près pour que vous puissiez plonger. Le gaz est dense, il va nous soulever un petit peu avant que nous chargions.
— Plonger, répéta-t-elle en essayant de ne pas s’évanouir.
Sous elle, le monde tourbillonnait, blafard, aveugle et sans fond. Et, quelque part, caché dans ce brouillard, son fils de quinze ans était perdu et piégé. Il n’y avait personne d’autre que sa mère pour aller le récupérer là-dedans. Elle avait bien l’intention de le retrouver et de le ramener dans trois jours, à bord de la
Se concentrer sur cet objectif et se répéter que c’était une nécessité ne l’aida pas franchement à calmer les palpitations de son cœur.
— Vous avez changé d’avis ? demanda Rodimer.
Malgré son masque à gaz, Briar crut déceler une note d’espoir dans la question.
— Non, il n’y a personne d’autre pour aller le chercher. Seulement moi.
Mais elle ne pouvait pas détacher ses yeux du lugubre tourbillon sous le ballon.
Alors que le
Et soudain, ils se retrouvèrent au-dessus de l’ouverture… Tout juste assez proche pour que Briar puisse s’y accrocher. Elle tendit une main par la trappe ouverte et agrippa le rebord.
Le tube était rigide, mais étrangement lisse. Elle pensa qu’il pouvait s’agir de toile d’emballage enduite de cire, mais à travers les épaisses lentilles du masque, elle ne voyait pas suffisamment bien pour être plus précise. Il était muni de cerceaux de bois destinés à maintenir sa forme, et ceux-ci dessinaient des protubérances tous les mètres, lui donnant l’aspect d’un ver segmenté.
Finalement, le dirigeable arriva à la hauteur voulue et l’entrée du tube se retrouva juste devant eux.
Le capitaine annonça :
— C’est maintenant ou jamais, mademoiselle Wilkes.
Elle prit une profonde inspiration et en eut mal : il n’était pas aisé d’aspirer l’air à travers les filtres jusque dans ses poumons.
— Merci, répéta-t-elle.
— N’oubliez pas : quand vous serez dedans, tendez vos jambes et vos bras pour ralentir la chute.
— Je n’oublierai pas, répondit-elle.
Elle prit congé de Rodimer et Fang d’un signe de la tête et saisit le bord du tube.
Cly fit le tour de la trappe. Il entortilla son poignet dans un filet à marchandises et s’en servit pour rester stable.
— Allez-y, lui dit-il. Je vous tiens.
Même s’il ne la touchait pas, elle pouvait le sentir derrière elle, le bras tendu, prêt à l’empêcher de tomber là où il ne fallait pas. Puis il lui attrapa le coude.
Elle s’appuya contre lui tandis qu’elle levait la jambe et la faisait passer par-dessus le bord du conduit. Après une brève hésitation, elle quitta le
Elle ferma les yeux, mais les rouvrit rapidement, parce qu’il valait mieux voir même si le paysage lui donnait la nausée. Le conduit n’était pas aussi stable qu’il le paraissait et il penchait, ondoyait et s’agitait. Même si les mouvements étaient lents, ils étaient effroyablement loin du sol. Un écart d’un centimètre dans un sens ou un autre suffisait à lui couper le souffle.
À bord du
Ils étaient encore proches et le capitaine avait le bras suffisamment long pour pouvoir la ramener à bord si jamais elle en exprimait le souhait. La tentation était presque insoutenable.
Au lieu de remonter, elle lutta contre le tremblement qui agitait ses mains, et les déplaça l’une après l’autre, relâchant doucement le tube. Elle réussit à se redresser suffisamment pour faire pivoter ses hanches et ramener sa deuxième jambe de l’autre côté. Elle resta dans cette position un moment, comme si elle s’apprêtait à entrer dans une baignoire. Puis, après un dernier regard par-dessus son épaule, trop rapide pour lui laisser le temps de changer d’avis, elle s’élança dans la cavité noire et profonde du conduit d’aération.
La transition de la lumière sinistre et insipide du jour vers l’obscurité la plus totale fut brusque.
Elle s’efforça de tendre bras et jambes pour ralentir sa chute, mais elle comprit rapidement qu’elle devait se servir d’une main pour maintenir son masque pendant la descente, sans quoi celui-ci risquait d’être arraché par la formidable force du dangereux toboggan. Cela lui laissait donc deux jambes et un bras pour s’équilibrer. Trois étant moins pratique que quatre, Briar dégringola et culbuta, parfois la tête la première, d’autres fois les genoux ou les pieds en avant, le long du tube jaune et de ses cerceaux en bois.
Elle ne pouvait rien voir, et tout ce qu’elle touchait était dur, moite, et disparaissait à toute vitesse. Alors qu’elle chutait, un nouveau son devint de plus en plus distinct et fort. Il était difficile à isoler du fracas qui accompagnait sa descente, mais il était là, sorte de souffle en va et vient, comme si un immense monstre respirait au fond du trou, l’attendant la gueule béante.
Elle sentait qu’elle approchait du fond, sans pouvoir s’expliquer comment. Quoi qu’il en soit, elle effectua une dernière poussée désespérée pour ralentir la chute désordonnée de son corps : tête en haut, pieds en bas, bras droit allongé, jambes tendues.
Elle réussit enfin à s’arrêter lorsque ses bottes se posèrent sur un cerceau plus large et plus épais que ceux qu’elle avait frôlés tout au long de sa chute. Le tuyau aspira violemment ses vêtements, puis souffla dans l’autre sens, comme pris d’une longue toux. Briar remercia le Ciel de ne pas porter une jupe.
Au bout de dix secondes, le sens du souffle s’inversa et le tuyau se remit à aspirer.
Elle ne distinguait rien dans le trou noir comme de l’encre qui se trouvait sous ses pieds mais, entre les énormes inspirations du tube, elle entendait une machine gronder et d’imposantes pièces métalliques cliqueter les unes contre les autres.
L’air allait et venait en émettant des gémissements stridents, inspirant et expirant les cheveux de Briar, son manteau et sa sacoche. Son chapeau se soulevait comme un ballon, retenu par les sangles qui passaient sous son menton, par-dessus le masque.
Elle ne pouvait pas rester là éternellement, mais elle n’avait aucune idée de l’endroit où allait l’emmener une nouvelle chute. Une série de bruits métalliques qui rappelaient le jeu et le roulement d’immenses engrenages résonnait en même temps que la soufflerie : proche, mais pas assez pour être dangereux, lui sembla-t-il. Au point où elle en était, tous les dangers étaient relatifs.
Elle attendit une nouvelle aspiration pour écarter un pied du bord et plaquer son dos contre la toile. Elle tâtonna du pied, examinant l’obscurité par le toucher. Ne trouvant rien, elle se baissa un peu plus. Elle se servit de ses bras pour contrebalancer son poids, même lorsque la soufflerie du conduit essaya de la soulever et de la rejeter.
Elle se laissa glisser de quelques dizaines de centimètres supplémentaires, jusqu’à se retrouver suspendue la poitrine et les épaules au niveau du dernier cerceau robuste. La pointe de ses orteils ne reposait plus sur rien. À présent, elle ne pouvait plus atteindre le cerceau que du bout des doigts, alors elle dégagea ses bras et se laissa à nouveau légèrement glisser.
Voilà.
Ses pieds frottèrent contre quelque chose de mou. Le mouvement qu’elle exécutait en tâtonnant poussa l’objet sur le côté, mais elle toucha de nouveau quelque chose de petit et de flasque. Et ce qu’elle caressait du bout des bottes reposait sur quelque chose de ferme. Cette découverte fut suffisante pour qu’elle relâche sa prise et libère ainsi ses mains fatiguées.
La chute fut brève et Briar atterrit à quatre pattes.
Sous ses mains et ses genoux, des choses s’aplatirent en produisant une centaine de craquements étouffés et, lorsque le tube à air souffla de nouveau, elle sentit de petits débris légers qui voletaient dans ses cheveux. C’était des oiseaux. Morts. Certains sûrement depuis longtemps, ou du moins en arriva-t-elle à cette conclusion en sentant les becs cassants et les ailes démembrées et pourries qui battaient en suivant le mouvement de l’air. Elle était heureuse de ne rien pouvoir voir.
Briar se demanda pourquoi ils n’étaient pas expulsés hors du tube à chaque expiration. Mais en tâtant et en ressentant le mouvement de l’air, elle se dit que le coin où ils s’étaient amassés était peut-être hors de portée de la puissance de souffle du tube. Cela se confirma lorsqu’elle tenta de se relever et qu’elle se cogna la tête contre une saillie.
Elle avait atterri dans un coin protégé où pouvaient s’accumuler les détritus. Elle tendit les bras devant elle en restant accroupie de façon à ne pas se cogner une nouvelle fois et se mit à chercher les limites de la pièce.
Ses doigts butèrent contre un mur qui s’enfonça légèrement sous la pression, et elle réalisa alors qu’il n’était ni en brique ni en pierre. Il était plus épais que de la toile, davantage comme du cuir. Peut-être avait-il été fabriqué à partir de plusieurs couches collées ensemble ; elle ne pouvait cependant pas en être sûre. Mais elle s’appuya contre le mur et poursuivit son examen de haut en bas, à la recherche d’une ouverture ou d’un loquet.
Ne trouvant rien de la sorte, elle colla sa tête contre la paroi et fut presque certaine d’entendre des voix. Le mur était trop épais ou le son trop distant pour qu’elle arrive à reconnaître une langue ou des mots distincts, mais elle ne s’était pas trompée.
Elle se dit que c’était bon signe, que oui, il y avait des gens à l’intérieur de la ville et qu’ils y vivaient sans problème. Alors pourquoi Zeke n’y arriverait-il pas lui aussi ?
Mais elle ne put se résoudre à taper ou à crier pour le moment. Alors, elle resta où elle était, sur le sol jonché de cadavres de choses ailées, mortes depuis longtemps, et elle essaya d’en apprendre davantage sur ce qui pouvait l’attendre de l’autre côté. Elle ne pouvait pas rester là éternellement, dans ce cimetière recouvert de plumes. Il lui était impossible de faire comme si tout allait bien. Elle devait agir.
Il fallait au moins qu’elle sorte de l’obscurité.
Elle serra les poings et frappa contre la paroi légèrement flexible.
— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle. Est-ce que quelqu’un m’entend ? Il y a quelqu’un ? Je suis coincée à l’intérieur de cette… chose. Comment en sort-on ?
Peu de temps après, le dispositif grinçant de la machine qui inspirait et expirait se mit à ralentir, puis s’arrêta, et Briar distingua mieux les voix. Quelqu’un l’avait entendue et des gens discutaient fébrilement de l’autre côté du mur, mais elle n’arrivait pas à savoir s’ils étaient énervés ou ravis, surpris ou effrayés.
Elle tambourina contre la paroi et continua son appel insistant jusqu’à ce qu’un rai de lumière apparaisse derrière elle. Elle fit demitour, écrasant une petite carcasse sous ses pieds, et leva la main devant son masque. Le mince rayon blanc lui brûla les yeux, comme si elle faisait face au soleil.
Le contour d’une tête presque chauve se dessina à contre-jour.
La voix d’un homme prononça quelque chose à toute vitesse, de façon incompréhensible. Il faisait un geste de la main à Briar, l’invitant à sortir rapidement. À s’échapper de ce trou où s’empilaient les oiseaux morts.
Elle s’avança vers lui en titubant, les bras tendus.
— Aidez-moi, dit-elle doucement. Merci, oui. Sortez-moi de là.
Il lui prit la main et la tira dans une pièce remplie de feux soigneusement contrôlés. Elle cligna des yeux et fit la grimace face à la soudaine luminosité des charbons ardents et au mélange de fumée et de vapeur. Elle tourna la tête de gauche à droite, essayant de voir tous les angles que le masque lui cachait.
Derrière elle, sur la gauche, se trouvaient d’immenses soufflets. Une version gigantesque de ceux qui étaient d’ordinaire à côté des cheminées. Ils étaient reliés à une machine élaborée avec des engrenages dont les dents étaient aussi grosses que des pommes. Il y avait également une manivelle pour les actionner, certainement pour mettre les soufflets en mouvement. Mais elle était repliée sur le côté de l’engin et reposait là, comme si elle ne servait à actionner le dispositif qu’en dernier recours.
Plus loin sur le côté, un massif four à charbon, dont l’intérieur brûlant était rempli de braises, était très certainement la véritable source motrice. La porte en était ouverte et un homme équipé d’une pelle se tenait sur le côté. Quatre tuyaux de divers matériaux allaient et venaient des puissants soufflets : le conduit jaune par lequel Briar était descendue, un cylindre métallique qui était raccordé au four, un tube en toile bleue qui disparaissait dans une autre pièce et, enfin, un tuyau gris, ou peut-être blanc, qui partait dans le plafond.
Tout autour de Briar, des voix posaient des questions dans une langue qui lui était inconnue et des mains la saisissaient, touchant ses bras et son dos. Elle avait l’impression qu’il y avait une dizaine d’hommes, alors qu’ils n’étaient en réalité que trois ou quatre.
Ils étaient asiatiques, chinois, devina-t-elle, car deux d’entre eux s’étaient partiellement rasé la tête et avaient une queue-de-cheval, comme Fang. Couverts de sueur, portant de longs tabliers en cuir qui protégeaient leurs jambes et leurs poitrines nues, ils avaient des lunettes munies de lentilles teintées pour protéger leurs yeux des flammes qu’ils entretenaient.
Briar s’écarta d’eux et recula dans l’angle le plus proche qui ne comportait pas de four ou de foyer ouvert.
Les hommes avançaient, s’adressant toujours à elle dans cette langue qu’elle ne pouvait pas saisir, et Briar se souvint qu’elle avait un fusil. Elle l’attrapa dans son dos et mit le premier homme en joue, puis le deuxième, et le troisième, changeant régulièrement de cible. Elle pointa également son arme sur deux nouveaux arrivants qui étaient entrés dans la pièce pour voir quelle était la cause de toute cette agitation.
Même à travers le filtre à charbon de son masque, elle pouvait sentir la suie qui emplissait l’air. Elle se sentait étouffer, même si la fumée ne pouvait pas réellement l’atteindre. Elle en avait aussi les yeux qui pleuraient, même s’il n’y avait aucune raison à cela.
C’était trop et trop soudain. Les hommes masqués qui jacassaient sans relâche, avec leurs feux et leurs pelles, leurs engrenages et leurs seaux de charbon. L’obscurité dans la pièce était oppressante et tranchait avec l’intense luminosité des charbons ardents et des flammes jaunes. Toutes les ombres dansaient et se tordaient. Elles étaient sévères et effrayantes, et avaient l’air violentes sur les murs et les machines.
— N’approchez pas ! hurla Briar, à peine consciente qu’ils ne la comprenaient peut-être pas ou même qu’ils pouvaient ne pas très bien l’entendre à travers le masque.
Elle brandit le fusil, faisant de grands gestes.
Ils levèrent les mains et reculèrent, sans cesser pour autant de piailler. Qu’ils parlent ou non anglais, ils parlaient du fusil.
— Où est la sortie ? demanda-t-elle, au cas où quelqu’un la comprendrait tout de même. Sortir, comment je sors ?
Dans un angle, quelqu’un aboya une réponse qui ne tenait qu’en une syllabe, mais elle ne l’entendit pas bien. Elle tourna rapidement la tête pour voir qui avait parlé et découvrit un vieillard avec de longs cheveux blancs et une barbe pointue. Ses yeux étaient recouverts d’une pellicule blanche. Briar se rendit compte, même en dépit de la fièvre orange et noire de la salle aux soufflets, qu’il était aveugle.
Il leva un bras mince et indiqua un étroit couloir entre un four et une machine. Elle ne l’avait pas encore vu. Ce n’était qu’une tranche noire à peine aussi large qu’un tiroir, et cela semblait être le seul moyen pour entrer ou sortir.
— Je suis désolée, lui dit-elle. Je suis désolée, répéta-t-elle au reste du groupe sans pour autant baisser le fusil. Je suis désolée, redit-elle une dernière fois alors qu’elle se retournait et s’enfuyait rapidement dans le couloir.
Elle détala dans l’espace étroit. Au bout de quelques mètres, quelque chose lui gifla le visage, mais elle poursuivit son chemin en courant comme une folle dans une allée mieux éclairée où des bougies avaient été disposées dans les recoins. Elle regarda pardessus son épaule et vit de longues bandes de toile recouvertes de caoutchouc qui pendaient comme des rideaux, protégeant la voie de communication plus claire de la fumée et des étincelles.
Elle passait régulièrement à côté de fenêtres encastrées dans le mur à sa gauche qui étaient barricadées et calfeutrées de toile, de papier, de poix et de tout ce qui pouvait servir à isoler et maintenir l’horrible gaz à l’extérieur.
Briar haletait à l’intérieur du masque, luttant pour chaque bouffée d’air, mais elle ne pouvait pas s’arrêter alors que des hommes étaient peut-être à ses trousses et qu’elle n’avait aucune idée du lieu où elle se trouvait.
L’endroit lui semblait familier ; pas beaucoup, pas comme un endroit qu’elle avait souvent vu, mais elle y était certainement déjà venue dans de meilleures circonstances et sous des cieux plus cléments. Sa poitrine lui faisait mal, et ses coudes étaient un peu douloureux après sa descente chaotique dans le tube jaune ondoyant.
Elle n’avait qu’une seule idée en tête :
Le couloir s’ouvrit sur une grande pièce, vide à l’exception de tonneaux, de caisses et d’étagères remplis de toutes sortes de bizarreries. Il y avait également deux lanternes, une à chaque extrémité d’un long comptoir en bois. À présent, elle pouvait voir plus clairement, à l’exception des angles morts de son masque.
Elle tendit l’oreille mais n’entendit personne derrière elle. Alors elle ralentit et essaya de reprendre son souffle tout en passant en revue les caisses disposées d’un angle à l’autre de la pièce, avec leurs contenus inscrits au pochoir. Il lui était toutefois difficile de retrouver son calme. Elle se concentra pour aspirer l’air à travers les filtres. Cela lui demandait un certain effort, mais elle avait beau faire, les quelques bouffées n’étaient pas suffisantes. Elle n’osait pas retirer son masque, pas encore, pas alors que son objectif était de trouver la sortie jusque dans la rue, dans l’épaisseur du gaz. Elle se mit à lire les inscriptions sur les caisses, psalmodiant les mots comme s’ils étaient une prière.
— Toile. Poix traitée. Clous. Bouteilles. Verre.
Derrière elle, il y avait à présent des voix. Peut-être les mêmes ou d’autres.
Une grande porte en bois avec des panneaux en verre avait été renforcée et calfeutrée à l’aide d’épaisses couches noires de poix. Briar essaya de la pousser de l’épaule, mais elle ne bougea, ne couina ou ne fléchit même pas. À sa gauche, une fenêtre avait subi le même traitement. Elle était couverte de fines planches de bois assemblées hermétiquement.
À droite de la porte se trouvait un autre comptoir et, derrière lui, des marches descendaient vers un autre endroit lugubre, qui était toutefois éclairé par davantage de bougies.
Même en dépit du sifflement et de la pression du masque qui frottait sur ses cheveux, Briar pouvait entendre des bruits de pas. Les voix devenaient plus fortes, mais il n’y avait nulle part où s’enfuir ou se cacher. Elle avait le choix entre retourner dans le couloir rempli de Chinois qui étaient à ses trousses, ou descendre l’escalier et voir ce qui pouvait l’attendre dans les profondeurs.
— En bas, dit-elle dans le masque. C’est bon, je descends.
Et elle trébucha à moitié en dévalant les vieilles marches tordues et grinçantes.
X
Zeke suivit Rudy et sa faible et unique bougie sous le vieil hôtel qui jouxtait la boulangerie. Une fois au sous-sol, ils empruntèrent un autre tunnel renforcé à l’aide de tuyaux et de briques. Ils descendaient ; Zeke pouvait sentir la pente à chaque pas. Cela sembla durer des heures. Il se sentit finalement obligé de demander :
— Je pensais que nous devions monter sur la colline.
— On va y arriver, lui répondit Rudy. Mais, comme je l’ai dit, parfois il faut descendre pour monter.
— Mais je croyais que là où ils vivaient, il y avait principalement des maisons. Ma mère a dit que c’était un quartier résidentiel et elle m’a parlé de quelques-uns de leurs voisins. Nous n’arrêtons pas de passer sous ces grands bâtiments, ces hôtels et toutes ces choses, se plaignit-il.
— Ce n’est pas un hôtel que l’on vient de traverser, corrigea Rudy. C’est une église.
— Difficile à dire du dessous, rétorqua Zeke. Et quand est-ce qu’on pourra enlever ces masques ? Je croyais qu’il était censé y avoir de l’air respirable quelque part ici. C’est ce que m’a dit mon copain Rector.
Rudy le coupa :
— Chut ! Tu as entendu ?
— Entendu quoi ?
Ils se tenaient parfaitement immobiles, sous la rue, entre les murs humides et recouverts de moisissure et de saletés d’un tunnel. Au-dessus d’eux, une lucarne de verre laissait passer suffisamment de lumière pour pouvoir voir dans le couloir, et Zeke conclut avec surprise que la matinée devait être entamée. Il y avait ce type d’ouvertures un peu partout dans les chambres souterraines mais, entre deux, il y avait des endroits où l’obscurité enveloppait tout, créant des recoins où les tunnels étaient noirs comme de l’encre. Rudy et Zeke se déplaçaient dans ces zones sombres, comme si elles étaient des endroits sûrs où personne ne pouvait les voir et rien ne pouvait les atteindre.
De temps en temps, quelques gouttes d’eau résonnaient en s’écrasant au sol. Au-dessus, il y avait parfois le bruit de quelque chose qui bougeait au loin, hors de portée. Mais Zeke n’entendit rien à proximité.
— Qu’est-ce que je suis censé entendre ? demanda-t-il.
Rudy plissa les yeux derrière ses lunettes :
— Pendant une seconde, j’ai cru qu’on était suivis. On pourra enlever nos masques bientôt. On avance…
— Le long de la colline, oui, vous l’avez dit.
— Ce que
— Alors il y a des gens qui vivent là-bas, sur la colline ?
— Oui, bien sûr, oui, répondit l’homme, mais sa voix s’affaiblit car il écoutait à nouveau autre chose.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Ce sont des Pourris ? demanda Zeke en se mettant à farfouiller dans son sac.
Rudy secoua la tête et dit :
— Je ne crois pas, mais quelque chose cloche.
— Quelqu’un nous suit ?
— Tais-toi ! répondit-il sèchement. Quelque chose cloche.
Zeke fut le premier à la voir, la silhouette qui s’éloignait posément de la zone d’ombre la plus proche où rien ne pouvait les voir ni les atteindre. Elle ne semblait pas vraiment bouger, mais plutôt prendre forme en quelque chose qui faisait environ la même taille que lui, avec des vêtements dont un bouton renvoya un reflet de la lumière blanche provenant de la lucarne au-dessus. La forme se précisa des pieds à la tête. Il détecta la courbe des bottes et les plis ratatinés d’un pantalon avachi, ainsi que des genoux fléchis qui semblaient vouloir se redresser. Les revers d’une veste, les coutures d’une chemise et, pour finir, un profil aussi discordant que distinct.
Zeke retint son souffle, ce qui fut suffisant pour prévenir Rudy et que celui-ci pivote sur sa jambe valide.
Le garçon trouva étrange la façon dont son guide souleva à nouveau sa canne comme une arme, mais Rudy visa la silhouette qui se trouvait contre le mur et pressa un mécanisme dans la poignée. La détonation qui suivit était aussi forte, violente et efficace que n’importe quel coup de fusil que Zeke avait entendu jusque-là – même si, il devait l’admettre, il n’en avait pas entendu beaucoup.
L’explosion fit trembler le couloir et la forme s’esquiva.
— Merde, j’ai tiré trop vite ! jura-t-il.
Rudy actionna un levier sur sa canne avec son pouce, puis réarma, cherchant dans l’obscurité l’intrus qui s’était esquivé. Zeke fit de son mieux pour se cacher derrière l’homme alors que celui-ci visait ici et là, devant lui et sur les côtés.
L’adolescent avait le souffle coupé et avait été rendu à moitié sourd par la détonation de l’arme.
— Je l’ai vu, beugla-t-il. Il était juste là ! C’était un Pourri ?
— Non, et tais-toi ! Les Pourris ne…
Il fut coupé par un sifflement et le son de quelque chose de dur et métallique se plantant soudainement dans les briques détrempées. Puis Zeke la vit, près de la tête de Rudy : une petite lame avec une poignée enveloppée de cuir, passée si près que, une ou deux secondes plus tard, l’oreille de l’homme se mit à saigner lentement.
— Angeline, c’est toi, hein ? aboya-t-il avant de poursuivre, plus bas. Je te vois mieux maintenant, et si tu bouges, je t’aère l’intérieur. Je le jure devant Dieu. Sors maintenant, que je puisse te voir.
— Est-ce que tu penses vraiment que je suis une idiote ?
L’intruse avait une voix étrange et un accent bizarre, et Zeke ne reconnut ni l’un ni l’autre.
Rudy répondit :
— Une idiote qui vivrait bien une heure de plus. Et pas la peine de me prendre de haut, Princesse. Il ne fallait pas porter les boutons de ton frère si tu voulais te battre dans le noir. Je vois la lumière qui s’y reflète, lui dit-il.
Il n’avait pas fini sa phrase que la veste scintilla et s’abattit au sol.
— Garce ! s’écria Rudy en faisant de grands gestes devant lui avec sa canne.
Il saisit Zeke et le tira en arrière, dans la zone la plus proche où ne passait aucune lumière du dehors. Ils s’accroupirent ensemble et tendirent l’oreille afin de détecter tout pas ou mouvement, mais ils n’entendirent rien jusqu’à ce que l’autre personne demande :
— Où emmènes-tu ce garçon, Rudy ? Qu’est-ce que tu vas faire de lui ?
Il sembla à Zeke que la femme était enrouée ou qu’elle avait eu une blessure à la gorge. Sa voix était rude et âpre, comme si ses amygdales avaient été passées au goudron.
— Ça ne te regarde pas, Princesse, répondit l’homme.
L’adolescent s’efforça de garder sa question pour lui, mais ne put s’empêcher de demander à voix haute :
— Princesse ?
— Fiston ? l’appela la femme. Fiston, si tu as un rien de jugeote, laisse tomber ce déserteur, il ne t’emmènera dans aucun lieu intéressant ou sûr.
— Il me conduit à la maison, déclara Zeke dans le noir.
— Il te conduit à la mort, ou pire. Il t’emmène voir son chef en espérant t’échanger contre quelques faveurs. Et, à moins que tu vives sous la vieille gare, qui n’a jamais servi, alors tu n’es pas près d’arriver chez toi, c’est certain.
— Angeline, si tu dis un mot de plus, je te tue, menaça Rudy.
— Essaie, lança-t-elle. Nous savons tous les deux que ce vieux bâton ne tire pas plus de deux coups. Alors, vas-y. J’ai assez de lames pour te transformer en passoire, même s’il ne m’en faudra pas tant que ça pour t’arrêter définitivement.
— Je parle à une princesse ? demanda Zeke à nouveau.
Rudy le fit taire en envoyant dans sa mâchoire quelque chose de ferme et d’osseux, enveloppé dans du tissu. Zeke supposa qu’il s’agissait d’un coude mais, comme il ne pouvait pas voir, il se contenta de deviner. Il sentit le goût du sang dans sa bouche. Il mit ses mains sur son visage et marmonna toutes les injures qu’il connaissait.
— Va-t’en, Angeline, cela ne te regarde pas.
— Je sais ce que tu fais tandis que ce garçon l’ignore. Par conséquent, ça me regarde. Tu peux vendre ton âme si c’est ce que tu souhaites, mais tu n’entraîneras personne d’autre avec toi. Je ne te laisserai pas faire. Et je t’empêcherai en particulier de conduire ce garçon en terrain hostile.
— Ce garçon ? siffla Zeke entre ses doigts. J’ai un nom, madame.
— Je sais, c’est Ezekiel Blue, mais ta mère t’appelle Wilkes. Je t’ai entendu lorsque tu le lui as dit sur le toit.
Rudy s’écria :
— Je veille sur lui !
— Tu l’emmènes…
— Je l’emmène dans un endroit sûr, je ne fais que ce qu’il m’a demandé.
Un autre couteau siffla dans le tunnel, d’une ombre à une autre, et atterrit si près de Rudy que celui-ci laissa échapper un glapissement. Zeke n’entendit pas la lame toucher le mur derrière eux. Un deuxième suivit le premier de près, mais alla s’écraser contre les briques. Avant qu’un troisième ne puisse l’y rejoindre, Rudy tira mais visa en l’air, par accident ou par surprise.
La poutre de soutien la plus proche d’eux explosa, s’effrita, puis s’effondra… entraînant avec elle la terre et le mur en brique.
Le tunnel s’affaissa sur plusieurs mètres des deux côtés, mais Rudy était déjà debout et se servait de sa canne pour avancer rapidement. Zeke s’accrocha au manteau de l’homme et le suivit aveuglément vers un point lumineux devant eux, c’est-à-dire la zone la plus proche où le verre couleur lavande laissait passer la lumière du soleil sous terre.
Ils coururent en trébuchant, tandis que le plafond cédait derrière eux, mettant un demi-arpent de poussière et de terre entre eux et la femme qui avait hurlé dans le tunnel noir comme une tombe.
— Mais nous venons de là, protesta Zeke alors que Rudy le tirait en avant.
— Eh bien, maintenant, on ne peut plus aller dans l’autre sens, alors on va devoir faire demi-tour et redescendre. C’est bon, viens !
— C’était qui ? demanda l’adolescent à bout de souffle. C’était vraiment une princesse ?
Puis, véritablement confus, il reformula sa question :
— Est-ce que c’était vraiment une femme ? On aurait dit un homme. Plus ou moins.
— Elle est vieille, lui répondit Rudy en ralentissant. (Il vérifia par-dessus son épaule et ne vit que des gravats derrière eux.) Elle est aussi vieille que les collines, aussi mauvaise qu’un blaireau et aussi horrible que le péché.
Il marqua une pause sous une nouvelle percée de ciel lavande et s’examina. C’est alors que Zeke vit le sang.
— Elle vous a eu ? demanda-t-il.
C’était une question stupide et il le savait.
— Oui.
— Où est le couteau ? voulut savoir Zeke, fixant l’horrible coupure dans l’épaule du manteau de Rudy.
— Je l’ai enlevé là-bas. (Il chercha dans sa poche et en retira l’arme. Elle était tranchante et luisait de sang.) Il n’y avait pas de raison de le jeter. Je me suis dit que, si elle me le lançait et que je l’attrapais, il était à moi.
Zeke approuva.
— Bien sûr. Vous allez bien ? Et maintenant, où allons-nous ?
— Je survivrai. On va prendre ce tunnel, là-bas, indiqua Rudy. Nous sommes arrivés par celui-ci. La princesse a fait foirer nos plans, mais on y arrivera aussi bien en passant par là. Je voulais juste éviter les Chinois, c’est tout.
Le garçon avait tellement de questions à poser qu’il ne savait pas par où commencer. Il opta donc pour la première qui lui était venue à l’esprit.
— Qui était cette dame ? Est-ce que c’était vraiment une princesse ?
Rudy répondit à contrecœur.
— Ce n’est pas une dame, c’est une simple femme. Mais je crois que c’est une princesse, si on considère que les indigènes ont une quelconque royauté.
— C’est une princesse
— C’est autant une princesse indienne que je suis un lieutenant décoré et respecté. En d’autres termes, elle peut toujours le prétendre si elle veut, mais, au bout du compte, elle ne l’est pas.
Il se tâta l’épaule et grimaça, plus de colère que de douleur, pensa Zeke.
— Vous êtes lieutenant ? Dans quelle armée ? demanda-t-il.
— Devine.
Au passage éclairé suivant, il observa les vêtements de Rudy et nota à nouveau les restes bleu foncé d’un uniforme.
— L’Union, j’imagine, à cause du bleu et tout ça. Et puis, vous n’avez pas l’accent des hommes du Sud que j’ai rencontrés, de toute façon.
— Eh bien, voilà, répondit l’homme nonchalamment.
— Mais vous ne combattez plus avec eux ?
— Non. Je pense que j’ai donné suffisamment de ma personne avant qu’ils m’éjectent. Pourquoi crois-tu que je boite ? Pourquoi penses-tu que je marche avec une canne ?
Zeke haussa les épaules et répondit :
— Parce que vous ne voulez pas qu’on pense que vous êtes armé, mais vous voulez pouvoir tirer sur les gens quand même.
— Très drôle, rétorqua l’homme. (Il y avait en effet, dans sa voix, l’ombre d’un sourire. Puis, après une pause laissant à Zeke le temps nécessaire pour réagir s’il l’avait voulu, il poursuivit.) J’ai reçu des éclats d’obus dans les fesses à Manassas. Ça m’a bousillé la hanche. Ils m’ont laissé partir et je n’y suis jamais retourné.
Mais Zeke se souvenait des mots employés par Angeline, alors il insista.
— Pourquoi cette dame vous a-t-elle qualifié de déserteur ? Est-ce que vous avez vraiment déserté ?
— Cette
Il se dirigea vers un recoin du mur, en sortit une bougie et frotta une allumette, puis expliqua :
— Il n’y a pas de lucarne dans ce tunnel. On n’a pas besoin de beaucoup de lumière, mais il nous en faut quand même un peu.
— C’était comment ? demanda Zeke, s’éloignant du sujet principal pour rester sur un thème qui l’intéressait. Je veux dire, la guerre, c’était comment ?
— C’était la guerre, imbécile, grommela Rudy. Tous les gens que j’aimais se sont fait tuer et la plupart de ceux que j’aurais bien voulu voir à terre sont repartis avec des médailles sur la poitrine. Ce n’était pas juste et sûrement pas amusant. Et Dieu sait qu’elle dure depuis trop longtemps.
— Tout le monde dit que ça ne continuera pas, affirma Zeke, qui se contentait en fait de répéter des paroles qu’il avait entendues ailleurs. L’Angleterre parle de retirer ses troupes du Sud. Ils auraient pu rompre le blocus il y a longtemps, mais…
— Mais ils perdent du terrain, lentement, approuva Rudy. Le Nord les étouffe peu à peu et rend les choses plus difficiles pour tout le monde. On peut faire toutes les suppositions que l’on veut, mais tu connais le dicton : « Avec des si, on mettrait Seattle en bouteille. »
Zeke eut l’air perplexe.
— Je n’ai jamais entendu cette expression avant et je ne suis pas sûr de la comprendre.
— Ça veut dire que, si tu craches dans une de tes mains et que tu fais un vœu dans l’autre, tout le monde sait quelle main sera pleine en premier.
Il s’empara de la bougie et la tendit, presque suffisamment haut pour carboniser les étais au-dessus de leurs têtes. Tout autour d’eux, le monde était humide et froid. Au-dessus, des pas résonnaient régulièrement ici ou là. Cela intriguait Zeke, qui se demandait s’il s’agissait de Pourris ou d’autres personnes, mais Rudy ne semblait pas savoir, ou s’il savait, ne voulait pas aborder le sujet.
Au lieu de ça, il continua à parler de la guerre et dit :
— Ce que je dis, c’est que si ce général, le fameux Jackson, était mort à Chancellorsville comme ils le pensaient, alors cela l’aurait raccourcie de quelques années et le Sud serait à genoux depuis longtemps. Mais il s’est bien remis, finalement, et il les a maintenus au front. Ce salopard est peut-être borgne, manchot, et tellement balafré qu’on ne le reconnaît pas dans la rue, mais c’est un bon tacticien. Il faut le reconnaître.
Il prit un autre virage, sur la gauche cette fois, puis monta. Quelques marches permettaient d’accéder à un autre tunnel, mieux fini, qui était équipé d’une lucarne. Il en profita pour souffler sa bougie et la cacher contre le mur. Puis il poursuivit :
— Et, bien sûr, si on avait réussi à construire cette première voie de chemin de fer à travers le pays jusqu’à Tacoma au lieu de lui faire prendre la direction du sud, ils n’auraient pas eu un si bon système de transport et ils auraient résisté moins longtemps.
Le garçon acquiesça et répondit :
— D’accord, j’ai compris.
— Bien, parce que ce que j’essaie de te dire, c’est qu’il y a des raisons qui font que cette guerre a autant duré, et certaines n’ont rien à voir avec la détermination dont le Sud a fait preuve dans cette bataille. C’est une question de chance et de circonstances. Le fait est que le Nord a beaucoup plus de monde à envoyer au front, et tout est là. Un jour, peut-être bientôt, nous en verrons la fin.
Après une pause, Zeke répondit :
— Je l’espère.
— Pourquoi ?
— Ma mère veut aller à l’est. Elle pense que ce sera plus facile pour nous, une fois que la guerre sera terminée. Plus qu’ici en tout cas. (Il donna un coup de pied dans un monticule de briques effritées et haussa les épaules sous son sac). Vivre ici c’est… Je ne sais pas. Ce n’est pas bon. Ça ne peut pas être bien pire ailleurs.
Rudy ne répondit pas immédiatement. Puis il finit par dire :
— Je comprends que ça puisse être compliqué pour toi, et pour elle, bien sûr. Et je me demande bien pourquoi elle n’est pas partie avec toi pendant que tu étais plus petit. À présent, tu es presque un homme, et tu vas bientôt pouvoir partir seul si tu le veux. Je suis surpris que tu n’aies pas essayé de t’engager dans l’armée.
Zeke traîna les pieds, puis accéléra pour suivre Rudy qui avait forcé l’allure pour monter une pénible pente.
— J’y ai pensé, reconnut-il. Mais… mais je ne sais pas comment aller à l’est et, même si j’arrivais à trouver un dirigeable ou à monter à bord d’un train, je ne saurais pas quoi faire une fois là-bas. Et, de plus…
— De plus ? demanda Rudy en le regardant.
— De plus, je ne veux pas lui faire ça. Parfois elle est… Parfois elle est un peu dingue et vraiment très renfermée, mais elle fait de son mieux. Elle donne vraiment tout ce qu’elle a pour moi et travaille dur pour nous nourrir tous les deux. C’est pour cela qu’il faut que j’aille vite. Je dois trouver ce que je suis venu chercher, puis sortir d’ici. (Au-dessus de sa tête, Zeke eut l’impression d’entendre une conversation, mais les voix étaient trop lointaines pour qu’il comprenne quelque chose.) Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Qui parle ? Est-ce que nous devons nous taire, maintenant ?
— On doit se taire tout le temps, répondit l’homme. Mais oui, ce sont des Chinois. On va essayer de les éviter si on peut.
— Et si on n’y arrive pas ?
L’unique réponse de Rudy fut de recharger alors qu’il avançait clopin-clopant. Une fois son arme prête, il se remit à s’en servir comme d’une canne.
— Tu entends ça, là-haut ? Ce bruit de frottement, comme un souffle qui va et vient ?
— Oui.
— Ce sont les salles des fourneaux et des soufflets. Ce sont les Chinois qui les font fonctionner. Ce sont eux qui maintiennent l’air aussi pur que possible. Ils le pompent jusqu’ici à partir d’en haut, par ces vieux tubes qu’ils ont fabriqués. C’est un travail bruyant, chaud et sale, mais ils continuent, Dieu seul sait pourquoi.
Zeke émit une hypothèse :
— Pour pouvoir respirer ?
— S’ils voulaient respirer, tout ce qu’ils auraient à faire, ce serait d’aller ailleurs. Mais non. Ils restent là et envoient l’air dans les quartiers calfeutrés. D’ailleurs, tu vas bientôt pouvoir enlever ton masque. Je sais que ces trucs ne sont pas très confortables et j’en suis désolé. Je pensais qu’on serait déjà arrivés en zone sûre, mais il a fallu que cette fichue garce…
Il ne termina pas sa phrase, mais se frotta l’épaule. Le sang ne coulait plus et était devenu collant en séchant.
— Si je comprends bien, vous ne les aimez pas et ils ne sont pas dignes de confiance ?
Rudy répondit :
— C’est un bon résumé, oui. Je ne comprends pas pourquoi ils ne retournent pas chez eux pour retrouver leurs femmes et leurs enfants. Je n’ai jamais saisi pourquoi ils sont restés là tout ce temps.
— Leurs femmes et… Alors, il n’y a que des hommes ?
— Principalement, mais j’ai entendu dire qu’ils avaient fait venir un ou deux gamins à l’intérieur, et peut-être aussi deux vieilles pour s’occuper de la lessive et de la cuisine. Comment c’est arrivé, je ne sais pas, parce qu’ils ne sont pas
Zeke avait des questions sur ce qui venait d’être dit, mais il eut l’impression qu’il valait mieux ne pas les poser, alors il s’abstint. À la place, il ajouta :
— D’accord, je crois que je comprends. Mais s’ils partaient, alors qui pomperait l’air propre ?
— Personne, je suppose, fut forcé de reconnaître Rudy. Ou peutêtre que quelqu’un d’autre le ferait. J’imagine. Minnericht paierait probablement des gens. Je n’en sais fichtrement rien.
À nouveau ce nom. Zeke aima la façon dont les consonnes roulèrent sur sa langue lorsqu’il dit :
— Minnericht. Vous ne m’avez jamais expliqué qui c’est.
— Plus tard, petit, répondit Rudy. Tais-toi pour le moment. On approche de Chinatown et les hommes qui y vivent n’ont pas envie de nous y voir. Et on n’a pas envie de les rencontrer non plus. On va de l’autre côté de la salle des fourneaux. C’est bruyant, ici, mais ces salopards ont l’ouïe fine.
Zeke tendit l’oreille. Il pouvait entendre, quelque part en fond, étouffé par la terre qui les entourait et les rues au-dessus de leur tête, un son de soufflerie et de halètement qui était trop fort et trop lent pour être une respiration. Quant à la discussion qu’il avait perçue… maintenant qu’ils se rapprochaient, il comprit pourquoi il ne saisissait pas son sens. C’était une langue étrangère et les syllabes ne lui disaient rien.
— Par ici. Viens.
Le garçon resta à proximité de son guide qui semblait parfois faiblir.
— Vous allez bien ? murmura Zeke.
Et Rudy répondit :
— Mon épaule me fait mal, c’est tout. Ma hanche est douloureuse aussi, mais il n’y a rien à y faire pour le moment. Par ici, répéta-t-il. Viens.
— Si vous êtes blessé, est-ce que vous pouvez vraiment me conduire à Denny…
— J’ai dit,
Ils contournèrent discrètement les salles principales, empruntant des couloirs qui longeaient ou passaient sous les sons assourdissants des hommes qui travaillaient.
— Ce n’est plus très loin, indiqua Rudy à Zeke. Une fois qu’on sera de l’autre côté, on sera libres.
— D’aller à la colline ?
— C’est ce que je t’ai dit, non ?
— Oui, monsieur, murmura Zeke, même s’il n’avait pas l’impression qu’ils se dirigeaient dans la bonne direction.
Ils étaient descendus, plus profondément qu’il pensait devoir aller. Ils avaient cheminé le long du mur côté rivage au lieu de s’enfoncer dans le cœur de la ville.
Mais à présent, il se sentait perdu et piégé, et ne savait pas quel autre chemin prendre. Alors il se dit qu’il allait suivre Rudy jusqu’à ce qu’il se sente trop menacé pour continuer. C’était son plan.
Rudy leva un doigt sur le bord de son masque et tendit la main qui tenait la canne comme s’il voulait que Zeke s’arrête et fasse silence. Il y avait dans le geste une urgence qui réussit à figer le garçon pendant qu’il attendait de savoir quel danger les guettait à l’angle suivant.
Lorsqu’il tendit le cou pour regarder, il fut immédiatement soulagé. Un jeune Chinois se tenait debout, penché sur une table encombrée de lentilles, de leviers et de tubes. Il était dos à l’entrée du couloir où se tenaient Zeke et Rudy. Son visage était penché vers le bas, il scrutait intensément quelque chose que les deux intrus ne pouvaient pas voir.
Rudy fit un geste vif de la main pour indiquer à Zeke qu’il devait rester à sa place et ne la quitter sous aucun prétexte. C’était surprenant de voir à quel point il arrivait à se faire comprendre avec seulement quelques mouvements des doigts.
L’adolescent regarda l’homme fouiller dans sa poche et en sortir le couteau que la princesse lui avait lancé dans le bras. La lame n’était plus humide, mais brilla malgré le sang séché dans la main de Rudy.
L’homme qui était penché sur la table portait un long tablier en cuir. Il avait des lunettes et était aussi chauve qu’un œuf à l’exception d’une longue queue-de-cheval. Il était suffisamment vieux pour être le père de quelqu’un, quelque part. En observant l’homme, Zeke se dit que ce dernier ne ferait certainement de mal à personne.
Mais cette réflexion lui vint trop tard pour qu’il puisse réagir. Par la suite, il se demanderait ce qui se serait passé s’il avait appelé… Est-ce qu’il se serait produit la même chose ?
Il n’y pensa pas sur le moment.
Rudy se glissa derrière l’homme, qui était plus petit que lui, le saisit et passa le bord effilé de la lame le long de sa gorge tout en couvrant sa bouche de l’autre main. Le Chinois se débattit, mais l’assaut fut bref.
Dans leur lutte, les deux hommes effectuèrent des tours et des pirouettes, comme s’ils dansaient la valse. Zeke fut surpris de voir autant de sang. C’était comme s’il y en avait des litres, coulant en une cascade écarlate d’une entaille qui allait d’une oreille à l’autre. Dans leur mouvement, les hommes arrosèrent les lentilles, leviers et tubes du liquide qui giclait.
Zeke se laissa glisser le long du mur, le dos appuyé contre le montant de la porte et les mains plaquées sur sa bouche pour ne pas hurler. La pression lui rappela le coup de coude de Rudy et une zone fragilisée de sa gencive se mit à saigner de nouveau.
Pendant un moment, il eut l’impression qu’il pouvait goûter le flot cuivré qui tachait le tablier en cuir de l’homme et le sol, laissant des empreintes barbouillées et étalées sur toutes les planches ; puis il se souvint que ce n’était en fait que sa propre douleur, dans sa propre bouche.
Cela ne changea pas pour autant l’impression macabre que produisait la scène, et il eut envie de vomir.
Mais il portait un masque, et l’enlever aurait été synonyme de mort. Il ravala donc sa bile et maîtrisa le besoin de faire sortir la terrible souillure de son corps.
Puis, alors que le cadavre tombait inerte dans les bras de Rudy, celui-ci l’expédia sous la table où le Chinois travaillait quelques instants auparavant. Zeke remarqua que l’homme ne portait pas de masque.
— Il… balbutia Zeke, luttant contre la remontée de la bile.
— Ce n’est pas le moment de mollir, fiston. Il se serait occupé de nous en un rien de temps. Reprends-toi. On doit sortir d’ici avant que quelqu’un ne s’aperçoive de ce que l’on a fait.
— Il… réessaya le garçon. Ne… n’avait… ne portait pas…
— De masque ? compléta Rudy. Non, en effet. Et on va bientôt retirer les nôtres. Mais pas encore. Il se peut qu’on nous oblige à remonter avant la fin de notre voyage. (Il sortit rapidement en boitant par la porte suivante). Il vaut mieux les avoir et ne pas en avoir besoin, qu’en avoir besoin et ne pas les avoir, dit-il dans un murmure.
— D’accord, répondit Zeke. (Puis il répéta, afin d’avoir autre chose dans la bouche que le goût du vomi.) D’accord, je vous… Je vous suis.
— Bravo ! lâcha Rudy. Maintenant, reste tout près.
XI
En bas des marches, Briar déboula dans une salle pratiquement vide qui avait été creusée sous les fondations d’origine. Du charbon s’empilait dans de grands chariots de mines au fond de la pièce, provenant directement d’un tunnel découpé dans la brique.
Celui-ci était étonnamment bien éclairé, et puisque aucune autre direction ne se présentait à elle, Briar passa de l’autre côté des chariots.
Le tunnel ne comportait pas de rails, mais le sol avait été tassé et recouvert de pierres, ce qui permettait de faire rouler les chariots, probablement avec l’aide de machines, conclut Briar à la vue des chaînes et des manivelles qui étaient disséminées le long des murs et au sol.
D’une poutre à l’autre, de longs segments de cordes pendaient du plafond, et des lanternes y étaient suspendues dans des cages en acier.
Briar les suivit aussi vite qu’elle le put, comme si elles étaient une piste de miettes de pain. Elle gardait toujours le fusil de Maynard à portée de main, prête à épauler ou à tirer, et celui-ci pendait sous son bras tandis qu’elle courait. Elle ne vit personne dans un sens ou dans l’autre et, si les Chinois la suivaient, ils étaient très silencieux. Elle n’entendait aucun écho de pas derrière elle, et ne détectait aucune voix, toux ou rire provenant de sa destination.
Environ cinquante mètres plus loin, sous les salles des activités qui occupaient la zone, le tunnel se sépara en quatre, chaque passage fermé par les mêmes longs rideaux en cuir ou recouverts de caoutchouc qui protégeaient la voie qui sortait de la salle des soufflets.
Elle les écarta légèrement, juste assez pour jeter un coup d’œil de l’autre côté.
Deux des chemins étaient éclairés ; les deux autres étaient plongés dans le noir. Dans l’un des couloirs éclairés, Briar pouvait entendre une dispute au loin. L’autre était silencieux. Elle se dépêcha de l’emprunter en priant pour que tout aille bien. Mais au bout de quelques mètres, le passage était bloqué par une grille qui aurait pu retenir une horde d’éléphants.
Elle émergeait du sol, dans lequel sa base avait été enterrée très profondément, plus loin qu’il n’y paraissait à première vue. Elle était inclinée selon un certain angle, dans le but de repousser une force extraordinaire avec les bouts pointus de ses piques les plus hautes. De l’autre côté de la grille, Briar aperçut un mur en bois entouré de fils barbelés. Les planches semblaient avoir autrefois été utilisées à même le sol, faisant office de traverses de voie ferrée, mais il y avait un immense loquet en bois qui pouvait être soulevé. Lorsqu’elle se rapprocha pour regarder de plus près, Briar discerna des fentes à un endroit où une porte avait été découpée, enfoncée ou bloquée.
Elle empoigna la grille, tâtonnant le long des barres jusqu’à ce que ses doigts trouvent un verrou. Il n’avait pas été fermé, seulement posé, et il était donc facile de le soulever.
Elle agrippa ensuite le loquet de la porte en bois, mais celle-ci ne bougea pas.
Alors elle se mit à pousser. Le battant grinça en s’ouvrant et une bouffée d’air entra dans la salle souterraine. Briar n’eut pas besoin de sentir le gaz à travers le masque ni de regarder à travers son fragment de verre polarisant pour savoir qu’il était là.
De l’autre côté, un escalier en pierre l’attendait. Il permettait de grimper et de sortir, mais pas de continuer à descendre.
Elle ne prit pas le temps de changer d’avis ou de chercher une autre issue. Dans la rue, elle pourrait retrouver son chemin. Elle longea le mur et se glissa de l’autre côté d’une porte en bois. Elle referma le battant en le poussant avec son dos et leva à nouveau le fusil, obligeant ses mains à ne plus trembler et se concentrant, car cette fois elle était bel et bien dans Seattle… À l’intérieur du mur, avec les terribles choses qui y étaient piégées, et également, pour autant qu’elle sache, ses terribles habitants.
Le Spencer lui procura un sentiment de sécurité. Elle le serra de toutes ses forces et remercia silencieusement son défunt père pour ses choix d’armes à feu.
En haut des marches, elle ne voyait rien à l’exception d’un rectangle d’un gris intense qui se détachait, et ce n’était même pas le gris du ciel. C’était le crépuscule permanent qu’imposait la hauteur du mur, dont l’ombre bloquait même les faibles rayons du soleil qui perçaient pendant quelques heures chaque jour de l’hiver.
— Dans quelle rue est-ce que je suis ? se demanda Briar. (Sa voix ne lui apportait pas autant de réconfort que le fusil.) Quelle rue ?
Il y avait quelque chose d’étrange avec cette porte, se dit-elle, mais cela ne lui sauta aux yeux qu’une fois qu’elle l’eut franchie : il n’y avait pas de loquet, de poignée, ou même de verrou à l’extérieur. Elle était conçue pour empêcher les gens d’entrer, sauf s’ils avaient la permission de ceux qui étaient déjà à l’abri à l’intérieur.
Ce constat la fit presque paniquer car elle comprit que, même si elle en avait besoin, elle ne pourrait pas revenir en arrière. Mais, de toute façon, faire demi-tour ne faisait pas partie du plan.
Son but, c’était de monter. Atteindre la rue, trouver où elle était, s’orienter, puis aller à…
Où ? Eh bien. Il y avait toujours la maison.
Elle n’avait pas longtemps habité le pavillon qui se trouvait à flanc de colline, seulement quelques mois ; et maintenant qu’elle savait qu’il y avait des gens à l’intérieur du mur, elle était prête à parier que les biens qu’il contenait avaient été volés. Mais il restait peutêtre quelque chose d’utile. Leviticus avait fabriqué énormément de machines, et il avait caché beaucoup de ses créations favorites dans des pièces secrètes qui avaient peut-être échappé au pillage.
Et, de plus, la seule chose qu’elle savait des plans d’Ezekiel était qu’il voulait voir le laboratoire de son père et qu’il comptait y trouver une preuve de l’innocence de ce dernier.
Est-ce que son fils avait seulement la moindre idée d’où se trouvait la maison ?
Briar pensait que non ; mais elle était également persuadée qu’il ne pourrait jamais aller à l’intérieur de la ville et, sur ce point, elle s’était plutôt trompée. C’était un garçon plein de ressources, il fallait le reconnaître. Le plus judicieux était peut-être de partir du principe qu’il avait réussi.
Tandis qu’elle se tapissait en bas de l’escalier en pierre abîmé, se terrant dans l’obscurité comme si elle était assise au fond d’un puits, Briar reprit lentement son souffle et réussit à retrouver son calme. Personne n’avait ouvert la porte et ne l’avait trouvée. Aucun son ne lui parvenait, pas même le tintamarre des machines dans le bâtiment qui se trouvait derrière elle.
La situation n’était peut-être pas désespérée.
Elle posa son pied calmement devant elle, sur la marche la plus proche, puis gravit la deuxième avec la même lenteur et le même silence. Autant que le lui permettait sa vision latérale rétrécie par le masque, Briar regarda la porte derrière elle diminuer au fur et à mesure qu’elle montait.
Elle avait entendu parler des Pourris et elle en avait vu quelquesuns lors des premiers jours qui avaient suivi l’arrivée du Fléau, mais combien pouvait-il y en avoir à l’intérieur de la ville ? Il fallait bien qu’à un moment donné ils meurent, disparaissent, se décomposent, ou tout simplement qu’ils succombent aux éléments. Ils devaient être dans un état déplorable et aussi faibles que des chatons s’ils étaient encore en train de ramper ou de se traîner depuis tout ce temps.
Du moins, c’est ce qu’elle se dit alors qu’elle grimpait les marches.
En pliant les genoux pour rester accroupie, elle arriva à garder la tête cachée sous le sommet de l’escalier jusqu’au dernier moment, puis elle tendit le cou pour pouvoir regarder sans s’exposer à ce qui pouvait l’attendre au-dehors.
Bien que maussade, la ville n’était pas sombre au point qu’elle ait besoin de lumière, mais les épaisses ombres des murs et des toits n’allaient pas tarder à plonger les lieux dans l’obscurité la plus profonde.
La rue au niveau des yeux de Briar était complètement délabrée, glissante et boueuse à cause de l’eau de pluie et du ruissellement du Fléau. Les pavés qui avaient été utilisés pour sa construction se fendillaient. Toute la surface était inégale, bosselée, et jonchée de débris. Des chariots étaient renversés et brisés ; des cadavres de chevaux et de chiens démembrés et décomposés depuis belle lurette étaient éparpillés et formaient des piles d’os poisseux, vaguement reliés par des tissus filandreux vert-de-gris.
Briar tourna lentement la tête vers la gauche, puis vers la droite. Elle ne pouvait pas voir bien loin dans un sens comme dans l’autre.
Entre la pénombre et l’air épais et concentré, il était impossible de distinguer plus de la moitié d’un pâté de maisons. Impossible de dire dans quel sens partaient les rues. Nord ou sud, est ou ouest, cela n’avait aucun sens sans le soleil pour s’orienter.
Pas la moindre brise souleva les cheveux de Briar, et elle ne pouvait entendre ni l’eau ni les oiseaux. Ces derniers avaient été des milliers longtemps auparavant, en grande majorité des corbeaux et des mouettes, tous étant très bruyants. Les différentes espèces faisaient autrefois un véritable raffut de froissements de plumes et de claquements de becs, et le silence, sans eux, était étrange. Pas d’oiseaux, pas de gens. Pas de machines, ni de chevaux.
Rien ne bougeait.
Sa main gauche tendue devant elle, Briar sortit de son trou sans faire aucun bruit susceptible de déranger l’étrange calme qui régnait.
Finalement, elle se retrouva en plein air, tout contre le bâtiment qui jouxtait les marches.
Le seul son provenait du frottement de ses cheveux contre les sangles et les côtés de son masque et, lorsqu’elle arrêta de bouger, même ce très léger bruit cessa.
Elle se tenait en haut d’une côte et avait vue sur un quartier en contrebas, où la rue plongeait et sortait ensuite de son champ de vision. Sur les côtés, des emplacements étaient remplis de poubelles vides. Et, en hauteur, alors que Briar passait le lieu en revue, elle vit les restes d’un panneau à moitié effondré et une énorme horloge sans aiguilles.
Ce devait être…
— Le marché. Je suis près de Pike Street.
Elle faillit le dire à voix haute, mais se contenta de souffler les mots. La rue se terminait en impasse au marché et, de l’autre côté, il y avait le détroit, ou du moins cela aurait été le cas si la muraille ne s’était pas dressée au milieu.
Le bâtiment qui était derrière elle devait donner sur Commercial Avenue, la rue qui avait autrefois longé l’océan et suivait à présent le mur.
Sur les quelques pâtés de maisons suivants, n’importe laquelle des rues situées parallèlement à Pike Street la conduirait plus ou moins dans la direction voulue.
Elle resta à proximité du bâtiment, le fusil et les yeux se déplaçant vers le haut, puis vers la rue en bas tandis qu’elle avançait en crabe. Respirer à travers le masque n’était pas plus facile qu’avant, mais elle s’y habituait et, de toute façon, elle n’avait pas d’autre solution. Sa poitrine lui faisait mal à cause de l’effort supplémentaire qu’elle devait imposer à ses muscles pour gonfler ses poumons et, en bas des verres, la vue se brouillait sous l’effet de la condensation.
En grimpant lentement vers la colline, elle s’écartait du mur qu’elle ne voyait même pas. Briar savait que son immense ombre montait dans le ciel, mais il disparaissait de la vue bien avant, et il était facile de l’oublier, en particulier en s’en éloignant.
Dans sa tête, elle se livrait à des calculs sans fin. À quelle distance était-elle de la maison lavande sur la colline ? Combien de temps faudrait-il pour y arriver en courant ? Et en marchant ? Et si elle avançait prudemment comme ça, se faufilant entre les volutes du brouillard puant qui restait près du sol ?
Elle fit jouer sa mâchoire en essayant de secouer la condensation pour qu’elle s’accumule et coule.
Son effort ne servit à rien. La vapeur resta dans le masque.
Elle soupira, et un second soupir lui fit écho.
Surprise, elle secoua la tête. Il s’agissait sans doute des sangles, ou le frottement du masque contre son front. C’était peut-être ses cheveux qui avaient frôlé quelque chose. Ou alors ses bottes, raclant sur une pierre saillante. Le bruit pouvait venir de n’importe où. Mais c’était tellement silencieux. Il n’y avait vraiment aucun bruit.
Ses pieds refusaient de bouger. Ses bras ne répondaient plus, pas plus que ses mains, serrées autour du fusil. Elle eut même du mal à tourner la tête, par peur de reproduire le bruit, ou, au contraire, de ne pas le refaire. La seule chose pire que l’entendre à nouveau serait de l’entendre en sachant qu’il ne provenait pas de ses propres mouvements.
Évoluant si lentement que même son long manteau ne frotta pas contre ses jambes, Briar battit en retraite, devinant le sol à tâtons, priant pour qu’il n’y ait rien derrière elle. Sa botte rencontra une bordure et s’y arrêta.
Elle la grimpa doucement.
Et elle entendit à nouveau le son. C’était presque comme un chuintement, ou peut-être bien une respiration étranglée. Mais par-dessus tout, c’était un bruit étouffé qui semblait ne venir de nulle part.
Un murmure.
Briar essaya de situer le son et détermina, maintenant qu’elle l’avait à nouveau entendu et pouvait être sûre qu’elle ne l’avait pas imaginé, qu’il provenait d’un endroit sur sa gauche, en bas, en direction du mur. Il venait des emplacements de la rue où rien n’avait été acheté ni vendu depuis presque seize ans.
Le murmure se fit un peu plus fort, puis cessa.
Briar s’arrêta également, ou se serait arrêtée si ce n’avait pas déjà été fait. Elle aurait voulu s’immobiliser encore davantage, pour ne plus être entendue et devenir invisible, mais il n’y avait pas d’endroit pour se cacher, du moins pas à proximité. Les anciennes écuries se trouvaient derrière elle. Toutes les portes étaient barricadées à l’aide de planches clouées et, tout autour, les fenêtres avaient été condamnées de la même façon. Elle appuya son épaule contre l’angle d’un bâtiment en pierre en s’éloignant du marché.
Le bruit avait cessé.
Ce nouveau calme était encore plus effrayant que l’ancien, qui était simplement vide. À présent, c’était pire, parce que le paysage brumeux n’était pas simplement silencieux : il retenait son souffle et guettait.
Briar retira sa main gauche du fusil et recula jusqu’à toucher l’angle. Elle le trouva, le sentit, et se guida jusqu’à l’autre bout du bâtiment. Ce n’était pas vraiment une protection, mais cela la plaçait hors de vue du marché.
Le masque s’enfonçait dans son visage. La condensation sur un côté la déconcentrait et l’odeur de caoutchouc et de brûlé lui prenait la gorge.
Elle avait envie d’éternuer, mais se mordit la langue pour faire passer la sensation.
De l’autre côté du bâtiment, la respiration sifflante troubla à nouveau le silence.
Elle s’arrêta, puis recommença, plus fort. Elle fut rejointe par un deuxième murmure, puis un troisième, puis il y en eut trop pour continuer de compter.
Briar aurait voulu fermer les yeux et se cacher loin des bruits, mais elle ne pouvait même pas prendre un moment pour regarder de l’autre côté du bâtiment la source de cette cacophonie, parce que celle-ci prenait de l’ampleur. Il n’y avait rien d’autre à faire que s’enfuir.
Comme le milieu de la route avait l’air dégagé, elle s’y jeta, se frayant un chemin parmi les chariots retournés et sautant au-dessus des débris des murs que le tremblement de terre avait fait s’effondrer dans la rue.
Il n’y avait plus de raison d’être silencieuse.
Ses pieds martelèrent les pavés et son fusil battait ses hanches tandis qu’elle descendait la colline, alors qu’elle aurait voulu aller dans l’autre sens. Elle ne pouvait pas courir en remontant la pente, elle n’avait pas assez de souffle pour supporter la montée. Alors elle partit de l’autre côté. Vers le bas, mais pas complètement dans la mauvaise direction, pensa-t-elle avec une lueur d’espoir. Elle courait le long du mur, et le long de l’eau qui se trouvait derrière celui-ci. Commercial Avenue descendait, oui, mais elle était à flanc de colline et Briar pouvait la suivre autant que nécessaire.
Elle risqua un regard en arrière, puis un second, et ne recommença pas : c’était une terrible erreur et ils arrivaient
Ces deux rapides coups d’œil lui avaient permis d’apprendre tout ce qu’elle devait savoir : courir, et ne s’arrêter sous aucun prétexte.
Ils n’étaient pas tout à fait sur ses talons. Ils passaient à peine l’angle en boitant de façon ridicule, mais ils étaient affreusement rapides en dépit de leur étrange allure. Plus nus qu’habillés, et plus gris que couleur chair, les Pourris s’étaient bruyamment lancés à ses trousses. Ils dévalaient la pente, passant par-dessus, à côté, ou autour de tout ce qui aurait pu les ralentir.
Sans ressentir la peur ou la douleur, ils lançaient leurs corps ravagés contre les débris qui jonchaient la rue et rebondissaient sans que cela ne les arrête ni ne les dévie. Ils écrasaient le bois gorgé d’eau et foulaient les cadavres des animaux, et si d’autres Pourris trébuchaient ou tombaient, ils passaient sans sourciller sur les corps de leurs semblables.
Briar se souvenait parfaitement bien de ces premiers individus tristes et traînants qui avaient été empoisonnés par le Fléau. Beaucoup étaient décédés immédiatement, mais quelques-uns avaient subsisté, puis ils s’étaient mis à grogner, haleter et dévorer. Il s’agissait d’ailleurs d’une idée fixe pour ces êtres qui ne souhaitaient rien d’autre que de la chair fraîche et sanglante. Les animaux pouvaient faire l’affaire, mais ils préféraient les humains, pour autant que les Pourris aient des goûts définis.
Et à ce moment-là, ils n’avaient de préférence pour personne d’autre que Briar.
La première fois qu’elle avait regardé derrière elle, elle en avait vu quatre. La seconde fois, quelques secondes plus tard, il y en avait huit. Briar n’osait pas imaginer combien ils étaient maintenant, alors qu’elle rejoignait une nouvelle route qui descendait.
Elle trébucha sur une bordure et déboula sur la voie en courant.
Elle aperçut une inscription gravée au bord de la route, mais elle allait trop vite pour la lire et ne sut donc pas quelle route perpendiculaire elle venait de passer. Cela n’avait pas d’importance. Ladite rue remontait la colline et elle ne s’en serait jamais sortie.
Elle avait déjà du mal à respirer alors qu’elle venait de parcourir un chemin relativement court et incliné dans le bon sens. Sa gorge brûlait de l’effort accompli et elle ne savait pas combien de temps elle pourrait encore tenir. Elle perdait peu à peu son avance, s’enfonçant dans le brouillard.
Une barre en fer défila rapidement à côté d’elle, suivie de près par une seconde.
Elle comprit que c’était une échelle servant à s’échapper en cas d’incendie, mais il était déjà trop tard pour l’empoigner et se mettre à grimper.
Elle ne savait pas si cette occasion manquée avait ou non de l’importance. Peut-être que le fait d’essayer de s’échapper directement au-dessus de la mêlée n’aurait fait que la fatiguer davantage, mais il aurait également pu la sauver. Est-ce que les Pourris pouvaient la suivre si elle grimpait ?
Leurs gargouillements de rage semblaient de plus en plus proches et elle savait qu’ils gagnaient du terrain. Pas seulement parce qu’ils étaient rapides. Le problème venait aussi du fait qu’elle ralentissait, et elle ne pouvait rien faire pour aller plus vite. Elle avait beau essayer, elle n’arrivait pas à respirer et ne pouvait pas courir plus rapidement.
La brume ne disparaissait jamais, mais elle s’éclaircissait par endroits et s’épaississait à d’autres. Durant une fraction de seconde, un bâtiment apparut dans son champ de vision et, avec lui, une nouvelle échelle en fer.
Briar faillit ne pas la voir. La buée devant son œil gauche la lui masquait presque.
Elle n’avait pas le temps de peser une nouvelle fois le pour et le contre ; elle se contenta de saisir l’échelle et de freiner sa course. Elle agrippa les montants et tira de toutes ses forces.
Ses pieds frappèrent le mur et les barreaux les plus bas, puis ils trouvèrent une prise suffisante pour monter d’un cran.
Le Pourri le plus proche manqua ses bottes, mais attrapa le manteau de son père et tira d’un coup sec.
Les mains gantées de Briar glissaient et dérapaient sur les barreaux, mais elle se cramponna et réussit à se maintenir. Elle passa les bras sous les barres rouillées et s’agrippa de façon à pouvoir se défendre de ses pieds, et elle ne s’en priva pas. Elle n’espérait pas faire mal à ces choses, mais elle pouvait les repousser ou leur casser les doigts. N’importe quoi pour les obliger à lâcher prise.
Elle ne pouvait pas grimper avec le poids du Pourri accroché à son manteau. Ils restaient donc tous les deux suspendus, alors que le reste de la horde se regroupait pour la mise à mort.
Briar se balança, essayant d’obliger la chose à lâcher. Les coudes et le crâne de celle-ci rebondirent faiblement contre le mur et émirent un petit écho nasillard lorsqu’ils cognèrent contre l’échelle métallique.
Finalement, une heureuse combinaison de coups de pied et de secousses fit retomber la bête parmi ses semblables. Les autres Pourris essayèrent de lui monter dessus pour atteindre plus facilement leur proie en tendant leurs mains osseuses et rongées, mais Briar était assez haut pour qu’ils ne puissent pas l’atteindre sans grimper les barreaux.
Mais le pouvaient-ils ?
Elle ne savait pas et ne regarda pas. Elle se concentra sur son ascension, une main vers le haut, un pied vers le haut, et ainsi de suite. Elle fut bientôt hors de portée de la plus grande des monstruosités. Mais il n’était pas encore question de s’arrêter. Pas quand le tremblement de l’échelle suggérait que oui, ils allaient la suivre, ou que, s’ils ne la suivaient pas, ils arracheraient la structure métallique et la feraient tomber directement parmi eux. En ce qui concernait les Pourris, rien ne semblait être un obstacle.
De chaque côté, les boulons commençaient à couiner, tout en se fendillant et se détachant de leurs points d’accroche.
— Oh, Seigneur, gémit-elle.
Elle aurait certainement juré si elle avait eu plus de souffle. En haut, le sommet de l’échelle était caché par le brouillard jaunâtre. Briar ne savait pas s’il fallait prévoir encore quelques mètres, ou davantage.
S’il restait plusieurs étages, elle n’y arriverait pas.
Saisie d’une terrifiante secousse, l’échelle se balança et produisit un bruit sec. L’un des montant se détacha. Avant d’être projetée dans la rue, Briar passa une main sur le montant de la fenêtre la plus proche et s’accrocha… Mais sa main glissa entre le large rebord en pierre et le montant de l’échelle. Celle-ci se balançait et se courbait. Elle ne supporterait plus son poids bien longtemps.
Sous son bras, le fusil cogna contre le rebord.
Elle s’appuya autant qu’elle l’osait sur les barreaux branlants, relâcha sa prise et fit tournoyer l’arme qui brisa la vitre. Briar avait tout juste assez d’équilibre pour s’accrocher alors qu’elle sautait à l’intérieur du bâtiment.
Elle avait mal calculé son coup et seule sa jambe droite passa par l’ouverture.
Des tessons s’enfoncèrent à l’intérieur de sa jambe, mais elle les ignora et contracta ses muscles pour ne pas tomber.
Bloquée ainsi, à moitié à l’intérieur et à moitié à l’extérieur, elle reprit son fusil et le pointa vers le bas. Une tête chauve et profondément balafrée était en vue. Briar remercia le ciel d’avoir pensé à recharger son fusil quand elle en avait eu l’occasion.
Elle tira. La tête explosa et des morceaux marron clair s’écrasèrent sur son masque à gaz. Jusqu’au moment où ces petites fragments d’os sanglants glissèrent le long de ses verres, elle n’avait pas imaginé que la chose avait réussi à s’approcher autant.
Un second Pourri arrivait juste derrière, montant encore plus haut.
Il n’alla pas bien loin. Son œil gauche éclata en une giclée jaunâtre de cervelle et de bile, et il retomba, laissant l’une de ses mains à demi décomposée derrière lui, toujours accrochée au barreau. Le troisième était bien plus bas sur l’échelle, et il fallut deux tirs à Briar pour s’en défaire. La première balle s’enfonça dans le front de la chose et la seconde lui traversa la gorge, lui brisant les cervicales. La mâchoire se décrocha et tomba au moment où la tête partait en arrière et se détachait du reste.
Dans sa chute, le Pourri numéro trois entraîna avec lui le numéro quatre, et le visage du numéro cinq éclata lorsqu’une balle lui arriva en plein nez.
D’autres arrivaient, mais l’échelle était dégagée. Briar profita du bref répit pour se traîner à travers la fenêtre brisée. De petits éclats de verre restèrent enfoncés dans sa jambe, mais elle n’avait pas le temps de les retirer. Pas alors que d’autres Pourris découvraient les joies de l’escalade.
Elle se pencha et tendit son fusil à l’extérieur, non pas pour tirer à nouveau, mais pour l’utiliser comme un levier afin de faire sauter les boulons à demi rongés qui maintenaient en place la structure en fer. Un côté était déjà parti, et le second grinça et se tordit alors qu’elle remuait le fusil dans tous les sens, agitant les vieilles pièces métalliques jusqu’à ce qu’elles lâchent. Lentement, mais sans vraiment protester, l’échelle s’écarta du bâtiment, jusqu’à ce que l’angle fut trop prononcé pour tenir plus longtemps, et elle s’écroula.
Les Pourris six à huit chutèrent avec elle, mais se relevèrent et furent rejoints par un grand nombre de congénères.
Ils grouillaient et grognaient, trois étages plus bas d’après le calcul de Briar.
Elle s’éloigna de la fenêtre et essaya de reprendre son souffle, ce qui était à présent un effort permanent, puis elle se contorsionna pour ôter le verre qui s’était logé dans sa jambe.
Elle fit la grimace lorsqu’elle toucha l’arrière de son pantalon. Elle détestait l’idée d’exposer la moindre parcelle de peau au Fléau, mais elle ne pouvait pas évaluer les dégâts sans retirer ses gants. Elle enleva donc celui qui recouvrait sa main droite et fit de son mieux pour ignorer l’air visqueux.
Cela aurait pu être pire.
L’éclat le plus gros avait la taille d’une graine de tournesol. Il n’y avait pas beaucoup de sang, mais le tissu déchiré laissait le Fléau irriter les plaies, et elles piquaient plus qu’elles ne l’auraient dû. Si elle avait eu des compresses ou des bandages, ou n’importe quel autre morceau de tissu propre, elle aurait pansé la blessure. Mais elle n’avait rien, et il n’y avait rien à faire, à part s’assurer qu’il n’y avait plus de verre.
Cela étant fait, elle prit un moment pour examiner les environs.
Elle n’avait pas atterri au dernier étage de l’immeuble, comme en attestait l’escalier qui se trouvait contre le mur opposé. Avant, l’endroit avait presque certainement été un hôtel. Sur le sol, devant la fenêtre, s’accumulait une importante quantité de verre brisé, dont une partie était tombée sur un vieux lit délabré, orné d’une tête de lit en laiton qui avait pris une vilaine teinte marron. Une table de nuit à moitié cassée était collée contre un mur, deux tiroirs avaient été jetés au sol, tandis qu’une cuvette et un pichet ébréchés avaient été renversés dans l’angle.
Le plancher craqua lorsqu’elle avança, mais le bruit n’était pas pire que le vacarme étourdissant à l’extérieur, là où s’amassaient de plus en plus de Pourris, attirés par les cris des autres. Ils allaient finir par trouver un moyen d’arriver jusque-là, et les filtres du masque de Briar finiraient par se boucher et elle allait suffoquer.
Mais elle pourrait s’inquiéter de tout cela plus tard. Pour le moment elle était en sécurité, ou du moins l’était-elle plus qu’elle ne l’avait été quelques instants auparavant. Sa définition du mot « sécurité » était de plus en plus souple.
En regardant par la fenêtre, elle vit un carrefour. Commercial Avenue croisait une autre route qui descendait de la colline. Les Pourris accouraient en masse à l’endroit où était certainement indiqué le nom de la rue. Peu importait son nom, peu importait qu’elle arrive à lire l’inscription qui l’aurait renseignée plus précisément. Il n’était plus envisageable de passer par là, maintenant. Peutêtre que cela n’était plus possible depuis seize ans. Mais elle avait essayé et avait tout donné. Elle avait été silencieuse et prudente, et cela n’avait pas suffi. Alors elle en était là. Il en allait des rues comme du mur.
Il fallait passer par-dessus ou par-dessous. Les emprunter
Briar se dirigea vers l’escalier et écarta la porte qui était sortie de ses gonds. Il ne restait certainement plus qu’un ou deux étages à monter. Elle allait d’abord grimper, puis voir à quoi cela ressemblait de là-haut.
La cage d’escalier était plongée dans le noir absolu. Le bruit des Pourris à l’extérieur était étouffé au point d’être presque inaudible, et elle aurait pu occulter leur présence, alors qu’ils l’attendaient bruyamment et trépignaient à l’idée de lui croquer les os.
Mais elle ne pouvait pas les oublier complètement. Leurs cris résonnaient encore dans ses oreilles et retenaient son attention, même si elle s’efforçait de les ignorer. Derrière ses paupières, elle revoyait trop clairement les doigts gris et décharnés qui étaient restés accrochés à l’échelle, même détachés du corps, insistant jusqu’au bout.
Elle reprit ses esprits et, dans le même temps, sa respiration ralentit alors qu’elle arrivait à se calmer. Elle gravit les marches à une vitesse modérée qui permettait à son corps de se remettre et de retrouver un rythme normal.
Une fois au sommet de l’escalier, elle tomba sur une porte qui donnait sur le toit. Celui-ci montrait quelques signes d’un récent passage. Une paire de lunettes cassée avait été expédiée dans un coin. Un sac avait été déchiré et abandonné dans une mare de goudron et d’eau. Des empreintes charbonneuses se croisaient ici et là.
Elle les suivit jusqu’au bord du toit. Elles disparaissaient sur la corniche et Briar se demanda si leurs propriétaires avaient sauté ou étaient tombés. Puis elle vit le bâtiment voisin, tout proche. C’était une structure plus haute d’un étage, et il y avait une fenêtre parfaitement parallèle à l’endroit où elle se tenait. Celle-ci avait été barricadée à l’aide de deux portes rassemblées pour ne plus former qu’une seule longue planche, laquelle était fixée contre l’autre bâtiment, disposée là tel un pont-levis que l’on pouvait baisser ou relever en fonction de la nécessité ou du danger.
Au-dessous, l’un des Pourris l’avait suivie jusqu’au côté opposé. Il leva les yeux avec un ignoble grognement et fut rapidement rejoint par d’autres morts vivants mus par les mêmes intentions hostiles. Dans quelques minutes, ils encercleraient entièrement le bâtiment.
L’autre immeuble semblait inoccupé. Certaines fenêtres étaient barricadées, d’autres n’avaient que de fins rideaux tirés à la va-vite et rien ne bougeait derrière eux.
Peut-être qu’elle aurait plus de chance en bas. Elle était arrivée dans les rues par un souterrain, alors, la meilleure façon de se déplacer était peut-être de rester sous terre.
Pas très loin, directement sous elle, quelque chose tomba et se brisa. Les grognements avaient redoublé d’intensité du fait du nombre grandissant de Pourris et de l’agitation qui les gagnait.
Elle chercha dans sa sacoche de quoi recharger rapidement son arme. Si les Pourris avaient réussi à entrer dans le bâtiment, il se pourrait qu’elle ait à se frayer un chemin parmi eux à coups de fusil pour atteindre le sous-sol.
Ses mains s’arrêtèrent très brièvement sur la boîte de cartouches.
Si elle descendait et qu’ils la suivaient, elle serait coincée.
Elle rechargea le fusil. Piégée en bas, piégée en haut. La différence était minime et elle était condamnée quoiqu’il arrive. Il valait mieux garder son arme à portée de main et maximiser ses chances.
La cacophonie s’amplifiait, et Briar se demanda si elle n’avait pas déjà perdu la possibilité de chercher une sortie par le bas. Elle s’assura que les cartouches étaient bien en place et jeta un autre coup d’œil par-dessus le rebord.
Dans la rue, les monstres s’étaient massés. Le nombre de Pourris avait au moins triplé, remplaçant sans peine la petite poignée dont elle s’était débarrassée en grimpant à l’extérieur de l’hôtel.
Ils ne semblaient pas avoir trouvé une entrée pour l’instant. Ils ne disparaissaient pas les uns après les autres, ni même en groupes, pour continuer leur poursuite ; au lieu de cela, ils se jetaient sur les briques et les planches, sans grand succès.
Un bruit d’effondrement se fit à nouveau entendre, ainsi que le craquement du bois humide fracassé.
Où était-ce ? Et qu’est-ce qui le provoquait ?
Les Pourris rugissaient et avançaient en chancelant. Eux aussi avaient entendu le bruit et en cherchaient la source, mais ils n’avaient aucune envie de laisser partir Briar, qui se sentait comme un ours obligé de se réfugier dans un arbre.
—
La voix la surprit plus que ne l’avaient fait les Pourris. Elle résonnait haut et fort, avec une légère déformation qui lui donnait à la fois un accent étranger et un timbre puissant. Les mots provenaient d’un endroit en aval, mais pas au niveau de la rue.
—
Briar n’avait rien repéré qui indiquerait qu’elle se trouvait sur le Littoral, mais elle ne voyait pas à qui d’autre la voix pouvait s’adresser. Alors elle répondit, aussi fort qu’elle le pouvait :
— Oui, j’ai un masque !
— J’ai un masque !
Elle chercha du regard, parmi le flot de Pourris, d’où venaient les instructions.
— Où êtes-vous ? essaya-t-elle de crier, mais c’était une tentative ridicule parce qu’elle savait que, quel que soit l’endroit où se trouvait son interlocuteur, il ne comprendrait jamais la question à travers le brouhaha des morts vivants grouillant dans la rue.
—
Briar détecta le mouvement de quelqu’un qui regardait par une autre fenêtre brisée depuis un autre bâtiment délabré. Quelque chose de bleu étincela, puis disparut et laissa la place à une lumière encore plus vive et un vrombissement aigu. Celui-ci traversa le Fléau et siffla dans les cheveux de Briar, imprimant un avertissement directement à son cerveau.
Il ne fut pas nécessaire de lui répéter une troisième fois les consignes.
Elle se baissa, se réfugia dans l’angle le plus proche et entoura sa tête de ses bras. Ses coudes étaient serrés tout près de ses oreilles, étouffant les sons, mais cela n’était pas suffisant pour contrer le sifflement perçant et électrique. Elle saisit sa sacoche et la plaqua sur son crâne, maintenant cette position, visage baissé vers le sol, lorsqu’une explosion ébranla les bâtiments dans un fracas renversant qui dura trop longtemps pour être le résultat d’une arme à feu.
Une fois que le bruit assourdissant se fut un peu dissipé, Briar entendit la voix mécanique aboyer de nouvelles instructions. Mais elle ne les comprenait pas et elle n’arrivait pas à bouger.
Elle gardait les yeux fermés, les bras verrouillés autour de sa tête, les genoux bloqués sous son corps, incapable de remuer.
— Je ne peux pas, murmura-t-elle en essayant de répondre, je ne peux pas vous entendre.
Mais sa mâchoire était bloquée également.
— Je ne peux pas…
— Je ne suis pas un pauvre type, marmonna Briar en réponse à cette tirade clairement masculine.
Elle essaya de se servir de sa colère pour trouver les ressources qui lui permettraient de bouger. Cela ne fonctionna ni mieux ni moins bien que les ordres hurlés avec leurs étranges modulations.
Articulation après articulation, elle débloqua ses bras et ses jambes, les genoux tremblants.
Elle se baissa pour récupérer le fusil qui était tombé et força sur ses jambes pour se relever, replaçant la sangle sur son épaule. Le son épouvantable et les horribles cris de l’homme en bas, dans la rue, résonnaient encore dans ses oreilles. Il continuait de vociférer, même si elle avait perdu toute capacité de le comprendre. Elle n’arrivait pas à se tenir debout, à marcher et à écouter en même temps. Du moins pas dans l’état de choc où elle se trouvait.
Derrière elle, la porte qui donnait sur l’escalier était toujours ouverte, pendant sur son loquet.
Elle s’affala contre celle-ci, manquant de dévaler les marches qui se trouvaient juste derrière. Son élan et son équilibre lui permirent de continuer à avancer. Elle chancelait et menaçait de chuter, mais plus elle restait sur ses deux jambes, plus il était facile de rester stable. Quand elle arriva au premier étage, elle pouvait presque courir à nouveau.
Dans le hall, toutes les fenêtres étaient barricadées et il faisait plus sombre qu’en plein milieu de la nuit, à l’exception de quelques endroits qui reflétaient la faible lumière de l’après-midi. Les yeux de Briar s’habituèrent à l’obscurité et elle découvrit alors qu’il y avait une épaisse couche de poussière sur le comptoir de la réception et que le sol était couvert d’empreintes.
Il y avait une imposante porte d’entrée, barrée d’une grosse planche.
Briar la souleva et attrapa les poignées de la porte.
Elle était étonnée de ressentir une telle panique. Elle aurait juré qu’elle n’en avait plus en réserve mais, lorsque le battant refusa de bouger, elle sentit une nouvelle poussée d’adrénaline. Elle le secoua et tenta d’appeler à l’aide.
— Au secours ! Vous êtes là ?
Même à ses propres oreilles, le son était étouffé. Il n’était pas possible que qui que ce soit arrive à l’entendre de l’autre côté, et c’était une idée stupide. Elle aurait dû emprunter une autre échelle d’incendie. Pourquoi était-elle redescendue jusqu’au rez-dechaussée ? Où avait-elle donc la tête ?
Son crâne bourdonnait de douleur et elle avait des étoiles devant les yeux.
— Aidez-moi, s’il vous plaît, sortez-moi de là !
Elle cognait contre la porte avec la crosse de son fusil, provoquant un formidable vacarme.
Quelques secondes plus tard, un autre coup lui répondit de l’autre côté.
—
— Sans blague, grommela-t-elle, soulagée d’entendre l’autre personne, même si elle ne savait pas encore s’il comptait l’aider ou la tuer.
Quelle que soit l’identité de cet homme, il s’était donné assez de mal pour établir le contact, et cela devait bien avoir une quelconque signification. Non ?
Elle répéta en forçant la voix :
— Sortez-moi de là !
Ayant désormais compris qu’il fallait réagir rapidement, elle recula et fit le tour du comptoir. Un impact plia la porte vers l’intérieur, mais celle-ci ne céda pas. Un deuxième assaut fit sauter les charnières et un troisième la sortit enfin de ses gonds.
Un homme énorme entra à toute vitesse, puis s’arrêta net.
—
— Bien vu ! répondit Briar qui sortait en chancelant de son abri.
L’homme à la voix métallique parlait à travers un casque qui donnait à son crâne la forme d’une tête de cheval croisée avec celle d’un calamar. Le masque se terminait par un amplificateur à l’avant et se séparait en deux filtres circulaires au niveau des narines. La protection avait l’air lourde, mais l’homme qui la portait n’était pas frêle.
Ce n’était pas qu’il était gros, mais il était presque aussi large que la porte, même si l’effet était sans doute renforcé par son armure. Des plaques d’acier recouvraient ses épaules, et un col rond et haut remontait derrière son cou pour s’accrocher au casque. Aux articulations des coudes et des poignets, un maillage faisait office de jointure. Sur son buste, d’épaisses sangles en cuir maintenaient l’ensemble en place.
C’était comme si quelqu’un avait pris une armure complète et l’avait transformée en veste.
Elle faillit répondre qu’il ne faisait pas encore nuit, mais elle était essoufflée, inquiète, et extraordinairement heureuse de se trouver en compagnie de cet homme armé jusqu’aux dents.
— Je viens, répondit-elle.
Elle trébucha et se cogna contre le bras de l’homme, puis se redressa.
Il ne l’empoigna pas pour l’aider, mais ne la repoussa pas non plus. Il se contenta de faire demi-tour et de repartir vers la porte.
— Qu’est-ce que c’était que cette
La route et les trottoirs étaient jonchés des corps enchevêtrés, crispés et grognants des Pourris. Au début, Briar veilla à les éviter, mais comme son guide la distançait, elle abandonna toute précaution et passa d’un cadavre à l’autre sans se préoccuper d’eux. Ses bottes brisèrent des bras et enfoncèrent des cages thoraciques. Son talon atterrit si près du visage d’une morte qu’il lui fracassa le crâne et emporta avec lui un morceau de peau, laissant la chair étalée sur les pierres.
— Attendez ! supplia-t-elle.
—
Briar se dit que c’était une instruction ridicule. Elle ne pouvait pas s’empêcher de les regarder : ils étaient partout, sous ses pieds et à même la route, aplatis contre les rebords et appuyés contre les briques, la langue pendante et les yeux hagards.
Mais elle comprit ce que voulait dire l’homme en armure. Les choses revenaient à elles. Leurs mains tremblantes se mettaient à bouger de façon plus déterminée. Leurs pieds se tordaient et se tournaient, dans leurs tentatives pour se remettre debout. Chaque seconde qui passait, elles reprenaient leurs esprits, ou du moins elles récupéraient leur sens intuitif du mouvement.
— J’essaie.
Il lança sa main en arrière et saisit Briar par le poignet. Il la tira en avant, la soulevant aussi facilement qu’un nourrisson au-dessus d’un nouvel amoncellement de Pourris étendus et trépignants.
L’une de ses abominables choses leva une main et essaya de saisir la cheville de Briar.
Elle envoya un coup de pied contre le bras décharné, mais le rata, car l’homme au masque ajusta sa prise et la tira à nouveau, au-delà du dernier tas de corps où un Pourri était assis en grognant et essayait de réveiller ses camarades.
—
— Tout droit jusqu’à quoi ?
Il indiqua une construction en pierre ornée de statues mélancoliques de hiboux. Une pancarte à l’entrée indiquait que le lieu avait autrefois été une banque. La porte était maintenue fermée par de vieux conteneurs et les fenêtres étaient barricadées.
— Comment allons-nous… ?
—
Sur le côté, il n’y avait pas de sortie de secours avec une échelle suspendue, mais, lorsque Briar leva les yeux, elle vit le dessous d’un balcon branlant.
L’homme qui portait la veste en acier retira un vilain marteau crochu de sa ceinture et le lança en l’air. Une longue corde de chanvre y était attachée et, lorsque le dispositif s’accrocha quelque part au-dessus, il tira et un ensemble de marches se déplia. Elles descendirent avec la grâce d’un pont-levis qui s’abat trop vite.
Il attrapa la première marche et s’appuya dessus pour la maintenir le plus bas possible. Elle se retrouva au niveau de la taille de Briar.
Briar acquiesça et fit passer son fusil dans son dos, libérant ainsi ses deux mains.
Elle n’allait pas assez vite au goût de l’homme qui, de sa large paume, la poussa aux fesses. Cela permit à Briar de s’accrocher des mains et des pieds à la structure, et elle évita donc de commenter le geste un peu cavalier.
Son poids était suffisant pour maintenir les marches suspendues au-dessus de la rue. Avec celui de l’homme en plus, les escaliers rabattables se mirent à craquer et à vibrer, mais ne cédèrent pas. La structure n’avait pas envie de les supporter tous les deux et faisait connaître son mécontentement en émettant un grincement inquiétant à chaque pas.
Briar ignora le bruit et se mit à grimper tandis que l’escalier remontait sous elle comme un tape-cul et que l’homme était sur ses talons.
Il tapota l’arrière de sa botte pour attirer son attention.
Elle acquiesça et s’extirpa des marches pour passer sur le balcon. L’ouverture était barrée mais pas bloquée. Tout en bas, elle aperçut un loquet en bois. Elle le remonta et la fenêtre s’ouvrit.
L’homme la rejoignit et les marches remontèrent derrière lui. Libérés de leur contrepoids, les ressorts qui permettaient de baisser et de remonter la structure reprirent leur position d’origine et se bloquèrent, maintenant l’escalier hors de portée des Pourris, même les plus grands dotés des bras les plus longs.
Briar baissa la tête, se tourna sur le côté, et se faufila à l’intérieur.
L’homme en armure la suivit. L’urgence dont il avait fait preuve jusque-là s’évanouit ; à présent qu’il se trouvait au-dessus des Pourris, en sécurité dans l’ancien établissement bancaire, il se détendit et prit un moment pour ajuster son accoutrement.
Il dégrafa son armure, étendit les bras et fit craquer son cou d’un côté puis de l’autre. Il fallait ranger la corde accrochée au marteau, et il se mit à l’enrouler entre sa paume et son coude jusqu’à obtenir une boucle qu’il suspendit à sa ceinture. Il passa la main pardessus son épaule pour atteindre un étui d’où il sortit un dispositif en forme de tube qui était plus long que sa cuisse. On aurait dit un immense fusil, mais la détente avait la forme d’une palette en laiton et le barillet était protégé par une grille comparable à celle de son masque.
— Est-ce que c’est ce qui a provoqué ce bruit ? demanda Briar. Ce qui a pétrifié les Pourris ?
—
— Trois minutes ?
—
— Une éternité ?
— De quoi ?
—
Elle admira poliment l’appareil.
— Je n’ai jamais rien vu de semblable. Qui est ce Dr. Minnericht ?
—
— Je cherche mon fils, répondit-elle en esquivant la première partie de la question. Je crois qu’il est venu ici hier, il est remonté par les conduits de l’ancien système d’évacuation des eaux.
—
— À présent oui, en effet. Tremblement de terre. (Elle s’appuya sur le rebord de la fenêtre et s’assit, trop épuisée pour faire de jolies phrases.) Je suis désolée, dit-elle en le pensant vraiment pour diverses raisons. Je suis tellement… Je savais comment c’était ici, je le savais, mais…
—
— Je suis suffisamment vieille pour avoir un fils assez idiot pour venir ici, rétorqua-t-elle. Il a quinze ans. Est-ce que vous l’avez vu ?
— Combien de gamins de quinze ans viennent se perdre ici dans la même semaine ?
L’homme haussa les épaules.
Même à travers le masque, l’homme vit les sourcils de Briar se froncer. Il ajouta donc rapidement :
— Oui.
— J’ai profité d’une ballade en ballon avec un capitaine bienveillant.
— Écoutez, l’arrêta-t-elle en faisant un geste las de la main. Est-ce que nous pouvons discuter sérieusement ? Est-ce qu’on peut parler ailleurs ? J’ai besoin d’enlever ce masque, supplia-t-elle. Est-ce qu’il y a un endroit où je peux respirer librement ? Je suis en train d’étouffer.
Il prit le visage de Briar entre ses mains et le fit pivoter tout en examinant son masque.
—
L’homme la guida dans l’escalier qui descendait, sans lui tenir la main ni la tirer, mais en attendant quand il la devançait.
À l’entrée de la voie principale, il n’y avait pas de fenêtres pour laisser passer la lumière et une lampe à huile avait été posée à côté de la porte. Il s’en saisit, l’alluma, et la leva pour éclairer le chemin qui menait au sous-sol.
Le regard posé sur l’imposant dos de l’homme qui avançait dans les allées et descendait les marches, elle dit :
— Merci. J’aurais dû vous le dire avant, mais merci, de m’avoir aidée là-bas.
— Vous êtes le comité d’accueil de Seattle ?
Il secoua la tête.
Au rez-de-chaussée, il y avait une porte dont toutes les parties avaient été enduites de poix et dont toutes les fentes étaient protégées par des bandes en cuir traité.
— Je vois, répondit-elle en prenant la lanterne.
D’une poche de son pantalon, il retira un anneau avec une dizaine de clés en fer noir. Il en choisit une et l’inséra dans un joint en caoutchouc où Briar n’aurait jamais pensé trouver une serrure ; mais il tourna la clé qui libéra un mécanisme, et la porte se déverrouilla.
—
Il tira le loquet et le battant s’ouvrit vers l’extérieur dans un claquement.
Briar avança dans une obscurité totale et, comme promis, l’homme en armure se dépêcha de la rejoindre, puis il referma la porte et la verrouilla derrière eux.
Il reprit la lanterne et passa devant, à travers des bandes de cuir et de caoutchouc suspendues, et le long d’un autre bref couloir. Celui-ci se terminait par une étrange barrière qui ressemblait davantage à un écran en tissu qu’à une protection ordinaire. Les mêmes bandes traitées avaient été installées sur les côtés de façon à obtenir l’étanchéité dont disposaient déjà toutes les autres portes souterraines, sauf que celle-ci était poreuse.
Briar colla l’oreille contre la toile et sentit l’air qui la traversait.
Cette fois, il n’eut pas besoin de déverrouiller quoi que ce soit. Le panneau coulissa sur le côté, s’escamotant dans le mur avec un crissement.
Elle le contourna rapidement et entra dans la pièce suivante, où des bougies se consumaient lentement en laissant des coulures sur une table. Autour de celle-ci, six fauteuils inoccupés avaient été regroupés, et derrière eux s’empilaient des caisses et d’autres bougies, tandis que s’ouvrait un nouveau couloir également équipé de ces fameux rideaux en cuir.
L’homme poussa le panneau et finit par le remettre à sa place.
Il traversa la pièce et commença à retirer son armure.
Les protections en métal de ses bras résonnèrent lorsqu’il les décrocha et les posa sur la table. Son arme tubulaire, Daisy, fit également un bruit sourd lorsqu’il la laissa tomber lourdement à côté de son armure.
—
— Oui, répondit-elle dans un murmure desséché.
— Oui.
Il plongea sa main à l’intérieur d’une des caisses qui portaient l’inscription « Poterie », et il en retira une chope. Il y avait un gros tonneau dans un coin. Il en souleva le couvercle et remplit la chope d’eau.
Il la déposa devant Briar.
Elle jeta un regard avide sur le liquide, mais l’homme n’avait pas encore enlevé son masque, et elle ne voulait pas être la première à boire.
Il comprit et détacha les sangles qui maintenaient la protection élaborée autour de sa tête. Celle-ci glissa sur sa poitrine avec le raclement du cuir que l’on étire et que l’on desserre, révélant un visage large et banal qui n’était ni gentil ni méchant. C’était un visage intelligent, avec des yeux bruns pétillants et un nez plat, que venaient compléter deux lèvres pleines et serrées.
— Et voilà, dit-il en commentant sa propre apparence. Pas plus beau, mais nettement plus léger.
Sans l’assistance du masque mécanique, sa voix était grave, mais parfaitement humaine.
XII
Rudy avançait en traînant les pieds, d’une démarche de guingois qui était toutefois plus rapide qu’elle n’en avait l’air. Avec la pression puante et écrasante de son masque, Zeke haletait pour suivre le rythme. Il luttait pour inspirer de l’air par les filtres qui s’étaient légèrement bouchés depuis qu’il était entré dans la ville, et sa propre peau l’importunait, tirée, tendue et irritée par le joint impitoyable autour de son visage.
— Attendez, souffla-t-il.
— Non, répondit Rudy. Pas le temps d’attendre.
Il poursuivit sa route. Derrière eux, Zeke était certain d’avoir entendu un nouveau mouvement d’agitation, empreint de colère ou de chagrin. Il entendait la cacophonie des consonnes et des voyelles étrangères, ainsi que les cris, hurlements et discussions orageuses d’autres hommes.
Il savait qu’ils avaient été repérés, ou plutôt, comme il se le répétait, que la violence de Rudy avait été découverte. Mais Zeke n’avait rien fait de mal, n’est-ce pas ? Les règles étaient différentes ici, non ? Tout était pardonnable en temps de guerre, lorsqu’il fallait se défendre…
Mais, dans un coin de son esprit, un petit homme étranger qui portait des lunettes perdait tout son sang, pris par surprise, mort sans autre raison que le simple fait d’avoir vécu.
Les tunnels semblaient plus tortueux et l’obscurité plus oppressante alors qu’il suivait son guide, sur lequel il émettait de plus en plus de réserves. Il se mit même à souhaiter le retour de la princesse, peu importe qui elle était. Peut-être qu’il arriverait à placer une ou deux questions. Peut-être qu’elle ne lui lancerait pas de couteaux. Peut-être qu’elle n’était pas morte.
Il espérait qu’elle était vivante.
Mais il entendait encore, lorsqu’il y repensait, le tonnerre du plafond et des murs qui s’effondraient, remplissant tout l’espace dégagé, et il se demanda si elle avait réussi à s’échapper. Il se rassura en se souvenant qu’elle était vieille, et personne ne pouvait devenir aussi vieux sans être également fort et intelligent. Cela lui donna une drôle d’impression, qu’il ne sut pas vraiment identifier, alors qu’il observait l’homme qui s’enfuyait en claudiquant devant lui.
Rudy se retourna et dit :
— Tu viens, oui ou non ?
— J’arrive.
— Alors, reste à côté de moi. Je ne peux pas te traîner, et je saigne à nouveau. Je ne peux pas tout faire pour nous deux.
— Où allons-nous ? demanda Zeke, haïssant la pointe de supplication qu’il entendait à l’intérieur de son masque.
— En arrière, comme auparavant. En bas, puis en haut.
— On va toujours vers la colline ? Vous me conduisez toujours à Denny Hill ?
— Je t’ai dit que je t’y conduirai, répondit Rudy, alors je t’y conduirai. Mais il n’y a pas de chemin direct entre deux points dans cette ville, et je suis vraiment désolé si le voyage n’est pas aussi calme que tu l’avais espéré. Excuse-moi, merde ! Je n’avais pas prévu de me faire poignarder. Les plans changent, gamin. Il faut parfois prendre des chemins détournés. C’en est un.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment, répondit Rudy. (Il s’arrêta sous une lucarne et indiqua une pile de caisses surmontées d’une échelle en équilibre précaire. À son sommet, contre le plafond, une trappe circulaire était fermée.) Nous montons. Et ça peut mal se passer, je te préviens.
— D’accord, répondit Zeke, même si ce n’était pas d’accord du tout.
Il avait du mal à respirer, un peu plus à chaque pas, parce qu’il n’arrivait pas à reprendre son souffle et qu’il n’y avait pas moyen de se reposer.
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit à propos des Pourris ?
— Je me souviens, fit-il avec un signe de tête, même si Rudy lui tournait le dos et ne pouvait donc pas le voir.
— Quelle que soit l’image que tu t’en es faite, poursuivit Rudy, ce n’est rien à côté de la réalité. Maintenant, écoute. (Il fit volte-face et pointa le doigt vers le visage de Zeke.) Ces choses vont vite, plus vite qu’on ne pourrait le penser en les voyant. Elles courent et elles mordent. Et tout ce qui a été mordu doit être coupé, sinon tu meurs. Tu comprends ?
— Pas vraiment, confessa l’adolescent.
— Eh bien, tu as environ une minute et demie pour y réfléchir, parce que nous allons monter avant que les autres yeux bridés nous rattrapent et nous tuent simplement parce que nous sommes là. Voici les règles : tais-toi, ne t’éloigne pas et, si on nous repère, grimpe comme un singe.
— Grimpe ?
— Tu m’as bien entendu. Grimpe. S’ils sont suffisamment motivés, les Pourris peuvent monter à une échelle, mais ce n’est pas facile pour eux et ils ne vont pas vite. Si tu peux atteindre un rebord de fenêtre ou une issue de secours, ou même simplement un morceau de béton en surplomb… fais-le. Monte.
L’estomac de Zeke se mit à gargouiller et se remplit d’un liquide acide.
— Et si nous sommes séparés ?
— Alors nous serons séparés et ce sera chacun pour soi, fiston. Je déteste avoir à dire ça, mais c’est comme ça. S’ils m’attrapent, ne reviens pas me chercher. Et si c’est toi, je ne reviendrai pas non plus. La vie est dure. La mort est facile.
— Mais qu’est-ce qu’on fait si on est simplement séparés ?
— Dans ce cas, répondit Rudy, même règle : monte. Fais du bruit une fois que tu seras sur un toit et, si je peux, je viendrai te chercher. Pour résumer, l’important c’est avant tout de ne pas t’éloigner de moi. Je ne peux pas te protéger si tu te barres comme un idiot.
— Je ne compte pas me barrer comme un idiot, ronchonna Zeke.
— Bien, conclut Rudy.
Au fond du couloir, les sons se faisaient à nouveau entendre, et ils semblaient même se rapprocher. Si Zeke tendait l’oreille, il pouvait repérer une ou deux voix, pleines de rage et prêtes à se venger.
Il avait une nausée terrible, d’une part parce qu’il avait vu un homme mourir, et d’autre part parce qu’il y avait participé, même s’il n’avait fait que regarder sans savoir comment réagir. Plus il y pensait, plus il se sentait coupable ; et il se sentait d’autant plus mal quand il se remémorait la ville au-dessus de lui, remplie de hordes de morts vivants rampants.
Mais il y était plongé jusqu’au cou. Il n’y avait pas moyen de revenir en arrière, du moins pas encore. S’il devait se montrer honnête, il avouerait qu’il ne savait plus du tout où il était et qu’il aurait été incapable de quitter la ville par ses propres moyens s’il l’avait voulu.
Par conséquent, lorsque l’immense trappe se déverrouilla dans un bruit sourd, il suivit l’homme dans une rue aussi sinistre et impitoyable que le tunnel en dessous.
Ezekiel fit exactement ce que Rudy lui avait dit.
Il ne s’éloigna pas et resta silencieux. C’était facile à faire, presque ; le silence ambiant était si impressionnant qu’il était plus facile de le respecter que de l’interrompre. De temps en temps, une paire d’ailes les survolait, brassant l’air avec force, rapidement, au-dessus du Fléau qui remplissait les murs. Zeke se demanda comment ils faisaient, comment ils avaient survécu en respirant l’air empoisonné comme si c’était la plus belle et pure journée de printemps.
Mais il n’eut pas l’occasion de poser la question.
Au lieu de cela, il se blottit presque contre l’homme blessé qui le guidait, et imita ce qu’il faisait. Lorsque Rudy plaquait son dos contre un mur et marchait le long de celui-ci, Zeke en faisait autant. Lorsque l’ancien militaire retenait sa respiration et écoutait, l’adolescent faisait la même chose, s’étouffant à l’intérieur de son masque et se raccrochant à chaque petite bouffée d’oxygène. Il retenait son souffle et attendait de voir de petites étoiles clignoter devant ses yeux, avant d’inspirer de nouveau parce qu’il le fallait bien.
Quelle que soit la direction vers laquelle il regardait, il ne voyait pas au-delà de quelques mètres. Le Fléau était dense et avait une couleur entre le fumier et les tournesols. Ce n’était pas tout à fait du brouillard, mais c’était toxique, et cela les empêchait de voir aussi sûrement que n’importe quel nuage au ras du sol.
Aux extrémités des vêtements de Zeke, au niveau de ses poignets, à l’endroit où les gants laissaient un espace avec les manches, et autour de son cou que son manteau ne couvrait pas entièrement, sa peau commença à le démanger. L’envie de se gratter était difficile à combattre, mais lorsque Rudy le surprit en train de frotter sur sa peau ses phalanges protégées par la laine, il secoua la tête et murmura :
— Non. C’est encore pire.
Les bâtiments ressemblaient à des jeux de construction de différentes hauteurs, dont les fenêtres et les portes étaient soit cassées, soit barricadées et renforcées. Zeke supposa que les premiers étages calfeutrés indiquaient des endroits plus ou moins sûrs et que, s’il en avait besoin, il pourrait peut-être y trouver une sécurité relative, à condition d’arriver à entrer. Mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Il repéra des issues de secours ici et là, de grands enchevêtrements de marches et de rails en acier qui semblaient aussi fragiles que le mobilier d’une maison de poupées, et il se dit qu’il pourrait y grimper s’il le devait. Et ensuite ? Est-ce qu’il pourrait casser une fenêtre et se glisser ainsi à l’intérieur ?
Rudy avait dit qu’il y avait des lanternes cachées sur le chemin.
Zeke cherchait en douce un moyen de fausser compagnie à son guide.
Il fut étonné en réalisant ce qu’il était en train de faire. Il ne connaissait personne d’autre dans la ville et il n’avait rencontré que deux autres habitants ; l’un d’entre eux avait été immédiatement assassiné par Rudy, et l’autre avait tenté de le tuer. Ainsi, lorsque Zeke essaya d’évaluer la situation, il supposa qu’avoir une chance sur deux d’être assassiné était une excuse suffisamment bonne pour décider de réagir. Mais il ne se sentit pas mieux pour autant.
Tout en suivant Rudy, il pensa de nouveau au Chinois. Le contenu de son estomac menaça de trouver la sortie.
Non. Il ne fallait pas. Pas dans le masque. Pas quand il ne pouvait pas l’enlever sans risquer de mourir. Hors de question.
Il essaya de calmer son ventre et y réussit.
Son guide cheminait lentement, le dos courbé et les épaules rentrées. Il ouvrait la voie avec sa canne qui, comme Zeke le savait à présent, ne pouvait tirer que deux fois. Et que pouvaient deux coups contre une meute de Pourris affamés ?
Il n’avait pas plus tôt pensé à eux qu’il entendit, non loin de lui, un léger grognement.
Rudy se figea. Et il l’imita.
Le regard de l’homme balaya la rue de gauche à droite, et de haut en bas, cherchant une sortie ou un chemin évident.
— Des Pourris ? prononça Zeke silencieusement, mais Rudy ne pouvait pas voir les lèvres former la question à l’intérieur de son masque et il ne répondit donc pas.
Un autre grognement se joignit au premier, comme une question ajoutée à une conversation. Le timbre était différent et semblait plus rauque, comme si la gorge qui l’avait émis n’était plus entière. Les grognements furent suivis de bruits de pas, hésitants et lents, et si dangereusement proches que la peur comprima la poitrine de Zeke comme si quelqu’un lui marchait dessus.
Rudy fit demi-tour et saisit le masque de l’adolescent, l’approchant aussi près que possible du sien et murmurant aussi bas qu’il le pouvait.
— Ce chemin. (Il fit un signe de la main vers le carrefour le plus proche en indiquant la voie en bas à droite.) Plusieurs pâtés de maisons. Grande tour, bâtiment blanc. Grimpe au deuxième étage. Casse ce qu’il faudra.
Rudy ferma les yeux pendant une bonne seconde et, lorsqu’il les rouvrit, il ajouta :
— Cours.
Zeke ne savait pas s’il en serait capable. Sa poitrine était aussi comprimée que si elle avait été entourée de cordes, et sa gorge était serrée comme si une écharpe l’étranglait. Il regarda au bout de la rue indiquée par Rudy et ne vit presque rien, à l’exception d’une pente qui descendait doucement et qui s’éloignait très certainement de la colline qu’il recherchait.
Dans sa tête, il fit défiler une par une les cartes qu’il avait mémorisées, ce qui lui confirma qu’ils allaient dans la mauvaise direction. Mais pouvait-il courir dans le sens de la montée ? Où pouvait-il aller pour s’échapper, si ce n’est jusqu’à cette tour dont venait de lui parler Rudy ?
La panique remplissait son masque et l’aveuglait, mais cela n’avait pas d’importance. Les grondements, grognements et bruits de pas se rapprochaient, et il savait pertinemment que bientôt, très bientôt, ils seraient à ses trousses.
Rudy s’élança le premier. Hanche amochée ou non, il pouvait courir, mais pas courir sans bruit.
Suivant le claquement de ses semelles, les grognements s’intensifièrent, impatients et, quelque part dans les profondeurs du brouillard, une masse de corps commença à s’organiser. Ils étaient en train de se regrouper. Ils s’apprêtaient à chasser.
Zeke haletait, essayant d’aspirer suffisamment d’air pour se redonner des forces ou se calmer. Il s’orienta dos à la colline et regarda une dernière fois par-dessus son épaule. Ne voyant rien d’autre que le brouillard tournoyant et avide, il reprit courage. Et il se mit à courir.
Sous ses pieds, les routes étaient inégales et fendues, du fait du tremblement de terre, ou simplement à cause du temps et de l’usure. Il trébucha et se reprit, vacilla et se retrouva à quatre pattes. Ses mains lui firent mal, mais elles réagirent instinctivement et repoussèrent le sol, lui permettant ainsi de se remettre sur ses pieds. Il reprit sa course. Derrière lui, dans le brouillard, il les entendait déferler bruyamment.
Il ne regarda pas. Il se concentra sur la silhouette de Rudy qui filait droit devant, accélérant, au grand étonnement de Zeke qui ne savait pas comment il faisait. Peut-être que cet homme était plus habitué à porter ces masques dans lesquels on suffoquait, ou qu’il n’était pas aussi handicapé qu’il le laissait croire. Quoi qu’il en soit, il se rapprochait du bâtiment blanc qui s’était subitement dressé dans l’air empoisonné.
Il perçait le brouillard comme un rocher dans l’océan, fendant les vagues.
Quand Zeke l’aperçut, il était presque arrivé à sa hauteur, ce qui posait un problème. Il n’avait aucune idée du moyen d’atteindre le deuxième étage. Il ne vit pas d’échelle de secours ni d’escalier. Il n’y avait que l’entrée principale, soit d’immenses portes en bronze terni qui avaient été barricadées à l’aide de planches fendues et de chaînes.
Il ne réussit pas à contrôler ni à freiner son élan, et heurta le bâtiment de plein fouet pour s’arrêter. La force de la collision blessa encore davantage ses mains déjà meurtries, mais il s’en servit tout de même pour tâtonner autour des fenêtres barricadées et de leurs encadrements complexes, là où la pierre n’était pas recouverte de planches ou de tôles.
Il regarda autour de lui, mais ne vit aucune trace de son guide.
— Rudy ! couina-t-il, trop effrayé pour crier, mais également trop terrifié pour se taire.
— Ici ! appela l’homme, depuis un endroit que l’adolescent ne voyait pas.
— Où ?
— Ici, répéta-t-il, bien plus fort, parce qu’il se trouvait juste à côté de Zeke. De l’autre côté, viens. Dépêche-toi, ils arrivent.
— Je les entends. Ils arrivent de…
— Partout, compléta Rudy. C’est ici. Tu sens ? (Il prit la main de Zeke et la posa sur un rebord qui se trouvait à hauteur de poitrine.)
— Oui.
— Monte, fiston.
Il jeta sa canne sur le rebord et se hissa derrière elle, puis commença à grimper en s’aidant d’une échelle improvisée. Maintenant qu’il savait où regarder, Zeke la voyait : elle était faite de planches et de barres fixées directement à la pierre.
Mais il n’était pas facile pour lui de grimper jusque-là. Il était plus petit que Rudy et n’était pas aussi fort. Et, de plus, il manquait d’air, même si celui-ci puait et que l’odeur du caoutchouc et du cuir lui donnait des haut-le-cœur.
Rudy revint sur ses pas et attrapa le bras de Zeke, tirant le garçon sur le rebord, puis le faisant pivoter pour qu’il se retrouve face à l’échelle construite sur le mur.
— Tu grimpes vite ? demanda-t-il.
Pour toute réponse, l’adolescent se mit à escalader le mur comme un lézard. Dès qu’il avait compris ou se trouvait les échelons, il avait décidé qu’ils devaient être assez solides parce qu’il n’avait pas le temps de les tester les uns après les autres. Il coinça son pied contre les planches et plaça ses mains autour des barres, et grimpa. Rudy le suivit, évoluant plus lentement. Même s’il avait eu l’air relativement à l’aise à plat, l’escalade ne convenait pas à sa hanche, et il se mit à grogner et à ronchonner à chaque mouvement.
— Attends, souffla-t-il, mais Zeke n’en voyait pas l’intérêt.
L’adolescent apercevait une fenêtre avec un petit balcon et le tout avait l’air très prometteur.
— Est-ce que c’est là que nous allons ?
— Quoi ?
Rudy releva la tête et son chapeau glissa vers l’arrière, manquant de tomber.
— Cette fenêtre. Est-ce que c’est…
— Oui, c’est ça. Vas-y, je suis juste derrière toi.
Une barre qui ressemblait à la poignée d’un four traversait la fenêtre, et il semblait logique de l’attraper. L’adolescent s’en saisit et tira : elle couina et bougea, mais pas assez. Il recommença et elle s’ouvrit d’un coup vers l’extérieur. Il faillit presque en perdre l’équilibre et tomber du balcon.
— Attention, gamin, le sermonna Rudy qui attrapa le rebord et fit une pause, pendant que Zeke manipulait la fenêtre.
Sous eux, les rues s’étaient assombries ; pas du fait des ombres, mais plutôt des corps impatients et grondants qui s’étaient amassés. Lorsque Zeke regarda vers le bas, il ne put distinguer les Pourris individuellement, mais il pouvait discerner une main par-ci et une tête par-là. L’air vicié les recouvrait et les rendait flous.
— Ignore-les, conseilla Rudy. Entre, que l’on puisse enlever ces foutus masques. Je ne supporterai pas ce truc une minute de plus.
Zeke était on ne peut plus d’accord. Il leva une jambe et la fit passer de l’autre côté, dans le bâtiment aux murs blancs. La seconde suivit et il se retrouva à l’intérieur.
Rudy culbuta à sa suite, la tête la première, et atterrit d’une façon un peu chaotique. Il resta allongé sur le dos pendant un moment, haletant derrière son masque.
— Ferme donc cette damnée fenêtre, fiston. Tu laisses entrer le Fléau.
— Oh, oui.
Zeke tira pour remettre la fenêtre à sa place. C’était plus dur de l’intérieur, où des bandes cirées de tissu raidi recouvraient les bords pour former un joint. Mais il y arriva et elle se rabattit dans sa position d’origine.
— Est-ce que je peux enlever mon masque, maintenant ?
— Non, pas maintenant. Pas à cet étage, à moins que tu ne veuilles tomber malade rapidement, et de façon définitive. Descendons. Tu pourras l’enlever en bas, et on retrouvera notre chemin sans problème vers les tunnels.
— Vers les tunnels ? Et vers la colline ? insista Zeke, sachant parfaitement qu’il demandait à Rudy de mentir et s’en fichant.
Il voulait simplement lui rappeler sa promesse, même si son guide n’avait aucune intention de la tenir.
— Vers la colline, oui. On peut y arriver à partir d’ici. Mais pas en remontant. Cette fiche tour est trop isolée, il n’y a pas de ponts ou de passages qui la relient à un autre bâtiment. Et même si c’était le cas, on serait contraints de continuer à porter ces choses.
Zeke frotta les joints de son masque et gratta sa peau écorchée.
— J’aimerais vraiment retirer ce truc.
— Alors, suis-moi. Il faut que je trouve ces fichus escaliers, déclara Rudy qui venait de s’asseoir et frottait les bords de son propre masque.
— Que vous les trouviez ?
— Cela fait un moment que je ne suis pas venu ici, c’est tout.
Il ramassa sa canne et s’en servit pour se relever. Il chancela, puis retrouva ses appuis.
Le garçon étudiait la pièce, observant les fenêtres non barricadées et l’air qui était un peu plus clair que celui de l’extérieur. Un peu partout dans la salle, il pouvait voir des formes fantomatiques, qui étaient en fait des meubles recouverts de draps. Zeke en tâta un et sentit le bras d’un fauteuil en dessous, puis il reconnu également la forme d’une table et d’un canapé. Il vit le squelette d’un lustre qui avait certainement été magnifique par le passé, mais auquel manquaient à présent tous les cristaux.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il.
— On est dans… (Rudy balaya la pièce du regard.) La chambre de quelqu’un ? Ou du moins ce devait être le cas, peut-être. Aucune idée. En tout cas, on est dans la tour Smith.
— Pourquoi est-ce qu’on l’appelle comme ça ?
— Parce qu’elle a été construite par un type qui s’appelait Smith, répondit-il sèchement. Tu sais ce que c’est qu’une machine à écrire ?
— Oui, répondit Zeke. Je crois.
— D’accord. Tu as déjà entendu parler de Smith Corona ?
— Ah oui, répondit-il. Les pistolets.
— Non, ça, c’est Smith & Wesson. Cette tour a été construite avec l’argent des machines à écrire. Fais attention où tu mets les pieds, fiston. Certaines zones du plancher ne sont pas terminées, et il n’y a pas de rampes aux escaliers. Ce bâtiment n’était pas achevé lorsque le Fléau est arrivé. Il est globalement solide, mais il faut faire attention par endroits.
— C’est grand ?
— La tour ? Oui, elle est grande. C’est le plus haut bâtiment du coin, même si les derniers étages ne sont pas terminés.
— Je veux monter, déclara Zeke. Je veux regarder la ville de là-haut.
Il se garda d’ajouter : « Afin de voir où je suis et de comprendre à quel point vous m’avez menti. »
Rudy plissa les yeux derrière son masque.
— Je croyais que tu voulais voir la colline ?
— Oui, je veux la voir. De là-haut. Est-ce que les autres étages sont protégés ?
— La plupart, oui, reconnut Rudy. Il n’y a que celui-ci qui ne l’est pas, parce que c’est par là que tout le monde entre. Si tu montes ou que tu descends, tu peux enlever ton masque, mais si tu vas tout en haut, il faudra le remettre. Les dirigeables ont l’habitude de s’y amarrer, du coup le quai n’est pas un espace isolé. Et puis, il y a un bon nombre de marches, petit. Est-ce que tu es sûr de vouloir grimper ?
— Vous pensez que vous pouvez me suivre ? demanda Zeke, en essayant de le défier.
Il voulait tester son guide, et peut-être l’épuiser un peu s’il pouvait. Il avait déjà compris qu’il allait peut-être devoir courir et, si c’était le cas, il ne lui faudrait pas seulement être plus rapide que l’homme qui boitait. Il allait devoir se mettre hors de portée de la canne.
— Je peux te suivre, répondit Rudy. Sors par là, dans l’entrée principale. Tu devrais trouver une lanterne dans l’angle. Allume-la, lui dit-il en lui lançant une boîte d’allumettes.
Zeke la trouva en effet et mit le feu à la mèche. Rudy vint se placer à côté de lui et dit :
— Tu vois le rideau, là-bas ?
— Le noir ?
— Oui. C’est un joint, de la soie enduite de goudron. Il y a une barre en bas qui exerce un poids pour le maintenir en place. Fais-la glisser et on pourra faire bouger le rideau. (Il s’appuya sur sa canne et observa le garçon pendant que celui-ci suivait ses instructions.) Et maintenant, dépêche-toi, je suis juste derrière.
Et il l’était, en effet.
Zeke remit la barre et l’obscurité les engloutit, à l’exception de la lanterne qui faisait de son mieux pour fournir une lueur joyeuse.
— Allons jusqu’au bout, puis on enlèvera ces machins.
— Est-ce qu’on peut respirer ici ?
— Probablement, mais je ne tenterai pas ma chance. J’aime bien savoir qu’il y a plusieurs joints entre moi et le Fléau, si cela est possible.
Rudy se saisit de la lanterne et suivit le passage moquetté jusqu’à son extrémité. Puis il se glissa entre un nouveau jeu de rideaux. Au bout de quelques secondes, il fit un signe à Zeke à travers les tentures, indiquant qu’il pouvait le suivre.
De l’autre côté du joint, il y avait de la lumière, même si celle-ci était grise et pâle.
Le temps que Zeke passe de l’autre côté, l’homme avait déjà enlevé son masque. En le voyant respirer librement, Zeke eut furieusement envie d’en faire autant. Il arracha sa protection et prit la plus grosse bouffée d’air qu’il ait jamais inspirée, et c’était merveilleux parce que, cette fois, il n’avait pas à lutter.
Heureux, il respirait la vie à pleins poumons.
— Je respire ! Ça pue la merde, là-dedans, mais je respire !
— Même les choses les plus fraîches sentent le soufre et la fumée ici, confirma Rudy. Au sous-sol, ce n’est pas si mal, mais en haut, l’air sent le renfermé parce qu’il n’y a aucun moyen de le renouveler. Au moins, sous terre, on l’oblige à circuler.
Zeke examina son masque et se rendit compte que les filtres avaient changé de couleur.
— Il m’en faut des neufs, observa-t-il. Je croyais que ceux-là étaient censés tenir pendant dix heures…
— Fiston, depuis combien de temps crois-tu que tu es ici ? Ça doit bien faire au moins tout ça, en tout cas c’est ce que je dirais. Mais ce n’est pas une raison pour paniquer. Les filtres ne coûtent plus rien ici depuis qu’un vieux Noir bien gras a volé les marchandises d’un train confédéré, au printemps dernier. Et, si jamais tu tombes à court, il y a des tunnels isolés un peu partout dans cette partie de la ville. Mais n’oublie pas la règle : mets deux joints entre toi et le Fléau, si tu le peux.
— Je m’en souviendrai, répondit Zeke, car le conseil avait l’air judicieux.
Quelque part dans un coin de l’énorme tour inachevée, les deux voyageurs entendirent un fracas. Puis le bruit s’évanouit au loin. Zeke demanda :
— Qu’est-ce que c’était ?
— Aucune idée, répondit Rudy.
— On aurait dit que cela venait de l’intérieur.
— En effet, lâcha l’homme.
Il resserra sa prise sur la canne et la souleva de façon à être prêt à tirer s’il le fallait.
Un deuxième son suivit le premier et, cette fois, il était plus difficile de se tromper. C’était le bruit de quelque chose qui tombait dans l’escalier derrière eux.
— Je n’aime pas ça, grommela Rudy. Il faut redescendre.
— On ne peut pas, murmura sauvagement l’adolescent. Le bruit venait d’en bas. Il vaut mieux monter !
— Tu es stupide. Si on monte, on va se retrouver piégés, quel que soit l’endroit où s’achèvent les escaliers.
La discussion s’arrêta là, parce qu’un son différent provenant d’une autre direction retentit au-dessus de leurs têtes. C’était un bruit de moteur tournant à plein régime ; le bruissement et le raclement de quelque chose d’immense qui se rapprochait, trop vite.
— Qu’est-ce que…
Zeke ne put terminer sa question. À l’extérieur, au-dessus, un énorme dirigeable avec une nacelle chancelante et des réservoirs en métal s’écrasa contre la tour, rebondit dans une autre structure et revint se fracasser une seconde fois sur le bâtiment. Les fenêtres explosèrent et le monde entier oscilla, comme il l’avait fait lors du tremblement de terre quelques heures auparavant.
Rudy remit son masque et Zeke l’imita, même si le geste lui donna envie de pleurer. L’homme se mit à courir vers les escaliers, en dépit du fait que le bâtiment tremblait sous leurs pieds. Il cria :
— En bas !
Et il se mit à descendre, à moitié en courant et à moitié en titubant, dans l’obscurité.
Zeke n’avait plus la lanterne et ne savait pas où elle se trouvait. La retraite précipitée de Rudy était presque aussi bruyante que le vent qui claquait et le ballon qui s’écrasait contre les murs. Mais lorsque Zeke parvint aux escaliers, devant l’obscurité saisissante qui cherchait à l’ébranler, il était décidé à ne pas se laisser faire.
Il commença à grimper.
Et les ténèbres se firent plus profondes et s’abattirent sur lui, se déchaînant comme l’eau, la terre, ou le ciel lui-même.
XIII
Briar but une pleine chope d’eau, puis une seconde. Elle le questionna au sujet de la bière.
— Vous en voulez ?
— Non, je me demandais simplement comment vous pouviez arriver à en faire ici.
Swakhammer se servit une grande chope de bière à l’odeur aigre et tira une chaise face à elle. Il répondit :
— Parce qu’il est plus simple de transformer l’eau rendue amère par le Fléau en bière, que de la purifier. La distiller en fait un breuvage médiocre, mais qui ne vous tuera pas et ne vous transformera pas en Pourri.
— Je vois, dit-elle, car l’explication lui parut en effet très claire.
Toutefois, elle ne pouvait s’imaginer en train de siroter la boisson jaunâtre, sauf dans les pires circonstances. Même à une certaine distance, le liquide avait une odeur qui aurait pu décoller de la peinture.
— Il faut un peu de temps pour s’y faire, reconnut-il, mais, une fois qu’on y est habitué, ça n’est pas trop mal. Vous savez, je n’ai toujours pas saisi votre nom.
— Briar, dit-elle.
— Briar comment ?
Elle envisagea rapidement de s’inventer une nouvelle identité, mais rejeta l’idée tout aussi vite. Sa rencontre avec le capitaine et l’équipage du
— C’était Wilkes, répondit-elle, et à présent, c’est à nouveau ça.
— Briar Wilkes. Alors vous êtes… D’accord. Je ne suis pas étonné que vous l’ayez gardé pour vous. Qui vous a amenée ici ? Cly ?
— C’est exact, c’est lui qui m’a fait descendre. Il m’a déposée en chemin. Comment avez-vous deviné ?
Il prit une nouvelle gorgée de bière et répondit :
— Tout le monde sait comment il a échappé au Fléau. Ce n’est pas un secret. Ce n’est pas non plus le pire homme que vous pouviez rencontrer. Ce n’est pas le meilleur, mais ce n’est certainement pas le pire. Je parie qu’il ne vous a pas posé de problèmes.
— Il s’est montré un parfait gentleman, répondit-elle.
Il sourit, dévoilant des dents étrangement alignées.
— J’ai du mal à le croire. Il est plutôt imposant, n’est-ce pas ?
— Immense, oui, même si vous n’êtes pas petit non plus. Vous m’avez fichu une sacrée frousse en déboulant ainsi. Comme si votre masque ne vous faisait pas une voix suffisamment impressionnante, il vous donne aussi l’air d’un monstre.
— Oui, c’est vrai, mais il me protège mieux que l’ancien modèle que vous portez. Et le costume me protège des méchants coups de dents des Pourris. Ils vous dévoreraient entièrement s’ils pouvaient vous attraper et vous jeter à terre. (Il se leva pour se resservir et resta debout, prenant une pose songeuse, un bras replié tandis qu’il tenait sa chope de l’autre main.) Alors vous êtes la fille de Maynard ? Votre visage me disait bien quelque chose, mais je ne vous aurais pas remise si vous n’aviez rien dit. Et, du coup, votre fils qui est parti…
— Ezekiel. Son nom est Ezekiel, mais on l’appelle Zeke.
— D’accord, d’accord. Et c’est le petit-fils de Maynard. Vous pensez qu’il est du style à en parler autour de lui ?
Briar acquiesça.
— Très certainement. Il sait que cela peut l’aider ici et il ne comprend pas complètement, je crois, combien cela peut également lui porter préjudice. Pas le fait d’être le petit-fils de Maynard, mais plutôt le lien avec son père.
Elle soupira et demanda davantage d’eau. Pendant que Swakhammer remplissait sa chope, elle expliqua :
— Ce n’est pas sa faute. Rien de tout cela ne l’est. C’est la mienne. J’aurais dû lui dire. Vous vous rendez compte, je ne lui ai jamais rien expliqué. Et, à présent, il s’est donné cette mission d’aller chercher dans le passé et de voir s’il pouvait trouver quelque chose qui valait la peine.
Une nouvelle chope d’eau amère fut posée sur la table, devant elle. Elle s’en empara et la vida à moitié.
— Alors Ezekiel est venu ici à la recherche de son père ?
— À la recherche de son père ? D’une certaine façon, oui, je suppose. Il pense pouvoir démontrer que son père était innocent s’il peut mettre la main sur quelque chose qui prouve que l’ambassadeur russe avait payé pour que le Boneshaker soit testé avant d’être parfaitement prêt. Il est venu ici pour essayer de trouver l’ancien laboratoire, afin d’avoir un moyen de laver le nom de Levi.
Briar but le reste de l’eau. Swakhammer lui en proposa encore, mais elle refusa d’un geste de la main.
— Est-ce qu’il peut le faire ?
— Je vous demande pardon ?
— Est-ce qu’il peut le faire ? Est-ce qu’il peut prouver que Blue était innocent dans l’affaire du Fléau ?
Elle secoua la tête et fut à deux doigts de se mettre à rire.
— Oh non, Dieu non, Levi était aussi coupable que Caïn.
Presque immédiatement, elle regretta d’avoir lâché cette dernière phrase. Elle ne voulait pas que son nouveau compagnon pose des questions, alors elle s’empressa d’ajouter :
— Peut-être que, au fond de lui, Zeke le sait et qu’il veut simplement voir d’où il vient, ou voir les dégâts lui-même. Ce n’est qu’un gamin, expliqua-t-elle en essayant coûte que coûte de ne pas laisser transparaître son exaspération. Dieu seul sait pourquoi il fait ce qu’il fait.
— Il n’a jamais connu son père, j’imagine.
— Non, Dieu merci.
Swakhammer s’appuya contre le dos de sa chaise face à Briar.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que Levi n’a jamais eu l’occasion de le corrompre ou de le changer. (Ce n’était pas la seule chose qu’elle avait à dire, mais c’était tout ce qu’elle pouvait confier à cet étranger.) Je ne peux pas m’empêcher de penser que, peut-être, un jour, cette guerre à l’est se terminera, et alors je pourrais l’emmener ailleurs, à un endroit où personne ne nous connaît. Ce serait mieux, non ? Ça ne peut pas être pire qu’ici.
— Ce n’est pas si mal, ici, répondit-il avec un sourire sardonique. Regardez-moi ce palace !
— C’est horrible et vous le savez autant que moi. Alors pourquoi restez-vous ? Pourquoi vivez-vous ici ? Pourquoi d’autres personnes en font-elles autant ?
Swakhammer haussa les épaules et termina sa bière. Il reposa la chope dans une caisse et dit :
— Nous avons tous nos raisons. Et vous pouvez vous installer ici si vous voulez, ou si vous le devez. Ce n’est pas facile, mais ça ne l’est plus nulle part, de toute façon.
— Je suppose que vous avez raison.
— En tout cas, il y a de l’argent à faire. Vous êtes totalement libre, et il y a plein d’opportunités si vous savez où regarder.
— Comment ? En faisant quoi ? demanda Briar. En pillant les maisons des riches ? Un jour, il n’y aura plus d’argent. Il n’y a pas tant de choses à voler et à vendre à l’intérieur des murs, à mon avis.
Il se dandina d’un pied sur l’autre et dit :
— Il y a toujours le Fléau. Il ne va nulle part et personne ne sait qu’en faire. S’il est possible de tirer de l’argent du suc, alors ça peut servir.
— Le suc-citron tue des gens.
— Tout comme les autres personnes, les chiens, les chevaux en colère et les maladies, la gangrène et le fait de donner naissance. Et je ne vous parle même pas de la guerre. Vous ne croyez pas qu’elle tue des gens à l’est ? Laissez-moi vous dire ceci : elle en tue par dizaines et bien plus que le Fléau. Je parierai même que des milliers en sont morts.
Briar haussa les épaules, mais ne renonça pas.
— Je reconnais que vous n’avez pas tout à fait tort, mais mon fils ne va pas mourir en accouchant ou à la guerre, du moins pas encore. Pour le moment, il risque plus de succomber à cette stupide drogue, parce que ce n’est qu’un gosse et que les gosses font des bêtises. Comprenez-moi bien, je ne vous accuse de rien. Je comprends comment fonctionne le monde et je suis bien placée pour savoir ce qu’il faut parfois faire pour s’en sortir.
— Je ne vous dois pas d’explication.
— Je ne vous en demande pas, mais vous sembliez prêt à en fournir une pour votre défense.
Il repoussa la chaise et la regarda d’un air presque furieux.
— Bon, d’accord, tant que nous nous comprenons.
— Je pense que c’est le cas, oui.
Elle se frotta les yeux et se gratta la cuisse, à l’endroit où les petites plaies dues à la fenêtre la démangeaient ; au moins, elles ne saignaient plus.
— Vous êtes blessée ? demanda Swakhammer, désireux de changer de sujet.
— Ce ne sont que quelques coupures, rien de bien méchant, si ce n’est qu’elles ont été en contact avec le gaz. Vous n’auriez pas des bandages ici, par hasard ? Il m’en faudrait, ne serait-ce que pour être décente. Mon pantalon ne va pas tarder à partir en lambeaux, alors je ne serais pas contre une aiguille et du fil également.
Un large sourire apparut sur le visage de l’homme.
— On dirait que vous avez besoin d’une secrétaire ou d’un petit hôtel douillet. J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous fournir tout cela. Mais maintenant, je sais où je vais vous emmener. Je pense que nous trouverons de quoi vous rafistoler là-bas.
La formulation déplut à Briar.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Où allez-vous m’emmener ?
— Essayez de comprendre, commença-t-il. (Il endossa son armure et mit son masque sous son bras.) Ici, c’est, disons… une communauté contrôlée. Ce n’est pas pour tout le monde et ça nous plaît comme ça. Mais, de temps en temps, quelqu’un débarque d’un dirigeable ou remonte par les conduites d’eau, et veut changer les choses. Les gens s’imaginent qu’il y a quelque chose de précieux ici et veulent leur part du gâteau.
Il indiqua de la tête son masque, le sac et le fusil qui étaient posés sur la table à côté d’elle.
— Prenez vos affaires.
— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-elle, d’un ton plus inquiet en plaçant ses doigts autour du fusil.
— Chérie, si j’avais voulu vous faire du mal, je vous aurais enlevé ça. (Il indiqua le Spencer.) Je vais vous conduire chez votre père… si on peut dire. Maintenant, venez. C’est déjà la fin d’après-midi et il va faire sombre. C’est encore pire à l’extérieur quand il fait sombre. Nous passons sous des endroits qu’il faut vraiment éviter, mais à cette heure-ci, tout le monde descend dans les tunnels.
— C’est mauvais ?
— Ça peut l’être. Comme j’allais vous le dire avant que vous ne me perturbiez, nous avons déjà pas mal de problèmes ici. C’est la raison pour laquelle nous surveillons si étroitement les nouveaux venus. Nous n’avons aucune envie d’avoir plus d’ennuis que nous n’en avons déjà.
Briar se sentit revigorée mais pas vraiment rassurée par le ton légèrement sinistre qu’avait pris la conversation. Elle plaça le fusil sur son épaule, fit passer la bandoulière de la sacoche au-dessus de sa tête et rangea le masque. Le vieux chapeau de son père lui allait bien mieux sans le masque, alors elle le remit, au lieu de l’attacher à son sac.
Elle lui dit :
— Je veux simplement retrouver mon fils, c’est tout. Je le retrouve et je quitte votre ville.
— Je pense que vous sous-estimez les troubles qu’une femme comme vous peut provoquer même sans le vouloir. Vous êtes la fille de Maynard, et il représente ici ce qu’il y a de plus proche d’une autorité reconnue.
Elle cligna des yeux.
— Mais il est mort. Il est mort depuis seize ans.
Swakhammer écarta un rideau en cuir et attendit que Briar, qui avait à présent de moins en moins envie de l’accompagner, passe devant lui. Mais elle n’avait pas le choix. Elle secoua la tête et il laissa retomber le rideau derrière eux, plongeant le couloir dans l’obscurité à l’exception de la bulle créée par sa lanterne.
— Bien entendu qu’il l’est, et c’est une bonne chose pour nous. Il est difficile de se disputer avec un mort. Il ne change pas d’avis, ne dicte pas de nouvelles règles et ne se comporte pas comme un salopard, risquant ainsi que plus personne ne l’écoute. Un homme mort reste un saint.
Il lui tapota l’épaule et lui tendit la lanterne.
— Tenez-la comme ça, que je puisse voir.
Comme s’il avait oublié quelque chose, il leva un doigt pour lui demander d’attendre, retourna de l’autre côté du rideau et réapparut quelques secondes plus tard, suivi par une odeur de fumée.
— Il fallait que j’éteigne les bougies. Maintenant, approchez la lumière.
À côté du rideau, une longue tige en fer était appuyée contre le mur. Swakhammer s’en saisit et l’enfila dans une série de boucles prévues à cet effet en bas de la tenture.
— Est-ce que vous… (Briar ne savait pas trop comment terminer la question) verrouillez le rideau ?
L’homme étouffa un rire.
— Je le leste, simplement. Plus il y a de barrières entre le monde souterrain et la partie aérienne, plus l’air reste. Et, lorsque les soufflets sont actionnés, ils font voler ces rideaux.
Elle l’observa attentivement pendant qu’il s’activait. Tout ce mécanisme la fascinait : les filtres, les joints, les soufflets. Seattle avait été une simple ville commerciale, alimentée et engraissée par l’or de l’Alaska, puis elle s’était transformée en ville cauchemardesque remplie de gaz et de morts vivants. Mais des gens étaient restés. D’autres étaient revenus. Ils s’étaient adaptés.
— Est-ce que je peux faire quelque chose ?
— Contentez-vous de tenir la lampe. Je m’occupe du reste.
Les rideaux étaient attachés et reliés à la tige dont il avait à présent coincé l’extrémité dans une fente du mur.
— Voilà, c’est bon. Allons-y. Gardez la lumière, si vous en avez envie. Montez par là. Puis prenez la voie de droite, si vous le voulez bien.
Briar avança dans l’allée humide recouverte de mousse dans laquelle résonnait au loin l’écoulement de l’eau. Parfois, un bruit sourd ou un cliquetis discordant venait du dessus. Mais comme l’homme qui l’accompagnait n’y prêtait pas attention, elle s’efforça de les ignorer également.
— Alors, monsieur Swakhammer, que vouliez-vous dire ? Nous allons chez mon père ?
Elle regarda par-dessus son épaule. La lumière de la lanterne donna un air fatigué et hagard au visage de l’homme.
— Nous allons Chez Maynard. Avant, c’était un bar qui donnait sur la place. Maintenant, c’est complètement mort, comme tout le reste, mais au sous-sol, il y a des personnes qui continuent de faire tourner le lieu. Je pense qu’on va essayer ça en premier parce que, pour commencer, vous allez avoir besoin de nouveaux filtres, et peut-être d’un meilleur masque. Et ensuite, si votre fils est allé raconter qu’il était le petit-fils de Maynard, il y a de grandes chances pour qu’on l’ait ramené là-bas.
— Vous pensez ? Vraiment ? Mais il voulait tellement trouver la maison de Levi.
Le couloir débouchait sur un croisement d’où partaient trois voies.
— Prenez celle du milieu, lui indiqua Swakhammer. La question est : est-ce que votre gamin sait où se trouve la maison ?
— Je ne crois pas, mais je peux me tromper. S’il ne le sait pas, alors je ne vois pas comment il a pu se mettre à chercher.
— Chez Maynard, répéta-t-il, d’un ton confiant. Le bar est à la fois le lieu le plus sûr dans lequel il puisse atterrir et celui dans lequel il est le plus probable qu’il arrive.
Briar essaya de maîtriser le tremblement de la lanterne lorsqu’elle demanda, à moitié pour elle-même et à moitié à l’attention de son compagnon :
— Et s’il n’y est pas ?
Tout d’abord, l’homme ne répondit pas. Il se glissa à côté d’elle et prit délicatement la lanterne, la levant plus haut, comme s’il cherchait quelque chose.
— Ah, dit-il, et Briar vit le nom de la rue à côté d’une flèche qui était peinte sur le mur. Désolé, pendant un moment j’ai pensé que nous nous étions égarés. Je ne viens pas souvent ici. En général, je reste à proximité de la place.
— Oh.
— Mais écoutez, en ce qui concerne votre fils, s’il n’est pas Chez Maynard, eh bien il n’y est pas, point. Vous pourrez demander, essayer de savoir si quelqu’un l’a vu ou a entendu parler de lui. Et, si ce n’est pas le cas, vous pourrez au moins faire passer le mot. Cela ne peut que l’aider. Les gars, là-bas, si vous leur dites qu’il y a un descendant en chair et en os du vieux héros qui s’est perdu ou qui se promène ici dans la ville, alors ils remueront ciel et terre, et Fléau dans le cas présent, pour le trouver, simplement pour pouvoir dire qu’ils l’ont vu.
— Vous ne dites pas ça seulement pour me faire plaisir ?
— Qu’est-ce que ça pourrait me faire ?
Au-dessus d’eux, quelque chose de lourd tomba et les tuyaux qui couraient le long des murs tremblèrent.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Briar.
Elle se rapprocha de Swakhammer et résista à l’envie d’armer son fusil.
— Des Pourris, nos gars, Minnericht qui essaie un nouveau jouet, difficile à dire…
— Minnericht, répéta Briar. (C’était la troisième fois qu’elle entendait ce nom.) Le même homme qui a fabriqué votre… votre Daisy ?
— C’est ça, oui.
— Il est scientifique ? Inventeur ?
— Quelque chose comme ça.
Briar fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que je suis censée comprendre ?
— C’est un homme qui a de nombreux jouets et qui en sort régulièrement de nouveaux. Beaucoup sont extrêmement dangereux, même si quelques-uns sont assez marrants. Il crée aussi quelques petits objets mécaniques, parfois. C’est un vieux singe, pas toujours très amical… Vous pouvez le dire à voix haute, si vous voulez.
— Dire quoi à voix haute ? demanda-t-elle en regardant droit devant elle, dans l’obscurité légèrement oppressante.
— Ce que vous pensez. Vous n’êtes pas la première à remarquer à quel point Minnericht ressemble à votre mari.
— Mon
— Alors, vous êtes un peu lente d’esprit. Il n’y a pas un homme ici qui ne se soit pas posé la question.
— Je ne comprends pas ce que vous insinuez, insista-t-elle, tout en craignant, au contraire, d’avoir parfaitement compris. Seattle n’était pas une ville immense, mais elle était suffisamment grande pour abriter plus d’un scientifique, je pense. Et ce Minnericht pourrait aussi bien venir d’ailleurs.
— Ou il peut s’agir de ce vieux Levi, habillé différemment et portant un nouveau nom.
— Impossible, répondit-elle si rapidement qu’elle sut au même instant que sa réponse n’était pas crédible. Mon mari est mort. Je ne sais pas qui peut être ce Minnericht, mais ce n’est certainement pas Levi.
— Par ici, l’orienta Swakhammer en indiquant un chemin très sombre qui se terminait par une échelle, qui elle-même disparaissait dans un autre tunnel en brique. Vous voulez y aller la première ou vous préférez que je passe devant ?
— Vous pouvez passer d’abord.
— D’accord. (Il prit le câble qui servait de poignée à la lanterne entre ses dents, pencha la tête en avant et manqua de brûler sa chemise en descendant.) Comment ? demanda-t-il une fois en bas.
— Comment quoi ?
— Comment est-ce que vous savez que Minnericht ne peut pas être Leviticus ? Vous avez l’air sacrément sûre de vous, veuve Blue.
— Si vous m’appelez encore une fois comme ça, je vous tire dessus, dit-elle.
Elle posa les pieds sur les barreaux et le suivit.
— Je tâcherai de m’en souvenir, mais répondez à ma question. Comment savez-vous que ce n’est pas lui ? Pour autant que je sache, personne n’a jamais retrouvé le corps de Blue, ou si c’est le cas, ça ne s’est pas ébruité.
Elle sauta le dernier barreau et se redressa. Debout, elle lui arrivait à peine à l’épaule.
— Personne ne l’a retrouvé parce qu’il est mort ici dans la ville, en même temps que beaucoup d’autres, et que personne n’avait vraiment envie de revenir voir ce qu’il en était. Les Pourris se sont probablement occupés de son corps, ou peut-être qu’il est tout simplement retourné à l’état de poussière. Mais je vous le dis, il est bel et bien mort. Il ne vit pas à l’intérieur de ces murs qui ont été érigés par sa faute. Je ne vois pas comment vous pouvez seulement imaginer une chose pareille.
— Vraiment, vous ne voyez pas ? (Il arbora un petit sourire narquois et secoua la tête.) Oui, c’est vraiment dur à imaginer, un scientifique fou fabrique des machines folles et détruit une ville entière puis, dès que la poussière retombe, on retrouve un scientifique fou qui construit des machines folles.
— Mais il y a certainement quelqu’un qui a vu Minnericht. Tout le monde savait à quoi ressemblait Levi.
— Tout le monde sait à quoi il ressemblait, c’est vrai, mais personne n’a aperçu le visage de Minnericht. Il le garde couvert en permanence et il se tient tête baissée. Il y avait bien une fille qui se cachait par ici, Evelyn quelque chose. Il s’amusait avec elle de temps en temps, avant qu’elle ne devienne trop accro au Fléau et ne commence à se transformer. (Il baissa les yeux vers Briar et précisa ses paroles.) C’était il y a quelques années, avant que l’on comprenne comment respirer ici. Il y a eu des essais et des erreurs. C’est un endroit où seuls les plus forts survivent, et Evie n’était pas assez forte. Elle est tombée malade et elle a commencé à déraper, alors le bon docteur lui a tiré une balle dans la tête.
— C’est…
Briar fut incapable de formuler une réponse.
— C’est une question de logique, c’est tout. Nous avons déjà plein de Pourris qui errent tout autour, nous n’avions pas besoin d’un Pourri de plus. Le fait est qu’avant de partir elle a révélé qu’elle avait aperçu son visage, et qu’il était couvert de cicatrices, comme s’il avait été brûlé ou qu’il avait vraiment passé un sale moment. Elle a expliqué qu’il n’enlevait presque jamais son masque à gaz, même lorsqu’il se trouvait sous terre, dans les endroits les plus sûrs.
— Vous voyez ! C’est seulement un homme malchanceux qui cache des cicatrices. Il n’y a aucune raison de supposer le pire.
— Il n’y a aucune raison non plus de supposer le meilleur. C’est un fou, autant que l’était votre mari. Et il a le même talent pour construire des machines et les faire fonctionner. (Swakhammer parut sur le point d’ajouter quelque chose.) Je n’affirme pas que c’est lui, bien sûr. Je dis simplement que beaucoup de gens pensent que ça pourrait être le cas.
Briar émit un son laissant paraître son mépris.
— Honnêtement, si vous pensiez vraiment qu’il puisse s’agir de Blue, vous l’auriez traîné dans la rue pour le livrer aux Pourris, depuis tout ce temps.
— Regardez où vous mettez les pieds, lui dit-il en balayant avec la lanterne le tunnel dont le sol était fissuré et inégal. Elle ne nous est pas venue d’un seul coup, l’idée que cet étranger n’en était peutêtre pas un. Ça s’est fait petit à petit, en plusieurs années. Un jour, deux gars qui en discutaient en privé ont fait part de leur réflexion et, à partir de là, la rumeur s’est répandue et plus personne n’a pu l’arrêter.
— Je pourrais le faire.
— Peut-être que vous le pourriez ; peut-être que vous ne pouvez pas. Si vous tenez tant à vous occuper du problème, j’aimerais bien vous voir essayer. Ces dernières années, le vieux docteur a causé plus de problèmes qu’il n’a fait de bien, à l’exception de quelques instruments fort utiles. (Il tapota la Daisy et secoua la tête). Il fait du bon travail, mais il construit des choses néfastes. Il adore diriger.
— Vous avez dit vous-même que personne ne commandait ici, à l’exception d’un homme mort depuis seize ans.
Il grommela :
— Je n’ai pas
— Entendre quoi ?
Au moment où elle posa la question, elle reconnut de la musique. Ce n’était pas très fort, ni très mélodieux, mais le son était distinct et agréable.
— On dirait que Varney joue, ou essaie du moins. Il est incapable de sortir un morceau qui vaille quelque chose, mais il fait de son mieux pour apprendre. Il y avait un vieux piano mécanique dans le bar, mais les éléments à l’intérieur étaient complètement rongés. Quelques gars l’ont bricolé pour que l’on puisse jouer comme sur un instrument classique. La dernière fois que cette pauvre chose a été accordée, c’était avant le mur. Mais vous l’aviez probablement entendu par vous-même.
— Je suis surprise que vous puissiez faire tant de bruit. Je m’étais imaginé que vous passiez vos journées à être aussi silencieux que possible. Les Pourris semblent avoir une bonne ouïe.
— Oh, ils ne nous entendent pas si bien que ça lorsque nous sommes dans les souterrains. Le son se propage davantage sous terre qu’il ne passe à la surface. (Il indiqua le plafond d’un signe de la tête.) Et, même s’ils détectent notre présence, ils ne peuvent pas nous atteindre ici. Le bar, et même la majeure partie de l’ancienne place pour être exact, sont renforcés sans commune mesure. C’est la partie la plus sûre de ce qu’il reste, je vous le dis.
Elle pensa à Zeke et adressa une prière silencieuse à quiconque écouterait pour que le garçon ait trouvé son chemin jusqu’au lieu protégé au sein de la forteresse.
— Et avec un peu de chance, mon fils sera là.
— Avec un peu de chance, oui. Il est du genre débrouillard ?
— Oui. Oh oui ! Trop pour son bien.
La musique se faisait plus forte, s’immisçant par les interstices d’une porte circulaire qui avait été calfeutrée des deux côtés. Swakhammer attrapa les battants et chercha le loquet.
Briar remarqua une inscription sur la porte. Elle était géométrique et nette, et formait un zigzag qui lui rappelait quelque chose. Elle la pointa du doigt et demanda :
—Monsieur Swakhammer, qu’est-ce que c’est ? Que signifie cette marque ?
— Quoi, vous ne la reconnaissez pas ?
— La reconnaître ? Ce n’est qu’une ligne brisée. Est-ce que ça a une signification ?
Il fit un mouvement vers elle et elle recula presque par réflexe, mais elle réussit à rester immobile jusqu’à ce qu’il touche la boucle de sa ceinture. D’un doigt, il la souleva pour qu’elle puisse regarder et se rendre compte par elle-même.
— Ce sont les initiales de votre père, c’est tout. Elles indiquent que c’est un endroit sûr pour les gens qui respectent sa paix.
— Bien sûr, murmura-t-elle. J’ai l’air bête, maintenant.
— Ne vous tourmentez pas trop. L’écriture de Willard est légendaire tellement elle est illisible. Reculez, si vous le voulez bien. Ces portes sont calfeutrées des deux côtés, au cas où.
Il tira le loquet, ouvrit le battant et s’appuya contre lui pour le maintenir ouvert.
— Au cas où quoi ?
— Au cas où il y aurait une fuite. Au cas où les soufflets tomberaient en panne, ou que les salles en haut des marches soient ouvertes et contaminées. Juste pour prévenir les dégâts, c’est tout. Ici, tout est possible.
Elle franchit la porte et lui fit confiance.
XIV
Hormis le fait qu’il n’avait pas de fenêtres, l’établissement ressemblait en tout point à des milliers d’autres. Un grand bar en bois et en laiton longeait le mur en face de Briar, et un miroir fissuré avait été installé derrière lui. Il reflétait et éclairait la pièce chaleureuse, doublant les bougies qui illuminaient chaque table basse carrée, faisant l’effet d’un lustre fracturé.
Au piano, un homme aux cheveux gris, vêtu d’un long manteau vert, était assis sur un tabouret et tapait sur les touches. Chacune d’elles arborait une teinte aussi jaune que de vieilles dents. À côté de lui, une femme d’allure solide, mais qui n’avait qu’un seul bras, tapait du pied en rythme en suivant la musique qu’il s’efforçait de produire. Au bar, un homme élancé servait une substance jaune fade qui devait être la peu ragoûtante bière.
Trois hommes étaient installés au bar et six ou sept autres étaient dispersés dans la taverne, assis ici ou là, à l’exception notable d’un client qui était affalé à même le sol, à côté du piano. La chope qu’il tenait et la bave qui coulait sur son menton suggéraient qu’il s’était évanoui là, simplement victime de l’ivresse.
Quand ils virent Swakhammer, plusieurs clients levèrent leur chope dans un salut muet, mais lorsque Briar fit son apparition, le silence tomba sur la salle, à l’exception de la musique simple et déterminée.
Mais même celle-ci cessa lorsque la manchote remarqua les nouveaux arrivants.
— Jeremiah, dit-elle d’une voix rendue rauque par la cigarette. Qui ramènes-tu là ?
Devant l’air expectatif des clients de Chez Maynard, Briar devina certaines choses. Elle essaya de trouver un moyen de les détromper, mais Swakhammer s’en chargea lui-même.
— Lucy, répondit-il à la tenancière du bar (et, en s’adressant à elle, il s’adressait à toute la salle), madame n’est pas ce type de visiteuse.
— Tu es sûr ? demanda l’un des hommes au bar. Elle est plus jolie que celles habituelles.
— J’ai bien peur que oui.
Il se retourna vers Briar et lui dit, avec une pointe d’excuse dans la voix :
— De temps en temps, des travailleuses trouvent leur chemin jusqu’ici. Elles peuvent se faire une fortune en une semaine, mais vous savez comment c’est. Il faut qu’elles soient assez désespérées pour passer de l’autre côté du mur.
— Oh, dit simplement Briar.
Swakhammer s’avança :
— Bien, laissez-moi faire quelques présentations. Voici Lucy O’Gunning, là-bas au bar. Elle est responsable du lieu. Faisons le tour de la salle : Varney est au piano, Hank au sol à côté, Frank, Ed et Willard au bar, Allen et David à la table là-bas. Puis il y a Squiddy et Joe qui jouent aux cartes et, là devant, vous avez Mackie et Tim. Je crois qu’on a tout le monde.
Puis il ajouta :
— Vous tous, voici mademoiselle Briar Wilkes.
La pièce se remplit subitement de murmures fébriles, mais Swakhammer continua :
— Elle a bénéficié de l’aide de notre ami à tous, le capitaine Cly, et s’est dit qu’elle allait visiter notre jolie destination de villégiature, ici, à l’intérieur des murs. Je n’ai pas trouvé de meilleur endroit pour commencer que le lieu auquel nous avons donné le nom de son père. Elle a quelques questions à poser, et j’espère que vous allez tous être gentils avec elle.
Comme personne ne se levait et ne faisait d’objection ou d’accusation, Briar passa directement à ce qui l’amenait en ces lieux.
— Je cherche mon fils, annonça-t-elle. Est-ce que quelqu’un l’a vu ? Il s’appelle Ezekiel et on le surnomme Zeke, Zeke Wilkes. Il n’a que quinze ans et c’est un gamin intelligent, en dehors de cette idée stupide qu’il a eue de venir ici. J’espérais que quelqu’un l’aurait vu. Il…
Personne ne l’interrompit pour fournir des informations. Elle continua de parler et devina à chaque mot, avec davantage de certitude, quel allait être le résultat de sa démarche, mais cela n’eut d’autre effet que de prolonger son discours.
— Il est à peu près aussi grand que moi, et très mince. Il a emporté quelques affaires de son grand-père. J’imagine qu’il veut les troquer ou les utiliser pour prouver qui il est. Il a dû arriver ici hier. Je ne sais pas exactement quand il est parti, mais il a emprunté le système d’évacuation des eaux avant que celui-ci ne s’effondre à cause du tremblement de terre de la nuit dernière. Est-ce que quelqu’un… (Elle croisa quelques regards, mais aucun ne semblait affirmatif. Il lui fallait poser la question de toute façon, alors c’est ce qu’elle fit.) Est-ce que quelqu’un l’aurait vu ?
Personne ne cilla ni ne prit la parole.
— J’ai pensé, ou plutôt, ce que M. Swakhammer a dit, c’est que quelqu’un l’aurait peut-être ramené ici, étant donné que Zeke est qui il est. Je pensais…
Ils n’avaient pas besoin de répondre. Elle savait déjà ce qu’il en était, mais elle aurait souhaité que quelqu’un réagisse. Elle n’aimait pas être la seule à parler, mais elle était prête à continuer jusqu’à ce que quelqu’un l’arrête.
Lucy prit finalement la parole :
— Mademoiselle Wilkes, je suis vraiment désolée, je n’ai absolument pas entendu parler de lui. Mais cela ne signifie pas qu’il lui est arrivé quelque chose. Il y a plusieurs endroits sûrs dans ces murs, où il a pu se réfugier et se reposer.
Briar devait avoir l’air plus proche de fondre en larmes qu’elle ne l’aurait voulu, car la patronne s’approcha, ajustant son châle.
— Ma petite, vous avez eu une dure journée, ça se voit. Laissez-moi vous offrir un verre. Asseyez-vous et vous pourrez alors nous raconter toute l’histoire.
Elle acquiesça et ravala le sanglot qui montait dans sa gorge.
— Je ne devrais pas. Je dois continuer à le chercher.
— Bien sûr, mais laissez-nous une ou deux minutes pour vous redonner des forces et vous trouver des filtres propres. Vous pouvez tout nous raconter, et peut-être que nous pourrons vous aider. Nous allons voir. Jeremiah vous a proposé de la bière ?
— Oui, mais non. Non merci. Et j’ai déjà quelques filtres de rechange. C’est seulement que je n’ai pas eu l’occasion de les remplacer.
Lucy l’entraîna jusqu’au tabouret le plus proche et l’y installa.
Frank, Ed et Willard se rapprochèrent jusqu’à se retrouver coude à coude avec Briar et, derrière elle, elle entendit le raclement de chaises qui étaient repoussées et abandonnées. Tous les autres occupants du bar se rapprochèrent également.
Lucy se servit de son unique bras pour les tenir à l’écart, ou du moins les faire un peu reculer, puis elle passa derrière le comptoir et servit de la bière malgré le refus de la jeune femme.
— Prenez, lui dit-elle en posant une chope devant elle. Ça sent la pisse de cheval avec un brin de menthe, mais nécessité fait loi. Buvez, ma chère. Ça vous réchauffera et vous réveillera.
Varney, l’homme qui était au piano, se pencha et murmura :
— En général, elle nous dit que ça va nous faire pousser des poils sur la poitrine.
— Retourne à tes touches, vieil imbécile. Tu n’es d’aucun secours.
Lucy attrapa un torchon et essuya de la bière qui s’était renversée sur le comptoir.
Briar était intriguée par le gant que Lucy portait sur son unique main. Il était en cuir brun et remontait jusqu’au coude, où il était maintenu par une série de minuscules boucles et de sangles. Les doigts de Lucy semblaient un peu raides et avaient laissé échapper un léger cliquetis lorsqu’elle s’était emparée du torchon et l’avait secoué pour le déplier.
— Allez-y, insista-t-elle. Essayez. Ça ne vous tuera pas, c’est promis. Même si ça peut vous faire éternuer pendant une minute. Beaucoup de gens réagissent ainsi, alors ne vous étonnez pas si c’est le cas.
Ces paroles n’encouragèrent pas vraiment Briar, mais elle ne souhaitait pas se montrer impolie envers la femme au visage rond et aux boucles grisonnantes. Elle renifla la bière avant de la goûter. Il lui apparut clairement, simplement à l’odeur, qu’une malheureuse petite gorgée allait lui donner la nausée. Alors elle saisit l’anse et porta la chope à ses lèvres, se forçant à en boire autant que possible en une seule fois. Elle essaya de ne pas penser à ce que la boisson pouvait faire à son estomac.
La femme derrière le bar approuva d’un sourire et lui tapota l’épaule.
— Vous voyez ? C’est bien. Aussi horrible que ça puisse être, ça va vous aider à vous sentir mieux. Et maintenant, mon chou, racontez à la vieille Lucy ce qu’elle peut faire pour vous aider.
À nouveau, et sans le vouloir, à travers les larmes qui lui étaient montées aux yeux à cause de l’alcool, Briar regarda la main de la femme. Là où aurait dû se trouver son autre bras, la manche de sa robe avait été cousue et accrochée sur le côté.
Lucy surprit son regard et lui dit :
— Vous pouvez regarder autant que vous voulez. Tout le monde le fait. Je vous raconterai mon histoire plus tard, si vous voulez l’entendre. Mais à présent, je veux savoir ce que
Briar se sentait presque trop mal pour parler, et la bière lui avait noué la gorge au point qu’elle pouvait à peine émettre un son.
— Tout est ma faute, et si quelque chose d’affreux lui arrivait, ce serait aussi à cause de moi. J’ai eu tellement tort, et je ne sais pas comment faire pour corriger cela, et… et… Mais vous saignez ?
Elle releva la tête et plissa le front en considérant une goutte de liquide d’un rouge-brun huileux qui venait de s’écraser sur le bar.
— Saigner ? Oh non, mon chou. Ce n’est que de l’huile. (Elle plia les doigts et les articulations laissèrent échapper un petit claquement.) Tout ça, c’est mécanique. De temps en temps, il y a une petite fuite. Je ne voulais pas vous interrompre. Continuez. Tout est de votre faute, j’ai bien entendu… et je m’apprêtais à en débattre avec vous, mais je me suis dit que j’allais vous laisser finir.
— Mécanique ?
— Jusqu’ici, dit-elle, en indiquant un point situé quelques centimètres sous son coude. L’ensemble est fixé sur mes os. Mais vous disiez ?
— C’est
— Ce n’est pas ce que vous disiez.
Briar répondit :
— Non, en effet, mais votre bras est incroyable. Et… (Elle soupira, puis avala une nouvelle gorgée de l’horrible bière. Elle frissonna de la tête aux pieds alors que le breuvage descendait dans son estomac.) Et… répéta-t-elle, j’ai dit tout ce que j’avais à dire. Vous avez déjà entendu le reste. Je veux retrouver Zeke et je ne sais même pas s’il est vivant. Et s’il ne l’est plus…
— Alors, tout est de votre faute, oui. Vous l’avez dit. Vous êtes très dure envers vous-même. Les garçons désobéissent tellement souvent à leurs parents que cela ne mérite même pas un commentaire. Et si le vôtre est talentueux au point de se rebeller avec autant de classe, alors il faut en être fière, car ce n’est pas à la portée de n’importe qui. (Elle se pencha en avant en prenant appui sur son coude, et laissa reposer le bras mécanique sur le bar.) Et maintenant, dites-moi, vous ne pensez pas vraiment, n’est-ce pas, que vous auriez pu faire quelque chose pour l’empêcher de venir ici ?
— Je ne sais pas… Probablement pas.
Quelqu’un derrière Briar lui tapota le dos. Cela la fit sursauter mais, comme il n’y avait rien de déplacé dans le geste, elle ne tenta pas de se dégager. De plus, c’était le contact humain le plus amical qu’elle ait reçu depuis des années, et cela apaisa son chagrin et sa culpabilité.
— Laissez-moi vous poser une question, alors, tenta Lucy. Que ce serait-il passé si vous aviez apporté des réponses à toutes les questions qu’il aurait pu poser ? Est-ce qu’elles lui auraient convenu ?
— Non, sans doute pas, reconnut-elle.
— Est-ce qu’il les aurait acceptées ?
— J’en doute.
La femme laissa échapper un sourire de sympathie et dit :
— Nous y voilà, non ? Un jour ou l’autre, ça aurait fini par le démanger et il serait venu de toute façon farfouiller par ici. Les garçons sont comme ça, vous savez. Ils sont aussi inefficaces et têtus que possible et, lorsqu’ils grandissent, c’est encore pire.
Briar répondit :
— Mais ce garçon-là, c’est le
— Le retrouver ? Mais mon chou, vous avez à peine commencé à chercher ! Swakhammer, pendant combien de temps avez-vous traîné cette pauvre femme dans les souterrains ? demanda-t-elle en tournant la tête vers lui.
— Je l’ai conduite directement ici, mademoiselle Lucy, jura-t-il. Je l’ai prise en charge assez rapidement, et…
— Il valait mieux que vous la récupériez rapidement. Et si vous aviez conduit la fille de Maynard ailleurs, ou à
L’assemblée réunie derrière elle approuva en chœur. Même Swakhammer marmonna un :
— Oui, madame.
— À présent, terminez votre bière, que nous passions aux choses sérieuses.
Il était encore plus compliqué d’avaler la redoutable boisson en essayant de refouler ses larmes, aussi les nouvelles gorgées ne passèrent pas aussi facilement que la première.
— Vous êtes vraiment très gentille, dit Briar.
Entre la bière et l’énorme sanglot qui lui étreignait la gorge, ses mots se perdirent dans un gargouillement confus. Elle ajouta :
— Je suis désolée, pardonnez-moi. En général, je ne suis pas si… Je suis plus… Je n’ai pas l’habitude de cela. Comme vous l’avez dit, la journée a été dure.
— Je vous ressers ?
À la surprise de Briar, sa chope était vide. C’était assez déconcertant, et elle n’aurait certainement pas dû répondre ce qu’elle répondit.
— D’accord. Mais seulement un peu. Il faut que je garde les idées claires.
— Cela vous aidera à les garder ainsi, ou du moins ça ne vous assommera pas trop, et pas trop vite. Ce qu’il vous faut, maintenant, c’est prendre un moment pour vous asseoir, parler et réfléchir. Regroupons-nous, les gars. (Elle fit signe aux occupants du bar de s’approcher et de prendre des sièges.) Je sais qu’actuellement vous pensez que vous devez sortir d’ici et vous mettre à chercher, et je ne vous blâme pas. Mais écoutez-moi, mon chou, vous avez le temps. Non, ne me regardez pas comme ça. D’une façon ou d’une autre, vous avez le
Briar avala avec peine une nouvelle gorgée et constata que la deuxième chope de bière passait mieux. Elle laissait toujours un arrière-goût d’eau de vaisselle sur la langue, mais avec un peu d’entraînement, cela devenait plus facile à boire.
— Oui, il s’est préparé.
— D’accord. Ça veut dire qu’il peut tenir une demi-journée. Comme ça fait plus longtemps, cela signifie qu’il a trouvé un endroit pour se cacher.
— Ou alors il est déjà mort.
— Ou il est déjà mort, d’accord, concéda Lucy en grimaçant. Oui, c’est une possibilité. Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez rien pour lui pour le moment, excepté retrouver votre calme et monter une stratégie.
— Mais s’il est bloqué quelque part, s’il a besoin d’aide ? Et s’il est face à des Pourris et qu’il manque d’air ? Si…
— Voyons, ne vous laissez pas aller comme ça. Ce n’est bon ni pour lui, ni pour vous. Si vous voulez penser de cette façon, alors oui, nous le pouvons. Que faire s’il est piégé quelque part et a besoin d’aide ? Comment comptez-vous le trouver ? Que se passera-t-il si vous partez bille en tête au
Briar grimaça en baissant la tête vers sa chope, et regretta que la femme ait autant de bon sens.
— D’accord. Alors, je commence par où ?
Si Lucy avait eu deux mains, elle aurait applaudi. Mais elle se contenta de faire claquer son poing mécanique sur le comptoir et s’écria :
— Excellente question ! Nous commençons avec vous, bien sûr. Vous avez dit qu’il est entré par les tunnels d’évacuation des eaux usées. Où allait-il ?
Elle leur parla de la maison et du désir qu’avait Zeke de prouver l’innocence de son père en trouvant une preuve de l’intervention de l’ambassadeur russe. Elle leur confia également qu’elle ne savait pas si le garçon avait une idée de l’emplacement exact de la demeure.
Même si Swakhammer avait déjà entendu cette histoire, il resta tranquillement au fond et écouta avec attention, comme s’il pouvait apprendre quelque chose en écoutant une seconde fois. Il se dressait derrière le bar, devant le miroir brisé. Il semblait d’autant plus impressionnant, alors qu’elle pouvait l’observer sous tous les angles.
Lorsque Briar eut terminé de leur raconter tout ce qu’elle savait, un silence fébrile retomba dans la salle de Chez Maynard.
Varney le brisa en déclarant :
— La maison dans laquelle vous viviez avec Blue est au sommet de la colline, n’est-ce pas ? En haut de Denny Street ?
— Oui. Si elle y est toujours.
— C’est laquelle ? demanda quelqu’un.
Briar pensa que ce devait être le dénommé Frank.
— Celle qui est couleur lavande avec des bordures crème, répondit-elle.
Celui que Swakhammer avait appelé Squiddy demanda :
— Où était son laboratoire ? À la cave ?
— Oui. Et il était immense, se rappela-t-elle. Il était presque aussi grand que la surface de la maison. Mais…
— Mais quoi ? demanda Lucy.
— Mais il a été gravement endommagé. (En dépit de la tiède torpeur dans laquelle la plongeait l’alcool, son anxiété la reprit.) Ce n’est pas un endroit sûr. Une partie des murs s’est effondrée et il y a du verre partout. On aurait dit qu’il y avait eu une explosion dans une fabrique de verres à pied, précisa-t-elle plus calmement.
Les souvenirs la submergèrent. La machine. Les ravages en bas lorsqu’elle s’y était précipitée, terrifiée, à la recherche de son mari. L’odeur de la terre mouillée et de la moisissure, le sifflement rageur de la vapeur qui s’échappait des fissures dans la carapace du Boneshaker, la puanteur de l’huile brûlante et les émanations âcres des engrenages en métal tournant à vide dans la fumée.
— Le tunnel, dit-elle à voix haute.
— Pardon ? demanda Swakhammer.
Elle répéta :
— Le tunnel. Heu… Varney, c’est bien ça ? Comment saviez-vous quelle était notre maison ?
Il expédia une boulette de tabac dans le crachoir au bout du comptoir et répondit :
— Je vivais là-bas, moi aussi. Avec mon fils, quelques rues plus loin. On blaguait sur le fait qu’elle aurait dû être peinte en bleu au lieu de ce violet.
— Est-ce que quelqu’un d’autre ici connaît la maison ? Notre adresse n’était pas un secret, mais elle n’était pas non plus connue de tous.
Comme personne ne répondait, elle conclut :
— D’accord. En gros, personne ne sait. Mais les bâtiments financiers ?
Lucy leva un sourcil.
— Les bâtiments financiers ?
— Les bâtiments financiers, les banques, oui. Tout le monde sait où ils sont, ceux-là, non ?
Swakhammer répondit :
— Bien sûr, impossible de les manquer. C’est la partie qui est sur la Troisième, là où il n’y a plus rien, juste un gros trou dans le sol. Pourquoi ? À quoi pensez-vous, mademoiselle Wilkes ?
— Je pense que c’est là que le pire a eu lieu parce que… Oh, nous savons tous
Lucy leva l’autre sourcil, puis les baissa tous les deux, l’air inquiet.
— Mais ma chère, ce tunnel n’a pas tenu, pas depuis tout ce temps. Il n’y a que de la poussière et des débris. Aujourd’hui, tout s’est complètement effondré. Si vous remontez la colline, vous pourrez voir des endroits où le tunnel a cédé, avalant des arbres et des murs, et parfois des pans entiers de bâtiments. Et puis, il y a eu le tremblement de terre de la nuit dernière. Non, il est impossible qu’il soit allé très loin, pas par ce passage.
— Je ne dis pas le contraire, répondit rapidement Briar. Mais je ne suis pas sûre que Zeke y réfléchisse. Je vous parie qu’il essaiera et qu’il se sentira génial d’y avoir pensé. Mmmh.
— Mmmh ? répéta Varney.
— Il a des cartes de la ville, je crois, lui dit-elle.
Puis elle s’adressa à Lucy et, par conséquent, au reste de la salle.
— J’ai trouvé des papiers dans sa chambre, et je crois qu’il a un ou deux plans. Je ne sais pas à quel point ils lui seront utiles, et je ne sais pas s’ils indiquaient les banques, le quartier financier, ou quelque chose comme ça. Est-ce que vous pouvez me dire s’il y a quelqu’un là-bas, dans cette partie de la ville, auprès de qui Zeke a pu aller demander de l’aide ? Vous avez dit que Chez Maynard n’était pas le seul endroit protégé à l’intérieur des murs, n’est-ce pas ? C’est vous qui avez créé ces endroits ici bas. (Elle parcourut du regard le bar souterrain et poursuivit.) Ce que je veux dire c’est… regardez ce lieu. Vous avez fait quelque chose d’incroyable ici. C’est aussi beau que ce qui existe dans les Faubourgs. Lorsque j’ai appris que des gens vivaient ici, je n’ai pas compris pourquoi. Mais maintenant si. Vous avez transformé un lieu de tous les dangers en un havre de paix…
À ce moment-là, une alarme stridente résonna et toutes les personnes présentes dans le bar changèrent d’attitude dans un élan parfaitement synchronisé.
Swakhammer sortit deux énormes revolvers de leur étui et fit tourner les barillets pour vérifier qu’ils étaient chargés. Lucy passa la main sous le bar et en retira une étrange arbalète. Elle fit tourner un loquet et l’engin s’ouvrit, elle le posa à l’envers sur le comptoir et claqua son bras mécanique dessus. L’arme se fixa d’elle-même à son poignet en produisant un déclic. Même le vieux Varney avec ses membres fragiles se préparait pour la bataille. Il souleva le couvercle du piano et récupéra deux fusils à pompe qui étaient prêts à être utilisés, et les cala sous ses bras.
— Est-ce que cette chose est chargée ? demanda Lucy en désignant le Spencer.
Il était toujours dans le dos de Briar, qui l’attrapa et l’arma.
— Oui, répondit-elle, même si elle ne se souvenait plus exactement s’il restait des munitions. Combien de fois avait-elle tiré à la fenêtre ? Est-ce qu’elle l’avait rechargé ensuite ? Il devait bien encore y avoir quelques cartouches.
Briar demanda à Swakhammer, qui se tenait près d’elle :
— Que se passe-t-il ? Que signifie ce bruit ?
— Cela signifie qu’on a un problème. Je ne sais pas exactement quoi. Peut-être que c’est grave, peut-être qu’il n’y a rien du tout.
Squiddy tenait une sorte d’engin métallique qui ressemblait à un canon portatif et dit :
— Mais il vaut mieux s’attendre au pire.
Lucy ajouta :
— L’alarme est accrochée à un câble qui va jusqu’à l’entrée ouest, c’est-à-dire la porte principale. C’est la voie que vous avez prise pour venir. Jeremiah vous a guidée pour l’éviter ; vous ne l’avez probablement même pas remarquée.
Et, soudain, la sonnerie fut rejointe par un grondement grave que tout le monde reconnut parfaitement, et qui provenait de la pièce au-dessus de la zone protégée du bar.
— Où est votre masque, mon chou ? demanda Lucy sans quitter la porte d’entrée des yeux.
— Dans mon sac. Pourquoi ?
— Au cas où nous devrions sortir de force et que le seul endroit où nous puissions aller soit au-dessus.
Elle aurait peut-être continué son explication, mais une forte collision fit trembler la porte, la brisant presque. Un grondement plus fort se fit entendre de l’autre côté, enflant d’impatience et d’excitation. Briar enfila son masque.
Lucy demanda à Swakhammer :
— Comment se présente le tunnel est ?
Il y était déjà, examinant le passage à travers les planchettes d’une porte oblongue derrière le piano.
— Douteux, déclara-t-il.
— Et le bâtiment en haut ? demanda Allen. Est-ce qu’il est sûr ?
Au-dessus d’eux, ils entendirent un fracas assourdissant, puis des pas hésitants sur le plancher. Plus personne ne demanda si le lieu était sûr.
Varney indiqua la porte avec ses armes et dit :
— Nous devons descendre.
— Attendez, souffla Lucy.
Swakhammer revint de la porte près du piano jusqu’à l’entrée ouest du tunnel, tirant une traverse de chemin de fer derrière lui et enfilant son masque de l’autre main. Squiddy courut le rejoindre et attrapa l’autre extrémité de la barre. À eux deux, ils la soulevèrent et la poussèrent contre la porte, dans des fentes qui permettaient de la tenir en place. Presque aussitôt, un craquement assourdissant résonna dans le bar, accompagné du grincement du bois qui menaçait de céder. La nouvelle protection était mise à rude épreuve : les fixations en laiton et en acier qui la soutenaient sortaient de leurs logements.
— Qu’est-ce que je peux faire pour aider ? demanda Briar.
— Vous avez un fusil, répondit Lucy.
—
Il fila de l’autre côté de la pièce pour y récupérer un pied-de-biche, et s’en servit afin de soulever une trappe dans le plancher. Varney attrapa le battant et le maintint ouvert avec sa hanche. Swakhammer retourna se placer dos-à-dos avec Lucy, ses pistolets en direction de la porte du tunnel ouest.
— Bien, vous pouvez adopter une position défensive et tirer sur la tête de tout ce qui passera par cette entrée. Rien d’autre ne les ralentira.
— Le tunnel est n’est plus praticable, annonça Frank en fermant la porte et en faisant tomber une barre métallique pour la verrouiller.
Le bruit que fit celle-ci résonna en même temps qu’une nouvelle collision de l’autre côté de l’entrée principale.
—
— Et pourquoi c’est
—
Pendant qu’elle hésitait, la porte de devant céda lentement, ouvrant peu à peu un passage.
— Frank, vous avez dit…
— La voie à l’est est bloquée, madame.
— Et par là ? (Elle eut un mouvement de recul lorsqu’une planche entière de la porte craqua et laissa apparaître un œil suppurant.) Inutile d’y penser, n’est-ce pas ?
Briar épaula son fusil, visa et fit feu. L’œil disparut mais, aussitôt après, un autre prit sa place.
— Joli coup, apprécia Lucy. Mais Dieu sait combien il y en a derrière lui. Nous devons battre en retraite. Bon sang. Je déteste nettoyer après ces choses. D’accord. Oui. Tout le monde sort. Varney, tenez la porte. Swakhammer, vous partez devant. Tous les autres, par la trappe derrière le bar. Vous aussi, mademoiselle Wilkes.
— Non, je reste avec vous.
— Personne ne reste. Nous allons tous prendre la poudre d’escampette. Vous autres, dit Lucy sans même regarder autour d’elle, vous avez intérêt à avoir un pied dans le tunnel et l’autre sur une peau de banane. Quand je me retournerai, je ne veux voir personne d’autre que Varney, qui assure nos arrières.
Briar jeta un œil derrière elle et aperçut une bruyante bousculade. Frank, Ed, Allen et Willard étaient partis et Varney poussait Hank, toujours à moitié sonné, dans le trou, lui donnant des coups de pied pour le faire avancer.
— C’est dégagé, annonça Varney dès que Hank disparut dans la trappe en poussant un glapissement.
— Bien, répondit Lucy. (À ce moment-là, un gros morceau de bois fut arraché de la porte et s’écrasa sur le bar ; puis trois mains agiles, puantes et avides apparurent, agrippant et arrachant les autres planches qui se dressaient entre eux et la pièce qui se vidait de ses occupants.) Après vous, mademoiselle Wilkes !
Swakhammer jura et se retourna vers la porte derrière le piano.
— Monsieur Swakhammer, répondit Briar. Il y en a déjà plein devant moi !
Puis elle se remit à tirer.
Swakhammer courut à la porte du tunnel est et la retint, appuyant fermement son dos et ancrant ses pieds dans le plancher en bois. Celle-ci était en train de céder tout aussi vite que celle de l’ouest.
—
Il se retourna brusquement, arma ses pistolets et tira sur la porte avec moins de précision que Briar n’en avait fait preuve. Les balles touchèrent autant le bois que les Pourris, affaiblissant la barrière. Un pied passa par le bas et remua comme s’il cherchait quelque chose.
— Allez-y ! hurla Briar en réarmant son fusil et tirant sur tout ce qui s’agitait derrière les trous dans les portes.
— Vous d’abord ! ordonna Lucy.
— Vous êtes plus près !
— C’est vrai ! reconnut-elle.
Lucy passa rapidement de l’autre côté du bar et plongea dans le trou.
Lorsque Briar entendit un bruit qui confirmait que la femme avait atterri dans un coin tout en bas, elle se retourna, juste à temps pour voir, à quelques pas d’elle, le visage masqué de Swakhammer, qui accourait.
Il lui saisit le bras si vite et si fort qu’elle faillit lui tirer dessus par accident, mais elle récupéra le fusil de sa main libre et le tint derrière elle comme un cerf-volant, tandis que l’homme la poussait dans la trappe.
Les portes cédèrent l’une après l’autre, l’entrée principale à l’ouest et le passage à l’est s’ouvrirent et un flot de corps brisés et puants se répandit à l’intérieur.
Briar les entrevit rapidement. Elle ne ralentit pas et n’hésita pas, mais elle pouvait regarder, non ? Ils arrivaient à une vitesse dont elle n’aurait jamais cru des cadavres capables. L’un portait des lambeaux de chemise. Un autre n’avait que des bottes, et les parties de son corps qui auraient dû être couvertes étaient tombées, révélant des os gris-noir.
—
Il posa sa main sur le haut de la tête de Briar pour l’obliger à se baisser, et elle obéit à son geste.
Elle tomba presque, dans un mouvement qui rappelait la chute désordonnée de Hank, mais, au dernier moment, sa main attrapa un barreau et elle s’arrêta, se cognant les genoux contre les murs et les bords de l’échelle. Elle atterrit au fond et glissa par terre. Sa main nue toucha le sol et elle pria pour que ses gants soient dans les poches de son manteau. Sinon, elle ne savait pas où elle avait pu les laisser.
Elle fut soutenue par le coude et, dans l’obscurité, elle vit le visage inquiet de Frank qui se penchait vers elle.
— Madame, dit-il, vous allez bien ?
— Oui, oui, répondit-elle en se relevant, et en s’écartant juste à temps pour éviter de se faire écraser par Swakhammer, qui atterrit dans la pièce obscure avec un bruit sourd.
Il se redressa et saisit à pleines mains les poignées qui se trouvaient sous la trappe.
— Lucy, se contenta-t-il de dire.
Elle était déjà là. Sa main mécanique attrapa trois barres en acier, qui auraient pu être n’importe quoi avant d’être utilisées comme entraves. Elle les passa une par une à Swakhammer, qui assura fermement sa prise d’une main, tout en glissant les barres dans les poignées avec l’autre.
Au-dessus d’eux, des doigts décharnés griffaient la trappe, mais il n’y avait pas de prise à l’extérieur et Swakhammer avait emporté le pied-de-biche avec lui. Dans un dernier geste de défi, il coinça ce dernier dans une poignée, créant du même coup une entrave supplémentaire.
Alors que les mains et les pieds des choses mortes s’agitaient au-dessus d’elle, Briar essaya de scruter le tunnel et de se faire une idée de l’endroit où elle pouvait se trouver. Nul doute qu’elle n’avait jamais été aussi profondément sous terre auparavant, au-dessous d’un sous-sol, dans les entrailles de quelque chose d’autre, de plus bas et de plus humide. Cet endroit n’était pas comme les tunnels ouvragés, recouverts de briques, par lesquels Swakhammer l’avait conduite pour arriver Chez Maynard. Cette fois-ci, il s’agissait d’un simple trou creusé sous les fondations, et ce lieu la déconcerta. Il lui rappelait un autre tunnel, sous un autre bâtiment. Il lui faisait penser à un endroit sous son ancienne maison, où une machine catastrophique avait creusé sa route dans la ville avant de revenir à son point de départ.
Il y avait la même odeur de boue humide et de mousse, de sciure en décomposition. L’endroit puait comme quelque chose d’inachevé, qui n’était même pas vraiment né.
Elle frissonna et s’agrippa à son Spencer, mais la chaleur de l’arme récemment utilisée ne pénétra pas vraiment son manteau. Tout autour d’elle, les autres se blottissaient les uns contre les autres. Leur malaise alimenta le sien, jusqu’à ce qu’elle devienne tellement nerveuse qu’elle se mit à claquer des dents.
Finalement, la trappe fut totalement sécurisée et l’ombre massive de Swakhammer se dessina sous le plafond bruyant. L’homme demanda :
—
— On en a une, répondit-elle.
Le ton de sa voix, lorsqu’elle prononça le dernier mot, déplut à Briar, qui crut déceler un problème.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
— Il n’y a pas beaucoup d’huile, répondit Lucy. Je ne sais pas pendant combien de temps nous allons pouvoir l’utiliser. Mais la voilà, prenez-la, Jeremiah. Vous avez votre allume-feu, n’est-ce pas ?
—
L’objet qui se trouvait dans sa main avait la taille d’une pomme et lui posa quelques difficultés : dans ses gants, ses doigts étaient trop malhabiles pour le manipuler.
— Donnez ! dit Briar. (Elle retira son masque et le rangea dans sa sacoche, puis tendit la main vers l’objet.) Dites-moi ce que je dois faire de ça.
Il lui passa l’objet et dit :
—
Elle fit de son mieux pour suivre ses instructions et, après quatre ou cinq tentatives, une volée d’étincelles se prit dans une mèche épaisse et une flamme éclaira le petit groupe.
— Et maintenant ?
—
— Ne soyez pas idiot, mon grand. Je maîtrise, répondit la tenancière du bar. (À l’aide de son unique bras, elle retira un masque replié de sous sa jupe et l’ouvrit d’un coup. Puis elle répondit à l’air interrogateur de Briar.) C’est une des inventions de Minnericht. Il est plus léger que celui que vous avez et il fonctionne bien, mais il ne dure pas très longtemps. Je ne dispose même pas d’une heure avec ces filtres-là. En général, je le range dans ma jarretière pour les cas d’urgence.
— Est-ce qu’une heure suffira ? demanda Briar.
Lucy haussa les épaules et plaça la protection sur ses yeux et son menton avec un mouvement qui n’aurait pas été plus fluide si elle avait eu deux bras.
— D’une façon ou d’une autre. Nous trouverons des bougies cachées quelque part avant que cela soit terminé.
Comme, tout autour d’elle, les autres occupants du tunnel sortaient leur masque et l’endossaient, Briar suivit le mouvement et remit le sien.
— Je déteste ce truc, se plaignit-elle.
— Personne ne les aime, lui assura Varney.
— À l’exception de Swakhammer, dit Hank. (Il avait toujours l’air un peu éméché, mais il était à présent réveillé et debout, preuve que son état s’était nettement amélioré.) Il adore
L’homme en armure inclina la tête à gauche et dit :
—
Lucy lança, à travers ses filtres de coton et de charbon compressés :
— Qui a dit que les hommes n’étaient pas futiles ?
—
— Bien. Comme ça, je n’ai pas à vous traiter de menteur. Ah, les hommes et leurs
— S’il vous plaît, interrompit Briar. (La proximité des Pourris la rendait nerveuse et le froid s’infiltrait dans ses vêtements.) Que faisons-nous, à présent ? Monsieur Swakhammer, vous avez dit que nous allions monter puis sortir.
—
Elle fronça les sourcils à l’intérieur de son masque.
— Alors, nous allons dans un autre lieu sûr ? Un lieu plus sûr, je veux dire. Peut-être que je devrais m’en aller maintenant et voir si je peux trouver Zeke.
—
— Vous êtes un rien autoritaire, non ? souffla-t-elle.
—
Willard leva la lanterne et Swakhammer ajusta le verre. Rapidement, le tunnel entier fut éclairé par un faible reflet orange.
L’humidité scintillait sur les murs bruts et Briar ne fut que légèrement rassurée de voir des piliers de soutien sortant de la terre et disparaissant dans le plafond qui, de l’autre côté, servait de plancher au bar. Des excavateurs étaient alignés le long des murs et étaient presque engloutis par ces derniers ; des godets s’enfonçaient dans la surface boueuse et ressortaient au-dessus de plusieurs chariots. Briar balaya du regard le décor qui l’entourait, des chariots aux rails qui se trouvaient en dessous, et elle comprit alors que cet endroit avait été réfléchi. Ce n’était pas une simple cave froide.
— Où est-ce qu’on est, ici ? demanda-t-elle. Vous avez dégagé cet endroit, n’est-ce pas ?
— Toujours plus profond, ma chère, répondit Lucy. Toujours plus profond. Pour les cas comme celui-ci, vous voyez ? On ne peut pas vraiment monter. On n’a ni le matériel, ni les moyens nécessaires pour le faire en sécurité. Ces murs nous enferment dans la ville aussi sûrement qu’ils tiennent le monde en respect. Alors, si nous voulons nous étendre, si nous voulons installer d’autres zones sécurisées ou créer d’autres passages, nous devons creuser.
Briar se redressa pour prendre une profonde inspiration à l’intérieur de son masque, et grimaça en aspirant la bouffée d’air qui sentait le moisi.
— Mais vous n’avez pas peur ? De fragiliser le terrain et de risquer que tout s’effondre ?
De l’arrière du groupe, Frank lâcha :
— Minnericht.
Comme si ce nom expliquait tout.
Swakhammer clarifia :
— Pourquoi ? voulut-elle savoir.
—
— Où ? demanda Briar, tout en marchant dans ses traces.
—
— Plus près ?
—
— Oui, confirma Lucy. Avancez, mon grand, on vous suit.
À certains endroits, la voie s’élargissait tellement que la lumière de la flamme dansante ne pouvait pas atteindre les bords, et à d’autres, elle était tellement étroite que Swakhammer devait se mettre de côté pour pouvoir passer.
Briar avançait péniblement derrière lui, au milieu du groupe, suivant cette faible lueur jaune et pourchassant les ombres de l’intérieur de son misérable masque.
XV
— Réveille-toi, Fiston. Tu es vivant ou tu es mort ?
Zeke ne savait pas vraiment qui parlait, ni si c’était bien à lui qu’on s’adressait.
Sa mâchoire lui faisait mal jusqu’aux oreilles. C’est ce qu’il remarqua en premier. Sa peau le brûlait, comme s’il s’était couché sur un poêle. Il sentit ensuite un poids sur son ventre, la pression inégale de quelque chose de lourd et dur. Vint ensuite une douleur vive dans son dos, à l’endroit où il était allongé sur quelque chose d’irrégulier et probablement coupant.
Quelqu’un le remuait, lui secouait la tête, cherchant désespérément à attirer son attention.
La pièce avait une drôle d’odeur.
— Fiston, debout, maintenant. Hé, ne joue pas au mort. Je vois bien que tu respires.
Il n’arrivait pas à savoir qui parlait. Ce n’était pas sa mère. Et ce n’était pas… Rudy, dont le nom le fit tressaillir et reprendre conscience soudainement. Se souvenir était une opération à la fois délicate et terrible. Soudain, il se rappela où il se trouvait, approximativement.
Il ouvrit les yeux et ne reconnut pas vraiment le visage qui était penché au-dessus de lui.
Presque androgyne à cause de l’âge, c’était pourtant celui d’une femme, se rendit compte Ezekiel. Elle était suffisamment vieille pour être sa grand-mère, il en était sûr, mais il était difficile d’être plus précis à la lumière de sa lanterne. Elle avait la peau un peu plus foncée que lui, de la couleur d’une blague à tabac en peau ou du pelage d’un cerf. Elle portait une veste d’homme, taillée pour quelqu’un de plus grand qu’elle. Quant à son pantalon trop large, dont les revers avaient été retroussés, il tenait grâce à une ceinture. Ses yeux étaient d’un brun sombre comme le café, et étaient surmontés de sourcils grisonnants qui s’accrochaient à son front comme des auvents.
Ses mains bougeaient comme des crabes, rapides et plus puissantes qu’elles ne le paraissaient. Elle lui enserra le visage.
— Tu respires, n’est-ce pas ?
— Oui… madame, répondit-il.
Il se demandait ce qu’il faisait allongé sur le dos, où pouvait bien être Rudy, comment il avait atterri là, depuis combien de temps il s’y trouvait et comment il allait faire pour rentrer chez lui.
Les sourcils gris broussailleux se froncèrent.
— Tu n’as pas respiré de Fléau, dis-moi ?
— Je ne sais pas, madame.
Il était toujours couché, perplexe. Il la regardait, trop hébété pour faire autre chose que répondre à une question directe.
Elle se releva et Zeke comprit alors qu’elle s’était tenue accroupie à côté de lui.
— Si tu en avais inhalé, tu ne serais pas capable de faire le malin. Alors je dirais que tout va bien, sauf si tu t’es cassé quelque chose. Je ne peux pas le voir. Tu t’es cassé quelque chose ?
— Je ne crois pas, madame.
— Madame. Tu es un petit rigolo, toi.
Ce n’était pas une question.
— Je n’essaie pas d’être rigolo, marmonna-t-il.
Il tenta de s’asseoir, mais quelque chose de large et plat l’en empêchait et, quand il plaça les doigts dessus pour la repousser, il s’aperçut qu’il s’agissait d’une porte.
— Pourquoi est-ce qu’il y a une porte sur moi ?
— Fiston, elle t’a carrément sauvé la vie. Elle t’a servie de bouclier sur toute la descente des escaliers. Ça t’a évité de te faire écraser. Ce qu’il s’est passé, vois-tu, c’est qu’un dirigeable a heurté la tour. Il s’est écrasé, on peut dire, directement sur son flanc. S’il était tombé encore plus brutalement, il aurait pu traverser les étages sécurisés, et alors tu n’aurais plus été qu’un gamin mort, il me semble.
— Je suppose que oui. Madame ? demanda-t-il.
— Arrête de m’appeler madame.
— D’accord, madame, répondit-il par habitude plus que par entêtement. Je suis désolé. Je me demandais seulement si vous étiez la princesse que nous avons rencontrée dans les tunnels. Vous êtes la princesse ?
— Appelle-moi mademoiselle Angeline. Ce sera amplement suffisant, mon garçon.
Zeke répondit :
— Mademoiselle Angeline, je m’appelle Zeke.
Il fléchit les jambes pour pouvoir repousser la porte, et il s’assit. Grâce à l’aide de la femme, il se releva ; sans elle, il serait retombé. Sa vue se brouilla et il ne vit plus rien qu’un trou noir. Des éclairs pulsaient dans son crâne au même rythme qu’une veine qui battait à sa tempe.
Il se ressaisit et pensa que ça devait faire cet effet de perdre connaissance. Puis il se dit que la princesse Angeline avait plus de force dans les bras que bien des hommes qu’il avait rencontrés.
Elle le tint, le souleva et l’appuya contre un mur.
— Je ne sais pas ce qu’il est advenu de ton déserteur, déclara-t-elle. Il t’a laissé tomber aussi, j’imagine.
— Rudy, répondit Zeke. Il m’a dit qu’il n’avait pas déserté.
— Et il est menteur, avec ça ! Tiens, prends ton masque. L’air n’est pas terrible, ici. Certaines fenêtres ont été cassées à l’étage et le Fléau est en train de s’infiltrer. Te revoilà au sous-sol. C’est mieux qu’ailleurs, mais tous les joints sont flingués.
— Mon masque. Mes filtres sont bouchés.
— Non. J’ai découpé deux des miens et les ai insérés à la place des tiens. Ça tiendra encore pendant un moment, largement assez pour sortir de la ville, en tout cas.
Il rechigna :
— Je ne peux pas encore sortir. Je suis venu ici pour aller jusqu’à Denny Hill.
— Fiston, tu es loin de la colline. J’ai essayé de te prévenir, là-bas, dans les tunnels. Ce vieil Osterude ne te ramenait pas à la maison. Il te conduisait à ce vieux démon qu’ils appellent Dr. Minnericht, et Dieu seul sait ce qui te serait arrivé là-bas. Zeke, dit-elle en s’adoucissant un peu, tu as une maman à l’extérieur et, si tu ne rentres pas chez toi, elle va vraiment s’inquiéter. Ne lui fais pas ça. Ne la laisse pas croire qu’elle a perdu son enfant.
Une ombre de douleur passa sur son visage et, pendant un moment, celui-ci sembla fait de granit.
— Madame ?
Le granit s’effrita et disparut.
— Ce n’est pas bien du tout de faire ça à une mère. Il faut rentrer à la maison. Tu es déjà parti une journée complète, et il est tard, c’est bientôt le matin. Viens avec moi maintenant, d’accord ? (Elle tendit une main, qu’il prit, faute de savoir quoi faire d’autre.) Je pense que j’ai trouvé un moyen pour que tu puisses retourner rapidement dans les Faubourgs.
— Peut-être, peut-être que c’est mieux, répondit-il. Je peux toujours revenir plus tard, non ?
— Bien sûr, si tu tiens absolument à te faire tuer. J’essaie de te donner un coup de main, figure-toi.
— Je le sais et je vous en remercie, répondit-il, toujours en proie au doute. Mais je ne veux pas partir, pas encore. Pas avant d’avoir vu l’ancienne maison.
— Tu n’es pas en état pour cela, jeune homme. Pas du tout. Regarde-toi, la tête toute tourneboulée et les vêtements déchirés. Tu as déjà de la chance de ne pas être mort. Tu as de la chance que je t’aie suivi pour te tirer des griffes de ce vieux démon avec son bâton qui crache le feu.
— J’aimais bien sa canne, confia Zeke, tout en acceptant à contrecœur de remettre son masque. Elle était bien. Elle l’aidait à marcher et à se défendre aussi. Après la bataille où il a été blessé…
Elle l’interrompit :
— Osterude n’a été blessé dans aucune bataille. Il s’est enfui avant d’avoir eu le temps de se faire abattre. Il s’est fracassé la hanche en tombant ivre mort il y a quelques années. Maintenant, il prend de l’opium, du whisky et du suc-citron pour éviter de trop souffrir. N’oublie pas ce que je te dis, fiston : ce n’est pas ton ami. Ou peut-être devrais-je dire ce n’
— Est-ce que nous sommes au sous-sol ? demanda Zeke en changeant de sujet.
— Oui, je te l’ai déjà dit. Tu as glissé tout le long des escaliers, lorsque le dirigeable s’est écrasé contre la tour.
— Un ballon s’est écrasé contre la tour ? Pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? s’exclama-t-il.
— Il n’a pas fait exprès, espèce d’andouille. Je ne sais pas exactement
Ses yeux s’habituaient à la lumière de la lanterne et il réalisa, avec quelques difficultés, qu’elle tenait quelque chose de plus bizarre que le modèle à huile habituel.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une lanterne.
— De quel type ?
— Du type qui ne s’éteindra pas sous la pluie, répondit-elle. Et maintenant, lève-toi, fiston. Nous allons devoir grimper quelques étages jusqu’au sommet de la tour, où est amarré le dirigeable. C’est tout un bazar, une sorte de puzzle appelé le
— Et vous allez me laisser avec lui ? grommela Zeke. Je n’aime pas trop l’idée que des pirates me larguent de l’autre côté du mur.
Mais elle insista.
— Ils ne te feront rien. Je les ai bien payés et ils me connaissent trop bien pour te faire du mal une fois qu’ils m’auront donné leur parole. Ils ne te réserveront pas de traitement de faveur, mais ils ne te feront rien de pire que ce que tu as déjà subi.
Tour à tour maternelle et aussi autoritaire qu’un militaire, la princesse le guida dans les décombres de la cage d’escalier et lui dit :
— Allez, viens. C’est plus dégagé en haut que ça en a l’air. Tout est tombé au fond, comme toi.
Zeke ne savait que penser alors qu’il suivait l’ascension rapide et agile de sa guide. Il n’y avait absolument aucune lumière en dehors de l’étrange lueur blanche de la lanterne d’Angeline, même lorsqu’ils eurent grimpé un étage ou deux et qu’il put jeter un œil à la nuit noire de l’autre côté des fenêtres. Il faisait sombre, et il était si tard qu’il allait bientôt être tôt.
— Je lui ai laissé un mot, mais… ma mère va me tuer.
Elle répondit :
— Tout dépend du timing. Le truc, c’est d’être absent suffisamment longtemps pour qu’elle ne soit plus en colère et commence à s’inquiéter… Mais il ne faut pas qu’elle s’inquiète trop, sinon elle va s’énerver à nouveau.
Zeke sourit dans son masque en la suivant.
— Vous devez avoir des enfants, vous aussi.
Elle ne lui rendit pas son sourire. Il le sut parce que son ton ne se fit pas plus léger lorsqu’elle hésita sur la marche suivante, couverte de débris, et qu’elle poursuivit son ascension en répondant :
— J’ai eu une fille. Il y a longtemps.
Il y avait dans le ton employé quelque chose qui le retint de l’interroger davantage.
Il soufflait et haletait derrière elle, étonné par son énergie et sa force. Et il avait d’autres questions en tête. Il était curieux de savoir quel âge elle avait, mais écarta cette idée et demanda plutôt :
— Pourquoi vous habillez-vous comme un homme ?
— Parce que ça me plaît.
— C’est bizarre, répondit-il.
Elle enchaîna :
— Bien. Tu peux poser l’autre question si tu veux. Je sais que ça te trotte dans la tête. Tu y penses tellement fort que je l’entends presque. C’est comme écouter les corbeaux au dehors.
Zeke ne comprenait pas ce que tout cela signifiait, mais il n’allait pas lui demander directement quand elle était venue au monde, alors il prit une voie détournée.
— Pourquoi il n’y a pas de jeunes, ici ?
— De jeunes ?
— Eh bien, Rudy était suffisamment vieux pour être mon père, au moins. Et j’ai vu quelques Chinois, mais la plupart étaient aussi âgés, voire plus. Et puis il y a… vous. Est-ce que tout le monde ici est…
— Vieux ? termina-t-elle. En tenant compte du fait que ta conception de la vieillesse et la mienne sont deux choses très différentes, ton observation est juste. Et il est évident qu’il y a une raison à cela. Elle est simple, et tu peux la trouver toi-même en cherchant un peu.
Il écarta une poutre de son chemin pour éviter de devoir passer dessous.
— Je suis un peu occupé pour réfléchir, répondit-il.
— Voyez-vous ça ! Trop occupé pour réfléchir ! C’est là qu’il faut réfléchir encore plus rapidement. Sinon, comment comptes-tu tenir ici plus longtemps qu’une puce sur un chien ?
Elle marqua une pause en arrivant à un palier et attendit qu’il arrive à sa hauteur. Elle leva la lanterne et regarda en haut et en bas, puis dit :
— J’entends les hommes là-haut, dans le dirigeable. Ils ne sont pas particulièrement sympathiques, tous autant qu’ils sont, mais je pense que ça ira pour toi. Tu réfléchiras en route, n’est-ce pas ?
— Oui, madame.
— Bien. Et maintenant, pendant que nous marchons, dis-moi pourquoi il n’y a pas de gamins comme toi ici.
— Parce que… (Il se rappela ce que Rudy avait dit sur les Chinois et le fait qu’ils n’avaient pas de femmes). Il n’y a pas de femmes ici. Et, en général, ce sont elles qui s’occupent des enfants.
Elle fit semblant de prendre la mouche et rétorqua :
— Pas de femmes ? J’en suis une, au cas où tu n’aurais pas remarqué. Il y en a ici.
— Mais je voulais dire, des femmes
— Eh bien, tu sais quoi ? Il t’a au moins dit la vérité sur quelque chose. Il avait raison, oui. Il n’y a pas de Chinoises dans la ville, ou s’il y en a, je ne les ai pas vues. Cela dit, je connais une autre femme qui vit ici. Elle tient un bar et n’a qu’un bras. Elle s’appelle Lucy O’Gunning et, manchote ou pas, elle est capable de briser des portes, des hommes et des Pourris. C’est un sacré phénomène. (Il y avait de l’admiration dans la voix d’Angeline.) Mais cela étant, je dois dire qu’elle est suffisamment vieille pour être ma fille. Et elle est également suffisamment âgée pour être
— Donnez-moi un indice, demanda-t-il en grimpant derrière elle une nouvelle volée de marches encombrées et poussiéreuses.
Il ne savait pas combien d’étages ils avaient déjà passés, mais il était fatigué et n’avait pas envie de continuer. Pourtant il n’avait pas le choix. Elle ne ralentissait pas et c’était elle qui tenait la lumière, alors il suivait.
— Tu veux un indice, d’accord. Depuis combien de temps cette muraille existe-t-elle ?
— Quinze ans, répondit-il. À quelques mois près. Ma mère a dit qu’ils l’ont terminée le jour de ma naissance.
— Vraiment ?
— C’est ce qu’on m’a dit, jura-t-il.
Et il commença à faire des calculs. Il pensa à sa mère qui avait à peine vingt ans, à cette époque. S’exprimant lentement, car il luttait pour respirer à travers le masque et pour combattre la fatigue, il tenta :
— La plupart des gens qui vivent ici, ils sont là depuis tout ce temps ?
— La plupart, oui.
— Alors, s’ils étaient déjà des hommes à l’époque… et des femmes, ajouta-t-il rapidement, adultes d’une vingtaine ou une trentaine d’années… Cela veut dire qu’aujourd’hui ils ont plus de la trentaine ou de la quarantaine.
Elle s’arrêta et balaya la zone autour d’elle avec la lumière, le frappant presque en plein front.
— Voilà ! C’est bien. Tu as bien réfléchi, même si tu halètes comme un chiot. (Après une pause songeuse, elle ajouta :) J’ai entendu dire qu’il y avait quelques jeunes garçons dans Chinatown. Ils ont été ramenés par leurs pères et leurs oncles. Certains sont peut-être orphelins. Je ne sais pas. Et Minnericht, puisque c’est comme ça qu’il se fait appeler, fait venir quelques jeunes, de temps en temps. Mais tu dois comprendre que la plupart des gens qui ne sont pas là depuis toujours… n’arrivent pas à s’y habituer. Ils ne restent pas longtemps. Je ne peux pas dire que je les blâme.
— Moi non plus, répondit-il.
Il fit alors trois vœux. Le tout premier était de rentrer chez lui, si l’univers voulait bien le prendre en pitié. Il était épuisé et nauséeux à force de respirer l’air puant et filtré, et sa peau irritée tiraillait de tous les côtés. Le visage du Chinois assassiné apparaissait toujours devant lui lorsqu’il fermait les yeux, et il ne voulait pas rester à proximité de son cadavre, ni même à l’intérieur des murs de la même ville.
— Bientôt, lui promit Angeline.
— Quoi ?
— Bientôt, tu seras sorti d’ici et en route pour chez toi.
Il plissa les yeux derrière le masque et lança :
— Vous pouvez lire dans les pensées des gens ?
— Non, mais je les cerne assez bien.
Zeke entendait une rumeur, au-dessus de lui, sur la gauche. Le fracas des outils contre l’acier et les jurons des hommes agacés dans leur masque de protection. De temps en temps, le bâtiment tremblait comme s’il avait été à nouveau heurté par quelque chose et, à chacun de ces chocs, le garçon devait se tenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre. Rudy avait raison sur deux points : il n’y avait pas de femmes dans Chinatown et il n’y avait pas de rampes dans la tour inachevée.
— Mademoiselle Angeline ? lança-t-il, tandis qu’à l’angle suivant, le monde lui parut s’éclaircir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Nous sommes bientôt arrivés. Tu vois ? Les fenêtres sont toutes brisées et la lumière de la lune parvient à l’intérieur. Nous sommes tout près de l’endroit où ils se sont écrasés contre cette bonne vieille tour.
— Bien. Je me demandais simplement quelque chose. Rudy n’avait pas l’air de vouloir en parler et vous ne l’avez pas mentionné… Qui est ce Dr. Minnericht que vous avez évoqué tous les deux ?
La princesse ne s’arrêta pas, mais elle sursauta et tressaillit, comme si elle avait vu un fantôme ou assisté à un meurtre. Elle se raidit et rentra les épaules. Elle avait l’air d’une petite pendule toute frêle, tellement remontée qu’elle était prête à craquer. Elle répondit :
— Ce n’est pas son nom.
Et soudain elle se retourna, manquant une nouvelle fois de l’assommer avec sa lanterne, car elle ne savait pas à quelle distance il la suivait. Même sous son masque, son visage présentait des canyons et des pics ; son nez en bec d’aigle et ses yeux enfoncés, légèrement inclinés, dressaient la carte d’une personne en colère.
De sa main libre, elle saisit l’épaule de Zeke et le tira près d’elle, jusqu’à ce que la flamme blanche lui brûle presque le visage. Elle le secoua et le tira encore plus près, puis dit :
— Si quelque chose se passe mal, peut-être qu’il vaut mieux que tu saches. Nous sommes sur ses terres, dans cette partie de la ville. Si la situation tourne à la catastrophe et que tu n’arrives pas à prendre ce ballon, ou si tu tombes et qu’il te trouve, il vaut mieux que tu sois prêt.
Au dessus, les hommes juraient plus fort, dans un anglais prononcé avec toutes sortes d’accents. Zeke essaya de ne pas les écouter, et de ne pas fixer les rides profondes qui zébraient le visage tanné de la princesse. Mais il était hypnotisé par sa rage, incapable de bouger, ne serait-ce que pour détourner les yeux des siens.
— Il n’est pas médecin et il n’est pas allemand, en dépit du nom qu’il s’est choisi. Il ne vient pas de Hesse, ce n’est ni un étranger, ni un autochtone. Mais c’est ce qu’il aime dire, expliqua-t-elle.
Elle sursauta, comme si quelque chose de nouveau et d’horrible l’avait soudain frappée. Puis elle poursuivit, la flamme se reflétant dans ses yeux :
— Quoi qu’il affirme, quoi qu’il prétende, il n’est pas d’ici et il n’est pas l’homme qu’il dit être. Il ne révélera jamais la vérité parce qu’il vaut mieux pour lui qu’il mente. S’il te trouve, il voudra te garder, et plus j’y pense, plus je suis sûre que c’est ce qu’il fera. Mais rien de ce qu’il te dira ne sera vrai. Garde ça en tête et tu survivras à une rencontre avec lui, si jamais ça devait se produire. Mais…
Elle se recula et la peur panique qui s’était emparée d’elle s’atténua petit à petit.
— Mais nous n’avons qu’à faire en sorte que ça n’arrive pas, reprit-elle en lui tapotant la tête, ébouriffant ses cheveux et faisant dans le même temps frotter les sangles du masque contre sa peau irritée. Alors montons, que tu prennes ce ballon.
Elle le relâcha et, retrouvant le sourire, se lança dans l’ascension d’une nouvelle volée interminable de marches, jusqu’à atteindre le sommet et sentir un vent frais dans les escaliers.
Ezekiel devait faire attention à ne pas oublier que l’air n’était pas totalement respirable. Il était seulement froid et provenait de l’extérieur. Cela ne voulait rien dire, et surtout pas qu’il pouvait enlever son masque, même s’il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir le faire. Il était bouleversé par la diatribe d’Angeline et troublé par les hommes bruyants et bourrus qui travaillaient sur le plancher au-dessus de lui.
La princesse ouvrit la voie avec sa lanterne et salua les membres de l’équipage par un juron qui fit rire Zeke.
Ils se retournèrent pour regarder la vieille femme et son étrange lampe blanche, ainsi que le gamin efflanqué et ébouriffé qui se trouvait derrière elle.
Il compta cinq hommes, dispersés dans la salle, qui s’activaient à des choses utiles, comme calfeutrer des trous ou taper des maillets contre des boulons tordus qui sortaient du fuselage d’un dirigeable si grand que le garçon ne pouvait même pas en voir l’extrémité. Seule une partie de la coque était venue se fracasser contre la rangée de fenêtres, qui avaient été réduites en poussière sous l’impact.
Le
Attaché aux poutres de soutien du mur, le ballon était presque entièrement entré dans le bâtiment où les cinq hommes travaillaient à réparer ses pièces cabossées. Une large brèche était sur le point d’être refermée sous les efforts acharnés d’un homme muni d’une pince aussi grosse qu’un arbrisseau, alors qu’un autre, portant un masque orange foncé, remontait les mailles d’un filet amoché.
Deux des cinq pirates rendirent son salut à la princesse par d’autres grossièretés. L’un d’eux semblait être le responsable.
Ses cheveux étaient roux sous les sangles du masque et son corps massif était couvert de tatouages complexes et de cicatrices. Sur un bras, Zeke repéra un poisson aux écailles argentées, et sur l’autre, un taureau bleu foncé.
Angeline lui demanda :
— Capitaine Brink, êtes-vous bientôt prêt à repartir ?
— Oui, mademoiselle Angeline, répondit l’homme. Une fois que cette fissure dans la coque sera refermée, nous pourrons décoller et prendre un passager ou deux. C’est votre ami ?
— C’est le garçon, répondit-elle, en esquivant l’insinuation. Vous pouvez le déposer n’importe où à l’extérieur, du moment que vous le sortez de là. Et, lors de votre prochain passage, je vous donnerai le reste de ce que je vous ai promis.
Il ajusta son masque tout en observant Zeke de haut en bas, comme s’il envisageait d’acheter un cheval.
— Ça me convient, madame. Mais il vaut mieux que vous sachiez que notre prochain passage risque de ne pas se faire de sitôt. Nous sommes un peu pressés de continuer, et de partir loin.
— Pourquoi ça ? demanda-t-elle.
— Nous suivons le marché, répondit-il vaguement. Rien qui ne doive vous inquiéter tous les deux, il n’y a pas de problème. Fiston, entre dans la cabine. Angeline, vous êtes sûre de ne pas vouloir quitter la ville ?
— Oui, capitaine, merci. J’ai des affaires à régler ici. J’ai un déserteur à tuer, ajouta-t-elle tout bas.
Zeke l’entendit et demanda :
— Vous n’allez pas vraiment le faire, n’est-ce pas ?
— Non, probablement pas, mais je vais l’épingler.
Elle avait répondu avec désinvolture et observa les hommes poursuivre leurs réparations. Puis, s’adressant à Brink :
— Il ne ressemble pas au dernier ballon dans lequel je vous ai vu.
Il avait pris un maillet et donnait de grands coups sur une plaque tordue. Il s’interrompit pour lui répondre :
— Il est nouveau. Vous avez l’œil !
— Et vous l’avez appelé
— Oui, c’était le nom de ma maman. Elle n’a pas vécu assez longtemps pour le voir voler.
— C’est très attentionné de votre part, déclara-t-elle.
Mais il y avait un doute dans sa voix, même si elle essayait de le cacher à Zeke.
— Quelque chose ne va pas ? murmura celui-ci.
— Non, répondit-elle d’une voix neutre. Tout va bien. Je les connais, lui assura-t-elle. Voici le capitaine Brink, comme tu l’auras très certainement deviné. À côté de lui, c’est son second, Parks ; et là-bas, avec les filets, c’est monsieur Guise. C’est bien ça ?
— C’est ça, confirma le capitaine, sans même les regarder. Et les deux que vous ne reconnaissez pas s’appellent Main-du-Ciel et Poing-d’Ours. Ils sont frères. Je les ai trouvés en Oklahoma la dernière fois que nous y sommes passés.
— Oklahoma, répéta Angeline. Êtes-vous mes frères ? leur demanda-t-elle.
Zeke fronça les sourcils.
— Vous avez des frères que vous ne connaissez pas ?
— Mais non, andouille, répondit-elle sans méchanceté. Je voulais savoir s’ils sont indiens, comme moi. Ou même de quelle tribu ils viennent.
Mais aucun des hommes ne répondit. Ils continuèrent de travailler, enfoncés jusqu’aux coudes dans le moteur en forme de chaudière qui avait noirci d’un côté et qui fumait de façon inquiétante de l’autre.
— Ils n’ont pas voulu vous manquer de respect, mademoiselle Angeline, déclara Brink. Aucun des deux ne parle anglais correctement. Je ne pense pas qu’ils comprennent le Duwamish non plus, d’ailleurs. Ça ne les empêche pas de travailler comme des mulets et de bien connaître la mécanique.
Sous les sangles de leur masque, Zeke pouvait voir leurs cheveux noirs et raides ; leurs avant-bras étaient foncés, mais ils pouvaient parfaitement avoir été noircis par la cendre ou la suie. Quoi qu’il en soit, il était facile de deviner qu’ils étaient indiens, comme mademoiselle Angeline. Aucun des deux hommes ne releva la tête. S’ils avaient conscience d’être le sujet de la discussion, ils s’en moquaient.
Zeke demanda tout bas à Angeline :
— Êtes-vous sûre de bien connaître ces hommes ?
— Nous nous connaissons tous ici, répondit-elle.
Le capitaine lança :
— Bon, nous devrions pouvoir décoller dans quelques instants.
Zeke eut l’impression que l’homme était inquiet, et ne voulait pas le montrer.
Parks, le second, regarda par la fenêtre, ou du moins essaya, mais bien entendu le ballon lui bouchait la vue. Il échangea un regard avec le capitaine, qui fit des signes pour que tout le monde se dépêche.
— On est prêt ? demanda Parks.
M. Guise, un homme bien en chair qui portait un pantalon retroussé et un maillot de corps, répondit :
— Assez pour voler, je pense. On charge, et c’est parti !
La princesse Angeline regardait la scène avec inquiétude, mais elle masqua celle-ci par de l’enthousiasme lorsqu’elle se rendit compte que Zeke l’observait et avait remarqué sa préoccupation.
— C’est l’heure, dit-elle. Ce fut un plaisir de te rencontrer, Zeke. Tu as l’air d’un gentil garçon, et j’espère que ta mère ne te donnera pas une trop grosse raclée. Rentre à la maison, maintenant, et peutêtre qu’on se reverra un jour.
Pendant un moment, il crut qu’il allait avoir droit à une embrassade, mais la princesse ne le serra pas dans ses bras. Elle se contenta de s’éloigner et repartit vers le couloir, disparaissant dans les escaliers.
Zeke se tenait gauchement au milieu de la pièce aux fenêtres brisées, balayée par le vent, éventrée par l’aéronef de guerre échoué.
L’aéronef de guerre.
Ces mots lui vinrent à l’esprit sans qu’il sache pourquoi. Le
Il demanda au capitaine, qui rangeait à la hâte ses outils dans un sac en cuir cylindrique suffisamment grand pour contenir un homme :
— Monsieur ? Où est-ce que…
— N’importe où, répondit l’homme vivement. La princesse a payé ton passage et nous n’allons pas lui faire faux bond. Elle est vieille, mais je ne me risquerai pas à l’énerver. J’aime avoir mes boyaux là où ils sont, merci bien.
— Heu… merci, monsieur. Est-ce que je vais… à l’intérieur ?
— Oui, fais donc ça. Reste près de la porte. Vu la tournure que prennent les choses, nous risquons de devoir t’expédier d’un peu plus haut que prévu.
Zeke écarquilla les yeux.
— Vous allez me… jeter hors du ballon ?
— Oh, nous t’attacherons à une corde, avant. On ne va pas te laisser t’écraser, d’accord ?
— D’accord, répondit Zeke, mais il n’avait pas l’impression que le capitaine plaisantait et la peur le saisit.
Tout comme l’inquiétude d’Angeline avait été contagieuse, l’impatience et la nervosité de l’équipage faisaient leur chemin dans la tête du garçon. Il y avait quelque chose dans leurs mouvements qui s’était accéléré depuis le départ de la vieille Indienne, donnant l’impression à Zeke qu’ils s’étaient retenus en sa présence. Ça ne lui disait rien qui vaille.
Coincée à côté du mur et maintenue assez fermement en place, une porte dans la coque avait été ouverte pour que l’équipage puisse librement aller et venir. Zeke la désigna du doigt et le capitaine acquiesça, l’encourageant à entrer.
— Mais ne touche à rien ! C’est un ordre, fiston, et si tu désobéis, il vaudrait mieux que tu apprennes à voler avant que nous repartions. Car j’omettrai la corde, promit-il.
Zeke leva les mains et dit :
— J’ai compris, j’ai compris. Je ne toucherai à rien. Je reste à l’intérieur, juste là, et…
Réalisant que personne ne l’écoutait, il s’arrêta et franchit la porte avec précautions.
L’intérieur du ballon était lugubre, froid et pas complètement sec, mais plus clair que Zeke ne s’y attendait, car il était éclairé par une ribambelle de petites lampes accrochées au mur sur des bras mobiles. L’une d’elles était brisée et les morceaux jonchaient le sol.
Il se redressa et observa la pièce d’un bout à l’autre, en veillant à ne même pas frôler les commandes complexes et les leviers suspendus. Sa mère avait une expression sur le fait d’être blanc comme neige, et il entendait la respecter à la lettre afin de ne pas s’attirer d’ennuis.
La soute à marchandise était ouverte et béante. Lorsque Zeke passa la tête à l’intérieur, il vit des caisses empilées dans les coins, ainsi que des sacs suspendus. Son copain Rector lui avait un peu expliqué comment le Fléau était ramassé pour être traité. Il pouvait donc deviner à quoi ils servaient. En revanche, les caisses ne portaient pas d’étiquettes et il n’avait donc aucune idée de ce qu’elles contenaient. En tout cas, cela signifiait que le
À l’extérieur, quelqu’un laissa tomber bruyamment une clé anglaise.
Zeke recula d’un bond, comme s’il avait été attaqué, alors qu’il n’y avait personne près de lui et qu’aucun membre de l’équipage ne semblait avoir remarqué qu’il s’était éloigné de l’encadrement de la porte où il avait reçu l’ordre de rester. Il revint rapidement sur ses pas et se planta à côté de l’entrée, juste au moment où M. Guise et Parks ramenaient leurs outils. Les deux hommes ne se préoccupèrent pas de lui, mais le capitaine se renfrogna lorsqu’il essaya de les suivre :
— Tu restes là, d’accord ?
— Oui, monsieur.
— Brave petit. Il y a une sangle au-dessus de ta tête. Accroche-toi. Nous partons.
— Maintenant ? s’étonna Zeke.
M. Guise prit une veste sur le dossier d’un fauteuil et l’enfila.
— Vingt minutes plus tôt, ça aurait été mieux, mais maintenant, ça fera l’affaire.
— Mais ça aurait été mieux, ronchonna Parks. Ils seront bientôt à nos trousses.
Puis, voyant Zeke du coin de l’œil, il se tut.
— Je sais, acquiesça le capitaine, répondant ainsi à la remarque que son second avait sur le bout de la langue. Et encore, Guise nous a fait gagné quarante minutes. Mais on a complètement foutu en l’air notre heure d’avance.
Parks serra les dents si fort que sa mâchoire, visible à l’extérieur du masque, sembla aussi dure que du granit.
— Ce n’est pas ma faute si les propulseurs étaient mal indiqués. Je n’ai pas heurté cette fichue tour exprès.
— Personne n’a dit que c’était ta faute, répondit Brink.
— Il vaut
— En tout cas, moi je n’ai rien dit, c’est sûr.
Tout le monde l’ignora. Les deux Indiens remontèrent à bord et se mirent immédiatement à tirer sur la porte pour la fermer. Celle-ci commença par résister, puis succomba à la puissance des quatre bras qui la tiraient pour la mettre en place. L’un d’entre eux fit tourner un volant sur la porte et le verrouilla, puis tout le monde prit position sur le pont encombré.
— Où sont ces fichus évents pour la vapeur ? demanda M. Guise en levant la main et serrant le poing.
— Essaie le panneau de gauche, lança le capitaine.
M. Guise prit place dans le fauteuil principal, pivota et se balança.
Il coinça ses pieds sous la console et essaya de se rapprocher du tableau de bord, mais son siège refusa de bouger.
Zeke recula contre le mur et s’y appuya, la main passée dans la sangle suspendue au-dessus de sa tête. Il surprit le regard d’un des frères indiens, il ne savait pas lequel, posé sur lui, alors il dit :
— Vous, heu… ne volez pas avec ce ballon depuis bien longtemps, n’est-ce pas ?
— Faites taire ce gamin, lança Parks sans se retourner. Je me fiche de savoir comment, mais faites-le taire, ou je m’en occupe.
Le capitaine regarda tour à tour l’adolescent et son second, puis fixa Zeke qui commençait déjà à balbutier :
— Je me tais ! Je me tais ! Je suis désolé, j’essayais seulement… Je voulais simplement… Je voulais juste discuter…
— Personne n’a envie de discuter avec toi, lui asséna M. Guise.
Le capitaine acquiesça.
— Contente-toi de la boucler et tout ira bien, je n’aurai rien à expliquer à cette vieille folle. Ne nous oblige pas à te jeter dehors sans filet ou sans corde, fiston. Nous le ferons si nous y sommes obligés, et je lui dirai que c’était un accident. Elle ne pourra pas prouver le contraire.
Zeke en était déjà arrivé à cette conclusion. Il se fit donc aussi petit que possible, écrasant son dos osseux contre les planches et essayant de ne pas succomber à la peur.
— Tu as compris ? demanda le capitaine en le regardant droit dans les yeux.
— Oui, monsieur, répondit-il.
Il aurait voulu demander s’il pouvait retirer son masque, mais il n’avait aucune envie de risquer de les mettre en colère. Il était persuadé que n’importe lequel des ces hommes lui aurait tiré une balle dans la tête pour un simple « bonjour ».
Les joints du masque frottaient contre sa peau et les sangles lui serraient le crâne si fort qu’il avait l’impression que sa cervelle allait lui sortir par le nez. Zeke avait envie de pleurer, mais il était trop effrayé pour oser renifler, et il se dit que c’était tout aussi bien.
M. Guise farfouilla dans une rangée de boutons, les enfonçant presque au hasard, comme s’il ne savait pas à quoi ils correspondaient.
— Il n’y a pas moyen de débloquer ces foutues attaches. Comment est-ce que nous sommes censés nous dégager de…
— Nous ne sommes pas amarrés normalement, répondit Parks. Nous sommes plaqués contre la tour. Nous sortirons pour décoincer l’engin nous-mêmes si nécessaire.
— Nous n’avons pas le temps. Où est le système de décrochage de l’ancre ? Est-ce qu’il y a des manettes, ici ? Un levier ou quelque chose ? Nous avons trouvé les crochets à déployer pour nous stabiliser, comment faisons-nous pour les rétracter et nous dégager ?
— C’est peut-être ça ? intervint Brink.
Il se pencha au-dessus de son second et tendit un bras pâle pour se saisir d’un levier et le tirer.
Le son de quelque chose qui claquait à l’extérieur soulagea tous les occupants de la cabine.
— C’était ça ? Nous sommes dégagés ? demanda M. Guise, comme si quelqu’un savait mieux que lui.
Ce fut le dirigeable qui leur répondit en se soulevant du trou qu’il avait fait dans le flanc de la tour inachevée. Il se stabilisa et se mit à gîter sur la gauche et en direction du sol. Zeke eut l’impression que le
Zeke allait vomir.
Il pouvait sentir le goût de la bile qu’il avait ravalée après avoir assisté au meurtre du Chinois. Celle-ci remontait dans sa gorge, lui brûlant les muqueuses et l’obligeant à l’expulser.
— Je vais… dit-il.
— Dégueule dans ton masque, et c’est ce que tu respireras jusqu’à ce qu’on te dépose, prévint le capitaine. Enlève-le et tu es mort.
La gorge de Zeke émit quelques gargouillis et il eut un renvoi. Il avait dans la bouche le goût de la bile et de ce qu’il avait mangé en dernier, même s’il n’était pas capable de se souvenir de quoi il s’agissait.
— Je ne vomirai pas, dit-il pour occuper sa bouche à autre chose. Je ne vomirai pas, se répéta-t-il, espérant qu’il avait réussi à donner cette impression aux autres, ou qu’ils ne feraient pas attention à lui.
Un propulseur sur la gauche démarra et le ballon décrivit un cercle avant de se stabiliser et de prendre de la hauteur.
—
— Allez au diable, répondit Parks.
— Nous montons, annonça M. Guise, et nous sommes stables.
Et le capitaine ajouta :
— Et nous sortons d’ici.
— Merde, dit l’un des Indiens.
C’était le premier mot en anglais que Zeke entendait dans leur bouche, et ça n’avait pas l’air bon signe.
Il ne put s’empêcher de demander :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Bon Dieu ! jura le capitaine Brink, en regardant par la vitre à l’extrême droite. Crog et son pote nous ont trouvés. Merde, je pensais qu’il lui faudrait plus longtemps que ça. Que tout le monde s’accroche ! Tenez-vous bien ou nous sommes tous morts.
XVI
Swakhammer dirigea sa lanterne vers des caisses brisées qui avaient été empilées et abandonnées au petit bonheur la chance sur le sol. C’était apparemment le seul passage qui leur permettrait d’avancer.
—
— Loin de nous, murmura Briar.
— Espérons-le. Laissez-moi jeter un coup d’œil ici et vérifier que la voie est libre.
Il souleva une de ses grandes jambes pour la poser sur la caisse du bas, et celle-ci s’enfonça de quelques centimètres dans la boue. Une fois qu’elle ne bougea plus, il déplaça son autre pied et grimpa lentement sur la pile branlante. Des bandes de métal servant de renfort se détachèrent dans un claquement qui résonna plus fort qu’un tir de pistolet dans le tunnel silencieux.
Tout le monde sursauta, se tut et resta immobile.
Lucy demanda :
— Est-ce que vous entendez quelque chose ?
—
Briar avança et souleva sa botte hors de la boue, mais elle fut obligée de la reposer là où elle s’était enfoncée. Il n’y avait pas d’endroit assez solide où se tenir sans sentir le glissement lent et collant de la terre mouillée.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? D’autres Pourris ?
—
Les caisses grincèrent sous son poids et la boue aspira les coins en bois bon marché, menaçant de faire s’effondrer toute la pile. Mais la structure résista et Swakhammer s’efforça de se déplacer et de soulever la trappe silencieusement.
— Eh bien ? demanda Hank.
Lucy le fit taire, mais elle leva les yeux vers l’homme en armure et son regard contenait la même question.
—
Il n’avait pas l’air convaincu, mais le petit groupe massé en dessous n’entendait ni frottement, ni grattement, ni grognement, et le silence fut donc interprété comme un signe positif.
Swakhammer baissa à nouveau la trappe et s’adressa au groupe aussi doucement que le lui permettait sa voix modifiée.
—
— À partir d’ici, il va falloir suivre un pâté de maisons vers le bas, puis un autre vers la droite.
— Des entrées secrètes ?
— Putain, grommela Lucy. Et dire que je venais juste de nettoyer après la dernière fois.
—
— Non, dit Briar en secouant la tête. Non, je ne peux pas me planquer quelque part. Il faut que je trouve mon fils.
Lucy posa sa dure main mécanique sur le bras de Briar et lui dit :
— Ma petite, les Coffres sont tous près de votre fils, si vous pensez qu’il cherche à rejoindre le Boneshaker. Écoutez, nous allons y aller, et peut-être que nous trouverons quelqu’un qui l’a vu. Nous allons demander et faire passer le mot. Mais si vous voulez rester en un seul morceau suffisamment longtemps pour le trouver, il vous faut continuer avec nous.
Briar voulut protester, mais se retint. Elle fit un signe de tête à Swakhammer, comme pour lui dire qu’elle acceptait, et il se contenta de ce geste pour soulever la trappe et sortir.
Un par un, les fugitifs de Chez Maynard escaladèrent la pile instable de caisses et, un par un, ils émergèrent du souterrain moisi dans ce qui avait autrefois été la cave de la vieille boutique d’un apothicaire.
La lumière de la lanterne de Swakhammer vacillait, menaçant de s’éteindre. Frank et Willard trouvèrent deux bougies juste à temps pour maintenir la lueur. Ils les brisèrent en deux afin d’éclairer davantage la pièce, mais Lucy leur demanda de faire attention.
— Tenez-les en l’air, les gars, ces vieilles caisses sont pleines de munitions. Il suffirait d’une étincelle sur un lot qui ne serait pas humide… Alors faites gaffe. Est-ce que tout le monde est là ? demanda-t-elle.
— Oui, madame, répondit Hank.
Il était le dernier à être monté et la trappe se referma derrière lui.
— Tout le monde a son masque bien attaché ?
La petite troupe acquiesça silencieusement. Les boucles étaient serrées, les sangles fixées, les verres ajustés. Briar vérifia sa sacoche et posa son chapeau par-dessus son masque. Elle fit passer le Spencer derrière son épaule. Dans ses poches, elle retrouva ses gants, et remercia le Ciel pour cela. Si elle allait dehors, elle ne souhaitait pas que sa peau soit exposée.
Tandis que Swakhammer se dirigeait sur la pointe des pieds vers l’escalier de la cave et tentait d’ouvrir le loquet de la porte, Briar enfila ses gants sur ses mains sales.
L’homme ouvrit la porte et sortit un pistolet, prêt à tirer, le tenant contre sa poitrine. Le battant s’écarta de quelques centimètres, et il passa la tête par l’ouverture. Il regarda de gauche à droite, conclut que la voie était dégagée, et l’annonça à la petite troupe en bas des marches.
—
— Oui ! murmurèrent-ils en chœur, les voix étouffés par les filtres des masques et la nervosité.
—
Lucy s’élança la première. Swakhammer se dirigea à l’arrière de la petite file indienne formée par le groupe et fit le guet, ses pistolets sortis et la Daisy rebondissant dans son dos.
Briar resta accroupie alors qu’elle avançait tant bien que mal, courbée, pliée en deux et à demi aveuglée par l’obscurité, traversant la boutique barricadée dont les fenêtres étaient recouvertes de crasse.
Dans la pièce, il n’y avait presque pas de lumière. Swakhammer avait abandonné la lanterne et toutes les bougies avaient été éteintes et rangées, à l’exception d’une seule. Cette dernière brillait faiblement près de la poitrine de Lucy et n’éclairait pas grandchose. Mais, de temps en temps, Briar pouvait apercevoir des plans de travail brisés où suintait l’humidité d’un bâtiment en mauvais état, le plancher et les encadrements des fenêtres déformées par l’air humide et les morsures acides du Fléau omniprésent.
—
Elle inclina la tête et posa sa main mécanique autour de la grosse poignée en bois qui se fermait de l’intérieur. Elle colla son oreille contre le battant et dit :
— Je n’entends rien.
—
Il se faufila et alla se poster à la tête de la file. Lucy fit un pas de côté pour le laisser passer.
Il jeta un regard sur le petit groupe amassé et dit :
—
— Deux pâtés de maisons, répéta Briar.
Elle déglutit avec peine et se dit qu’elle avançait. Elle se rapprochait. Elle se dirigeait vers le quartier où son fils était sans doute allé, et c’était donc un pas dans la bonne direction.
Swakhammer prit la bougie des mains de Lucy et tira la porte vers l’intérieur. Tout le groupe derrière lui recula d’un pas à l’unisson pour lui laisser de la place.
À l’extérieur, le monde était parfaitement noir.
Briar aurait pu s’en douter en voyant l’intérieur sombre de la boutique de l’apothicaire, mais elle avait supposé que les fenêtres couvertes de débris et le verre crasseux étaient à l’origine de cela. Elle n’avait pas pris garde à l’heure qui tournait.
— Il fait nuit, souffla-t-elle, surprise.
Lucy toucha l’épaule de Briar.
— Il faut un peu de temps pour s’y habituer, murmura-t-elle. En étant sous terre, il est difficile de dire l’heure, et Dieu sait que les jours sont courts en hiver. Allez, mon chou, techniquement parlant, on est encore samedi. En avant. Allons jusqu’aux Coffres, peut-être que quelqu’un aura des informations sur votre fils. Mais d’abord, nous devons y arriver. Une chose à la fois, n’est-ce pas ?
— Oui, convint Briar.
Swakhammer éteignit la dernière bougie en pinçant à contrecœur la mèche entre ses doigts gantés de cuir. Au moment où il ouvrit la porte, suffisamment pour sortir, Briar retint son souffle et attendit que la nuit tente de tous les tuer.
Mais rien ne se produisit.
Il fit passer le groupe et tira la porte derrière eux pour la fermer, en veillant à ce que le joint ne produise que le plus petit déclic nécessaire. Puis, il se retourna et grogna si bas qu’il était à peine audible :
—
Son chapeau frotta contre la devanture en pierre lorsqu’elle acquiesça d’un signe de tête, et c’était tout ce qu’il avait besoin d’entendre. Il pouvait à peine la voir, mais elle n’avait pas refusé. Elle passa à l’arrière de la colonne et retira le Spencer de son épaule, de façon à pouvoir le tenir posément et à être prête à tirer.
Derrière Hank, qui semblait sur le point de s’endormir debout, Briar tenta de surveiller les deux directions en même temps. Mais ce dernier resta en arrière et perdit sa place. Elle le poussa pour qu’il la reprenne.
Il traînait et elle ne pouvait pas se le permettre. Elle ne savait pas où elle allait, pas vraiment, et certainement pas de nuit, dans le noir, alors qu’elle ne pouvait même pas voir les formes en mouvement de ses compagnons. Elle ne voyait ni le ciel, ni les tubes jaunes qui étaient censés traverser le brouillard ; et il lui fallait loucher à travers les verres sales de son vieux masque encombrant pour détecter les contours déchiquetés des toits et des flèches des bâtiments qui s’effritaient et se détachaient, ombres noires, sur les nuages au-dessus d’eux.
Mais elle ne put pas regarder longtemps. Hank glissa à nouveau au sol, s’affalant contre un mur.
Elle l’attrapa d’une main et le soutint à l’aide du fusil, essayant de le maintenir debout.
« Foutu ivrogne », pensa-t-elle, mais elle évita de le dire à voix haute. Elle se servit de tout son poids pour le maintenir dans une position à peu près respectable.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Hank ? murmura-t-elle en le portant à moitié.
Il grogna quelque chose en réponse, mais cela ne dit rien de plus à Briar que le fait qu’il avait trop bu de cette pitoyable bière jaune, et qu’il en était à présent malade. Elle regrettait de ne pas voir pour l’aider, mais elle avait du mal à distinguer quoi que ce soit, et elle le lâcha lorsqu’il la repoussa et alla rouler contre le mur.
—
La tonalité métallique de sa voix transforma le sifflement en ordre grinçant.
— J’essaie de l’aider, commença à répondre Briar, puis elle s’arrêta. Hank, murmura-t-elle en s’adressant à l’homme ivre. Hank, ressaisissez-vous. Il faut marcher. Je ne peux pas vous porter.
Il grogna à nouveau et lui attrapa la main.
Elle pensa qu’il voulait de l’aide pour se redresser, ce qui ne lui posait aucun problème ; elle l’aida, le remettant à sa place dans la file effrayée et traînante. Mais le grognement lui trotta dans la tête, faisant sonner une petite alarme, comme si cela aurait dû lui parler davantage.
Il tituba une nouvelle fois et elle le rattrapa, le laissant s’appuyer sur son épaule alors qu’il cheminait lentement. Il se fit lui-même un croche-pied et s’effondra au sol contre la bordure du trottoir, l’entraînant avec lui.
Elle lui prit la main et il fit de même. Elle rappela les autres, dont les pas s’éloignaient :
— Attendez ! appela-t-elle, du plus fort qu’elle osait.
Un arrêt immédiat signala qu’elle avait été entendue.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Lucy. Où êtes-vous, mon chou ?
— Ici, avec Hank. Il y a quelque chose qui ne va pas, souffla-t-elle dans les cheveux de l’homme dont le visage était appuyé contre sa clavicule.
Lucy jura.
— Hank, espèce de vieux soûlard. Si tu nous fais tuer, je jure que je vais t’assassiner.
Tandis qu’elle parlait, le volume de ses récriminations augmenta en même temps que le claquement impatient de ses pieds qui se rapprochaient. Un rai de lumière, provenant d’un rayon de lune capricieux ou du reflet d’une fenêtre, vint éclairer une partie exposée du bras mécanique de Lucy qui brilla, révélant sa position.
Briar ne la vit qu’à moitié. Son attention était ailleurs, concentrée sur les sangles qui entouraient la tête d’un homme qui avait la gueule de bois et un faible instinct de survie.
— Attendez ! dit-elle à Lucy.
Celle-ci répondit :
— Je vous ai entendue, petite. Je suis là.
— Non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Attendez, reculez.
Elle les sentit lorsqu’elle passa sa main sur la tête de l’homme : la boucle brisée et la sangle pendante, défaite, qui aurait dû maintenir fermement le masque sur le visage de Hank.
Il soufflait péniblement et sa tête se cognait légèrement contre le corps de Briar, avec un rythme qui ne ressemblait pas à une respiration. De plus en plus fort, il lui serra la main, puis le bras, puis la taille tandis qu’il essayait de l’attirer plus près de lui.
Briar résista et se servit du fusil pour lui faire lâcher prise.
Lucy s’accroupit à côté de lui et tenta de l’attraper. Elle dit :
— Hank, ne me dis pas que tu es imbibé au point d’essayer de faire du gringue à notre invitée ?
Mais Briar saisit le bras mécanique avant que Lucy ne puisse toucher l’homme.
— Non, dit-elle. (Elle se redressa et entraîna Lucy en arrière.) Non, Lucy. Son masque est tombé. Il en a respiré.
— Oh mon Dieu. Oh mon Dieu.
— Continuez, répondit Lucy. Nous vous rejoignons.
—
Elle insista.
— Nous arrivons. Emmenez les autres dessous.
Lucy avait dit cette dernière partie rapidement, parce que Hank se redressait.
Briar le voyait également. L’ombre de son corps se relevait avec réticence et frissonnait.
— C’est trop rapide, dit-elle, s’adressant à Lucy. Il ne devrait pas se transformer si vite. Ça devrait prendre des jours.
— Ça
Elles étaient paralysées alors que Hank se contentait de rester debout et ne faisait pas un geste vers elles.
— Lucy, que faisons-nous ? souffla Briar à travers son masque.
— Nous devons le mettre hors d’état de nuire. Désolée, dit-elle en s’adressant à lui, ou plutôt, au Pourri frais et dégoûtant qui tendait des mains osseuses et avides.
Briar se servit de son coude pour ramener le fusil dans ses mains. Même si elle pouvait à peine voir la forme étrange de la chose qui avait auparavant été Hank, elle attendit le grognement suivant et visa.
Le coup le toucha et l’envoya au sol. Elle ne savait pas si elle l’avait tué. Elle s’en fichait et Lucy semblait approuver.
La tenancière saisit Briar par le fusil et l’attira en avant. Au bout de seulement quelques mètres, elles retrouvèrent le mur qu’elles avaient longé pendant leur fuite hors de la boutique de l’apothicaire, et elles le suivirent à nouveau ensemble, leur halètement trahissant beaucoup trop leur position.
Plus bas, Swakhammer faisait de son mieux pour empêcher une complète débandade. Il rassembla le petit groupe et le rabattit fermement contre le bâtiment, puis dit, suffisamment fort pour que les femmes l’entendent :
— Je sais, rétorqua Lucy, qui ne prenait plus la peine de murmurer et dont la voix trahissait la frustration et la peur.
—
— Ça ne sert plus à rien. Ils nous entendent maintenant, bougonna Lucy et, tout en continuant à tirer Briar par son fusil encore chaud, elle ouvrit la voie le long du pâté de maisons. Avancez, espèce d’idiot. Je m’occupe de l’arrière avec mademoiselle Wilkes.
— Lucy…
— Courez, homme de fer. Arrêtez de discuter avec moi et nous ferons de même, souffla-t-elle.
De nouveaux grognements résonnèrent dans la nuit. Ils se répondaient, alertés par le bruit et entraînés par leur faim insatiable de chair. Et ils se regroupaient, nullement gênés par le manque de lumières.
Lucy tira Briar par le fusil et lui fit passer l’angle, où la retraite bruyante de Swakhammer et des autres habitués de Chez Maynard était audible au-dessus du brouhaha ambiant. Ils s’éloignaient davantage à chaque seconde, mais la tenancière avait l’air de savoir ce qu’elle faisait, alors Briar se laissa guider.
Seulement deux pâtés de maisons, avaient-ils dit, mais il devait s’agir des plus longs de l’univers, et les Pourris avaient senti leur odeur, repéré leur présence, quel que soit la manière dont ils traquaient leurs proies.
Briar se dégagea de la prise de Lucy et dit :
— Lâchez le fusil. Je peux en avoir besoin.
— Attrapez les nœuds de mon tablier alors. Ne vous éloignez pas.
Briar passa une main entre les bandes en lin jusqu’à avoir une bonne prise. Puis elle dit :
— C’est bon. Allez-y. Combien de temps encore ?
Lucy ne répondit pas, elle se contenta d’avancer.
L’angle. Briar le sentit contre son épaule et sur son flanc lorsqu’elle se cogna contre lui, crapahutant dans le sillage de Lucy. Cette dernière tira Briar vers la droite et suivit le mur dans cette nouvelle direction. Dans cette rue, elles entendaient désormais plus fort le martèlement du reste du groupe.
— Ils s’éloignent, haleta Briar. Et nous ?
— En quelque sorte, répondit Lucy, et elle percuta directement un groupe de Pourris qui arrivait.
Briar laissa échapper un glapissement et la tenancière envoya son incroyable bras mécanique dans la horde, s’en servant pour matraquer tous les crânes qui se trouvaient à sa portée. Elle écrasa le cerveau d’une créature contre le mur et dégagea les sinus d’une autre avant que Briar ne puisse armer son fusil et se mettre à tirer. Et, quand elle put enfin le faire, elle n’eut aucun moyen de savoir si elle touchait quelque chose d’important.
— Attention ! cria Lucy, pas parce qu’elle était loin, mais parce qu’une décharge venait de lui frôler la tête.
— Désolée !
Briar exerça une franche pression sur le levier du Spencer et tira une nouvelle fois au milieu des corps. Elle lâcha les nœuds du tablier et se retrouva livrée à elle-même, mais Lucy n’était pas prête à la laisser se perdre.
Elle actionna une nouvelle fois le levier et pria pour que le chargeur soit encore plein, mais elle n’eut pas le temps de tirer.
Lucy passa son bras autour de la taille de la jeune femme et la souleva pour la faire passer au-dessus de deux Pourris qui se trouvaient à terre. Mais quelque chose était accroché à la main de Briar. Elle eut une crise de terreur aussi intense que la première fois qu’elle avait entendu le gargouillement sinistre provenant de la gorge d’un cadavre.
— Il m’a eue ! hurla-t-elle.
— Non ! répondit Lucy en balançant son bras aussi épais qu’un canon et en l’abattant sur un crâne qui se fissurait et était aussi vide qu’une chope.
Le crâne explosa, et le cœur de Briar se serra d’horreur lorsque celle-ci comprit que le Pourri l’avait tenue par les dents. Elle hoqueta :
— Lucy ! Lucy il… Je crois qu’il m’a blessée.
— Nous regarderons plus tard, répondit-elle dans un souffle. Accrochez-vous à mon tablier, ma belle. Je vais avoir besoin de ce bras. C’est tout ce que j’ai.
Briar fit ce qu’elle lui disait et, une fois encore, se retrouva à suivre Lucy comme un cerf-volant au bout d’une corde. Elle sentait plus qu’elle ne voyait la façon dont la femme se servait de son bras comme d’une massue et utilisait son poids pour avancer comme une locomotive.
Les rues étaient plus sombres que l’océan à minuit, et Briar crut qu’elle allait vomir d’un instant à l’autre, mais elle se retint suffisamment longtemps pour entendre :
— Déclenchez la Daisy, ordonna Lucy. Faites-le où nous sommes foutus.
Lucy se raidit.
— Foutue machine. Je déteste ce stupide canon. Il ne marche jamais quand… (Un Pourri se glissa jusqu’à elle, et elle lui envoya un bon coup sur la tempe. La chose alla s’écraser sur le trottoir.) Quand on en a besoin, termina-t-elle.
Elles étaient suffisamment près de leur destination pour que Swakhammer les entende.
—
Briar n’eut pas l’impression d’avoir la marge de manœuvre nécessaire pour obéir, mais elle entendit le grondement d’avertissement qui provenait de l’énorme canon. Lorsque la bombe sonore fut déclenchée, elle lâcha les nœuds de Lucy et plaqua un bras sur sa tête et l’autre sur celle de la tenancière, puisque cette dernière ne pouvait pas se couvrir les deux oreilles à la fois. Puis Briar colla son oreille découverte contre la poitrine de la femme.
Elles implosèrent ensemble, chutant à même le sol et se blottissant pendant que l’onde de choc faisait trembler le monde autour d’elles. Toutes les mains qui cherchaient à s’agripper retombèrent et, lorsque le gros de l’explosion se fut évanoui, la voix mécanique de Swakhammer débuta le compte à rebours.
Elles se redressèrent, tremblant dans leurs chaussures. Elles étaient toutes les deux désorientées, mais Lucy dit :
— Par ici, je crois.
Dans un craquement, une lumière rouge et blanche illumina les environs sales et encombrés d’une lueur presque aveuglante.
—
— Je crois, répondit Lucy, malgré ce que Briar lui avait dit.
Swakhammer prit Briar par la main et Lucy par le bras et les tira toutes les deux en avant, titubant, trébuchant sur les membres des choses mortes qui tremblaient à l’endroit où elles étaient tombées.
— Ce sont… (La botte de Briar se prit dans quelque chose de mou. Elle se libéra pour pouvoir se remettre courir) …les deux pâtés de maisons les plus longs… (Son talon glissa à nouveau sur quelque chose d’humide et de collant) …de ma vie.
—
— Laissez tomber.
— Quelle marche ? demanda Briar.
Elle la repéra parce que celle-ci était juste sous elle. Un carré de lumière jaune brillait à l’intérieur de la terre, au fond d’un trou avec des escaliers dont les bords étaient délimités par des sacs pleins de quelque chose de lourd et d’isolant, comme du sable. Elle s’y appuya et s’en servit pour se stabiliser pendant la descente, mais Lucy resta bloquée en plein milieu. Quelque chose n’allait pas avec son bras, même dans la pénombre et l’agitation de la fuite, Briar voyait bien qu’il y avait du liquide qui suintait et qu’il tremblait étrangement.
Sa propre main lui faisait mal, d’une douleur lancinante, et elle frissonna à l’idée de retirer le gant. Elle ne voulait pas savoir, mais pourtant il le faudrait bien, et vite. Si le Pourri avait mordu dans la chair à travers le gant, il ne restait pas beaucoup de temps.
Elle descendit maladroitement les escaliers fissurés et chuta presque jusqu’en bas, où le sol s’aplanissait. Il faisait tellement clair ici, après l’obscurité absolue des rues au-dessus, que, pendant un moment, elle eut du mal à voir quoi que ce soit d’autre que l’éclat chaud et grésillant du four dans l’angle.
— Nous avons perdu Hank, annonça Lucy.
Swakhammer ne demanda pas plus d’explications. Il se dirigea vers les doubles portes de cet ancien abri à tempête, et fit tourner une manivelle qui se trouvait à côté. Lentement, les battants se refermèrent, puis, avec un bruit sourd, ils se mirent en place. Une bande de tissu ciré collée le long du joint autour de la porte s’ajusta. Une fois que Swakhammer en eut bien vérifié la disposition, il tendit la main vers une traverse imposante qui était appuyée contre l’escalier, la souleva et la mit en place.
— Je crois, lui répondit-elle.
Les yeux de Briar clignèrent et s’adaptèrent. Oui, tout le monde était présent, ce qui voulait dire qu’il y avait environ quinze personnes dans la pièce. Outre la petite équipe de Chez Maynard, quelques Chinois se tenaient les bras croisés à côté du four et murmuraient.
Pendant une terrible seconde, Briar eut peur d’être revenue à l’endroit où elle avait atterri en premier, et qu’il s’agisse des mêmes hommes que ceux qu’elle avait menacés avec son Spencer ; mais elle retrouva la raison et comprit que non, elle était assez loin du marché et de la pièce équipée d’un four dans laquelle elle était descendue à partir du tube jaune et sale.
De la poussière de charbon flottait sous forme de petits nuages sombres. Un courant d’air aspirant traversa la pièce lorsque les soufflets se mirent à pomper à côté du four, obligeant l’air à descendre par un autre conduit, jusqu’au sous-sol.
Au début, Briar n’avait pas vu les soufflets et le tube, mais oui, ils étaient bien là. Tout comme dans l’autre pièce, même si le four était plus petit ici, et les mécanismes qui actionnaient les puissants appareils semblaient un peu différents. D’ailleurs ils lui étaient étrangement familiers.
Swakhammer surprit le regard qu’elle lançait au four et répondit à sa question silencieuse.
Elle fit un signe de la tête.
— Génial, dit-elle.
— Pas vrai ?
Lucy s’était lourdement assise sur une épaisse table en bois, non loin du feu. Elle se servit de la lumière pour inspecter son bras, qu’elle n’était plus en mesure de réellement contrôler. Il remuait et faisait des mouvements brusques contre ses cuisses lorsqu’elle l’y posa pour essayer d’évaluer les dégâts. Un fin jet de lubrifiant jaillit sur sa jupe et la tacha.
— Saloperie, dit-elle.
Varney, qui était resté silencieux depuis qu’ils avaient quitté le bar, vint s’asseoir à côté d’elle. Il prit le bras mécanique dans ses mains et le retourna, le regardant sous toutes ses coutures.
— Vous l’avez saccagé, hein ? Il doit être terriblement lourd, je suppose. Ah, et puis vous avez perdu l’arbalète !
— Je sais, répondit-elle.
— Mais on le réparera, ne vous inquiétez pas. Il est fendu ici, juste là. Et ici aussi, ajouta-t-il. Et peut-être qu’un câble s’est rompu. Mais nous le réparerons et il sera comme neuf.
— Pas ce soir, répondit-elle. (Son poing s’ouvrit puis se referma, mu par sa propre volonté.) Je vais devoir attendre.
Elle se tourna vers l’un des Chinois et lui parla dans sa langue.
Celui-ci hocha la tête et s’engouffra dans l’un des passages, pour revenir quelques secondes plus tard en tenant une ceinture. Lucy l’accepta et la tendit à Varney.
— Attachez-moi, voulez-vous, très cher ? Je ne voudrais pas faire mal à quelqu’un ce soir, pas sans le vouloir. (Pendant que Varney se débrouillait pour lui mettre le bras en écharpe, Lucy fit un signe de tête vers Briar.) C’est le moment, mon chou. Il ne faut pas perdre de temps.
Swakhammer retira son masque et le cala sous son bras.
— De quoi parlez-vous ?
— Hank l’a mordue. Ou du moins, l’un d’eux l’a fait, à la main. Il faut qu’elle retire ce gant et nous laisse regarder.
Briar déglutit avec difficulté.
— Je ne sais pas si c’était Hank ou non. Je ne crois pas qu’il soit passé à travers. Ça m’a fait mal, mais je ne crois pas…
— Enlevez-le, ordonna Swakhammer. Maintenant. Si la peau a été touchée, plus vous attendez, plus ce sera difficile à traiter.
Il fit un pas vers elle et voulut lui prendre la main, mais elle la retira, la ramenant contre elle.
— Non, dit-elle. Non. Je vais le faire. Je vais vérifier.
— D’accord, mais je vais tout de même insister pour regarder aussi.
Son visage ne trahissait pas de colère, mais il n’y avait pas non plus de négociation possible. Il se posta à côté d’elle et écarta les bras comme s’il avait ouvert une porte et qu’il lui proposait de passer la première. Il lui indiqua le four de la vieille locomotive, où la lumière éclairait le mieux et où la chaleur était la plus intense.
— D’accord, répondit Briar.
Elle se rapprocha de la chaleur autant qu’elle pouvait le supporter, et s’agenouilla contre une marche tachée de suie pour retirer son masque et son chapeau. Puis, se servant de ses dents pour ôter la sangle autour du poignet, elle retira le gant. Elle observa le dos de sa main et repéra un bleu qui arborait la forme d’un croissant de lune sur la chair, sous son petit doigt. Rapprochant sa main et la tournant pour qu’elle soit mieux éclairée, elle la regarda attentivement.
— Eh bien ? demanda Swakhammer, en la lui prenant et en la retournant de façon à pouvoir regarder également.
— Eh bien, je pense que ça va, répondit-elle.
Elle ne la retira pas. Elle le laissa regarder, parce qu’elle voulait avoir son avis, même si cela lui faisait extrêmement peur.
Toute la salle retint sa respiration, à l’exception bien entendu des soufflets. Ils inspiraient et expiraient l’air, et le tube jaune entre le four et la table tressaillait sous ce mouvement de va-et-vient.
Au bout d’un moment, Swakhammer déclara :
— Je pense que vous avez raison. Vous vous en sortez bien. Vous devez avoir de bons gants.
Il libéra un gros soupir qu’il retenait dans sa poitrine et lâcha la main de Briar.
— C’est vrai qu’ils sont bons, confirma-t-elle, tellement soulagée qu’elle ne trouvait rien d’autre à ajouter.
Elle récupéra sa main blessée et se souleva pour pouvoir s’asseoir sur la marche au lieu de s’y agenouiller.
Willard rejoignit Varney aux côtés de Lucy. Sans s’adresser à quelqu’un en particulier, il lança :
— Dommage pour Hank. Comment l’avons-nous perdu ?
Il n’y avait pas de tristesse ou de chagrin dans la question, mais elle n’était pas non plus enjouée. C’était tout simplement de la curiosité.
— Son masque, expliqua Lucy. Il ne l’avait pas bien mis. Il s’est détaché et il a respiré trop de Fléau.
Willard répondit :
— Je suppose que ça arrive.
— Tout le temps, malheureusement. Mais il était trop éméché pour faire attention, et maintenant vous voyez ce que ça fait. Will, aidez-moi à enlever mon masque, voulez-vous ? (Elle changea de sujet. Elle pencha la tête et essaya de convaincre sa main de fonctionner, mais celle-ci ne fit qu’un petit tapotement contre son sternum.) Aidez-moi à le retirer.
— Oui, madame, répondit-il.
Il se glissa derrière elle, détacha la boucle du masque, et le retira du crâne de Lucy. Puis il s’occupa du sien. Rapidement, tout le monde fut à nouveau à visage découvert.
Pendant ce temps-là, les Chinois étaient restés à côté du four, avec leurs yeux sombres, patients, attendant que leur espace de travail se libère. Swakhammer fut le premier à remarquer leur gêne.
— Nous devrions débarrasser le plancher, dit-il. Ces soufflets doivent fonctionner pendant encore au moins deux heures pour que l’air soit suffisamment frais dans ce souterrain et qu’il dure toute la nuit.
Il leur fit un signe de la tête, dans un mouvement qui n’était ni tout à fait une révérence, ni tout à fait un salut, puis il dit quelques mots dans une langue étrangère. Il prononça ces mots lentement et difficilement, mais Briar comprit qu’il les remerciait et les priait de les excuser.
Les Chinois aux tabliers en cuir et aux visages lisses parurent apprécier l’effort. Ils sourirent légèrement et lui renvoyèrent son salut, ne masquant pas leur soulagement lorsque le groupe évacua les lieux en empruntant un tunnel secondaire.
Varney et Willard se placèrent de part et d’autre de Lucy, et Swakhammer ouvrit la voie à côté de Briar. Le reste du groupe (Frank, Ed, Allen, David, Squiddy, Joe, Mackie et Tim) fermait la marche. Ils avancèrent ensemble en silence, à l’exception de Frank et Ed, qui discutaient âprement de Hank.
— C’est dégueulasse, voilà ce que c’est, déclara Frank. Un renversement de situation serait parfaitement juste. Nous devrions aller près de la gare et y lâcher quelques Pourris, juste sur le seuil de Minnericht.
— Nous pourrions passer par les quartiers chinois, approuva Ed. Je pense qu’ils nous laisseraient traverser. Ils nous aideraient si on leur disait ce que l’on compte faire.
— Et les pilotes du ballon qui se sont échoués au fort, dans la tour. Nous pourrions leur demander s’ils sont prêts à faire un peu de bruit, proposa Frank.
Mais Lucy les fit taire depuis l’avant de la file.
— Fermez-la, vous n’entraînerez personne d’autre dans vos plans foireux. Personne n’ira à la gare. Personne n’ira tenter le sort, les Pourris, ou le docteur. Nous ne voulons pas avoir davantage de problèmes.
Il sembla à Briar que c’était Mackie qui contesta calmement :
— Oui, mais combien de galères devrons-nous encore traverser avant d’estimer que ça suffit ?
— Plus que
Pour finir, l’homme marmonna :
— J’aimerais bien voir comment il se sentirait avec des Pourris dans son salon, mordant ses propres amis.
Il aurait peut-être continué, mais Lucy s’arrêta, fit volte-face et le toisa jusqu’à ce qu’il se taise.
Constitué de murs incurvés et de portes hermétiques qui s’ouvraient et se fermaient comme de petits sas, le couloir descendait doucement et virait à gauche.
— Nous sommes dans les Coffres ? demanda Briar.
— Pas exactement, répondit Swakhammer. En réalité, il n’y en a qu’un seul, mais le nom est resté. Les pièces qui se trouvent ici servent principalement à dormir. Imaginez un grand bâtiment d’habitation, la tête en bas. Non pas que beaucoup de gens vivent ici, en réalité. La plupart de ceux qui habitent dans les murs se sont installés sur les bords, près de Denny Hill, là où les anciennes maisons avaient de grandes caves profondes.
— C’est logique, observa-t-elle.
— Oui, mais il y a des inconvénients à vivre à l’écart des sentiers battus : si vous avez besoin de quelque chose, ce n’est pas facile de redescendre jusqu’au centre. Pas la peine que je vous explique, vous savez de quoi je parle. Nous venons tout juste de perdre un homme simplement en traversant deux pâtés de maisons. Essayez donc sur huit ou neuf. Mais les gens le font.
— Pourquoi ?
Il haussa les épaules.
— Les logements sont bien plus beaux. Vous voyez ce que je veux dire. (Il poussa un loquet et ouvrit une porte entourée de métal dans laquelle était incrustée une fenêtre.) Ce n’est pas tout à fait propre, ni tout à fait confortable, mais c’est bien plus sûr.
— C’est ce que je pensais de Chez Maynard.
Swakhammer fit un geste dédaigneux de la main et dit :
— Ici, nous avons ces types. (Elle supposa qu’il parlait des Chinois.) Ils contrôlent la situation. En cas de problème, ils savent ce qu’il faut faire. Quoi qu’il en soit, voici votre chambre, mademoiselle Wilkes.
Elle passa la tête pour regarder à l’intérieur et découvrit exactement ce qu’il avait promis : un espace relativement propre et relativement confortable comportant deux lits, une table, une cuvette pour faire sa toilette, et trois tuyaux fumants qui couraient le long du mur opposé.
— Faites attention à ces tuyaux, ajouta-t-il. Ils chauffent la chambre, mais il vaut mieux ne pas y toucher. Vous vous arracheriez la peau.
— Merci du conseil.
— Briar, ma chère, dit Lucy en se frayant un chemin jusqu’à l’avant de la file. Je ne voudrais pas m’imposer, mais je suis un peu dans le pétrin avec ce bras abîmé. En général, je n’ai pas besoin d’aide, mais ce soir j’apprécierais d’avoir la vôtre.
— Aucun problème. Entre femmes, il faut bien se serrer les coudes, non ?
Elle comprenait parfaitement bien pourquoi Lucy ne voulait pas qu’un homme lui serve de main supplémentaire, même si ceux-là étaient parfaitement bien intentionnés.
Elle la laissa entrer en premier et, pendant que la tenancière s’asseyait sur le rebord du lit, Swakhammer donna quelques indications utiles supplémentaires.
— Les toilettes sont au bout du couloir, normalement sur la gauche. La porte ne ferme pas bien et ça ne sent pas la rose, mais bon. Vous pouvez demander de l’eau aux Chinois. Ils la conservent dans des tonneaux juste à l’extérieur de la salle des fours. Si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre, Lucy peut probablement vous aider.
— C’est parfait, répondit-elle, puis elle ferma la porte et alla s’asseoir sur le deuxième lit pendant que Swakhammer poursuivait sa route avec les autres hommes qui le suivaient comme des poussins.
Lucy s’était allongée de façon à faire reposer sa tête sur l’oreiller plat qui sentait le renfermé.
— Je n’ai pas vraiment besoin d’aide, indiqua-t-elle. C’est simplement que je ne voulais pas passer la nuit au milieu de ses vieux garçons stupides. Ils veulent aider, mais je ne suis pas sûre de pouvoir le supporter.
Briar approuva d’un signe de tête. Elle défit ses lacets et libéra ses pieds de ses chaussures, puis alla s’asseoir à côté de Lucy et s’apprêta à faire de même avec les bottes de sa compagne.
— Merci, ma chère, mais ne vous préoccupez pas de ça. Je préfère les garder pour le moment. Il est plus facile de les garder aux pieds que de les remettre le lendemain. Et demain, je ferai réparer cette vieille chose.
Elle bougea l’épaule en tentant de soulever son bras.
— Comme vous voulez, répondit Briar. Est-ce qu’il y a quelque chose d’autre que je puisse faire pour vous ?
Lucy se rassit et repoussa les couvertures.
— Je pense que ça va aller pour le moment. Au fait, je suis très heureuse pour votre main. Heureuse que vous ayez pu la garder. C’est triste et insupportable d’en perdre une.
— Moi aussi, j’en suis heureuse, répondit Briar. C’était terriblement rapide, la transformation de Hank. Que s’est-il passé pour que cela s’accélère autant ?
Lucy secoua la tête, s’installant sur l’oreiller.
— Je ne pourrais pas vous répondre avec certitude, mais voilà ce que je crois : tout le Fléau qui est coincé ici s’épaissit d’année en année. Avant, on voyait les étoiles la nuit, mais maintenant ce n’est plus le cas, on voit seulement la lune, à condition qu’elle soit claire et pleine. On ne peut pas dire qu’on voit le gaz, mais on sait qu’il est là, et on sait qu’il s’accumule à l’intérieur des murs. (Elle se recala sur le matelas de façon à pouvoir prendre appui sur la tête de lit et se hissa, ainsi que l’oreiller, pour pouvoir parler.) Un de ces jours, vous savez ce qui va se passer, n’est-ce pas ?
— Non. Que voulez-vous dire ?
— Ce que je veux dire, c’est que ces murs sont comme un bol, et tout récipient a une contenance limitée. Le Fléau remonte du soussol, n’est-ce pas ? Il se déverse continuellement dans cette enceinte. Le gaz est lourd et, pour le moment, il reste en bas, comme de la soupe. Mais un jour, il y en aura trop. Un jour, il va finir par déborder, sur les Faubourgs. Peut-être qu’il finira même par empoisonner le monde entier si on lui en donne le temps.
Briar retourna à son lit et desserra sa ceinture. Ses côtes lui faisaient mal sans elle, subitement désarmées par son absence et regrettant presque le soutien. Elle se frotta le ventre et dit :
— C’est une façon bien noire de considérer les choses. Combien de temps pensez-vous qu’il faille avant d’en arriver là ?
— Je ne sais pas. Peut-être cent ans. Peut-être mille. Il n’y a aucun moyen de le savoir. Mais ici, nous avons trouvé un moyen pour vivre avec. Ce n’est pas parfait, mais nous nous en sortons, non ? Et un jour, peut-être que le reste du monde aura besoin de savoir comment nous avons fait. Même si j’envisage le pire, même si on n’en arrive pas là, je peux vous promettre ceci : un jour, dans pas si longtemps que ça, les Faubourgs seront eux aussi plongés dans ce pétrin. Et tous ces gens, à l’extérieur des murs, vont devoir apprendre à survivre.
XVII
Le
Il la regarda en essayant de se concentrer sur autre chose que l’acide contre ses dents et le remous dans son estomac. C’était une ceinture, pensa-t-il. Quelqu’un l’avait bouclée et accrochée autour d’une poutre pour pouvoir se tenir. La boucle était en laiton avec un fond en plomb et portait, sur le devant, l’inscription « CSA ».
Tandis que le ballon plongeait, remuait et se déplaçait à toute allure au-dessus des rues couvertes par le Fléau, Zeke pensa à Rudy et se demanda s’il avait vraiment déserté l’armée de l’Union ou pas. Il repensa à la guerre à l’est, et se demanda pourquoi une ceinture de l’armée confédérée servait de sangle de maintien dans un… Et à nouveau les mots firent irruption dans son crâne… Dans un
Cela lui donna autre chose à penser, détournant son attention du goût de lave chaude qu’il avait dans la bouche.
Au-dessus de la console, il vit des espaces de rangement munis de crochets qui semblaient pouvoir supporter des armes, et un tiroir carré sur lequel était écrit « Munitions ». Vers l’avant du ballon se trouvait une large porte dotée d’un volant de coffre-fort comme ceux que l’on voit dans les banques. Zeke supposa que ce devait être l’endroit où les marchandises étaient entreposées, car il fallait bien que la porte qui donnait accès à la cargaison dispose de solides verrous, mais d’un volant comme celui-ci ? Et il ne put s’empêcher de relever la façon dont le plancher, les murs et les joints autour de l’immense porte, étaient renforcés.
— Oh, Seigneur, murmura-t-il pour lui-même. Oh, Seigneur.
Il se recroquevilla autant que possible, de façon à former la plus petite boule de Zeke dont il était capable, et resta tapi là, dans la courbure de la paroi du dirigeable.
— Ballon à tribord ! hurla M. Guise.
— Manœuvres d’évasion ! ordonna ou déclara Parks, bien que le capitaine ait déjà réagi.
Brink tira violemment sur un dispositif au-dessus de sa tête et un ensemble de leviers sortit du plafond. Il actionna une commande qui avait la forme d’un trapèze et les réservoirs à gaz de l’aéronef sifflèrent si fort qu’ils en hurlaient presque.
— C’est trop chaud ! estima Parks.
— Ça ne fait rien ! répondit le capitaine Brink.
Par les vitres avant, qui recouvraient la moitié de la cabine ovale, Zeke aperçut le spectre terrifiant d’un autre dirigeable, plus petit mais tout de même imposant, qui fonçait tout droit sur le
— Ils vont remonter, murmura M. Guise. Ils doivent remonter.
— Ils ne remontent pas ! hurla Parks.
— Nous n’avons plus le temps ! s’écria le capitaine.
— Qu’en est-il des manœuvres d’
— Je n’arrive pas à faire en sorte que ces fichus propulseurs…
Le capitaine abandonna l’idée de s’expliquer et donna un coup de coude sur un bouton aussi gros que ses poings.
Le
— Nous montons ! déclara le capitaine. Nous montons ! Vous les voyez ? Où sont-ils allés ?
Tous les yeux étaient rivés sur la vitre, scrutant tous les angles pour tenter de découvrir une trace de leurs attaquants.
— Je ne les vois pas, dit Parks.
— Nous ne pouvons pas les avoir perdus comme ça, lança M. Guise.
Parks respira lentement et calmement, et dit :
— Ils nous pourchassent avec un ballon plus petit. Peut-être qu’ils n’auraient pas dû nous rentrer dedans. Peut-être que leur coque n’a pas pu supporter les dégâts.
Zeke n’arrivait pas à décrocher ses doigts de la ceinture. Il la serrait si fort que ses articulations blanchissaient. Il tendit tout de même le cou pour voir par la vitre et il retint sa respiration, faute de pouvoir la calmer. Il n’avait jamais été très pratiquant, et sa mère n’était pas vraiment femme à aller à l’église, mais il se mit à prier pour que, quel que soit l’endroit où était parti l’autre ballon, il ne revienne pas. Mais la voix de Parks ne le rassura pas :
— Non, non, non, non,
— Où ?
— En bas.
— Où ? Je ne le vois pas, insista le capitaine.
Et à ce moment-là, une autre collision secoua le ballon et l’envoya valdinguer dans les airs. La ceinture à laquelle Zeke s’accrochait lâcha, et celui-ci fut éjecté contre le sol, roula jusqu’à la paroi et revint au milieu du pont. Il se mit à avancer péniblement en rampant. Étant donné l’inertie du dirigeable, la première chose à laquelle il put s’accrocher fut le volant de coffre-fort qui se trouvait sur la porte du local à marchandises. Il s’y enroula, aussi fortement que possible.
Quelque part sous lui, une plaque d’acier s’étirait et se fendait, et des rivets étaient projetés, aussi durs et rapides que des balles. Sur le côté, un propulseur crachait et sifflait, émettant des sons que n’était pas censé produire un moteur en état de marche. Devant eux, le Fléau s’étalait sur le paysage, et il fallut un moment à Zeke pour comprendre que s’il pouvait le voir directement devant lui, c’est parce que le ballon faisait face au sol et était sur le point d’entrer en collision avec ce qui se trouvait sous cette purée de pois.
— On va s’écraser, hurla-t-il, mais personne ne l’entendit.
La conversation animée des membres de l’équipage les occupait tous, et même les cris du garçon ne pouvaient pas les distraire.
— Propulseur gauche !
— En panne, ou bloqué, ou… Je ne sais pas ! Je n’arrive pas à mettre la main sur le stabilisateur !
— Ce stupide dirigeable n’en a peut-être pas. Propulsion à droite, freins pneumatiques. Bon Dieu, si nous ne remontons pas bientôt, nous ne le ferons jamais.
— Ils remettent ça !
— Ils sont fous ? Ils nous tueront tous s’ils nous rabattent au sol !
— Je ne suis pas sûr qu’ils en aient quelque chose à faire…
— Essaie cette pédale ! Non, pas celle-là ! Donne un coup, puis remonte-la…
— Ça ne fonctionne pas !
— Nous fonçons sur…
— Trop lent !
Zeke ferma les yeux et les sentit s’enfoncer dans ses orbites sous la pression de la descente.
— Je vais mourir ici, ou je vais mourir en bas, au sol, dans un ballon ! Ce n’est pas ce que je voulais… se dit-il, parce que personne d’autre n’écoutait. Ce n’est pas ce que je voulais faire. Oh, Seigneur.
Le ventre du dirigeable frotta le long d’une nouvelle surface, plus rugueuse et faite de briques, et les pierres poussiéreuses et irrégulières râpèrent le long de la coque et s’éclatèrent au sol.
— Qu’est-ce que nous avons heurté ? demanda Parks.
— Un mur !
— Celui de la ville ?
— Je ne sais pas !
Le ballon tournoyait de façon incontrôlable et se cognait contre des obstacles durs et des choses tranchantes, mais il ralentit, puis il remonta si subitement que le bond fit venir davantage de bile dans la bouche de Zeke. Il en cracha un peu sur sa visière.
Enfin, le dirigeable s’arrêta avec geste impitoyable, comme un coup sec sur la laisse d’un chien.
L’adolescent tomba du volant auquel il se cramponnait et s’effondra face contre terre.
— Coincés, déclara le capitaine d’un ton sinistre. Nous sommes fichus, ils nous ont bloqués.
L’un des pirates écrasa la main du garçon et celui-ci hurla, mais ce n’était pas le moment de se plaindre. Quelqu’un tambourinait impatiemment à la porte principale. C’était le bruit produit par un individu grand et très, très énervé. Zeke se redressa et s’éloigna, battant en retraite vers le recoin à côté de la porte du local à marchandises. Il s’y recroquevilla tandis que le capitaine et son équipage sortaient pistolets et lames.
Ils abandonnèrent leurs sièges et tentèrent d’abord de maintenir la porte fermée, mais elle avait été endommagée avant même que le
Zeke n’avait nulle part où aller et rien pour participer à la bataille. Il regarda depuis le sol tandis qu’un bras noir comme du charbon passait par l’ouverture d’un côté et qu’un autre, blanc et robuste, surgissait par la gauche. Le premier attrapa Parks par les cheveux et lui cogna la tête contre l’encadrement de la porte, mais ce dernier se servit de son couteau pour taillader la main jusqu’à ce qu’elle se retire en saignant. Elle revint aussitôt à l’intérieur en tenant elle aussi une lame.
Le gros bras blanc de l’autre côté aurait pu appartenir à un géant ou à un de ces immenses gorilles que Zeke avait une fois aperçus dans un cirque. Bien qu’il ne fût pas couvert de poils, il était plus long que tous ceux que le garçon avait vus et il frissonna à l’idée de rencontrer l’homme à qui il appartenait.
Le bras blanc plongea, attrapa la botte la plus proche, et tira. M. Guise s’affala sur le sol, d’où il se mit à donner des coups de pied contre tout ce qui était à sa portée. La monstrueuse main se retira pendant moins d’une seconde, et réapparut en tenant un revolver, dont elle se servit pour tirer directement à travers le pied de Guise.
La balle remonta le long de la botte, ne s’arrêtant pas là, mais traçant une ligne droite à travers la cuisse de Guise jusqu’à atteindre la chair tendre de son avant-bras. Il hurla et tira à son tour sur la porte, sur le bras, et sur tout ce qui bougeait de l’autre côté.
Mais les balles n’arrivaient pas à traverser le battant renforcé et la main géante ne semblait pas touchée.
La porte céda de quelques centimètres supplémentaires, ployant sous la force conjuguée des hommes qui la poussaient. Le capitaine quitta son poste pour se rapprocher du coffre. Il fit dégager Zeke en lui décochant des coups de pied, lui imprimant des bleus sur les jambes et les côtes tandis qu’il l’écartait de son chemin et faisait tourner le volant pour ouvrir la porte.
— Tenez cette entrée ! ordonna-t-il.
Ses hommes faisaient de leur mieux, mais Guise saignait et Parks avait reçu un mauvais coup qui donnait à son front l’aspect d’un fruit pourri.
Les solides frères indiens repoussaient la porte cabossée avec leur dos et résistaient face à leurs agresseurs.
De l’autre côté du pont, une trappe de secours s’ouvrit en laissant entendre des grincements de charnières qui n’avaient pas été souvent utilisées. Zeke regarda le capitaine se glisser hors de la cabine, s’accrochant et escaladant le ballon comme une araignée, jusqu’à ce qu’il disparaisse et que, par l’ouverture, il n’y eut plus rien d’autre à voir qu’un carré de ciel empoisonné par le Fléau. Il entendait les pieds et les genoux de l’homme qui grimpait sur la coque extérieure, cherchant les crochets des pirates et essayant de les enlever à la main.
Zeke n’arrivait pas à s’imaginer dans cette situation : être au-dessus du sol, à Dieu seul sait quelle hauteur, et escalader l’extérieur d’un dirigeable sans harnais, sans corde, et sans garantie que quelque chose de moelleux attendait en bas. Mais les prises employées par le capitaine pour poser ses mains et ses pieds résonnaient comme de petits gongs au plafond et à l’arrière du vaisseau.
— Qu’est-ce qu’il fait ? brailla Parks.
Zeke l’entendait à peine car le bruit des coups de feu dans cet espace si exigu résonnait encore dans ses oreilles.
— Leurs crochets ! dit M. Guise, qui avait pourtant le souffle coupé à cause de la douleur, et qui essayait de s’occuper de ses blessures tout en s’appuyant contre la porte. Il les décroche !
Zeke aurait voulu aider, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il devait faire. Il voulait fuir, mais il n’y avait nulle part où aller, sauf dans le ciel pour tomber au sol, ce qui lui vaudrait certainement d’arriver en morceaux.
À côté de M. Guise, un couteau recourbé, pointu et tranchant était tombé hors de portée de quiconque. Zeke glissa un pied sur le sol pour l’attraper et le rapprocher. Comme personne ne s’opposait à ce qu’il faisait, il s’en saisit et le serra contre sa poitrine.
Avec un crissement qui rappelait l’ouverture d’une boîte de conserve, quelque chose se détacha et le ballon fit un bond à donner la nausée.
La porte qui séparait l’équipage du
— Je l’ai eu ! s’écria Brink, même si on l’entendait à peine à l’intérieur du dirigeable.
L’équipage de l’autre ballon hurla. Quelqu’un avait dû tomber lorsque les deux aéronefs s’étaient séparés. Zeke ne savait pas et ne pouvait rien voir.
— Éloignez-vous de cette porte, hurla M. Guise, et il s’écarta et retourna à sa chaise, qu’il eut du mal à atteindre.
La porte était complètement cabossée, et elle n’allait pas tenir. La dernière charnière céda sous le poids de la plaque en acier. Avec un petit crissement, le lourd battant tomba vers la ville loin en dessous.
Tout le monde tendit l’oreille, comptant les secondes jusqu’à l’entendre s’écraser au sol.
Zeke arriva presque à quatre avant que l’écho ne résonne dans les rues. Cela voulait dire qu’ils étaient encore haut, vraiment haut.
Le capitaine réapparut par la porte à l’opposé de la soute à marchandises. Il la referma, retourna rapidement dans le cockpit et reprit son siège, en dépit de l’inclinaison inconfortable et de la porte manquante qui exposait toute la cabine à l’air puant.
— Sortons d’ici, lança-t-il, hors d’haleine et tremblant de fatigue. Maintenant. Si nous n’arrivons pas à passer de l’autre côté du mur, nous sommes fichus.
Parks se pencha au-dessus de la silhouette effondrée de M. Guise et tira sur un levier, puis il passa un pied par-dessus le corps avachi pour appuyer sur une pédale. C’était la mauvaise, ou peut-être la bonne. Le ballon bondit vers le haut en effectuant un demi-tonneau vigoureux qui délogea Zeke de sa position défensive à côté du volant.
Il tomba, fut secoué, puis projeté par l’ouverture béante.
Sans lâcher son couteau, il lança une main pour saisir l’encadrement de la porte, ou la charnière, ou n’importe quoi d’autre qu’il serait en mesure d’attraper. Mais le ballon remontait et il n’y avait personne pour l’aider. Une charnière tordue et fendue lui entailla si profondément la paume qu’il n’eut pas la force de se maintenir à moitié sur le pont, à moitié dans les airs, et, sous le coup d’un réflexe et de la terreur, il lâcha.
Il tomba…
…et s’écrasa sur quelque chose de dur bien plus tôt qu’il ne l’avait prévu, même dans son esprit rendu confus par la peur.
Puis la main géante qu’il avait vue auparavant attrapa son bras avec la puissance d’un ébéniste.
Un proverbe passa dans la tête de Zeke, sur Charybde et Scylla.
Il n’arrivait pas à savoir s’il fallait lutter ou non, mais son corps décida pour lui, même s’il n’avait rien d’autre sous les pieds que de l’air contaminé. Il se débattit comme un diable, essayant d’échapper à la prise des énormes doigts.
— Stupide gamin, grogna une voix parfaitement assortie à l’immensité de la main. Tu ne veux pas
Zeke marmonna quelque chose en réponse, mais personne ne l’entendit.
La grosse main le souleva jusqu’à l’extrémité du pont de l’autre ballon.
Il essaya de ne pas hoqueter, par peur de cracher un peu plus de vomi à l’intérieur de son masque. L’homme qui le tenait par les poignets était plus grand que n’importe quelle personne qu’il ait vue, ou dont il ait entendu parler jusque-là. Il gardait la tête baissée pour arriver à tenir dans l’ouverture de son propre ballon, d’où la porte avait été écartée : elle ne s’ouvrait pas à l’aide de charnières mais coulissait sur un rail. Le masque de l’homme était un modèle bien ajusté doté d’un large dispositif lui permettant de respirer. Il lui donnait l’air d’être chauve et lui faisait le nez retroussé comme la gueule d’un chien.
Derrière l’homme, Zeke entendit des voix qui se chamaillaient.
— Ils se sont dégagés ! Le salopard nous a dégagés. À la main !
— Ce voleur est donc un fieffé salaud : on le savait déjà.
— Faites-moi remonter ce ridicule engin dans les airs ! Montez, maintenant ! Mon bébé m’échappe chaque minute un peu plus et je ne veux pas le perdre, vous m’entendez ? Je ne veux pas le perdre !
L’homme immense détourna son attention du gamin qui gesticulait pour lancer par-dessus son épaule :
— Hainey, tu as
— Nous allons réessayer maintenant ! insista une voix grave du fond de la cabine.
Mais une autre, plus aiguë et presque collet monté, intervint :
— Nous ne pouvons pas réessayer maintenant. Nous sommes entravés, espèce d’abruti.
— Et nous ferions mieux de monter.
— Nous ne montons pas, nous plongeons.
Toujours par-dessus son épaule, aussi immense qu’une chaîne montagneuse, le géant dit :
— Rodimer a raison. Nous sommes entravés et nous plongeons. Il faut se rétablir si nous ne voulons pas nous écraser.
— Je veux récupérer mon fichu ballon, Cly !
— Alors il ne fallait pas laisser quelqu’un te le voler, Crog. Mais j’ai peut-être un moyen de savoir où il est parti. (Il regarda Zeke, toujours suspendu au-dessus du brouillard vide et tournoyant qui était posé comme de l’écume sur la ville.) N’est-ce pas ?
— Non, répondit Zeke. (Sa voix donnait presque l’impression qu’il boudait, alors qu’il suffoquait, n’en pouvait plus d’être tenu si bizarrement et de respirer par ses filtres bouchés par le vomi.) Je ne sais pas où ils ont emmené le dirigeable.
— Quelle triste chanson me chantes-tu là ? répondit l’homme en faisant tourner son poignet comme s’il comptait jeter Zeke dans les airs.
— S’il vous plaît, non ! supplia-t-il. Non ! Je ne sais pas où ils l’ont emmené !
— Tu faisais partie de l’équipage, non ?
— Non ! Ils m’ont simplement transporté pour sortir de la ville ! C’est tout ! Reposez-moi ! Posez-moi à l’intérieur, je veux dire. S’il vous plaît ! Vous me faites mal au bras. Vous me faites mal !
— Il faut avouer que je n’essaie pas de te faire un massage, répondit le géant, mais son ton avait changé.
Il balança Zeke à l’intérieur sans effort apparent, comme s’il déplaçait un chaton d’un panier à un autre et, pendant ce temps, il le regarda d’un air étrange.
Il pointa un doigt aussi long qu’un couteau à pain directement entre les yeux de Zeke et dit :
— Si tu as la moindre notion de ce qui est bon pour toi, ne bouge pas.
— Tue ce petit con, s’il ne parle pas ! asséna la voix la plus énervée de la cabine.
— Tais-toi, Crog. Il nous dira ce qu’il sait dans quelques minutes. Pour le moment, il faut stabiliser ce ballon avant qu’il ne s’écrase.
Il referma la porte et alla s’asseoir sur un très large siège devant une énorme vitre. Il se retourna vers Zeke et lui dit :
— Ne joue pas avec moi, fiston. J’ai vu que tu avais lâché ton couteau, mais il vaut mieux pour toi que tu ne caches rien d’autre, où que ce soit. Je veux te parler dans quelques minutes.
Zeke s’accroupit sur le sol, frotta son bras douloureux et étira les muscles endoloris de son cou.
— Je ne sais rien de ce qu’ils voulaient faire avec ce ballon, gémitil. Je ne suis monté là-dedans qu’il y a une heure. Je ne sais rien.
— Rien ? Vraiment ? répondit le géant, et Zeke supposa en regardant le large fauteuil, et en notant la façon dont les autres le laissaient parler, que c’était le capitaine de ce dirigeable-là. Fang, surveille-le.
Un homme élancé, que Zeke n’avait pas encore vu, sortit de l’ombre en faisant un pas en avant. Il était chinois et portait un masque à gaz de pilote enfilé sur une queue-de-cheval, ainsi qu’une veste chinoise traditionnelle. Zeke déglutit, d’une part parce qu’il ressentait une pointe de culpabilité, et d’autre part parce qu’il était la proie d’une peur abjecte.
— Fang ? couina-t-il.
Le Chinois ne bougea pas d’un cil. Alors que le ballon se balançait de façon chaotique, plongeant dans le ciel, il ne vacilla même pas. C’était comme si ses pieds étaient enracinés, et il était aussi stable et lisse que de l’eau dans un verre incliné.
Comme personne d’autre ne semblait écouter, Zeke se répéta :
— J’essayais seulement de sortir de la ville. J’essayais seulement…
— Accrochez-vous, suggéra le capitaine, plus qu’il ne l’ordonna.
C’était un bon conseil car le ballon commençait à tournoyer lentement en spirale.
— Les freins pneumatiques sont en panne, annonça quelqu’un en se forçant à rester calme.
— Est-ce qu’ils fonctionnent quand même un peu ? demanda le géant.
— Oui, mais…
Le dirigeable effleura un bâtiment avec un bruit de métal raclé contre de la brique. Zeke entendit le fracas des fenêtres qui se brisèrent toutes en même temps au contact de la coque qui les traversait dans sa chute.
— Il faut activer le propulseur, dans ce cas.
— Celui de droite a quelques ratés.
— Alors nous allons crever en atteignant le sol, génial.
Un vrombissement retentit aux oreilles de Zeke. Il essaya de trouver quelque chose pour se tenir, mais ne vit rien. Il s’accroupit au sol et s’étala de tout son long, essayant d’accrocher ou de bloquer ses pieds à ce qu’il trouverait. Ce faisant, il donna par inadvertance un coup à Fang, qui ne parut pas troublé pour autant et bougea à peine.
— On descend, les gars, annonça calmement le capitaine.
L’homme à la peau noire et au manteau bleu (Crog, se souvint Zeke) répondit :
— Deux en une seule journée ! C’est pas vrai !
Le géant répondit :
— Si j’avais su que tu avais autant de chance, je ne t’aurais pas embarqué.
Le sol arrivait à toute vitesse. Chaque fois que l’arrière du dirigeable se soulevait, la terre apparaissait par la vitre et promettait un arrêt brutal en bas.
— Où est le fort ? demanda le capitaine.
Pour la première fois, il avait l’air nerveux, peut-être même à la limite de la peur.
— À six heures.
— Où ça… ?
— Là-bas.
— Je le vois, répondit-il soudain, et il tira un levier au-dessus de sa tête. J’espère qu’il n’y a personne en dessous.
L’homme qui était assis dans le fauteuil du second répondit :
— S’il y a quelqu’un, il nous aura entendus arriver. S’il ne s’est pas encore écarté de notre chemin, ce sera de sa faute.
Il s’apprêtait peut-être à ajouter autre chose, mais le ballon choisit ce moment-là pour commencer à s’arrêter pour de bon, se retournant presque, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien d’autre que le ciel derrière la vitre qui se trouvait devant le capitaine et son équipage.
Zeke était persuadé qu’il allait vomir de nouveau et qu’il n’arriverait pas à se retenir, sauf qu’il n’en eut pas le temps. La terre arriva en dessous du ballon. L’atterrissage fut rude et le dirigeable faillit rebondir, mais il se retrouva coincé et se mit à creuser une tranchée qui débuta à un mur et se poursuivit sur cinquante mètres, jusqu’à ce que l’appareil soit arrêté par l’herbe à l’intérieur d’une cour.
Lorsque le monde s’arrêta de tourner et que le ballon cessa sa course, presque comme s’il avait été garé sur le côté, Zeke se releva en chancelant et se prit la tête entre les mains.
Quelque chose de chaud remplissait son gant et il n’eut pas besoin de regarder pour savoir que c’était du sang. Il sentait l’entaille dans sa peau, ouverte et lancinante. Il savait que la blessure ne devait pas être jolie à regarder, et qu’elle était peut-être vraiment grave. Peut-être qu’il s’était tué en se cognant le crâne contre le mur, ou la porte, ou peu importe ce qu’il avait heurté pendant cette descente tumultueuse. Qu’allait donc penser sa mère en apprenant que son fils était mort dans un accident de dirigeable, quelque part dans la ville emmurée, où il n’avait rien à faire et n’avait aucune excuse pour justifier son imprudence ?
Il essaya de se résigner mais, au lieu de ça, il s’apitoya sur luimême. Ses pieds refusèrent de s’accrocher au sol. Il tituba, un bras appuyé contre sa tête sanguinolente, et l’autre tendu pour s’équilibrer, ou peut-être pour trouver la sortie.
Le ballon avait atterri en penchant sérieusement sur la gauche, écrasant ainsi la porte latérale par laquelle Zeke était entré dans le dirigeable. Les occupants de l’habitacle étaient bel et bien piégés.
Ou du moins le pensa-t-il, jusqu’à ce qu’une trappe au fond du ballon ne s’entrebâille.
XVIII
Le sourire de Lucy s’estompa en une fine ligne, elle avait une question à poser.
— Est-ce que je peux vous demander quelque chose ?
— Allez-y, répondit Briar. (Elle massait sa main douloureuse sous les draps poussiéreux. Ils étaient propres, mais ils sentaient le renfermé, comme s’ils avaient été rangés dans un placard et n’étaient que rarement utilisés.) Si je peux faire de même ensuite.
— Aucun problème. (Lucy attendit qu’un jet de vapeur strident se calme dans les tuyaux, puis elle formula sa question avec d’infinies précautions.) Je ne sais pas si Jeremiah vous en a parlé, mais il y a un quelqu’un, ici, que nous appelons le Docteur Minnericht. Même si je ne suis pas certaine que ce soit son vrai nom. C’est l’homme qui m’a fabriqué ce bras.
— Il est possible que monsieur Swakhammer l’ait mentionné.
La tenancière s’enfonça plus profondément sous les couvertures et dit :
— Bien, bien. C’est un scientifique, ce docteur. Un inventeur qui est arrivé peu après la construction du mur. Nous ne savons pas exactement d’où il vient, et nous ne savons pas ce qui ne va pas chez lui. Il porte toujours un masque, même lorsque l’air est respirable, comme ici, alors nous ne savons pas à quoi il ressemble. Quoi qu’il en soit, il est vraiment intelligent. Il maîtrise parfaitement les objets mécaniques comme celui-ci.
Elle remua à nouveau l’épaule.
— Et les tunnels, et la Daisy.
— Oui, ça aussi. C’est un sacré bonhomme. Il peut fabriquer n’importe quoi à partir de rien. Je n’avais jamais entendu parler de quelqu’un comme ça auparavant. Enfin… (Elle ajouta un mot de plus, un mot qui poussait la discussion vers une question à laquelle
Briar ne voulait pas répondre.) Presque. Briar se retourna et s’appuya sur son coude.
— Où voulez-vous en venir, Lucy ?
— Oh, allez. Vous n’êtes pas idiote. Vous ne vous posez pas la question ?
— Non.
— Même pas un peu ? C’est une sacrée coïncidence, quand même. Il y a beaucoup de rumeurs ici sur le fait que ce serait…
Elle répondit sèchement :
— Ça ne l’est pas. Je peux vous le promettre.
Lucy baissa les yeux, non pas sous l’effet de la fatigue, mais avec un air rusé qui troubla Briar. La tenancière déclara :
— C’est une énorme promesse, de la part d’une femme qui n’a jamais rencontré notre terrible vieux docteur.
Briar faillit répondre qu’elle n’avait pas besoin de le voir, mais au lieu de cela, elle dit lentement, en mesurant chacun de ses mots sous le regard avide de Lucy :
— Je ne connais pas ce Dr. Minnericht, mais il ne peut pas s’agir de Leviticus. Car même si Levi était un vieux fou, c’était un vieux fou qui serait venu me voir s’il avait été vivant tout ce temps. Ou, s’il n’était pas revenu pour moi, il l’aurait fait pour Zeke.
— Il vous aimait tant que ça ?
— Aimer, non. Je ne pense pas que c’était de l’amour. De la possessivité, peut-être. Je ne suis qu’une chose de plus qui lui appartient, sur le papier. Et Zeke est une chose de plus qui lui appartient, par le sang. Non. (Elle secoua la tête, puis déplia son coude et s’allongea sur le matelas, tapotant l’oreiller en plume et l’aplatissant avec sa joue.) Il n’aurait jamais laissé les choses comme ça. Il serait venu nous chercher que nous le voulions ou non.
Lucy digéra l’information, mais Briar n’arriva pas à lire sur son visage ce qu’elle en pensait.
— Je suppose que vous le connaissiez mieux que personne.
Briar acquiesça.
— Je suppose que oui. Mais parfois, j’ai l’impression que je ne le connaissais pas du tout. C’est comme ça, parfois. Les gens vous manipulent. Et j’étais idiote, alors c’était facile pour lui.
— Vous n’étiez qu’une gamine.
— C’est du pareil au même. Mais à présent, c’est à mon tour de poser une question.
— Allez-y, répondit Lucy.
— D’accord. Vous n’êtes pas obligée de me répondre si vous n’en avez pas envie.
— Aucun problème. Rien de ce que vous pourrez me demander ne m’embarrassera.
— Tant mieux. Parce que je mentirais si je disais que je ne me suis pas posé de questions à propos de vos bras. Comment les avez-vous perdus ?
Lucy retrouva son sourire.
— Ça ne me gêne pas. Ce n’est pas un secret, de toute façon. J’ai perdu le bras droit au moment de l’évacuation, quand nous avons tous fui au risque de mourir, ou pire.
» J’étais de l’autre côté de la place, plus près de la décharge que de la jolie colline sur laquelle vous habitiez. Mon mari Charlie et moi, nous tenions un commerce où les gens avaient l’habitude de venir, principalement des hommes. Les vieux rôdeurs et les pêcheurs dans leurs manteaux huilés, les prospecteurs avec leurs casseroles en étain qui s’entrechoquaient dans leurs dos… Ils venaient pour la cuisine. Je suis désolée, j’aurais dû le dire en premier, ce n’était pas un bordel ou quelque chose dans ce style-là. Nous avions un petit bar, plus petit que Chez Maynard et deux fois moins beau.
» On l’appelait le Phoque Capricieux et on ne s’en sortait pas trop mal. On servait principalement de la bière et de l’alcool, du poisson poché ou frit dans du pain. Nous n’étions que deux, Charlie et moi, pour tenir le commerce et, même si ce n’était pas parfait, c’était correct.
Elle se racla la gorge, puis reprit :
— Donc, il y a seize ans, cette grosse machine est descendue de la colline en écrasant tout, en creusant sous la ville. Vous connaissez déjà cette partie-là. Vous savez ce qu’elle a détruit, et vous savez probablement mieux que personne si le Boneshaker est à l’origine de la fuite du Fléau ou non. Si quelqu’un le sait, c’est
Briar répondit doucement :
— Mais je ne sais
— Minnericht croit savoir, dit-elle, changeant temporairement de sujet. Il pense que le Fléau a quelque chose à voir avec la montagne. Il dit que le Rainier est un volcan, que ceux-ci produisent du gaz toxique et que, s’ils ne le recrachent pas, celui-ci reste sous terre. À moins que quelque chose ne creuse et le laisse s’échapper.
Briar se dit que la théorie était aussi bonne qu’une autre, alors elle répondit :
— Je ne connais rien aux volcans, mais c’est crédible.
— Je ne sais pas. C’est simplement ce que dit le Dr. Minnericht. Il est peut-être cinglé, c’est impossible à dire. Il m’a fabriqué ce bras, alors je lui suis redevable, en dépit du fait qu’il rend également les choses compliquées.
— Mais vous et Charlie… coupa Briar.
Elle ne voulait pas en entendre davantage sur Minnericht pour le moment. Même son nom la mettait mal à l’aise, et elle ne savait pas pourquoi. Elle savait que ce n’était pas Leviticus, même si elle ne pouvait pas dire à Lucy pourquoi elle en était certaine. Mais cela n’avait pas d’importance ; l’homme pouvait tout aussi bien être le fantôme de Levi, si les gens en étaient convaincus.
Lucy reprit :
— Oh, oui. Eh bien, le Fléau a rongé son chemin dans la ville et il fallait fuir. Mais j’étais au marché en train de récupérer des provisions lorsque l’évacuation a été ordonnée, et nous avons été emportés par la panique. Charlie était au Phoque Capricieux. Cela faisait dix ans que nous étions mariés et je ne voulais pas le laisser, mais les officiers m’y ont obligée. Ils m’ont embarquée et m’ont fait sortir de la ville comme si j’étais un ivrogne effondré sur un trottoir.
» Ils étaient déjà en train de monter les murs, ceux en toile traitée à la cire et à l’huile. Cela ne fonctionnait pas très bien, mais c’était mieux que rien, et les ouvriers continuaient à mettre en place les structures. Dès que j’ai pu, quelques jours après la grande panique, j’ai enfilé un masque et je les ai traversés en courant, pour retourner au Phoque Capricieux, rejoindre Charlie.
» Mais, lorsque je suis arrivée là-bas, je ne l’ai pas trouvé. L’endroit était vide et les fenêtres avaient été cassées. Des gens avaient jeté des choses à l’intérieur et avaient volé ce qu’ils avaient trouvé. Je ne pouvais pas le croire : piller à un moment pareil !
» Alors je suis allée à l’intérieur et je l’ai appelé, encore et encore, et il a répondu de l’arrière-boutique. Je suis passée de l’autre côté du comptoir et il était là, recroquevillé dans la cuisine, mordu de partout et recouvert de sang. Une grande partie de celui-ci n’était pas le sien. Il avait tué trois des Pourris qui avaient tenté de l’emporter. Vous savez comment ils font, comme des loups sur un cerf. Il était seul avec leurs cadavres, mais il était mordu. Il lui manquait une oreille et un bout de pied, et son cou était à moitié déchiqueté.
Elle soupira et se racla une nouvelle fois la gorge.
— Il était en train de mourir, mais aussi de se transformer. Je ne savais pas ce qui allait se produire en premier. À cette époque-là, on n’avait pas encore compris, alors je ne savais pas qu’il ne fallait pas s’approcher de lui. Il remuait la tête, et ses yeux s’éteignaient, prenant cette couleur jaune-gris.
» J’ai essayé de le relever, en pensant que, peut-être, je pourrais l’amener à l’hôpital. C’était une idée stupide. À ce moment-là, ils avaient tout fermé, et il n’y avait aucun endroit où aller pour obtenir de l’aide. Mais je l’ai remis sur ses pieds. Ce n’était pas un grand homme, et je ne suis pas petite non plus.
» Et là, il a commencé à me frapper, je ne sais pas pourquoi. Je me dis que c’est parce qu’il savait que c’était la fin et qu’il essayait de me protéger en me repoussant. Mais je ne me suis pas laissé faire. J’étais absolument déterminée à l’emmener et à le mettre en lieu sûr. De son côté, il voulait rester.
» Nous sommes tombés à côté du comptoir et, quand je l’ai relevé, ce n’était plus lui. Il avait commencé à grogner et à baver ; avec toutes ces morsures, le poison s’était infiltré dans son corps.
» C’est alors que ça s’est produit. C’est alors qu’il m’a mordue.
» Il ne m’a attrapé que le pouce, et il a à peine percé la peau, mais c’était suffisant. Je savais qu’il était parti, d’autant plus qu’il avait un vilain regard et que son haleine puait la charogne. Charlie ne m’aurait jamais blessée.
Elle s’éclaircit une fois encore la voix, mais elle ne pleurait pas. Ses yeux étaient secs, brillant à la lumière de la bougie.
Les tuyaux se remirent à siffler, et elle en profita pour marquer une pause. Puis elle poursuivit :
— J’aurais dû le tuer. Je lui devais au moins cela. Mais j’avais trop peur, et je me suis détestée de n’avoir rien fait. De toute façon, tout est fini maintenant, et il n’y a pas moyen de réparer quoi que ce soit. Finalement, j’ai couru jusqu’aux Faubourgs et je suis allée dans une église où j’ai pu m’allonger et pleurer.
— Mais la morsure ?
— Mais la morsure, répéta Lucy. Oui, la morsure. Elle s’est mise à pourrir, et ça s’est étendu. Trois nonnes m’ont tenue pour m’empêcher de bouger et un prêtre a effectué la première amputation.
— La première ? dit Briar en grimaçant.
— Oh, oui. Cela n’a pas suffi. Ils n’ont enlevé que ma main, au niveau du poignet. La deuxième fois, ils sont revenus avec la scie et ils ont coupé au-dessus du coude, et puis la troisième ils ont tout enlevé jusqu’à l’épaule. Ça s’est arrêté là, enfin. J’en suis presque morte, à chaque fois. Chaque fois, la blessure était rouge et brûlante pendant des semaines, et je priais pour que la maladie m’emporte, ou que quelqu’un me tire une balle, car j’étais trop faible pour le faire moi-même.
Elle hésita, ou peut-être qu’elle était simplement fatiguée.
Mais Briar demanda :
— Alors, que s’est-il passé ensuite ?
— Je m’en suis remise. Il a fallu longtemps, environ un an et demi, pour que je me sente à nouveau moi-même. Et alors, je n’avais plus qu’une seule idée en tête : il fallait que je retourne prendre soin de Charlie. Même si cela voulait dire lui mettre une balle entre les deux yeux. Il méritait mieux.
— Mais à ce moment-là, il y avait le mur.
— C’est exact. Mais il existe plusieurs moyens d’entrer, comme vous l’avez découvert vous-même. Je suis passé par le tunnel d’évacuation, comme votre fils. Et j’ai fini par rester.
— Mais… (Briar secoua la tête.) Que s’est-il passé pour votre autre main ? Et le bras de remplacement ?
— L’autre main ? Oh. (Elle se retourna à nouveau dans son lit, et les plumes du matelas bruissèrent. Elle bâilla, et profita de son expiration pour souffler la bougie qui était à côté de son lit.) J’ai perdu l’autre main deux ans plus tard, ici. Un des fours a explosé : les trois Chinois qui le faisaient fonctionner ont été tués, et un autre en est devenu aveugle. Ma main a été touchée par un morceau de métal chauffé à blanc, et ça a été fini.
— Seigneur, murmura Briar. (Elle se pencha pour souffler sa propre bougie.) C’est terrible, Lucy. Je suis désolée.
— Ce n’est pas votre faute, répondit-elle dans le noir. Ce n’est celle de personne, en dehors de la mienne et du fait que je suis toujours ici après tout ce temps. À ce moment-là, nous avions notre vieux docteur et il m’a arrangé ça.
Briar entendit le frottement de jambes qui se retournaient sur de la flanelle.
Lucy étouffa un bâillement en une note satisfaite, comme le sifflement d’une bouilloire.
— Il lui a fallu un moment pour trouver comment il allait faire. Il a préparé des plans et fait des tas de dessins. C’était un jeu pour lui, de me reconstruire. Et, quand il a eu terminé, et que le bras était prêt à être porté, il me l’a montré et j’aurais voulu mourir. Il avait l’air si lourd et si bizarre, je me suis dit que je ne serais jamais capable de le soulever, et encore moins de le porter.
Il ne m’avait pas non plus expliqué comment il comptait le faire fonctionner. Il m’a proposé un verre, et je l’ai accepté. Je me suis endormie aussi sec et je me suis réveillée en hurlant. Le docteur et un de ses hommes m’empêchaient de bouger. Il m’avait attachée sur une planche, comme pour une opération chirurgicale, et ils étaient en train de percer un trou dans mon os avec un foret à bois.
— Seigneur, Lucy…
— C’était pire que les autres fois, et pire que le fait de perdre les bras. Mais maintenant, eh bien… (Elle devait s’être retournée ou avoir tenté de bouger le bras, car celui-ci cliqueta sous la couverture, contre sa poitrine.) À présent, je suis heureuse de l’avoir, en dépit de ce que cela me coûte.
Briar nota quelque chose de négatif dans la dernière phrase que Lucy avait dite avant de s’endormir, mais il était tard et elle était trop fatiguée pour poser des questions. Elle avait passé presque tout son temps entre les murs à courir, grimper ou se cacher, et elle n’avait pas encore retrouvé la trace de Zeke qui, pour ce qu’elle en savait, était peut-être déjà mort.
Alors que Briar tentait d’apaiser son esprit, son ventre protesta et elle se rendit compte qu’elle n’avait rien avalé depuis bien longtemps. Le simple fait de penser à de la nourriture poussa presque son ventre à sortir se mettre en quête d’aliments. Mais elle ne savait absolument pas où aller, alors elle se cramponna, se mit en boule, et décida de poser la question du petit déjeuner le lendemain matin.
Briar Wilkes n’était pas femme à prier, et elle n’était pas bien sûre de croire au Dieu dont elle utilisait parfois le nom pour jurer. Mais tandis qu’elle fermait les yeux et essayait d’oublier le sifflement intermittent des tuyaux de chauffage, elle supplia le Ciel de l’aider, elle et son fils…
…qui, pour ce qu’elle en savait, était peut-être déjà mort.
Et soudain, elle se réveilla.
Ce fut si rapide qu’elle pensa qu’elle était folle et qu’elle n’avait pas dormi du tout, mais non, quelque chose avait changé. Elle tendit l’oreille et ne détecta aucun signe de Lucy dans l’autre lit. Par ailleurs, il y avait un rai de lumière orangée qui filtrait sous la porte.
— Lucy ? murmura-t-elle.
Elle ne reçut aucune réponse en provenance de l’autre matelas, alors elle se mit à farfouiller autour d’elle jusqu’à ce qu’elle mette la main sur la bougie et quelques allumettes abandonnées.
La lumière confirma que Briar était bien seule. Un creux en forme de croissant dans la literie montrait où Lucy avait dormi. Les tuyaux étaient silencieux, même s’ils étaient encore chauds contre la main de Briar. La pièce était confortable mais vide, et son unique bougie ne suffisait pas à repousser l’obscurité.
Une lampe-tempête était posée à côté de la cuvette. Elle l’alluma afin d’augmenter la luminosité que projetait la flamme de la bougie, puis abandonna cette dernière sur la table de chevet. Il y avait de l’eau dans la cuvette. La vue du liquide lui donna immédiatement soif, à tel point qu’elle faillit le boire, mais arrêta son geste parce qu’elle se souvint tout d’un coup qu’il y avait des tonneaux d’eau plus fraîche dans le couloir.
Elle s’aspergea un peu le visage, enfila ses chaussures et remit sa ceinture. Ici, dans les souterrains, elle aimait la porter, cela faisait comme une armure, ou un soutien qui la tenait droite quand elle était trop fatiguée ou trop effrayée pour se redresser d’elle-même.
La porte s’ouvrait à l’aide d’un levier, ce qui permit à Briar de comprendre comment Lucy pouvait avoir quitté la pièce sans aide. Elle exerça une pression et le battant s’ouvrit. Dans le couloir, de petites flammes avaient été disposées le long des murs, à intervalles réguliers.
C’était troublant. Par où était-elle arrivée ?
Par la gauche, pensa-t-elle.
— D’accord, à gauche, se dit-elle.
Elle ne pouvait pas voir le bout du tunnel, mais après quelques mètres, elle l’entendit. Le four ne rugissait pas et les soufflets ne pompaient pas au maximum de leur capacité, ; ils refroidissaient tranquillement, crépitant et sifflant pendant que les feux brûlants s’atténuaient, profitant de la pause cyclique.
Les tonneaux se trouvaient comme promis à côté des portes, et une pile de chopes en bois était rangée sur une étagère au-dessus.
Dieu seul savait quand elles avaient été lavées pour la dernière fois, mais Briar s’en fichait éperdument. Elle saisit la première, celle qui avait l’air la moins sale, et retira le couvercle du tonneau du bout des doigts. À l’intérieur, l’eau semblait noire, mais ce n’était qu’une illusion provoquée par les ombres. Elle n’avait pas plus mauvais goût que celle qui était traitée à l’usine, alors elle la but.
Son estomac vide réagit vivement en réceptionnant le liquide et, un peu plus loin dans ses intestins, un autre gargouillement lui indiqua qu’il lui fallait trouver les toilettes. Au bout du couloir, elle repéra une porte et tenta sa chance. Elle en ressortit quelques minutes plus tard, se sentant mieux que lorsqu’elle était allée se coucher.
Elle avait l’impression d’être observée, sans vraiment savoir pourquoi, jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’elle entendait des voix à proximité, et qu’elle avait confondu la sensation de pouvoir espionner et celle de pouvoir l’être. Si elle se tenait complètement immobile, elle pouvait reconnaître les voix. Elle fit un pas vers la droite pour les comprendre.
— C’est une mauvaise idée.
C’était Lucy, qui n’était pas loin de la confrontation.
— Peut-être pas. On pourrait le lui demander.
— J’ai discuté avec elle. Je ne crois pas qu’elle acceptera.
L’autre voix appartenait à Swakhammer, sans son masque. Il répéta :
— On pourrait le lui demander. Ce n’est pas une gamine et elle peut répondre elle-même. Cela pourrait être utile, elle pourrait nous le certifier.
— Elle pense qu’elle sait déjà et, en parlant de gamins, elle a d’autres problèmes actuellement, répondit Lucy.
Briar passa l’angle et se plaqua dos au mur, à côté d’une porte qui était entrebâillée vers l’intérieur.
— Je pense qu’elle parle comme une femme qui en sait plus qu’elle ne le dit et, si c’est le cas, ce n’est pas à nous de la forcer à nous le révéler, déclara Lucy.
Swakhammer marqua une pause.
— Nous n’avons pas à forcer qui que ce soit à dire quoi que ce soit. Si elle le voit, et qu’il la voit, alors tout le monde saura. Il ne pourra plus se cacher sous le masque d’un autre escroc, et ceux ici qui ont peur de lui auront une raison de se rebeller.
— Ou il pourrait essayer de la tuer, simplement parce qu’elle sait la vérité sur lui. Et cela signifie qu’il me tuera aussi, si je la conduis jusqu’à lui.
— Votre bras a besoin d’être réparé, Lucy.
— J’y ai réfléchi et je crois que je vais demander à Huojin. Lui aussi se défend plutôt bien en matière de mécanique. C’est lui qui a réparé les fours lorsqu’ils sont tombés en panne le mois dernier, et il s’est aussi occupé de la montre de Squiddy. Il est intelligent. Peut-être qu’il peut le remettre en état.
— Vous et ces Chinois. Si vous continuez à vous lier d’amitié avec eux comme ça, ça va jaser.
— Ça peut jaser autant que ça voudra. Nous avons besoin de ces hommes, et vous le savez autant que moi. Nous ne pouvons pas maintenir la moitié de cet équipement en état de marche sans eux, et ça, c’est un fait.
— Fait ou non, ils m’inquiètent. Ils sont exactement comme ces foutus corbeaux qui errent sur les toits : vous ne pouvez pas les comprendre, ils parlent entre eux, et ils peuvent aussi bien être dans votre camp que contre vous, mais vous ne le saurez qu’une fois qu’il sera trop tard.
— Vous êtes stupide, asséna Lucy. Ce n’est pas parce que vous ne pouvez pas les comprendre qu’ils vont vous faire un coup bas.
— Et Yaozu ?
Elle renifla.
— On ne peut pas les rejeter tous en bloc simplement à cause d’un fruit gâté. Si j’agissais comme ça, je ne serais plus jamais courtoise avec aucun homme. Alors descendez de vos grands chevaux, Jeremiah. Et laissez mademoiselle Wilkes tranquille avec Minnericht. Elle ne veut pas parler de lui, alors vous pouvez être sûr qu’elle ne voudra pas parler
— Vous voyez, c’est exactement ce que je veux dire ! Elle évite le sujet et elle n’est pas stupide. Elle doit se poser des questions. Si nous le lui demandons, peut-être qu’elle acceptera…
Briar poussa la porte avec le pied. Swakhammer et Lucy se figèrent comme s’ils avaient été surpris dans une position inconvenante. Ils étaient installés à une table, face à face, devant un bol de figues séchées et une pile de maïs séchés.
— Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez, annonça-t-elle sans toutefois promettre quoi que ce soit quant à la réponse. Peut-être qu’il est temps de mettre cartes sur table. J’aimerais discuter de ce fameux docteur que vous avez ici, je voudrais que la main de Lucy soit réparée, et j’ai envie d’une de ces figues plus fort que j’ai jamais voulu un morceau de gâteau à Noël mais, surtout, je veux retrouver mon fils. Il est ici depuis… Combien de temps ? Quelques jours maintenant, je suppose, et il est seul, et je ne sais pas… Peutêtre qu’il est déjà mort. Mais, d’une façon ou d’une autre, je ne le laisserai pas ici. Et je ne crois pas pouvoir me débrouiller toute seule dans cet endroit. Je pense que j’ai besoin de votre aide, et je suis prête à vous apporter la mienne en retour.
Swakhammer choisit une grosse figue moelleuse dans le bol et la lui lança. Elle la rattrapa et mordit dedans immédiatement, la faisant disparaître en une bouchée et demie. Elle s’assit à côté de Lucy, face à Swakhammer, parce qu’elle supposait qu’elle arriverait plus facilement à lire sur le visage de celui-ci.
Lucy était rouge, mais pas de colère. Elle était gênée d’avoir été surprise en pleins commérages.
— Ma chérie, je ne voulais pas agir dans votre dos ni parler à tort et à travers. Mais Jeremiah a une mauvaise idée, et je ne voulais pas vous la soumettre.
Briar répondit d’un ton monocorde :
— Il veut que j’aille avec vous voir Minnericht pour réparer votre main.
— Ce n’est pas un mauvais résumé, en effet.
Swakhammer se pencha en avant, appuyé sur ses coudes. Il tripotait un épi de maïs et essayait de présenter le visage le plus sincère qu’il pouvait.
— Vous devez comprendre : les gens vous croiront si vous posez les yeux sur lui et si vous dites que ce n’est pas Blue, ou au contraire que c’est bien
— Vous n’êtes pas sérieux, déclara Briar.
— Bien sûr que je le suis. Maintenant, pour ce qui est de savoir si les autres personnes ici voudront le jeter dans la rue et le donner à manger aux Pourris… Je ne suis pas dans une position qui me permet de l’affirmer. Mais je n’ai pas eu l’impression que vous soyez vraiment inquiète à l’idée que quelqu’un lui fasse du mal.
— Pas du tout.
Elle se saisit d’une autre figue et prit une nouvelle gorgée de la chope qu’elle avait conservée avec elle. Swakhammer attrapa une boîte derrière sa chaise et en retira un sac de pommes séchées sur lequel Briar se jeta.
— Voilà la situation, expliqua-t-il pendant qu’elle mangeait. (Il prit à nouveau son visage d’honnête homme.) Minnericht… C’est… C’est un génie. Un vrai, pas le style dont on parle dans les histoires d’horreur, vous voyez ? Mais il est fou. Et cela fait au moins dix ou douze ans qu’il est ici, gérant cet endroit comme si c’était son petit royaume, depuis qu’il a découvert que nous avions besoin de lui.
Il n’aimait pas dire cela, Briar s’en rendit compte à la façon qu’il eut d’hésiter sur le mot « besoin ». Il ajouta :
— Au début, tout allait bien. Rien n’était très organisé et cet endroit était une vraie maison de fous, car nous n’avions pas encore tout compris.
Lucy l’interrompit et confirma.
— Ça allait. Il s’occupait de lui-même et de personne d’autre, et il pouvait se montrer vraiment utile lorsqu’il le voulait. Certains des Chinois le traitaient comme si c’était un magicien. Mais, se dépêcha-t-elle d’ajouter, cela n’a pas duré.
— Qu’est-ce qui a changé ? demanda Briar, la bouche pleine de pomme. Et est-ce qu’il y a quelque chose d’autre à manger, ici ? Je ne voudrais pas être impolie, mais je meurs de faim.
— Attendez, répondit Swakhammer.
Il se leva pour se diriger vers des caisses qui devaient faire office de placards. Pendant qu’il farfouillait, Lucy poursuivit.
— Ce qui a changé, c’est que les gens ont découvert que l’on pouvait faire de l’argent à partir du Fléau, à condition de le transformer en suc-citron. Et par « les gens », j’entends le Dr. Minnericht lui-même. De ce que j’en sais, il faisait des expériences, essayant de le transformer en quelque chose qui n’était pas si mauvais. Ou peutêtre pas. Personne d’autre que lui ne le sait.
Swakhammer se retourna en tenant un sachet fermé. Il le lança vers Briar et le sac atterrit sur la table, devant elle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Du saumon séché, répondit-il. Ce que Lucy oublie de dire, c’est que Minnericht avait pris l’habitude de faire ces tests sur ses amis Chinois. Je pense qu’il voulait qu’ils s’en servent comme de l’opium. Mais il en a tué quelques-uns comme ça, et pour finir, les autres se sont retournés contre lui.
— À l’exception de Yaozu, précisa Lucy. C’est le bras droit de Minnericht et il gère la partie commerciale de l’opération. Il est aussi rusé qu’un serpent et, à sa façon, je suis prête à parier qu’il est plus intelligent que son chef. À eux deux, ils ont amassé une incroyable fortune, en fondant leur petit empire avec cette sale drogue jaune. Mais Dieu seul sait à quoi ils l’ont dépensée.
— Ici ?
Briar prit une poignée de saumon et se mit à le ronger ; cela lui donna soif et elle n’avait plus d’eau, mais elle ne s’arrêta pas.
— C’est où je veux en venir, répondit Lucy. L’argent ne vaut pas grand-chose ici. Les gens ne s’intéressent qu’à ce qu’ils peuvent échanger contre de l’eau propre et de quoi manger. Et il y a encore beaucoup de maisons pleines d’objets à voler. Nous n’avons pas passé au peigne fin chaque centimètre du secteur emmuré, loin de là. À mon avis, il utilise l’argent pour faire venir encore plus de métal, plus d’engrenages, plus de pièces. Plus de n’importe quoi. Il ne peut pas fabriquer tous ces objets à partir de rien, et une bonne partie des matériaux qui se trouvent en surface n’est plus utilisable.
— Pourquoi ?
— L’eau et le Fléau les ont fait rouiller rapidement, répondit Swakhammer. Vous pouvez ralentir l’oxydation si vous lubrifiez bien les parties métalliques, et Minnericht se sert d’un vernis qui évite que l’acier devienne trop friable.
Lucy expliqua :
— Il reste là-bas, sur King Street, ou du moins, c’est ainsi qu’il l’appelle, parce qu’il est le roi, ou quelque chose comme ça. Personne ne va là-bas ni ne regarde de trop près, même si quelques Chinois ont leurs maisons dans ce coin, en bordure de leurs vieux quartiers.
— Mais la plupart d’entre eux se sont déplacés plus haut, une fois qu’ils en ont eu assez d’être traités comme des rats, ajouta Swakhammer. La situation est la suivante, mademoiselle Wilkes : le Dr. Minnericht contrôle presque tout ce qui se passe ici. Les aviateurs : Cly, Brawley, Grinstead, Winlock, Hainey et les autres, dépendent tous de lui. Ils lui reversent une taxe, si on peut dire, pour pouvoir prélever du Fléau, et tous les chimistes qui traitent celui-ci, dans les Faubourgs, ont dû acheter la formule auprès de lui.
— Et tous les contrebandiers et les revendeurs, eux aussi, lui doivent quelque chose. Il les a tous endettés, en leur disant qu’ils le rembourseraient plus tard, sur leurs profits. Mais étrangement, personne n’arrive jamais à remettre le compteur à zéro. Il rajoute des intérêts et des frais, fait des calculs savants, et finalement tous ces gens comprennent qu’ils lui appartiennent.
Briar baissa les yeux sur le bras unique et cassé de Lucy, et lâcha :
— Même vous.
Elle s’agita sur sa chaise.
— Cela fait… Qu’est-ce que j’ai dit ? Treize, quatorze ans maintenant. Et il n’est jamais satisfait. Je lui dois toujours quelque chose de plus. De l’argent, des informations, des choses comme ça.
— Et si vous ne les lui donnez pas ?
Elle fit la moue. Ses lèvres se crispèrent, puis s’entrouvrirent.
— Il viendrait le reprendre. Vous pensez peut-être que ce n’est pas une excuse suffisante pour me livrer comme ça à cette vieille canaille, ajouta-t-elle rapidement, mais vous avez deux bras en bon état, et moi, je n’en ai pas la moitié d’un sans cette machine.
— Et Swakhammer ?
Celui-ci émit quelques exclamations étouffées, puis dit :
— Il est difficile de vivre ici sans matériel. J’ai failli mourir un bon nombre de fois avant d’avoir cette protection. Et avant ça, j’ai perdu un frère et un neveu. Ici, les choses sont différentes. Ici, nous… nous faisons des choses qui… si les gens, là-bas dans les Faubourgs, l’apprenaient, nous vaudraient de passer devant un juge. Et Minnericht se sert de cela, aussi. Il menace de tous nous jeter dehors et de nous laisser à la merci du peu de loi qui subsiste.
— Et Maynard est mort, dit Lucy. Il n’y a donc personne à l’extérieur en qui nous ayons confiance.
Swakhammer revint à son idée d’origine.
— Mais si vous pouviez nous assurer que c’est Blue, alors les gens auraient quelque rancœur contre lui. Vous comprenez ?
Briar tourna sa chope et fit tomber les dernières gouttes d’eau dans sa bouche. Elle la reposa sèchement.
— Laissez-moi vous poser une question, répondit-elle. Est-ce que quelqu’un a essayé de le lui demander ? Je veux dire, est-ce que quelqu’un n’aurait pas pu aller le voir et lui dire : « Holà ! Est-ce que Minnericht c’est votre vrai nom, ou est-ce que vous pourriez être un certain Leviticus Blue ? »
— Je vais vous en chercher, déclara Swakhammer.
Il tendit la main vers sa chope, et elle la lui passa. Il sortit de la pièce, laissant à Lucy le soin de répondre :
— Bien sûr que des gens ont essayé. Mais il ne confirme ni n’infirme rien. Il se contente de laisser la rumeur grossir et s’étendre. Il veut tous nous garder sous son emprise et, moins nous en savons sur lui, plus nous avons peur de lui, et mieux il se porte.
— Un vrai enfant de chœur, rétorqua Briar. Je
Swakhammer revint avec une chope pleine d’eau, tandis que derrière lui cheminait un vieux Chinois, les mains poliment croisées derrière le dos.
— Voici votre eau, mademoiselle Wilkes, et voici un message, mademoiselle Lucy. Je vous laisse discuter avec lui. Je ne comprends rien à ce qu’il raconte.
Lucy invita le Chinois à s’asseoir ou à parler, et l’homme s’exprima dans un enchaînement de syllabes que personne d’autre que la tenancière ne pouvait suivre. À la fin de son discours, elle le remercia, et il repartit aussi silencieusement qu’il était entré.
— Eh bien ? demanda Swakhammer.
Lucy se releva :
— Il dit qu’il revient du tunnel est et du blocus principal, en bas de Chez Maynard. Il dit qu’il y a une marque qui a été laissée là-bas, une grosse main noire, claire comme le jour. Et nous savons tous ce que cela signifie.
Briar leur lança un regard interrogateur.
— Cela signifie que le docteur signe son œuvre, lui expliqua Swakhammer. Il veut que nous sachions que les Pourris étaient un cadeau spécial
XIX
Les oreilles bourdonnantes, Zeke donna des coups de pied dans la trappe jusqu’à ce que l’ouverture soit assez large pour qu’il puisse se glisser dans la ville, ce qui était exactement l’endroit qu’il aurait voulu éviter. Mais tout bien considéré, il préférait être à l’extérieur dans le Fléau qu’à l’intérieur avec des pirates de l’air, lesquels se détachaient lentement de leur siège en grognant alors qu’ils s’examinaient.
Le silencieux et imperturbable Fang semblait avoir disparu, jusqu’à ce que Zeke le repère à côté du capitaine, le surveillant d’un œil.
— Où crois-tu aller ? demanda le géant.
— C’était bien sympa, mais il est l’heure pour moi de m’en aller, répondit-il en essayant de mettre une pointe d’humour et de ne pas avoir l’air trop secoué.
Il avait pensé les laisser sur un beau discours, mais la trappe n’était pas suffisamment ouverte pour lui permettre de passer. Il la repoussa des pieds, se servant de ses jambes comme de leviers.
Le capitaine se déplia du siège où il était installé et murmura quelque chose à Fang qui acquiesça. Puis il demanda :
— Comment tu t’appelles, fiston ?
Zeke ne répondit pas. Il arracha le rebord de l’ouverture, laissant des empreintes sanglantes sur tout ce qu’il touchait.
— Fiston ? Fang, attrape-le, il est blessé ! Fiston ?
Mais Zeke était déjà dehors. Il sauta au sol et appuya ses épaules contre la trappe, la bloquant suffisamment longtemps pour pouvoir filer à travers la cour.
Derrière lui, à l’intérieur du dirigeable accidenté, Zeke aurait juré qu’il avait entendu quelqu’un crier son nom.
Mais c’était ridicule. Il ne leur avait jamais dit qui il était.
Ils avaient dû crier autre chose, un mot que ses oreilles avaient confondu avec son prénom.
Il regarda de gauche à droite, ce qui lui fit tourner la tête, mais il ne reconnut presque rien. Il y avait des murs ; ceux de la ville, pensa-t-il tout d’abord, mais non, ceux-ci étaient plus petits et fabriqués à l’aide de grands rondins détrempés surmontés de pointes. Les espaces qui les séparaient avaient été comblés à l’aide d’autre chose, ce qui faisait qu’ils présentaient une surface uniforme.
Quelqu’un à bord du dirigeable avait parlé d’un fort.
Il rassembla ses souvenirs pour visualiser ses plans et se souvint vaguement du Decatur, où les colons avaient l’habitude de se retrancher en temps de troubles contre les indigènes. Est-ce que c’était ça ?
Les murs en bois qui l’entouraient donnaient l’impression de pouvoir être abattus d’une chiquenaude. Cela faisait une centaine d’années qu’ils se tenaient là, pourrissant dans l’air humide et toxique, pensa Zeke devant leur état de délabrement. Une centaine d’années, et ils se décomposaient en éclats spongieux, mais ils tenaient toujours, et il n’y avait pas de poignée à portée de vue.
Autour de lui, le Fléau emplissait l’air, et il ne voyait plus rien au-delà de quelques mètres. Il haletait à nouveau, perdant le contrôle de sa respiration mesurée à l’intérieur du masque et luttant contre les filtres. Les joints lui faisaient mal et chaque bouffée d’air qu’il aspirait avait un goût de bile et de ce qu’il avait mangé en dernier.
Derrière lui, quelque part dans ce brouillard épais comme de la purée de pois, quelqu’un donnait des coups de pied dans la porte du ballon échoué. Bientôt, l’équipage serait dehors. Bientôt, ils viendraient le chercher.
Tous ces « bientôt » ne lui disaient rien qui vaille, et tous les tronçons du murs en bois étaient froids et nus sous ses mains alors qu’il cherchait son chemin en tâtonnant. Il tendit les paumes et les doigts, même si ceux-ci lui faisaient mal ; il ne savait pas s’ils étaient simplement abîmés, ou bien cassés, ou seulement meurtris et fatigués. Il les avança et tapota chaque lézarde, en essayant de trouver une fissure, ou une porte, ou n’importe quel autre moyen de sortir. Il n’était pas bien épais. Il pouvait passer par un tout petit espace s’il le fallait, sans bruit et sans prévenir…
L’occasion ne se présenta pas.
Une main si forte qu’elle semblait irréelle se plaqua sur la bouche de Zeke recouverte par le masque, le tirant par le cou et le faisant décoller du sol, pour le conduire jusqu’à un recoin le long du mur où l’obscurité était si épaisse qu’elle cachait presque tout.
Elle les dissimula l’un comme l’autre, le garçon et la main qui l’avait agrippé. L’homme qui le tenait avait des bras qui auraient pu être en fer, vu la douceur dont ils faisaient preuve.
Zeke ne lutta pas pour deux raisons. D’abord, il savait déjà que cela ne servirait à rien : la personne qui le tenait était plus forte et un peu plus grande que lui, et elle respirait sans donner l’impression qu’elle allait vomir ou s’évanouir à tout moment. Sur ce point, clairement, son adversaire avait l’avantage. Et ensuite, cet homme tentait peut-être de l’aider. Après tout, il ne voulait pas que les pirates le retrouvent, or, ils s’extirpaient du dirigeable, jurant et braillant tandis qu’ils examinaient les dégâts à une cinquantaine de mètres de là.
Juste au moment où Zeke se mit à penser qu’ils allaient peut-être se remettre à le chercher, le trouver et le ramener jusqu’au vaisseau échoué, les mains qui le tenaient commencèrent à le tirer en arrière, sur le côté.
Zeke fit de son mieux pour coopérer, mais cela impliquait tout un ensemble de faux pas et d’hésitations sur le chemin qui menait à leur destination. Un léger craquement se fit entendre dans l’obscurité, et il sentit un courant d’air froid lui balayer les épaules.
Encore quelques pas, encore quelques croche-pieds… Et une porte se referma derrière lui. Il était enfermé dans une petite pièce avec un escalier et deux bougies brûlant faiblement au-dessus d’une rampe.
Son ravisseur, ou son sauveteur, il ne savait pas encore comment le qualifier, le relâcha et lui permit de faire demi-tour.
Comme Zeke n’était pas bien sûr de sa position ou du danger, il espéra que tout irait pour le mieux et tenta :
— Merci, monsieur. Je crois que ces types allaient me tuer !
Deux yeux marron clignèrent lentement en le regardant. Ils étaient sombres, dotés d’une l’intelligence calme, mais parfaitement indéchiffrables. Leur propriétaire ne disait rien. Il regardait le garçon de haut, car il était plus grand que Zeke de plusieurs centimètres, il était élancé et avait de longs bras croisés sur sa poitrine. Il portait quelque chose que l’adolescent aurait volontiers qualifié de pyjama, mais cette tenue était propre et impeccable, et plus blanche que tout ce que Zeke avait vu jusqu’alors dans les murs de la ville.
Et, comme l’homme ne disait toujours rien, Zeke murmura :
— Ils allaient me tuer, n’est-ce pas ? Et vous… vous n’allez pas… si ?
— Comment est-ce que tu t’appelles ? demanda l’homme, avec une très légère trace d’accent étranger.
— C’est une question à la mode, aujourd’hui, lança Zeke, puis, comme il était coincé dans la pénombre avec cet homme fort et étrange, il ajouta : Zeke. Zeke Wilkes. Je ne veux pas poser de problèmes. Je voulais seulement sortir de la ville. Mon masque se bouche et je ne crois pas que je pourrai tenir ici beaucoup plus longtemps. Est-ce que… Est-ce que vous pouvez m’aider ?
Il y eut à nouveau un long silence, puis l’homme répondit :
— Je peux t’aider, oui. Suis-moi, Zeke Wilkes. Je crois que je connais quelqu’un qui aimerait te rencontrer.
— Moi ? Pourquoi moi ?
— À cause de tes parents.
Zeke se raidit et tenta de calmer les battements de son cœur.
— Qu’est-ce qu’ils viennent faire là-dedans ? demanda-t-il. Je ne suis pas là pour causer des problèmes. Je cherchais seulement… Je voulais simplement… Écoutez. Je sais que mon père a créé des problèmes et que ce n’est pas exactement un héros par ici, mais…
— Tu risques d’être étonné, répondit l’homme d’un ton léger. Par ici, Zeke.
Il indiquait les escaliers et le couloir qui se trouvait au bout.
Zeke le suivit sur des jambes qui tremblaient de fatigue, de douleur et de peur.
— Que voulez-vous dire ? Je risque d’être étonné ? Qui êtes-vous ? Est-ce que vous connaissiez mon père ?
— Je m’appelle Yaozu, et je n’ai pas connu l’homme qui s’appelait Leviticus Blue. Mais je connais le Dr. Minnericht qui peut, j’en suis sûr, t’en dire beaucoup.
Il regarda par-dessus son épaule, cherchant à croiser le regard de Zeke.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai des questions à lui poser ?
— Tu es un jeune homme d’un certain âge, répondit Yaozu. Si j’en crois mon expérience, les jeunes hommes d’un certain âge commencent à remettre le monde en question, ainsi que ce qui leur a été dit. Je pense que notre étrange docteur sera… très utile dans ta quête.
— On m’a déjà parlé de lui, lança Zeke prudemment.
— Depuis combien de temps es-tu ici ? demanda Yaozu.
Il tourna à un angle avant de s’arrêter devant une large porte déformée, encadrée de tentures et de joints. Il souleva un loquet et tira de toutes ses forces, et le battant s’ouvrit dans un grincement.
— Je ne sais pas. Pas longtemps. Un jour. Deux, peut-être, supposa Zeke, même s’il avait l’impression que cela faisait au moins une semaine.
Yaozu maintint la porte ouverte et lui fit signe de passer. Il y avait de la lumière de l’autre côté, alors il laissa la bougie dans une fente du mur.
— Si tu étais là depuis pas plus longtemps qu’une heure, je suis sûr que tu aurais déjà entendu parler de lui.
Zeke avança face à un courant d’air qui arrivait par à-coups et, une fois qu’il fut à l’intérieur de la pièce suivante, Yaozu le suivit.
— C’est quelqu’un d’important ?
— Très important, oui, répondit l’homme, sans pour autant avoir l’air particulièrement impressionné.
— Et vous travaillez pour lui ?
Il ne répondit pas immédiatement mais, lorsqu’il le fit, ce fut pour dire :
— En quelque sorte. Nous sommes partenaires, d’une certaine façon. Il est excellent lorsqu’il s’agit d’électricité, de mécanismes et de vapeur.
— Et vous ? demanda Zeke.
— Moi ? (Il poussa une petite exclamation qui aurait pu être un « hum ! » ou un « oh ! ».) Je suis un homme d’affaires, en quelque sorte. Mon rôle est de maintenir la paix et l’ordre de façon que le docteur puisse travailler sur ses projets. (Et il changea immédiatement de sujet.) Encore une porte et tu pourras enlever ton masque. Elles sont isolées, tu comprends. Nous devons conserver propre l’air que nous faisons entrer.
— Bien sûr.
Zeke regarda une nouvelle porte s’ouvrir au milieu des tentures. De l’autre côté, il n’y avait pas de nouveau couloir, mais une petite pièce remplie de lampes qui l’éclairaient entièrement.
— Alors vous êtes un homme de loi, ici, commenta-t-il. Quelque chose comme ça ?
— Quelque chose comme ça.
— Mon grand-père était un homme de loi.
— Je sais, répondit Yaozu.
Il ferma la porte derrière eux et retira son masque, révélant une tête parfaitement chauve et un visage lisse qui aurait aussi bien pu avoir vingt-cinq que cinquante-cinq ans. Zeke fut incapable de le deviner.
— Tu peux retirer le tien, dit-il en pointant du doigt la tête du garçon. Mais fais attention, on dirait que tu t’es blessé.
— Alors c’est une bonne chose que vous ayez un docteur ici, hein ?
— C’est une bonne chose, oui. Suis-moi. Je vais te conduire jusqu’à lui, maintenant.
— Maintenant ?
— Maintenant, répondit-il.
Cela n’avait pas été formulé comme une demande, mais plutôt comme un ordre, et Zeke ne voyait pas comment refuser. Bien entendu, il avait peur, il se rappelait ce qu’Angeline lui avait dit dans sa fureur déchaînée. Et il était également nerveux, car il y avait quelque chose chez ce Chinois impassible qui le mettait profondément mal à l’aise, même s’il n’arrivait pas à savoir quoi précisément. L’homme avait été extrêmement poli, mais la force de ses bras et l’insistance de son ton n’étaient pas les arguments d’un négociateur amical.
Il avait l’habitude qu’on lui obéisse, et Zeke n’était pas un garçon qui avait l’habitude d’obéir.
Mais la boule dans son ventre ne voulait pas savoir ce qui se passerait s’il tentait de lutter, où s’il se mettait à courir, et sa poitrine lui faisait mal rien qu’avec l’effort qu’il faisait pour respirer. Il décida qu’il pourrait y réfléchir par la suite. Il trouverait un plan d’évasion plus tard, pour le moment, il pouvait enlever son masque. Et cela lui suffisait.
Autour des joints, sa peau lui faisait mal. Elle était brûlée et irritée comme s’il avait versé du poivre dessus, mais soudain, lorsqu’il détacha une boucle et une agrafe, la visière et les filtres libérèrent son visage. Zeke le laissa tomber au sol et se mit à gratter sa peau rougie du bout des ongles.
Yaozu attrapa fermement le bras du garçon et l’écarta.
— Ne gratte pas. Cela ne ferait qu’empirer. Le docteur va te donner un onguent et l’irritation va disparaître rapidement. C’est la première fois que tu portais un masque ?
— Pendant plus de quelques minutes ? Oui, reconnut le garçon en baissant les mains et luttant pour ne pas céder à la tentation.
— Je vois. (Il ramassa le masque de Zeke et l’examina, le retourna puis tripota les filtres et la visière.) C’est un ancien modèle, observa-t-il. Et il a besoin d’être nettoyé.
— Sans blague ? dit Zeke en faisant la moue. Où allons-nous ?
— En bas. Sous la vieille gare qui n’a jamais servi. (Il évalua le garçon d’un regard, observant ses vêtements abîmés et sa coiffure négligée.) À mon avis, tu vas trouver le lieu assez exceptionnel.
— Exceptionnel ?
— Oui. Nous avons créé une vraie maison, là-dessous. Tu seras peut-être étonné.
— La plupart des choses que j’ai vues ici avaient l’air assez mal en point et minables, indiqua Zeke.
— Ah, mais tu n’as pas encore vu la gare, n’est-ce pas ?
— Non, monsieur.
— Bien. Laisse-moi te faire les honneurs.
Il se dirigea vers le mur, où il tira sur un autre levier.
Dans un endroit qui échappait à la vue de Zeke, des chaînes crissèrent et des engrenages se mirent à tourner. Devant lui, le mur coulissa le long d’un rail, révélant une superbe pièce remplie de lumière.
Il y avait également du marbre et du laiton, ainsi que des sièges en bois poli recouverts de coussins de velours. Au sol s’étendait une mosaïque de carreaux et de métal. Mais plus Zeke regardait les lumières, plus il se disait que ce n’était peut-être pas des flammes, après tout : cela ressemblait à quelque chose d’autre. De toute évidence, le joli plafond incurvé n’était ni brûlé ni sali par de la suie.
Une fois qu’il eut repris son souffle et que le mur derrière lui eut retrouvé sa position de départ, il demanda :
— Qu’est-ce que c’est que ces lumières, là-haut ? Comment ça fonctionne ? Ça ne sent pas le gaz et je ne vois pas de fumée.
— Ce sont l’avenir. (La réponse était mystérieuse, mais n’avait pas pour but de le taquiner.) Par ici. Je vais te préparer une chambre et un bain. Je vais demander au docteur si nous avons des vêtements, et peut-être de quoi manger et boire. Tu as eu de longues journées qui ne t’ont rien épargné.
— Merci, répondit-il par simple politesse. (Mais l’idée de manger un morceau lui plaisait et il n’avait jamais eu aussi soif de toute sa vie, même s’il ne s’en était pas rendu compte avant d’en entendre parler.) Cet endroit est magnifique, ajouta-t-il. Vous avez raison. Je suis étonné. Je suis… impressionné.
— C’était facile d’en faire un bel endroit. Personne ne l’a jamais considéré comme une gare. Elle n’était même pas terminée lorsque le Fléau est arrivé. Le docteur et moi avons aménagé quelques pièces, comme cette salle d’attente, avec les matériaux qui avaient déjà été apportés là pour sa construction. C’était presque parfait, il n’y avait que quelques modifications à faire.
Il indiqua le plafond, où trois gigantesques tuyaux munis de ventilateurs étaient alignés. Ces derniers ne tournaient pas pour le moment, mais Zeke se dit que le bruit devait être étourdissant quand ils étaient en marche.
— C’est pour l’air ?
— En effet, oui. C’est pour l’air. Les ventilateurs ne fonctionnent que quelques heures par jour, car il ne nous en faut pas davantage. Nous prenons l’air par-delà le Fléau, au-delà de la ville. Les tuyaux passent par-dessus le mur, expliqua-t-il. C’est pour cela que tu peux respirer ici. Mais nous ne vivons pas dans cette pièce. Les chambres, les cuisines et les salles de bains sont de ce côté-là.
Zeke suivit presque impatiemment, curieux de voir la suite. Mais avant de sortir de la pièce lumineuse avec son haut plafond et ses fauteuils rembourrés, il remarqua qu’il y avait une porte tout au bout de la salle. Comme les autres, elle avait des joints, mais elle était également barricadée à l’aide de barres en fer et de gros verrous.
Yaozu l’entraîna jusqu’à une plate-forme de la taille d’un appentis et rabattit une grille, puis il tira une poignée au bout d’une chaîne. De nouveau, il y eut des bruits de métal au loin.
La plate-forme se mit à descendre rapidement, non pas comme le dirigeable accidenté qui plongeait, mais plutôt comme une machine dont c’était la finalité.
Zeke attrapa la grille et s’y accrocha.
Après l’arrêt de la plate-forme, Yaozu repoussa la grille et posa une main sur l’épaule de Zeke, le guidant à droite dans un couloir doté de quatre portes. Elles étaient toutes peintes en rouge et étaient équipées d’un judas aussi gros qu’une pièce, aussi bien pour voir à l’extérieur qu’à l’intérieur.
La dernière porte s’ouvrit sans qu’il soit nécessaire de la déverrouiller, ce qui surprit Zeke. Fallait-il trouver rassurant le fait qu’ils n’aient pas l’air de vouloir l’enfermer ? Ou bien est-ce que cela serait dérangeant, car il n’aurait pas l’assurance que son intimité serait respectée ?
Mais la chambre en elle-même était plus belle que toutes celles qu’il avait pu voir auparavant. Il y avait de moelleuses couvertures sur un lit équipé d’un épais matelas, et des lampes suspendues au plafond et installées sur les tables à côté du lit la rendaient lumineuse. De longs et lourds rideaux étaient accrochés à une tringle à l’autre bout de la pièce, ce qui étonna considérablement Zeke.
Il ne les quitta pas du regard jusqu’à ce que Yaozu précise :
— Non, bien sûr qu’il n’y a pas de fenêtres ici. Nous sommes à présent deux étages en dessous du sol. C’est simplement que le docteur aime bien les rideaux. À présent, mets-toi à l’aise. Il y a une cuvette dans l’angle. N’hésite pas à t’en servir. Je vais dire au docteur que tu es ici, et je suis sûr qu’il va s’occuper lui-même de ta blessure.
Zeke se nettoya le visage dans la cuvette, ce qui eut pour effet de transformer l’eau en une boue noirâtre. Lorsqu’il fut aussi propre que possible, il se mit à errer dans la pièce et à toucher toutes les jolies choses qu’il voyait, ce qui lui prit un moment. Yaozu avait raison : il n’y avait pas de fenêtre, pas même une peinture en trompe-l’œil, de l’autre côté des rideaux. C’était simplement un mur, recouvert de la même tapisserie qu’ailleurs.
Il vérifia la poignée de la porte.
Celle-ci tourna facilement. Le battant s’ouvrit et Zeke passa la tête dans le couloir. Il ne vit rien ni personne, à l’exception de quelques meubles contre le mur et d’un tapis qui couvrait toute la longueur du couloir. La plate-forme pour monter et descendre était toujours au même endroit et la grille était ouverte.
Le message était clair : il était libre de s’en aller s’il arrivait à trouver la sortie et s’il voulait partir. Ou du moins, c’était l’impression que le docteur voulait lui donner. Rien ne garantissait à Zeke que, une fois qu’il serait dans l’ascenseur, une alarme ne se déclencherait pas et que des volées de flèches empoisonnées ne seraient pas décochées d’un peu partout à la fois.
Il en doutait, mais pas suffisamment pour tenter quelque chose.
Puis il s’aperçut que Yaozu lui avait pris son masque, et la situation lui sembla un peu plus claire.
Zeke s’assit sur le rebord du lit. Celui-ci était plus doux et plus épais qu’un matelas de plumes, et il rebondissait sous son corps quand il bougeait. Il avait toujours très soif, mais il avait sali la seule eau qui se trouvait dans la pièce. Il avait mal à la tête, mais il ne voyait pas ce qu’il pouvait y faire. Il avait toujours faim, mais il n’y avait rien à manger et, quand il y songeait, il était finalement plus fatigué qu’affamé.
Il remonta ses pieds sur le lit sans même prendre la peine d’enlever ses chaussures. Il replia les genoux et se pelotonna contre l’oreiller le plus proche, puis il ferma les yeux.
XX
Briar se retira pour aller faire un brin de toilette et, quand elle revint, Lucy était assise sur une chaise, son bras posé sur la table. Il était entouré de boulons, d’engrenages et de vis. Un jeune Chinois, qui ne devait pas être beaucoup plus vieux qu’Ezekiel, s’affairait autour de l’articulation du poignet de Lucy avec un bidon d’huile et une longue paire de pinces.
Il regarda Briar à travers une paire de lunettes complexes qui comportaient des verres ajustables et emboîtables fixés sur les côtés.
— Briar ! s’écria joyeusement Lucy, tout en veillant à ne pas remuer son bras. Voici Huojin, mais je l’appelle Huey et cela n’a pas l’air de le déranger.
— Non madame, répondit-il.
— Bonjour… Huey, dit Briar en le saluant. Comment se présente son bras ?
Il pencha à nouveau la tête vers le dispositif ouvert, de façon à mieux voir la zone de travail grâce aux verres de ses lunettes.
— Pas mal, pas extraordinaire. Le bras est une belle machine, mais ce n’est pas moi qui l’ai inventée ou construite. Du coup, il faut que je cherche, dit-il.
Son anglais était teinté d’un accent, mais celui-ci n’était pas très marqué et le discours était tout à fait compréhensible.
— Si j’avais les tubes en cuivre dont j’ai besoin, je pense que je pourrais le remettre en état. Mais il a fallu que j’improvise.
— « Improvise », vous avez entendu ça ? dit Lucy en riant. Il apprend l’anglais dans les livres. Et, quand il était tout petit, il s’entraînait avec nous tous. À présent, il parle bien mieux que la plupart des hommes que je connais.
Briar se demanda ce qu’il faisait dans les souterrains alors qu’il n’était qu’un enfant. Elle faillit poser la question, mais se dit que cela ne la concernait pas, alors elle se retint et déclara :
— Eh bien, je suis heureuse qu’il puisse vous réparer. Est-ce que vous pouvez m’en dire davantage sur cette marque à l’extérieur de Chez Maynard ? Qu’est-ce que ça signifie ?
Lucy secoua la tête.
— Cela veut dire que Minnericht aime marquer son territoire comme un chien, en pissant partout. Je me demande ce qu’il avait contre mon bar. Cela faisait un moment qu’il nous fichait la paix, peut-être qu’il s’est tout simplement dit qu’il était temps de se rappeler à notre bon souvenir. Ou peut-être que Squiddy lui doit encore quelque chose.
— Monsieur Swakhammer pense que, peut-être, un des hommes de Minnericht m’a aperçue. Peut-être que le docteur est en colère parce que je suis allée Chez Maynard sans lui rendre visite avant.
Lucy ne répondit pas. Elle fit semblant d’observer Huey alors qu’il refermait le panneau sur son bras et le remettait en place. Finalement, elle déclara :
— C’est possible. Il a des yeux partout. Il aurait simplement pu frapper à la porte ou laisser un message, mais non. À la place, il nous envoie les morts, pour mater notre résistance, et peut-être éliminer un homme ou deux, histoire que le message soit clair. Je me demande ce qu’il penserait si nous allions sous la gare et faisions sauter ses verrous. Qu’il se débrouille avec les morts chez lui ! Ce serait un acte de guerre. Et peut-être que nous devrions le faire.
Huey vérifia le panneau et resserra la dernière vis. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise et retira les lourdes lunettes de son front. Les sangles s’accrochèrent autour de ses oreilles, puis se détachèrent avec un claquement.
— C’est terminé, madame O’Gunning. J’aimerais pouvoir le réparer un peu mieux pour vous, mais je ne peux pas faire plus.
— Mon petit cœur, c’est tout simplement formidable, et je ne te remercierai jamais assez. Quoi que tu veuilles, quoi qu’il te faille, dis-le-moi. La prochaine fois que les aviateurs passeront par la ville, je passerai commande.
— D’autres livres ? demanda-t-il.
— D’autres livres. Autant qu’ils pourront en transporter pour toi, jura-t-elle.
Le garçon réfléchit pendant un moment, puis demanda :
— Est-ce que vous savez quand le
— Je suis désolée, mon cœur, mais je ne sais pas. Pourquoi ? Tu veux laisser un message pour Fang ?
— Oui, madame, répondit-il. Je voudrais quelques livres en chinois, et il sait certainement où les obtenir. Je pense qu’il doit savoir lesquels sont les meilleurs.
— Considère que c’est chose faite. Je m’arrêterai à la tour mardi, et je me renseignerai pour toi. (Elle passa ses doigts dans les cheveux du garçon, et bien qu’ils soient un peu raides, le geste fut aussi doux qu’elle l’avait souhaité.) Tu es un bon garçon, Huey. Un gentil garçon, et intelligent en plus.
— Merci madame, répondit-il.
Puis il esquissa une révérence et repartit dans les couloirs des Coffres.
— En effet, il parle bien, déclara Briar.
— J’aimerais pouvoir dire que j’y suis pour quelque chose, mais non. Je lui ai juste donné ce que j’avais, et il a tout appris par luimême. (Elle inclina le bras de gauche à droite, puis de haut en bas.) Vous voyez, dit-elle, je pense que ça ira pour un moment. Ce n’est pas parfait, mais ça fonctionne plutôt bien.
— Est-ce que cela signifie que vous ne voulez pas aller voir Minnericht, finalement ? demanda Briar.
— Peut-être, peut-être pas, répondit Lucy. Donnez-moi quelques heures pour voir comment ce bras fonctionne. Et vous ? Est-ce que vous avez toujours envie d’aller jusqu’à King Street pour le rencontrer ?
— Je pense que oui. De plus, si monsieur Swakhammer a raison, vous ne pourrez pas me cacher éternellement. Il sait que je suis ici, quelque part, et il continuera de me poursuivre si je ne me présente pas de moi-même. Je ne veux pas vous poser de problèmes, Lucy.
— Nous avons l’habitude des problèmes, ma chère. Nous en avons tout le temps, et s’il ne nous embêtait par à votre sujet, il trouverait autre chose. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Laissez-moi appeler Squiddy. Nous verrons s’il peut vous emmener jusqu’aux anciens bâtiments financiers. Il connaît cet endroit mieux que personne, croyez-moi. S’il y a un signe du passage de votre fils là-bas, il le trouvera.
Briar haussa les sourcils.
— Vraiment ? (Elle essaya de se souvenir de quel client de Chez Maynard il s’agissait.) L’homme mince avec les favoris et la barbiche ?
— C’est ça. C’est un vieux fou, mais nous sommes tous dans ce cas, ici. Maintenant, écoutez : Squiddy était une petite frappe quand il avait l’âge de Huey, et même plus jeune. Bien avant le mur, il avait prévu de s’introduire lui-même à l’intérieur des banques. Il a dessiné toutes sortes de plans, et il connaît par cœur tous les coins et recoins… Et je pense que ça l’a rendu dingue que le Boneshaker entre dans le quartier en premier. (Elle bougea à nouveau son bras et grimaça.) Mais ne vous méprenez pas, c’est un chic type. Il est intelligent, à sa façon, et il adore se rendre utile. Il ne vous fera pas de coups bas et ne vous laissera pas tomber.
— Comme c’est rassurant, répondit Briar.
— Oh, je sais bien. Allez, maintenant, vous devriez vous dépêcher. Il fera nuit rapidement. Il ne fait jamais jour très longtemps, à cette époque de l’année. Alors allez chercher Squiddy et faites un tour avec lui pendant que vous en avez encore le temps. Il vous attend. Je lui ai déjà dit qu’il était chargé de vous montrer ces endroits, et il était d’accord.
Elle le trouva en train de jouer aux cartes avec Willard et Ed.
Il replia son jeu et toucha le bord de son chapeau pour saluer Briar, qui ne savait pas vraiment si elle devait en faire autant. Alors elle fit un signe de la tête et lui dit :
— Bonjour. Lucy a dit que vous seriez assez aimable pour m’accompagner dans les bâtiments financiers pendant une heure ou deux, rapidement, avant le coucher du soleil.
— C’est exact, madame. Ça ne me dérange pas de travailler le jour du Seigneur. Laissez-moi seulement attraper mes affaires.
Squiddy Farmer était un homme très élancé, du menton jusqu’aux orteils. Il portait un pantalon serré et une veste boutonnée qui était si ajustée qu’on pouvait lui compter les côtes. Il enfila un chandail en laine sur l’ensemble et, bien que celui-ci soit suffisamment long pour lui arriver jusqu’aux hanches, l’encolure était suffisamment étroite pour lui serrer la tête. La chevelure poivre et sel subsistant sur son crâne dégarni en émergea subitement.
Il sourit, affichant une rangée de dents relativement complète qui ne devait pas souvent voir une brosse. Derrière l’endroit où ils jouaient aux cartes, sur une desserte, il récupéra un casque en forme de bulle avec une ouverture sur le devant. Lorsqu’il croisa le regard perplexe de Briar, il expliqua :
— C’est un des modèles du Dr. Minnericht. Il a dit que je pouvais le récupérer, car personne ne l’aimait vraiment et il ne faisait que prendre la poussière.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Est-ce qu’il fonctionne ?
— Il fonctionne. Il fonctionne même très bien, mais il est très lourd. Et je dois découper mes propres filtres. Mais cela ne me gêne pas. J’aime bien pouvoir regarder partout, vous savez.
Il lui montra que le verre incurvé allait d’une oreille à l’autre, et elle fut forcée d’admettre que ça avait l’air pratique.
— Peut-être qu’un jour il fabriquera une version plus légère.
— J’ai entendu dire qu’il avait travaillé là-dessus, répondit Squiddy. Mais, s’il en a fabriqué un autre, il ne m’a jamais laissé l’approcher. Vous êtes prête ?
Elle montra son masque et confirma qu’elle l’était.
Il enfila sa protection en forme de globe et cela lui donna l’allure d’une sucette.
— Allons-y, alors !
Briar sangla le masque sur son crâne et lui emboîta le pas. Elle avait l’impression qu’elle venait à peine de l’enlever, mais elle en comprenait la nécessité et, contre toute attente, elle s’y habituait presque.
Elle traversa un dédale sombre de couloirs, descendit des marches mal réparées et s’enfonça dans un sous-sol bruyant où le vrombissement des machines lui emplissait les oreilles.
Squiddy n’avait pas l’habitude qu’on lui demande de jouer les guides, et il ne donna donc pas beaucoup d’explications pendant cette visite. Il pensa toutefois à mentionner :
— Nous conservons d’autres filtres ici. (Il indiquait le treillis métallique sous ses pieds.) Pour une expérience.
— De quel genre ?
— Eh bien, vous voyez, actuellement, si nous voulons maintenir de l’air propre dans les endroits sûrs, nous devons le pomper au-dessus des murs. Mais ce jeune Chinois a dit qu’il n’était peutêtre pas nécessaire de faire cela. D’après lui, nous pouvons peutêtre nettoyer l’air sale aussi facilement que nous pouvons en faire entrer du propre. Je ne sais pas s’il a raison ou tort, mais certaines personnes ici pensent que ça vaut le coup d’essayer.
— Pomper tout cet air doit être une vraie corvée.
— C’est sûr, c’est sûr, approuva-t-il.
Les grilles sur lesquelles ils marchaient résonnaient sous leurs pas et cédèrent rapidement la place à un palier avec trois portes barricadées. Squiddy ajusta son casque massif et attrapa un des trois leviers qui se trouvaient au sol.
— Nous ne pouvons pas aller plus loin à couvert, lui dit-il. C’est ici le terminus. Nous sortons et revenons par celle du milieu. (Il indiqua la porte.) Elles sont visibles de l’extérieur. Nous y avons fait très attention. Tout devait être bien isolé parce que le gaz est encore pire ici.
— Bien sûr, répondit-elle. Il fallait bien qu’il soit pire, ici au centre.
— Est-ce que vos filtres sont neufs ?
— Je les ai changés juste avant que nous quittions les Coffres.
Il attrapa le levier et s’appuya contre lui.
— Bien. Parce que cette règle des huit ou dix heures… elle n’est pas très utile, ici. Ces filtres ne dureront pas plus de quelques heures, peut-être deux ou trois. Nous allons près de la faille.
— Ah oui ?
— Oh oui ! (Le levier se rabattit presque entièrement, manquant de toucher le sol. Cela actionna une chaîne, quelque part, hors de vue, et une fente apparut autour de la porte centrale.) Nous nous trouvons juste sous la vieille First Bank. C’est l’endroit le plus profond que le Boneshaker ait atteint, et c’est là que le Fléau semble être le plus redoutable. Voilà pour les mauvaises nouvelles.
— Vous dites cela comme s‘il y en avait des bonnes, observa Briar, tandis que la porte s’ouvrait lentement vers l’extérieur, dans le vieux quartier effondré où se dressaient auparavant les banques.
— Il y en a, insista-t-il. La bonne nouvelle, c’est qu’on trouve moitié moins de Pourris par ici. Le gaz les dévore jusqu’au bout, alors ils se tiennent à l’écart, et ceux qui s’y risquent, ils ne durent pas longtemps. Tant que j’y pense, il serait peut-être judicieux de boutonner votre manteau jusqu’en haut. Vous avez des gants, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit-elle en remuant les doigts pour les montrer.
— Bien, enfoncez votre chapeau. Sur vos oreilles, si c’est possible. Il vaut mieux éviter de laisser la moindre parcelle de peau visible, si vous pouvez. Le gaz vous brûlerait, déclara-t-il solennellement. Ce serait comme poser la main sur un four. Il attaquera aussi votre chevelure, et vous y avez déjà un peu d’or.
— C’est orange, dit-elle d’une voix maussade. Normalement ils sont noirs, mais avec toute cette pluie qui contient du Fléau, il y a des mèches orange, maintenant.
— Rangez-les dans votre col, si vous n’avez pas de foulard. Ça protégera votre cou.
— Bonne idée, répondit-elle, et elle fit ce qu’il suggérait.
— Vous êtes prête ?
— Je suis prête.
Son visage taillé à la serpe vacillait derrière la courbe imparfaite du verre de son casque.
— Allons-y, dit-il. Soyez aussi silencieuse que possible, mais ne vous inquiétez pas trop. Comme je vous l’ai dit, nous serons presque seuls.
Il regarda le Spencer d’un air entendu.
— Jeremiah a dit que vous étiez une bonne tireuse.
— Je
— Bien, répondit-il. Mais histoire que vous soyez au courant, si vous devez vous mettre à tirer ici, il y a de grandes chances pour que ce ne soit pas sur des Pourris. Minnericht a des amis, ou des hommes de main, peu importe. Parfois, ils patrouillent par ici. C’est la limite du territoire entre les quartiers chinois et la vieille gare ferroviaire. Vous savez qu’ils étaient en train de construire une nouvelle gare, lorsque le mur a été monté ?
— Oh oui, répondit-elle, puis elle lança : j’ai entendu dire que Minnericht vit là-bas, sous le bâtiment à moitié construit.
— C’est vrai. C’est ce que j’ai entendu également.
Il s’appuya contre la porte afin de l’ouvrir de quelques centimètres supplémentaires, et elle s’entrebâilla presque autant qu’elle le pouvait. Ce ne fut que lorsqu’elle se rabattit complètement sur le côté que Briar comprit qu’ils sortaient d’un sous-sol.
— Est-ce que vous l’avez déjà rencontré ? demanda-t-elle. Le Dr. Minnericht, je veux dire.
— Non, madame, lui répondit Squiddy, sans croiser son regard.
— Vraiment ? Pour de vrai ?
Il lui tint la porte ouverte et elle se retrouva dans un endroit qui était toujours sous terre, mais qui laissait apparaître les rues détruites au-dessus de leurs têtes. Le faible soleil de l’après-midi en soulignait les contours et illuminait la fosse.
— Oui, reprit-il. Pourquoi, vous avez des doutes ?
— C’est que vous avez dit qu’il vous avait donné le casque. Et j’ai entendu dire que vous lui deviez de l’argent parfois, c’est tout. Je pensais que vous l’aviez peut-être vu. Je suis simplement curieuse. Je me demande à quoi il ressemble.
Elle était sûre qu’il avait entendu les rumeurs, comme tout le monde, mais comme il ne savait pas qu’elle avait discuté avec Swakhammer et Lucy, il ne devait pas se douter qu’elle s’était déjà fait une opinion sur le mystérieux docteur.
Son guide la suivit et laissa la porte se rabattre. Une fois fermée, il était impossible de la repérer ; ses abords avaient été recouverts de détritus et, lorsque les charnières étaient actionnées, la terre ellemême semblait s’ouvrir pour les laisser sortir.
Squiddy répondit finalement :
— Je lui ai dû de l’argent une ou deux fois, c’est exact. Mais, en réalité, c’est à ses hommes que je devais quelque chose. Il m’est arrivé de travailler avec eux, un peu. Pas beaucoup, ajouta-t-il rapidement. Je n’ai jamais vraiment été sous ses ordres. Mais j’ai fait quelques commissions pour un peu de nourriture ou de whisky.
Il était planté à côté de la porte et il était évident qu’il se serait gratté la tête s’il avait pu.
— Lorsque nous nous sommes retrouvés entre les murs, ici, nous n’avions pas tout compris, au début. Pendant quelques années, les temps ont été durs. Bien sûr, c’est encore difficile aujourd’hui, je sais bien. Mais avant, on pouvait mourir en respirant. On se battait avec les Pourris pour des pelures de fruits abîmés et de la viande de rat.
— Vous avez fait ce que vous aviez à faire. Je comprends.
— Bien, bien. Je suis heureux que vous soyez si compréhensive. (Il lui décocha son fameux sourire aux dents jaunes.) Je pensais bien que vous le seriez. Vous avez de qui tenir.
Au début, elle ne saisit pas le sens de ses paroles, puis elle se souvint de la raison pour laquelle ils l’avaient adoptée si rapidement.
— Bien, dit-elle, parce qu’elle ne savait pas vraiment ce qu’elle pouvait dire d’autre.
Elle avait passé vingt ans à essayer de prouver qu’elle n’avait rien à voir avec son père et, à présent, elle devait remercier sa réputation pour la protection qu’elle lui offrait dans un endroit aussi étrange. Elle se demanda ce qu’il en aurait pensé. En son for intérieur, elle supposait qu’il en aurait été ravi, mais il lui était arrivé de se tromper par le passé.
Alors, elle répondit :
— J’apprécie ce que vous venez de dire.
Et elle ne lui posa pas d’autres questions. Elle préférait écouter le silence que ses mensonges.
— Dites-moi, mademoiselle Wilkes. Qu’est-ce que nous cherchons, exactement ?
— Un signe, répondit-elle. De mon fils, je veux dire. N’importe quoi qui pourrait prouver qu’il est venu ici.
— Comme quoi ?
Elle se mit à réfléchir en faisant son chemin parmi les débris. Des morceaux de passerelles en bois pourrissaient au bord des rues délabrées, et des éclats tombèrent sur son chapeau. Il n’y avait pas de vent et il n’y avait aucun son. C’était comme se tenir sous l’eau stagnante d’un bassin. Tout autour d’eux, l’air jaune et sale ne bougeait pas. À tout moment, pensa Briar, le monde pouvait s’arrêter et elle resterait là, figée dans de l’ambre.
Elle déclara :
— Comme n’importe quoi qui pourrait être différent depuis la dernière fois que vous êtes passé ici. Des empreintes ou… ou des choses comme ça. Je ne sais pas. Dites-moi ce que je suis en train de regarder, vous voulez bien ? Je ne comprends pas bien. Où sommes nous, exactement ?
— C’est ici que le Boneshaker est passé sous la rue et qu’elle s’est effondrée. Nous marchons dessus à présent, mais là-haut (il indiqua le sol déchiqueté au-dessus de leurs têtes), c’est le reste de la rue. Et les trottoirs. Et tout ce qui était à la surface il y a seize ans.
— Fantastique, lança-t-elle. Il fait sombre, ici. Je ne vois presque rien.
— Je suis vraiment désolé. Je n’ai pas apporté de lanterne.
— Ne vous excusez pas, répondit-elle.
Elle se dirigea vers un endroit qui semblait être le fond, ou le rebord, ou un angle éloigné de la fosse. Droit devant elle, un gouffre noir s’ouvrait et plongeait dans la terre. Au-delà de quelques dizaines de centimètres, elle ne voyait absolument plus où il allait ou ce qu’il pouvait contenir.
— Il y a quelqu’un ? demanda-t-elle, mais elle ne le cria pas très fort et elle aurait été choquée de recevoir une réponse.
Il n’y en eut pas.
— Nous pouvons remonter au niveau de la rue, si vous voulez. Par-là, dit Squiddy. (Il la conduisit à un rebord profondément découpé et indiqua des planches et des briques qui étaient empilées.) Il faut grimper, mais ce n’est pas trop difficile. Vous pourrez mieux voir de là-haut.
— D’accord. Passez devant.
Il escalada la pente facilement, aussi alerte qu’un homme deux fois plus jeune. Puis il arriva en haut et l’attendit, dos au soleil, debout au bord du trou béant. Briar se hissa jusqu’à lui et saisit sa main lorsqu’il la lui offrit. Il la tira sur le rebord et tourna la tête dans son casque.
— Superbe, n’est-ce pas ?
— En effet.
Si elle avait dû choisir dix mots pour décrire le paysage devant elle, « superbe » n’en aurait certainement pas fait partie. Si elle n’avait rien su de la situation, elle aurait sans doute supposé qu’il y avait eu une guerre. Elle aurait imaginé qu’il y avait eu un terrible désastre ou qu’une explosion avait tout détruit. Là-haut, auparavant, il y avait eu des bâtiments imposants qui abritaient l’argent et l’activité des investisseurs. Il n’en demeurait à présent qu’une longue plaie ouverte à même le sol. Les bordures de la faille s’effritaient et elle se remplissait peu à peu de décombres.
À un endroit, il semblait y avoir un empilement de galets sortis de la rivière. En y regardant de plus près, il s’avéra que c’étaient des crânes, cassants et gris. Ils s’étaient entassés dans un petit ravin après s’être détachés de leurs corps oubliés.
Briar lutta pour retrouver son souffle. C’était difficile, comme elle aurait dû s’y attendre, étant donné les avertissements de Squiddy à propos de l’air. Mais c’était un véritable effort d’aspirer une bouffée d’oxygène par ses filtres contre lesquels se collaient les impuretés. C’était comme respirer à travers un matelas en plume.
Et comment allait-elle faire pour savoir si son fils était venu là ?
En regardant en bas, dans la fosse, elle ne vit trace d’aucune piste, pas même celle qu’elle avait récemment utilisée. Le terrain n’était pas propice à garder les empreintes. Un éléphant aurait pu traverser les décombres sans y laisser de marques.
Une vague de désespoir s’empara d’elle et elle se débattit avec toutes les possibilités.
Elle était à court d’idées. Elle n’aurait pas pu dire si une armée de Zeke était venue ici. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était se jurer que non, il ne devait pas être dans cet immense tunnel. Non, il ne pouvait pas être en train de suffoquer ou de se débattre au fond d’un trou que son père avait creusé avant même sa naissance. Non, cela n’avait pas d’importance qu’il ne puisse pas connaître les caractéristiques de l’air à cet endroit. Non, non, et encore non.
— Il n’est pas là, dit-elle, et les mots résonnèrent à l’intérieur de son masque.
— C’est une bonne chose, non ? demanda Squiddy. (Il leva ses sourcils épais derrière la visière en verre.) Vous n’aimeriez pas le retrouver ici, n’est-ce pas ?
— Je suppose que non.
— Nous pourrons revenir quand il fera jour, tôt demain matin. Nous pourrons regarder à l’intérieur du tunnel. Vous n’aurez pas à ramper beaucoup. S’il est allé à l’intérieur, il n’est pas allé bien loin.
— Peut-être, gémit-elle. Oui. Je ne sais pas. Peut-être. Il fait de plus en plus sombre. (Elle avait ajouté cette observation car elle ne savait quelle réponse choisir.) Quelle heure est-il ?
— Il fait toujours sombre, ici, confirma-t-il. Je ne sais pas quelle heure il est. On approche du déjeuner, c’est tout ce que je sais. Qu’est-ce que vous voulez faire, maintenant ?
Elle n’avait pas de réponse à ça non plus. Alors elle essaya :
— Est-ce que vous avez des idées ? Des endroits où nous pourrions chercher ? Est-ce qu’il y a d’autres zones sécurisées, ou des lieux dégagés où l’on peut respirer dans les environs ?
La tête surdimensionnée de Squiddy pivota de gauche à droite alors qu’il examinait les alentours.
— Je suis bien obligé de vous dire que non, mademoiselle Wilkes. Il n’y a pas d’endroit où l’on peut respirer avant d’arriver là où les Chinois s’installent pour la nuit. Ils vivent à côté de leurs anciens quartiers, par là, indiqua-t-il.
— Et le Dr. Minnericht ?
— Par là. (La direction était à angle droit de celle qu’il avait montrée en premier.) À peu près à la même distance. Le point le plus proche pour entrer et avoir un peu d’air, c’est l’endroit d’où nous venons, et je ne pense pas que quiconque puisse le trouver à moins de savoir qu’il est là.
De la fosse, Briar pouvait à peine distinguer l’endroit d’où ils étaient venus.
— Vous avez certainement raison, répondit-elle, heureuse qu’il ne puisse pas voir son visage alors qu’elle disait cela.
Tandis que le ciel grisâtre au-dessus de leurs têtes se couvrait et prenait une teinte plus sombre, ils redescendirent et retournèrent dans le passage souterrain. La porte se referma derrière eux avec un bruit de succion, les mettant une nouvelle fois à l’abri dans la luminosité des machines et des filtres.
— Je suis vraiment désolé, lui dit-il, toujours à travers le casque, car ils n’avaient pas encore passé suffisamment de joints pour respirer librement. J’aurais aimé que vous trouviez un signe de sa présence. C’est vraiment dommage que nous n’ayons rien vu.
— Merci de m’avoir conduite jusqu’ici, lui répondit-elle. Rien ne vous obligeait à le faire, et j’apprécie. À présent, je pense que je vais retourner auprès de Lucy pour savoir comment elle va. Si elle le souhaite toujours, nous allons peut-être rendre une petite visite à ce fameux docteur.
Squiddy ne répondit pas tout de suite, comme s’il mâchait une phrase avant de la cracher. Puis il lança :
— C’est peut-être une bonne idée. Il est toujours possible que le Dr. Minnericht ait retrouvé votre garçon et l’ait ramené. Ou que l’un de ses hommes l’ait fait. Il en a un peu partout.
La gorge de Briar se resserra comme si une main l’étranglait. Elle y avait déjà pensé et, même si elle était fermement, entièrement, indubitablement convaincue que le docteur n’était pas son ancien mari… cela lui retournait quand même l’estomac. S’il y avait une chose dont elle s’était toujours félicitée, c’est que Zeke n’ait jamais rencontré son père, et elle n’avait pas l’intention de laisser un escroc se glisser dans le rôle.
Mais au lieu de crier tout cela à travers le masque, comme elle en avait désespérément envie, elle s’éclaircit la gorge et lui dit :
— Il a des gens qui travaillent pour lui ? Ce docteur ? J’en ai déjà entendu parler mais je n’en ai pas encore vu.
— Eh bien, ils ne portent pas d’uniformes, répondit Squiddy, mais ils sont faciles à repérer. En général, ce sont des aviateurs qui ont échoué ici, ou des revendeurs qui viennent et puis s’en vont. Quelques chimistes travaillent également avec lui. Il cherche en permanence de nouveaux moyens pour fabriquer le suc, ou pour en simplifier la fabrication. Parfois, ce sont des espèces de grosses brutes qui viennent de l’autre côté du mur, et parfois, juste des accros au suc qui s’acquittent de quelques commissions, où rendent des services. Il s’est créé une petite armée ici, si vous voulez savoir la vérité. Mais ce ne sont jamais deux fois les mêmes soldats.
— On dirait que les gens vont et viennent beaucoup. Ça n’a pas l’air facile de travailler avec lui.
— C’est vrai, marmonna-t-il. En tout cas, c’est ce que j’ai entendu dire. Mais vous êtes nouvelle ici, à l’intérieur, et vous ne posez aucun problème. Vous cherchez juste votre gamin, c’est tout, alors je ne crois pas qu’il vous causera des ennuis non plus. C’est un homme d’affaires, vous savez. Ce serait mauvais pour son image, je pense, s’il vous faisait du mal. Les gens avec qui il travaille sont vraiment très respectueux de la mémoire de votre père.
Elle marchait devant lui, ouvrant la voie. Sans se retourner pour croiser son regard, elle dit :
— D’après ce que j’ai compris, ce n’est pas toujours le cas. On m’a dit que le docteur ne respectait pas vraiment la paix, et peut-être qu’il ne m’appréciera pas trop.
— Peut-être, concéda-t-il. Mais, d’après ce que j’ai vu, vous êtes tout à fait capable de vous défendre seule. Je ne m’inquiéterais pas trop, à votre place.
— Ah non ?
Le Spencer battait en rythme contre son dos.
— Non. S’il ne vous veut rien, comme ça devrait être le cas, il vous laissera tranquille.
C’était bien le problème, justement. Il se pouvait qu’il veuille quelque chose d’elle. Elle ne voyait pas quoi, mais s’il avait entendu dire qu’elle était dans la ville et qu’il avait une réputation à protéger, il se pourrait bien qu’elle se retrouve en présence d’un nouvel ennemi. Elle rumina à l’intérieur de son masque jusqu’au moment où elle passa une nouvelle porte et entendit le son sifflant, soufflant et martelant des soufflets qui faisaient circuler l’air dans les tunnels.
— Je vais enlever ça, maintenant, annonça-t-elle.
— Maintenant que vous en parlez, je vais en faire autant.
Briar retira son chapeau et dégagea le masque de ses cheveux.
— Pas si vite, mon chou. (Lucy était apparue par les tentures à l’autre bout du couloir.) Je ne prendrais pas trop mes aises, à votre place. Pas si vous voulez rencontrer le bon docteur.
— Madame !
Squiddy la salua en touchant son masque. Il le retira et lança :
— J’espère que ce n’est pas à moi que vous parlez. Je pense que j’en ai assez de la surface pour le moment. À chaque fois que je sors la tête là-haut, il est de plus en plus difficile de respirer.
— Non, Squiddy, je ne vous parlais pas. Toutefois, je suis contente de vous avoir trouvés tous les deux. Je me disais bien que vous seriez revenus, maintenant. Ne m’en veuillez pas trop de dire cela, mademoiselle Wilkes, vous avez l’air triste mais pas désespérée. Vous n’avez rien trouvé, c’est bien ça ?
Briar secoua la tête, puis étira son cou pour le faire craquer.
— Non. Nous ne sommes pas restés très longtemps, mais il n’y avait pas grand-chose à voir.
— Que Dieu vous entende, répondit-elle. On dirait qu’il y a eu une explosion là-haut, et ça ne va pas en s’arrangeant, parce que… Qui prendrait le temps d’y mettre de l’ordre ? Nous avons mieux à faire ici, et nous n’avons ni les filtres ni la main-d’œuvre nécessaires pour nous occuper de ça. Alors il n’y a plus que des débris, et tous ces vieux bâtiments écroulés, qui restent là et s’effritent.
— Il n’y a rien à faire, répondit Briar. Mais je suis un peu étonnée de vous voir ici.
— Mon bras fait à nouveau des siennes. Les tubes temporaires dont s’est servi Huey pour le réparer sont plus temporaires que prévus. J’ai une écharpe pour l’attacher et le maintenir. (Il lui fallut un moment pour dépasser sa gêne et dire le reste.) Le fait est que je ne peux pas vraiment vivre correctement sans au moins un bras en état de marche. Je ne veux pas vous obliger à me conduire là-bas. Je ne vous forcerai pas la main et, si vous ne voulez pas y aller, je serai la dernière à insister. Mais puisque nous en avons parlé ce matin, je me suis dit que, peut-être…
— Oui, aucun problème. Cela ne me dérange pas et, maintenant que vous avez tous éveillé ma curiosité à propos de cet homme, autant que je me fasse une idée par moi-même. (Elle tapota l’intérieur de son masque pour lui redonner sa forme.) Si j’ai l’air étonnée, c’est parce qu’il fait de plus en plus sombre à l’extérieur, et que je croyais que tout le monde essayait de rester dans les souterrains au coucher du soleil.
Ce fut Squiddy qui répondit le premier :
— Oh, aller jusqu’à King Street à partir d’ici est un jeu d’enfant, et vous n’allez même pas passer par les rues. Lucy, est-ce que ce sont des lanternes que je devine dans votre sac ?
Il montrait la sacoche en toile toute bosselée qu’elle avait enroulée autour de son cou et de son bras.
— J’en ai pris deux, oui, ainsi que de l’huile supplémentaire par précaution.
— Mais est-ce que ce n’est pas une mauvaise idée d’allumer des lumières ? demanda Briar. Nous allons attirer les Pourris, non ?
— Et alors ? répondit Lucy. Nous serons hors de portée. Et de toute façon, mieux vaut ne pas surprendre le docteur. La meilleure chose à faire est de marcher en parlant normalement et en tenant une lampe. Il faut éviter de le laisser penser qu’on essaie de se cacher. C’est pour cette raison que je suis venue à votre rencontre, en espérant vous trouver. La voie la plus courte, la plus bruyante et la plus éclairée pour arriver jusqu’à Minnericht est un autre tunnel qui part d’ici vers le sud, et je ne voulais pas vous faire revenir sur vos pas.
Même si, en théorie, Briar souhaitait toujours y aller, sa motivation s’évanouit.
— Est-ce qu’il n’est pas un peu tard, toutefois ?
— Tard ? Non, on dirait qu’il est tard mais ce n’est qu’une impression. C’est simplement cette période de l’année, et l’ombre des murs, et l’épaisseur du Fléau. Cela donne l’illusion que le soleil ne se lève jamais pour de bon, alors il est difficile de savoir quand il se couche vraiment. (Elle bougea l’épaule et le sac vint se placer contre la courbe de sa taille.) Écoutez, mon chou, si vous ne voulez pas y aller, ce n’est pas un problème. Je retourne chercher Jeremiah, et il pourra m’escorter demain matin. C’est pressé, mais pas au point que je ne puisse pas survivre une nouvelle nuit sans une main qui fonctionne à peu près. Si vous ne voulez pas vous exposer à nouveau, ce n’est pas grave.
La culpabilité l’emporta sur la nervosité et, lorsque Briar se souvint que Minnericht pouvait peut-être lui indiquer où était Zeke, elle n’eut plus d’autre choix que de répondre :
— Non, non. Nous allons y aller ce soir. Laissez-moi seulement le temps de changer ces filtres. Ils n’étaient pas complètement neufs, mais il n’a pas fallu longtemps pour qu’ils se bouchent là-haut.
— Oui, bien sûr. J’espère que Squids vous avait prévenue.
Pendant qu’elle dévissait les filtres et les remplaçait par des neufs pris dans sa sacoche, Briar répondit :
— Oui, il l’a fait. Il a été un excellent guide et j’ai apprécié sa compagnie.
— Je suis désolé que nous n’ayons rien trouvé concernant votre fils, dit-il à nouveau.
— Ce n’est pas votre faute, et il fallait bien essayer, non ? Et à présent, je n’ai plus d’autres pistes que ce Minnericht. (Elle remit le couvercle sur le filtre, et s’assura qu’il était bien en place.) Lucy, est-ce que vous avez besoin d’aide pour transporter vos affaires ?
— Non merci, ma chère. Reposez-moi la question dans une heure et nous verrons si je n’ai pas changé d’avis.
Elle était visiblement soulagée de partir et Briar n’eut pas besoin de se demander pourquoi. Ce devait être terrible de se sentir si vulnérable et handicapée dans un endroit aussi dangereux.
— Mesdames, annonça Squiddy, si vous n’avez pas besoin de moi, j’imagine que je peux vous laisser. Il y a une partie en cours dans la pièce à côté du four du mur ouest, et certains de ces Chinois apportent de l’
— Eh bien, allez-y. Retournez aux Coffres. Nous allons chez le docteur et, si tout se passe bien, nous serons de retour pour l’heure du coucher, espéra Lucy.
Squiddy repartit par la voie qu’elle avait empruntée pour venir, disparaissant entre les tentures brunes et filant vers les Coffres.
Ensemble, les deux femmes écoutèrent le bruit de ses pas qui s’éloignaient dans le tunnel.
XXI
Dès que Squiddy fut parti, Lucy se tourna vers Briar et lui dit :
— Vous êtes prête ?
— Je suis prête, confirma-t-elle. Passez devant.
En face d’elle, la femme se battait avec son bras pour arriver à enfiler son masque.
— Est-ce que je peux vous aider ? demanda Briar.
— Peut-être que ça serait une bonne idée.
Briar ajusta le masque de l’autre femme jusqu’à ce qu’il tienne bien en place derrière ses oreilles. Elle remarqua que Lucy avait remplacé le modèle qui ne tenait qu’une heure, qu’elle avait porté auparavant, par un masque un peu plus lourd.
— Ça ne vous tire pas les cheveux, au moins ?
— Non, ma chérie, c’est très bien. Et merci. (Elle afficha un sourire brave, puis se redressa.) À présent, il est temps d’y aller. J’aurai peut-être besoin que vous ouvriez une porte ou deux, et la voie est assez large pour que nous puissions marcher côte à côte sur une bonne partie du trajet, alors il vaudrait mieux que vous restiez près de moi.
— C’est loin ?
— Environ un kilomètre et demi, je pense. Mais c’est difficile à dire lorsqu’il faut grimper des escaliers et descendre des couloirs. On jurerait que c’est deux fois plus long.
Lucy ne plaisantait pas. Elle ne pouvait pas non plus tenir une lanterne de façon stable, alors Briar en attrapa une et resta à proximité afin qu’elles puissent voir toutes les deux. Après un dédale de tunnels, de joints et de tentures, elles arrivèrent devant un escalier tordu et grinçant et une porte fermée. Briar l’ouvrit et grimpa en tenant la lumière, tout en gardant un œil sur Lucy qui se trouvait derrière elle. L’intégrité du bras était menacée et il devenait de plus en plus inutile.
Finalement, à la demande de Lucy, Briar lui attacha le bras aussi fermement que possible. À partir de ce moment-là, elle marcha devant lorsque le passage se faisait trop étroit. Elles continuèrent ainsi, avançant de plus en plus loin vers le sud, jusqu’à se retrouver si près du mur que sa silhouette cachait le ciel lorsqu’elles émergèrent sur le toit d’un nouveau bâtiment.
— Quel est cet endroit ? demanda Briar.
Ce toit ne ressemblait pas aux autres qu’elle avait pu voir jusqu’ici : le sol était recouvert de planches en bois et de poteaux métalliques profondément ancrés. En l’air, un système de trapèzes soutenait des passerelles qui bougeaient lorsqu’une poignée était tirée.
— Ici ? Oh, je ne sais pas. Je crois que c’était un hôtel, il y a longtemps. À présent c’est… Eh bien, c’est presque comme une gare. Je ne veux pas dire qu’il y a des trains, parce que ce n’est évidemment pas le cas, mais…
— C’est un carrefour, déduisit Briar.
Elle s’écarta d’un morceau de bois cloué, aussi grand qu’un chariot, et souleva la lanterne de façon à pouvoir lire le message écrit à la peinture rouge. C’était une liste d’instructions et de flèches, un peu comme une table d’orientation.
— Vous voyez ? lança Lucy en désignant le panneau, nous voulons aller à King Street. Cette flèche-là, à côté, vous indique quelle est la passerelle à tirer.
— Là, à droite ?
— Non. À côté, vous voyez ? Il y a un levier. Tirez fort.
Briar tira de toutes ses forces sur un levier qui avait été, dans une vie antérieure, un manche à balai ; une des extrémités était peinte dans un vert assorti à la flèche qui le désignait, ce qu’elle trouva judicieux. Quelque part en l’air, le couinement d’une chaîne qui coulissait s’accompagna des légères protestations du métal rouillé. Une ombre découpée se mit en branle au-dessus de leurs têtes, se balança, se stabilisa, et s’abaissa. Puis une plate-forme en bois enduite de poix apparut.
— Ça ne colle pas trop, annonça Lucy avant même que Briar ne puisse poser la question. Ici, avec l’humidité et le Fléau, le goudron empêche le bois de tomber en morceaux, mais il est recouvert de sciure assez régulièrement. Venez. C’est plus solide que ça en a l’air.
La plate-forme était bordée sur les quatre côtés d’une rambarde avec des portillons qui s’ouvraient à l’avant et à l’arrière, et elle reposait actuellement sur une voie qui avait l’air assez solide pour soutenir un troupeau de bétail.
— Allez-y, lui dit Lucy. Montez dans l’ascenseur. Il peut parfaitement supporter notre poids et pourrait encore accueillir davantage de monde.
Elle obéit et Lucy grimpa derrière elle, vacillant jusqu’à ce que Briar l’aide à retrouver ses appuis.
— Nous suivons cette passerelle ?
— C’est ça, dit-elle.
Celle-ci disparaissait dans un nouvel enchevêtrement de platesformes, d’ascenseurs et d’autres dispositifs conçus pour déplacer des gens. Elle menait finalement à un croisement, et Lucy indiqua la flèche verte qui désignait une voie commençant par quatre planches de la même couleur. Ses yeux allaient de gauche à droite derrière son masque et elle dit, beaucoup plus bas :
— Ne regardez pas maintenant, mais nous ne sommes pas seules. Là-haut sur le toit, à droite, et en bas, la fenêtre de gauche.
Briar garda la tête droite mais suivit les indications orales. Lucy avait raison. Au-dessus d’elles, sur le toit, un homme masqué armé d’un long fusil était appuyé dans un angle et les regardait approcher. En dessous, une fenêtre en verre était assombrie par la silhouette d’un homme dont le visage était couvert et qui portait un chapeau. Lui aussi était armé, et semblait peu se soucier d’être repéré.
— Des gardes ? demanda Briar.
— Ne vous en inquiétez pas trop. Nous arrivons par la bonne route, à la vue de tous et en faisant du bruit. Ils ne s’occuperont pas de nous.
— Mais ils surveillent les nouveaux arrivants, non ?
— Les nouveaux arrivants et les Pourris, mais aussi les clients mécontents, répondit Lucy.
— Je suis une nouvelle venue, souligna Briar.
— Bien sûr. Mais ils me connaissent,
— Peut-être que je devrais leur demander… commença-t-elle.
Lucy l’interrompit :
— Leur demander quoi ?
— À propos de Zeke. Ce sont des gardes, non ? Peut-être qu’ils ont vu mon fils pendant qu’ils surveillaient les rues.
La tenancière du bar secoua la tête.
— Pas maintenant. Pas à ces hommes. Ils ne vous diront rien, même s’ils savent quelque chose. Ce ne sont, pour la plupart, que des mercenaires. Et ils ne sont pas très amicaux. Oubliez-les.
Elle baissa à nouveau la voix et continua à marcher juste derrière Briar.
Cette dernière détecta un troisième homme armé sur un autre toit à proximité, puis un quatrième. Elle demanda :
— Est-ce qu’il y en a toujours autant ?
Lucy regardait ailleurs, car elle en avait repéré un cinquième.
— Parfois, répondit-elle, mais elle n’eut pas l’air très convaincue par ce qu’elle disait. Ça fait vraiment beaucoup pour un comité d’accueil. Je me demande ce qui se passe.
Briar ne trouva pas la remarque particulièrement rassurante, mais elle refusa résolument de tenir son fusil plus près ou de marcher plus vite le long des passerelles étroites faites de tuyaux et de bois qui la conduisaient au-dessus des rues empoisonnées par le Fléau.
— Au moins, personne ne nous vise, dit-elle.
— C’est vrai. Peut-être qu’ils ont eu quelques problèmes. Peutêtre qu’ils cherchent quelqu’un d’autre. Mon ange, est-ce que vous pouvez me rendre un service ?
— Dites.
— Restez un peu plus près de moi. Cette partie est accidentée, et j’ai du mal à m’équilibrer sans mon bras.
Briar bougea l’épaule, tirant sa sacoche et son fusil pour qu’ils n’aillent pas frapper Lucy en plein visage, puis elle passa le bras autour d’elle et l’aida à traverser les poutres tordues. À l’extrémité du passage, elle tira un autre levier, et un autre ascenseur descendit jusqu’à elles.
— C’est le dernier, annonça Lucy. Il va nous emmener en bas, au sous-sol. Est-ce que vous voyez la gare, là-bas ?
Briar écarquilla les yeux et crut discerner un point sombre et un cercle barré de deux lignes à travers le brouillard.
— Là-bas ?
— C’est ça. C’est la tour de l’horloge. Ils venaient juste de la terminer lorsque le Fléau est arrivé. Et ici, expliqua-t-elle, pendant que les engrenages qui maintenaient la plate-forme en l’air se verrouillaient et commençaient à entamer la descente, ça devait être un garage pour entreposer les wagons quand on n’en avait pas besoin. Finalement, c’est devenu une sorte de vestibule.
— Un vestibule ?
— Oui. Envisagez-le comme un hôtel. C’est assez joli à l’intérieur, dit Lucy. Plus joli que les Coffres, en tout cas. Même ici, l’argent peut beaucoup, et Minnericht est extrêmement riche.
Étage après étage, l’ascenseur branlant descendit les deux femmes. À travers le squelette de l’immense gare mort-née, leurs estomacs firent la course avec elles pour arriver en bas les premiers. Et, finalement, les portes s’ouvrirent sur un endroit étonnamment désert, qui rappelait qu’il n’y avait jamais eu ni trains, ni billets, ni passagers ici. Ce lieu n’avait jamais été flambant neuf et, à présent, il avait l’air encore plus vieux que des ailes de mouches piégées dans un morceau d’ambre.
Un nuage de poussière accompagna l’arrêt de l’ascenseur.
Briar éternua, et Lucy leva le bras pour essuyer son nez sur sa manche, mais le masque l’en empêcha.
— Venez, ma chère, dit-elle. Ce n’est plus très loin et, plus nous descendrons, plus la gare deviendra confortable.
— Depuis combien de temps vit-il ici ? demanda Briar en sortant de l’ascenseur à la suite de Lucy.
— Oh, je ne sais pas. Dix ans, peut-être. Il a mis assez longtemps à arranger les lieux selon ses goûts, ça, c’est sûr.
Elles foulèrent un sol en pierre brute sans éclat ni carrelage, et l’écho de leurs pas résonna pour annoncer leur venue jusqu’aux extrémités de la pièce. Le vaste espace vide s’achevait par une double porte rouge encadrée de tentures en caoutchouc noir cachant tous les joints. Briar toucha l’une d’elles et l’observa de plus près. Elle avait l’air plus propre et de meilleure qualité que les joints improvisés des autres quartiers.
— Comment faisons-nous pour entrer ? Est-ce qu’il faut taper d’une certaine façon ou sonner une cloche ? demanda Briar, en remarquant que la porte n’était pas équipée de poignée ou de loquet à l’extérieur.
— Aidez-moi à sortir mon bras de cette écharpe, voulez-vous ? demanda Lucy.
Briar l’aida à le dégager, puis Lucy le balança trois fois contre la porte la plus à droite. Le son était net et métallique. C’était le son du métal sur du métal.
— Les portes…
— En acier, je pense. Quelqu’un m’a dit qu’elles avaient été construites à partir des parois d’un wagon. Mais quelqu’un d’autre m’a dit qu’elles avaient été descendues depuis l’entrée, alors je ne sais pas exactement d’où elles proviennent.
— Et ils vont tout simplement nous laisser entrer ?
Lucy haussa les épaules, et son bras remua gaiement contre son ventre.
— Les Pourris ne frappent pas avant d’entrer. Et pour les autres, ils pensent qu’ils peuvent faire face.
— Merveilleux, marmonna Briar.
Et bientôt, le cliquetis d’un loquet à l’intérieur indiqua qu’elles avaient été entendues.
Il fallut une trentaine de secondes pour que la porte s’ouvre, car il y avait toute une armada de barres et de verrous à tourner, soulever et écarter, puis les charnières réticentes grincèrent lorsque le battant s’ouvrit. Derrière la porte, un homme élancé portant un masque surdimensionné jeta un coup d’œil suspicieux dans la zone que Lucy avait appelée « le vestibule ». De taille moyenne, il était habillé comme un cow-boy, avec un pantalon en grosse toile, une chemise boutonnée jusqu’en haut et deux ceintures, qui servaient à ranger des armes, accrochées l’une au-dessus de l’autre autour de sa taille. Une autre sangle lui traversait la poitrine, supportant un fusil d’une taille proche de celle du Spencer de Briar. Il était plus jeune que bien des personnes qu’elle avait vues dans les murs de la ville, mais pas autant que son fils. Il devait avoir la trentaine, mais c’était difficile à dire.
— Bonjour, Richard, dit Lucy.
S’il fronça les sourcils ou sourit pour rendre le salut, Briar ne réussit pas à le voir à travers son masque.
— Mademoiselle Lucy, répondit-il. Vous avez des problèmes avec le bras ?
— Oui, lui dit-elle.
Il évalua Briar d’un regard et dit :
— Comment votre amie est-elle entrée dans la ville ?
Lucy se renfrogna.
— Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Peut-être rien. Comment est-elle entrée ?
— Vous savez, je suis là. Vous pouvez me le demander directement, intervint Briar. J’ai été déposée par le
Lucy se tenait parfaitement immobile, comme un animal de proie qui craint d’avoir été repéré. Puis elle ajouta lentement :
— Elle est arrivée hier. Je comptais venir avec elle plus tôt, mais nous avons eu quelques problèmes avec les Pourris. Et quoi qu’il en soit, elle est là, maintenant.
Briar avait eu l’impression d’être dans la ville depuis plus longtemps mais, en y repensant, elle se rendit compte qu’elle n’y avait passé qu’une nuit et presque deux journées. Avant qu’il ne pose la question, elle expliqua :
— Je cherche mon fils. Il a dû venir à l’intérieur il y a quelques jours. C’est une longue histoire.
Il l’observa sans ciller, pendant un trop long moment.
— J’imagine.
Après l’avoir à nouveau dévisagée longuement, il déclara :
— Je pense que vous seriez mieux à l’intérieur.
Il fit volte-face, marchant devant Briar et Lucy pour les guider à l’intérieur.
La double porte rouge se referma sèchement avec un courant d’air.
— Par ici, dit-il.
Il les conduisit dans une salle étroite à peine trop large pour être qualifiée de couloir. Les murs étaient parsemés de lampes à gaz qui avaient l’air de provenir de bateaux. Elles rappelèrent à Briar celles qu’elle avait vues dans le
Ils marchèrent en silence pendant tellement longtemps que Briar sursauta lorsque Richard se remit à parler.
— Je pense que vous êtes attendues, dit-il.
Elle ne sut pas si cette révélation lui redonnait espoir ou la mettait mal à l’aise.
— Je vous demande pardon ? dit-elle en espérant obtenir un éclaircissement.
Il ne répondit pas.
— Mademoiselle Lucy, est-ce que vous avez à nouveau abîmé votre bras en frappant sur Willard ?
Elle se mit à rire, mais elle paraissait plus nerveuse que joyeuse.
— Non, et ça n’est arrivé qu’une seule fois. Il ne pose pas souvent de problèmes. C’est juste que cette fois… (Sa voix s’évanouit, puis revint.) Non, c’était un groupe de Pourris. Nous avons eu quelques ennuis Chez Maynard.
Briar se demanda si Richard était déjà au courant de ceux-ci, ou s’il y avait éventuellement contribué. L’homme ne répondit pas et Lucy n’essaya pas de poursuivre la conversation. Peu de temps après, la pièce tout en longueur se termina par des tentures fabriquées dans le même caoutchouc noir, mais suspendues comme s’il s’agissait de vrais rideaux.
— Vous pouvez enlever vos masques maintenant, si vous voulez, annonça Richard. L’air est convenable ici.
Il retira le sien et le coinça sous son bras, dévoilant un large nez strié de petites cicatrices, ainsi qu’une paire de joues si rondes qu’il aurait pu y cacher des prunes.
Briar aida d’abord Lucy, rangeant le masque de la tenancière du bar dans son écharpe. Puis elle retira le sien et le mit dans sa sacoche.
— Je suis prête, c’est quand vous voulez, annonça-t-elle.
— Alors, venez.
Il écarta la tenture et faillit aveugler Briar avec la lumière qui arrivait de derrière le voile.
— J’aurais dû vous prévenir, dit Lucy en plissant les yeux, le Dr. Minnericht est un passionné de lumière. Il l’adore et il aime la créer. Il travaille à la fabrication de lampes qui fonctionnent à l’électricité ou au gaz, et pas simplement à l’huile. Et c’est ici qu’il effectue ses tests.
Briar laissa ses yeux s’accoutumer et jeta un regard autour d’elle. Il y avait des lampes de toutes les formes et de toutes les tailles disposées autour de la salle, sur des piliers et des portants. Elles étaient reliées au mur, parfois entre elles, et avaient été rassemblées en groupes. Certaines fonctionnaient avec une source d’alimentation évidente, et leur flamme jaune citron projetait une lueur habituelle, mais d’autres rayonnaient à partir d’une source inconnue. De temps en temps, une lampe émettait une lumière bleue et blanche, ou créait un halo verdâtre.
— Je vais lui dire que vous êtes là. Mademoiselle Lucy, est-ce que votre amie et vous souhaitez attendre dans le wagon ?
— Bien sûr, répondit-elle.
— Vous connaissez le chemin.
Et sur ce, il disparut à un angle. L’ouverture et la fermeture d’une porte indiquèrent qu’il s’était déjà bien éloigné, alors Briar se retourna vers Lucy et demanda :
— Quel wagon ?
— Il voulait dire le vieux wagon de train. Ou l’un d’eux, en particulier. Minnericht les a nettoyés et meublés, et il les utilise parfois à des fins de stockage, ou pour travailler. Il en a même transformés certains en petites chambres d’hôtel, ici, sous la rue.
— Comment a-t-il fait pour les déplacer sous la rue ? demanda Briar. Et que faisaient-ils ici, puisque la gare n’était pas terminée lorsqu’ils ont construit le mur ?
Lucy passa à côté d’une rangée de bougies qui attendaient certainement d’être utilisées pour éclairer le lieu. Elle répondit :
— Il y avait des trains qui allaient et venaient avant que la gare soit achevée. Je crois que plusieurs wagons se sont renversés ici pendant le tremblement de terre. Mais je ne parierai pas dessus. Et puis, il les a peut-être ramenés lui-même, ou il a payé quelqu’un pour le faire. Mon chou, pourriez-vous ouvrir cette porte pour moi ?
Briar appuya sur un loquet, et de nouveaux battants s’ouvrirent. De l’autre côté, il n’y avait rien d’autre que l’obscurité, ou du moins c’est l’impression que cela donnait après l’extrême luminosité de la salle précédente. Mais des torches recouvertes de globes en verre vacillaient dans l’obscurité opaque, et des plaques de métal terni émettaient une douce lueur, créant de faibles taches de lumière contre les murs et le plafond.
Lorsque Briar leva les yeux, elle vit trop de choses au-dessus de sa tête, bien trop près.
Lucy suivit son regard.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Je sais que ça a l’air d’un effondrement, et c’en est un. Mais il s’est produit il y a des lustres, et ça n’a plus bougé depuis. Il l’a consolidé et il a renforcé les wagons qui se trouvent dessous.
— Vous voulez dire que ces fameux wagons sont enterrés ?
— Certains, oui. Là. Regardez, ma chère. Voici celui où il accueille les visiteurs. En tout cas, c’est là qu’il me permet de le rencontrer. Peut-être que nous le faisons ici parce que c’est là qu’il conserve ses outils supplémentaires, je ne sais pas. Mais, en tout cas, c’est là que nous allons.
Elle inclina la tête vers une porte que Briar avait failli manquer, car elle était masquée par les décombres et la saleté. Un tréteau formé de traverses de chemins de fer l’encadrait comme une arche. Elle se trouvait au milieu de deux autres.
— Celle au centre, dit Lucy.
Briar supposa que cela voulait dire qu’elle devait l’ouvrir. Elle avait l’air tellement fragile, après tous les lourds battants qu’elle avait franchis récemment. Le loquet n’était qu’une minuscule barre qui tenait dans la paume de sa main. Elle s’en saisit doucement, par crainte de le casser.
Il cliqueta et la porte s’ouvrit.
Elle la tint ouverte tandis que Lucy entrait dans un endroit où d’autres lampes brillantes éclairaient un ensemble intimidant de babioles, outils et instruments dont Briar ne connaissait absolument pas la fonction. Les sièges intérieurs avaient été retirés, même si une poignée d’entre eux avait été repositionnée le long du mur opposé, au lieu d’occuper l’espace en rangées. Au centre, sur toute la longueur du wagon, une longue table était presque entièrement enfouie sous d’étranges objets qui s’empilaient.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? demanda-t-elle.
— Ce sont… C’est… ses outils, c’est tout. Ceci est un atelier, déclara Lucy, comme si cela expliquait tout.
Briar effleura les objets, faisant passer ses doigts sur des tubes, des tuyaux et des clés anglaises dont les tailles étaient si étranges qu’elle pouvait difficilement imaginer ce qu’elles servaient à serrer. Le long des parois de la pièce, d’autres objets étaient empilés, abandonnés ou stockés, et aucun n’avait l’air de pouvoir faire quelque chose de plus utile qu’un tintement ou une sonnerie. Mais il n’y avait pas de montres, seulement des pièces d’horlogerie et des aiguilles, et elle ne vit aucune arme, seulement des instruments tranchants et des ampoules traversées de minuscules fils, comme des veines.
Le bruit caractéristique de pas qui se rapprochaient se répercuta au-delà de la fine barrière que constituait la porte déchiquetée du vieux wagon.
— Il arrive, souffla Lucy. (Elle eut un air de panique, et son bras abîmé fit un soubresaut sur ses genoux.) Je suis désolée, dit-elle rapidement. Je ne sais pas si c’était la bonne chose à faire, mais au cas où ça ne le serait pas, alors je suis désolée.
Puis la porte s’ouvrit.
XXII
Briar retint son souffle alors qu’elle l’observait fixement.
Le masque du Dr. Minnericht était aussi élaboré que celui de Jeremiah Swakhammer, mais il avait moins l’air d’un animal mécanique que d’un cadavre d’horloge, avec une coque en acier retenue par de petits tuyaux et de petites soupapes. Le masque le recouvrait du sommet du crâne jusqu’aux clavicules. La partie avant comportait une paire de lunettes teintées d’un bleu profond, éclairées de l’intérieur de façon à donner l’impression que ses pupilles luisaient.
Elle avait beau écarquiller les yeux, elle n’arrivait pas à voir son visage. Il n’était ni petit, ni grand, ni gros, ni maigre. Sa silhouette était enveloppée dans un manteau coupé comme un cachepoussière, mais confectionné dans un velours rouge foncé.
Quelle que soit la personne derrière le masque, elle la dévisageait également. Le bruit de sa respiration résonnait dans les tubes de filtrage en émettant une petite mélodie de sifflements et de hoquets.
— Docteur Minnericht, dit Lucy. Je vous remercie de prendre le temps de me recevoir. Et voici une nouvelle amie. Elle a été déposée par le
— Je suis désolé d’apprendre que votre bras pose souci, répondit-il.
Mais il ne quittait pas Briar des yeux. Sa voix était modifiée lorsqu’il parlait, comme celle de Swakhammer. Mais le son était moins celui de quelqu’un qui parle dans une boîte de conserve que le tintement d’une vieille horloge sous l’eau.
Il pénétra dans l’atelier où régnait une douce chaleur, et Lucy parla nerveusement pendant qu’il fermait la porte derrière lui. Elle expliqua :
— Elle s’appelle Briar, et elle cherche son fils. Elle espérait que peut-être vous l’auriez vu, ou que vous auriez entendu parler de lui, puisque vous avez tant d’hommes dans les rues.
— Est-elle capable de s’exprimer ? demanda-t-il presque innocemment.
— Quand elle en a envie, répondit Briar, mais elle ne poursuivit pas.
Le docteur ne se détendit pas, mais il prit une posture délibérément nonchalante dans son immense manteau. Il fit un geste vers la table, invitant Lucy à venir s’asseoir sur un banc à côté et à poser son bras de façon qu’il puisse regarder.
— Voulez-vous vous asseoir, madame O’Gunning ?
Derrière la porte, il y avait une boîte que Briar n’avait pas encore vue. Le docteur s’en saisit et l’approcha de l’endroit où Lucy était venue s’asseoir. Briar recula le long des murs encombrés, jusqu’à ce qu’elle trouve un endroit dégagé à côté d’une fenêtre.
C’était insoutenable, de se demander s’il savait et s’il allait dire quelque chose. Elle en était toujours certaine, n’est-ce pas ? Ce n’était pas Leviticus Blue, elle aurait pu le jurer. Elle l’avait juré avant, et elle le jurerait encore, mais elle ne pouvait pas nier qu’il se déplaçait en se pavanant d’une façon qui lui était presque familière. Et quand il parlait, il était possible qu’il y ait une cadence qu’elle avait déjà entendue quelque part auparavant.
Minnericht ouvrit la boîte en défaisant une boucle à la fois, puis il souleva le couvercle et ajouta des lentilles articulées à l’avant de son masque.
— Laissez-moi regarder, dit-il, comme s’il avait l’intention d’ignorer parfaitement Briar. Qu’est-ce que vous avez fait, cette fois-ci ?
— Des Pourris, répondit Lucy, la voix tremblante.
— Des Pourris, ce n’est pas étonnant.
Briar se mordit la langue pour éviter de dire : « Pas pour vous, j’imagine, puisque c’est vous qui nous les avez envoyés. »
— Nous étions en train d’évacuer Chez Maynard et Hank est tombé malade, marmonna Lucy. Il n’avait pas bien attaché son masque, il s’est transformé, et nous avons eu des problèmes. Il a fallu que j’aille jusqu’aux Coffres avec mademoiselle Briar, ici présente.
Sous le masque, il fit un bruit qui ressemblait à la douce réprimande d’un parent :
— Lucy, Lucy. Et votre arbalète ? Combien de fois est-ce qu’il faudra que je vous le dise : c’est une pièce délicate, pas une matraque.
— L’arbalète… Je n’avais pas… Il n’y avait pas vraiment le temps. Dans tout ce chaos, vous savez. Il arrive qu’on perde ses affaires.
— Vous l’avez perdue ?
— Eh bien, je suis certaine qu’elle est encore là-bas. Mais quand je suis sortie, je ne l’avais plus. Je la retrouverai plus tard. Je suis sûre qu’elle est encore en un seul morceau.
Elle se raidit lorsqu’il ouvrit le panneau supérieur de son bras et commença à trifouiller à l’intérieur avec un long tournevis fin.
— Vous avez laissé quelqu’un d’autre toucher à cette articulation, dit-il, et Briar entendit le froncement de sourcils qu’elle ne vit pas.
Lucy donnait l’impression de vouloir s’enfuir, mais elle resta immobile et dit, en minaudant presque :
— C’était un cas d’urgence. Il ne marchait plus du tout, il avait des spasmes et des tressaillements, et je ne voulais pas blesser quelqu’un avec, alors j’ai demandé à Huey de voir ce qu’il pouvait faire.
— Huey, répéta-t-il. Vous voulez dire Huojin. J’ai entendu parler de lui. Il est en train de se faire une jolie réputation dans vos quartiers, d’après ce que j’ai entendu dire.
— Il a du talent.
Sans quitter son travail des yeux, il répondit :
— Je suis toujours intéressé par le talent. Vous devriez l’amener ici. Je crois que j’aimerais bien le rencontrer. Oh, ma chère, regardez ce qu’il a fait… En quoi est fabriqué ce tube, Lucy ?
— Je… Je ne sais pas, répondit-elle, mais Minnericht n’en avait pas fini.
— Oh, je vois ce qu’il a essayé de faire, reprit-il. Bien sûr, il ne pouvait pas savoir quel type de chaleur la pression à l’intérieur peut générer, alors il ne pouvait pas savoir que cela ne fonctionnerait pas. Quoi qu’il en soit, je voudrais
— Je ne sais pas… (On aurait dit qu’elle allait s’étouffer.) Je ne sais pas si son grand-père le laissera…
— Dans ce cas, amenez aussi le grand-père. Plus on est de fous, plus on rit, comme on dit.
Mais Briar n’avait pas l’impression qu’il riait. Elle aurait aimé que le compartiment soit plus grand. Si seulement elle pouvait encore plus s’éloigner de cet homme.
— Mademoiselle Briar, dit-il, en braquant subitement son attention sur elle. Est-ce que je peux vous demander un petit service ?
— Bien sûr, répondit-elle, demandez.
Sa gorge était trop sèche pour transmettre correctement le message avec la froideur voulue.
Il se servit de son tournevis pour indiquer un endroit.
— Derrière vous, là-bas. Si vous vous retournez, vous verrez une boîte. Est-ce que vous pourriez me l’apporter, s’il vous plaît ?
Elle était plus lourde qu’elle n’y paraissait, et Briar aurait préféré la lui jeter à la figure plutôt que de la lui passer, mais elle la souleva de la table et la lui apporta. À côté de lui, il y avait de la place sur le banc. Elle l’y déposa et recula.
Toujours sans la regarder, il dit :
— Vous savez, mademoiselle Briar, je ne peux pas vous mordre avec ce masque.
— Je ne l’ai même pas envisagé, dit-elle.
— Je suis obligé de me demander ce que cette chère Lucy vous a dit sur moi, pour que vous restiez aussi loin. Voulez-vous vous asseoir ?
— Est-ce que vous comptez me dire si vous avez vu mon fils ?
Sa main se figea et le tournevis resta suspendu en l’air. Puis il le replongea dans le bras, donna un tour et attrapa un tube neuf dans la boîte.
— Je suis désolé. Nous parlions de votre fils ?
— Je crois qu’il a été mentionné.
— Est-ce que j’ai laissé entendre que je l’ai vu ?
— Non, reconnut Briar. Mais vous n’avez pas non plus dit le contraire. Alors pardonnez-moi si je deviens un peu plus directe.
Minnericht referma le panneau qui exposait l’intérieur du bras de Lucy ; elle le testa, et son visage exprima un profond soulagement en voyant qu’il fonctionnait exactement comme elle en avait besoin. Elle distingua chaque doigt et les fit bouger comme si elle comptait, puis elle plia le poignet en avant, en arrière, et de gauche à droite.
Le docteur se glissa sur le côté, pivotant pour se retrouver face à Briar tout en restant assis.
— Est-ce que vous avez demandé aux aviateurs ? Le capitaine Cly, c’est le pilote du
— Ne soyez pas ridicule, répondit Briar.
Elle s’en voulut d’avoir été impolie de façon puérile. Cela ne lui servirait à rien, et ne le pousserait pas à l’aider, mais il y avait un vieux schéma qui se répétait et elle n’arrivait pas à trouver une voie différente. Elle était en colère, et effrayée, et ces deux conditions faisaient qu’elle se comportait d’une façon qui ne lui plaisait pas.
— Je le lui ai demandé, ainsi qu’à tous les aviateurs qui m’ont accordé cinq minutes de leur temps. Personne ne l’a vu, ce qui n’est pas si étonnant étant donné qu’il est arrivé par le système d’évacuation des eaux, et pas par le ciel.
Derrière le masque, les lumières scintillèrent, ce qui signalait sans doute que le docteur avait haussé les sourcils.
— Alors pourquoi est-ce que vous n’en avez pas fait autant ? dit-il. Je suis sûr que cela aurait été une entrée moins traumatisante dans notre belle ville plongée dans le Fléau.
— Le tremblement de terre de l’autre nuit. Le tunnel s’est effondré et il a fallu que je trouve un autre moyen. Croyez-moi, faire une chute de trois cents mètres dans un tube pour atterrir dans un four n’était pas non plus ce que j’avais en tête pour m’amuser.
— En fait, c’est plutôt soixante mètres, murmura-t-il. Mais c’est bon à savoir, ce que vous me dites pour le tunnel d’évacuation. Il faudra que je le fasse réparer, et le plus tôt sera le mieux. Je suis étonné que vous soyez la première à me l’apprendre. J’aurais pensé…
Peu importe ce qu’il s’apprêtait à dire, il le passa sous silence et préféra poursuivre.
— Je ferai en sorte qu’il soit réparé. Mais dites-moi, mademoiselle Briar, comment comptez-vous quitter la ville ? Si vous saviez que le tunnel s’était effondré, quel plan avez-vous conçu pour repartir avec votre fils ?
— Où est mon fils ? demanda-t-elle franchement, le forçant de nouveau à changer de sujet.
La réponse fusa avec quelque chose de trop théâtral pour être sincère.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je le sais ?
— Si ce n’était pas le cas, vous l’auriez déjà dit. Et si vous savez où il est, et que vous vous défilez ainsi, alors c’est que vous devez avoir besoin de lui pour quelque chose…
— Mademoiselle Briar, l’interrompit-il, plus fort qu’il n’était utile.
La puissance de sa voix, chargée d’une gravité étrange et du tintement du laiton, la fit taire d’une façon qui la fit frissonner. Elle n’avait pas eu l’intention de lui obéir quand il le lui disait.
— Il n’est pas nécessaire d’adopter ce ton cassant. Nous pouvons discuter de votre fils si vous voulez, mais je ne serai pas l’objet de vos accusations ou de vos exigences. Vous êtes actuellement mon invitée. Tant que vous jouerez le jeu, vous pourrez vous attendre à être traitée en conséquence.
La respiration de Lucy s’était transformée en un petit sifflement asthmatique rapide qui marquait le temps comme une montre. Elle ne s’était toujours pas levée de son siège et, à présent, elle n’avait absolument pas l’air d’en être capable. Le visage de la tenancière du bar avait quasiment viré au vert, et Briar se dit qu’elle n’allait pas tarder à vomir sous le coup de la peur.
Mais ce ne fut pas le cas, du moins pour le moment. Elle se redressa et dit :
— S’il vous plaît, réfléchissez… Briar, je pense… Restons calmes. Il n’est pas nécessaire d’être agressive. Comme il l’a dit, nous sommes chez lui.
— J’ai entendu.
— Alors je vous demande, pour moi, d’accepter son hospitalité. Il a dit que vous pouvez parler, et il vous laissera faire. Je vous demanderais seulement, un peu comme une mère, si cela ne vous dérange pas, de surveiller vos manières.
Cela n’avait absolument rien de maternel, la façon dont elle suggérait de se calmer. C’était plutôt la tentative tremblante d’un enfant essayant d’apaiser deux parents qui se disputaient.
Briar ravala ce qu’elle allait ajouter. Cela lui prit un moment, car elle faisait taire bien des choses qu’elle envisageait de crier. Puis, elle dit, avec des mots qu’elle avait minutieusement choisis :
— J’apprécierais d’avoir l’opportunité de parler avec vous, oui. Que ce soit ici chez vous, en tant qu’invitée, ou ailleurs, je n’ai pas de préférence. Mais je ne suis venue ici que dans un seul but, pas pour que nous devenions amis ni pour être une invitée agréable. Je suis là pour ramener mon fils à la maison et, jusqu’à ce que je le trouve, vous devrez m’excuser si mon attention se porte ailleurs que sur mes manières.
Les lumières bleues derrière son masque, celles qui lui tenaient lieu de pupilles, ne bronchèrent pas.
— Je comprends, dit-il, et vous avez mon pardon.
Et, immédiatement après, elle entendit un son provenant de sa poitrine.
Pendant un moment totalement irrationnel, Briar pensa que ce devait être son cœur, une chose fabriquée de toutes pièces sans âme ni une goutte de sang ; mais il passa la main dans une poche pour en retirer une montre en or, la regarda et laissa échapper un petit grognement.
— Mesdames, je vois qu’il se fait tard. Laissez-moi vous offrir l’hospitalité pour la nuit. Ça ne sera pas les Coffres, mais vous serez certainement à votre aise également.
— Non, répondit Lucy, trop vite et trop fort. Non, nous ne pouvons pas nous imposer ainsi. Nous allons partir.
— Lucy, lâcha Briar, je reste jusqu’à ce qu’il me dise ce qu’il sait sur Zeke. Et je reste en tant qu’invitée si c’est ce qu’il veut. Vous n’y êtes pas obligée, si vous ne voulez pas, ajouta-t-elle.
Elle la regarda droit dans les yeux avec ce qu’elle espérait être un regard entendu, et ajouta doucement :
— Je ne le prendrai pas pour moi si vous voulez repartir, maintenant que vous êtes toute réparée.
Briar ne lut pas seulement de la peur sur le visage de Lucy. Il y avait également de la méfiance, et une curiosité trop forte pour être chassée, même par la terreur.
— Je ne vous laisserai pas ici comme ça, répondit-elle. Et, de toute façon, je ne veux pas repartir seule.
— Mais vous le pourriez, si nécessaire. Je suis heureuse d’être en votre compagnie, déclara Briar, mais je ne vous demanderai pas de rester si vous ne le voulez pas.
Minnericht se leva du tabouret et se tint à nouveau debout. Briar se trouvait plus près de lui cette fois, mais elle fut incapable de décider, ou de se souvenir, s’il était de la même taille que Levi, ou s’il avait la même silhouette.
— Maintenant que j’y pense, Lucy, il y a une commission que j’aimerais que vous fassiez pour moi, déclara-t-il.
— Vous avez déjà dit que vous vouliez que je vous amène Huey, et que cela paierait la réparation du bras.
Elle n’avait pas du tout l’air ravie à cette idée.
— Et j’ai noté que vous ne m’avez fait aucune promesse ni accord, répondit-il avec un certain mécontentement. Mais cela n’a rien à voir. Vous le conduirez ici ou vous le regretterez plus tard. Je pensais que vous teniez à Chez Maynard, mademoiselle Lucy. Je pensais que cet endroit avait de la valeur pour vous. Que vous souhaitiez au moins le préserver.
— Ne vous comportez pas en salaud, cracha-t-elle, oubliant elle aussi ses bonnes manières devant les menaces non voilées de l’homme.
— Je me comporterai comme un salaud et même pire si cela me plaît.
Briar se dit qu’elle pouvait voir s’écarter un rideau, ou voir un masque tomber lentement, même si celui que l’homme portait semblait vissé à son squelette.
— Demain, ou le jour suivant, dit-il, vous m’amènerez Huey de façon que nous puissions discuter de réparations et d’autres petites choses. Et ce soir, vous allez vous rendre à mon fort.
— Le Decatur ? demanda Lucy, comme si la requête la surprenait réellement.
Briar n’aima pas la façon qu’il avait eue de s’approprier les lieux.
— Oui, je veux que vous alliez là-bas et que vous délivriez un message pour moi, déclara-t-il. Nous avons d’autres invités inattendus à l’intérieur de nos murs, outre votre amie ici présente, et je veux m’assurer qu’ils savent où ils se trouvent.
— Et où se trouvent-ils ? demanda Lucy.
—
Lucy était furieuse, mais elle n’était pas stupide au point de le montrer.
— Vous pouvez demander à n’importe qui de porter un message pour vous, dit-elle. Cela n’a aucun sens de m’envoyer dans les rues, tard la nuit, au milieu d’une horde de Pourris affamés, simplement pour m’éloigner. Je partirai, si c’est ce que vous voulez, et si Briar dit que ça lui convient.
— Lucy. (Il soupira comme si elle le fatiguait vraiment avec ses protestations.) Vous et moi savons que vous ne passerez pas par les rues ce soir. Si vous n’avez pas encore trouvé les tunnels sous le fort, alors cela fait des années que je vous surestime. Si vous avez des doutes, prenez l’embranchement sud au troisième croisement. Il est indiqué en jaune. Si vous ne souhaitez pas refaire tout le trajet jusqu’aux Coffres, vous pouvez revenir ici, et nous demanderons à Richard de vous installer dans l’aile bronze.
Le ton employé pour la dernière phrase indiquait clairement qu’elle pouvait prendre congé. Il tenait toujours l’enveloppe avec les instructions ou les demandes de corruption à l’intérieur.
Lucy lança un regard noir à sa main et à son masque. Elle s’empara de la missive et décocha à Briar un regard difficile à déchiffrer.
— Faites-le, si c’est comme ça que ça fonctionne, dit Briar. Ça ne me pose pas de problème, Lucy. Ça ira, et je vous retrouverai aux Coffres demain matin.
Minnericht n’approuva pas cette déclaration, mais il ne la contredit pas non plus, même si Lucy lui laissa amplement le temps de le faire.
— Bien. S’il devait lui arriver quelque chose, dit-elle en désignant Briar, vous n’arriverez pas si facilement à vous débarrasser de nous. Vous ne pourrez plus nous faire croire que nous sommes tous amis ici.
— Je me fiche que nous soyons amis, répondit-il. Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’il va lui arriver quelque chose ? Ne me menacez pas, pas sous mon propre toit. Sortez, si vous avez décidé d’embêter tout le monde.
— Briar… dit Lucy, d’un ton qui contenait à la fois une prière et un avertissement.
Briar comprit que la conversation impliquait des choses qui lui échappaient, et pour lesquelles il lui manquait le contexte. Il y avait quelque chose qu’elle ne saisissait pas dans cet échange et, quoi que ce fût, cela avait l’air dangereux. Mais elle avait creusé sa propre tombe, et maintenant elle y resterait si elle le devait.
— Ça va aller, répondit-elle. Je vous retrouve demain matin.
Lucy prit une profonde inspiration. Les mécanismes de son bras émirent un raclement, comme s’ils forçaient.
— Je ne vous quitterai pas comme ça, dit-elle.
— Si, corrigea le Dr. Minnericht tout en la poussant vers la porte et en lui faisant quitter la pièce.
Elle fit volte-face, les yeux pleins de rage.
— Nous n’en avons pas terminé, dit-elle, mais elle sortit, laissant la porte claquer derrière elle.
Puis, de l’autre côté, elle cria :
— Je reviendrai ce soir !
— Je ne vous le conseille pas, répondit le Dr. Minnericht.
Mais elle ne pouvait plus l’entendre. Ses pas résonnaient, trahissant sa colère et son humiliation.
Briar et le Dr. Minnericht s’écartèrent l’un de l’autre, et laissèrent s’installer un silence afin de réfléchir à une conversation qu’ils pourraient partager sans danger. Elle fut la première à parler :
— En ce qui concerne mon fils. Je voudrais que vous me disiez où il est, ou comment il va. Je veux savoir s’il est vivant.
Ce fut son tour de changer de sujet sans transition. Il dit :
— Nous ne sommes pas dans le corps principal de la gare, vous savez.
— J’avais compris. Nous sommes dans un wagon enterré, c’est tout. Je ne sais pas où vous vivez exactement, ou ce que vous faites. Je veux juste récupérer mon fils.
Elle serra et desserra les poings, puis essaya de se détendre, lissant plutôt ses poches. Elle enroula ses doigts autour de la sangle de sa sacoche, comme si le fait de sentir son poids et de savoir ce qu’elle contenait pouvait lui donner la force de camper sur ses positions.
— Laissez-moi vous montrer, dit-il, mais il ne clarifia pas ce qu’il envisageait de partager.
Il ouvrit la porte du wagon et attendit qu’elle passe, comme un gentleman ordinaire.
Elle sortit et se retourna immédiatement pour se retrouver face à lui, parce qu’elle ne supportait pas l’idée qu’il marche derrière elle. Sa tête bouillonnait en essayant de se rassurer et de trouver une logique à tout ça. De tout son cœur, elle savait que cet homme n’était pas son mari, qui était mort. Mais cela ne changeait pas sa façon de marcher, ou de se tenir, ou de la regarder avec un mépris poli. Elle avait une furieuse envie d’arracher son masque et de voir son visage, de façon à pouvoir calmer ces alarmes qui détournaient son attention et la harcelaient. Elle espérait de tout cœur qu’il allait dire quelque chose, n’importe quoi, pour lui faire comprendre qu’il connaissait son identité, ou non, et ce qu’il comptait faire de cette information.
Mais non.
Il la conduisit au couloir qui se terminait par les lumières, et il la guida vers une autre plate-forme sur poulies. Celle-ci ne ressemblait pas au bois grossier des passerelles à l’extérieur, elle était plus finement assemblée, et conçue avec quelque chose qui pouvait passer pour du style.
Le Dr. Minnericht releva un levier, et une porte en métal se referma, les enfermant tous les deux à l’intérieur d’une boîte aussi grande qu’un placard.
— Nous descendons d’un niveau, expliqua-t-il.
Il saisit une poignée au-dessus de leur tête et la tira.
Une chaîne se déroula et l’ascenseur commença à descendre, s’arrêtant à l’étage inférieur quelques secondes plus tard.
De l’autre côté de la porte métallique, qui s’ouvrit avec un raclement assourdissant, Briar découvrit un endroit qui ressemblait à une salle de bal, lumineuse et dorée, avec un sol brillant comme un miroir et des lustres suspendus au plafond comme des marionnettes cristallines.
Elle retrouva son souffle et déclara :
— Lucy m’avait dit que cet endroit était bien plus beau que les Coffres. Elle ne plaisantait pas.
— Lucy ne connaît pas ce niveau, répondit-il. Je ne l’ai jamais amenée ici. Et ce n’est pas notre destination, nous ne faisons que passer.
Briar chemina sous les lumières scintillantes qui semblaient tourner comme pour la suivre. Ce n’était pas des cristaux, mais des ampoules en verre et des tubes, reliés ensemble par des câbles et des engrenages. Elle essaya en vain de ne pas les fixer.
— Où les avez-vous eues ? Elles sont… Elles… Elles sont fabuleuses.
Elle brûlait de dire que les lampes lui rappelaient autre chose, mais elle ne put le confesser.
Tandis que la lumière se divisait en rayons, balayant le sol de motifs blancs qui flirtaient avec les ombres, Briar se souvint d’un mobile que Levi avait fabriqué lorsqu’ils avaient parlé d’avoir un bébé.
Elle ne savait pas qu’elle était enceinte de Zeke lorsque le Boneshaker avait ravagé la ville. Elle n’avait même pas eu de soupçon, mais ils avaient parlé d’avoir un enfant.
Et il avait fabriqué un petit dispositif d’éclairage, si intelligent et si brillant que, même si elle n’était plus une gamine, elle avait été fascinée par la babiole. Elle l’avait accrochée dans un angle du salon, comptant l’utiliser comme lampe jusqu’au moment où ils auraient une nursery pour l’accrocher, mais celle-ci ne vit jamais le jour.
Mais ces lustres-là étaient bien plus larges, assez grands pour occuper toute la surface d’un lit. Ils ne conviendraient pas pour un angle de pièce ou un berceau. Quoi qu’il en soit, elle pouvait difficilement nier que la conception en était suffisamment proche pour la surprendre.
Minnericht surprit son regard et dit :
— La première est là-bas. (Il indiquait la lumière centrale, la plus grosse de l’ensemble.) Elle a été envoyée à la gare et devait être utilisée pour le terminal principal. Comme vous le voyez, elle n’est pas comme les autres. Je l’ai trouvée dans un wagon, enveloppée dans une boîte et recouverte de terre, comme tout ce qui restait dans le quartier sud de la ville. Pour les autres, il a fallu faire un peu de montage.
— J’imagine, répondit-elle.
C’était trop, cette familiarité. C’était trop étrange, la façon qu’il avait de se pavaner de la même façon au milieu des choses qui lui plaisaient.
— Je dois avouer que c’est une expérience. Ces deux-là sont alimentées au kérosène, mais c’est un peu compliqué et l’odeur est trop forte pour être agréable. Celles de droite fonctionnent à l’électricité, ce qui, à mon avis, peut être la meilleure solution. Mais c’est complexe, et cela peut être aussi dangereux que le feu.
— Où me conduisez-vous ? demanda-t-elle, autant pour rompre le charme de son enthousiasme doucereux que par un réel désir de savoir.
— Dans un endroit où nous pourrons parler.
— Nous pouvons le faire ici.
Il inclina la tête en esquissant un haussement d’épaules et dit :
— C’est exact, mais il n’y a rien pour s’asseoir, et je préfère être bien installé. Pas vous ?
— Si, dit-elle, tout en sachant que cela ne se produirait pas.
Peu importait qu’il ait retrouvé les manières civilisées qu’il avait laissées de côté lorsqu’elle l’avait affronté. Briar savait ce qui se cachait de l’autre côté de cette douce façade, et c’était marqué par une main noire. Cela avait l’odeur de la mort et grognait, avide de la chair des vivants. Mais elle n’en avait pas peur.
Ils finirent par arriver à une porte sculptée d’un bois trop sombre pour être teinté et trop richement décoré pour être simplement une pièce de récupération. Élaborée dans une ébène couleur café, la porte était gravée de scènes de guerre et de soldats en costume qui auraient pu être grecs ou romains.
Il aurait fallu du temps à Briar pour pouvoir déchiffrer complètement le décor, mais Minnericht ne lui en laissa aucun.
Il l’invita à franchir le seuil pour arriver dans une salle dotée d’un tapis plus épais qu’une bouillie d’avoine, mais qui avait à peu près la même couleur. Un bureau, d’un bois plus clair que la porte, était installé devant une cheminée qui ne ressemblait à rien de ce que Briar avait pu voir auparavant. Elle était faite de verre et de briques, et de l’eau bouillante passait dans des tuyaux, gazouillant comme un ruisseau et réchauffant la pièce sans fumée ni cendres.
Un luxueux canapé rouge était installé face au bureau, dans un angle, et un fauteuil se trouvait à côté de lui.
— Choisissez, l’invita Minnericht.
Elle opta pour le fauteuil.
Il l’entoura de son cuir épais et crissant maintenu par des rivets en laiton.
Minnericht prit un siège derrière le bureau, présumant de sa supériorité comme si c’était un droit inné. Il joignit ses mains et les posa sur le dessus de la table.
Briar sentit qu’elle se réchauffait, en commençant par les oreilles. Elle savait, sans même avoir besoin de vérifier, qu’elle rougissait, et que le rose foncé était en train de prendre de l’ampleur dans son cou et sur sa poitrine. Elle se félicita de porter son manteau et sa chemise à col haut. Au moins, il ne pourrait voir que la couleur sur ses joues, et il supposerait que c’était parce qu’elle avait chaud.
Derrière le docteur, la cheminée aux tubes brillants manifesta sa présence et gargouilla, crachant de temps à autre de petites bouffées de vapeur.
Il la regarda dans les yeux et dit :
— C’est un jeu ridicule auquel nous nous livrons ici, n’est-ce pas, Briar ?
La facilité avec laquelle il avait utilisé son prénom lui fit grincer des dents, mais elle refusa de se laisser emporter.
— En effet. Je vous ai posé une question simple et vous ne semblez pas avoir envie de m’aider, même si je pense que vous en avez les moyens.
— Ce n’est pas ce que je veux dire et tu le sais. Tu sais qui je suis et tu fais semblant du contraire. Je ne vois pas pourquoi.
Il fit un triangle avec ses doigts, puis les laissa retomber, tapotant des mains contre la surface du bureau dans un geste impatient.
— Tu me reconnais, insista-t-il.
— Non.
Il essaya une approche différente.
— Pourquoi me l’avoir caché ? Ezekiel a dû naître… peu de temps après la construction du mur, ou à peu près à cette époque-là. Ma présence n’est pas un secret, ici. Même lui a entendu dire que j’avais survécu ; j’ai du mal à croire que ce n’est pas ton cas.
Avait-elle mentionné le nom de son fils ? Elle était presque sûre que non et, autant qu’elle sache, Zeke n’avait jamais dit qu’il pensait que son père avait survécu.
— Je ne sais pas qui vous êtes.
Elle se raccrocha à sa version et essaya de maintenir un ton aussi neutre que possible.
— Et mon fils sait que son père est mort. Vous savez, c’est très inconvenant à vous de…
— Inconvenant ? Qui es-tu pour oser me parler d’un comportement inconvenant ? Tu es partie, alors que tu aurais dû te consacrer à ta famille, tu t’es enfuie alors que ton devoir était de rester.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, dit-elle en reprenant confiance. Si c’est tout ce que vous avez pour me convaincre, alors autant avouer immédiatement votre mensonge.
Il fit semblant d’avoir été offensé et s’appuya contre le dos de son fauteuil.
— Mon mensonge ? C’est toi qui viens ici en faisant comme s’il s’était peut-être passé suffisamment de temps pour que je ne te reconnaisse pas. Lucy aussi sait ce qui se passe, je suppose. Sinon, elle aurait utilisé ton nom complet lorsqu’elle t’a présentée.
— Elle s’est montrée prudente parce qu’elle craignait pour ma sécurité en votre présence, et il semble qu’elle ait eu raison.
— Est-ce que je t’ai menacée ? Est-ce que j’ai fait preuve d’autre chose que de courtoisie ?
— Vous ne m’avez toujours pas dit où se trouve mon fils. Je considère que c’est la pire des impolitesses, sachant que vous êtes tout à fait en mesure de deviner mon inquiétude de ces derniers jours. Vous me tourmentez avec ce que vous gardez pour vous.
Il se mit à rire, doucement et avec condescendance.
— Te tourmenter ? Mon Dieu, en voilà une réclamation. C’est d’accord. Ezekiel est en sécurité et il va bien. Est-ce que c’est ce que tu voulais entendre ?
Oui, mais elle n’avait aucun moyen de savoir si c’était vrai. Il était presque trop difficile d’espérer à travers ses mensonges et sa tromperie délibérée.
— Je veux le voir, dit-elle sans même répondre à sa question. Je ne vous croirai pas tant que je ne l’aurai pas vu. Et vous pouvez le dire. Dire ce que vous insinuez si fortement, à moins que vous n’osiez pas. Et je pense que vous ne devriez pas. Votre pouvoir sur ces gens vient en grande partie du masque et de la confusion. Ils ont peur de vous parce qu’ils ne savent pas avec certitude.
— Et toi, tu es sûre de ce qu’il en est ?
— Parfaitement.
Il se leva de son fauteuil comme s’il ne pouvait plus supporter de rester assis. Le geste fut si violent que le meuble alla cogner contre le bureau. Lui tournant le dos, et faisant face, avec son masque brillant, à la fausse cheminée, il lui dit :
— Tu es folle. Aussi stupide que tu l’as toujours été.
Briar resta assise et conserva son ton neutre.
— Peut-être. Mais j’ai survécu jusqu’ici dans cet état, et peutêtre que ça va me permettre de durer encore un peu. Alors, dites-le. Dites-moi qui vous êtes, ou qui vous prétendez être.
Son manteau se souleva lorsqu’il fit demi-tour pour lui faire face. Le souffle de son mouvement éparpilla les papiers qui se trouvaient sur le bureau et fit tinter les lampes comme des carillons.
— Je suis Leviticus Blue, ton mari à l’époque, et toujours aujourd’hui. Celui que tu as abandonné dans cette ville il y a seize ans.
Elle lui donna un moment pour se délecter de son annonce, avant de dire très calmement :
— Je n’ai pas abandonné Levi là-bas. Si vous étiez vraiment lui, vous le sauriez.
Sous le masque du docteur, quelque chose siffla, mais aucun signe extérieur n’indiqua la façon dont il encaissait la réfutation.
— Peut-être que toi et moi avons une conception différente de l’abandon.
Elle se mit à rire, parce qu’elle ne put s’en empêcher. Ce n’était pas un rire franc, mais il traduisait son incrédulité.
— Vous êtes incroyable. Vous n’êtes pas Levi mais, qui que vous soyez, vous êtes incroyable. Nous savons tous les deux qui vous n’êtes pas, et vous savez quoi ? Je me fiche de savoir qui vous
— Dommage, répondit-il, et il tira d’un coup sec le tiroir supérieur du bureau.
En moins de temps qu’il en aurait fallu à Briar pour attraper son Spencer, le Dr. Minnericht la tint en joue avec un gros revolver brillant. Il l’arma et le pointa sur son front.
— Dommage, parce que votre fils reste ici avec moi, où il s’est installé depuis quelques jours… Et j’ai bien peur que vous ne fassiez de même.
Briar essaya de rester calme, enfonçant son corps plus profondément dans le fauteuil. Elle avait encore une carte à jouer, et elle allait l’utiliser sans lui donner la satisfaction de voir qu’elle avait peur.
— Non, dit-elle, il ne va pas rester, et moi non plus. Et, si vous avez un peu de bon sens, vous n’allez pas me tuer.
— Vous y croyez vraiment ?
— Cela fait longtemps que vous préparez cela, donnant peu à peu aux gens des indices pour leur faire penser que vous êtes Levi, et les inquiétant tellement à votre sujet que cela vous a rendu puissant. Eh bien, je les ai entendus discuter là-bas, Chez Maynard, et dans les Coffres, et dans les salles des fours. Ils m’ont demandé de venir ici et de jeter un coup d’œil, parce qu’ils veulent être fixés et qu’ils pensent que je peux le leur dire.
Il fit le tour du bureau, rapprochant le revolver mais ne tirant toujours pas, et ne lui disant pas d’arrêter. Alors elle poursuivit.
— Vous avez tenté de me convaincre que vous étiez Levi. Votre objectif est donc de rendre cela officiel. C’est une sacrée identité à voler, mais si vous la voulez, vous pouvez l’avoir.
L’arme tressaillit dans sa main ; il visa le plafond et pencha la tête comme un chien posant une question :
— Je vous demande pardon ?
— J’ai dit que vous pouviez prendre cette identité si vous la voulez. Vous pouvez être Levi, je m’en fiche. Je leur dirai que c’est exact si c’est ce que vous voulez, et ils me croiront. Il n’y a personne d’autre dans le monde qui peut confirmer ou infirmer ce que vous dites. Si vous me tuez, ils arriveront à la conclusion que je savais que vous étiez un menteur et que vous avez ressenti le besoin de me faire taire. Mais si vous me laissez partir avec Zeke, alors vous pourrez devenir la légende que vous voulez. Je ne vous mettrai pas de bâtons dans les roues.
Ce n’était peut-être qu’un effet de son imagination, mais Briar eut le sentiment que les lumières bleues avaient pris une lueur de malice.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, déclara-t-il.
— C’est une excellente idée. Je ne demande qu’une seule chose en échange.
Il ne baissa pas le revolver, il ne visa pas non plus une nouvelle fois son visage.
— Quoi donc ?
Elle se pencha en avant, le fauteuil crissant dans son dos.
— Zeke doit savoir. Je ne le laisserai pas penser que vous êtes son père, mais je lui raconterai l’histoire, et il fera ce qu’on lui demande. Il est le seul qui doit savoir la vérité.
Une nouvelle fois, les lueurs bleues brillèrent plus intensément. Minnericht ne répondit rien.
— Je vais y réfléchir, lança-t-il.
Et, bien plus vite que Briar n’aurait pensé l’homme capable de bouger, il la frappa à la tête avec la crosse de son arme.
Une douleur fulgurante résonna comme un tambour contre sa tempe.
Et tout s’obscurcit.
XXIII
Lorsque Zeke se réveilla dans la chambre princière sous la gare, les lumières avaient été légèrement tamisées et il avait la bouche pâteuse, ce qui suggérait qu’il avait dormi plus longtemps que prévu. Il fit claquer ses lèvres l’une contre l’autre et essaya d’humidifier sa langue.
— Ezekiel Wilkes, dit une voix.
Il n’avait même pas eu le temps de remarquer qu’il n’était pas seul. Il se retourna sur le lit et cligna des yeux.
Dans un fauteuil à côté du rideau, un homme portant un masque monstrueux était assis, les bras repliés, tapotant son genou de sa main gantée. Il était vêtu d’un manteau rouge qui aurait pu être destiné à un roi étranger, et portait des bottes brillantes et noires.
— Monsieur ? répondit Zeke, qui eut quelques difficultés à prononcer le mot.
— Monsieur, tu m’appelles « Monsieur ». Je suppose que cela contrebalance ton aspect, cette indication que tu as de bonnes manières. Je le prends comme un signe positif.
Zeke cligna à nouveau des yeux, mais l’étrange vision ne changea pas, et l’homme qui était enfoncé dans le fauteuil ne fit pas le moindre geste.
— De quoi ?
— De la supériorité de l’éducation sur la naissance. Non, dit-il alors que Zeke faisait mine de se relever. Reste allongé. Maintenant que tu es réveillé, je voudrais voir cette coupure que tu as à la tête, ainsi que celle de ta main. Je ne voulais pas les examiner pendant ton sommeil, de peur de t’effrayer. (Il indiqua son masque.) Je suis conscient de l’allure que cela a.
— Alors pourquoi vous ne l’enlevez pas ? Je peux respirer, ici.
— Moi aussi je pourrais respirer si je le voulais. (Il se leva et vint s’asseoir sur le rebord du lit.) Disons simplement que j’ai mes raisons.
— Vous avez des cicatrices ou quoi ?
— J’ai dit que j’avais mes raisons. Tiens-toi tranquille.
Il posa une main sur le front de Zeke et se servit de l’autre pour écarter la chevelure dans laquelle le sang avait séché. Ses gants étaient chauds, et si doux que cela donnait l’impression qu’il était mains nues.
— Comment t’es-tu fait ça ?
— Est-ce que vous êtes le docteur Minnericht ? demanda-t-il au lieu de répondre à la question qui venait de lui être posée.
— Oui, je suis le docteur Minnericht, en effet, répondit l’homme sans changer le moins du monde de ton. (Il appuya un peu ici, et frotta un peu là.) En tout cas, c’est comme ça que l’on m’appelle depuis quelque temps, ici. Il faudrait te faire des points de suture, mais je pense que tu survivras sans. Cela fait trop longtemps que tu t’es coupé. Tes cheveux se sont collés à la blessure. Pour le moment, au moins, ça ne saigne pas et ça ne semble pas non plus enflammé. Il faudra toutefois la surveiller. Maintenant, laisse-moi regarder ta main.
Si Zeke avait entendu quelque chose après « Oui », il n’eut aucune réaction.
— Yaozu m’a dit que vous connaissiez mon père.
Les mains se retirèrent et le docteur se redressa sur son séant.
— Il t’a dit ça ? Il l’a formulé exactement comme ça ? demanda-t-il.
Zeke plissa le front, essayant de se souvenir plus précisément. Ses sourcils froncés tirèrent sur la peau entaillée un peu plus loin sur son crâne, et il grimaça.
— Je ne me souviens plus. Il a dit quelque chose comme ça. De toute façon, il a dit que vous pourriez m’en parler.
— Oh, je le
— Pas grand-chose.
Zeke s’assit et faillit sursauter en voyant le docteur sous ce nouvel angle. Il aurait pu jurer que l’homme n’avait pas d’yeux, mais derrière la visière du masque sophistiqué, deux lumières bleues brûlaient intensément à l’endroit où devaient se trouver ses pupilles.
Le regard se fit plus étincelant pendant un moment, puis s’atténua. Zeke n’avait aucune idée de ce que cela pouvait signifier. Le docteur rattrapa la main du garçon et commença à l’envelopper dans un bandage fin et léger.
— Pas grand-chose, je vois. Est-ce qu’il faut comprendre qu’elle ne t’a rien dit du tout ? Est-ce que je dois également supposer que tout ce que tu as entendu, tu le dois aux histoires que l’on raconte, et à ce que t’ont rapporté tes camarades, ou les hommes et les femmes des Faubourgs ?
— C’est à peu près ça.
— Alors, tu ne connais même pas la moitié de l’histoire. Tu n’en connais qu’une infime partie. (Les lumières scintillèrent comme s’il clignait des yeux, et ses paroles ralentirent et devinrent plus calmes.) Ils l’ont accusé d’être responsable de la défaillance du Boneshaker, parce qu’ils étaient ignorants, tu comprends ? Ils l’ont accusé d’être responsable du Fléau, parce qu’ils ne connaissaient rien à la géologie ou à la science, ni au fonctionnement des plaques sous la croûte terrestre. Ils n’ont pas compris qu’il voulait simplement lancer une industrie ici, qui aurait remplacé cette exploitation sale, violente et sanglante. Il voulait fonder une nouvelle ère pour cette ville et ses habitants. Mais eux… (Minnericht marqua une pause pour reprendre son souffle, et Zeke s’enfonça discrètement dans les oreillers qui se trouvaient dans son dos.) Ils ne connaissaient rien au travail d’un chercheur, et ils n’ont pas compris que le succès se construit grâce aux échecs.
Zeke regretta de ne pas avoir plus de place pour reculer, mais au lieu de cela, il se risqua à poser une question.
— Vous le connaissiez plutôt bien alors, non ?
Minnericht se leva et s’éloigna lentement du lit, croisant les bras et se mettant à faire les cent pas dans l’espace réduit qui séparait la cuvette du pied du lit.
—
Mais il s’arrêta là, laissant Zeke sentir avec dégoût le venin que l’homme avait mis dans ce mot.
— Elle se fait probablement du souci pour moi.
Il ne se retourna pas.
— Tu m’excuseras si je n’en ai rien à faire. Qu’elle s’inquiète ! Après ce qu’elle a fait : te cacher et m’abandonner ici, entre ces murs, comme si j’avais créé une prison pour elle, au lieu d’un palace.
Zeke se figea. Il ne bougeait déjà pas, et ne trouva rien d’autre à faire que de s’immobiliser encore davantage. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et sa gorge se resserrait à chaque seconde.
Le docteur, comme il se faisait appeler maintenant, laissa au garçon le temps de digérer l’implication de ses propos avant de se retourner. Le geste fit voler son manteau rouge derrière lui.
— Tu dois comprendre, j’ai dû faire des choix, dit-il. J’ai dû faire des compromis. Face à ces gens, face à la catastrophe et aux pertes qui ne m’étaient pas imputables, j’ai été obligé de me cacher et de récupérer à ma façon.
» Après ce qui s’est produit, poursuivit-il en modulant sa voix comme dans une symphonie de chagrin et d’histoire, je ne pouvais pas simplement me montrer et clamer mon innocence. Je ne pouvais pas sortir des décombres et dire que je n’avais rien fait de mal. Qui m’aurait écouté ? Qui m’aurait cru ? Je suis bien obligé d’avouer, jeune homme, que je n’y aurais certainement pas cru moi-même.
— Est-ce que vous essayez de me dire… Vous êtes… Le timbre doux du monologue de Minnericht s’érailla. Il dit sèchement :
— Tu es intelligent. Ou, si tu ne l’es pas, tu devrais l’être. Mais évidemment, je ne peux pas être sûr.
— Hé ! objecta Zeke, oubliant subitement tous les conseils d’Angeline. Ne parlez pas d’elle, pas comme ça. Elle travaille dur, et elle a la vie dure, à cause de… à cause de vous, j’imagine. Il y a quelques jours, elle m’a expliqué comment la ville, les Faubourgs et les gens, là-bas, ne lui pardonneraient jamais à cause de
— Eh bien, s’ils ne peuvent pas la pardonner, je ne vois pas pourquoi moi je le ferais, non ? demanda le Dr. Minnericht.
Mais devant la méfiance instinctive du jeune garçon, il ajouta :
— Il s’est passé beaucoup de choses à cette époque, et je ne m’attends pas à ce que tu les comprennes. Mais n’en parlons pas, pas encore. Pas maintenant. Pas alors que je viens de découvrir que j’ai un fils. Cela devrait plutôt être un moment de joie, non ?
Zeke peinait à retrouver son calme. Il avait connu trop de peurs et trop d’imbroglios depuis qu’il était passé sous le mur. Il ne savait pas s’il était en sécurité, mais il soupçonnait que ce n’était pas vraiment le cas… Et, à présent, son ravisseur insultait sa mère ? C’en était trop, vraiment.
C’en était tellement trop qu’il se fichait presque que ce Dr. Minnericht prétende être son père. Il ne savait pas pourquoi il avait autant de mal à le croire. Puis il se souvint de quelques mots qu’Angeline avait dits avant de partir.
Et si Minnericht ne mentait pas ?
Et si c’était Angeline la menteuse ? Après tout, elle pouvait dire que le docteur était un monstre et que le monde entier le craignait, mais elle avait plutôt l’air en bons termes avec ces pirates de l’air.
— Je t’ai apporté quelques petites choses, ajouta Minnericht en lui présentant un sac, que ce soit pour briser le silence de la lutte intérieure de Zeke ou pour prendre congé. Nous dînons dans une heure. Yaozu viendra te chercher et te conduira jusqu’à moi. Nous parlerons alors autant que tu voudras. Je te dirai tout ce que tu veux savoir, parce que je ne suis pas ta mère, et que je ne garde pas des secrets, comme elle. Pas envers toi et pas envers qui que ce soit.
Il fit quelques pas vers la porte et ajouta :
— Ne t’éloigne pas trop de cette chambre. Tu remarqueras que la porte est renforcée de l’intérieur. Nous avons quelques problèmes en haut. Il semblerait que quelques Pourris se promènent à proximité de notre périmètre de défense.
— Est-ce que c’est une mauvaise chose ?
— Bien sûr que c’est une mauvaise chose, mais ce n’est pas catastrophique. Il y a peu de risques qu’ils arrivent à rentrer. Mais comme on dit, prudence est mère de sûreté.
Sur ce, il quitta la pièce.
Cette fois encore, Zeke n’entendit pas de verrou. Il se rendit compte qu’en effet la porte pouvait être barrée de l’intérieur, mais il se souvint qu’il n’avait plus de masque à gaz. Quelle distance pouvait-il parcourir sans protection ?
— Pratiquement aucune, conclut-il amèrement à voix haute.
Puis il se demanda s’il était observé ou si quelqu’un l’écoutait. Par sécurité, il se tut, puis s’approcha du paquet enveloppé dans un sac en tissu. Le docteur l’avait posé à côté de la cuvette, de même qu’un bol d’eau fraîchement remplie.
Se fichant éperdument du fait que cela ne devait pas vraiment se faire, ou que ce pouvait être une démonstration ridicule de mauvaises manières, Zeke plongea la tête dans le bol et but jusqu’à ce que la porcelaine soit sèche. Il était surpris de voir à quel point il avait soif, puis il fut étonné de découvrir combien il avait faim. Le reste était tout aussi surprenant : les ballons, le crash, la gare, le docteur. Il ne savait pas trop que croire. Mais son estomac, lui, il pouvait lui faire confiance, et ce dernier disait qu’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours.
Mais combien, exactement ? Depuis combien de temps était-il parti ? Il avait dormi deux fois, une fois dans les décombres de la tour et une fois ici, sous la gare.
Il pensa à sa mère et à ses plans dressés minutieusement pour être sûr d’être dehors et en sécurité à la maison avant qu’elle ne soit morte d’inquiétude. Il espérait qu’elle allait bien. Il espérait qu’elle n’avait pas fait de folies, ou qu’elle ne s’en était pas rendu malade ; mais il avait nettement la sensation d’avoir fait une énorme bêtise.
Dans le sac que lui avait laissé Minnericht, il trouva un pantalon propre et une chemise, ainsi que des chaussettes qui n’avaient pas un seul trou. Il retira les vêtements sales qu’il portait et les remplaça par ceux qui étaient propres, tout neufs et doux contre sa peau. Même les chaussettes en laine étaient agréables et ne grattaient pas. La sensation au niveau des pieds fut étrange lorsqu’il enfila ses vieilles chaussures. Celles-ci savaient où les anciennes chaussettes étaient usées jusqu’à la corde et elles avaient l’habitude d’épouser les durillons de ses orteils. À présent, il n’y avait rien à frotter.
Dans un cadre au-dessus de la cuvette, Zeke trouva un miroir. Il s’en servit pour examiner la blessure douloureuse et maculée de sang sur sa tête, et pour vérifier les endroits endoloris qu’il pouvait sentir mais pas voir.
Il avait toujours l’air d’un gamin sale, mais moins que depuis un bon nombre d’années. Cela lui plaisait. Les vêtements lui allaient bien, même si son épais bandage à la main gâchait l’ensemble.
Yaozu arriva et ouvrit la porte sans un bruit. Zeke faillit lâcher le miroir lorsqu’il aperçut le minuscule reflet déformé du Chinois dans un angle.
— Vous pouvez frapper, vous savez, lança-t-il en se retournant.
— Le docteur souhaiterait que tu le rejoignes pour dîner. Il a pensé que tu aurais peut-être faim.
— Évidemment que je crève de faim, répondit Zeke.
Mais sa remarque lui sembla tout d’un coup déplacée. Le décor raffiné et les beaux vêtements lui firent penser qu’il devait mieux se comporter, ou mieux parler, ou mieux se tenir. Mais il ne pouvait pas tout améliorer en si peu de temps. Alors, il ajouta :
— Qu’est-ce qu’il y a à manger ?
— Du poulet rôti, je crois. Il y aura peut-être aussi des pommes de terre ou des nouilles.
Le garçon en eut l’eau à la bouche. Il n’était même pas capable de se souvenir de la dernière fois qu’il avait
— Je vous suis ! annonça-t-il avec un réel enthousiasme, qui submergea et étouffa toutes les craintes qui pouvaient se terrer dans un coin de sa tête.
L’avertissement d’Angeline et sa propre gêne disparurent alors qu’il suivait Yaozu dans le couloir.
Ils passèrent par une autre porte non verrouillée, flanquée de dragons sculptés dans les angles, pour arriver dans une salle qui ressemblait à un petit salon sans fenêtres. Et, tout au bout, se trouvait une salle à manger qui avait l’air de sortir tout droit d’un château.
Une longue table recouverte d’une nappe blanche immaculée s’étendait sur toute la longueur de la pièce, et des chaises à haut dossier y étaient placées à intervalles réguliers. La table n’avait été dressée que pour deux convives, pas à chaque bout, ce qui les aurait empêchés de se voir, mais à proximité l’un de l’autre, à une extrémité.
Le Dr. Minnericht avait déjà pris place. Il murmurait quelque chose par-dessus son épaule à un homme noir bizarrement vêtu qui était borgne. Zeke ne pouvait pas entendre ce qu’ils se disaient. La conversation prit fin lorsque Minnericht renvoya son conspirateur et se tourna vers le garçon.
— Tu dois être affamé. Tu as l’air de l’être en permanence de toute façon.
— Oui, répondit-il en se glissant sur la chaise devant laquelle le couvert avait été mis, sans se soucier de savoir si Yaozu mangeait ailleurs.
Il s’en fichait. Il se fichait même de savoir si Minnericht était un faux nom, ou que cet homme prétende être son père. La seule chose qui l’intéressait, c’était la viande dorée et juteuse de la volaille découpée qui était placée sur l’assiette devant lui.
Une serviette en tissu était pliée en forme de cygne à côté du plat. Zeke l’ignora et attrapa le pilon de poulet.
Minnericht se saisit d’une fourchette, mais ne critiqua pas la façon de manger du garçon. Au lieu de cela, il dit :
— Ta mère devrait mieux te nourrir. Je sais que les temps sont durs dans les Faubourgs, mais franchement… Un garçon en pleine croissance a besoin de manger.
— Elle me nourrit, répondit-il, la bouche pleine de viande.
Puis, quelque chose dans ce qu’avait dit Minnericht lui resta coincé entre les dents comme le petit os d’une aile d’oiseau. Il était sur le point de demander une explication quand Minnericht fit quelque chose de remarquable.
Il retira son masque.
Cela lui prit un bon moment et semblait une procédure compliquée : il lui fallait actionner tout un ensemble de boucles et de loquets. Mais lorsque tout cela fut détaché et que la lourde protection en acier fut posée sur le côté, le docteur retrouva visage humain.
Ce n’était pas un beau visage, et ce n’était pas un visage entier. La peau était boursouflée en une horrible cicatrice aussi grosse qu’une empreinte de main, qui s’étendait de l’oreille de l’homme jusqu’à sa lèvre supérieure, bouchant sa narine droite et tirant les muscles autour de sa bouche. Un de ses yeux s’ouvrait et se fermait avec difficulté à cause de la peau abîmée qui retombait sur sa paupière.
Zeke essaya de ne pas le dévisager, mais ne put s’en empêcher. Il n’arrivait pas non plus à arrêter de manger. Son estomac avait pris le dessus, contrôlant sa bouche et ses mains, et il n’envisageait pas de reposer le poulet.
— Tu peux regarder, lança Minnericht. Et tu peux également être flatté. Je n’accepte de me promener sans masque que dans deux pièces, cette salle à manger et mes propres quartiers privés. Les personnes qui savent à quoi je ressemble là-dessous se comptent sur les doigts d’une main.
— Merci, répondit Zeke.
Il faillit faire suivre le mot d’un point d’interrogation, parce qu’il ne savait pas s’il devait se sentir flatté ou inquiet. Puis il mentit.
— Ce n’est pas si horrible que ça. J’ai vu pire dans les Faubourgs. Des gens qui ont été brûlés par le Fléau.
— Ce n’est pas une brûlure due au gaz. C’est tout bêtement dû au feu, ce qui est amplement suffisant.
Il ouvrit la bouche avec raideur et commença à manger, prenant de plus petites bouchées que le garçon affamé, qui aurait enfourné la cuisse entière de la volaille dans sa bouche s’il n’y avait eu personne pour le regarder. Le visage du docteur était partiellement paralysé. Zeke pouvait s’en rendre compte en observant la façon dont les lèvres bougeaient, et au fait que la narine qui fonctionnait encore ne se dilatait pas lorsque l’homme inspirait.
Et, lorsqu’il parla sans le masque pour filtrer ses mots, Zeke détecta le léger effort qu’il devait faire pour s’exprimer clairement.
— Mon fils, dit-il. (Le garçon se raidit mais ne discuta pas.) J’ai bien peur d’avoir quelques… nouvelles un peu angoissantes.
Zeke mâchait et avalait tout ce qu’il pouvait avant que cela ne lui soit arraché.
— Comme quoi ?
— Il semblerait que ta mère te cherche, ici, dans la ville. Une meute de Pourris a envahi l’endroit où elle recueillait des informations et, à présent, nous avons perdu toute trace d’elle. Les Pourris sont un sempiternel problème ici, à l’intérieur des murs. Je crois avoir mentionné que nous avons nous aussi actuellement un souci, alors ce n’est certainement pas de sa faute si elle les a rencontrés.
Le garçon s’arrêta de manger.
— Attendez. Quoi ? Quoi ? Est-ce qu’elle va bien ? Elle est venue ici, pour me chercher ?
— J’ai bien peur que oui. Je suppose que nous devons saluer sa persévérance, faute d’avoir d’autres compétences maternelles exceptionnelles. Tu n’as jamais vu une serviette ?
— Je ne suis pas…
Le docteur parut reconsidérer son approche de la situation et reformula rapidement son explication.
— Personne ne m’a dit qu’elle était morte, et il n’y a aucun signe qu’elle ait été mordue et transformée. C’est simplement… qu’on ne la trouve plus… à la suite de cet événement particulier. Peut-être qu’elle va réapparaître, cela dit.
Il n’y avait plus grand-chose dans son assiette, mais Zeke ne se voyait pas la terminer.
— Est-ce que vous allez la chercher ? demanda-t-il, mais comme il n’arrivait pas à savoir quelle réponse il aurait voulu entendre, il n’insista pas quand Minnericht prit quelques secondes pour répondre.
— J’ai des hommes qui la cherchent, oui.
Zeke n’aimait pas la fausse circonspection qu’il détectait, pas plus d’ailleurs que le ton utilisé par Minnericht.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? (Sa voix se fit plus aiguë et plus forte lorsqu’il poursuivit.) Hé, je sais bien que ce n’est pas une mère parfaite, mais je ne suis pas un gamin parfait non plus, et nous nous sommes débrouillés ensemble jusque-là. Si elle est ici, et qu’elle a des problèmes, je dois l’aider. Je dois… Je dois sortir d’ici et la trouver.
— Certainement pas, répondit Minnericht avec autorité, mais son langage corporel s’était figé, comme s’il ne savait pas vraiment comment continuer. Il est hors de question que tu fasses cela.
— Et qui décide ? Vous ?
— Rien n’est sûr au-delà de cette gare. Tu as certainement eu le temps de le remarquer, Ezekiel.
— Mais c’est ma mère, et tout est ma faute, et…
Minnericht se redressa d’un coup, repoussant son fauteuil derrière lui et laissant tomber sa serviette au sol.
— Que ce soit ta faute ou non, je suis ton père, et tu resteras ici jusqu’à ce que je dise que tu peux partir sans danger !
— Non, vous n’êtes pas…
— Capable de te garder ici ? Fiston, tu fais erreur.
— Non ! Vous n’êtes pas
Minnericht attrapa son masque et commença à le remettre sur sa tête. Il s’en coiffa comme d’une armure, comme s’il allait le protéger contre ces attaques verbales.
— Ne sois pas ridicule. Elle s’appelle Briar Wilkes et, depuis notre mariage, Briar Blue.
— Tout le monde sait ça. Dites-moi son deuxième prénom, demanda Zeke, triomphant. Je parie que vous ne le savez pas !
— Qu’est-ce que cela vient faire là-dedans ? Ta mère et moi… C’était il y a longtemps. Bien avant ta naissance.
— Oh, formidable excuse,
— Arrête. Arrête ça, ou je t’y oblige.
— Vous ne la connaissez pas. Vous ne l’avez jamais connue, et vous ne
Le casque retrouva enfin sa place, même si le docteur avait à peine mangé.
— Je ne la connais pas ? Mon cher garçon, je la connais mieux que toi. Je connais des secrets qu’elle n’a jamais partagés avec toi…
— Je m’en fiche, coupa Zeke. (Sa voix était plus désespérée qu’il l’aurait souhaité.) Je veux seulement aller la chercher.
— Je te l’ai dit, j’ai des hommes qui s’en occupent. C’est ma ville ! ajouta-t-il avec ferveur. Elle est à moi et, si ta mère se trouve à l’intérieur…
— Alors elle est à vous aussi ? intervint Zeke.
À son étonnement, Minnericht ne chercha pas le contredire. Au contraire, il répondit froidement :
— Oui, tout comme toi.
— Je ne reste pas.
— Tu n’as pas le choix. Ou plutôt, tu l’as, mais ce n’est pas un très bon choix. Tu peux rester ici et vivre confortablement pendant que d’autres cherchent ton incontrôlable mère, ou tu peux aller là-haut, sans masque, et suffoquer, ou te transformer, ou mourir de toute autre horrible façon. C’est tout. Tu n’as aucune autre option disponible pour le moment, alors tu peux retourner dans ta chambre et t’installer confortablement.
— Hors de question. Je vais trouver un moyen de sortir d’ici.
— Ne sois pas stupide, cracha-t-il. Je t’offre tout ce qu’elle t’a toujours refusé. Je t’offre un héritage. Sois mon fils et tu découvriras que c’est une puissante position, quels que soient les anciens préjugés ou les rumeurs, ou encore les malentendus entre moi et cette ville.
Zeke réfléchissait rapidement, mais à tout autre chose. Il lui fallait un masque, ça, il le savait. Sans ça, il était bel et bien fichu. Minnericht avait raison sur ce point.
— Je ne veux pas… commença-t-il à dire, mais il ne savait pas comment terminer sa pensée. (Il réessaya, avec moins de passion, tentant d’imiter la froideur qu’il voyait dans le masque du docteur.) Je ne veux pas rester dans ma chambre.
Sentant un compromis, Minnericht se calma.
— Tu ne peux pas monter à la surface.
— Oui, concéda Zeke. J’ai compris ça. Mais je veux savoir où est ma mère.
— Au moins autant que moi, je t’assure. Si je te fais une promesse, est-ce que tu te conduiras comme un jeune homme civilisé ?
— Peut-être.
— Très bien. Je tente ma chance. Je te promets que si nous retrouvons ta mère, nous la ramènerons ici indemne et tu pourras la voir librement, puis vous serez libres de partir tous les deux, si vous le souhaitez. Est-ce que ça te semble juste ?
Mais c’était bien le problème, justement. Cela semblait trop juste.
— Où est le piège ?
— Il n’y a pas de piège, fiston. Ou, s’il y en a un, il viendra de ta mère. Si elle se préoccupe de toi autant qu’elle le dit, elle t’encouragera à rester. Tu es un garçon brillant, et je pense que nous avons beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Je peux te proposer des conditions de vie bien meilleures que celles qu’elle peut te donner et, pour cela…
— Oh, j’ai compris. Vous allez la payer pour qu’elle s’en aille.
— Ne sois pas grossier.
— Mais c’est bien ça, n’est-ce pas ? demanda Zeke, qui n’était même plus en colère.
Il était surpris, déçu, et perdu. Mais il avait obtenu une promesse et, qu’elle soit tenue ou non, c’était déjà un point de départ.
— Je m’en fiche. Vous pouvez régler ça entre vous. Je m’en fiche. La seule chose que je veux savoir, c’est si elle va bien.
— Tu vois, nous
C’était le même homme noir avec l’œil laiteux. Il releva le menton comme s’il voulait attirer l’attention du Dr. Minnericht.
— Je veux un masque, dit Zeke avant que l’occasion ne passe et qu’il perde l’attention du docteur.
— Tu ne peux pas en avoir un.
— Vous me demandez de vous faire confiance. Comment est-ce que je suis censé faire cela si vous ne me faites pas un peu confiance en retour ? plaida Zeke.
— Tu
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Zeke, que les grands mots laissaient perplexe et agacé.
— Ça signifie que non. Tu ne peux pas avoir un masque. Mais cela signifie également que tu n’es pas obligé de rester dans ta chambre. Va où tu voudras. Je sais où sont les limites. Et crois-moi quand je te dis ceci : dans les confins de mon royaume, il n’y a nulle part où je ne pourrais te trouver. Est-ce que tu comprends ?
— Je comprends, répondit-il d’un air boudeur et abattu.
— Yaozu va… Qu’ils aillent tous au diable, Lester, où est Yaozu ?
— Je ne pourrais pas le dire, monsieur, répondit Lester, ce qui ne signifiait pas qu’il ne le savait pas, mais seulement qu’il refusait de répondre devant Zeke.
— Très bien. C’est merveilleux. Il est sorti pour… Je m’en fiche. Toi. Viens avec moi, dit-il à Lester. Et toi, dit-il au garçon, fais comme chez toi. Explore le terrain. Fais comme tu veux, mais je te recommande de ne pas t’éloigner du centre, ici, à cet étage. Quand j’aurai retrouvé ta mère, je la conduirai jusqu’à toi. Quoi que tu penses de moi ou que tu puisses croire, tu peux être assuré que, même si tu arrivais à remonter à la surface et à te lancer à sa recherche, je la trouverais en premier. À moins de vouloir te perdre à l’extérieur quand je l’aurai retrouvée, reste à proximité de la maison.
— Ce n’est pas ma maison, rétorqua Zeke. J’ai dit que j’avais compris, d’accord ?
— Bien, conclut Minnericht.
C’était moins une appréciation qu’une façon de renvoyer le garçon, mais ce fut le docteur qui sortit de la pièce en traînant presque Lester derrière lui.
Une fois qu’ils furent partis tous les deux, Zeke se mit à marcher de long en large, puis retourna à son assiette, sans toutefois s’asseoir. Il avait besoin de réfléchir, et il y arrivait plus facilement quand il était en mouvement et qu’il avait l’estomac plein, alors il emporta le poulet avec lui. Il le rongea jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre parcelle de viande sur les petits os. Puis il s’attaqua à ce que Minnericht avait laissé dans son assiette.
Après l’avoir également nettoyée, et s’être brièvement demandé où se trouvaient les cuisines, Zeke laissa échapper un rot puissant et se mit à réfléchir à propos des masques à gaz.
Le Dr. Minnericht, qu’il se refusait de considérer comme son père, devait en conserver quelques-uns quelque part. Manifestement, le sien était un modèle personnalisé, conçu pour lui et pour personne d’autre. Mais Zeke avait vu plusieurs personnes en dessous. Il y avait Yaozu, pour commencer, ainsi que l’homme noir qui n’avait plus qu’un œil. Et, avec toutes ces autres pièces, verrouillées ou non, il devait bien y avoir d’autres personnes. Au-dessus de lui, Zeke entendait des bruits : des pas lourds, comme ceux d’hommes portant des bottes. Parfois, ils marchaient comme s’ils effectuaient une ronde, et d’autres fois ils couraient en groupe.
Qui que soient ces hommes, ils n’étaient pas bloqués en dessous. Ils allaient et venaient. Il devait y avoir des masques quelque part, et si Zeke pouvait trouver le placard ou la salle dans lesquelles ces protections étaient rangées, alors il ne serait pas contre le fait d’en voler un.
À condition de les trouver.
Il fit le tour des pièces, mais il ne parvint pas à localiser de réserve secrète de masques à gaz, et ne rencontra personne. Le sous-sol de la gare était une ville fantôme, il n’entendait que le bruit intermittent des pas au loin, quelques conversations à peine audibles, et les tuyaux dans les murs qui sifflaient et s’efforçaient d’apporter de l’eau ou de la vapeur pour le chauffage.
Il devait bien y avoir quelqu’un, quelque part, qui s’occupait des chambres d’amis ; tout comme il y avait certainement un cuisinier qui reviendrait plus tard pour nettoyer, se persuada Zeke pendant qu’il arpentait les niveaux qui avaient été autorisés par son hôte.
Au bout d’un moment, son flair le conduisit jusqu’à la cuisine et il prit, dans les placards, des paquets de biscuits, deux pommes rouges et brillantes et quelques cerises séchées qui se révélèrent aussi sucrées que des bonbons quand il mordit dedans. Il ne trouva pas la source des aliments frais qui avaient été servis pour le dîner, mais Zeke était content de son butin. Il comptait donc le ramener jusqu’à sa chambre pour pouvoir le manger plus tard, ou au cas où il aurait un creux pendant la nuit.
Il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait, mais le besoin de rafler quelque chose et de le mettre de côté était à présent apaisé. Il retourna à sa chambre, s’assit sur le bord du lit moelleux et se mit à réfléchir tranquillement à ce qui allait venir ensuite, tout en digérant le poulet rôti chaud et lourd dans son estomac. Le poids du repas le retint sur les couvertures et lui donna envie de se coucher plus confortablement. Il se glissa sous les draps et, alors qu’il ne comptait fermer les yeux qu’un instant, il céda au sommeil jusqu’au lendemain matin.
XXIV
Zeke se réveilla, bien déterminé à mener à bien ce qu’il restait du plan qu’il avait dressé la veille. Il mit dans ses poches les aliments qu’il avait chapardés (moins quelques bouchées pour le petit déjeuner) et retourna dans le couloir où se trouvait l’ascenseur. La grille était baissée, et elle était facile à bouger mais, une fois à l’intérieur, le garçon n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire. Quatre leviers pendaient d’un plafond grillagé au-dessus de sa tête, et quelque chose lui disait que l’un d’eux devait être une alarme.
Il devait bien y avoir des escaliers.
Quelque part.
Il devait y avoir d’autres personnes aussi, ou du moins, c’est ce qu’il était en train de penser quand un Chinois singulièrement grand et un Occidental remarquablement petit interrompirent leur course précipitée à l’angle d’un mur. Ils arrêtèrent de discuter pour regarder curieusement Zeke.
— Salut, lança-t-il aux deux hommes.
— Salut, répondit l’homme blanc.
C’était un petit gars rondouillard, de la taille de Zeke, mais qui était trois ou quatre fois plus large. Il portait une ceinture qui entourait sa taille comme l’équateur et un chapeau militaire rabattu sur ses cheveux trop longs.
— Tu es le fils Blue ?
— Je m’appelle Zeke, dit-il sans confirmer ni infirmer. Qui êtes-vous ?
Ils ne lui répondirent pas plus qu’il ne l’avait fait.
— Où vas-tu ? Il y a des Pourris là-haut, fiston. Si tu as un brin de jugeote, reste ici, là où c’est sûr.
— Je n’allais nulle part, je ne faisais que regarder. Le docteur a dit que je pouvais.
— Ah oui ?
— Oui.
Le grand Chinois mince se baissa pour mieux voir Zeke et demanda d’une voix rauque :
— Où est Yaozu ? Ce n’est pas notre travail de surveiller les gamins.
— C’est celui de Yaozu ?
L’homme plus petit répondit :
— Peut-être qu’il aime bien ça, être le bras droit du docteur. Peutêtre que non. Je ne saurais le dire, si ce n’est qu’il s’en accommode bien.
Zeke acquiesça, enregistrant l’information et la rangeant dans un coin de sa tête, au cas où elle serait importante.
— D’accord, laissez-moi vous poser une question, alors. Comment est-ce que je vais au-dessus ? J’ai quasiment tout vu, ici.
— Tu ne m’as pas entendu ? Tu n’entends pas l’agitation ? Ce sont des Pourris, fiston. Je les entends d’ici.
Le plus grand des deux hommes, qui avait des yeux bridés marron, intervint :
— C’est dangereux, là-haut. Les Oubliés et les Pourris font un très mauvais mélange.
— Allez, les gars, leur dit Zeke d’une voix enjôleuse, sentant qu’il était en train de perdre leur attention au profit de la destination vers laquelle ils se rendaient lorsqu’il les avait arrêtés. Aidez donc un pauvre gosse. Je veux simplement faire le tour de ma nouvelle maison.
Les deux hommes haussèrent les épaules en se regardant, jusqu’à ce que le plus grand des deux s’en aille, laissant le plus petit. Celui-ci secoua la tête :
— Non, je ne le crois pas. Et ne monte pas, si tu tiens à la vie. Les Pourris sont entrés partout, comme si quelqu’un leur avait délibérément ouvert les portes, et nous avons d’autres problèmes également.
— Comme ?
— Comme le fait que ton père n’a pas vraiment beaucoup d’amis à l’extérieur de la gare et que, parfois, ils lui posent des problèmes. Crois-moi, il vaut mieux ne pas te retrouver au milieu. De plus, je ne tiens pas à essuyer les plâtres si on t’attrape là-bas.
— Si je monte là-haut et que je me fais tuer, je ne dirai à personne que c’est vous qui m’y avez envoyé. D’accord ?
Le gros homme se mit à rire et cala ses pouces dans sa ceinture.
— Tu m’as eu, hein ? C’est correct, c’est sûr. Je ne te dirai pas comment fonctionne l’ascenseur, parce que ce n’est pas mon travail et je n’aime pas tirer toutes ces ficelles ; mais si tu devais suivre le couloir qui se trouve derrière moi, et aller tout au bout à gauche, tu trouverais un escalier. Si quelqu’un te le demande, je ne t’ai rien dit. Et, si tu restes dans le coin, alors n’oublie pas qui t’a rendu service.
— Merci ! répondit gaiement Zeke. Je n’oublierai pas, ne vous inquiétez pas. Vous êtes un champion, mec !
— Tu l’as dit, répondit-il.
Mais Zeke était déjà dans le couloir, à une allure à mi-chemin entre la petite foulée et le sprint. Il trouva l’escalier quelques instants après et grimpa avec un tout nouveau sens de l’orientation. Il y avait peut-être du grabuge en haut, mais il y avait peut-être aussi des gens avec des masques à gaz. Peu importait le type, et peu importait à qui il allait devoir le voler, Zeke comptait bien en récupérer un, coûte que coûte.
L’escalier était plongé dans le noir, et il ne trouva aucun moyen de l’éclairer, mais il n’y avait qu’un seul étage à monter et il pouvait se guider au bruit qu’il entendait au-dessus.
On aurait dit des hommes qui couraient dans tous les sens. Des cris venaient renforcer le chaos et, pendant qu’il grimpait dans le noir, trébuchant à chaque marche, une explosion secoua le sol.
Zeke perdit l’équilibre et chercha à attraper une rambarde ou un appui, mais n’en trouva pas. Il tomba sur les mains et les genoux.
Les vibrations s’évanouirent et il se remit debout. Il se frotta les mains sur son pantalon et longea le mur jusqu’à ce qu’une ligne blanche au sol révèle le bas d’une porte donnant sur un endroit éclairé. Mais s’il y avait une poignée, il ne la trouva pas. Alors qu’il s’appuyait contre le battant et essayait frénétiquement de l’ouvrir, l’agitation à l’extérieur augmenta, et il se demanda si c’était
Le bruit caractéristique de coups de feu s’ajouta aux cris et aux bruits de course.
Zeke cessa de chercher une sortie et s’immobilisa, impressionné par les tirs. Il fut sur le point de changer d’avis. En haut, c’était comme s’il y avait la guerre, ce qui contrastait avec l’environnement calme, riche et silencieux de l’étage qu’il venait de quitter. Est-ce que c’était ce que Lester avait murmuré à l’oreille de Minnericht ?
Il n’avait encore jamais vu un Pourri de près, pas un vrai, pas un affamé… et il n’avait certainement jamais vu une meute complète.
Une curiosité irrationnelle le poussa à chercher à nouveau la poignée.
Ses doigts rencontrèrent quelque chose qui aurait pu être un levier, mais situé un peu plus haut qu’un loquet ordinaire. Il l’attrapa et tira, mais rien ne se produisit. Il poussa encore, appuyant de tout son poids pour enfoncer la chose, mais la porte ne bougea pas.
Mais soudain, quelque chose cogna de l’autre côté.
Quelque chose de gros et de lourd s’écrasa contre elle, la projetant vers l’intérieur et coinçant violemment Zeke entre le battant et le mur. Le choc lui coupa le souffle. Il se recroquevilla au sol en tenant sa tête blessée, même s’il était trop tard pour la protéger. Il hoqueta et inspira quelques bouffées d’un air qui puait la poudre et le résidu de Fléau. L’air collait au fond de sa gorge, et Zeke laissa échapper un petit son que personne n’aurait dû entendre au-dessus de la clameur de l’autre côté de la porte.
Sauf que quelqu’un l’entendit.
La personne écarta la porte pour regarder ce qui se trouvait derrière et découvrit Zeke, meurtri et roulé en boule, qui essayait de se couvrir la tête et le visage. Cette même personne projetait une ombre très large et, même en regardant entre ses doigts, l’adolescent pouvait voir la forme qui bouchait le passage.
—
C’était comme si tous ses mots étaient filtrés à travers un tamis en métal.
— Je… hum… Ça ne vous ennuie pas de fermer la porte ?
Zeke était troublé et effrayé, et d’autres coups de feu résonnaient d’un mur à l’autre, tirés d’un endroit à proximité. Il bougea les mains et écarquilla les yeux, observant le mastodonte à contre-jour et ne voyant rien d’autre qu’une silhouette pas tout à fait humaine. C’était celle d’un homme portant une armure, ou du moins un costume en acier, avec un masque en forme de tête de bœuf.
Pendant quelques secondes, l’homme resta silencieux tandis que les balles sifflaient et retentissaient, ricochant sur ses épaules. Puis il dit :
—
Il avait posé la question lentement, comme si la réponse était très importante.
— J’essaie de sortir d’ici, lança Zeke. Ils m’ont enlevé mon masque, en bas ! Je pensais…
Ses pensées furent interrompues par quelque chose de plus fort et plus long qu’un simple tir de revolver dans la pénombre, de l’autre côté de l’homme en armure.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Zeke, à deux doigts de se mettre à hurler.
L’homme trembla sous le coup de l’explosion dans son dos, il s’appuya contre le chambranle, ses bras épais et larges s’étirant pour l’aider à se retenir. Il répondit :
—
Puis, il ajouta :
—
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
—
Mais cela n’était pas très rassurant. Le premier visage qui vint à l’esprit de Zeke fut celui du géant qui pilotait le ballon qui s’était écrasé sur le fort.
L’homme qui bloquait la sortie rien qu’avec sa taille pouvait être un ami du pirate, voire pire. Il pouvait faire partie de l’équipage ou être un mercenaire et, dans la liste de toutes les choses que Zeke voulait faire, retourner vers cet homme dont les mains étaient presque aussi grosses que des paniers arrivait loin, tout à la fin. Par ailleurs, il n’aimait pas trop que l’homme masqué connaisse son nom, car cela ne pouvait qu’empirer la situation. À présent, le pirate de l’air savait qui il recherchait, et il envoyait des soldats à ses trousses.
— Non, répondit Zeke, en guise de réponse générale à tout ce qui lui avait été demandé. Non, laissez tomber. Laissez-moi partir.
L’homme secoua la tête et les jointures de son masque craquèrent tandis que le métal grinçait contre ses épaules renforcées.
—
— Il me faut un masque !
—
Il avait l’air aussi infranchissable qu’un fossé, même avec tout le courage que Zeke pouvait réunir. Mais s’il décidait de s’écarter pendant quelques secondes, cela donnerait au garçon le temps de déguerpir.
— D’accord, murmura-t-il, en faisant un signe de tête.
—
— Non, monsieur, je ne bougerai pas, lui assura Zeke.
—
Mais dès que l’homme à l’armure métallique eut tourné les talons, Zeke s’engouffra derrière lui et se glissa à la lisière de la bataille.
Trop effrayé pour se figer et trop exposé pour rester calme, il s’accroupit et fila vers la cachette la plus proche qu’il put trouver : une pile de caisses qui étaient éparpillées et se dissolvaient sur place au fur et à mesure que les balles déchiquetaient leurs angles. Un éclair chaud, provoqué par quelque chose de dur et rapide, lui brûla le dos, faisant un trou dans sa chemise.
Il se contorsionna pour toucher l’endroit qui lui faisait mal entre les omoplates, mais il avait du mal à y arriver, et il abandonna en concluant qu’il n’était ni mort ni mourant. Tout bien considéré, sa tête lui faisait plus mal que n’importe quelle autre partie de son corps, même sa main blessée.
Zeke s’accroupit, terré dans un coin et horrifié par la scène.
Autour de lui, la salle s’était divisée en deux camps. Comme il en avait eu l’impression à l’étage en dessous, c’était la guerre, ici. Mais, contrairement à l’explication que tout le monde lui avait donnée, il ne vit pas de Pourri ; aucun mort vivant traînant et gémissant comme ceux qui lui avaient été décrits. Il ne vit que des hommes, armés et menaçants, qui échangeaient des tirs de part et d’autre d’une brillante étendue de marbre ébréché qui avait auparavant été un superbe sol. Sur un côté se tenait un groupe composé de trois Chinois, et de deux hommes qui étaient habillés comme les aviateurs du
Une cascade de lumières scintillantes tombait du plafond comme des stalactites dans une grotte, inondant de clarté les horribles événements qui se déroulaient dans tous les coins poussiéreux et couverts de toiles d’araignées.
Des sièges rembourrés étaient alignés le long des murs dépourvus de fenêtres, de même que des plantes en soie qui n’avaient jamais besoin d’être arrosées, mais qu’il allait falloir recoudre pour refermer les trous laissés par les balles. Derrière celles-ci, accroupis sous les sièges et les rangées de fauteuils solidarisés et fixés au sol en une ligne bien ordonnée de salle d’attente, de petits groupes d’hommes au visage fermé faisaient de leur mieux pour obliger leurs adversaires à se rendre, ou pour tous les tuer.
Zeke ne savait pas vraiment où il était. La pièce ressemblait un peu au vestibule d’une gare. Il ne savait pas non plus qui étaient ces gens, à l’exception de Lester, ni pourquoi ils se battaient. Certains portaient des masques, d’autres pas. Au moins trois d’entre eux étaient morts, étendus sur le sol dur et brillant. Deux étaient allongés sur le ventre, un sur le dos. Ce dernier avait perdu une grande partie de sa gorge et ses yeux étaient ouverts, vitreux, et ne regardaient rien d’autre que les cieux au-delà du plafond.
Mais l’un des hommes qui étaient allongés sur le ventre portait un masque.
Et, à la grande surprise de Zeke, le robuste type en armure qu’il avait rencontré dans le couloir était en train de le lui enlever. Le cou du défunt trembla comme une chaussette vide et, dans un dernier glissement de sangles, le masque se détacha.
L’homme en armure se retourna, cherchant l’entrée du couloir et la porte qui se trouvait derrière. Voyant que celle-ci était ouverte et que Zeke n’était plus là, il jura à voix haute et pivota. Une balle vint se perdre contre son omoplate en émettant un bruit de cymbale, mais cela n’eut pas l’air de l’atteindre.
Il repéra Zeke tapi derrière les caisses.
Pendant un moment, le garçon pensa que l’homme allait se saisir de l’énorme canon qu’il avait dans le dos pour le viser, et qu’il exploserait en un millier de petits morceaux que même sa mère ne pourrait pas reconnaître.
Au lieu de ça, l’homme roula le masque en boule et le lança aux pieds du garçon, avant de se retourner et de sortir un énorme six coups qui était accroché à sa taille. Puis, il se mit à tirer encore et encore et encore. Il dessina une ligne de feu d’un côté à l’autre de la salle, créant une couverture pour sa propre sortie, ou pour celle de Zeke, le garçon ne savait plus très bien.
À l’autre bout de la pièce, il y avait une porte, et quelque chose d’énorme tambourinait à l’extérieur. Ou peut-être que ce n’était pas quelque chose d’énorme. Peut-être que c’était
Ce n’était pas un martellement de bélier ou de machine. C’était une pression constante, frénétique, insistante et agressive qui s’acharnait sur la porte… laquelle avait l’air considérablement renforcée.
Même de loin, Zeke se rendit compte qu’elle était barricadée comme s’il était prévu qu’une armée vienne s’y fracasser.
Est-ce que c’était cette armée-là ?
Pour le moment, la porte tenait bon, mais l’homme en armure se mit à crier :
—
Zeke plia le masque et avança en restant accroupi.
Sur sa gauche, derrière un rideau, un homme vacilla et tomba au sol, entraînant le tissu avec lui. Celui-ci le recouvrit comme un linceul. Au bas de la frange, une flaque rouge apparut lentement et s’étendit sur les arabesques grises et blanches du sol poli.
XXV
Zeke balaya la pièce du regard à la recherche d’une autre issue. Est-ce que ce n’était pas ce que l’homme en armure avait dit ? Trouve une autre sortie ? Mais, à l’exception de la porte contre laquelle s’acharnait une force à l’extérieur, et du couloir par lequel le garçon était arrivé, il ne voyait pas d’autre voie.
L’homme au costume d’acier se retrouva à court de balles.
Non, en fait, seul un de ses pistolets l’était. Il rangea l’arme vide contre son ventre qui était protégé par une plaque de métal. Il en avait une autre coincée entre sa ceinture et sa hanche, il s’en saisit et commença à battre en retraite en mitraillant tout ce qu’il pouvait.
Zeke compta huit autres hommes qui tiraient, tout en se disputant, cachés derrière les chaises et autour des rares caisses. Il supposa qu’ils allaient tous finir par être à court de munitions et qu’ils allaient devoir s’arrêter. Mais pour le moment, le plomb fusait en lignes droites, crépitant comme de la grêle rabattue par le vent.
Zeke voulait sortir. Et l’homme reculait vers le couloir. Il essayait de rabattre le garçon vers l’escalier, et peut-être que ce n’était pas la pire idée au monde, après tout.
Le chemin était direct et il avait un imposant défenseur en armure qui détournait toutes les mauvaises intentions. Cependant, celui-ci allait très certainement le suivre dans l’escalier. Mais, à l’étage, il n’y avait rien d’autre que la mort et le chaos.
Zeke décida de tenter sa chance.
Il fit un bond qui se transforma en vol plané très court et très bas qui le mena des caisses au sol, puis il termina sa course par un sprint trébuchant qui l’envoya rouler la tête la première en bas des marches où il se récupéra à quatre pattes. Quinze secondes après lui, l’homme en armure le rejoignait à reculons, plus gracieusement que Zeke n’aurait cru.
Il saisit la porte et la ferma de toute ses forces, exactement au moment où quelqu’un d’autre venait s’écraser contre celle-ci de l’autre côté.
Zeke bascula, trébucha et dévala les marches jusqu’à ce qu’il ne puisse plus voir ce qui se passait au-dessus de lui, mais seulement l’entendre. Il était de nouveau à l’étage inférieur. L’atmosphère était bien plus calme ici, même les coups de pistolet du dessus étaient étouffés par le plafond et les murs en pierres autour de lui.
Retour à la case départ. Il eut une sensation d’échec, jusqu’à ce qu’il se souvienne du masque auquel il se cramponnait comme à une bouée de sauvetage.
Minnericht avait dit que Zeke ne pourrait pas en avoir un, et il avait eu tort. D’accord, celui-ci avait été pris sur un cadavre, mais le garçon s’efforça de ne pas penser au visage que la visière avait très récemment protégé. Il essaya de le prendre avec philosophie en se disant que l’autre homme n’en aurait plus besoin et que, du coup, il n’y avait pas de mal à le récupérer, et cela semblait logique. Mais il n’en fut pas moins dégoûté lorsqu’il passa son pouce à l’intérieur du verre et sentit l’humidité du dernier souffle de quelqu’un d’autre.
Maintenant qu’il avait un masque, il ne savait pas où aller ni qu’en faire. Il se demanda s’il devait le cacher, le mettre dans sa chambre et attendre que les choses se calment, mais cela ne lui plaisait pas.
En haut des marches, l’homme en armure protégeait ses arrières, mais Zeke n’avait aucun moyen de savoir combien de temps cela durerait.
En bas, dans le couloir où se trouvaient l’alignement de portes et l’ascenseur à l’extrémité, il n’y avait personne d’autre que Zeke.
Il ne savait absolument pas si c’était un point positif ou négatif. Il avait la ferme impression que quelque chose avait déraillé, et que le dîner tranquille auquel il avait récemment échappé s’était conclu par une terrible situation. Le chaos au-dessus de lui menaçait de descendre rapidement, tenu en respect seulement par une porte d’escalier qui était assaillie de toutes parts.
Paralysé par le doute, Zeke écouta les tirs qui ralentissaient au-dessus de sa tête. Le bruit des coups, des martèlements et des assauts s’étaient atténués et ne se faisaient pas pressants. Les grognements de l’homme en armure qui gardait la porte étaient résolument déterminés.
En bas, tout au bout du couloir, l’ascenseur commença à bouger dans un raclement de chaînes. Zeke tenait toujours dans sa main le masque volé. Il le roula en boule et le mit sous sa chemise. Puis, par peur d’être accusé de fouiner, il appela :
— Hé ho ! Il y a quelqu’un ? Dr. Minnericht ? Yaozu ?
— Je suis là, répondit ce dernier avant même que Zeke ne l’aperçoive.
Le Chinois sauta de l’ascenseur alors que celui-ci n’était pas encore tout à fait arrêté. Il était vêtu d’un long manteau noir qu’il ne portait pas la dernière fois que le garçon l’avait vu. La contrariété était gravée sur son visage et, lorsqu’il aperçut le garçon, les traits de mécontentement s’approfondirent.
Il déploya un long bras recouvert d’une manche ample et attrapa fermement l’épaule de Zeke.
— Va dans ta chambre et ferme la porte. Elle se barricade de l’intérieur, à l’aide d’un grand verrou. Il faudrait une catapulte pour l’abattre. Tu seras en sécurité là-bas, pendant un moment.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Des problèmes. Enferme-toi et attends. Ça va passer.
Il repoussa Zeke vers le couloir, loin de l’escalier et de l’homme en armure qui protégeait ses arrières à l’étage.
— Mais je ne veux pas me… me… m’enfermer.
Zeke jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, inquiet à l’idée de ce qui se passait en haut des marches.
— La vie est dure, n’est-ce pas ? dit Yaozu sèchement. (Il s’arrêta à la porte des quartiers de Zeke, fit pivoter le garçon et termina rapidement son discours.) Le docteur a de nombreux ennemis, mais d’habitude ils restent tous de leur côté et ne représentent qu’un danger limité pour ce petit empire sous les murs. Je ne sais pas pourquoi, mais ils se sont soudain rassemblés. Je soupçonne que ça a quelque chose à voir avec toi, ou avec ta mère. Quoi qu’il en soit, ils
— De raffut ? Comment ça ?
Yaozu mit un doigt sur ses lèvres et indiqua le plafond. Puis il murmura :
— Est-ce que tu entends ça ? Pas les pistolets, et pas les cris. Le bourdonnement. Le grognement. Ce ne sont pas des hommes. Ce sont des
Et soudain, il disparut, filant dans le couloir et tournant au coin, son manteau noir volant derrière lui.
Zeke abandonna immédiatement sa chambre et retourna vers l’escalier, espérant apprendre quelque chose de nouveau, voire trouver la porte ouverte et la voie dégagée au-dessus. La bataille avait peut-être migré ailleurs, le laissant libre de chercher une sortie.
Il entendit à nouveau des tirs, puis un grondement qui ressemblait plus au rugissement d’un lion qu’au cri d’un homme.
Il faillit prendre ses jambes à son cou, mais un nouveau bruit attira son attention, et celui-ci était moins menaçant. À mi-chemin entre grognement et soupir, le faible cri venait d’ailleurs, pas bien loin, derrière une porte qui n’était pas totalement fermée mais qui n’incitait pas non plus à entrer dans la pièce.
Il y pénétra malgré tout.
Il poussa le battant et découvrit une petite pièce qui ne ressemblait pas totalement à une cuisine. Mais dans quelle autre pièce pouvait-on trouver ce type de bols, de lumières, de fours et de casseroles ?
À l’intérieur, il faisait trop chaud à cause des feux de cuisson. Zeke eut un mouvement de recul et écouta. Il entendit à nouveau le halètement désespéré. Celui-ci provenait de sous une table à moitié recouverte d’une toile d’emballage qui avait dû servir de sac. Il l’écarta et dit :
— Eh ? Eh, qu’est-ce que vous faites là ? Est-ce que tout va bien ?
Parce qu’Alistair Grabuge Osterude était tapi là, recroquevillé en position fœtale, les pupilles tellement dilatées qu’elles semblaient ne rien voir, ou au contraire, tout voir du monde.
Il bavait et, autour de sa bouche, il avait une série de petites plaies récentes, comme une ligne de brûlures boursouflées. Sa respiration était sifflante. Elle rappelait le son d’une corde de violon raclée lentement sur toute sa longueur.
— Rudy ?
L’homme frappa la main tendue de Zeke, puis retira son bras et s’attrapa le visage. Il murmura un mot qui aurait pu être « non » ou « ne », ou n’importe quelle autre syllabe courte qui exprimait de la résistance.
— Rudy, je vous croyais mort ! Lorsque la tour a explosé, j’ai cru que vous étiez mort en bas.
Il se garda d’ajouter qu’il avait l’air à moitié mort en ce moment même. Il n’arrivait pas à trouver une bonne formulation pour l’exprimer.
Plus il regardait, plus il était certain que Rudy avait été salement amoché, pas suffisamment pour le tuer, peut-être, mais salement quand même. L’arrière de son cou était griffé et couvert de bleus, et son bras droit pendait bizarrement. Son épaule avait tellement saigné que toute sa manche était détrempée et cramoisie. Sa canne était cassée, une longue fissure courait sur un côté. Elle n’avait plus l’air de fonctionner, que ce soit pour s’appuyer dessus ou pour tirer sur quelqu’un. L’homme l’avait abandonnée sur le côté et l’ignorait.
— Rudy ? demanda Zeke en tapotant sur une bouteille que l’homme tenait contre sa poitrine. Qu’est-ce qui se passe ? Rudy ?
D’abord profonde et bruyante, la respiration de l’homme était à présent presque imperceptible. Les grandes pupilles noires qui ne regardaient rien et tout en même temps commencèrent à se rétrécir, jusqu’à n’être plus que deux petits points. Une convulsion secoua l’estomac de Rudy, et remonta le long de son ventre jusqu’à ce que sa gorge gargouille et que sa tête tremble. Un jet de salive s’écrasa sous la table et sur les manches de Zeke.
Le garçon recula.
— Rudy, qu’est-ce qui vous arrive ?
Il ne répondit pas. Quelqu’un d’autre s’en chargea, depuis la porte.
— Il meurt. Comme il le voulait.
Zeke se retourna brutalement et se redressa si vite qu’il se cogna l’épaule contre le bord de la table. Cela faisait mal. Il posa la main dessus et serra.
— Bon sang, mademoiselle Angeline, vous ne pourriez pas frapper avant d’entrer ? Ce n’est pas possible, personne ne frappe jamais, ici !
— Pourquoi le devrais-je ? demanda-t-elle en entrant dans la pièce et en s’accroupissant dans un craquement de genoux. Tu ne risquais pas d’être surpris et de me tirer dessus. Quant à lui, il est déjà parti trop loin pour ne serait-ce que percevoir ma présence.
Zeke la rejoignit et adopta la même position, s’accrochant au rebord de la table et passant la tête dessous pour regarder.
— On devrait faire quelque chose, dit-il faiblement.
— Comme quoi ? L’aider ? Fiston, il est déjà tellement ailleurs que même si je le voulais, il n’y aurait plus rien à faire pour lui. Et puis merde. La chose la plus gentille à faire serait de lui tirer une balle dans la tête.
— Angeline !
— Ne me regarde pas comme ça. Si c’était un chien, tu ne le laisserais pas souffrir. Mais ce n’en est pas un et je me fiche qu’il souffre. Tu sais ce qu’il y a dans sa bouteille ? Celle qu’il tient, comme si c’était son bébé.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il l’attrapa et l’arracha de la poigne de Rudy.
Le liquide à l’intérieur était visqueux et un peu trouble. Il avait une teinte vert ou jaunâtre, et il avait un peu l’odeur âcre du Fléau, mais aussi un peu celle du sel, et peut-être du kérosène.
— Dieu seul le sait. Nous sommes dans un laboratoire de chimie. Ils font des expériences avec ce sale produit et tentent d’obtenir quelque chose qui peut se boire, se fumer, ou se sniffer. Le Fléau est une très, très mauvaise chose, et il est difficile d’en faire une substance que les gens peuvent absorber. Rudy, ce vieux déserteur, y est accro depuis des années. J’ai essayé de te prévenir, là-bas, dans le tunnel souterrain. J’ai bien tenté de faire entrer dans ton crâne qu’il essayait seulement de te ramener ici, parce qu’il pensait que Minnericht pourrait le récompenser pour cela. Ce misérable poison devait immanquablement le tuer un jour, et je pense que ça sera aujourd’hui.
Elle jeta un regard réprobateur à la bouteille, et un autre à l’homme qui était sur le sol.
— On devrait l’aider, dit Zeke, refusant sa mort, comme par principe.
— Tu veux lui tirer une balle dans la tête, finalement ?
— Non !
— Moi non plus. Je ne crois pas qu’il le mérite. Il mérite de sentir la douleur, et d’en mourir. Il a fait de très vilaines choses pendant sa vie pour obtenir cette boisson, cette pâte, ou cette poudre puante. Laisse-le. Recouvre-le si tu penses que c’est ton devoir. Cette fois, il ne s’en remettra pas.
Elle se releva, tapa sur le dessus de la table et dit :
— Je parie qu’il ne savait même pas ce que c’était. Il est probablement entré ici, il a cherché à décoller avec n’importe quelle drogue, et il a commencé à siroter la première chose qu’il a trouvée.
— C’est ce que vous pensez ?
— Oui, c’est ce que je pense. Alistair n’a jamais eu de neurones qui fonctionnaient, et le peu qu’il avait a été emporté par le suc.
Zeke se releva également, et il tira la toile qui était sur la table pour la poser à l’endroit où les tremblements de la tête de Rudy émettaient un horrible bourdonnement contre le plancher. Il n’arriva pas à le regarder plus longtemps.
— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il à Angeline, en partie parce qu’il voulait savoir et aussi parce qu’il avait besoin de parler d’autre chose.
— Je t’avais bien dit que je le tuerai, n’est-ce pas ?
— Je ne pensais pas que vous étiez sérieuse.
Elle demanda, avec un air étonné :
— Pourquoi pas ? Ce n’est pas le seul homme que je voulais tuer ici, mais il était sur ma liste.
Avant qu’Angeline ne poursuive, Zeke remarqua que le tumulte à l’étage s’était peu à peu atténué, jusqu’à ne plus être qu’un léger grondement de colère. Il n’entendait plus non plus le frottement derrière la porte au fond du couloir, même faiblement.
— L’escalier. Il y avait un homme en haut, lâcha-t-il dans un souffle.
— Jeremiah, oui. C’est exact. Un type énorme, aussi large qu’un mur de brique. Avec un drôle d’équipement.
— C’est lui. Est-ce que… ça va ? demanda Zeke.
La princesse comprit ce qu’il voulait dire.
— Il a ses défauts, comme tous les hommes, mais il est là pour aider.
— Aider qui ? M’aider, moi ? Vous aider ? (Zeke recula et sortit la tête de la pièce, regardant de gauche à droite.) Où est-il allé ?
Angeline le rejoignit à la porte, puis elle passa dans le couloir.
— Je crois qu’il est là pour aider ta mère, dit-elle. Elle est ici, dans la gare, quelque part. Jeremiah ! appela-t-elle.
— Ne criez pas, dit Zeke en essayant de la faire taire. Pourquoi est-il là pour ma mère ? Je croyais que personne ne savait où elle était !
— Qu’est-ce qui t’a fait croire ça ? C’est Minnericht qui te l’a dit ? Tu n’as pas retenu ce que je t’avais dit, espèce d’idiot ? Je t’ai prévenu que c’était un menteur. Ta mère est ici depuis un ou deux jours, et Jeremiah est venu parce qu’il avait peur que le docteur lui fasse du mal. Jeremiah ! hurla-t-elle à nouveau.
Zeke attrapa le bras d’Angeline et le secoua.
— Elle est ici ? Elle était ici tout ce temps ?
— Quelque part. Elle était censée revenir aux Coffres dans la matinée, mais elle n’est jamais arrivée, alors les Oubliés ont pris la gare d’assaut pour la retrouver. Je ne pense pas qu’ils s’en aillent sans elle, de toute façon. (Et à nouveau, elle cria :) Jeremiah !
— Arrêtez ! intervint Zeke. Arrêtez de crier comme ça ! Vous devez arrêter de crier !
— Et comment veux-tu que je le trouve, sinon ? Ça va. Il n’y a personne d’autre ici, en tout cas pas que j’ai rencontré.
— Yaozu était ici il y a quelques minutes, rétorqua Zeke. Je l’ai vu.
Angeline le regarda avec gravité.
— Ne me mens pas, pas maintenant. J’ai vu ce diable de Chinois en haut. Il est descendu ici ? S’il est ici, alors je dois savoir vers où il est allé.
— Par là. (Zeke indiqua l’angle au bout du couloir.) Et à droite.
— Il y a combien de temps ?
— Quelques minutes, répéta-t-il.
Puis, avant qu’elle s’en aille, il lui attrapa le bras et demanda :
— Où pensez-vous qu’il a mis ma mère ?
— Je ne sais pas, fiston, et je n’ai pas le temps de chercher. Il faut que je pourchasse ce meurtrier.
— Prenez le temps !
Zeke n’avait pas crié, mais les mots avaient retenti avec force, sur un ton qu’il ne s’était jamais entendu utiliser lui-même.
Puis, plus calmement et avec davantage de contrôle, il lui lâcha le bras et dit :
— Vous m’avez affirmé que tout ce que Minnericht disait était un mensonge. Eh bien, il m’a dit que ma mère était venue dans la ville, pour me chercher. Est-ce que c’est vrai ?
Elle ramena son bras contre elle et lui lança un regard qu’il fut incapable d’interpréter.
— C’est vrai, répondit-elle. Elle est venue ici à ta recherche. Minnericht l’a attirée ici, avec Lucy O’Gunning. Cette dernière est sortie de la gare hier et elle est retournée aux Coffres pour demander de l’aide.
— Aide. Lucy. Coffres. (Il répéta les mots qui semblaient importants, même si ceux-ci n’avaient aucun sens pour lui.) Qui est…
Angeline perdait patience. Elle répondit :
— Lucy est une femme qui n’a qu’un bras. Si tu la vois, dis-lui qui tu es et elle fera de son mieux pour te sortir d’ici.
Elle s’écarta de lui et commença à courir, comme si la discussion était terminée.
Zeke la rattrapa par le bras et la ramena vers lui, fermement.
Angeline n’apprécia pas. Elle se laissa attirer près de lui, mais elle avait une lame avec elle, qu’elle colla contre le ventre du garçon. Ce n’était pas une menace, pas encore. C’était simplement une observation, et un avertissement.
— Ne me touche pas, lui dit-elle.
Il la relâcha, comme elle le lui demandait, puis il reprit :
— Où pensez-vous qu’il a mis ma mère ?
Elle jeta un regard nerveux au coin du couloir et un autre plus dur à Zeke.
— Je ne sais pas où est ta mère. Mais je suppose qu’il l’a planquée quelque part. Peut-être dans l’une de ces chambres, peut-être en bas. Je suis déjà venue ici avant, une ou deux fois, mais je ne connais pas cet endroit comme ma poche. Si tu retombes sur Jeremiah, reste avec lui. Il est impressionnant, mais il te gardera en un seul morceau, si tu fais ce qu’il te dit.
Zeke supposa que c’était tout ce qu’il obtiendrait, alors il se mit à courir et, derrière lui, il entendit la foulée rapide d’Angeline qui partait dans l’autre sens.
Il courut jusqu’à la première porte dans le couloir et l’ouvrit en grand.
Il n’y avait qu’un lit et une cuvette, ainsi qu’une commode ; la pièce ressemblait presque en tout point aux quartiers qui lui avaient été attribués, même si elle n’était pas aussi propre ni aussi chic. Il y avait, dans l’odeur de poussière et dans celle des draps, quelque chose qui lui fit penser que personne n’était venu ici depuis très longtemps. Il sortit de la pièce, appelant Angeline, avant de se souvenir qu’elle était partie sans lui. Même l’écho de ses pas n’était plus là, et il était seul dans le couloir, avec toutes ces portes.
Mais, à présent, il savait ce qu’il devait faire.
Il passa à la porte suivante, qui était verrouillée.
Il retourna dans le laboratoire de chimie, où Rudy ne respirait plus. Ou peut-être que si, mais c’était si léger et si ténu que Zeke ne l’entendit pas lorsqu’il fit le tour de la table sur la pointe des pieds. Sans regarder sous la toile qui recouvrait l’homme, le garçon tâtonna du pied et trouva la canne fissurée.
Elle était lourde entre ses mains. Même avec la longue fissure, elle avait l’air solide.
Il retourna en courant jusqu’à la porte fermée, et il frappa sur la poignée avec la lourde canne jusqu’à ce que le mécanisme se casse et que la porte s’ouvre brutalement.
Zeke franchit le seuil et se précipita dans la pièce. Il n’y avait rien d’important, tout semblait vieux, certaines choses avaient l’air dangereuses. Une boîte n’avait plus de couvercle. À l’intérieur, il y avait des pièces de pistolet, des cylindres et des bobines de fil métallique. Une autre caisse était remplie de sciure et de tubes en verre.
Il ne pouvait pas en voir davantage. Il n’y avait pas suffisamment de lumière.
— Mère ? essaya-t-il, mais il savait déjà qu’elle n’était pas là.
Il n’y avait personne, et cela faisait un moment qu’il n’y avait pas eu de passage dans cette pièce.
— Mère ? redemanda-t-il, par acquit de conscience.
Personne ne répondit.
La porte suivante était ouverte et, derrière elle, Zeke découvrit un autre laboratoire, rempli de tables poussées les unes contre les autres et de lumières montées sur des charnières, qu’il était possible de régler pour obtenir un meilleur éclairage. Il appela sa mère par principe, ne reçut aucune réponse, et poursuivit sa route.
Il se retourna et tomba nez à nez avec la poitrine couverte de métal de l’homme qu’Angeline avait appelé Jeremiah. Comment arrivait-il à se déplacer aussi silencieusement avec une armure pareille ? Zeke n’en avait aucune idée, mais il était là, et l’adolescent aussi, hors d’haleine et sachant où aller pour la première fois depuis plusieurs jours.
— Poussez-vous, lâcha-t-il, je dois trouver ma mère !
—
— Félicitations. Vous aviez raison, répondit Zeke.
Il ne restait plus qu’une seule porte fermée. Il se dirigea vers elle, mais Jeremiah l’arrêta.
—
— Ce ne sont pas les chambres, ici ?
—
— Vous êtes déjà venu ici ?
—
— Vous savez comment il fonctionne ?
La seule réponse de Jeremiah fut de monter sur la plate-forme et de repousser la grille. Il la tint ouverte pour Zeke, qui devait courir pour ne pas se laisser distancer ; l’ascenseur commença à descendre avant même que le garçon n’ait posé les deux pieds à l’intérieur.
Tandis que la plate-forme se mettait en branle, Zeke demanda :
— Qu’est-ce qui se passe ? Personne ne veut me dire ce qui se passe !
—
— Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ?
L’homme secoua la tête.
—
Zeke ressentit un énorme soulagement, ainsi qu’une réelle gratitude.
— Vous êtes vraiment ici pour aider ma mère ?
—
Il repoussa la grille avec une telle force que celle-ci se brisa et se mit à pendiller.
Zeke sortit de la plate-forme et courut dans un nouveau couloir, recouvert de moquette, rempli de lumières et de portes. Il pouvait sentir un feu qui brûlait quelque part. Cela donnait un parfum chaleureux et accueillant, comme des bûches de noyer dans une cheminée.
— Où sommes-nous ? Qu’est-ce que c’est ? Mère ? Mère, vous êtes là ? Est-ce que vous m’entendez ?
À l’étage, quelque chose produisit une énorme explosion qui rappela à Zeke la tour contre laquelle le
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Zeke.
—
L’explosion fut suivie d’un énorme rugissement à l’étage, et même Zeke, qui pensait que ce serait dommage de quitter la ville sans avoir vu un Pourri, devina ce que cachait le son.
—
— Vous allez les contenir ? Tout seul ?
—
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Zeke.
Jeremiah était déjà retourné dans l’ascenseur, tâtonnant parmi les leviers pour trouver le bon.
—
Zeke courut jusqu’à la plate-forme et demanda :
— Et ensuite, qu’est-ce que je fais ? Où allons-nous une fois que je l’ai retrouvée ?
—
Puis, l’ascenseur se mit en branle, fit une embardée, et remonta Jeremiah vers le plafond jusqu’à ce que même le bout de ses orteils ait disparu. Zeke était à nouveau seul.
Mais il y avait d’autres portes à ouvrir. Et, comme sa mère avait disparu, il avait au moins quelque chose à faire pour détourner son attention de ce qui se passait à l’étage. La pièce de l’autre côté du couloir était ouverte et, puisque cette porte représentait le chemin qui opposait le moins de résistance, ou qui proposait l’accès le plus rapide, le garçon fonça vers elle et la poussa.
Il venait de trouver la source de l’odeur de fumée : une cheminée en brique avec des bûches rougeoyantes donnait à la pièce une teinte orange doré. Un bureau noir massif était installé au milieu de la pièce, sur un tapis oriental orné de dragons brodés dans les coins. Un vaste fauteuil en cuir avec une assise rembourrée était installé derrière le meuble, et devant ce dernier se trouvaient deux autres chaises. Zeke n’était jamais entré dans le bureau de quelqu’un auparavant et il n’en voyait pas l’utilité, mais c’était une superbe pièce et elle était chaude. S’il y avait eu un lit, cela aurait été un endroit parfait pour vivre.
Comme il n’y avait personne pour le regarder, il fit le tour du bureau et ouvrit le tiroir supérieur. À l’intérieur, il trouva des documents écrits dans une langue qu’il ne savait pas lire. Le deuxième tiroir, plus profond et muni d’un verrou, n’était pas fermé. Il contenait quelque chose de plus intéressant.
Au départ, il crut que l’aspect familier de la sacoche était dû à un effet de son imagination. Il voulait croire qu’il l’avait vue avant, sur l’épaule de sa mère, mais il ne pouvait pas en être certain d’un simple regard, alors il l’ouvrit et glissa les mains à l’intérieur. Sa fouille rapide lui permit de trouver des munitions, des lunettes et un masque, qu’il n’avait jamais vus auparavant. Puis, il trouva l’insigne avec les initiales MW gravées, ainsi que la blague à tabac de sa mère, qui n’avait pas servi depuis plusieurs jours, et il sut que rien, dans le sac, n’appartenait au docteur.
Il se baissa et s’en empara. Lorsqu’il se pencha pour refermer le tiroir, il vit un fusil caché sous le bureau, à un endroit où il était impossible de le repérer, à moins de se trouver derrière le fauteuil à haut dossier où Zeke n’était probablement pas censé s’asseoir.
Il emporta également le fusil.
La pièce était vide et silencieuse, à l’exception des crépitements de la cheminée. Zeke ne toucha à rien d’autre et retourna dans le couloir avec ses trésors.
Il y avait une porte en face, mais il ne put l’ouvrir. Il frappa avec la canne abîmée de Rudy mais, lorsque la poignée se brisa, elle tomba simplement, et ce qui maintenait le battant de l’autre côté resta en place. Il se jeta de tout son poids contre la porte suffisamment de fois pour se faire un bleu à l’épaule. Rien ne bougea. Mais il y en avait d’autres, et il pourrait revenir à celle-là s’il le fallait.
La suivante s’ouvrait sur une chambre vide. Et celle d’après refusa de s’ouvrir, jusqu’à ce que Zeke fracasse la poignée avec la canne. Le verrou tenta de résister, mais le garçon était têtu comme une mule et, au bout d’une trentaine de secondes, le chambranle vola en éclats et la porte s’ouvrit violemment.
XXVI
Briar rêvait de tremblements de terre et de machines si énormes qu’ils abattaient des villes. Quelque part, à la lisière des choses qu’elle pouvait entendre, elle détecta un coup de fusil et quelque chose d’autre, ou peut-être rien, parce que, quoi ce fût, cela ne se répéta pas. Ailleurs, c’était confortable, les lumières étaient tamisées et le lit était suffisamment large pour accueillir une famille de quatre personnes.
Ça sentait la poussière et le kérosène, et de vieilles fleurs séchées qui étaient restées dans un vase à côté d’une cuvette.
Levi était là. Il lui demanda :
— Tu ne le lui as jamais dit, n’est-ce pas ?
Depuis le lit, où ses yeux étaient si lourds qu’elle pouvait à peine les garder ouverts, Briar répondit :
— Je ne lui ai jamais rien dit. Mais je vais le faire, dès que possible.
— Vraiment ?
Il ne semblait pas convaincu, il semblait amusé.
Il portait l’épais tablier en lin qu’il avait souvent dans son laboratoire, recouvert d’un manteau léger lui arrivant jusqu’au genou. Comme d’habitude, ses bottes étaient délacées, comme s’il avait autre chose à faire que de s’en occuper. Autour de sa tête, il avait attaché des monocles soudés ensemble, qui laissaient sur sa peau une marque qui ne partait jamais complètement.
Elle était trop fatiguée pour protester lorsqu’il vint s’asseoir sur le bord du lit. Il ressemblait exactement au dernier souvenir qu’elle avait de lui, et il souriait, comme si tout allait bien et qu’il n’y avait jamais eu de problème.
— Vraiment, lui répondit-elle. Je vais lui dire, peu importe ce que ça me coûtera. Je suis fatiguée de garder tous ces secrets. Je ne peux plus les lui cacher. Je ne le ferai pas.
— Tu ne le feras pas ?
Il chercha à lui attraper la main, mais elle ne le laissa pas faire.
Elle se tourna sur le côté, dos à lui, se tenant le ventre.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle. Et qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je rêve, je pense, répondit-il. Comme toi. Regarde, mon amour. Nous nous rencontrons ici, faute d’ailleurs.
— Alors c’est bien un rêve, dit-elle, et une sensation bizarre se répandit dans son ventre comme de l’acide. Pendant une minute, j’ai cru que ça n’en était pas un.
— C’est peut-être la seule bonne chose que tu aies faite, dit-il, sans se rapprocher d’elle mais sans s’en écarter non plus.
Son poids sur le bord du lit faisait pencher le matelas et donnait à Briar l’impression qu’elle allait rouler ou tomber près de lui.
— Quoi ? Ne pas lui dire ?
— Si tu l’avais fait, tu l’aurais perdu bien avant aujourd’hui.
— Je ne l’ai pas perdu, dit-elle. C’est seulement que je ne l’ai pas encore retrouvé.
Levi secoua la tête. Elle sentit le mouvement, même si elle ne le voyait pas.
— Il a trouvé ce qu’il voulait, et tu ne le ramèneras jamais à la maison. Il voulait des faits. Il voulait un père.
— Tu es mort, lui dit-elle, comme s’il ne le savait pas déjà.
— Tu ne
Elle ferma les yeux et enfonça sa tête dans l’oreiller, qui essayait presque de l’étouffer avec sa chaude odeur de renfermé.
— Je n’aurai pas besoin de le convaincre, si je lui montre.
— Tu es bête. Aussi bête que tu l’as toujours été.
— Peut-être, répondit-elle, mais je suis toujours vivante.
— Mère ? dit-il.
Elle ouvrit les yeux.
— Quoi ?
— Mère ?
Elle l’entendit de nouveau. Elle tourna la tête pour écarter son visage de l’oreiller et la releva.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Mère, c’est moi.
Ce fut comme piquer un sprint dans un tunnel, la vitesse et le sursaut du réveil. Quelque chose la tirait de l’obscurité confortable vers quelque chose de froid, de féroce et d’infiniment moins douillet. Mais au bout, il y avait une voix, et elle allait vers elle, se glissait vers elle ou trébuchait en tentant de l’atteindre.
— Mère ? Oh, merde, mère. Mère ? Allez, réveillez-vous ! Il faut vous réveiller, parce que je suis sûr que je ne peux pas vous porter, et je veux sortir d’ici.
Elle se retourna sur le dos et essaya d’ouvrir les yeux, puis se rendit compte qu’ils étaient déjà ouverts mais qu’elle ne pouvait rien voir. Tout était flou, même si de la lumière clignotait sur sa droite et que, au-dessus, elle distinguait une ombre noire.
Celle-ci ne cessait de répéter :
— Mère ?
Et le tremblement de terre de ses rêves continuait de faire trembler le sol, ou peut-être qu’il ne secouait qu’elle. Les mains de l’ombre agrippèrent ses épaules et les secouèrent jusqu’à ce que sa tête craque sur son cou, et qu’elle laisse échapper :
— Aïe !
— Mère ?
— Aïe, répéta-t-elle. Arrête. Arrête ce que tu fais, ça… Arrête !
Plus la vue lui revenait, plus elle s’accompagnait d’une douleur cuisante, et quelque chose coulait sur sa pommette. Elle toucha la zone douloureuse et, lorsqu’elle retira sa main, celle-ci était humide.
— Je saigne ? demanda-t-elle à l’ombre.
Puis elle dit :
— Zeke, est-ce que je saigne ?
— Pas beaucoup, dit-il. Même pas autant que j’ai saigné, moi. Vous avez surtout un gros bleu. Et vous avez mis du sang sur la taie d’oreiller, mais ce n’est pas à nous, alors aucune importance. Allez. Levez-vous. Debout. Allez.
Il passa son bras autour d’elle et la souleva du lit, qui était aussi moelleux que l’avait suggéré son rêve. La pièce aussi était la même, alors elle avait certainement dû être suffisamment réveillée pour mémoriser son environnement. Mais elle était seule, à l’exception du garçon, qui l’obligeait à se mettre debout.
Ses genoux vacillèrent, puis elle tendit les jambes. Elle se redressa, s’appuyant sur Zeke.
— Hé, dit-elle. Hé, Zeke. C’est toi ? C’est toi, n’est-ce pas ? Parce que j’ai fait un rêve extrêmement étrange.
— Oui, c’est moi, grande nouille, dit-il avec affection et en poussant un grognement. Qu’est-ce que vous faites ici, à propos ? À quoi pensiez-vous, en venant là ?
— Moi ? Attends. (En dépit de la douleur, elle secoua la tête et essaya de suffisamment s’éclaircir les idées pour répondre.) Attends, tu me voles ce que j’allais dire.
Lentement, puis d’un seul coup, la compréhension revint.
— Toi, dit-elle. C’est toi, idiot ! C’est toi, la raison de ma présence ici.
— Moi aussi, je vous aime, maman, dit-il avec un sourire si large qu’il pouvait à peine former les mots.
— Je t’ai trouvé, n’est-ce pas ?
— Je dirais plutôt que c’est moi qui vous ai trouvée, mais nous pourrons en débattre plus tard.
— Mais je suis venue pour te chercher.
— Je sais. Nous en discuterons plus tard. D’abord, nous devons sortir d’ici. La princesse nous attend. Quelque part. Je crois. Il faut la trouver, ainsi que ce Jeremiah.
— La quoi ? Ou qui ?
La pulsation autour de son oreille lui faisait mal, et elle se demanda si elle ne s’était pas trompée sur son état : elle était encore en train de rêver après tout.
— La princesse. Mademoiselle Angeline. Elle est vraiment serviable. Elle va te plaire. Et elle est vraiment intelligente.
Il relâcha Briar et la laissa se tenir debout toute seule.
Elle vacilla, mais réussit à trouver son équilibre.
— Mon fusil. Où est mon fusil ? demanda-t-elle. Il me le faut. J’avais un sac, aussi. J’avais… Certaines choses. Où sont-elles ? Est-ce qu’il me les a prises ?
— Oui, il les a prises. Mais je les ai retrouvées. (Il sortit le fusil et la sacoche et les lui plaça dans les mains.) Il va falloir que vous vous occupiez de ce truc, parce que je ne sais pas tirer.
— Je ne t’ai jamais appris.
— Vous pourrez m’apprendre plus tard. Allons-y, ordonna-t-il, et Briar eut envie de rire, mais elle se retint.
Elle aimait le voir ainsi, même agité et autoritaire, même la dirigeant comme un enfant alors qu’elle reprenait ses esprits. Quelqu’un lui avait donné de jolis vêtements, et il avait peut-être même pris un bain.
— Tu es tout propre, dit-elle.
— Je sais. Comment vous sentez-vous ? Est-ce que ça va ?
— Je survivrai, lui répondit-elle.
— Bien. Il vaut mieux. Vous êtes tout ce que j’ai, vous le savez ?
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle, car il avait l’air de mieux gérer la situation qu’elle. Est-ce que nous sommes… sous la gare ? Où ce salopard m’a-t-il planquée pendant que j’étais inconsciente ?
— Nous sommes bien sous la gare, répondit Zeke. Vous étiez deux niveaux en dessous de la grande salle avec toutes les lumières au plafond.
— Il y a un autre niveau en dessous ?
— Au moins un, peut-être plus. Cet endroit est un labyrinthe, maman. Vous ne le croiriez pas.
Il arrêta sa mère à la porte et ouvrit rapidement, puis regarda de gauche à droite dans le couloir. Il leva la main et dit :
— Attendez, est-ce que vous entendez ça ?
— Quoi ? demanda-t-elle.
Elle vint se placer à côté de lui et le laissa écouter et regarder pendant qu’elle vérifiait le fusil. Il était toujours chargé et, à l’intérieur de la sacoche, toutes ses affaires semblaient être à leur place.
— Je n’entends rien.
Il écouta encore, puis dit :
— Peut-être que vous avez raison. J’ai cru entendre quelque chose, mais je me suis déjà trompé auparavant. Il y a un ascenseur au bout du couloir, là-bas. Vous le voyez ?
Elle sortit la tête par la porte, et acquiesça :
— Oui. C’est ça ?
— Oui. Nous allons courir jusque là-bas. Il le faut, sinon Yaozu va nous attraper, et c’est ce que nous voulons éviter.
— Nous voulons l’éviter ?
Briar n’avait pas l’intention de donner un ton interrogateur à sa phrase, mais elle essayait encore de reprendre ses esprits et, pour le moment, c’était la façon la plus facile de participer à la conversation. De plus, elle était tellement heureuse de le voir que tout ce qu’elle voulait, c’était le toucher et lui parler.
Au loin, elle entendit un coup de feu. C’était une grosse détonation, le son d’un fusil, pas d’un revolver. D’autres tirs lui répondirent, les balles d’une arme plus petite, à la cadence plus rapide.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Longue histoire, répondit-il.
— Où allons-nous ?
Il lui prit la main et la tira dans le couloir.
— À la tour Smith, là où ils amarrent les dirigeables.
Un souvenir lui revint alors qu’elle le suivait à un rythme soutenu.
— Mais nous ne sommes pas déjà mardi, n’est-ce pas ? C’est impossible. Nous ne pouvons pas partir par là, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Nous devrions retourner aux Coffres.
— Mais si, nous
Elle retira son bras du sien au moment où ils atteignaient l’ascenseur. La grille en fer fermait le même ascenseur que celui qu’elle avait pris pour descendre, elle la tira et poussa Zeke sur la plate-forme. Alors qu’elle le rejoignait et fermait la grille, elle dit :
— Non. Il faut que je voie Lucy. Il faut que je sache si elle va bien. Et… (Il y eut d’autres tirs, plus près.) Et il se passe quelque chose de terrible là-haut. (Elle sortit le Spencer et se mit en position alors que l’ascenseur montait jusqu’au niveau suivant.) Nous devons sortir d’ici. Évitons ça autant que possible.
— Ce sont probablement des Pourris, dit Zeke, et il tenta de la retenir sur la plate-forme tandis qu’elle repoussait obstinément la grille. Mais nous ne pouvons pas encore partir. La princesse doit être en haut.
— Eh bien, elle n’y est pas.
Briar fit pivoter le Spencer et mit en joue une petite femme maigre, aux longs cheveux gris tressés. Elle avait l’air indienne, même si Briar ne pouvait pas deviner de quelle tribu, et portait un uniforme bleu, avec un beau manteau et un pantalon trop grand pour elle.
La femme se tenait le côté. Du sang coulait entre ses doigts.
— Mademoiselle Angeline, dit Zeke en se mettant à courir vers elle.
Briar baissa le Spencer, puis changea d’avis et le remit en position, prêt à affronter n’importe quel problème qui pourrait surgir de n’importe quelle autre direction. Après tout, ils se trouvaient au milieu d’une grande salle avec plusieurs portes, toutes fermées. Il n’y avait rien qui différenciait cette pièce des autres, ou qui indiquait une fonction particulière. Elle était relativement vide, à l’exception d’une pile de tables contre un des murs et d’un tas de chaises brisées, qui avait été abandonnées là et étaient recouvertes de poussière.
— Madame, demanda-t-elle par-dessus son épaule. Madame, est-ce que vous avez besoin d’aide ?
La réponse fusa, impatiente.
— Non. Et ne me touche pas, fiston.
— Vous avez été poignardée !
— J’ai été égratignée et ça a foutu en l’air ma nouvelle tenue. Eh, dit-elle à Briar, en lui tapant sur l’épaule d’un doigt osseux. Si vous voyez un Chinois chauve avec un manteau noir, tirez-lui entre les deux yeux pour moi. Ça me rendrait heureuse, déclara-t-elle.
— Je ferai attention, promit Briar. Vous êtes la princesse ?
— Je suis
— Nous sommes en route pour les Coffres, indiqua Briar.
— Ou la tour, insista Zeke.
Angeline répondit :
— Les deux peuvent fonctionner, mais vous pouvez aussi vous rendre au fort. Le
Briar fronça les sourcils.
— Cly est ici ? Au fort ?
— Il fait des réparations.
De nouveaux mouvements au-dessus de leurs têtes indiquèrent à Briar que les questions allaient devoir attendre.
— Attendez, dit Zeke. Nous retournons à ce ballon ? Avec l’énorme vieux capitaine ? Non, pas question. Je ne l’aime pas.
— Cly ? demanda Briar. Il n’y a aucun problème avec lui. Il nous sortira d’ici, ne t’inquiète pas.
— Comment vous le savez ?
— Il a une dette à nous rembourser. Ou du moins, c’est ce qu’il pense.
Dans un angle, quelque chose tomba et se brisa, et de l’autre côté des murs, des vagues de pieds lourds et pourrissants marquaient un rythme effroyable.
— Ce n’est pas bon, observa Briar.
— Pire que ça, probablement, commenta Angeline, sans pour autant avoir l’air particulièrement troublée.
Elle tira un gros fusil à pompe d’un étui qu’elle avait dans le dos, et vérifia qu’il était bien chargé. Sa blessure sur le côté suintait, mais ne se remit pas à saigner lorsqu’elle enleva sa main.
— Vous connaissez ce lieu ? lui demanda Briar.
— Mieux que vous, répondit-elle. Mais pas très bien. Je sais comment entrer et sortir, c’est tout.
— Est-ce que vous pouvez nous conduire aux Coffres ?
— Oui, mais je continue de penser que vous devriez aller au fort, indiqua-t-elle, puis elle repoussa Zeke pour qu’il ne l’aide pas à marcher. Éloigne-toi de moi, fiston. Je marche très bien. Ça pique un peu, mais je ne vais pas en mourir.
— Tant mieux, rétorqua Briar. Parce que nous avons des problèmes.
Un grognement lugubre sembla lui répondre de la plate-forme. Des mains martelèrent le plafond au-dessus, et un autre endroit autour de la cage d’ascenseur. Puis, il y eut un fracas étourdissant… et ils tombèrent à l’intérieur. Quelques-uns se frayèrent un chemin, puis un plus grand nombre s’engouffra par le passage qui venait d’être forcé.
Les trois premiers Pourris à pénétrer dans le couloir avaient par le passé été soldat, barbier et Chinois. Briar chargea son fusil et visa rapidement, atteignant les deux premiers dans les yeux, et arrachant une oreille au troisième.
— Mère ! cria Zeke.
— Derrière moi, tous les deux ! ordonna-t-elle.
Mais Angeline n’écouta pas et se servit de son propre fusil pour abattre le troisième.
Une nouvelle vague de Pourris, comptant une demi-douzaine de corps en largeur et autant en profondeur, piétina les trois cadavres.
— Reculez ! cria Angeline. Repliez-vous, par ici, dit-elle tout en continuant de tirer.
Le bruit dans le couloir était assourdissant, surtout pour Zeke et Briar dont la tête bourdonnait déjà. Mais ils avaient le choix entre viser et tirer, ou s’asseoir et mourir ; alors les femmes continuèrent de tirer tandis que Zeke cherchait un chemin pour s’enfuir, jouant les éclaireurs tout en essayant de suivre les instructions d’Angeline.
— À ta droite ! Je veux dire, ton autre droite, se corrigea-t-elle. Il devrait y avoir une porte là, au bout du couloir. À côté du bureau.
— Elle est fermée, cria Zeke.
Le troisième mot fut étouffé par la détonation du Spencer, mais Angeline avait saisi l’idée générale. Elle lança :
— Couvrez-moi juste une seconde.
Avant que Briar ait le temps de faire quoi que ce soit d’autre qu’accepter, la princesse se retourna et écarta Zeke de son chemin. Elle déchargea son fusil à pompe sur la serrure et la porte s’ouvrit, se fracassant sur ses charnières.
— C’est une issue, expliqua la princesse. Il dit aux gens que c’est un cul-de-sac, mais c’est sa sortie de secours personnelle, à ce salaud.
Zeke écarta les morceaux de porte restants avec son pied, et regretta de ne pas avoir quelque chose pour la refermer derrière eux, mais il ne fallait pas y compter et il n’avait pas le temps de se plaindre. Il essaya de faire passer les femmes en premier, mais il n’était pas armé et aucune des deux ne le laissa faire.
Sa mère le prit par le cou et le jeta à moitié dans le couloir, puis faillit trébucher sur lui en faisant marche arrière à cause du recul du fusil. Angeline lui lança :
— Bouge !
Puis elle se mit à recharger son arme tout en battant en retraite. Le couloir était sombre et encombré, mais Zeke repéra des escaliers qui montaient et d’autres qui descendaient.
— Dans quel sens ? demanda-t-il, perché au bord du palier.
— En haut, nom de Dieu ! jura Angeline tout en réarmant son fusil. Nous coupons à travers le gros de la bagarre et, si nous descendons, ils nous coinceront. Nous devons essayer de monter si nous voulons survivre.
— Nous ne pouvons pas continuer comme ça, souffla Briar.
Puis elle tira son dernier coup depuis la porte.
Elle abattit le Pourri le plus éloigné d’une seule balle. Son front explosa lorsqu’il s’écroula. Cela avait permis de dégager peut-être dix mètres entre la vague de chair pourrissante et le couloir étroit de la sortie de secours.
— En haut, d’accord. En haut, haleta Zeke en commençant à grimper.
— Il y a une autre porte à l’étage. Il fait sombre. Tâtonne. Tu vas la trouver. Elle ne devrait pas être verrouillée ; normalement, elle ne l’est pas.
Angeline criait des instructions d’un coin plongé dans l’ombre où Zeke ne pouvait pas la voir. Dès qu’ils eurent passé le virage et commencé à monter, la cage d’escalier devint parfaitement noire. Des bras, des coudes, et les canons chauds des armes se cognèrent contre des épaules et des côtes, tandis qu’ils essayaient tous trois de battre en retraite vers le chaos ordinaire des vivants.
— J’ai trouvé la porte ! annonça Zeke.
Il poussa, et manqua de tomber de l’autre côté en l’ouvrant. Briar et la princesse se glissèrent derrière lui, puis claquèrent la porte. Une poutre aussi grosse que la tête de Briar était appuyée contre le mur. Ils s’en saisirent, et la poussèrent ensemble sous le loquet pour le maintenir fermé.
Lorsque la horde de Pourris affamés se rua contre la porte, celle-ci tressauta, mais tint bon. La poutre dérapa légèrement sur le sol, mais Angeline la remit en place et lui jeta un regard noir, la défiant de bouger.
— Combien de temps ça va tenir ? demanda Zeke.
Personne ne lui répondit.
— Où sommes-nous, Princesse ? demanda Briar. Je ne reconnais pas cet endroit.
— Enfilez votre masque, répondit Angeline. Vous allez en avoir besoin bientôt. Fiston, cela vaut également pour toi. Enfile-le. Nous allons passer à la surface mais, si vous ne pouvez pas respirer, cela ne servira à rien.
La sacoche de Briar n’était pas positionnée sur son épaule comme elle le voulait, elle s’en était saisie avec une telle hâte qu’elle n’avait pas eu le temps de l’ajuster. Elle la régla donc, la positionnant à l’emplacement familier contre son torse. Elle récupéra son masque et l’enfila, observant Zeke tandis qu’il faisait de même.
— Où as-tu eu ça ? Ce n’est pas le masque que tu avais emporté.
— Jeremiah me l’a donné.
— Swakhammer ? Qu’est-ce qu’il fait ici ? demanda-t-elle sans s’adresser à quelqu’un en particulier, mais Angeline répondit :
— Vous avez mis trop longtemps à revenir aux Coffres. Lucy s’y est rendue et elle a réuni vos amis, puis ce fut une pagaïe monstre.
Elle prit une profonde inspiration qui sembla lui faire mal, comme si ses poumons étaient accrochés à quelque chose de pointu. Lorsque Briar baissa les yeux pour regarder le flanc de la femme, elle se rendit compte que le sang était frais.
— Ils sont venus me chercher ? Me sauver ?
— C’est ça, vous sauver. Ou commencer la guerre qu’ils attendaient depuis des années. Je ne dis pas qu’ils ne voulaient pas vous aider, parce que c’est certainement le cas, mais je dirais qu’ils avaient besoin d’un prétexte pour se soulever comme ça, et vous êtes le meilleur qu’ils aient jamais eu.
Au-dessus de leur tête, une mince corde était nouée autour de lampes suspendues alimentées par une source que Briar ne voyait pas. Mais elle aperçut des veines métalliques autour de la corde, des fils tissés ensemble, qui transmettaient l’énergie nécessaire pour éclairer les lampes. Celles-ci n’étaient pas très lumineuses, mais elles éclairaient suffisamment bien la voie pour leur éviter de se marcher sur les pieds ou de se tirer dessus par erreur. De grandes bâches recouvraient des objets qui avaient la forme de machines monstrueuses et qui avaient été repoussés dans les angles, et des caisses étaient empilées le long des murs. La pièce avait un plafond bas, et était humide et froide.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda-t-elle.
— Stockage, répondit Angeline. Pièces de rechange. Choses qu’il a volées, choses qu’il utilisera plus tard, un jour, s’il en a l’opportunité. Si nous avions le temps, ou les moyens, je dirais qu’il faudrait mettre le feu à cet endroit en partant. Il n’y a ici que des choses conçues pour mutiler et tuer.
— Comme les laboratoires de chimie, en bas, murmura Briar.
— Non, pas comme eux. Les objets qui sont ici sont négociables sur un autre marché, s’il peut trouver comment les faire fonctionner. Ce sont les restes du grand concours lancé par les Russes lorsqu’ils cherchaient une machine d’exploration capable de percer la glace et d’extraire l’or. Si la guerre venait à durer, il serait riche, très riche.
— Il l’est déjà, non ? demanda Zeke.
— Pas autant qu’il le voudrait. Ils ne le sont jamais assez, n’est-ce pas, mademoiselle Wilkes ? À présent, il transforme ces engins en machines de guerre, étant donné qu’elles n’ont pas beaucoup servi pour l’exploitation minière. Il veut les vendre à l’est, au plus offrant.
Briar n’écoutait qu’à moitié. Elle attrapa le coin de la bâche la plus proche et regarda dessous, comme si elle soulevait la jupe d’une femme. Après avoir jeté un coup d’œil à l’obscurité brune qui s’y trouvait, elle dit :
— J’ai déjà vu ça auparavant. Je sais ce que c’est, enfin, ce que c’était censé être… Mais ces machines ne sont pas toutes les restes du concours.
— Quoi ? demanda Zeke. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Il a volé les inventions de Levi et les a modifiées à ses propres fins. Ce sont les machines construites par ton père, indiqua-t-elle. Celle-ci, là… (Elle tira la bâche pour révéler un appareil long, horrible, en forme de grue avec des roues et un blindage.) C’était un système pour aider à construire les gros bateaux, ou en tout cas, c’est comme ça qu’il a essayé de le vendre. Il était censé… Je ne me souviens plus. Quelque chose sur le fait de déplacer de grosses pièces de part et d’autre d’un quai, pour que les hommes n’aient pas à les transporter. Mais je n’y croyais pas à l’époque, et je n’y crois toujours pas aujourd’hui.
— Pourquoi pas ? voulut savoir Zeke.
— Parce que combien de constructeurs navals connais-tu, toi, qui aient besoin d’un blindage contre l’artillerie et de réservoirs à poudre ? Je ne suis pas stupide. Je pense simplement que je ne voulais pas savoir.
— Alors, Minnericht n’est pas… commença Zeke.
— Bien sûr que non, répondit Briar. Il m’a fait peur pendant une minute là-bas, je ne crains pas de te le dire. Il est environ de la même taille et il est le même… Je ne sais pas. Le même type d’homme. Mais ce n’est pas lui.
— Je savais que ce n’était pas lui. Je l’ai toujours su.
— Ah oui ?
Zeke se retourna vers Angeline et lui dit fièrement :
— Vous m’aviez dit de ne rien croire de ce qu’il me dirait, alors je ne l’ai pas cru. Je savais qu’il mentait tout du long.
— Bien, répondit sa mère. Et vous, Princesse ? Qu’est-ce qui vous permet d’être si certaine que le bon docteur n’est pas mon défunt mari ? J’ai mes raisons. Quelles sont les vôtres ?
L’Indienne toucha sa blessure et grimaça, puis la recouvrit de sa main. Elle rangea le fusil à pompe dans son étui et dit :
— Parce que c’est un fils de pute. Il l’a toujours été. Et je suis… (Angeline commença à s’éloigner des portes, le long du couloir, en suivant les lumières qui éclairaient la voie au-dessus de leur tête.) Eh bien, je suis cette pute.
La mâchoire de Zeke se décrocha.
— C’est votre
— Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire. Il y a longtemps, il a épousé ma fille, Sarah. Il l’a rendue folle, et il l’a tuée. (Elle ne déglutit pas et ses yeux restèrent secs. C’était quelque chose qu’elle savait et gardait pour elle depuis longtemps. Le fait de le dire ne changerait rien.) Ma fille s’est pendue dans la cuisine, à une poutre du plafond. Alors, bien sûr, il ne lui a pas tiré dessus, ni tranché les veines, ni administré du poison… Mais il l’a tuée aussi sûrement que s’il l’avait fait de ses propres mains.
— Quel est son vrai nom, alors ? demanda Briar. Il ne peut pas s’appeler Minnericht. Il n’a pas l’accent des Hessiens que je connais.
— Il s’appelle Joe. Joe Foster. Nul homme n’a jamais été baptisé d’un nom plus banal, et j’imagine que ça ne lui plaisait pas. S’il avait pu s’en débarrasser, après le Fléau et après le mur, je crois qu’il aurait endossé la vie de Blue. Il l’aurait fait immédiatement. Mais il a été blessé pendant l’évacuation. Si vous aviez vu son visage, vous sauriez ce que je veux dire : il a été brûlé dans un incendie, quand les gens pensaient qu’il était peut-être possible d’éliminer le Fléau par le feu. Alors, il a agi lentement, accaparant la vie d’un autre homme petit à petit et récupérant ses objets, ses inventions, ses jouets et ses outils. Il lui a fallu un moment pour apprendre à s’en servir.
Briar avait du mal à imaginer le sinistre Dr. Minnericht s’appeler Joe Foster. Ça ne collait pas. Ça n’allait pas avec cet homme bizarre qui avait un ego surdimensionné et un énorme besoin de tout contrôler, qui lui rappelait si intensément son mari décédé depuis longtemps. Mais elle n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à ces réflexions.
— Écoutez ! dit Angeline, en mettant ses doigts sanglants sur ses lèvres. Écoutez, vous les entendez toujours, n’est-ce pas ?
Elle voulait parler des Pourris, qui cognaient toujours contre la porte fermée donnant accès au couloir derrière eux.
— Oui, reconnut Briar.
— C’est bien, c’est bien. Tant que nous les entendons, nous savons où ils sont. Maintenant, est-ce que vous entendez quelque chose par-là ?
Elle se servait des deux doigts avec lesquels elle avait couvert sa bouche pour indiquer le plafond.
— Qu’est-ce qu’il y a, là-haut ? demanda Briar.
— Nous sommes sous le vestibule, là où tous les tirs et l’agitation ont commencé.
— Oh, oui, dit Zeke. Jeremiah y est retourné, parce qu’il y avait des Pourris.
À ce moment-là, une explosion incroyablement forte secoua toute la gare souterraine, et fut suivie par le bruit de la maçonnerie, des briques et des décombres qui s’effondraient, faisant écho à la détonation et la prolongeant.
Le trio s’arrêta. Angeline fronça les sourcils et dit :
— Je n’ai pas l’impression que c’était la Daisy. Vous savez de quoi je parle ? demanda-t-elle en s’adressant à Briar.
— Oui. Et non, ce n’était pas le même son.
Zeke intervint :
— J’ai déjà entendu ça avant. Jeremiah l’a appelé le canon à rafales soniques, je crois.
— Oh, ça ne sent pas bon, murmura la princesse. Mon Dieu, j’espère qu’il va bien. Mais c’est un homme fort, et il a un bon équipement. Je suis sûre que ça va, dit-elle. Nous allons nous arrêter, nous taire, et jeter un coup d’œil.
— Je ne peux pas le laisser ici, dit Briar. Il m’a beaucoup aidée. S’il est blessé…
— Ne commencez pas, mademoiselle Wilkes. S’il vous plaît. Je n’entends plus personne se battre là-haut. Et vous ?
— Non plus, répondit-elle.
— Moi non plus, approuva Zeke. Peut-être qu’ils se sont déplacés, ou que tout le monde est mort.
— Je préférerais que tu ne dises pas ça, gémit sa mère. J’apprécie ces personnes. Les gens de Chez Maynard et des Coffres ont été gentils avec moi, ils n’y étaient pas obligés. Ils m’ont aidée à te chercher. Je ne sais pas si je serais encore vivante sans eux.
Derrière une autre porte, qui n’était pas signalée et qui se remarquait difficilement, Angeline désigna d’autres escaliers. Briar en avait assez de monter des marches, mais elle ouvrit la voie et laissa Zeke à l’arrière. Elle était de plus en plus inquiète pour l’Indienne et sa blessure au ventre ; elle admirait sa résistance, mais Angeline ne pouvait plus mentir. Elle avait besoin d’un docteur, un vrai, un bon, et ça ne se présentait pas bien.
Le seul dont Briar ait entendu parler dans ces murs, c’était… Eh bien… Minnericht. Et elle avait le sentiment que, même s’ils le rattrapaient, il ne leur serait pas d’une grande aide.
XXVII
Briar s’appuya contre la porte, collant l’oreille à la jointure et écoutant ce qu’elle pouvait. De l’autre côté, elle ne détecta que le silence, alors elle s’arrêta et rechargea son fusil sur place, dans le noir, en tâtonnant dans son sac. Cela lui prit un peu de temps, mais c’était du temps qu’elle était prête à sacrifier.
Finalement, elle déclara :
— Je vais y aller la première. Laissez-moi jeter un coup d’œil.
— Je peux y aller la première aussi, répondit Angeline.
— Mais mon fusil me permettra de tirer plus de deux coups, si besoin. Veillez sur mon fils, voulez-vous, madame ? dit-elle, puis elle poussa le loquet de la porte.
Briar ouvrait la voie avec le canon de son fusil, et avançait, le visage masqué, regardant de tous les côtés pour balayer l’ensemble de la pièce en dépit des limitations de sa visière. Elle entendait sa propre respiration, qui résonnait fort dans ses oreilles à cause du masque qui l’amplifiait. C’était exactement comme la première fois qu’elle l’avait enfilé et qu’elle était descendue dans le tube. Elle ne pensait pas qu’elle arriverait à s’y habituer.
La pièce qui était devant elle était très différente de la dernière fois qu’elle l’avait vue. Le magnifique vestibule inachevé était jonché des débris d’une bataille localisée mais très meurtrière. Des corps étaient étendus et recroquevillés à côté des rangées de chaises ; elle en compta rapidement onze, et repéra un énorme trou dans le mur qui semblait avoir été percé par le Boneshaker lui-même.
Et directement dans l’ouverture, là où le mur avait été arraché et menaçait de tomber en morceaux, Briar repéra un pied au-dessus des décombres, comme si son propriétaire avait creusé le trou à mains nues et s’était ensuite allongé à l’intérieur.
Elle n’oublia pas de regarder le reste de la salle, mais elle se contenta de la balayer rapidement et de façon superficielle. Sans avertir son fils ou la princesse, qui étaient restés dans leur petit cagibi sombre, elle courut jusqu’au bord du trou et escalada les blocs de maçonnerie brisée et de marbre jusqu’à pouvoir s’accroupir à côté.
Elle laissa le Spencer retomber de son épaule, et posa sa sacoche.
— Swakhammer, dit-elle en tapotant sur son masque. Monsieur Swakhammer.
Il ne répondit pas.
La protection semblait intacte et, dans l’ensemble, lui aussi, jusqu’à ce qu’elle commence à glisser les doigts entre les jointures de son armure et sente qu’il y avait eu de la casse. Elle trouva du sang, en grande quantité. Elle constata que sa jambe était pliée de manière improbable, fracturée quelque part sous le genou et se balançant à l’intérieur d’une lourde botte protégée par une coque d’acier.
Elle était en train de lui retirer son masque lorsque Zeke en eut assez d’attendre dans l’escalier. Il se rapprocha du mur et lança dans le trou :
— Il y a quelqu’un ?
— C’est Jeremiah.
— Est-ce qu’il va bien ? demanda Zeke.
— Non, grommela-t-elle. (Elle avait presque enlevé le casque, mais il était attaché par une série de petits ressorts et de tubes. Il tomba, mais ne roula pas loin.) Swakhammer ! Jeremiah !
Du sang s’était accumulé dans le masque, il provenait de son nez et elle remarqua avec une pointe d’angoisse qu’il coulait en flux régulier de son oreille.
— Il est mort ? voulut savoir Zeke.
— Les morts ne saignent pas, répondit Briar. Cela étant, il est sacrément amoché. Seigneur, Swakhammer ! Que vous est-il arrivé ? Est-ce que vous m’entendez ? Hé ! (Elle lui tapota doucement le visage, sur les deux joues.) Hé ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
—
La voix filtrée et masquée de Minnericht tomba comme un couperet, résonnant dans la chambre où reposaient les âmes mortes et où se dressaient les murs fendus. Briar sentit son cœur se serrer de peur. Elle aurait voulu crier après Zeke pour avoir quitté la sécurité relative des escaliers. Il se tenait là, au milieu de nulle part, au pied du mur délabré, complètement vulnérable.
Briar jeta un regard à Swakhammer, dont les yeux allaient et venaient derrière ses paupières fermées, recouvertes de sang en train de coaguler. Il était toujours vivant, oui, mais pas pour longtemps. Elle releva la tête et dit, suffisamment fort pour pouvoir être entendue à l’extérieur du trou et de l’autre côté de la pièce :
— Vous n’êtes pas Leviticus Blue. Mais vous auriez pu être son frère, ajouta-t-elle avec autant d’indifférence que possible. Vous avez son sens du timing, c’est évident.
Derrière le rebord du trou, elle savait qu’elle avait une protection. Le docteur, si c’en était un, ne pouvait pas voir ce qu’elle faisait ; pas très bien, du moins. Elle en profita pour fouiller légèrement son ami au cas où il aurait transporté quelque chose d’utile. Elle avait posé le Spencer. Même s’il était à portée de main, elle n’arriverait jamais à l’attraper, armer, viser et tirer avant que Minnericht n’ait le temps de faire feu.
Un gros revolver était posé contre les côtes de Swakhammer, mais il était vide.
— Je n’ai jamais dit que j’étais Leviticus Blue.
Briar grogna tandis qu’elle essayait de soulever suffisamment Swakhammer pour passer la main dans son dos.
— Si, vous l’avez dit.
Zeke se manifesta :
— Vous m’avez dit à
— Tais-toi, Zeke, lui lança sa mère. (Ce n’était pas tout ce qu’elle aurait voulu dire à son fils, mais elle se retourna vers le salopard masqué avant qu’il ne puisse répondre.) C’est ce que vous vouliez que ces gens pensent. Vous vouliez qu’ils aient peur de vous, mais vous ne pouviez pas y arriver avec votre propre nom. Vous pouvez être aussi mauvais qu’un serpent, mais finalement vous n’êtes pas si effrayant que ça.
— Taisez-vous, femme. J’ai fait de cet endroit ce qu’il est aujourd’hui, dit-il, en colère et sur la défensive.
Et très certainement blessé dans son orgueil.
En tout cas, Briar espérait que c’était le cas. Elle espérait qu’il allait se conduire comme Levi.
— Je ne me tairai pas, et vous ne pouvez pas m’y forcer, Joe Foster, même si vous essayez. Et vous essaierez peut-être, d’ailleurs. Vous êtes le genre d’homme qui aime brutaliser les femmes et, d’après ce que j’ai entendu, je ne suis pas la première.
— Je me fiche de savoir ce que vous avez entendu et où vous l’avez entendu, aboya-t-il. En revanche, ce que je veux savoir, et ce,
Elle se redressa rapidement. Au lieu de répondre à sa question, elle dit :
— J’aimerais bien savoir pour qui vous vous prenez, à nous entraîner dans votre petite guerre de l’ouest, fils de pute !
Elle avait emprunté l’expression préférée d’Angeline.
Une fois debout, elle pouvait le voir aussi clairement qu’il la voyait, et le fusil à pompe à triple canon qu’il avait entre les mains était terrifiant. Il n’était pas dirigé vers elle. Il visait Zeke, qui, c’était tout à son honneur, avait réussi à se taire comme sa mère le lui avait demandé. Toutefois Briar n’était pas sûre qu’il l’ait plus fait pour obéir à ses ordres que par peur de l’énorme fusil de Minnericht, et elle s’en fichait.
Elle s’était attendue à ce qu’il la menace, elle, mais Minnericht était plus intelligent que ça, et également plus mauvais. D’accord. Elle pouvait l’être aussi. Elle lança :
— Vous avez fait de cet endroit ce qu’il est aujourd’hui ? Alors, vous croyez que ça vous donne un pouvoir ici ? Vous agissez comme si c’était le cas, mais ce sont des conneries, n’est-ce pas ? Ce ne sont que des apparences pour que les gens pensent que vous êtes un homme extrêmement intelligent avec beaucoup d’argent. Mais ce n’est pas le cas. Si vous étiez à moitié aussi malin que vous le prétendez, vous n’auriez pas volé les inventions de Levi, ou récupéré les engins du concours pour l’exploitation minière. Je les ai vus là-bas, dans la pièce de stockage. Vous croyez que je ne sais pas d’où ils viennent ?
— Taisez-vous ! rugit-il.
Mais elle était déterminée à attirer son attention sur elle plutôt que sur Zeke, ou que sur la vieille femme frêle aux manières masculines qui se glissait hors des escaliers pour passer derrière lui. Briar poursuivit, aussi fort qu’elle le pouvait de façon à être entendue de loin :
— Si vous étiez la moitié de l’homme que vous prétendez être, vous n’auriez pas eu besoin de moi pour confirmer votre histoire, et vous n’auriez pas besoin de faire venir des garçons comme vous le faites. Levi était fou, et il était mauvais, mais il était trop intelligent pour que vous puissiez simplement vous emparer de ses jouets et partir avec eux. Vous avez besoin de Huey parce qu’il est intelligent, et vous avez tenté de retenir mon fils en lui racontant un paquet de mensonges. Mais, si vous aviez vraiment fait de cet endroit ce qu’il est, vous n’en auriez pas besoin.
L’homme changea de cible et le fusil à triple canon visa la poitrine de Briar. Elle n’avait jamais été aussi heureuse.
— Si vous dites encore un mot, je…
— Quoi ? cria-t-elle.
Elle cracha la suite dans une tirade désespérée et frénétique, tout dans un seul souffle, passant d’un point à un autre et essayant de le maintenir énervé, car Angeline était presque arrivée jusqu’à lui.
— Vous ne savez même pas comment faire fonctionner ce fusil, je parie. Vous ne l’avez probablement même pas fabriqué. Toutes les idées que vous avez, vous les avez volées à Levi, qui avait tout conçu et tout construit. Vous en savez juste assez pour vous donner l’air d’un roi, et tout ce que vous pouvez faire c’est prier Dieu pour que personne ne découvre à quel point vous êtes faible et inutile.
Au-delà du grognement, au-delà du grondement, il se mit simplement à crier :
— Pourquoi êtes-vous là ? Pourquoi est-ce que vous êtes là, tous les deux ? Vous n’auriez jamais dû venir ! Cela ne vous concernait pas, hurla-t-il. Vous auriez dû rester chez vous, dans ce dégoûtant petit taudis des Faubourgs. Je vous ai offert davantage, je vous ai offert bien plus à tous les deux, plus que ce que vous ne méritez, et je n’étais pas obligé de le faire ! Je ne vous devais rien, à aucun d’entre vous !
Briar se mit également à hurler :
— Bien sûr que vous ne nous devez rien ! Parce que vous n’êtes pas mon mari, et que vous n’êtes pas son père, et que ceci n’était pas notre combat, ni notre problème. Mais vous ne vous en êtes pas rendu compte à temps, Joe Foster !
— Arrêtez d’utiliser ce nom ! Je ne veux pas entendre ce nom, je déteste ce nom et je ne le porterai pas !
Angeline se trouvait sur place pour répondre.
Avant que Briar ne puisse faire le moindre geste, la vieille femme était sur lui, l’enserrant comme un étau, aussi méchante qu’un puma, et beaucoup, beaucoup plus mortelle. Elle tenait un de ses couteaux dans la main, puis il apparut sous le menton de Minnericht, sur la ligne étroite où sa peau rejoignait son masque.
Elle se servit de son propre poids pour faire basculer la tête de l’homme en arrière, et étira cette ligne, exposant sa pomme d’Adam ainsi qu’une bande de chair blanche. En face, Briar étouffa un cri et Zeke sauta au-dessus des débris pour aller se réfugier à côté de sa mère dans l’abri que proposait le trou.
— Pour Sarah Joy Foster, que vous avez tuée il y a vingt ans, déclara Angeline.
Et, d’un geste rapide qui trancha profondément dans le muscle, elle tira un trait le long de cette ligne.
Il déclencha deux des trois canons de son fusil, mais les balles se perdirent sous l’effet du déséquilibre et du choc. Il tournoya, trébucha, glissa et s’effondra sur le sol en marbre éraflé qui était souillé de son propre sang. Celui-ci s’échappait en deux jets impressionnants de chaque côté de son cou, car Angeline n’avait pas hésité à trancher d’une oreille à l’autre. Elle resta sur son dos, le chevauchant comme un cheval sauvage. Il essaya d’attraper la femme, sa gorge, ou n’importe quoi pour retrouver son équilibre. Mais il saignait trop vite, et en trop grande quantité.
Il ne lui restait pas longtemps à vivre, et il voulait marquer le coup. Alors il essaya de faire tourner le fusil dans ses mains, pour viser vers l’arrière, au-dessus de son épaule, mais l’arme était trop lourde. Il avait perdu beaucoup trop de sang et il était trop faible. Il tomba à quatre pattes et, finalement, Angeline le lâcha.
Elle donna un coup de pied dans le fusil pour l’envoyer hors de portée, et l’observa pendant qu’il se vidait de son sang et que son superbe manteau rouge le devenait plus encore. Briar se retourna. Elle se fichait de la mort de Minnericht, en revanche elle s’inquiétait pour Swakhammer, qui ne saignait pas autant, mais que la vie quittait également. Il était peut-être déjà trop tard.
Zeke recula d’un ou deux pas. Jusque-là, elle n’avait pas remarqué qu’il était venu se cacher derrière elle.
Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis la referma car un nouveau bruit fit réagir sa mère qui souleva le Spencer, l’arma et visa.
— Baisse-toi, lui dit-elle et, miracle, il
Angeline se traîna jusqu’au trou, grimpa sur le bord et se prépara à faire feu, juste au moment où Lucy O’Gunning faisait son entrée dans la pièce où la bataille venait de s’achever.
Elle avait retrouvé ou réparé son arbalète, et elle l’avait accrochée à son bras, prête à tirer. Elle visa Angeline, avant de s’apercevoir de qui il s’agissait. Elle abaissa son arme et dit :
— Mademoiselle Angeline, qu’est-ce que… ?
Enfin, elle aperçut Briar et se mit presque à rire.
— Eh bien, en voilà une association ! Ça alors ! Il n’y a pas beaucoup de femmes ici, dans les murs, mais je ne m’aventurerais pas à chercher des noises à celles qui s’y trouvent.
— Vous pouvez vous inclure dans le nombre, Lucy, répondit Briar. Mais ne souriez pas trop vite. (Elle indiqua Swakhammer, que celle-ci ne pouvait pas voir par-dessus le mur qui s’effritait.) Nous avons un problème, et il est gros, et lourd.
— Jeremiah ! s’exclama Lucy en passant la tête au-dessus des décombres.
— Lucy, il est en train de mourir. Nous devons le sortir d’ici et le ramener dans un endroit sûr.
— Et je ne sais pas si ça va le sauver ou non, dit Angeline. Il a pris un sacré coup.
— Je vois ça, lâcha Lucy d’un ton presque cassant. Nous devons l’emmener… Nous devons le mettre… dit-elle, comme si, en parlant suffisamment longtemps, une idée allait finalement lui venir.
Et effectivement, ce fut le cas.
— Les rails des mines.
— C’est une bonne idée, approuva Angeline. Il sera plus facile à descendre qu’à monter et, si on peut le mettre dans un chariot, on pourra le faire rouler jusqu’aux Coffres sans trop de problèmes.
— Si, si et si. Comment allons-nous… commença Briar.
— Donnez-moi une minute, l’interrompit Lucy.
Puis elle s’adressa à Swakhammer :
— Vous, ne vous avisez pas d’aller où que ce soit, mon grand ! Accrochez-vous. Je reviens.
S’il l’avait entendue, il ne laissa rien transparaître. Sa respiration était si faible qu’elles avaient du mal à la détecter, et le mouvement de ses yeux sous ses paupières s’était ralenti, passant lentement d’un coin à un autre.
Moins d’une minute plus tard, Lucy réapparut avec Squiddy, Frank et Allen, si Briar se souvenait correctement des noms des autres hommes. Frank n’avait pas l’air très en forme. Il avait un œil au beurre noir si large que cela lui faisait presque un nez et un front noir ; quant à Allen, il se frottait une main qui avait été blessée. Mais ils grimpèrent tous dans le trou, soulevèrent l’homme en armure et commencèrent à le déplacer, à moitié en le tirant, et à moitié en le portant à l’extérieur et vers les étages inférieurs.
— Nous allons le mettre dans l’ascenseur, annonça Lucy. En bas, nous devrions trouver des chariots ; c’est là que tous les tunnels conçus par Minnericht ont leur terminus. On y va, dépêchez-vous. Il n’en a pas pour très longtemps.
— Où allons-nous ? demanda Squiddy. Il a besoin d’un docteur, mais…
Et c’est là qu’ils remarquèrent la flaque sanglante au centre de laquelle baignait le scélérat toujours masqué.
— Mon Dieu. Il est mort, n’est-ce pas ? demanda Frank avec effroi.
— Il est mort, remerciez Dieu pour ça, répondit Angeline. (Elle attrapa un des pieds de Swakhammer, celui qui n’avait pas l’air cassé, et le fit passer sur son épaule.) Je vais vous aider à le porter. Je ne serais pas contre voir un médecin, moi aussi, confessa-t-elle. Mais cette partie-là du vieux Jeremiah n’est pas si lourde. Je peux aider.
— Je connais un homme, dit Lucy. C’est un vieux Chinois qui vit près d’ici. Il n’est pas docteur au sens où vous en avez l’habitude, mais c’est de la médecine quand même et, pour le moment, vous prendrez tous les deux ce qu’on vous donnera.
— La médecine dont j’ai l’habitude ? grommela Allen. Si vous voulez savoir la vérité, je préférerais mourir.
— Swakhammer préférerait peut-être mourir qu’être soigné par un Chinois, dit Lucy en se servant de son bras mécanique extraordinairement fort pour retenir le dos de Jeremiah. Il en a une peur bleue. Mais je suis prête à le traumatiser si cela peut permettre de le garder en un seul morceau.
— Maman ?
— Quoi, Zeke ?
— Et nous ?
Briar hésita, mais elle n’osa pas le faire longtemps.
Jeremiah Swakhammer était transporté sous les efforts de ses amis, et il laissait de petites traces de sang, comme une pelote de fil qui se déroulerait derrière eux. À l’étage, les bruits des Pourris grognant et martelant le sol de leurs pieds se poursuivaient. Leurs cris de colère et de faim se faisaient de plus en plus forts tandis que leur nombre augmentait, et ils cherchaient un moyen de passer par les recoins fissurés et les portes laissées ouvertes.
— Ils sont partout, dit Briar, ne répondant pas véritablement à la question.
— Ce sera aussi mauvais en bas qu’en haut. Je ne sais pas comment cette pièce est restée dégagée, dit Lucy avec un grognement. Où est la Daisy ?
— Ici, répondit Briar rapidement, comme si elle avait eu la même idée au même moment. (L’énorme canon était à moitié enterré sous un morceau de plafond, mais elle s’en saisit et le souleva, ce qui lui demanda un certain effort.) Seigneur, dit-elle. Zeke, cette chose pèse presque aussi lourd que toi. Lucy, est-ce que vous savez comment ça fonctionne ?
— À peu près. Faites tourner ce bouton-là, à gauche. Remontez-le au maximum. Nous allons avoir besoin de toute l’énergie possible.
— C’est fait. Et maintenant ?
— Maintenant, il faut qu’elle chauffe. Jeremiah dit qu’elle doit rassembler son énergie. Elle concentre l’électricité pour pouvoir tirer. Emportons-la avec nous, venez, allons à l’ascenseur. Déclenchez-la à l’intérieur, ce sera le meilleur endroit, vous ne croyez pas ?
— Vous avez raison, répondit Briar. Le son passera d’un étage à l’autre et ne se limitera pas à un seul. Ça fonctionnera, si nous pouvons arriver jusqu’à l’ascenseur.
Cela dit, elle passa la Daisy à Zeke, qui eut du mal à la porter.
— Prends ça, lui dit-elle. Je vais aller devant pour dégager le passage. Il y avait des Pourris là-bas ; il peut encore y en avoir.
Elle prépara le Spencer et partit en éclaireuse devant le groupe qui transportait Swakhammer, et devant son propre fils qui cambrait le dos presque deux fois plus que d’habitude, essayant d’équilibrer le poids de son corps avec celui du canon.
Briar enfonça la porte qui donnait sur la cage d’escalier et fonça sans rencontrer d’opposition.
— Escaliers dégagés ! hurla-t-elle au reste du groupe. Zeke, passe devant avec ce canon ! Lucy, combien de temps faut-il pour qu’il chauffe correctement ? Cela fait un moment qu’il n’a pas servi. Ne me dites pas qu’il faut un quart d’heure !
— Pas s’il ne l’a pas actionné. Donnez-lui juste une minute !
Briar n’entendit pas la dernière partie. Le couloir à l’étage des invités était parsemé de quelques Pourris dans divers états de délabrement. Elle en compta cinq, rampant entre les corps de leurs camarades et rongeant les membres d’hommes plus récemment tombés. Ainsi occupés, ils remarquèrent à peine Briar qui se chargea rapidement d’eux, l’un après l’autre.
Le sol était jonché de membres qui devaient puer, mais elle se rappela qu’elle portait toujours son masque et que c’était la raison pour laquelle elle ne pouvait sentir que l’odeur du charbon et du joint en caoutchouc. Pour la première fois depuis son arrivée, elle était heureuse de sentir l’étrange odeur de son propre visage.
Ici et là, un bras était tombé simplement sous l’effet de la décomposition et, dans un coin, les formes décapitées d’autres corps en putréfaction, à moitié nus, étaient rassemblées comme s’ils avaient été empilés. Elle se demanda pendant un moment qui les avait achevés. Puis elle décida qu’elle s’en fichait et que ça n’avait pas d’importance. Tous les vivants, même ceux qui s’étaient affrontés, avaient un ennemi commun dans les Pourris, et qui que ce soit qui avait séparé les têtes des corps avait sa gratitude.
Elle donna quelques coups de pied dans les membres qu’elle pouvait facilement écarter, essayant de dégager le chemin et vérifiant l’état des formes étendues et prostrées. Un simulateur ouvrit le seul œil qui lui restait et découvrit ses dents, mais Briar lui explosa rapidement la tête d’un coup de fusil.
Zeke émergea des escaliers avec la Daisy coincée sous son cou, ses bras l’entourant afin de pouvoir la porter comme un paquet de bûches.
— Maman, qu’est-ce que nous allons faire ? demanda-t-il avec une véritable angoisse dans la voix, et Briar entendit une question à laquelle elle n’était pas tout à fait prête à répondre.
— Je ne sais pas, dit-elle. Mais nous devons sortir d’ici, ça, c’est clair. Nous allons donc commencer par là.
— Est-ce que nous allons avec eux ? À Chinatown ?
— Non, ne faites pas ça, déclara Angeline.
Elle était la première à émerger des escaliers, soutenant toujours la jambe de Swakhammer sur son épaule. Derrière elle arrivait Frank, avec l’autre jambe, puis Squiddy et Lucy, portant le reste de l’homme inconscient.
— Je vous demande pardon ?
— Allez au fort. Prenez le dirigeable, celui qui est amarré là-bas. Il devrait être prêt à voler, ajouta Angeline en articulant difficilement chaque mot, épuisée. Il vous fera sortir.
— Sortir de la ville ? demanda Zeke.
— Sortir de cette partie de la ville, en tout cas, dit Lucy sous le cou de Jeremiah. Aidez-nous à le mettre sur la plate-forme, puis faites-nous descendre. Dès que nous serons partis… (Elle changea le poids de Jeremiah de côté et il émit un léger grognement.) Montez dans l’ascenseur, Briar Wilkes, prenez ce fichu canon et déclenchezle. Puis remontez et sortez d’ici.
Toujours en proie au doute, Briar suivit la première partie de l’ordre et aida à installer l’homme imposant dans l’ascenseur. Ils le posèrent contre Franck et Squiddy tandis que Lucy trifouillait les leviers au-dessus de leur tête.
— Une fois que nous serons arrivés en bas et que nous aurons sorti Jeremiah, je vous le renverrai. Vous comprenez ? Vous allez devoir sauter, parce qu’il ne s’arrêtera pas.
— Je comprends, dit Briar. Mais je ne suis pas sûre…
— Je ne suis sûre de rien, moi non plus, lui dit Lucy. Mais une chose est certaine : vous avez récupéré votre fils et cette gare va être prise d’assaut par ces Pourris, et toute personne qui reste ici va être dévorée.
— Est-ce que c’est vous qui les avez laissés entrer ? demanda Zeke.
Lucy fit un geste de la tête vers Frank et Allen et dit :
— Juste revirement des choses, n’est-ce pas ? J’aimerais quand même savoir comment ils sont allés si profond. Je ne m’y attendais pas.
— On pourrait venir avec vous. On pourrait vous aider, insista-t-il.
Briar pensait la même chose. Elle ajouta :
— Au moins, nous pourrions nous assurer que vous êtes rentrés en toute sécurité.
— Non, c’est hors de question. Soit nous y arrivons, soit nous échouons. Soit il s’en sort, soit il ne s’en sort pas. Nous n’avons besoin de personne d’autre pour le transporter. Mais vous deux, eh bien.
Les épaules de Swakhammer se raidirent et il laissa échapper un gargouillement, comme s’il essayait de respirer en ayant les poumons pleins de goudron. Le bruit s’acheva par un gémissement qui déchira le cœur de Briar. Ce n’était pas un bruit que Jeremiah Swakhammer était censé faire, jamais.
— Il est en train de mourir, dit-elle. Oh mon Dieu, Lucy. Sortez-le de là. Conduisez-le à votre docteur chinois. Je vous remercie et je vous reverrai bientôt, je vous le promets.
— On y va, dit la tenancière.
Elle ne prit même pas la peine de refermer la grille en fer, et se contenta de tirer un levier au-dessus d’elle. L’ascenseur commença à descendre. Tandis que le petit groupe s’enfonçait dans le sol et disparaissait peu à peu, Lucy lança :
— Vous aurez toujours une place parmi nous aux Coffres, si vous le souhaitez. Sinon, c’était un honneur de me battre à vos côtés, Wilkes.
Ensuite, le déplacement de l’ascenseur le long de ses câbles et de ses chaînes les emporta hors de la vue de Briar.
Elle se retrouva seule avec son fils.
Le canon était presque trop lourd pour lui. Il luttait contre son poids, mais ne se plaignait pas, malgré ses genoux tremblants et sa nuque brûlée par le métal qui chauffait lentement.
En bas, l’ascenseur s’arrêta.
Briar et Zeke entendirent Lucy crier des ordres, puis des bruits qui indiquaient qu’ils s’organisaient, et que Swakhammer était transporté hors de l’ascenseur, dans les profondeurs des niveaux souterrains. Ils espéraient qu’il y aurait un chariot quelque part, et que Lucy pourrait l’emmener recevoir des soins.
Dans un cliquetis de câbles et de chaînes, la plate-forme commença à remonter vers Briar et Zeke.
Ils retinrent leur souffle et se préparèrent à sauter. Ils tenaient la Daisy entre eux et, lorsque l’ascenseur arriva, ils la balancèrent à l’intérieur et la suivirent. Une fois à bord, en sécurité, ils montèrent lentement mais sûrement, étage par étage. Briar retourna le canon et l’installa correctement.
Une détente aussi large que le pouce d’un homme sortait du châssis.
Toute la machine bourdonnait d’une énergie contenue, prête à exploser.
— Couvre-toi les oreilles, Zeke, dit Briar. Et je ne plaisante pas. Couvre-les bien. Cela va assommer les Pourris, mais seulement pendant quelques minutes. Nous allons devoir bouger rapidement.
En se tenant aussi loin que possible du canon, Briar attendit jusqu’à se trouver en vue du dernier étage, et appuya sur la détente.
Le bruit et l’onde de choc partirent d’un coup. Comprimée par la cage de l’ascenseur, la détonation se répercuta en écho, résonna et rebondit, se dispersant de haut en bas et filant d’un étage à un autre par vagues, ce qui amplifia peut-être sa puissance, ou la répartit. L’ascenseur grinça et trembla sur ses câbles. Elle eut peur qu’il ne résiste pas et les lâche, les entraînant d’un moment à l’autre vers une mort immédiate.
Mais il tint bon, et continua à grimper dans l’obscurité vers un nouvel endroit sans lumière.
Zeke était hébété, autant que l’avait été Briar la première fois qu’elle avait entendu la Daisy. Mais sa mère le souleva plus facilement qu’elle n’avait soulevé le canon. Elle le sortit de la plate-forme et l’entraîna vers une porte.
Sans savoir ce qu’il y avait derrière, elle l’ouvrit en grand, tirant le garçon qui trébuchait à sa suite et pointant le Spencer en décrivant un arc de cercle qui couvrait tout l’horizon.
Les halos orangé d’une dizaine de feux de joie étaient éparpillées dans les rues et, autour de chacun d’entre eux, il y avait un cercle d’espace vide. Personne n’avait jamais dit à Briar que les Pourris gardaient leurs distances par rapport à une flamme, mais c’était parfaitement logique, alors elle ne le remit pas en question.
Les feux avaient été allumés et alimentés par des hommes masqués qui ne se préoccupaient pas de savoir quelle bagarre faisait encore rage sous la gare. Ces hommes étaient chancelants, mais ils récupéraient. Ils avaient eux aussi entendu la Daisy, et ils savaient de quoi il s’agissait. Ils étaient suffisamment loin et protégés par le crépitement des flammes pour que seuls quelques-uns d’entre eux se soient effectivement écroulés. Certains secouaient la tête, ou se tapaient les oreilles, en essayant de faire passer les terribles effets du Doozy Dazer du Dr. Minnericht.
Briar ne savait pas qu’ils étaient là. Mais, même si elle l’avait su, elle aurait certainement déclenché la Daisy. Après tout, les vivants récupéraient plus vite que les morts.
Elle repéra une queue-de-cheval, puis quelques autres qui sortaient de l’arrière des masques à gaz. Le quartier chinois était à proximité de la gare, le long du mur, et ces hommes en étaient les habitants, défendant leurs rues afin de se protéger.
Ils ignorèrent tous Briar et Zeke.
— Laisse la Daisy, lui dit-elle.
— Mais c’est…
— Nous n’aurons plus l’occasion de l’utiliser. Elle met trop longtemps à charger, et elle ne fera que nous ralentir. Maintenant, ditelle, parce qu’elle se rendit soudain compte qu’elle ne savait pas où ils allaient, nous devons trouver ce fort. Est-ce que tu sais où il est ?
Elle pouvait à peine voir à travers la fumée et le Fléau, et elle voulait demander son chemin à quelqu’un. Mais les hommes, tous occupés à alimenter les feux, ne la regardèrent pas lorsqu’elle cria pour attirer leur attention. Elle n’était pas sûre qu’ils parlent anglais.
Zeke lui tira le bras.
— Ce n’est pas loin d’ici. Suivez-moi.
— Tu es sûr ?
Elle traînait les pieds, mais il lui prit la main et commença à avancer.
— Je suis sûr. Oui, je suis sûr. C’est là que Yaozu m’a attrapé, et je me souviens des plans. Venez. Il faut descendre cette rue, par là. Les feux aident, ajouta-t-il. Je peux voir où je vais.
— D’accord, lui dit-elle, et elle le laissa la conduire loin des feux et loin des Chinois armés jusqu’aux dents avec leurs masques et leurs pelles.
Zeke contourna l’angle le plus proche et s’arrêta net.
Briar se cogna contre lui, le faisant avancer de deux petits pas vers une étendue de Pourris. Ils étaient tous allongés, mais certains commençaient déjà à se réveiller. Il y en avait des dizaines, avec peut-être des centaines d’autres derrière eux, au-delà de l’espace que Briar et Zeke pouvaient discerner malgré l’obscurité et le Fléau.
— Ne t’arrête pas, lui dit-elle, et elle partit la première. Nous avons moins d’une minute. Pour l’amour de Dieu, fiston.
Il ne discuta pas ; il courut après elle, fonçant de corps en corps, cherchant une indication de rue quand il le pouvait.
Elle le conduisit dans la direction qu’il avait indiquée, montrant l’exemple en écrasant les têtes et les poitrines qui se trouvaient sur son chemin. Elle trébucha une fois, glissant sur une jambe comme si c’était une bûche mouillée, mais Zeke l’aida à se relever et ils se retrouvèrent hors de cette rue avec sa légion de cadavres irrités et immobilisés.
— Prends à droite, lui dit-il.
Elle était toujours devant, et ouvrait donc la voie en suivant ses instructions. L’odeur à l’intérieur de son masque était un mélange de peur et d’espoir, de caoutchouc, de verre et de charbon. Elle respira profondément car elle n’avait pas le choix ; elle haletait, ayant vite oublié à quel point il était difficile de courir et de respirer en même temps quand on avait ce dispositif sur la tête. Zeke soufflait également, mais il était plus jeune et peut-être, à sa façon, plus fort.
Briar n’en était pas sûre, mais elle l’espérait.
Le temps qu’ils avaient gagné grâce à la Daisy s’était écoulé et, même si ce n’était pas le cas, ils étaient à présent si loin du lieu de la détonation que les Pourris ne l’auraient pas entendue, et que cela ne les aurait pas arrêtés.
Deux autres rues, un autre virage.
Zeke s’arrêta et chercha sa position.
— Ne me dis pas que nous sommes perdus ? supplia Briar.
Elle colla son dos contre le mur le plus proche et tira son fils, pour qu’il fasse de même.
— Pas perdus, non, répondit-il. C’est la tour, vous voyez ? C’est le plus haut bâtiment ici. Et le fort était juste derrière.
Il avait raison. Ils cherchèrent leur chemin à travers l’obscurité sans étoile remplie par le gaz, jusqu’à ce qu’ils trouvent l’entrée principale, verrouillée de l’intérieur. Briar cogna à la porte, sachant parfaitement qu’elle risquait d’attirer l’attention, mais sachant aussi que cela valait la peine d’essayer. Il fallait absolument qu’ils entrent, car des Pourris arrivaient : elle pouvait les entendre, bien trop près, et elle ne pouvait plus courir.
La sacoche qui battait contre sa hanche était dangereusement légère, et elle n’osa pas regarder combien de munitions il lui restait. La réponse était « pas assez », et le savoir plus précisément n’aurait fait que la rendre malade.
Zeke vint se placer à côté d’elle, cognant contre la porte du fort avec ses poings et ses pieds.
Puis, derrière celle-ci, ils entendirent le son de quelque chose de lourd qui était dégagé et poussé au sol. Les immenses alignements de rondins qui constituaient les murs et les portes du fort commencèrent à bouger, et une fente s’élargit suffisamment pour laisser passer une femme et un adolescent, juste avant que les premiers Pourris arrivent en vue et chargent.
XXVIII
Briar reconnut les hommes à leurs silhouettes, parce qu’elle ne pouvait voir leur visage.
Fang, élancé et parfaitement immobile.
Le capitaine Cly, un géant impossible à confondre avec quelqu’un d’autre.
La lumière n’inondait pas la place entourée de murs, mais la clarté était suffisante pour voir. Des lanternes avaient été accrochées à la mode chinoise, suspendues par des cordes et éclairant la voie du dessus. Deux hommes travaillaient avec un outil qui crachait des étincelles et du feu, et un troisième actionnait un générateur à vapeur qui produisait des nuages chauds, refermant les joints déchirés du
Briar fut étonnée car elle ne l’avait pratiquement pas vu à travers l’air épais, mais il se tenait devant elle, presque majestueux en dépit des nombreux rapiéçages.
— Je croyais que vous ne comptiez pas revenir pendant un moment, dit-elle à Cly.
— Ce n’était pas mon intention, en effet, lui répondit-il. (Il désigna un autre homme qui leur tournait le dos et observait les réparations en cours.) Mais Crog s’est mis dans le pétrin.
— Je me suis mis dans le pétrin ? (Le capitaine fit volte-face et la colère brillait tellement dans ses yeux que Briar put le voir même à travers sa visière.) Je ne me suis pas mis dans le pétrin du tout ! Un misérable scélérat m’a volé la
— Bonjour, hum… capitaine Hainey, dit Briar. Je suis vraiment désolée d’apprendre cela.
— Vous êtes désolée, je suis désolé. Tout le monde est désolé, répondit-il avec colère. Le dirigeable le plus puissant à des kilomètres à la ronde ! Le seul aéronef de guerre volé au camp ennemi ! Et quelqu’un a eu l’audace de me le voler, à moi ! Et vous avez tout intérêt à remercier votre bonne étoile, madame, dit-il en pointant un doigt vers Briar.
— Oh, je le fais. Au moins une fois par jour, lui assura-t-elle. Mais pourquoi ?
— Parce que sans la
— Comme vous le voyez, ajouta Cly, les choses ne vont pas fort pour Crog, mais je suis heureux de vous avoir retrouvée,
Zeke, qui était resté silencieux dans l’espoir d’être ignoré, répondit d’un air penaud :
— Ils m’ont dit que le dirigeable s’appelait le
— Eh bien
— Je suis vraiment désolé, répondit Zeke faiblement.
— Alors, c’est Angeline qui avait tout prévu pour toi, c’est ça ? Mais elle connaît la plupart d’entre nous, déclara Cly, en grattant délicatement un endroit où son masque n’était pas assez large pour passer confortablement au-dessus de son oreille. J’ai du mal à croire qu’elle t’ait laissé à l’aveuglette, avec un capitaine qu’elle ne connaissait pas.
— Elle a dit qu’elle le connaissait, répondit Zeke. Mais pas très bien, je crois.
— Où est-elle ? demanda Croggon Hainey, d’une voix qui frisait l’hystérie. Où est cette stupide vieille Indienne ?
— Elle est en route pour les Coffres, répondit Briar, en essayant de donner du poids à ce qu’elle disait. Et nous devrions parler du décollage. Les choses vont mal là-bas, à la gare, et ça va se répandre.
— Je ne suis pas inquiet, déclara Hainey. Ce fort tiendra en respect presque tout. Je vais aller trouver cette femme et…
Voulant aider, Zeke dit :
— Monsieur, le nom du capitaine était Brink. Il était roux, avec des tas de tatouages sur les bras.
Hainey se figea en recevant ces informations, puis il leva les bras en l’air et commença à s’énerver :
— Brink ! Brink ! Je connais ce salopard !
Il fit demi-tour, continuant à donner des coups de pied et de poing à tout et à rien. Puis il repartit vers le ballon, jurant et proférant des menaces que Brink ne pouvait entendre.
Andan Cly observa son collègue tempêter à travers la cour du fort, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière le
— Capitaine Cly, je sais que vous ne comptiez pas revenir si vite dans la ville, mais je suis heureuse de vous revoir. (Elle marqua une pause, ne sachant pas trop comment formuler sa demande.) J’espère que je peux vous demander une autre petite faveur. Je peux faire en sorte qu’elle soit rentable, et cela ne vous demandera aucun effort.
— Rentable, hein ?
— Rentable, absolument. Lorsque nous repartirons, je voudrais m’arrêter à mon ancienne maison. Je voudrais que Zeke voie l’endroit où j’ai vécu. Et, comme vous devez vous en souvenir, mon mari était riche. Je sais qu’il y a de l’argent dissimulé quelque part, et je ne pense pas que même les pillards les plus assidus l’aient trouvé. Il y a… des cachettes. Je serais heureuse de partager ce que je trouverais et ramènerais.
Comme s’il n’avait pas entendu le reste, Zeke dit :
— Vraiment ? Tu me conduiras là-bas ? Tu me montreras la vieille maison ?
— Vraiment, répondit-elle, même si le fait de simplement en parler lui donna un coup de vieux. Je t’emmènerai, et je te montrerai. Je te montrerai tout, ajouta-t-elle. À condition que le bon capitaine soit assez aimable pour nous y emmener.
Croggon Hainey sortit de derrière le
— J’espère que Brink va apprécier sa promenade avec mon ballon, parce que, quand je l’attraperai, je le tuerai.
Cly regarda Hainey en plissant les yeux, plus parce qu’il souriait que parce qu’il doutait.
— Avec la perspective d’un profit, je dois pouvoir lui faire accepter un petit détour. De plus, c’est mon ballon. Nous irons voir votre maison si vous le voulez. Est-ce qu’il y a un endroit pour s’amarrer, ou du moins accrocher une ancre ?
— Il y a un arbre dans le jardin, un bon vieux chêne. Il est mort maintenant, j’en suis sûre, mais il devrait pouvoir vous maintenir pendant quelques minutes.
— Je vous crois sur parole, répondit-il. (Il la dévisagea de la tête aux pieds, puis regarda également Zeke, avant de dire :) Nous pourrons décoller dès que vous le souhaiterez.
— Quand vous serez prêt, capitaine ! dit Zeke.
Il s’appuya contre sa mère et passa le bras autour de sa taille, ce qui la fit sursauter mais lui plut.
Cela fit plaisir à Briar, même si ça la rendait également un peu triste. Elle avait toujours su qu’il grandirait un jour, mais elle ne s’attendait pas à ce que ça arrive si vite, et elle ne savait pas bien ce qu’elle allait faire maintenant.
Elle était épuisée et elle avait mal aux yeux tellement elle avait peu dormi, tellement elle s’était inquiétée, sans parler du coup qu’elle avait pris sur la tête. Elle s’appuya sur son fils et, si elle n’avait pas porté le vieux chapeau de son père, elle aurait peut-être mis la tête sur son épaule.
Cly regarda derrière lui et, voyant que les ouvriers en avaient terminé avec les derniers outils, il demanda à Fang :
— Est-ce que nous avons remis Rodimer à bord ?
Fang acquiesça d’un signe de tête.
— Oh… oh oui, Rodimer, dit Briar. Je me souviens de lui. Je suis un peu étonnée qu’il ne soit pas là, à discuter.
Sans cérémonie, Cly annonça :
— Il est mort. Lorsque nous nous sommes écrasés, il s’est cassé quelque chose, à l’intérieur, vous voyez ce que je veux dire. Pendant un moment, tout allait bien, et puis après, rien n’allait plus. Maintenant, j’imagine qu’on va le ramener chez lui. Sa sœur décidera de ce qu’il faut faire de lui.
— Je suis désolée, dit Briar. Je l’aimais bien.
— Moi aussi, reconnut-il. Mais il n’y a plus rien à faire maintenant. Allons-y, sortons d’ici. J’en ai assez de ce masque. J’en ai assez de cet air. Je veux sortir et bouger. On y va, dit Cly, il est temps de rentrer à la maison.
Et, moins d’une demi-heure plus tard, le
Il s’éleva prudemment tandis que le capitaine testait ses propulseurs, ses réservoirs et sa direction. Il était rapide pour un dirigeable aussi énorme, et il se retrouva bientôt très haut au-dessus du fort.
Croggon Hainey prit le siège de Rodimer et assura en ronchonnant les fonctions d’un second. Fang s’accrocha et s’acquitta en silence de ses tâches à bord du ballon, par des signes de main et des mouvements de tête. Briar et Zeke s’installèrent du côté le plus éloigné de l’angle légèrement fissuré du pare-brise et regardèrent la ville sous leurs pieds.
— Nous allons rester dans le Fléau pour le moment, expliqua Cly. Si on monte plus haut, nous risquons de rencontrer des vents de travers, et je voudrais bichonner ce vieux coucou jusqu’à ce que je sois sûr qu’il fonctionne correctement. Regardez en bas à gauche. Vous voyez la gare ?
— Je la vois, répondit Briar.
Elle voyait également les passerelles qui s’entrelaçaient comme des doigts, donnant aux piétons un moyen d’entrer, de sortir et de contourner le quartier où la gare à moitié construite reposait sur le rivage, près du grand mur de Seattle. Les feux qui avaient été allumés en bas lui permirent de voir beaucoup de choses, et les hommes qui s’en occupaient avaient l’air de souris.
Le
Au-dessus des rues, le ballon flotta, et les Pourris emplissaient les routes en dessous. Ils se déplaçaient par petits groupes et en meutes, rebondissant sans logique d’un mur à un autre comme de petites billes qui se seraient renversées d’un seau.
Briar ressentit un grand élan de pitié pour eux, et elle souhaita de tout son cœur qu’un jour, peut-être, quelqu’un les terrasse tous, jusqu’au dernier. Ils avaient été des humains auparavant, et ils méritaient mieux. Non ?
Tandis que le ballon remontait encore, le long de la colline la plus élevée de la ville, Briar pensa à Minnericht et se mit à douter. Peutêtre qu’ils ne méritaient pas tous mieux. Mais certains, oui.
Elle contempla son fils à côté d’elle. Il regardait par la même fenêtre, la même épave urbaine. Il souriait, pas parce que c’était beau, mais parce que, finalement, c’est lui qui avait gagné, et qu’il allait avoir la seule récompense qu’il ait toujours voulue. Briar le regarda sourire. Elle l’observait à la dérobée, essayant de ne pas attirer son attention. Elle voulait qu’il sourie, et elle se demanda combien de temps ce bonheur durerait.
— Mademoiselle Wilkes, je vais avoir besoin de quelques indications, annonça le capitaine Cly. Je sais que vous viviez en haut de cette colline, mais je ne sais pas où précisément.
— Par-là, indiqua-t-elle. Le long de Denny Hill. Tout droit en remontant, puis à gauche. La grande maison, dit-elle.
Elle émergeait des couches lugubres et sinistres du gaz pesant comme un petit château, gris et bien dessiné, accroché sur le flanc de la colline comme un coquillage sur la coque d’un bateau. Briar pouvait voir sa petite tour, sa terrasse sur le toit et le glaçage couleur pain d’épice qui soulignait les gouttières. Le peu de couleurs qui restait de la jolie maison était tout juste suffisamment éclairé pour être visible dans l’obscurité.
L’extérieur avait autrefois été peint dans un ton violet pâle, lavande, parce que c’était sa couleur favorite. Elle avait même avoué, à Levi et à personne d’autre, qu’elle avait toujours aimé le nom « Heather », qui signifiait « bruyère », et qu’elle aurait souhaité que ses parents l’appellent ainsi. Mais Levi lui avait répondu que sa maison pouvait avoir cette couleur et, si jamais ils avaient une fille, Briar pourrait l’appeler comme elle voudrait.
Cette conversation la hantait. Elle était nette et tenace, comme si le souvenir s’était figé et était resté bloqué dans sa gorge.
Elle regarda à nouveau Zeke, du coin de l’œil. À ce momentlà, elle ne savait pas qu’elle était enceinte de lui. Tellement de choses s’étaient produites avant même qu’elle ne pense à lui. Au moment où elle avait compris pourquoi elle avait des nausées, et pourquoi elle avait envie de choses étranges… elle s’était retrouvée dans les Faubourgs à enterrer son père pour la seconde fois. Elle avait vécu grâce à l’argenterie qu’elle avait emportée de la maison de Levi, vendant une pièce après l’autre pour survivre, tandis que le mur isolait la ville qu’elle avait considérée comme sa maison.
— Quoi ? dit Zeke en surprenant son regard. Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle eut un petit rire nerveux, tellement ténu qu’il aurait pu être confondu avec un sanglot.
— Je réfléchissais. Si tu avais été une fille, tu te serais appelée Heather. (Puis elle dit à Cly :) Voilà l’arbre. Est-ce que vous le voyez ?
— Je le vois, dit-il. Fang, attrape un des crochets, veux-tu ?
Fang disparut dans la soute à cargaison.
Au-dessous, une trappe s’ouvrit et une corde d’amarrage lestée fut accrochée à la cime du grand arbre mort. Briar pouvait le voir depuis la vitre : les branches étaient cassées et fendues mais, lorsque la corde fut tirée et agitée, l’arbre tint bon. Le
À côté de l’arbre, une échelle de corde se déroula et tomba à quelques dizaines de centimètres du sol.
Fang revint sur le pont du dirigeable.
— Ça ne nous maintiendra pas très longtemps, dit Cly, mais pour quelques minutes, ça ira.
Le capitaine Hainey, qui servait de second à contrecœur, demanda :
— Est-ce que vous avez besoin d’aide ?
Briar comprit ce qu’il voulait vraiment dire, et répondit :
— Est-ce que vous pouvez nous laisser seuls quelques minutes ? Ensuite venez à l’intérieur, et je vous aiderai à trouver l’or qui reste. Vous aussi, capitaine Cly. Je vous dois beaucoup et tout ce que vous pourrez trouver est à vous.
— Combien de minutes ? demanda Hainey.
— Dix, peut-être ? répondit Briar. Je voudrais retrouver quelques effets personnels, c’est tout.
— Prenez-en quinze, lui dit Cly. Je le retiendrai s’il le faut, ajouta-t-il.
— J’aimerais bien te voir essayer, rétorqua Hainey.
— Je sais. Mais, pour le moment, laissons à cette dame le temps qu’elle demande, d’accord ? Allez-y maintenant, avant que les Pourris ne se rendent compte que l’action n’est pas uniquement à la gare, et viennent aussi voir ce qui se passe du côté des collines.
Zeke n’eut pas besoin de se le faire dire deux fois. Il fila attraper l’échelle de corde et, avant que Briar ne puisse le rejoindre, Cly s’était levé de son siège. Il la prit doucement par le bras et demanda :
— Est-ce que vos filtres sont en bon état ?
— Oui.
— Est-ce qu’il y a quelque chose… ? Est-ce qu’il y a… ?
Peu importe ce qu’il voulait demander, Briar n’avait pas le temps et lui répondit :
— Laissez-moi le rejoindre, voulez-vous ?
— Désolé, lui dit-il, et il la relâcha. Est-ce qu’il vous faut de la lumière ?
— Oh. Oui. Merci.
Il lui donna deux lanternes et quelques allumettes, et elle le remercia encore une fois. Elle enfila les poignées autour de sa main et les fit glisser le long de son bras pour pouvoir assurer ses prises le long de l’échelle.
Quelques instants plus tard, elle se tenait dans son ancien jardin.
L’herbe était aussi morte que le vieux chêne, et il n’y avait plus rien que de la boue et une légère couche de gazon et de fleurs décomposés depuis longtemps.
La maison elle-même avait pris une teinte jaunie, gris-brun, comme tout ce qui avait été souillé par le Fléau depuis seize ans.
Autour du porche où des rosiers florissaient par le passé, il ne restait plus que des résidus squelettiques d’une végétation cassante et empoisonnée.
Elle posa les lanternes au sol, à l’entrée, et frotta les allumettes pour les allumer.
La porte d’entrée était ouverte. À côté, une fenêtre avait été cassée. Si Zeke l’avait fait, elle ne l’avait pas entendu, mais il n’aurait pas été difficile à quiconque de passer le bras à l’intérieur, de déverrouiller la porte, et d’entrer.
— Mère, vous êtes là ?
— Oui, répondit-elle, faiblement.
Elle n’arrivait pas à respirer, et cela n’avait rien à voir avec le masque.
À l’intérieur, tout n’était pas exactement comme elle l’avait laissé, mais peu de chose avait bougé. Des gens étaient venus, c’était évident. Il y avait des choses cassées et les objets qui avaient été laissés en évidence avaient été volés. Un vase japonais bleu et blanc était fracassé au sol. L’armoire chinoise avait été saccagée et tout ce qui était à l’intérieur avait été emporté ou brisé. Sous ses pieds, un tapis oriental avait les bords retournés à l’endroit où il avait été piétiné, et plusieurs séries d’empreintes sales sillonnaient le salon, la cuisine et la pièce où Ezekiel se trouvait actuellement, regardant et découvrant tout pour la première fois.
— Mère, regarde cet endroit ! dit-il, comme si elle ne l’avait jamais vu auparavant.
Elle lui tendit une lanterne et lui dit :
— Tiens, voici un peu de lumière pour que tu puisses effectivement le
Là, il y avait le canapé en velours, tellement recouvert de poussière qu’il était impossible de dire de quelle couleur il était à l’origine. Et ici, un piano avec une partition toujours à sa place, prête à être jouée. Et là-bas, au-dessus de la porte, un fer à cheval qui n’avait jamais porté chance à personne.
Briar se tenait au milieu de la pièce et essayait de se souvenir à quoi elle avait ressemblé seize ans auparavant. De quelle couleur avait été le canapé ? Et le fauteuil à bascule dans l’angle ? Est-ce qu’elle y avait un jour jeté un châle ou une écharpe ?
— Ezekiel, murmura-t-elle.
— Maman ?
— Il y a quelque chose que je dois te montrer, dit-elle.
— Qu’est-ce que c’est ?
— En bas. Il faut que je te montre où ça s’est passé, et comment ça s’est passé. Il faut que je te montre le Boneshaker.
Un large sourire éclaira le visage du garçon. Elle pouvait voir ses yeux briller derrière le masque.
— Oui ! Montre-moi !
— Par ici, dit-elle. Ne t’éloigne pas. Je ne sais pas si le plancher a résisté.
Au moment où elle disait cela, elle aperçut une de ses anciennes lampes à huile suspendue à un mur comme si elle n’était jamais partie. Le réservoir en verre était intact, ni fissuré ni même déformé. Lorsqu’elle passa à côté, la lumière de sa lampe industrielle bon marché s’y refléta et lui redonna brièvement vie.
— Les escaliers sont par-là, dit Briar.
Ses jambes lui faisaient mal rien qu’à l’idée de parcourir encore une fois des marches dans la journée, mais elle ouvrit la porte du bout des doigts et les charnières émirent un grincement familier. Elles étaient rouillées, mais avaient tenu et, quand le battant bougeait, elles chantaient exactement les mêmes notes qu’avant.
Zeke était trop excité pour parler. Briar s’en rendit compte à sa démarche sautillante derrière elle, au sourire permanent qu’il affichait à l’intérieur du masque, ainsi qu’à sa respiration rapide et sifflante.
Elle sentit le besoin d’expliquer.
— À l’époque, il y a eu un concours. Les Russes voulaient trouver un moyen d’extraire l’or sous la glace du Klondike. Ton père a remporté le concours, alors ils l’ont payé pour construire une machine qui percerait plusieurs centaines de mètres de glace. (À chaque marche qu’ils descendaient, elle ajoutait un nouvel élément d’explication, tentant de ralentir leur allure, même si elle se forçait à avancer.) Il n’y a quasiment jamais de dégel là-bas, j’imagine, et exploiter le minerai est extrêmement compliqué. Quoi qu’il en soit, Levi avait six mois pour construire la machine et la présenter à l’ambassadeur lorsque celui-ci viendrait en ville. Puis il a dit qu’il allait essayer l’engin plus tôt, parce qu’il avait reçu une lettre le lui demandant.
Elle atteignit la cave.
Elle leva sa lanterne et la laissa éclairer la pièce. Ezekiel arriva à sa hauteur.
— Où est-il ? demanda-t-il.
Les rayons de la lampe illuminaient une pièce presque vide, avec quelques bâches éparses qui avaient par le passé recouvert telle ou telle autre machine.
— Pas ici. Ce n’est pas le laboratoire. Ce n’est qu’une cave. C’est ici qu’il avait l’habitude de stocker tout ce sur quoi il travaillait en attendant que quelqu’un l’achète ou de savoir ce qu’il allait en faire.
— Que s’est-il passé ?
— Je suppose que Minnericht a emporté tout ce qu’il pouvait. La plupart des engins que j’ai vus là-bas dans la gare provenaient d’ici. Ces belles lampes, tu les as vues ? Alimentées par de l’électricité, elle-même générée à partir de je-ne-sais-quoi. Est-ce que tu as vu le fusil qu’il avait ? Cette chose à trois canons ? Je n’en ai jamais vu ici, mais j’ai vu quelques dessins. Ils étaient sur ce bureau.
Un long meuble trapu était repoussé contre le mur. Il était parfaitement dégagé, sans un seul morceau de papier ni le moindre bout de crayon.
— Minnericht, ou Joe Foster, ou qui qu’il fût… Je suppose qu’il a pris tout ce qu’il a trouvé. Du moins, tout ce qu’il voyait. Et tout ce qu’il pouvait déplacer. Mais il n’aurait pas pu bouger ce fichu Boneshaker, même s’il avait su comment le trouver.
Elle ouvrit le tiroir supérieur droit du bureau et passa les doigts sous un panneau caché, où elle appuya sur un bouton.
Dans un claquement suivi d’un craquement, une forme qui ressemblait à une porte apparut dans le mur.
Zeke poussa un cri et courut vers elle.
— Attention, l’avertit sa mère. Laisse-moi te montrer.
Elle avança jusqu’à la forme rectangulaire et passa ses mains le long du creux où l’ouverture s’était révélée. Elle appuya sur le panneau à un endroit précis, et celui-ci s’effaça, coulissant vers l’arrière en émettant un sifflement et laissant la place un nouvel escalier.
— Bien, dit-elle. (Elle leva la lanterne et la passa dans la pièce.) On dirait que le plafond a tenu.
Mais ce n’était pas forcément le cas de tout le reste.
Une partie d’un mur et tout le sol étaient complètement dévastés, hachés comme de la viande. D’énormes câbles pendaient du plafond et étaient éparpillés sur des piles de décombres qui avaient été repoussés çà et là, balayés sur les côtés aussi facilement que de la neige par la gigantesque machine qui était ressortie des profondeurs souterraines de la colline pour revenir dans l’ancien laboratoire.
Le Boneshaker était intact, recouvert par les débris qu’il avait si efficacement générés. Il était planté au milieu de la pièce, comme s’il y avait pris racine.
Les lanternes ne suffisaient pas à repousser toute l’obscurité, mais Briar pouvait voir les panneaux d’acier éraflés de la machine entre les dalles de maçonnerie qui étaient tombées, ainsi que les énormes forets qui pointaient toujours comme les pinces d’un terrible crabe. Seuls deux des quatre instruments étaient visibles.
Le Boneshaker ne s’était pas contenté de casser les trois longues tables qui se trouvaient là, il les avait réduites en poussière. Il avait abattu et démoli des rangées d’étagères et d’armoire ; tout ce qui avait été effleuré, même légèrement, était en morceaux.
— C’est extraordinaire qu’il n’ait pas fait s’effondrer toute la maison, murmura Briar. Je t’avoue qu’à l’époque j’ai bien pensé qu’il allait le faire.
Même à travers son masque, l’air était froid et sentait le renfermé. Il était chargé de moisissure, de poussière et de Fléau depuis seize ans.
— Oui, répondit Zeke, approuvant tout ce qu’elle pourrait dire.
À première vue, il semblait que la machine était sur le flanc, mais cette impression n’était qu’une illusion due aux proportions de la salle. Elle était le nez en l’air, à un tiers sortie du sol de la cave. Ses forets, qui étaient chacun de la taille d’un poney, avaient fait voler tout ce qui était à proximité ; Briar se souvint d’avoir pensé à des fourchettes géantes qui tournoyaient dans un bol de spaghettis. Et, malgré la rouille qui rongeait leurs parties tranchantes, ils avaient toujours l’air aussi maléfiques.
Briar déglutit. Zeke s’accroupit comme s’il était sur le point de sauter, mais elle tendit un bras pour l’arrêter.
— Est-ce que tu vois, tout en haut, un dôme en verre épais, de la forme d’une balle de pistolet ?
— Je le vois.
— C’est là qu’il s’est assis pour conduire cette chose.
— Je veux m’asseoir dedans. Est-ce que je peux ? Est-ce qu’il s’ouvre toujours ? Est-ce que tu penses qu’il fonctionne encore ?
Il sauta avant qu’elle ne puisse l’arrêter, franchissant l’espace dévasté et atterrissant en douceur sur les marches au bord de la pièce remplie de décombres.
— Attends ! dit-elle en le suivant. Attends, ne touche à rien. Il y a du verre partout.
La lanterne dans les mains de Briar se balançait suite au saut qu’elle avait fait, donnant l’impression que la salle poussiéreuse et à moitié effondrée était remplie d’étoiles.
— J’ai mes gants, répondit Zeke.
Et il commença à se faufiler dans les décombres, passant à côté des forets et grimpant jusqu’à la place du conducteur.
— Attends ! dit-elle d’un ton pressant et autoritaire.
Il s’arrêta.
— Laisse-moi t’expliquer, avant que tu ne poses des questions.
Elle descendit les marches et alla le rejoindre, sur les piles de décombres et de roches et de ce qui restait des murs de la cave, qui recouvraient le Boneshaker comme une carapace de homard.
— Il a juré que c’était un accident. Il a dit qu’il y avait eu un problème avec la direction et la propulsion, et que la machine était devenue incontrôlable. Mais tu vois, par toi-même, comme il l’a parfaitement ramenée dans la cave lorsqu’il a eu fini.
Zeke acquiesça. Il se laissa tomber sur les genoux et écarta des mains autant de poussière qu’il pouvait, révélant d’autres parties du blindage en acier complètement cabossé.
— Il a juré qu’il ne savait pas ce qu’il était advenu de l’argent parce qu’il ne l’avait pas pris, et il a juré qu’il n’avait jamais voulu faire de mal à personne. Et, crois-le ou non, pendant quelques jours, il a réussi à se cacher ici. Personne ne savait exactement où était repartie la machine. Au début, personne n’a su qu’il était revenu ici aussi facilement qu’on fait demi-tour avec un chariot.
» Mais ton grand-père est venu le chercher. Je veux dire, tout le monde le cherchait mais, si quelqu’un savait où Levi était allé, c’était
» Je ne lui avais plus adressé la parole depuis que je m’étais enfuie pour me marier. Mon père n’avait jamais aimé Levi. Il pensait qu’il était trop vieux pour moi, et j’imagine qu’il avait raison. Mais, au-delà de ça, il pensait que Levi était mauvais, et il avait aussi raison sur ce point. Alors, la dernière fois que j’ai parlé à ton grand-père, je lui ai dit qu’il était un menteur parce qu’il accusait mon mari d’être un escroc ; j’ai menti, et j’ai dit que je ne savais pas où était Levi. Mais il était ici, dans son laboratoire.
— J’aurais aimé le connaître, dit Zeke. Votre père, je veux dire.
Elle ne savait pas quoi répondre à ça, et les mots restèrent coincés dans sa gorge, jusqu’à ce qu’elle arrive à dire :
— J’aurais aimé que tu le rencontres, moi aussi. Il n’était pas toujours très chaleureux, mais je pense qu’il t’aurait aimé. Je pense qu’il aurait été fier de toi.
Puis, elle s’éclaircit la gorge et dit :
— Mais j’ai été horrible avec lui la dernière fois que je l’ai vu. Je l’ai jeté dehors, et je ne l’ai plus jamais revu vivant. (Elle ajouta, plus pour elle-même que pour lui.) Et quand on pense que c’est Cly qui l’a ramené à la maison. Le monde est petit.
— Le capitaine Cly ?
— Oh, oui. C’était bien lui, même s’il était plus jeune à l’époque, et puis il n’était pas capitaine, j’imagine. Peut-être qu’il te racontera son histoire quand nous serons remontés à bord du dirigeable. Il te racontera l’évasion comme elle s’est vraiment passée, puisque tu as toujours voulu le savoir. Si quelqu’un peut te rapporter les faits comme ils se sont produits, c’est lui, puisqu’il y était. Mais plus tard, ce même soir, après que mon père est venu chercher Levi, je suis descendue dans le laboratoire, même si je savais que je n’étais pas censée le faire. Ton père était très pointilleux là-dessus, sur le fait que je ne devais pas entrer sans sa permission. Mais j’y suis allée, et je suis entrée alors qu’il avait le dos tourné. Il était sous ce dôme, travaillant avec des clés ou des boulons, le dos courbé et la tête enfouie dans les entrailles du Boneshaker. Alors, il ne m’a pas vue.
Zeke grimpait vers les commandes du conducteur, vers la bulle en verre plus épaisse que sa main. Il leva sa lanterne aussi haut que possible au-dessus de sa tête, et regarda à travers la surface éraflée.
— Il y a quelque chose à l’intérieur !
Briar se mit à parler plus rapidement.
— J’ai ouvert la porte du laboratoire, et là, il y avait toute une pile de sacs portant l’inscription « First Scandinavian Bank ». Là-bas, à l’endroit où cette table est à présent cassée, il y avait plusieurs sacs alignés et bourrés d’argent.
» Je me suis figée sur place, mais il m’avait repérée. Il s’est levé brusquement de ce siège et il m’a lancé le regard le plus noir que j’aie jamais vu. Il s’est mis à crier. Il m’a dit de sortir, puis il s’est rendu compte que j’avais déjà vu l’argent, et il a tenté une autre approche : il a admis qu’il l’avait volé, mais il m’a dit qu’il n’était pas au courant à propos du gaz. Il a juré que c’était un accident.
— Qu’est devenu l’argent ? demanda Zeke. Est-ce qu’il y en a encore ici ?
Ses yeux scrutaient ce qui restait de la pièce mais, ne voyant rien, il se mit à escalader le Boneshaker.
— Il en avait déjà caché la plus grande partie, poursuivit Briar. Ce que j’ai vu n’était qu’une fraction de l’argent qu’il n’avait pas encore eu le temps de planquer. J’en ai pris un peu quand je suis partie ; et je l’ai dépensé jusqu’au dernier centime. C’est comme ça que nous avons pu manger quand tu étais petit, avant que j’aille travailler à l’usine de traitement des eaux.
— Et le reste ?
Elle prit une profonde inspiration.
— Je l’ai caché à l’étage.
Et elle se mit à parler, encore plus vite qu’avant, essayant de cracher toute la vérité avant que Zeke n’ait l’occasion de poser les yeux dessus.
— Levi a essayé de me convaincre de fuir avec lui et de recommencer notre vie ailleurs, mais je n’avais pas envie d’aller ailleurs. Et, de toute façon, il était évident qu’il n’avait pas prévu de m’emmener. Il a commencé à hurler, et j’étais en colère, et j’avais peur. Et sur la table, celle qui était là, j’ai vu un des revolvers qu’il essayait de transformer en quelque chose de plus gros et de plus complexe.
— Mère !
Elle ne laissa pas son exclamation l’arrêter. Elle poursuivit :
— Je l’ai pris et je l’ai braqué sur lui, et il s’est moqué de moi. Il m’a dit de remonter et de réunir les affaires que je comptais emporter, parce que nous allions quitter la ville dans le Boneshaker, et que nous partirions dans une heure. Sinon, je pouvais rester là et mourir comme tous les autres. Il m’a tourné le dos, il est retourné dans la machine et il s’est remis à travailler, comme si je n’étais pas là. Il n’a jamais considéré que j’avais la moindre importance, de toute façon, dit-elle comme si cela venait juste de lui sauter aux yeux. Il pensait que j’étais jeune et sotte, et juste assez jolie pour décorer son salon. Il pensait que j’étais futile. Eh bien,
Zeke se tenait suffisamment près de la vitre rayée pour voir, lorsqu’il leva sa lanterne vers elle, une forme affalée.
— Mère !
— Je ne dis pas qu’il m’a menacée, ou qu’il a essayé de me frapper. Ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Ce qui s’est passé, c’est qu’il est retourné dans le Boneshaker, que je me suis glissée derrière lui, et que je l’ai tué.
La main de Zeke avait trouvé une poignée au niveau de son genou. Il s’en saisit, à deux doigts de la tirer, puis hésita.
— Vas-y, l’encouragea-t-elle. Regarde, ou bien tu vas passer le restant de tes jours à te demander si Minnericht ne disait pas la vérité.
Zeke regarda derrière lui, vers la porte où Briar se tenait immobile avec sa lanterne, puis il tira la poignée. Le dôme en verre grinça sur ses charnières et commença à se relever.
Un homme momifié était assis à l’intérieur, affalé vers l’avant, le visage caché.
Il manquait l’arrière de son crâne, même si des morceaux étaient éparpillés çà et là, accrochés à la vitre et sur le tableau de bord. Ces restes étaient devenus gris et noir, collés à l’endroit où ils étaient tombés après avoir jailli. Le cadavre desséché portait une blouse de couleur claire et des gants en cuir qui remontaient jusqu’aux coudes.
Plus calmement, et plus lentement, Briar déclara :
— Je ne peux même pas prétendre que je voulais te protéger. Je n’ai appris que j’étais enceinte que quelques semaines plus tard, alors je n’avais pas cette excuse. Voilà, tu sais tout. Je l’ai tué, dit-elle. Si tu n’existais pas, je pense que ça n’aurait pas eu d’importance. Mais tu es là, tu es mon fils, et tu étais le sien, qu’il te mérite ou non. Et que cela me plaise ou non, ça compte.
Elle attendit, observant qu’elle allait être la réaction de son fils.
À l’étage, ils entendirent tous les deux le bruit de pas lourds dans le salon. Le capitaine Cly cria :
— Mademoiselle Wilkes, vous êtes à l’intérieur ?
— Nous sommes en bas ! répondit-elle. Donnez-nous une seconde, nous montons.
Puis Briar s’adressa à son fils :
— Dis quelque chose, Zeke. Je t’en supplie, fiston. Dis quelque chose.
— Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? demanda-t-il, et il avait vraiment l’air de ne pas savoir.
— Dis-moi que tu ne me détestes pas, essaya-t-elle. Dis-moi que tu comprends ou, si tu ne comprends pas, dis-moi que ce n’est pas grave. Dis-moi que je t’ai dit tout ce que tu voulais savoir, et que maintenant tu ne peux plus m’accuser de te cacher quelque chose. Ou si tu ne peux pas me pardonner, alors dis-le ! Dis-moi que je t’ai fait du mal, de la même façon que je lui en ai fait il y a des années. Dis-moi que tu ne peux pas comprendre et que tu aurais préféré rester avec Minnericht dans cette gare. Dis-moi que tu ne veux plus jamais me voir, si c’est ce que tu ressens. Dis quelque chose. Mais ne me laisse pas comme ça sans savoir.
Zeke lui tourna le dos et regarda encore dans la bulle, les boutons, les leviers et les lampes. Il observa longuement le corps ratatiné de l’homme dont il n’avait jamais vu le visage. Puis il attrapa le dôme en verre et le rabaissa jusqu’à ce que le loquet se ferme en émettant un déclic.
Il se laissa glisser le long de l’énorme machine et s’arrêta à quelques pas de sa mère, qui était trop terrifiée pour pleurer, même si cela l’aurait soulagée.
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-il.
— Maintenant ?
— Oui. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
Elle avala sa salive et relâcha la pression de ses doigts sur la sangle de sa sacoche. Elle voulut savoir :
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire, est-ce que nous fouillons la maison, emportons ce que nous pouvons, et retournons aux Faubourgs ?
— Tu penses que peut-être nous devrions rester ici. C’est ça ?
— C’est ce que je vous demande. Est-ce que nous pouvons retourner dans les Faubourgs, maintenant ? Est-ce que vous aurez encore un travail ? Cela fait plusieurs jours que vous êtes partie, que nous sommes partis tous les deux, en fait. Peut-être qu’on devrait prendre l’argent qui reste et voir si le capitaine peut nous emmener à l’est. La guerre ne durera pas éternellement, n’est-ce pas ? Peut-être que si nous allons suffisamment au nord, ou suffisamment au sud… (Il arriva à court d’idées et de suggestions.) Je ne sais pas, conclut-il.
— Je ne sais pas non plus, dit-elle.
— Mais je ne vous déteste pas, ajouta-t-il. Je ne
Elle sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle essaya de les frotter, mais elle avait oublié qu’elle portait un masque.
— D’accord. Très bien. Je suis heureuse de l’entendre.
— Sortons d’ici. Montons et voyons ce que nous pouvons trouver. Et puis… Et puis… Que voulez-vous faire ?
Elle passa le bras autour de sa taille et le serra de toutes ses forces alors qu’ils remontaient ensemble les marches.
Dans les étages au-dessus, ils pouvaient entendre les pirates qui fouillaient dans les tiroirs, mettaient à sac les étagères et les armoires.
— Allons leur donner un coup de main, lança Briar. Il y a un coffre dans le plancher de ma chambre, sous le lit. J’ai toujours pensé que je reviendrais un jour, je ne savais simplement pas combien de temps ça me prendrait.
Elle renifla, presque heureuse. Elle demanda :
— Quoi qu’il arrive, nous allons nous en sortir, n’est-ce pas ?
— Je pense que oui.
— Et quant à ce que nous allons faire ensuite… (Elle passa devant lui et le ramena dans le couloir, où la lumière de leurs deux lanternes donna un peu de chaleur à l’espace étroit.) Nous avons le temps de décider. Je veux dire, nous ne pouvons pas rester ici. Les souterrains ne sont pas un endroit pour un garçon.
— Ni pour une femme, d’après ce que j’ai entendu.
— Ni pour une femme, sans doute, concéda-t-elle. Mais peut-être que cela ne s’applique pas à nous. Peut-être que je suis une meurtrière, et toi un fuyard. Peut-être que nous sommes faits pour cette ville, et ces gens, et peut-être que nous pouvons y faire quelque chose de bien. Ça ne peut pas être bien pire que la vie que nous avons de l’autre côté du mur.
L’immense ombre du capitaine Cly les rejoignit dans le salon, et Croggon Hainey arriva par la porte d’entrée, ajustant son masque et jurant toujours à propos de son ballon volé. Il fit une pause suffisamment longue pour dire :
— C’est étrange, mademoiselle Wilkes. Je ne crois pas avoir été invité à cambrioler la maison de quelqu’un auparavant.
Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, aux bandes de papier peint qui se décollaient, au tapis moisi, et aux carrés d’étranges couleurs qui avaient autrefois été des tableaux. Des squelettes de meubles dépérissaient contre les murs et à côté de la cheminée, et les éclats cassants et tranchants d’une vitre brisée dessinaient de drôles de lignes sur les ombres brûlées à l’intérieur de l’âtre. Par les fenêtres, elle vit que le soleil était en train de se lever, à peine assez pour alléger le côté lugubre de la pièce, mais pas encore suffisamment pour lui donner un aspect réellement tragique.
Le sourire de Zeke s’était effacé, mais il l’arbora une nouvelle fois comme un étendard et dit :
— Difficile de croire qu’il y a quelque chose de valeur dans ce vieux taudis, mais maman a dit qu’il y avait de l’argent caché en haut.
Elle garda son bras autour de lui, le rapprochant autant que possible d’elle, et sentant la chaleur de son corps.
— C’est
Zeke resta immobile pendant qu’elle lui passait la main dans les cheveux, puis il se retourna vers le capitaine Cly et demanda :
— Est-ce que c’est vrai que vous y étiez, pendant l’évasion ? Maman dit que vous êtes un de ceux qui ont ramené mon grandpère chez lui.
Cly acquiesça et répondit :
— C’est exact. Mon frère et moi. Fouillons cet endroit, remontons à bord, et alors je te raconterai tout, si tu veux. Je te raconterai toute l’histoire.
Épilogue
À l’usine, un contremaître à l’air maussade, qui portait des gants très épais, répondit à Hale Quarter que non, Mme Blue n’était pas venue travailler ce jour-là. D’ailleurs, cela faisait presque une semaine qu’elle ne s’était pas présentée et, en ce qui le concernait, elle ne faisait plus partie du personnel. De plus, il ne savait pas ce qu’il était advenu d’elle et, non, il n’avait aucune idée de l’endroit où elle pouvait se trouver, ni de ce qu’elle pouvait faire à présent.
Mais si Hale était vraiment intéressé, inquiet, ou bien s’il ennuyait, il était cordialement invité à aller fouiller dans les effets personnels qu’elle avait pu laisser. Pour autant que le contremaître le sache, personne n’avait vidé son étagère ou son casier.
Briar n’avait rien laissé qui puisse intéresser qui que ce soit.
Le jeune biographe acquiesça d’un signe de tête et passa un doigt entre le col de sa chemise et son cou. Il régnait dans la pièce une chaleur étouffante. De la vapeur suintait, tourbillonnait et parfois jaillissait des fissures des énormes machines, et l’eau bouillante utilisée pour le traitement se déversait d’un creuset à l’autre en une cascade fumante et grésillante qui engendrait une atmosphère chaude et pesante. Les ouvriers l’observaient avec suspicion et un mépris non dissimulé. Même si personne ne leur avait dit qui Hale cherchait, il leur suffisait qu’il soit vêtu d’une tenue visiblement faite sur mesure et qu’il ait un carnet sous le bras. Le seul fait qu’il porte des lunettes s’embuant à chaque fois qu’une cuve suspendue au-dessus de sa tête était actionnée était largement suffisant. Il n’était pas des leurs et ils n’étaient pas prêts à se montrer cordiaux envers lui. Ils voulaient le voir quitter leur territoire, s’en aller de leur lieu de travail.
Hale se conforma à leurs attentes et déguerpit de la zone de traitement principale en dérapant légèrement sur les grilles nimbées de vapeur qui faisaient office de plancher entre les différents postes.
Avant de quitter totalement la pièce, il se retourna pour demander par-dessus son épaule en forçant la voix :
— Comment puis-je reconnaître ce qui lui appartient ?
Le contremaître ne détourna même pas le regard des soupapes qu’il surveillait. Une grosse aiguille rouge oscillait entre une zone bleue et une autre, jaune. Il répondit simplement :
— Vous trouverez.
Hale retourna à l’entrée située à l’arrière du bâtiment et se rendit dans la pièce où les employés rangeaient leurs affaires. Il ne lui fallut que quelques instants pour comprendre ce que le contremaître avait voulu dire. Il trouva en effet sans peine une étagère sur laquelle le nom de Briar avait été écrit. En tout cas, ça avait dû être l’idée de départ. Des graffitis et gribouillis s’étaient succédés dans une sorte de lutte sur tout le bord, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place pour que l’on puisse y lire quoi que ce soit avec certitude.
Une paire de gants était posée sur l’étagère, mais lorsque Hale tenta de les attraper pour les examiner, ils restèrent collés au bois.
Il se dressa alors sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus la planche et constata qu’une petite mare de peinture bleue s’était figée en quelque chose d’aussi résistant que de la colle. Il laissa les gants où ils étaient et, puisque la peinture était suffisamment sèche pour pouvoir tâtonner autour, il glissa la main plus loin sur l’étagère en espérant trouver une trace de la vie de Briar. Du fond du casier, il retira une seule et unique lentille qui provenait d’une paire de lunettes bon marché, la lanière cassée d’un sac et une enveloppe qui portait effectivement le nom de Briar, mais ne contenait plus rien.
Ne trouvant rien d’autre, il reposa les talons pour se retrouver à nouveau à plat sur le sol. Il tapota le bord de sa ceinture, car cela l’aidait à réfléchir. Mais cette fois, rien : il était parfaitement à court d’idées. Quel que soit l’endroit où s’était rendue Briar Wilkes Blue, elle était partie sans prévenir. Elle n’avait ni fait ses adieux, ni quitté son travail en bonne et due forme, ni bouclé ses valises ou touché un mot de ses projets à qui que ce soit, où que ce soit.
Il n’y avait pas non plus de trace de son fils.
Une dernière fois, Hale décida de vérifier la maison. Même s’il n’y avait personne chez elle, il pourrait peut-être deviner s’il y avait
Hale Quarter cala son carnet sous son bras et entama la longue marche sur le rivage, les rues détrempées des Faubourgs, et le quartier où Maynard Wilkes était enterré dans son propre jardin. Il était encore tôt, et la légère bruine n’était pas si désagréable que ça. Les rayons du soleil traversaient faiblement les nuages, projetant des ombres inversées sur les traces laissées par les chevaux et les chariots dans la terre meuble. Le vent froid le poussait dans le dos, mais il n’était pas aussi mordant que d’autres jours, et il ne projetait qu’un peu d’eau sur ses papiers.
Lorsqu’il arriva à la maison des Wilkes, la nuit commençait déjà à tomber, un peu trop tôt, comme c’était toujours le cas à cette époque de l’année. Dans la rue, de jeunes garçons allumaient des lampadaires pour un centime par lanterne, et la faible clarté était suffisante pour permettre à Hale de voir la maison dans toute la gloire de son abandon.
C’était un bâtiment trapu et gris, comme tout ce qui l’entourait. Les murs étaient teintés de filets de pluie colorée par le Fléau, et les fenêtres étaient marquées de la même façon, comme gravées à l’acide.
Hale savait déjà que la porte d’entrée était fermée mais pas verrouillée. Il posa la main sur la poignée et commença à la faire tourner, mais s’interrompit.
Il préféra prendre le temps de regarder par la fenêtre la plus proche. Ne voyant rien, il retourna à la porte. Sa paume était moite sur la poignée métallique glacée. Il la tourna à moitié, changea d’avis pour la centième fois, et la relâcha.
La pluie reprit, s’abattant en rafales et lui projetant de l’eau froide dans les oreilles. Le porche ne l’abriterait pas énormément, ni pendant très longtemps. Il serra fermement son carnet dans les rabats en cuir qui protégeaient le papier de l’eau, et envisagea une nouvelle fois d’ouvrir la porte.
Finalement, il préféra s’asseoir contre elle, en se tenant aussi loin que possible de la pluie, et plaça son carnet sur ses genoux. Le vent balayait les arbres autour de la petite maison délabrée, tandis que la pluie allait et venait comme si quelqu’un ouvrait et fermait les rideaux d’un théâtre.
Du bout de la langue, Hale Quarter humidifia sa plume, puis se mit à écrire.