Rêve de fer

fb2

Et si, écœuré par la défaite allemande en 1918, Adolf Hitler avait émigré aux Etats-Unis ? S'il s'était découvert une vocation d'écrivain de science-fiction ? S'il avait rêvé de devenir le maître du monde et s'était inspiré de ses fantasmes racistes et belliqueux pour écrire Le Seigneur du Svastika, un roman couronné par de prestigieux prix littéraires ? Etonnante uchronie et terrifiante parodie, Rêve de fer est une dénonciation sans appel et sans ambiguïté du nazisme.

Préface

« Through science and technology we will meet the aliens, and they will be us. »

Norman SPINRAD The Neuromantics

Les dates n’ont rien d’innocent. Sans les charger de quelque signification mystico-ésotérique, il faut bien reconnaître qu’elles influent sur la destinée, au même titre que la géographie. Pour faire simple : avoir vingt ans en 1960 à New York, ce n’était pas du tout la même chose que de les avoir en 1980 à Paris.

Né le 15 septembre 1940 à New York, Norman Spinrad n’a pas encore cinq ans lorsque l’arme nucléaire lancée par son pays détruit Hiroshima, puis Nagasaki. On peut donc considérer qu’il appartient à la génération qui a « toujours » vécu avec l’idée de la Bombe… et le souvenir des camps d’extermination nazis. Né à New York dans une famille juive, on peut supposer qu’il en a été plus marqué que ses contemporains moins directement concernés par cette tragédie.

D’un point de vue technique, statistique, le baby-boom commence en 1945, avec le retour des hommes partis à la guerre. Mais il est clair que les enfants nés entre 1940 et 1945 doivent être pris en compte, non comme des baby-boomers à part entière, mais comme les initiateurs de nombre des mouvements culturels qui ont marqué cette génération : les Beatles, Bob Dylan, Jimi Hendrix, quatre Rolling Stones sur cinq, Angela Davis, Huey Newton, Gilbert Shelton… Si Norman Spinrad n’est donc pas un baby-boomer, il est incontestablement l’un des premiers porte-parole de cette génération, et sans doute le premier dans le domaine de la science-fiction, où il introduit notamment le rock’n’roll en 1969 dans « Le grand flash[1] ».

J’aurais pu tout aussi bien souligner qu’il a fêté ses quatorze ans en 1954, année marquée par une explosion qui vaut bien celle d’Hiroshima : la naissance du rock’n’roll. Quatorze ans en 1954 valent bien seize ans en 1966 ou dix-sept en 1977, trois dates majeures de l’histoire du rock : naissance, mutation, retour aux sources et à l’énergie originelle.

Autour de cette date symbolique où Elvis Presley enregistre un disque pour sa maman, il ne faut pas oublier que les années 50, celles de l’adolescence de Spinrad, marquent les débuts de ce qui sera qualifié par la suite de « révolution sexuelle ». Les mouvements jugés provocants du pelvis d’Elvis participent d’une tendance plus générale qui voit fleurir, sous des pochettes sans cesse plus sexy, des disques de musique « exotique » ou censés permettre aux épouses étatsuniennes de s’entraîner à la danse du ventre. On pourrait également citer les tikis, ces symboles phalliques hawaiiens que l’on plante fièrement à la verticale au fond du jardin. Ces premières audaces montrent que la société étatsunienne commençait déjà à s’extraire du carcan étouffant du puritanisme. C’est aussi au cours de cette décennie que commence à se développer l’intérêt pour les drogues psychédéliques dont l’usage se répandra largement dans les années 1960.

La deuxième moitié des fifties voit donc se mettre peu à peu en place le célèbre sex & drugs & rock’n’roll – trinité dont Norman Spinrad saura tirer parti tout au long de sa carrière, le point culminant de cette ligne d’inspiration étant sans doute Rock Machine (1987), avec ses personnages adolescents complètement obsédés, ses drogues électroniques et ses rock-stars synthétiques. De ce point de vue, Spinrad demeure fidèle à une certaine Weltanschauung des années 1960, où la musique en général et le rock en particulier constituent un vecteur pour des idées politiques ou de critique sociale.

En revanche, il a quasiment abandonné en chemin la violence extrême et provocatrice qui était une caractéristique majeure de certains textes de ses débuts – cette violence qui, illustrée entre autres au cinéma par Sam Peckinpah, était considérée comme un élément de modernité au tournant des années 1960-1970. Et il semblerait que Rêve de fer marque chez Norman Spinrad l’apogée et la fin de cette tendance, comme s’il avait enfin réussi avec ce livre l’exorcisme qu’il cherchait à réaliser à travers un texte comme Les Hommes dans la jungle.

Quel est le comble de la provocation pour un auteur juif ?

Écrire un roman signé Adolf Hitler.

Voici ce que Alain Dorémieux écrivait en 1974 dans la revue Fiction dont il était alors rédacteur en chef :

«… [Rêve de fer] est une parodie énorme, à la fois délirante et logique, de toute l’heroic fantasy, de tout ce qu’elle contient de fascisme larvaire, de pulsions guerrières, d’images nietzschéennes du surhomme et de la race dominatrice. Autrement dit, dans cet univers où l’hégémonie nazie n’a pas eu lieu, Hitler rêve sur le plan du fantasme l’accomplissement symbolique du nazisme et le projette dans le domaine littéraire de manière pathologique. »

Une parodie, oui. Mais une parodie noire, et d’une violence qui dépasse tout ce que Norman Spinrad a pu écrire auparavant. Le fameux « Et on s’amuse, et on rigole » des Hommes dans la jungle fait place à un implicite « Et on ne s’amuse pas, et on ne rigole pas ». Rêve de fer ne fait pas rire, ni même sourire, mais plutôt grincer des dents. Quant au roman dans le roman, monstrueuse métaphore d’une histoire – la nôtre – qui n’a pas eu lieu là-bas, il n’est que haine[2], sang et mort.

Pas de sexe, pas de drogues, pas de rock’n’roll.

L’absence de drogues n’a rien de remarquable, et celle du rock’n’roll semble logique : Le Seigneur du Svastika étant censé avoir obtenu le Hugo en 1954, il lui aurait été difficile de se référer à un genre musical qui n’existait pas encore au moment de son écriture. (On peut d’ailleurs se demander si le rock’n’roll est apparu dans cet univers ; faute des conditions nécessaires à son apparition, j’aurais tendance à penser que non.) L’absence apparente de sexe, par contre, peut sembler surprenante chez un auteur pour qui décrire les relations sexuelles de ses personnages est l’une des manières de cerner leur psychologie.

S’il n’y a pas de scènes de sexe explicites, le livre abonde en scènes de sexe implicites. Pour un œil aiguisé et averti, Le Seigneur du Svastika fait figure d’immense partouze homosexuelle où une sexualité refoulée s’exprime à travers la violence extrême des protagonistes. C’est dans le combat que Feric Jaggar et ses hommes trouvent leur plaisir, et non dans l’union charnelle avec une femme, exclusivement destinée à la reproduction. Ce point et bien d’autres sont détaillés dans la « postface », qui constitue en fait la véritable chute de Rêve de fer en nous donnant un aperçu du monde uchronique où a été écrit Le Seigneur du Svastika. Sans doute rédigée pour éviter toute interprétation tendancieuse de ce livre, cette analyse du roman débouche, à nos yeux de lecteurs de notre univers, sur une véritable interprétation psychanalytique du nazisme – au cas où certains, lisant Le Seigneur du Svastika, au premier degré, auraient manqué l’évidence exprimée par d’innombrables indices dans le corps du roman.

Il s’est pourtant trouvé dans les années 90 au moins un « journaliste » pour accuser Rêve de fer de « révisionnisme » ; apparemment, l’inculture, voire l’illettrisme n’empêchent pas d’écrire n’importe quoi dans un grand hebdomadaire national. En effet, comment une histoire alternative pourrait-elle être révisionniste ? C’est un pur non-sens. (On notera d’ailleurs au passage que les négationnistes ne trouveront aucun grain à moudre dans Le Seigneur du Svastika : non seulement le génocide n’y est pas nié, mais « Hitler » s’en fait l’apologue au nom de la pureté de la race.)

L’uchronie n’a pas de sens moral. L’univers de Rêve de fer n’est ni pire, ni meilleur que le nôtre. Il est différent, voilà tout, et tel est le sens de la postface apocryphe. Tel était également le message de Philip K. Dick à la fin du Maître du Haut Château. Si deux des plus grands auteurs de science-fiction ont pris la peine d’écrire chacun un roman pour exprimer cette idée, il doit bien y avoir une raison.

Rêve de fer a été rédigé au début des années 1970, à une époque où le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale et des camps d’extermination était encore assez présent pour que nul n’éprouve le besoin de rappeler le « devoir de mémoire ». Ce livre procède de la même logique que celle qui, quelques années plus tard, a poussé les punks à porter des insignes nazis – par dérision[3]. Un processus de démythification du nazisme avait alors commencé, avec une volonté de le réduire à néant, en le privant notamment de sa symbolique, soit en la détournant – tout comme les nazis ont détourné le svastika – soit en la pulvérisant par le biais de l’analyse psychanalytique. Les punks ont choisi la première voie, mais leur démarche, mal comprise, a débouché sur l’interdiction des emblèmes nazis – interdiction qui en a bien évidemment renforcé le sens et la valeur aux yeux des nostalgiques de la Shoah.

En choisissant de recourir à l’analyse dans le cadre d’une farce dont la noirceur n’est plus à démontrer, Norman Spinrad s’est prémuni contre toute réinterprétation abusive de son œuvre, contre toute récupération du Seigneur du Svastika par les « fans » de son « auteur ». Alors que le port d’insignes nazis était lourdement chargé d’ambiguïté, il n’y en a aucune dans Rêve de fer. La signification du livre est claire.

D’ailleurs, je ne vois pas comment un individu sain d’esprit pourrait lire Le Seigneur du Svastika au premier degré, et encore moins adhérer aux convictions nauséabondes de ses protagonistes. Non seulement le lecteur ne s’amuse pas et ne rigole pas, mais un sourd malaise ne tarde pas à s’emparer de lui à mesure que l’intrigue progresse et que les intentions de l’auteur supposé (Hitler) se font plus claires. Je n’ai jamais rencontré personne qui ait refermé ce livre avec une image positive du nazisme.

Dans mon cas, il aurait même agi comme un vaccin – ou du moins un rappel – à son encontre lorsque je l’ai lu, vers l’âge de quatorze ans. Par son interprétation psychanalytique exacerbée, il m’a permis de prendre conscience, peut-être pour la première fois, du terrifiant lavage de cerveau, de cette épouvantable implantation de mèmes de haine dont mon père, né en 1922 en Allemagne, a été victime pendant son adolescence.

Merci, Norman.

ROLAND C. WAGNER

Adolf Hitler

Le Seigneur du Svastika

Laissez-vous emporter par Adolf Hitler dans un lointain futur, sur une Terre où Feric Jaggar et son arme invincible, le Commandeur d’Acier, se dressent seuls face à la menace d’anéantissement que font peser sur les derniers humains purs les abominables Dominateurs et les hordes de mutants sans cervelle qu’ils contrôlent totalement.

Les amateurs de science-fiction du monde entier considèrent Le Seigneur du Svastika comme le plus percutant et le mieux réussi des romans de Hitler ; en 1954, un Hugo l’a consacré Meilleur Roman de SF de l’année. Longtemps épuisé, le voici à nouveau disponible dans cette nouvelle édition, augmentée d’une postface de Homer Whipple, de l’université de New York.

Lisez et vous comprendrez pourquoi cette œuvre de fiction brille aux yeux d’innombrables lecteurs tel un flambeau d’espérance en ces temps de ténèbres et de terreur.

À propos de l’auteur

Adolf hitler est né en Autriche le 20 avril 1889. Émigré de fraîche date en Allemagne, il servit dans l’armée allemande pendant la Grande Guerre. La paix venue, il fit une brève incursion dans les milieux radicaux munichois avant d’émigrer à New York en 1919. Il y mena de pair, apprenant entre-temps l’anglais, une existence précaire d’artiste de trottoir et de traducteur occasionnel à Greenwich Village, refuge de la bohème new-yorkaise. Après quelques années de cette vie sans contrainte, il commença à décrocher de petits travaux d’illustration dans des magazines et des revues de bandes dessinées. Sa première œuvre d’illustrateur dans les pages du magazine de science-fiction Amazing date de 1930. Dès 1932, des dessins parurent régulièrement dans les magazines de SF et, en 1935, il jugea son anglais suffisant pour faire ses débuts d’auteur. Le restant de sa vie fut consacré à la science-fiction, comme écrivain, illustrateur et éditeur de fanzines. Connu des amateurs d’aujourd’hui surtout pour ses nouvelles et ses romans, Hitler n’en fut pas moins un illustrateur réputé durant l’âge d’or des années trente ; il édita en outre nombre d’anthologies, écrivit de savoureuses critiques, et publia pendant près de dix ans un fanzine populaire, Storm. La Convention mondiale de Science-fiction lui décerna en 1955 un Hugo posthume pour Le Seigneur du Svastika, terminé juste avant sa mort, en 1953. Pendant de nombreuses années, il avait été une des figures de proue des Conventions, et sa réputation de conteur intarissable et spirituel avait fait le tour du petit monde de la SF. Depuis la parution du Seigneur du Svastika, les costumes chatoyants nés de son imagination sont les thèmes favoris des bals masqués. Hitler est mort en laissant à tous les passionnés de la science-fiction l’héritage de ses nouvelles et de ses romans.

I

Dans un grand gémissement de métal torturé et un chuintement de vapeur sous pression, le paquebus de Gormond fit halte sur le terre-plein crasseux de la gare de Pormi, avec à peine trois heures de retard, ce qui, selon les critères borgraviens, constituait une remarquable performance. Une théorie de créatures approximativement humanoïdes en descendit cahin-caha, exhibant tout ce que la Borgravie comptait de pigmentations, d’anatomies et de dégaines diverses. Des bribes de nourriture, témoins du pique-nique auquel ces mutants s’étaient livrés tout au long ou presque des douze heures du voyage, collaient à leurs vêtements, informes et élimés pour la plupart. Des remugles aigres montaient de la troupe disparate et jacassante, qui traversa à toutes jambes l’esplanade boueuse en direction du hangar de béton nu faisant office de hall d’arrivée.

De la cabine du vapeur émergea alors un personnage d’une noblesse inattendue et saisissante : un humain pur, grand et puissamment bâti, dans la fleur de sa virilité. Il avait les cheveux dorés, la peau claire, les yeux bleus et brillants. Sa musculature, son ossature et son port étaient la perfection même, et son élégante tunique bleue était impeccable.

Feric apparaissait, de la tête aux pieds, comme l’humain génétiquement pur qu’il était en fait. Cela, et cela seul, lui rendait supportable son interminable exil dans la promiscuité de la racaille borgravienne : les quasi humains étaient obligés de reconnaître sa pureté génétique. La vue de Feric remettait mutants et métis à leur place et, en général, ils s’y tenaient.

Tous les biens terrestres de Feric tenaient dans un sac de cuir qu’il portait sans effort ; cela lui permit d’éviter la gare crasseuse et de s’engager directement sur l’avenue d’Ulm, constituant le chemin le plus direct vers le pont sur l’Ulm, une fois passée la nauséabonde petite ville-frontière. Aujourd’hui, il allait enfin laisser derrière lui la porcherie borgravienne, pour revendiquer ses droits d’humain génétiquement pur et de Helder, nanti qu’il était d’une généalogie irréprochable remontant à douze générations.

Le cœur empli de ses desseins, pratiques ou idéologiques, Feric parvint presque à ignorer le spectacle sordide qui assaillit ses yeux, ses oreilles et ses narines alors qu’il remontait à grandes enjambées le boulevard de terre battue en direction de la rivière. L’avenue d’Ulm n’était guère plus qu’un fossé fangeux entre deux rangées de cabanes rudimentaires, faites pour la plupart de planches disjointes, de claies et de tôles rouillées. Cette artère si remarquablement dénuée d’agrément semblait pourtant faire l’orgueil et la joie des habitants de Pormi, à en juger par les frontons de ces bâtiments insalubres qui s’ornaient de toutes sortes d’inscriptions criardes et d’illustrations naïves vantant les articles disponibles à l’intérieur, produits locaux en majeure partie, ou rebuts de fabrication de la civilisation supérieure d’outre-Ulm. De nombreux boutiquiers avaient dressé des étals garnis de fruits visiblement pourris, de légumes souillés et de viandes couvertes de chiures de mouches ; et ils bonimentaient à perdre haleine, s’adressant aux créatures qui encombraient la rue et qui, pour ne pas être en reste de vacarme, chicanaient et piaillaient pour les amadouer.

L’odeur rance, les jacassements éraillés et l’atmosphère uniformément viciée de l’endroit rappelèrent à Feric la grand-place du marché de Gormond, capitale de la Borgravie, où le destin l’avait relégué pendant tant d’années. Enfant, on l’avait tenu à l’écart du quartier indigène ; adolescent, il avait mis tous ses soins, et pas moins d’argent, à éviter ces parages autant que faire se pouvait.

Évidemment, il ne lui avait jamais été possible d’échapper au spectacle de toutes les variétés de mutants qui s’entassaient dans les moindres recoins de Gormond, aussi le capital génétique de Pormi ne lui semblait-il nullement moins dévalué que celui de la capitale. Comme à Gormond, les épidermes de la populace composaient une palette démente de mutations et de métissages. Peaux-Bleues, Hommes-Lézards, Arlequins et Sanguins en étaient les éléments de base ; au moins se conformaient-ils à leurs propres normes raciales… Mais les mélanges les plus divers prévalaient – un Homme-Lézard aux écailles non pas vertes, mais bleues ou violacées ; un Peau-Bleue tacheté comme un Arlequin ; un Homme-Crapaud dont la face pustuleuse tirait sur le rouge.

La plupart des mutations plus grossières se rectifiaient d’elles-mêmes, ne fût-ce que parce que deux catastrophes génétiques de cette importance chez un même individu n’aboutissaient généralement qu’à un fœtus non viable. Beaucoup des boutiquiers de Pormi étaient des nains de tous acabits – bossus, couverts de poils noirs et raides, atteints d’atrophies crâniennes et, souvent, victimes de mutations épidermiques secondaires – et dans l’incapacité de fournir un travail plus soutenu. Dans une si petite ville, les mutants les plus inconcevables étaient moins visibles que dans ce qui prétendait être la métropole borgravienne. Néanmoins, alors qu’il se frayait un chemin à coups de coude dans la foule pestilentielle, Feric aperçut trois Têtes-d’Œuf dont les crânes nus et chitineux rougeoyaient sous le chaud soleil, et il frôla un Perroquet. La créature se retourna d’un bloc au contact de Feric, faisant claquer son grand bec osseux d’un air indigné, avant de reconnaître à qui elle avait affaire.

Aussitôt, bien entendu, le Perroquet baissa ses yeux chassieux, cessa de claquer ses dents ignoblement mutantes et murmura un fort humble « Mille pardons, Purhomme ».

Feric ne lui accorda pas la moindre attention et reprit rapidement sa route, le regard résolument fixé droit devant lui.

Mais, quelques dizaines de mètres plus loin, une vague sensation familière s’insinua furtivement dans son esprit ; il éprouva un flottement, sachant de longue expérience que cette émanation psychique signalait à coup sûr la présence d’un Dominateur dans les parages. Inspectant la rangée de cabanes sur sa droite, ses yeux lui confirmèrent amplement la proximité d’un Dom, dont le champ de dominance n’était certes pas le plus évanescent qu’il eût jamais rencontré.

Cinq échoppes s’alignaient sur la rue, aux destinées desquelles présidaient trois nains, un Homme-Crapaud métis à peau bleue et pustuleuse, et un Homme-Lézard. Tous arboraient l’expression molle et les yeux morts caractéristiques des mutants prisonniers de longue date d’un champ de dominance. Leurs boutiques offraient de la viande, des fruits et des légumes, dans un état de putréfaction tel qu’ils auraient dû être invendables, même selon les critères borgraviens. Et, pourtant, des hordes de mutants et de métis s’agglutinaient autour des étals, enlevant ces denrées putrides à des prix vertigineux, sans même faire mine de marchander.

Seule la présence d’un Dominateur dans le voisinage pouvait expliquer une telle conduite. Gormond était infestée de ces monstres, qui donnaient naturellement leur préférence aux grandes cités où abondaient les victimes ; qu’une ville aussi insignifiante fût contaminée démontrait à Feric que l’ascendant exercé par Zind sur la Borgravie dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer.

Sa première impulsion fut de s’arrêter, de débusquer le Dom et de lui tordre le cou ; mais, après mûre réflexion, il décida que la libération de quelques malheureux mutants d’un champ de dominance ne valait vraiment pas la peine de retarder, ne fût-ce que d’un instant, son évasion, tant attendue, du cloaque borgravien. Il poursuivit donc son chemin.

La rue s’interrompit enfin, remplacée par un chemin qui traversait un bosquet de pins maladifs et rabougris aux aiguilles violacées et aux troncs tordus et rongés de chancres. Bien qu’il n’y eût pas de quoi s’extasier devant la beauté du paysage, il n’en constituait pas moins un répit bienvenu après l’infâme tumulte de la ville. Bientôt le chemin s’incurva légèrement vers le nord, et se mit à longer la berge sud de l’Ulm.

Feric fit halte pour contempler le paysage au-delà de la rivière, dont les vastes eaux calmes délimitaient cette portion de frontière entre l’abcès borgravien et la Grande République de Heldon. Sur l’autre berge de l’Ulm s’avançaient en rangs serrés les chênes majestueux et génétiquement purs de la Forêt d’Émeraude. Pour Feric, ces arbres aux gènes sans tache plantés dans la glèbe noire et saine de Heldon symbolisaient la place de la Grande République sur une Terre partout ailleurs abâtardie et dégénérée. De même que le Bois d’Émeraude était une forêt d’arbres génétiquement purs, de même Heldon était une forêt d’hommes génétiquement purs, dressés comme un rempart face aux monstrueux mutants des sentines génétiques qui cernaient la Grande République.

Poursuivant son chemin, il arriva en vue du pont sur l’Ulm, arche gracieuse de pierre taillée et d’acier huilé, produit incontesté de la haute technicité helder. Feric hâta le pas et fut bientôt à même de noter, non sans satisfaction, que Heldon avait imposé aux misérables Borgraviens l’humiliation d’un poste-frontière helder à l’extrémité borgravienne du pont. Le bâtiment qui enjambait l’entrée était peint aux couleurs helder – noir, rouge et blanc – à défaut d’un véritable drapeau, mais aux yeux de Feric il n’en proclamait pas moins fièrement l’interdiction faite à tout non-humain de contaminer un seul pouce de pure terre humaine. Aussi longtemps que Heldon se gardait génétiquement pure et appliquait rigoureusement ses lois sur la pureté raciale, l’espoir demeurait de voir la Terre redevenir un jour le fief de la race humaine.

Des sentiers rayonnant de plusieurs directions convergeaient sur le poste-frontière et, fait étrange, une troupe pitoyable de mutants et de métis était alignée devant le portail d’entrée, gardée par deux douaniers purement décoratifs, simplement armés de leurs massues d’acier réglementaires. Étrange en vérité, la plupart de ces créatures n’ayant même pas le moindre espoir de passer un examen, fût-il superficiel, devant quelque aveugle crétin. Un Homme-Crapaud suivait un individu doté d’une articulation supplémentaire des membres inférieurs. Il y avait des Peaux-Bleues, des nains bossus, un Tête-d’œuf et des métis de toutes sortes ; en somme, un échantillon représentatif de la population borgravienne. Par quelle aberration ces pauvres diables pouvaient-ils croire qu’on leur permettrait de traverser le pont vers Heldon ? Voilà ce que se demandait Feric en prenant place dans la queue derrière un Borgravien correctement vêtu et sans tare génétique apparente.

Pour sa part, il était fin prêt pour l’examen génétique approfondi qu’il lui faudrait subir avant d’obtenir le certificat d’humain pur nécessaire à son admission dans la Grande République ; il acceptait l’épreuve de bonne grâce et il en approuvait de tout cœur la rigueur. Bien que son irréprochable généalogie lui assurât virtuellement ce certificat, il avait préalablement, à grand-peine et à grands frais, fait vérifier sa pureté génétique – pour autant que ce fût possible dans un pays peuplé surtout de mutants et de métis mutant-humain et où, assurément, les généticiens eux-mêmes étaient contaminés jusqu’à la moelle. Si ses parents n’avaient pas été l’un et l’autre en possession de leur certificat, si son hérédité n’avait pas été sans tache depuis dix générations, s’il n’avait pas été conçu à Heldon même, mais obligé à son grand dam de naître en Borgravie, où son père avait été banni pour de prétendus crimes de guerre, jamais Feric n’aurait eu la présomption de demander son admission dans la patrie spirituelle et raciale qu’il n’avait jamais vue. Certes, sa qualité d’homme pur sautait aux yeux en Borgravie, et elle avait été entérinée par ce qui tenait lieu de génétique dans cet État bâtard, mais il n’aspirait qu’à la seule confirmation de sa pureté génétique qui comptât vraiment : devenir citoyen agréé de la Grande République de Heldon, dernier bastion du pur génotype humain.

Comment donc des créatures si manifestement contaminées pouvaient-elles avoir le front de se présenter à la douane helder ? Le Borgravien qui le précédait paraissait typique à cet égard. Bien sûr, son vernis pureté génétique n’était gâté que par l’âcre odeur chimique qu’exhalait sa peau, mais une aberration somatique aussi nette était l’indice certain d’un matériau génétique intégralement contaminé. Le généticien helder le repérerait instantanément, sans même avoir recours à ses instruments. Le traité de Karmak avait obligé Heldon à ouvrir ses frontières, mais uniquement aux humains certifiables. La réponse se trouvait peut-être dans le désir pathétique des métis, même les plus disgraciés génétiquement, d’avoir accès à la fraternité des hommes purs, désir quelquefois assez puissant pour défier la raison ou nier la vérité du miroir.

En tout cas, la queue avançait très rapidement dans le poste-frontière ; sans doute la plupart des Borgraviens étaient-ils rondement examinés, puis refoulés. Feric ne fut pas long à parvenir à la hauteur des gardes, puis à franchir le portail, foulant pour la première fois de sa vie ce qu’il pouvait légitimement considérer comme la terre de Heldon.

L’intérieur de la forteresse était indubitablement helder, offrant un contraste frappant avec tout ce qu’on trouvait au sud de l’Ulm, où un destin contraire avait relégué Feric jusqu’à l’âge d’homme. La vaste antichambre était pavée de belles céramiques rouges, blanches et noires, et des peintures reproduisant des motifs identiques rehaussaient les cloisons de chêne poli. L’endroit était éclairé par de puissants globes électriques. Quelle différence avec les intérieurs de béton sans apprêt et les chandelles suiffeuses des bâtiments officiels borgraviens !

À quelques mètres de l’entrée, un douanier helder à l’uniforme gris quelque peu négligé et aux galons ternis scindait la queue en deux. Les mutants et les métis les plus évidents étaient dirigés vers une porte, à l’autre bout de la salle. Feric approuva de tout son cœur : inutile de faire perdre son temps à un généticien avec des quasi-humains aussi décrépits ! Un simple douanier était parfaitement qualifié pour les rejeter sans autre examen. La minorité d’élus que le garde dirigeait sur une porte proche comprenait certes une forte proportion de cas très douteux, tel le Borgravien malodorant qui précédait Feric, mais rien qui ressemblât à un Peau-Bleue ou à un Perroquet.

En se rapprochant du garde. Feric nota pourtant un fait étrange et inquiétant. Le garde semblait adresser un signe de tête à bon nombre des mutants qu’il aiguillait sur la file de rebut, à croire qu’il les connaissait bien ; de plus, les Borgraviens eux-mêmes se comportaient comme en terrain connu, et comble de mystère, ils n’élevaient pas la moindre protestation contre leur exclusion et ne manifestaient guère plus d’émotion.

Se pouvait-il que l’intelligence de ces pauvres bougres fût tellement inférieure au génotype humain qu’ils se révélaient incapables de conserver un souvenir au-delà d’une journée, revenant donc rituellement jour après jour ? Feric avait entendu dire que cette sorte de comportement mécanique était courante dans les véritables égouts génétiques de Cressie et d’Arbone, mais il n’avait jamais rien observé de pareil en Borgravie, dont le capital génétique était constamment enrichi par l’exil d’authentiques Helders qui, ne pouvant prétendre à la qualité d’humains purs, s’en rapprochaient cependant assez pour relever le niveau génétique borgravien bien au-dessus de ceux d’Arbone ou de Zind.

Feric arrivant en tête de file, le douanier s’adressa à lui d’une voix terne et plutôt excédée : « Laissez-passer de vingt-quatre heures, citoyen ou candidat citoyen ?

— Candidat citoyen », répliqua Feric. De toute évidence, le seul laissez-passer possible pour Heldon ne pouvait être qu’un certificat de pureté génétique ! Ou bien on avait déjà la citoyenneté helder, ou bien on en demandait la certification ; dans ce dernier cas, on se voyait soit reconnaître comme citoyen, soit refuser l’entrée de Heldon. Mais quelle était cette troisième catégorie inconcevable ?

Le garde signifia à Feric de rejoindre la file la plus courte, d’un simple hochement de tête indolent dans la direction indiquée. Toute cette opération prenait une allure qui ne laissa pas d’inquiéter Feric ; il régnait ici une atmosphère quasi palpable de duplicité, de torpeur, une absence totale du mordant et de l’allant traditionnels de Heldon. L’isolement quotidien sur la rive borgravienne de l’Ulm de ces Helders génétiquement robustes exerçait-il une influence subtilement pernicieuse sur leur volonté et sur leur énergie ?

Absorbé par ces mornes pensées, Feric, suivant la file, passa la porte indiquée et pénétra dans une pièce longue et étroite dont les cloisons en sapin étaient décorées avec un goût exquis de gravures délicatement ciselées représentant des paysages caractéristiques de la Forêt d’Émeraude. Un comptoir de pierre noire polie comme du diamant et rehaussée d’incrustations d’acier inoxydable occupait toute la longueur de la pièce, séparant la file de candidats des quatre officiers des douanes qui se tenaient derrière. Ces hommes semblaient de beaux spécimens d’humanité pure, mais leurs uniformes dénotaient une certaine négligence et leur allure n’était guère martiale. Ils avaient plutôt l’air d’employés de bureaux de change ou de poste que de douaniers en garnison dans une citadelle de la pureté génétique.

Le malaise de Feric s’accrut quand il vit le Borgravien fétide qui le précédait répondre au court interrogatoire du premier des officiers, essuyer ses mains tachées d’encre à un chiffon pour le moins malpropre et reprendre sa place dans la queue devant l’officier suivant. À l’autre bout de la pièce, Feric aperçut l’entrée du pont proprement dite, où un garde armé d’un gourdin et d’un pistolet laissait pénétrer dans Heldon un échantillonnage génétique fort douteux. En fait, il se dégageait de toute cette scène une impression de laisser-aller insensé.

Le premier officier helder était jeune, blond, exemple parfait du pur génotype humain ; en outre, et bien que Feric discernât un certain relâchement dans son attitude, il portait un uniforme bien mieux taillé que ceux de la plupart de ses collègues, repassé de frais, et dont les dorures, sans être étincelantes, n’en étaient pas pour autant ternies. Devant lui, sur le comptoir noir et luisant, étaient disposés une pile de formulaires, un stylet, un buvard, un bout de chiffon sale et un tampon encreur.

L’officier fixa Feric droit dans les yeux, mais la virilité de son regard manquait quelque peu de conviction.

« Possédez-vous un certificat de pureté génétique délivré par la Grande République de Heldon ? s’enquit-il, comme pour la forme.

— Je sollicite ma certification et mon admission dans la Grande République, au titre de citoyen et de Purhomme, répondit Feric avec une dignité qu’il espéra appropriée à la circonstance.

— Bien », murmura avec hésitation l’officier, en prenant son stylet et le premier formulaire sur la pile, tout en détournant ses yeux bleus. « Réglons les formalités. Nom ?

— Feric Jaggar », répliqua fièrement Feric, guettant un signe d’intérêt à l’énoncé de son nom. Car, quand bien même Heermark Jaggar n’eût été que sous-chef de cabinet lors de la paix de Karmak, nombreux devaient être dans la patrie ceux qui révéraient toujours les noms des martyrs de Karmak. Mais le garde ne parut pas relever l’honneur attaché à la généalogie de Feric, et il coucha le nom sur le formulaire d’une main désinvolte, quoique assez mal assurée.

« Lieu de naissance ?

— Gormond, Borgravie.

— Nationalité actuelle ? »

Feric dut admettre, non sans quelque répugnance, la réalité formelle de sa nationalité borgravienne. « Toutefois, éprouva-t-il le besoin d’ajouter, mes parents étaient tous deux natifs de Heldon, détenteurs de certificats, et humains purs. Mon père était Heermark Jaggar, qui occupa le poste de sous-secrétaire d’État à l’évaluation génétique pendant la Grande Guerre.

— Vous comprendrez sans peine que la généalogie la plus illustre ne peut garantir, même à un Helder de naissance, son certificat d’humain pur. »

La peau claire de Feric s’empourpra. « Je tiens seulement à souligner que mon père n’a pas été exilé pour cause de contamination génétique, mais pour services rendus à Heldon. Comme beaucoup d’autres bons Helders, il a été victime du répugnant traité de Karmak.

— Ce n’est pas mon affaire, répliqua l’officier en encrant les doigts de Feric et en les appliquant sur les cases idoines du formulaire. Je ne m’intéresse guère à la politique.

— La pureté génétique est la seule politique de survie humaine ! s’emporta Feric.

— Je n’en doute pas », murmura stupidement l’officier, avant de lui tendre l’abominable chiffon contaminé par les doigts du métis qui l’avait précédé – et de Dieu savait combien d’autres avant lui ! Feric nettoya soigneusement ses doigts du mieux qu’il put, avec un petit coin de tissu demeuré propre, pendant que le jeune officier passait le formulaire au Helder assis à sa droite.

Cet officier d’âge mûr arborait une élégante brosse de cheveux gris et une digne moustache cirée ; de toute évidence, il avait autrefois été un personnage. Maintenant, ses yeux étaient rouges et humides comme sous l’effet de la fatigue, et ses épaules semblaient se voûter sous le poids tangible, bien que symbolique, de l’effrayante responsabilité qu’elles portaient, matérialisée sur les épaulettes de sa tunique par le caducée rouge dans le poing noir, emblème des généticiens. Il jeta un coup d’œil à la fiche et, d’une voix hésitante, sans regarder Feric en face, il dit :

« Purhomme Jaggar, je suis le docteur Heimat. Certains tests vont être nécessaires pour pouvoir vous délivrer un certificat de pureté génétique. »

Feric avait du mal à en croire ses oreilles. Quelle sorte de généticien était-ce donc là pour énoncer une telle évidence après lui avoir cependant fait l’honneur explicite d’un « Purhomme » ? Quelle était la raison profonde de la mollesse et de l’incroyable manque de rigueur dont faisait preuve la garnison du poste-frontière ?

Heimat transmit la fiche à son subordonné, jeune homme mince à la peau claire et aux cheveux châtains, qui arborait l’insigne de secrétaire. Au moment où la feuille passait de main en main, l’attention de Feric se porta une seconde sur lui, et sa perplexité fit instantanément place à la plus horrible des sensations.

En effet, bien que le secrétaire pût sembler génétiquement pur à un œil moins sagace que le sien, Feric eut la certitude que ledit secrétaire était un Dom !

Il n’aurait pu préciser quelles caractéristiques particulières le désignaient comme tel, mais l’aspect général de la créature hurlait véritablement sa nature de Dom à tous les sens connus de Feric : une certaine lueur corrosive dans l’œil, une subtile fatuité dans l’attitude. Peut-être Feric percevait-il d’autres indications à un niveau entièrement subconscient : une odeur corporelle malsaine, détectable seulement par les tréfonds de son cerveau, une émission infinitésimale d’énergie électromagnétique, suffisante pour le mettre en alerte alors même que le champ de dominance n’était pas dirigé sur lui. Peut-être était-ce tout simplement que Feric, homme pur, isolé le plus souvent au milieu de mutants et de métis dans un pays sous la coupe des Doms, avait développé une sensibilité psychique à leur présence, sensibilité dont étaient dépourvus les Helders, vivant en vase clos. Malgré tout, et bien qu’il eût été continuellement à la merci des Doms depuis sa naissance, Feric n’avait jamais été pris dans un filet mental ; il n’empêchait que sa volonté avait quelquefois été mise à rude épreuve. Il tirait certainement de cette tension constante la capacité de détecter un Dom, et peu importaient les subtilités de sa méthode.

Et voilà que, devant lui, formulaire et crayon à la main, au coude à coude avec un généticien helder en très fâcheuse posture, se trouvait l’une de ces ignobles créatures ! Tout devenait clair. La garnison tout entière était prisonnière, à des degrés divers, du champ de dominance que ce secrétaire apparemment insignifiant avait patiemment et laborieusement mis en place. C’était monstrueux ! Mais que faire ? Comment convaincre des hommes pris dans une nasse de dominance de la présence de leur maître ?

Heimat avait disposé devant lui un petit arsenal d’appareils scientifiques, à vrai dire fort réduit ; le toubib borgravien auquel Feric avait eu recours bien malgré lui à Gormond l’avait soumis à une gamme de tests largement supérieure à celle dont semblait disposer le Helder.

Celui-ci tendit à Feric un grand ballon bleu. « Soufflez là-dedans, je vous prie, dit-il. Il est traité chimiquement pour que seul le profil biochimique du génotype humain pur le fasse virer au vert. »

Feric expira dans le ballon, sachant parfaitement que ce test était l’un des plus simples qui fût ; de notoriété publique, d’innombrables métis l’avaient passé avec succès, et, de plus, il s’avérait totalement inefficace pour éliminer les Doms. Aussitôt le ballon vira à l’émeraude. « Analyse respiratoire : positive », annonça Heimat ; et le scribe Dominateur, sans même lever les yeux, traça le signe adéquat sur la feuille.

L’analyste présenta à Feric une fiole de verre.

« Expectorez là-dedans, je vous prie. Je vais soumettre votre salive à une analyse chimique. »

Feric cracha dans la fiole, souhaitant de tout cœur que ce fût le visage du Dominateur, qui avait levé les yeux sur lui et le contemplait avec une horripilante douceur feinte.

Le docteur Heimat dilua la salive dans l’eau, puis, à l’aide d’une pipette, il déposa un peu de liquide dans chacun des tubes de verre d’un râtelier qui en comportait dix. Il y versa diverses substances chimiques qui colorèrent le liquide clair respectivement en noir, bleu, jaune, rouge brique, bleu à nouveau, rouge, jaune encore, derechef bleu, violet, et blanc opaque.

« Analyse salivaire : positive à cent pour cent », annonça le généticien. Ce test, qui, plutôt que de considérer le profil biochimique général, dégageait dix caractères distinctifs de la salive humaine pure comme autant de critères génétiques séparés, était forcément beaucoup plus précis. Et pourtant il existait des dizaines de mutations, à partir de la norme humaine pure, qui n’étaient en rien liées à la composition de la salive ou de la respiration, parmi lesquelles la mutation des Dominateurs, absolument indécelable au vu des tests somatiques.

Feric foudroya le Dominateur du regard, le défiant de mettre sa volonté à l’épreuve et de révéler par là sa vraie nature. Mais le secrétaire ne dirigea évidemment aucune énergie psychique sur lui. À quoi bon se démasquer pour un inconnu de passage et risquer ainsi l’anéantissement de son champ de dominance, alors que les circonstances se prêtaient mal à la prise de ce nouveau gibier ?

Le docteur Heimat fixa les deux électrodes d’un psychomètre sur la paume droite de Feric à l’aide d’un adhésif végétal caoutchouteux. Cet appareil était constitué par un dispositif de détection des variations infinitésimales de la bioélectricité sous l’effet des réactions psychiques, et d’un tambour sur lequel une pointe traçait le profil psychique résultant. Les partisans de ce système prétendaient que, bien utilisé, il était à même de détecter efficacement les Doms. Mais il était impossible de savoir avec certitude si les Doms ne contrôlaient pas consciemment leurs décharges psychiques, et n’étaient donc pas capables de contrefaire un profil génotypiquement humain par de savantes manœuvres de leur volonté.

« Je vais prononcer une série d’affirmations et j’enregistrerai vos réactions psychiques, prévint Heimat d’un air embarrassé. Inutile de répondre à haute voix ; cet instrument mesure vos réactions internes. »

Il se mit à débiter une suite de phrases stéréotypées sur un ton rapide, mécanique et strictement neutre : « La race humaine est promise à une extinction certaine. Le génotype humain est le summum de l’évolution de l’animal pensant. Aucun matériel génétique ne pourrait avoir traversé sans dommages le Temps du Feu. L’instinct-fondamental de toute espèce intelligente est de se perpétuer au détriment de toutes les autres espèces intelligentes. L’amour est la sublimation culturelle du désir sexuel. Je sacrifierais ma vie pour un camarade ou pour une maîtresse. » Et ainsi de suite ; une série de stimuli destinés à mettre au jour les structures réactionnelles différenciant les hommes purs des mutants et des métis, et en particulier des Doms. Feric doutait fort de la validité de ce test, dans la mesure où un Dom capable d’anticiper sur l’ordre des phrases, grâce à des indiscrétions ou à d’autres moyens, pouvait aisément ajuster ses réactions en conséquence, en remplissant son esprit de pensées élaborées pour produire la réponse galvanique « humaine » propre à chaque énoncé. Malgré tout, si on combinait ce test à un ensemble d’autres, plus rigoureux, il pouvait s’avérer d’une grande utilité ; seuls les métis à large dominante humaine, et peut-être les Doms, pouvaient en réchapper.

Ayant prononcé la dernière phrase, Heimat jeta un coup d’œil négligent au tracé de la pointe sur le cylindre et il annonça : « Profil psychométrique : positif. »

Le secrétaire Dominateur passa le formulaire au généticien, qui le signa en déclarant : « Purhomme Jaggar, j’atteste par le présent acte que vous êtes un pur exemple de génotype humain non contaminé, et je confirme vos droits au statut de citoyen de la Grande République de Heldon. »

Feric était médusé. « C’est tout ? Trois tests superficiels et vous m’octroyez un certificat de pureté génétique ? C’est un scandale ! Un quart de la canaille de Zind pourrait passer au travers de cette plaisanterie ! »

En prononçant ces mots, Feric sentit une sorte de pression contre les barrières de son esprit, une violente décharge d’énergie psychique projetée sur le noyau de sa volonté. L’espace d’un instant, la vanité et la stupidité de l’esclandre auquel il se livrait lui apparurent d’une évidence aveuglante : un homme raisonnable ne tempêtait pas ainsi en public ; continuer de la sorte ne manquerait pas de heurter bon nombre de ces êtres agréables et inoffensifs. Mieux valait se fondre dans le flux et le reflux de la destinée cosmique et renoncer à manifester une résistance inutile.

Mais, alors même que l’esprit du Dominateur se tendait pour saper sa volonté, Feric, du fond de sa longue expérience, décela une sensation agréable et lénifiante : un Dom tentait de le prendre dans ses filets. Il attisa résolument le feu de sa formidable volonté avec la torche de la juste haine qu’il vouait à ces créatures sans âme, qui projetaient de substituer à la suprématie des hommes purs leur règne grossier, leur émotion la plus élevée étant le désir d’exterminer leurs supérieurs génétiques, et leur seul but de transformer la Terre à l’image de leur solide bauge. Sans que le secrétaire eût manifesté par quelque signe sa tentative de domination ou sa défaite finale, Feric sentit l’horrible impression aveulissante fondre dans le brasier de sa haine féroce.

« En tant que généticien, je suis certainement mieux à même de juger de la pureté génétique que le profane que vous êtes, dit Heimat alors que se jouait et se dénouait la bataille psychique.

— Avec trois tests ? lança Feric. Une analyse vraiment rigoureuse nécessiterait au bas mot plusieurs dizaines de tests, comprenant l’analyse des tissus, de l’urine, des larmes, des fèces, et du sperme.

— Un tel examen prendrait trop de temps pour pouvoir être pratiqué. Très peu d’hommes génétiquement contaminés peuvent passer ces simples tests, et ceux qui en sont capables doivent, à tout prendre, être considérés comme humains, n’est-ce pas ? »

C’en était trop pour Feric. « La créature à côté de vous est un Dom ! hurla-t-il. Faites agir votre volonté et libérez-vous sur-le-champ ! » Des remous agitèrent la file derrière lui ; certains des métis les plus douteux prirent un air consterné ; à cela, rien d’étonnant. Pendant un moment, la salle fut au bord de l’effervescence, puis tous les visages parurent se désagréger et arborèrent une expression de totale vacuité, prouvant ainsi que le Dom mettait en place ses défenses psychiques.

« Vous êtes visiblement dans l’erreur, Purhomme Jaggar, susurra le docteur Heimat. Le sous-brigadier Mork est un homme certifié pur ; vous admettrez que, si ce n’était pas le cas, il ne porterait probablement pas l’uniforme de Heldon.

— Le Purhomme Jaggar est peut-être simplement peu familiarisé avec les manières helder, monsieur », suggéra Mork avec une ironie perceptible seulement pour lui et pour Feric, seul homme dans la pièce à partager son sinistre secret, et dont, apparemment, il n’avait rien à craindre. « Assurément, si nous avions été obligés de passer toute notre jeunesse au milieu de mutants, de métis et de Dieu sait quoi encore, nous verrions nous aussi des Doms dans tous les coins. » Mork contempla Feric sans une trace de sourire, sans une lueur d’émotion, mais Feric imaginait fort bien avec quelle joie satanique il savourait cet instant.

Le docteur Heimat rendit la fiche de Feric à Mork, qui la transmit au dernier officier. « Vous êtes maintenant homologué comme humain pur, quoi que vous pensiez de la valeur des tests, Purhomme Jaggar, dit-il. Vous pouvez accepter ou refuser la citoyenneté à votre gré, mais, en tout cas, vous immobilisez la file. »

Furieux, mais comprenant qu’il était inutile de prolonger l’entretien avec Heimat ou avec le traître Mork, Feric se dirigea à grands pas vers le dernier fonctionnaire. L’officier, plongé dans la lecture de sa fiche, était un homme pur d’un âge plus qu’avancé, à l’air rude et bourru, arborant des cheveux et une belle barbe gris fer. Les rubans décorant sa tunique attestaient que ce n’était pas un quelconque rond-de-cuir, mais un vieux guerrier témoin des hauts faits de la Grande Guerre. Malheureusement, son attitude embarrassée et son regard insuffisamment viril révélaient qu’il était, lui aussi, prisonnier du champ de dominance. Il convenait toutefois d’encourager un homme de cette trempe à mettre en œuvre sa volonté et l’aider à briser ses chaînes.

« Et vous, monsieur, attaqua Feric, ne ressentez-vous pas un certain amollissement de votre volonté, une propension veule à vous laisser emporter par le flot des événements ? Un vieux soldat tel que vous doit certainement s’apercevoir que quelque chose cloche dans la garnison ! »

L’officier introduisit la fiche de Feric dans l’orifice d’un duplicateur complexe. « Fixez le point rouge au-dessus de l’objectif, je vous prie », dit-il.

Feric se figea automatiquement pendant une seconde, et l’officier actionna un commutateur sur le flanc de la machine. Il y eut un éclair très violent et extrêmement bref, puis un doux ronronnement jaillit des entrailles de la machine.

« Vous êtes maintenant considéré comme humain génotypiquement pur, Purhomme Feric Jaggar, récita l’officier. Dans un instant je vous remettrai votre certificat. Il doit être présenté à toute réquisition de la police, des douanes ou de l’autorité militaire. Un commerçant peut refuser votre clientèle si vous ne le présentez pas à sa demande. Vous ne pouvez pas vous marier sans lui. Est-ce clair ?

— C’est ridicule ! tonna Feric. Ne réalisez-vous pas qu’un véritable fleuve de gènes contaminés s’écoule par ce poste-frontière ?

— Comprenez-vous les conditions de la citoyenneté ? répéta obstinément l’officier.

— Évidemment je comprends ! Ne comprenez-vous pas que vous êtes sous l’influence d’un Dominateur ? »

Un court instant, l’officier fixa Feric droit dans les yeux. Celui-ci canalisa dans son regard jusqu’à la moindre parcelle de sa volonté. L’étincelle qui jaillit de ses yeux d’acier parut franchir la distance et voleter capricieusement dans les pupilles de l’officier helder.

« Sûrement… murmura celui-ci, mal à l’aise, vous devez sûrement faire erreur…»

À cet instant, une sonnerie retentit dans le duplicateur et le certificat de Feric tomba dans la hotte. À ce bruit, l’officier helder détourna les yeux de ceux de Feric, qui sentit alors que sa vigoureuse mais fragile contre-attaque psychique venait d’être réduite à néant par ce caprice du sort.

L’officier prit le certificat dans le panier et le lui tendit. « En acceptant ce certificat, Purhomme Jaggar, dit-il avec une gravité de commande, vous acceptez tous les droits et les devoirs d’un citoyen de la Grande République de Heldon et d’un homme certifié pur. Vous pourrez participer à la vie publique de Heldon, voter, prendre un emploi, servir dans les forces armées de la Grande République, quitter le territoire et y rentrer à votre convenance. Vous ne pourrez pas vous marier ni procréer sans la permission écrite du ministère de la Pureté générique sous peine de mort. Sachant cela, et de votre plein gré, acceptez-vous la citoyenneté de la Grande République de Heldon ? »

Feric contempla le certificat, rigide, doux et brillant dans sa main. Sur la surface de plastique translucide étaient gravés son nom, la date de certification, ses empreintes digitales, sa photo en couleur et la signature du docteur Heimat. Cet élégant objet était orné comme il se doit d’arabesques décoratives et de svastikas rouges et noirs qui lui conféraient une apparence pleine de distinction. Depuis des années, avant même d’avoir atteint l’âge d’homme, Feric avait rêvé du jour où ce document sacré serait son bien le plus glorieux. Aujourd’hui, son sentiment était gâché par l’atteinte portée à la rigueur des lois génétiques, rigueur sans laquelle le certificat n’était rien d’autre qu’un bout de plastique colorié sans valeur.

« Vous n’allez toute même pas refuser maintenant la citoyenneté helder ? » dit l’officier, manifestant pour la première fois un soupçon d’émotion, qui n’allait cependant pas au-delà d’un léger agacement de bureaucrate.

« J’accepte la citoyenneté », murmura Feric, rangeant avec soin le document dans l’épais portefeuille de cuir fixé à sa ceinture en peau de cheval. Et, se dirigeant à grands pas vers l’entrée du pont, il jura de se cramponner à ce privilège sacré avec plus d’opiniâtreté que ces pauvres bougres. Il laverait cet outrage un millier de fois avant d’en avoir fini avec les Doms. Un million de fois n’y suffirait même pas.

II

Une brise fraîche fit tournoyer le manteau bleu de Feric alors qu’il s’engageait sur le pont à ciel ouvert, dont le tablier supportait deux trottoirs de bois bordant une chaussée de pierre ; bois et pierre étaient patinés par le passage d’innombrables semelles de cuir et roues de latex. Ce vent agréable soufflait de Heldon, apportant aux narines de Feric les plaisants effluves de la Forêt d’Émeraude, chassant les remugles de la forteresse douanière et, partant, de la Borgravie tout entière. À puissantes enjambées, Feric se remit en route vers sa destinée dans la Grande République. Quelques paquebus le dépassèrent avec force grondements, des torrents de fumée, un fracas d’acier et des chuintements de vapeur, mais par ailleurs la circulation semblait très clairsemée, et les seuls piétons en vue le précédaient d’une centaine de mètres sur le trottoir. Aussi Feric put-il s’absorber dans sa solitude et dans la contemplation du spectacle qui s’offrait à lui.

Ce spectacle était en somme tout ce qui comptait réellement sur Terre : la Grande République de Heldon, où se jouait l’avenir de l’humanité pure, en admettant que le pur génotype humain eût un avenir. Les États frontaliers étaient relativement riches en matériau génétique, mais, comme les mutants et les métis composaient la majeure partie de leur population et détenaient le pouvoir politique (depuis la Grande Guerre et la tentative avortée de la Grande République pour desserrer leur étreinte), la probabilité de voir ces gouvernements promulguer les rigoureuses lois raciales nécessaires au relèvement de leur capital génétique au niveau du pur génotype humain était voisine de zéro. Il avait fallu à Heldon plusieurs siècles de stricte application des mêmes lois pour purifier son fonds génétique jusqu’au niveau actuel, et pourtant Heldon avait commencé avec une forte majorité d’humains génétiquement purs, à l’inverse des États frontaliers, qui grouillaient à présent de mutants et de métis de la pire espèce. Au-delà de ces États s’étendaient les cloaques intégraux d’Arbone et de Cressie, où les mutants eux-mêmes mutaient d’une génération à l’autre, et, à l’est, la vaste sentine de Zind, sous la loi des Dominateurs. Plus loin, dans toutes les directions, rien que des déserts fétides et contaminés, à taux radioactif astronomique, où ne vivaient que des choses écœurantes ressemblant à des cancers sur pattes, des mutants animaux et humains défiant toute classification. Non, Heldon était le seul bastion de l’humanité pure, et, si le monde devait un jour redevenir génétiquement pur, il fallait que ce fût par la force des armes helder.

Feric méditait sur sa position dans la destinée humaine en général tandis que ses longues et puissantes enjambées le rapprochaient de la douzaine de silhouettes qui se profilaient sur le trottoir, devant lui. Adolescent, en Borgravie, il était passé maître dans de nombreux domaines : l’art des mécanismes de motivation, la science des slogans, la technique du design extérieur et intérieur, le stylisme, l’art du pamphlet. Chacune de ces activités avait constitué son gagne-pain à un moment ou un autre. Bien plus, son orgueil d’homme pur et les encouragements de son père l’avaient incité à étudier à fond, par pur plaisir, la génétique et l’art militaire. Il lui semblait qu’un homme en possession comme lui de talents variés ne saurait manquer de débouchés rémunérateurs.

Pourtant, son désir le plus cher n’était point de s’enrichir, mais de servir la cause de l’humanité pure au mieux de ses capacités. À cette fin, deux possibilités s’ouvraient à lui dans sa nouvelle vie à Heldon : entrer dans la carrière militaire ou se lancer dans la politique. Le choix était difficile. D’un côté, la carrière militaire promettait d’être la voie la plus rapide vers une action patriotique concrète, mais à la seule condition que le pouvoir manifestât sa volonté d’employer à bon escient ses forces armées. De l’autre, la politique constituait le plus rapide accès aux cercles mêmes où se prenaient les décisions, à condition de s’engager dans un processus insidieux et débilitant de compromissions, de chamailleries et de tripotages, que Feric trouvait parfaitement vil et méprisable.

Il décida de ne pas prendre cette décision capitale avant d’avoir reçu du destin un signe clair, d’où qu’il vînt.

Pendant que son esprit s’appesantissait sur cette importante question, les réflexes naturels de son corps magnifique, agissant sur sa démarche rapide, l’avaient amené tout près des autres immigrants, et, quand il risqua un œil sur eux, il manqua se décrocher la mâchoire de stupéfaction et d’épouvante.

En effet, sur le pont de l’Ulm, avançant d’un pas traînant vers le bastion de la pureté génétique, marchait une horde invraisemblable de mutants et de métis, des plus caractéristiques et des plus dégoûtants qu’on pût imaginer ! Un Perroquet, dont les dents mutées formaient un bec facilement reconnaissable ; un Peau-Bleue femelle et trois nains bossus dont l’un était doté d’une peau verruqueuse d’Homme-Crapaud ; et un être humanoïde dont la démarche révélait clairement les deux articulations supplémentaires de ses jambes, flanqué d’un Tête-d’Œuf au crâne ellipsoïde grossièrement déformé. Ce spectacle était déjà pour le moins habituel dans les rues de Gormond ; mais sur le pont de Heldon, en plein territoire helder, c’était une inexplicable vision d’horreur.

Pris d’une subite fureur, Feric se précipita et rattrapa cette ménagerie flasque en quelques foulées rapides. « Halte ! hurla-t-il. Que signifie ceci ? »

La grappe de mutants s’arrêta tant bien que mal et considéra Feric avec un mélange de crainte, d’hébétude et de respect, où il crut cependant discerner un soupçon de hargne.

« Qu’y a-t-il pour votre service, Purhomme ? croassa le Perroquet d’une voix grasseyante, mais apparemment dépourvue d’artifice ou de malice.

— Que faites-vous donc sur le pont de Heldon ? »

Les quasi-humains le contemplèrent avec un air d’incompréhension sincère. « Nous allons à la ville de Ulmgarn, Purhomme », risqua enfin le Peau-Bleue.

Ces créatures étaient-elles réellement totalement incapables de saisir l’impossible de cette situation ? « Qui vous a permis d’emprunter ce pont ? demanda Feric. Tels que vous voilà, vous n’allez quand même pas vous prétendre citoyens de Heldon ?

— Nous avons les laissez-passer quotidiens réglementaires, Purhomme, dit le Perroquet.

— Laissez-passer ? » marmonna Feric. Seigneur, délivrait-on réellement des permis de circulation aux mutants ? Comment qualifier cette trahison envers l’humanité pure ? « Montrez-m’en un ! » ordonna-t-il.

Le Tête-d’Œuf fouilla dans une bourse graisseuse en toile cirée qui pendait à son cou au bout d’une lanière effilochée et en sortit une petite carte rouge. Cette carte, en carton bouilli au lieu de plastique, n’en portait pas moins le Grand Sceau de Heldon et un liséré gravé de petits svastikas imbriqués, emblème officiel du ministère de la Pureté génétique. En majuscules d’un dessin assez disgracieux, elle proclamait : Laissez-passer valable pour un séjour de dix heures à Ulmgarn, en date du 14 mai 1142 A.F. Tout contrevenant sera passible de mort.

Profondément écœuré, Feric rendit la carte. « Ceci est-il de pratique courante ? demanda-t-il. Les non-citoyens sont-ils habituellement admis de l’autre côté pour de brefs séjours ?

— À condition qu’il y ait un travail que les hommes purs comme vous estiment indigne de leur condition », dit l’un des nains.

C’était donc ça ! Feric savait que l’Universalisme gagnait du terrain parmi les masses de Heldon, mais il était loin d’imaginer que la doctrine insidieuse promulguée par les Doms eût un impact suffisant pour affaiblir véritablement la rigueur des lois sur la pureté génétique. Les Universalistes prônaient l’élevage d’esclaves abêtis chargés des basses besognes, méthode de dénaturation du protoplasme que les Dominateurs pratiquaient à Zind. Ils n’étaient pas encore assez puissants pour réaliser ce projet inqualifiable, mais ils avaient apparemment ameuté les masses amorphes au point d’obliger les poltrons du gouvernement, en signe de conciliation, à permettre aux mutants de travailler à Heldon.

« C’est révoltant ! » murmura Feric, qui, en une douzaine de grandes enjambées, laissa loin derrière lui les pitoyables quasi-humains. Ce qu’il avait vu jusqu’à présent l’avait profondément troublé. Avant même d’entrer effectivement à Heldon, il avait déjà pu noter la mainmise d’un Dominateur sur un poste-frontière et le scandaleux laxisme des lois sur la pureté génétique, qui ne pouvait être imputé qu’à l’influence des Universalistes. La Grande République était-elle pourrie jusqu’à la moelle ou seulement superficiellement contaminée ? Quoi qu’il en soit, son devoir d’homme pur était clair : user de tout son pouvoir pour restaurer la rigueur des lois de pureté génétique, œuvrer à leur application rigoureuse, voire fanatique, et faire plein usage de toutes les chances que lui offrirait le destin pour servir cette cause sacrée.

Saisi d’une nouvelle détermination et d’un sens accru de sa mission, Feric accéléra l’allure, et c’est au pas gymnastique qu’il arpenta le trottoir en direction de la ville d’Ulmgarn et des vastes contrées de Heldon qui s’étendaient majestueusement au-delà.

Le pont de l’Ulm débouchait directement sur la grand rue d’Ulmgarn ; une plaque émaillée au sommet d’un mince poteau en fonte apprit à Feric que ce boulevard cossu était baptisé route du Pont. Le spectacle qui apparut à ses yeux lui réchauffa le cœur, lui faisant oublier à la fois le vent de la rivière et le frisson mortel ressenti au contact des créatures du poste-frontière et du pont. Pour la première fois de sa vie, il voyait une ville bâtie par des hommes purs sur une terre non contaminée et habitée par de vigoureux spécimens du pur génotype humain ; quelle différence avec la misère sordide et le délabrement de Gormond !

À Gormond, les rues et les trottoirs n’étaient guère que des alignements de pierres brutes enfoncées en terre à coups de masse, et où l’on pouvait s’attendre à trouver la fange et les ordures les plus ignobles ; les rues d’Ulmgarn étaient pavées de dalles de ciment lisses et parfaitement jointoyées, de même que les trottoirs, artistement incrustés de briques vitrifiées jaunes, dorées et vertes, le tout d’une propreté parfaite. À Gormond, les immeubles ordinaires étaient faits de tôle ondulée et de bois, et les plus importants de béton sans apprêt ; ici, les immeubles ordinaires étaient faits de briques vitrifiées aux teintes infinies mises en valeur par des parements de bois agrémentés de moulures ; les édifices plus majestueux étaient en pierre de taille noire et polie, rehaussés d’ornements de bronze et de statues héroïques. Les rues de Gormond grouillaient d’une horde bâtarde de Peaux-Bleues, de nains, de Têtes-d’Œuf, de Perroquets, d’Hommes-Crapauds, et d’innombrables variétés de mutants purs et croisés et d’hybrides mutant-humain ; mosaïques vivantes assemblées de bric et de broc à partir de dizaines d’espèces différentes, et vêtues pour la plupart de hardes puantes. En un vivant contraste, les rues d’Ulmgarn s’enorgueillissaient de magnifiques spécimens d’humanité pure partout où l’œil se posait : des hommes grands à la peau claire, aux cheveux blonds ou bruns, aux yeux bleus ou verts, parfaitement bâtis, des femmes aussi belles et de stature généralement harmonieuse, les uns et les autres habillés d’une grande diversité de vêtements de cuir, de nylon, de toile de soie, de fourrures et de velours, rehaussés de broderies multicolores et de bijoux d’or et d’argent.

L’ensemble baignait dans une aura de santé génétique et somatique, une atmosphère de pureté raciale et de haute civilisation qui soulevaient l’âme de Feric et l’inondaient d’orgueil et de gratitude envers sa bonne fortune génétique. Ces êtres étaient les joyaux de la création – et il était l’un d’eux !

Effaçant les épaules, Feric descendit la rue à la recherche d’un restaurant, puis de la station de paquebus d’où il comptait, après avoir pris une rapide collation, gagner Walder, la grande métropole septentrionale située juste au nord de la Forêt d’Émeraude. Il séjournerait peut-être quelque temps dans la deuxième ville de son pays avant de continuer vers Heldhime, la capitale, fichée en plein cœur du centre industriel de Heldon. Son destin l’attendait dans l’une ou l’autre des métropoles de la Grande République, plus sûrement que dans les cités bordant l’Ulm ou la Forêt d’Émeraude.

Feric flâna devant des boutiques où s’étalaient toutes sortes de richesses et de merveilles. Ici, les commerces offraient les dons de la terre, et les échoppes exposaient les plus admirables vêtements pour homme et femme. Sur la route du Pont, on pouvait acquérir les instruments mécaniques et électriques les plus modernes et les plus perfectionnés : moteurs à vapeur individuels et machines domestiques qu’ils entraînaient – machines à laver, outils à bois, moulins à grain, pompes et treuils en tout genre. D’autres grands magasins recelaient des meubles richement ciselés, des survêtements de cuir ou de caoutchouc synthétique d’une qualité et d’un lustre sans égal, des peintures et des térébenthines, des potions et des remèdes réputés jusqu’en Borgravie pour leur efficacité – tous les produits imaginables de la civilisation.

Diverses auberges et tavernes étaient disséminées parmi ces boutiques. Feric s’arrêta devant plusieurs d’entre elles, reniflant les arômes qui s’en exhalaient et étudiant leur clientèle. Il se décida enfin pour une grande taverne, le Nid-d’Aigle, sise devant un bâtiment de brique rouge dont le fronton s’ornait de peintures reproduisant les paysages des Montagnes Bleues. Le motif central illustrait la légende inscrite au-dessus : un grand aigle noir se posant sur son aire au sommet d’un pic enneigé. Les portes de la taverne étaient largement ouvertes ; Feric perçut des senteurs qui lui parurent fort agréables, et de l’intérieur lui parvint le brouhaha d’une discussion animée. En bref, l’endroit excitait son appétit, et le tumulte qui y régnait piquait sa curiosité. Dès la porte franchie, il se trouva dans une vaste salle voûtée meublée de tables et de bancs robustes. Une quarantaine d’hommes y étaient répartis, buvant de la bière dans de grandes chopes en céramique décorées du motif du Nid-D’Aigle. L’attention d’une bonne moitié d’entre eux était fixée sur un mince et vif personnage vêtu d’une tunique verte bien coupée et perché sur le bord d’une table, contre le mur du fond, en train de haranguer un petit groupe agglutiné autour de lui ; les autres consommateurs conversaient paisiblement.

Feric choisit une table libre à portée de voix de l’orateur, mais un peu à l’écart de l’agitation qui l’entourait. Un serveur en uniforme brun à passepoil rouge s’approcha dès qu’il se fut assis.

« Le gouvernement actuel de la Grande République, plus précisément les propres à rien et les crétins qui profanent les fauteuils de la Salle du Conseil avec leurs fesses malpropres, n’a pas la moindre idée de la menace qui pèse sur Heldon », disait l’orateur. À part une légère trace de dédain sur ses lèvres et un soupçon de raillerie dans la voix, il y avait quelque chose dans l’éclat sardonique de ses yeux noirs qui retint l’attention de Feric et suscita son approbation.

« À votre service, Purhomme, s’enquit le serveur, détournant momentanément son attention.

— Une chope de bière et une salade de laitue, carottes, concombres, tomates, oignons et tous les légumes dont vous disposez, pourvu qu’ils soient frais et crus. »

Le serveur lui lança un regard légèrement ironique avant de s’éloigner. La viande, bien sûr, était la nourriture de base, à Heldon comme ailleurs, et Feric s’accordait à l’occasion cet aliment contestable, une tendance excessive au végétarisme lui paraissant difficile à satisfaire, et même légèrement malsaine. Cependant, il savait parfaitement qu’en remontant la chaîne alimentaire reliant les végétaux à la viande on observait une concentration du niveau de contamination radioactive ; aussi s’abstenait-il de viande aussi souvent que possible. Il ne lui appartenait pas de gaspiller sa pureté génétique par complaisance à l’égard de son appétit ; d’un point de vue plus élevé, elle était la propriété de la communauté des hommes purs, et elle exigeait d’être conservée intacte. Le regard intrigué d’un serveur, par-ci, par-là, ne suffirait pas à le détourner de son devoir racial.

« Évidemment, tes fesses seraient plus à leur place sur le fauteuil du gouvernement, hein, Bogel ? » beugla un rude gaillard au visage quelque peu empourpré par l’abus de la bière. Ses camarades manifestèrent leur assentiment par des rires gras, mais bon enfant.

Bogel, l’orateur, sembla pris de court pendant quelques secondes. Quand sa réponse fusa, Feric sentit qu’elle n’était pas le fruit d’une inspiration spontanée, mais d’une intellectualisation poussée, quelque peu froide et mécanique.

« Je ne recherche pas le pouvoir personnel, fit-il d’un air badin. Toutefois, si un personnage tel que vous m’exhorte à briguer un siège au Conseil, je serai bien ingrat de contrarier ses désirs ! »

Ce qui déclencha des rires forcés. Feric étudia avec plus d’attention les hommes qui entouraient Bogel. On pouvait grossièrement les diviser en deux groupes : une petite minorité écoutait avec sérieux et recueillement, tandis que tous les autres paraissaient considérer l’élégant petit homme aux yeux brillants et à la physionomie sombre comme une sorte de divertissement comique. Cela mis à part, les deux groupes semblaient composés du même type d’individus : des commerçants, des artisans et des fermiers d’âge moyen gros buveurs de bière – des gens simples et honnêtes dont la compréhension des affaires publiques pouvait difficilement passer pour profonde.

Feric avait le sentiment que Bogel surestimait son auditoire, en affichant comme il le faisait un air d’intellectuel sarcastique et condescendant dans une taverne populaire.

« Un Dominateur ne parlerait pas autrement ! » rugit un autre. Les rires redoublèrent, mais nuancés cette fois d’un certain malaise. Pour la première fois, une petite flamme apparut dans les yeux de Bogel.

« Voilà ce que dirait un crypto-Universaliste ou un homme pris dans un champ de dominance, répliqua-t-il. Le Parti de la Renaissance Humaine est l’ennemi juré des Doms et de leurs dupes et laquais universalistes ; personne n’en doute, et surtout pas ces canailles. Tourner en ridicule le Parti ou sa direction sert donc les intérêts des Dominateurs. Comment savoir si ces paroles n’ont pas été mises dans votre bouche par un maître inhumain ? »

Et Bogel de sourire, pour bien souligner la plaisanterie. Mais la subtilité sembla échapper totalement au public ; les visages se fermèrent et l’atmosphère tourna à l’aigre. De toute évidence, ce Bogel, pourtant doté d’un esprit vif, n’avait pas l’art d’entraîner les hommes par le seul jeu de son éloquence.

« Vous osez insinuer que je suis le jouet d’un Dominateur, misérable scélérat ! »

Bogel parut décontenancé ; il n’avait certes pas voulu déchaîner la colère contre lui, mais c’était de toute évidence le résultat qu’allaient lui valoir ses propos. Le serveur arriva sur ces entrefaites avec la salade et la bière. Feric sirota distraitement et picora dans son assiette, résolu qu’il était, pour une raison qu’il s’expliquait mal, à observer le drame qui se jouait devant lui.

Bogel eut un pâle sourire. « Allons, allons, mon ami ! Ne soyez pas si solennel et compassé ! Je n’accuse personne ici d’être le jouet d’un Dominateur. Mais, par ailleurs, l’un d’entre nous pourra-t-il être sûr que son voisin n’est pas prisonnier d’un champ de dominance ? Voilà l’horreur insidieuse de ces créatures : des hommes purs tels que nous ne pourrons jamais se faire entière confiance tant qu’un seul misérable Dom vivra sur le territoire de Heldon ! » Ces mots parurent apaiser la foule, du moins suffisamment pour lui permettre de poursuivre.

« Cette discussion entre nous nous montre dans quels abîmes est tombé Heldon sous ce régime de lavettes, souligna-t-il. Je mettrais ma tête à couper qu’il n’y a pas ici un seul homme pur qui ne se précipiterait pour tordre le cou d’un Dom si l’une de ces créatures faisait son apparition. Et pourtant vous répugnez à soutenir un parti dont la vocation est d’exterminer impitoyablement cette vermine. Il n’y a pas ici un seul homme pur qui ne tuerait son propre enfant si celui-ci trahissait la race humaine en s’appariant avec un mutant ou un hybride. Mais, gagnés par l’indolence, vous ne réagissez pas quand le Conseil, sous la pression des Universalistes, relâche les lois de pureté génétique, permettant ainsi aux mutants étrangers d’entrer à Heldon pour y effectuer les tâches dont les laquais des Doms vous ont convaincus qu’elles sont indignes de vous. Nul doute que dans une ville comme Ulmgarn, si proche du foyer d’infection borgravien, de bons Helders tels que vous se lèveraient en armes, prêts à se rassembler en masse sous la bannière du Parti de la Renaissance Humaine, si je proclamais que nous nous consacrons à la préservation de la pureté raciale et à l’éviction des Conseillers imbéciles qui, pour se ménager les faveurs des fainéants et de la canaille, abandonnent la rigueur de fer de nos lois de pureté génétique !

— Bien parlé ! » ne put s’empêcher de s’exclamer Feric. Mais sa voix se perdit dans l’ovation générale, car Bogel venait soudain de toucher à la fierté raciale simple mais noble de ses auditeurs. Dans la taverne, d’autres consommateurs délaissèrent leur conversation pour reporter leur attention sur l’orateur.

« C’est du moins ce que, dans ma naïveté, j’imaginais quand j’ai décidé de quitter Walder pour ces régions frontalières, à la recherche d’appuis pour notre cause, continua Bogel après que l’ovation se fut apaisée. Mais, au lieu de citoyens bouillant d’une rage légitime, qu’ai-je trouvé ? D’incorrigibles flemmards, trop ébahis par la vision d’êtres inférieurs faisant leur travail à leur place pour protester contre ce scandale ! Des rustres naïfs, qui croient que tous les Doms ont été chassés de Heldon parce qu’un gouvernement de crétins et d’eunuques raciaux le leur a dit ! »

Cela parut excessif à Feric. Ce Bogel parlait manifestement en vrai patriote ; son discours avait de la force, sa cause était juste et singulièrement digne de soutien, et il avait momentanément captivé son public. Mais voilà qu’il ruinait ses chances en se laissant aller à un masochisme pleurnichard, plutôt que de conclure sur un furieux appel à une action concrète et impitoyable. Au lieu de vivats, il déclenchait un nouveau déferlement d’hostilité. L’homme était certes excellent orateur, mais fort piètre agitateur politique. Peut-être était-il cependant possible de sauver la situation… Feric se leva d’un bond et cria d’une voix ferme et claire : « Il y en a parmi nous qui ne sont ni des flemmards ni des rustres naïfs ! » À cette formulation, qui exprimait si bien le sentiment général, tous les yeux se braquèrent sur lui ; Bogel lui-même se garda de l’interrompre, les paroles de Feric lui ayant montré dans quelle impasse il s’était fourvoyé. Tous attendirent anxieusement les prochaines paroles de Feric… Allait-il attaquer l’orateur ou au contraire prendre sa défense ?

« Nombreux sont ceux qui considèrent vos propos comme un défi retentissant ! » poursuivit Feric, qui nota que les yeux de Bogel s’éclairaient et que ses lèvres minces se plissaient en un sourire. « Il en est parmi nous qui ne toléreront pas une seconde de plus l’impudence des mutants ou la contamination de la Terre humaine par leur présence malsaine. Il en est parmi nous qui sont prêts à éventrer les Doms à mains nues dès qu’ils en voient. De vrais hommes ! Des hommes purs ! Des hommes fanatiquement dévoués non seulement à la préservation de la pureté raciale de l’actuelle Grande République de Heldon, mais à l’extension du règne absolu de l’homme pur sur chaque pouce humainement habitable de notre malheureuse Terre ! Dans le cœur du flemmard le plus incorrigible vit un héros décidé à prendre les armes pour défendre le pur génotype humain ! Jusqu’à nos gènes qui hurlent : Excluez le mutant ! Chassez-le ! Tuez le Dom partout où vous le trouverez ! »

L’assistance éclata en longues acclamations chaleureuses, durant lesquelles Feric nota que chaque paire d’yeux dans la taverne était braquée sur lui ; des lignes d’énergie psychique semblaient relier le centre de son être au cœur de chaque homme présent. C’était comme si les volontés assemblées avaient abreuvé de puissance sa propre volonté, qui leur retournait leur ardeur multipliée par dix, dans une spirale ascendante de pouvoirs psychiques qui inondaient et gonflaient son être, énorme force raciale qu’il lui appartenait de diriger où bon lui semblait. Il fut frappé d’une inspiration subite : il allait donner à cette énergie une issue concrète, lui assigner un but.

« Et on peut trouver un Dom tout près d’ici, reprit-il alors que l’ovation se calmait. Oui, il y a un Dominateur parmi vous, et dans l’endroit le plus effroyable qui se puisse concevoir ! Cette créature est à portée de vos poings en ce moment même ! »

Un grand silence s’appesantit sur la salle, aussitôt interrompu par Bogel : « C’est d’hommes comme vous dont le Parti a besoin, Purhomme ! Allons, où se cache ce Dominateur ? Je garantis qu’il n’y a pas un homme ici qui ne soit prêt à le mettre en pièces ! » Feric fut fort aise de voir Bogel saisir l’occasion. Sa cause était louable ; c’était la cause de l’humanité pure. Ses efforts méritaient une récompense.

« Chose incroyable, un Dominateur s’est introduit au cœur du poste-frontière du pont de l’Ulm, qui a pour mission de protéger votre pureté génétique, dit Feric. Il tient la garnison tout entière dans un champ de dominance ! »

Une exclamation d’horreur jaillit de toutes les poitrines. Feric enchaîna aussitôt : « Imaginez un peu cela ! Ce monstre puant s’est procuré lui-même un certificat et sert de secrétaire au généticien habilité à délivrer les certificats aux candidats citoyens. Basé dans cette citadelle, il sape la volonté de la garnison et de l’analyste de sorte qu’un véritable flot de gènes contaminés inonde, tel un égout crevé, cette région, empoisonnant la postérité de vos fils et de vos filles ! Bien plus, personne dans cette garnison n’échappe à ce champ, personne n’est capable de déloger la bête malfaisante ou de briser ses filets ! »

Un brouhaha de murmures rageurs emplit la taverne. Tous étaient visiblement prêts à exercer leur volonté raciale dans la direction voulue. Leur instinct le plus profond avait été réveillé, et bien réveillé : la résolution inébranlable de protéger l’espèce humaine. Un brasier était allumé, qui ne pourrait être noyé que dans le sang d’un Dominateur.

« Qu’attendons-nous ? rugit Feric. Nous avons nos mains, et certains d’entre nous sont armés de massues ! Marchons vers le pont et délivrons nos camarades de race ! Mort au Dominateur ! »

Sur ces mots, Feric se précipita aux côtés de Bogel et, fort courtoisement, il aida le petit homme à descendre. Il passa son grand bras autour des épaules de Bogel en criant : « Mort au Dominateur ! Tous sur le pont ! »

La foule lui répondit par un rugissement d’approbation, et Feric, avec Bogel sur les talons, sortit résolument de la taverne sans un regard en arrière, certain que la troupe ainsi levée ne demandait qu’à le suivre où il la menait.

Sur la route du Pont s’avançaient trente à quarante Helders outragés, tels des anges exterminateurs, sous la conduite de Feric et de Bogel. Dans la rue, tous les citoyens s’arrêtèrent net, médusés par cette vision saisissante ; quelques esprits vaillants emboîtèrent le pas.

Ils eurent tôt fait d’atteindre le pont ; Feric s’y engagea, suivi de sa troupe, qui marchait au beau milieu du tablier, bloqué ainsi sur toute sa largeur par une formation serrée d’hommes vigoureux, forts d’une juste colère. « Qui que vous soyez, vous êtes un orateur stupéfiant, lança Bogel, soufflant et ahanant pour suivre la foulée martiale de Feric. Le Parti de la Renaissance Humaine a besoin d’un homme tel que vous. Quant à moi, je n’ai, hélas ! rien d’un meneur de foules !

— Vous me parlerez de votre parti quand ceci sera terminé, répliqua Feric avec brusquerie.

— Avec plaisir. Mais comment comptez-vous en finir avec cette histoire ? Vos intentions me dépassent.

— Elles sont fort simples : la mort du Dominateur de la forteresse. Si vous voulez vous assurer le dévouement fanatique des hommes, il faut leur offrir un baptême de sang. »

Sur le pont, la troupe avançait résolument, en file par dix et sur cinq rangs, cortège bigarré de piliers de taverne transformés pour un temps en commando guerrier par la volonté d’un seul homme. C’était pour Feric un sentiment infiniment satisfaisant que de marcher à la tête d’une colonne ; c’était précisément ce qu’il avait imaginé lorsqu’il caressait l’idée d’une carrière militaire, ou plus encore. Il sentait courir dans ses veines l’énergie de cette formation compacte d’hommes sous ses ordres, l’emplissant d’une foi absolue en sa destinée. Il était un chef. Quand il parlait, les hommes l’écoutaient, quand il commandait, ils lui obéissaient. Et cela sans préparation spéciale ni autorité officielle ; sa supériorité en la matière était une qualité que les autres hommes, qu’ils le voulussent ou non, ressentaient comme intrinsèque, inscrite sans nul doute dans ses propres gènes. De la même façon qu’une harde de chevaux sauvages admet la suprématie de l’étalon de tête ou qu’une horde de loups reconnaît le plus fort comme son chef naturel, ces hommes qu’il n’avait jamais vus étaient entraînés à sa suite par l’autorité naturelle qui émanait de sa voix et de sa personne.

Cet impressionnant et terrible pouvoir ne devait être utilisé qu’à des fins patriotiques et idéalistes. Sans conteste, la force même de sa volonté résultait en partie de son entier dévouement à la cause de la pureté génétique et au triomphe final et universel de l’homme pur. Seule l’union de l’idéalisme et d’un fanatisme implacable pouvait engendrer une volonté d’une telle toute-puissance.

Bientôt, la troupe atteignit le poste-frontière. Le soldat de garde au portail d’entrée saisit sa massue à l’approche de Feric et de sa suite et l’agita dans les airs, mais la peur se lisait dans ses yeux et sa voix chevrota quand il interpella la bande d’hommes excités : « Halte ! Que voulez-vous ? »

Pour toute réponse, un solide gaillard blond au visage congestionné jaillit du groupe et écrasa une chope de bière sur la tête du malheureux garde. Celui-ci tomba comme une masse en agrippant son crâne ouvert. Quelqu’un lui arracha sa massue et, avec un grand rugissement, l’avant-garde s’engouffra dans la place forte, suivie de près par Feric, Bogel et le reste du commando de fortune.

La troupe surgit dans la salle d’examens, bousculant sans ménagement les candidats citoyens alignés devant le comptoir de pierre noire ; les quatre fonctionnaires assis derrière furent soudain mis en présence d’une solide phalange d’hommes robustes aux visages empourprés par la rage. Les trois hommes purs manifestèrent autant de surprise que de peur devant cet étrange comportement ; l’ignoble Mork feignit l’impassibilité, mais Feric devina ses efforts frénétiques et désespérés pour lancer sa nasse de dominance sur cette invasion de Helders aux intentions nettement hostiles.

« Que signifie cette violation ? demanda le vieil officier barbu. Quittez les lieux sur-le-champ ! »

Feric nota un soudain relâchement dans l’ardeur de sa troupe ; l’assaut psychique de Mork avait été épaulé par l’attitude ferme du vieux brave, et la résolution de ses hommes s’en trouvait ébranlée. Feric joua des coudes pour s’approcher du comptoir. Lançant son puissant bras droit par-dessus la pierre noire, il empoigna le Dominateur Mork par le cou, lui coupa la respiration d’une torsion du poignet et attira le misérable à mi-corps sur le comptoir. Le visage de Mork devint cramoisi par manque d’oxygène, et Feric sentit ses pouvoirs psychiques décliner.

« Voici l’immonde créature ! cria Feric. Ce monstre est le Dom qui tient cette place forte en esclavage !

— … Que ta bile t’étouffe, ordure humaine ! » parvint à gargouiller Mork, comprenant que les jeux étaient faits. Feric resserra sa prise et les balbutiements du Dom se muèrent en halètements rauques. Un rugissement bestial jaillit de la troupe. Des bras innombrables se tendirent, agrippèrent Mork par les épaules, les cheveux et les bras et, d’un commun effort, les hommes soulevèrent le Dom à demi inconscient, le firent passer par-dessus bord et le projetèrent à terre au milieu d’eux. Mork était trop affaibli par le manque d’air pour tenter sérieusement de se défendre ; en outre, aucun Dominateur ne pouvait espérer vaincre la volonté commune de plus de vingt Helders parfaitement avertis de sa nature malfaisante et soulevés d’une rage légitime.

« Un jour, vous vous prosternerez devant Zind et vous obéirez à nos ordres, stupides animaux ! » couina le Dom en tentant faiblement de se remettre sur ses pieds.

Aussitôt, une demi-douzaine de pieds solidement bottés s’enfoncèrent dans la cage thoracique du scélérat, le vidant de tout son air, si ce n’est plus. Un autre coup, celui-là sur la tête, plongea le Dom dans l’inconscience. Quand il s’affaissa mollement sur le dos, un grand hurlement s’éleva, et son corps disparut dans une forêt de pieds, de poings et de massues improvisées. Deux minutes plus tard, Mork n’était plus qu’un amas sanglant d’os brisés répandus sur le sol en céramique du poste-frontière. Feric tourna les yeux vers les trois Helders muets debout derrière le comptoir. Lentement, leur expression hébétée fit place à un masque horrifié.

Le plus jeune des officiers fut le premier à reprendre tous ses esprits. « J’ai l’impression de sortir d’un long et horrible cauchemar, murmura-t-il. Je me sens à nouveau un homme. Que s’est-il passé ?

— Un Dominateur est passé, Rupp ! fit le vieux soldat, qui étendit le bras et serra fermement l’épaule de Feric. Vous aviez raison, Purhomme Jaggar ! s’écria-t-il. Maintenant que cette ignoble vermine a été écrasée et son champ de dominance brisé, je me rends compte que nous n’étions plus des hommes purs depuis l’arrivée de Mork. Nous vous devons notre humanité retrouvée !

— Ce n’est pas à moi que vous la devez, mais à la cause sacrée de la pureté génétique, répliqua Feric, qui se tourna à demi pour faire face à sa troupe de citadins. Que ceci nous serve de leçon à tous ! déclama-t-il. Voyez avec quelle facilité des douaniers eux-mêmes se sont laissé prendre au piège d’un champ de dominance. Les Doms sont partout et nulle part ; il est rare de les voir ou de les flairer, et vous êtes impuissants à vous dépêtrer de leurs rets. Mais si vous voyez vos voisins se comporter comme s’ils étaient pris dans les tentacules d’un Dominateur vous pourrez les délivrer aussi facilement que vous tordez le cou d’un poulet étique. Nous sommes tous les gardiens de nos frères raciaux ! Que cette petite victoire brille dans nos cœurs comme un feu de joie ! Mort aux Dominateurs ! Longue vie à Heldon ! Qu’aucun homme pur ne prenne du repos avant que le dernier Dom ait été pulvérisé, avant que la dernière parcelle de terre habitable ait été placée sous la loi d’airain des hommes purs ! Noyons tous les Dominateurs et les métis dans un océan de sang ! »

Ce fut un tonnerre d’acclamations ; les douaniers et les candidats citoyens eux-mêmes communièrent avec la troupe de citadins dans cette ardente célébration. Feric sentit des mains robustes se poser sur son corps, et, avant même d’avoir compris ce qui lui arrivait, il se retrouva dans les airs, sur les épaules des hommes en liesse. Dans un déchaînement de vivats et de cris, les braves Helders le portèrent en triomphe hors du poste-frontière et sur le pont.

C’est ainsi que Feric fit sa seconde et véritable entrée dans Heldon : non plus en anonyme quémandeur de certificat, mais en héros triomphant, sur les épaules de ses partisans.

III

Après que leurs compagnons d’équipée eurent célébré leur victoire et s’en furent retournés à leurs diverses occupations, Feric et Bogel, sur la suggestion de ce dernier, gagnèrent l’Auberge de la Forêt. Outre une grande salle semblable à celle du Nid-d’Aigle, cet établissement comportait trois salons plus modestes et plus intimes. Un maître d’hôtel en uniforme vert bouteille soutaché de cuir fauve les introduisit dans une pièce lambrissée de chêne, au plafond bas et voûté fait de briques grossièrement taillées. Sur les tables particulières, des globes électriques, imitant par un procédé astucieux la lumière des torches, constituaient la seule source de lumière. Les tables elles-mêmes étaient des dalles de granit gris séparées par les hauts dossiers des banquettes capitonnées qui les flanquaient de part et d’autre, divisant en réalité le salon en une série de stalles particulières. Ici, ils pourraient converser en privé. Bogel commanda une bouteille de vin blanc et des assiettes de saucisses et de choux rouges. Feric ne récrimina pas à l’égard de la nature des aliments qui allaient lui être présentés ; il y avait des circonstances où l’on avait bien gagné le droit de manger de la viande, et celle-ci en était assurément une.

« Et maintenant, Feric Jaggar, dit Bogel quand le serveur se fut retiré, qui êtes-vous, quel est votre but dans l’existence et où comptez-vous aller ?

Feric lui relata ses origines et l’histoire de sa vie, ce qui était loin de faire un récit compliqué et de longueur excessive. Ils étaient à peine servis qu’il informait déjà Bogel de sa destination immédiate : Walder. Mais il se rendait compte que ses buts étaient devenus un sujet d’une amplitude quasi cosmique depuis les événements de l’après-midi, à croire qu’il s’éveillait d’un sommeil aussi long que son existence. Pour la première fois, il avait éprouvé la pleine dimension de son être, l’étendue du pouvoir que recelait sa forte volonté. La mission de sa vie avait toujours été claire : servir au mieux et par tous les moyens la cause de Heldon, de la pureté génétique et de l’humanité pure. Le difficile avait été de découvrir comment faire progresser cette cause sacrée. Maintenant, il songeait aux moyens de réaliser le triomphe final de Heldon et de l’humanité pure au travers de sa propre destinée. Il y avait de quoi être décourage par l’étendue et la complexité du problème, mais Feric était habité par la certitude d’avoir été choisi entre tous par le destin pour accomplir cet ultime acte d’héroïsme.

C’est ce qu’il tenta d’expliquer à Bogel ; le petit homme hochait la tête et souriait d’un air entendu, comme si les paroles de Feric n’avaient fait que confirmer une conviction déjà ancrée dans son esprit.

« Moi aussi, je sens l’aura du destin autour de vous, dit-il. Je le sens d’autant plus vivement que c’est une qualité dont je suis manifestement dépourvu. Nous servons la même noble cause avec une ferveur patriotique identique, et je me flatte d’être intellectuellement votre égal. De surcroît, je me suis entouré d’un petit groupe de partisans qui me considèrent comme leur chef. Mais, à vous écouter parler et à voir vos paroles galvaniser à ce point des inconnus, je trouve absurde que le Parti de la Renaissance Humaine ait un autre secrétaire général que vous. Je suis très à même d’édifier des théories, de planifier, d’organiser, mais il me manque ce nimbe du destin qui est votre apanage, mon cher Feric. J’ai la faculté de régir, mais vous avez le pouvoir d’inspirer. »

Feric pesa les paroles de Bogel, avec plus de gravité peut-être que celui-ci n’en avait mis. Il était certes intelligent, mais sa faiblesse majeure était de se croire plus intelligent encore. La signification profonde de ses propos était claire : il entendait voir Feric commander, lui-même jouant les éminences grises. Il méconnaissait ainsi une des grandes leçons de l’Histoire : Un homme peut fort bien décider sans être un véritable chef, mais aucun véritable chef n’a à craindre d’être dominé par un tel sous-ordre.

Le visage de Bogel s’illuminait de passion et, à la lueur des flambeaux synthétiques, ses traits revêtaient le masque d’une fureur légitime qui fit se gonfler d’émotion l’âme de Feric.

« Oui ! s’exclama-t-il. Mais qu’en est-il de votre petit parti ?

— Considérez un homme tel que moi, dit Bogel avec une amertume non dissimulée, qui s’aperçoit du danger mortel qui menace Heldon, qui décide de consacrer sa vie à l’accomplissement de son devoir racial, et qui ne peut, en dépit de tous ses désirs, créer autre chose qu’un parti fantoche de trois cents membres ! Cela ne fait-il pas bouillir votre sang ? »

Feric se sentait violemment ému ; certes, il avait correctement jugé les ambitions personnelles de Bogel, mais il avait sous-estimé la force de l’idéalisme de cet homme. Ambition personnelle et fanatisme se révélaient les plus puissants des alliés, quand on les unissait au service d’une cause juste. Bogel ferait certainement un admirable aide.

« Je vous comprends, dit simplement Feric.

— Ensemble, nous pouvons changer le cours de l’Histoire ! s’exclama Bogel avec passion. Nous voyons tous deux clairement le danger, nous voulons, vous et moi, que Heldon soit gouverné par des hommes d’une conviction inébranlable, dénués de toute pitié, disposant des moyens capables d’anéantir les Doms et de soumettre les quasi-humains, et que rien n’arrêtera. Le noyau d’organisation nationale que j’ai construit, je le dépose à vos pieds. Acceptez-vous ? Feric Jaggar, conduirez-vous Heldon à la victoire finale ? »

Feric ne put s’empêcher de sourire légèrement de la grandiloquence de Bogel. N’aurait-on pas cru, à l’entendre, que celui-ci faisait présent du Sceptre Impérial, de la Grande Massue de Held depuis longtemps perdue, au lieu de la direction d’un petit parti minable ? Qui plus est, il ne pouvait s’empêcher de penser que Bogel en rajoutait un peu pour son compte personnel. Pourtant, à un niveau supérieur, ce dernier était parfaitement sincère et son appel était de ceux qu’un homme pur ne refuse pas. Le proverbe dit vrai « À petites causes, grands effets. » Il était entré à Heldon seul et sans amis, il arriverait à Walder chef d’un petit groupe de partisans. Le destin lui avait indubitablement adressé ce signe pour le préparer à sa mission ; il lui appartenait de relever le défi.

« Très bien, répondit-il. J’accepte. Nous prendrons demain le paquebus pour Walder. »

Bogel rayonnait, aussi transporté qu’un enfant par un nouveau jouet. « Magnifique ! s’écria-t-il. J’enverrai un message radio au quartier général du Parti pour préparer votre arrivée. Ceci est l’avènement d’un nouvel âge pour Heldon et pour le monde. Je le sens en mon âme. »

Le ciel était merveilleusement bleu au-dessus d’Ulmgarn et l’air matinal vif lorsque Feric et Bogel embarquèrent sur le paquebus à destination de Walder ; Feric se sentait dispos et plein de vigueur. Contrairement au court et pénible trajet Gormond-Pormi, la traversée de deux jours promettait cette fois d’être fort agréable. Le paquebus borgravien, véritable antiquité ferraillante qui bringuebalait ses roues approximativement rondes sur des routes à peine tracées, avait soumis ses passagers à une véritable torture. Feric avait été enfourné dans ce répugnant véhicule en compagnie d’une authentique basse-cour composée des plus grossiers mutants et hybrides, le tout dégageant pour comble une puanteur d’égout à ciel ouvert. À l’opposé, le Zéphyr d’Émeraude était une machine rutilante et moderne pourvue des plus récents pneumatiques, adaptés à la perfection légendaire des routes helders.

Extérieurement, la cabine apparaissait peinte d’un magnifique vert émeraude discrètement soutaché de brun ; l’acier de la chaudière et de la cabine de pilotage brillait, exempt de toute rouille. À l’intérieur, on remarquait le plancher de sapin, les vitres impeccables, cinquante sièges recouverts de velours rouge peluché, bourrés de tendre duvet, et dont seule la moitié se trouvait occupée, le plus souvent par d’admirables spécimens humains. Tel quel, ce magnifique paquebus constituait un tribut émouvant à l’habileté et à la technologie helders. Une grande partie de la route menant à Walder traversait les vallons sinueux et les bosquets de la Forêt d’Émeraude, contrée réputée pour sa beauté touristique. Bref, Feric ne voyagerait pas seul, perdu au sein d’une horde de bâtards, mais en compagnie de son nouveau protégé, Seph Bogel, et entouré de Helders. Voilà qui promettait d’être un agréable voyage ! Feric et Bogel choisirent deux sièges vers le centre de la cabine, également préservés du bruit de machine à vapeur à l’avant et du tangage excessif de l’arrière ; places de choix prisées des voyageurs expérimentés, l’assura Bogel, qui insista aimablement pour que son nouveau chef occupe le siège proche de la fenêtre.

Tous les passagers une fois embarqués, une hôtesse en tenue verte et brune émergea d’une petite pièce lovée entre la cabine des passagers et l’arrière de la réserve de bois, se présenta comme étant Purfemme Garth, et distribua des coussins à ceux qui le désiraient.

La porte de la cabine fermée, les freins furent desserrés dans un grand sifflement de vapeur ; le moteur emplit la cabine d’une pulsation régulière, grave, puissante, somme toute agréable, et le paquebus sortit lentement de la station.

Le vapeur prenait régulièrement de la vitesse le long des rues d’Ulmgarn, et à la sortie de la ville et de l’autoroute il filait un bon soixante à l’heure, accélérant toujours. Jamais aucun véhicule en Borgravie n’avait atteint cette vitesse, et Feric fut exalté de la sensation physique née de cette allure impétueuse. Le vapeur ne cessa d’accélérer qu’une fois les quatre-vingts kilomètres/heure presque atteints sur la longue portion de ligne droite qui coupait une région agricole magnifiquement cultivée en bordure de la Forêt d’Émeraude qui s’étendait, de plus en plus proche, véritable mur de verdure.

« Regardez ça ! » s’écria Bogel, interrompant la rêverie de Feric. Celui-ci se retourna et vit que Bogel désignait, par-delà la fenêtre arrière du vapeur, quelque chose qui remontait le paquebus à une vitesse incroyable. « Une voiture à essence ! Je parie que vous n’avez rien vu de pareil en Borgravie ! »

Feric connaissait l’existence de cette merveille, sans l’avoir jamais vue. À la différence des paquebus, qui consommaient du bois, facilement disponible, la voiture à essence – entraînée par un moteur dit à combustion interne – usait d’un carburant appelé pétrole. Ce liquide noir devait soit être acheminé par des convois de bateaux armés et blindés depuis les déserts du grand Sud, soit être acheté aux immondes habitants de Zind ; l’une et l’autre solution entraînaient d’énormes dépenses mais permettaient l’utilisation de ce véhicule capable de vitesses fantastiques, proches du cent soixante, consommant un carburant aussi rare que cher. En Borgravie, seule la demi-douzaine d’avions dont disposait le pays en faisait usage, ainsi que les véhicules des plus hautes autorités. Feric n’ignorait pas que de telles voitures à essence existaient en plus grand nombre dans la haute civilisation de Helder ; il s’estima néanmoins très heureux de profiter d’un tel spectacle au début même de son voyage.

En quelques secondes, la voiture à essence avait rattrapé le paquebus et le dépassait, décrivant une large courbe. Feric l’entrevit clairement un très court instant. Le véhicule avait le quart de la longueur du paquebus et un tiers de sa hauteur. L’habitacle ouvert du chauffeur en livrée officielle gris et noir, à la suite du long capot, était prolongé par une petite cabine fermée ne pouvant accueillir plus de six passagers. Ce fut un spectacle vraiment magnifique que cette voiture, dont les ornements noirs tranchaient sur la laque rouge vif, lorsqu’elle atteignit le paquebus, avertit, puis fila rapidement dans un doux grondement pour disparaître là où la route rejoignait la Forêt d’Émeraude.

« Il nous faudra bientôt un transport comme celui-là, dit Feric. C’est ainsi qu’un chef doit voyager ! En fait, c’est ainsi que tout groupe d’élite devrait voyager – avec rapidité, élégance et brio !

— Le pétrole coûte excessivement cher, fit remarquer lugubrement Bogel. Au point où en sont les choses, user d’une voiture à essence pendant un an reviendrait à couler la trésorerie du Parti.

— Pas si nous contrôlions les terrains pétrolifères du sud-ouest de Zind, murmura Feric en aparté.

— Quoi ? »

Feric sourit. « Je songe au futur, Bogel. Un futur qui verrait Heldon sillonné de routes magnifiques et où même un Helder aux moyens modestes pourrait se permettre de conduire des voitures à essence, un futur où les grands champs pétrolifères du sud-ouest de Zind constitueraient notre réservoir privé de pétrole. »

Bogel écarquilla légèrement les yeux. « Vous vivez des rêves héroïques, Feric Jaggar ! » dit-il.

Et Feric de répliquer : « Le Nouvel Âge sera héroïque au-delà même de tous mes rêves actuels, Bogel. Il nous faut devenir une race de véritables héros pour lui donner le jour. Et, quand ce temps sera venu, nous vivrons comme il convient à une race de demi-dieux. »

Le paquebus atteignit rapidement la Forêt d’Émeraude. La route suivait à présent la rive droite d’un torrent clair et rapide dont les courbes douces serpentaient à travers des boqueteaux de la basse forêt. Le chauffeur du vapeur fut obligé de ralentir aux alentours de cinquante à l’heure pour maintenir le véhicule sur la route dans les virages les plus serrés. Cette allure plus solennelle permit à Feric d’admirer à loisir cette légendaire forêt vierge.

Les arbres, couronnés de riche feuillage vert foncé, témoignaient d’un âge vénérable, avec leurs troncs de rude écorce travaillés par la nature comme des gargouilles. Ils se trouvaient plantés à intervalles réguliers pour permettre aux hommes, protégés du soleil par les ombres lourdes et profondes, de marcher sans trop de peine entre les taillis. Des fougères, des buissons d’herbe courts et carrés couverts de champignons et d’autres végétaux, composaient l’essentiel du sous-bois.

Rien ici ne rappelait la profusion cancéreuse et violacée des broussailles aux mutations obscènes qui étouffaient les rares parcelles de jungle irradiée de Borgravie, métamorphosant ces contrées en cloaques impénétrables, refuges de bêtes rôdant alentour et dont la seule vue faisait se retourner l’estomac d’un homme solide.

Les arbres de la Forêt d’Émeraude étaient génotypiquement purs ; la forêt avait survécu au Temps du Feu, intégralement épargnée, vierge de toute contamination. Son âge restait inconnu ; beaucoup plus ancienne que Heldon, elle existait vraisemblablement déjà sous cette forme avant même l’apparition du pur génotype humain. Les contes de vieilles femmes ne rapportaient-ils pas que la race humaine y était née ?

Cela pouvait relever de la superstition pure, mais le fait était patent : ici, dans la Forêt d’Émeraude, de petits groupes d’hommes purs s’étaient terrés après le Feu et avaient massacré tous les mutants assez fous pour y pénétrer, avant d’être regroupés par Stal Held pour former le royaume de Heldon, Génération après génération, les Helders s’étaient progressivement répandus hors de la forêt, purifiant les terres environnantes de tout mutant, jusqu’à atteindre les frontières des temps modernes.

Sigmark IV, dernier roi helder, fuyant la Guerre Civile, s’était lui aussi, poussé semble-t-il par l’instinct, réfugié sur sa terre ancestrale où, selon la légende, il avait caché la Grande Massue de Held, en attendant le jour où quelque pur spécimen de sang royal pût à nouveau la manier et prétendre au trône. Puis Sigmark IV, sa cour et la descendance royale avaient disparu dans les brumes de l’Histoire.

Oui, de nombreuses légendes, dont l’origine même remontait bien au-delà du Feu, couraient sur la Forêt d’Émeraude et occupaient une place privilégiée dans l’Histoire et l’âme de Heldon. Une crainte sereine et respectueuse pénétrait Feric. Ici, la gloire du passé était proprement palpable, présente dans les légendes de la Forêt, dans l’histoire glorieuse et parfois sombre qui s’y était jouée, présente aussi dans l’existence même de la forêt, île boisée qui avait traversé le Feu sans être contaminée, qui avait étendu sa pureté, au long des siècles, sur ce qui était devenu Heldon, promesse vivante d’un jour où les forces de la pureté génétique reconquerraient le monde entier.

« N’est-ce pas magnifique ? » souffla Bogel.

Feric ne put qu’acquiescer en silence alors que le paquebus s’enfonçait plus avant dans les profondeurs de l’orgueilleuse forêt.

Le soleil ayant dépassé de peu son zénith, l’hôtesse présenta un en-cas de pain noir, saucisse froide et bière. Le paquebus roulait au plus profond des bois. La route serpentait à travers des collines boisées, basses et ondoyantes, où se montraient de temps à autre un lapin ou un daim. Tout en mangeant, Feric jetait par intervalles un coup d’œil sur ses compagnons de voyage, bien que jusque-là aucun mot n’eût été échangé entre eux. Apparemment, il n’était sur les vapeurs helders pas coutume pour des inconnus de se porter mutuellement attention – contraste heureux avec le vacarme sordide des transports borgraviens !

Les Helders, à l’intérieur du vapeur, composaient un groupe typique d’hommes purs, très robustes pour la plupart. Il y avait une solide famille de paysans dans leurs atours du dimanche, des vêtements aux gais coloris blancs, rouges, jaunes et bleus, certes simples mais absolument nets. Quelques marchands portaient des costumes plus riches, bien qu’un peu sévères, deux d’entre eux voyageant apparemment avec leurs femmes. Il y avait encore toutes sortes d’hommes et de femmes à l’aspect respectable, aux activités difficilement identifiables. En somme, c’était un groupe tout à fait civilisé et à l’air cultivé, un échantillonnage nullement exceptionnel du peuple de Heldon, et par là même un hommage à la noblesse génétique de la population tout entière.

Tous semblaient tirer un enrichissement spirituel du paysage aux ombres profondes que traversait le vapeur ; les voix parvenaient étouffées, presque solennelles, le regard ne pouvait longtemps se détacher des magnifiques panoramas qui s’ouvraient devant les vitres du vapeur. La glorieuse histoire qui enveloppait la Forêt, la présence écrasante de tant de vie primordiale non contaminée, engendraient une atmosphère qu’on pouvait à bon droit qualifier de mystique. Il fallait être un mutant de la plus basse espèce ou un Dom sans âme pour échapper à l’envoûtement de cette contrée.

« Je sens une grande force émaner de ces bois, Bogel, dit tranquillement Feric. Je vis ici un rapport organique direct avec notre glorieuse histoire raciale. J’ai l’impression d’entendre mes gènes chanter les sagas du passé ancestral.

— Ces bois sont étranges, renchérit Bogel, et des gens étranges y vivent aujourd’hui – des bandes de chasseurs nomades, de ramasseurs de champignons sauvages et d’herbes des forêts, quelques brigands d’occasion. Si l’on en croit les légendes, il y aurait même des adeptes de la Magie Noire d’avant le Feu. »

Feric sourit. « Craignez-vous les sorciers et les trolls de la Forêt, Bogel ? railla-t-il.

— Je n’ai que faire de ces superstitions ridicules, répliqua Bogel. Cependant, il est historiquement prouvé que quelques anciens ont survécu ici, assez longtemps du moins pour fabriquer la Grande Massue de Stal Held, qui vécut de nombreuses générations après le Feu. Je dois reconnaître que la seule idée que leurs descendants peuvent préparer quelque part dans ces bois le retour du Feu me fait frissonner, bien que je sache parfaitement que de tels sorciers n’existent pas. »

À ces mots, Feric resta silencieux. Aucun homme n’avait envie, fût-ce en imagination, de contempler le retour du Feu. De ces quelques brèves journées d’holocauste, des siècles auparavant, étaient issus les principaux maux qui dévastaient toujours le monde : la contamination génétique de la race humaine, les vastes déserts radioactifs qui recouvraient tant de régions du globe, l’existence des Doms fétides. Le vieux monde était mort au Temps du Feu ; le nouveau monde qui en était né n’était que pâle et chétive imitation de la gloire des Anciens. Les hommes purs maudiraient le Temps du Feu aussi longtemps que survivrait leur race.

Mais un jour viendrait, au cours même de leur propre vie, qui verrait les hommes purs reprendre irrévocablement le clair chemin d’un Nouvel Âge d’Or ; Feric en fit à soi-même le serment solennel, alors que le vapeur l’emportait vers le nord à travers les bosquets majestueux de la Forêt d’Émeraude.

Le soleil déclinant, un crépuscule au rouge profond et de longues ombres noires envahirent la forêt, prêtant aux épais taillis d’arbres noueux des formes quelque peu menaçantes et sinistres ; longtemps avant la tombée de la nuit, la Forêt d’Émeraude emprunta tous les aspects d’une forêt nocturne. Loin de lui ôter de sa beauté, le demi-jour en rehaussait la grandeur, imprimant à son charme un caractère encore plus sauvage et plus sombre.

Le paquebus s’enfonçait dans la forêt, tel un objet isolé dans l’espace et dans le temps ; seule apparaissait réelle l’immensité sylvestre dans laquelle il semblait glisser furtivement, comme une créature échappée de son milieu naturel.

Mais, alors que le vapeur négociait avec prudence un virage particulièrement difficile, cette atmosphère d’évasion mystique se trouva soudain brutalement déchirée. Là, sur l’épaulement de la route, la voiture rouge qui les avait dépassés avec tant de panache quelques heures auparavant gisait retournée comme la carapace d’un énorme scarabée mort, ses pneus en lambeaux, son corps de métal tordu et éventré, déchiqueté par les balles. On ne distinguait plus aucun corps.

Un grand brouhaha emplit la cabine du vapeur, qui s’arrêta près de la carcasse dans un grand sifflement de freins. Un silence inquiétant lui succéda tout aussitôt quand il apparut que l’épave ne recelait plus aucun souffle de vie.

« Certainement l’œuvre de brigands, dit Bogel. C’est une chose qui n’a rien d’exceptionnel dans ces contrées.

— Pensez-vous que nous risquions d’être attaqués ? » s’enquit Feric. Il ne ressentait aucune peur, seulement une curieuse excitation qu’il ne s’expliquait pas.

« Difficile à dire, répondit Bogel. S’attaquer à une petite voiture à essence est une chose ; arrêter un vapeur de cette taille en est une autre. Seuls les Vengeurs Noirs à motocyclette sont en fait capables de cela, et, d’après ce que je sais, ils en ont surtout après l’essence. C’est pourquoi il me paraît peu probable de les voir attaquer un vapeur. »

Le chauffeur se garda d’ouvrir la porte de la cabine des voyageurs ou de descendre de la sienne ; les agresseurs pouvaient fort bien se cacher sous le couvert. À l’abri à l’intérieur du vapeur, quelques minutes lui suffirent pour inspecter l’épave et s’assurer qu’aucun survivant n’apparaissait alentour. Il relâcha les freins, remit la vapeur, et le véhicule reprit sa route. Dans le compartiment, l’atmosphère, lourde d’inquiétude, dénotait cependant aussi la fermeté et la détermination qui convenaient à de hardis Helders.

Le vapeur poursuivit sans incident son chemin pendant la demi-heure qui suivit, et l’esprit des voyageurs se détendit graduellement au fur et à mesure que les minutes passaient sans événement fâcheux. Plus avant, la route empruntait un goulet entre deux collines, ancien lit de rivière qui servait à présent de voie naturelle pour pénétrer dans les profondeurs de la forêt.

Comme le vapeur franchissait ce canyon miniature, un stupéfiant vacarme couvrit la pulsation de la machine à vapeur ; de petites détonations aiguës et saccadées toussèrent dans la nuit. On eût dit une troupe de chats sauvages géants et métalliques pistant leur proie. Cela s’amplifia jusqu’à exploser en un grondement assourdissant qui fit trembler jusqu’à la moindre molécule de matière.

Soudain, une horde de machines fantastiques jaillit des bois, à une vitesse effarante, au milieu d’un prodigieux nuage de poussière et de pierres, précédée de l’horrible son annonciateur. Chaque machine se composait de deux grandes roues reliées par des tubes d’acier ; la roue arrière était entraînée par une chaîne de transmission reliée à un moteur à essence chromé et hurlant placé directement entre les jambes du cavalier ; la roue avant, enserrée dans une fourche pivotante, était manœuvrée par une barre bifide ouvragée dont le cavalier serrait les deux grandes poignées. Il y avait là deux douzaines de motos pour le moins, toutes festonnées, garnies et ornées selon les goûts de chacun de scintillantes émaillures rouges, noires ou blanches ; des plaques de protection en chrome luisant ; des tuyaux et des grillages baroques ; des sièges immenses tendus de cuir ou de peluche en velours ; de grandes sacoches aux motifs extravagants suspendues à la roue arrière ; des queues de métal brillant dressées qui suggéraient toutes sortes de poissons et de volatiles. C’était un spectacle incroyable de puissance, de métal, d’allant, d’éclat, de mouvement et de couleur où prédominait le noble insigne du svastika, tel un emblème unificateur.

Cette magnifique troupe de machines rutilantes déboula sur la route et se jeta à la poursuite du vapeur dans une magistrale envolée de puissance et de grâce. Presque instantanément, les motocyclistes furent à la hauteur du vapeur, l’encerclant en proue et en poupe, à droite et à gauche, et Feric put clairement discerner quelle sorte d’hommes enfourchaient ces héroïques étalons de métal.

Des hommes assurément dignes de leurs machines ! De grands types robustes, aux vêtements de cuir brut noir et brun, portant de flamboyantes capes de couleur, brodées de svastikas, de têtes de mort, d’éclairs et autres motifs virils, qui flottaient derrière eux comme autant d’orgueilleuses banderoles. D’abondants ornements métalliques : chaînes, plaques, médaillons, décoraient leurs costumes ; leurs larges ceintures cloutées soutenaient des dagues, des pistolets et de formidables massues. Certains portaient des casques d’acier chromé ou émaillé, mais la plupart laissaient flotter librement leurs fières chevelures blondes.

« Les Vengeurs Noirs ! gémit Bogel.

Magnifique ! » s’écria Feric.

Il percevait très bien la peur des passagers dans la cabine ; à ses côtés, Bogel était pâle et nerveux. Certes, il était logique, il l’admettait, d’éprouver une certaine inquiétude à la vue de ces gens ; pourtant, quelque chose dans leur fougue et leur allant, la brutalité virile du spectacle, le fit frissonner. Barbares, certes, mais quels magnifiques barbares !

Ayant presque entièrement encerclé le vapeur, quelques Vengeurs Noirs sortirent leurs pistolets et tirèrent des coups de semonce en l’air ; les détonations semblèrent amorties par le puissant vacarme des moteurs. Leur signification n’en parut pas moins claire au chauffeur du vapeur ; il écrasa les freins, lâcha la vapeur, et le véhicule s’arrêta, tout soufflant, sur le bord de la route. Aussitôt, les motocyclistes bouclèrent le cercle et, alors que le gros des Vengeurs demeuraient sur leurs machines tournant au ralenti, grondant toujours comme une meute de chiens de métal, une douzaine environ, mettant pied à terre, plantèrent leurs engins sur leurs béquilles et convergèrent d’un air désinvolte vers la porte de la cabine, les mains encombrées de pistolets et de massues. Il se fit un grand martèlement contre la porte et une puissante voix rauque mugit : « Ouvrez aux Vengeurs, ou nous allons ouvrir cette boîte de conserve à mains nues et vous manger tout crus ! »

Les passagers proches de l’ouverture se ruèrent hors de leurs sièges pour s’entasser à l’arrière de la cabine pendant que l’hôtesse, tremblante, déverrouillait la porte ; belle poltronnerie, pensa Feric, et peu propre à susciter l’admiration de tels hommes.

Dans la cabine surgit alors un homme gigantesque, de la taille de Feric mais aux muscles encore plus massifs. Son justaucorps noir sans manches dévoilait avantageusement les serpents sinueux tatoués sur ses bras. À la chaîne d’argent qu’il avait au cou pendait un crâne chromé quasiment grandeur nature. Dans sa ceinture, fermée par une énorme boucle d’acier gravée d’un svastika rouge sang, était fiché un pistolet et sa main serrait une massue d’acier chromé d’une longueur et d’une épaisseur impressionnantes, terminée par un crâne luisant. Ses cheveux blonds tombant sur ses épaules et sa barbe également blonde étaient nattés. Au lobe d’une oreille étincelait un lourd anneau d’or. Ses yeux, d’un bleu de glace, étaient francs et grands ouverts. Le manteau noir qu’il traînait derrière lui s’ornait de deux éclairs rouges.

Cet individu entreprit de pincer les fesses de l’hôtesse avec une franche paillardise, embrassant à pleine bouche la jeune femme frémissante, pendant que dix de ses camarades faisaient irruption dans la cabine derrière lui. Bâtis sur le même gabarit que le premier, c’étaient tous de grands gaillards vigoureux aux cheveux hirsutes, à la barbe et à la moustache fournies, qui avaient grand besoin d’être taillées. Vêtus d’extravagants cuirs lâches rehaussés de brillants objets métalliques, emblèmes, pendentifs et médaillons, ils brandissaient, les uns des pistolets et des massues, les autres des dagues et autres armes. Tatoués pour la plupart, ils portaient des boucles d’oreilles en or, en argent ou en acier, et paraissaient avoir grand besoin d’un bain, tout couverts qu’ils étaient de sueur et de poussière.

Ayant salué l’hôtesse à sa façon barbare, le Vengeur gigantesque tourna un regard morose vers les passagers tapis dans le fond du vapeur.

« Une belle bande de décrotteurs de slips et de marchands de fumier, hein, Stopa ? observa un Vengeur bien rasé, aux longs cheveux châtains, un anneau d’argent à l’oreille droite. À mon avis, ce sont des candidats à une purée de mutants.

— Nous verrons cela, Karm, dit le géant. N’oublie pas qui commande ici. Si j’ai besoin de ton avis, je te le demanderai. » Karm se tut, l’air sombre, sous les rires des autres. De toute évidence ce Stopa, même mal dégrossi, avait tout pour faire un meneur d’hommes.

« À nous, bande de larves, fit-il, s’adressant aux passagers. Au cas où vous ne seriez guère sortis de votre trou ces derniers temps, je m’appelle Stag Stopa, et voici les Vengeurs Noirs ; si cela ne vous dit rien, vous ne tarderez pas à comprendre. Nous aimons par-dessus tout nos motos et la bagarre, lutiner les filles, nous soûler, écraser les mutants et les grandes gueules – et pas grand-chose d’autre. Nous supportons mal les répliques, les mutants, la police et les Doms. Si nous n’aimons pas quelqu’un nous le faisons disparaître sous terre ; notre vie est aussi simple et honnête que ça. »

Le discours de Stopa était aussi agréable à Feric qu’aurait pu l’être celui d’un adolescent à qui n’aurait manqué qu’un père sévère et sage pour canaliser dans la bonne direction ses instincts de jeune animal sain. Quel contraste entre ces splendides gaillards et les citadins terrés au fond de la cabine !

« Ce que je veux vous voir comprendre, espèces de larves, poursuivit Stopa, c’est qu’à notre manière nous sommes des idéalistes et des patriotes. Lorsque nous pensons qu’une limace est un mutant puant, nous le tuons sur-le-champ. Nous débarrassons ainsi les bois d’un tas d’ordures génétiques. C’est un cadeau à tous que nous faisons là, une fleur en échange de laquelle nous pensons avoir le droit de demander quelque chose. Et, pour commencer, videz vos poches et remettez-nous vos bourses et vos portefeuilles. »

Un concert de gémissements épouvantés et de cris de colère fit écho à cette déclaration, mais, Stopa et quelques-uns de ses hommes ayant fait un pas vers les passagers, une véritable avalanche de bourses, de portefeuilles et autres objets de valeur s’abattit sur le plancher de la cabine. Bogel lui-même se fouilla, à la recherche de sa bourse et de son portefeuille, et les aurait sans doute tendus si Feric, d’une pression de la main et d’un regard impérieux, ne l’en avait empêché. Une fameuse brochette d’hommes purs que ces couards, ces poltrons ! Racialement, un seul de ces rudes barbares en valait dix !

Tandis que ses hommes ramassaient le butin, Stopa se dirigea vers les sièges où Feric et Bogel se tenaient immobiles et bien en vue. Il fusilla Bogel du regard, brandit sa massue de manière significative et gronda : « Et toi, gringalet ? À te voir, on dirait un mutant ou même un Dom. Nous arrachons aux Doms bras et jambes avant de les rôtir vivants. »

Bogel devint blanc comme un linge, pétrifié, mais Feric déclara à voix haute et claire : « Cet homme est sous ma protection, et vous avez ma parole d’honneur que son pedigree est parfait.

— Qui crois-tu être ? mugit Stopa, balançant son torse puissant au-dessus de Bogel pour fixer sur Feric un regard féroce. Ouvre encore la bouche et j’y enfonce ma massue. »

Lentement, délibérément et sans détourner une seconde son regard inflexible des yeux de Stopa, Feric se dressa de toute sa taille : les deux hommes gigantesques se trouvaient ainsi face à face, leurs regards se défiant par-dessus Bogel, toujours assis. Pendant un long moment, les yeux bleus de Stopa soutinrent ceux de Feric, qui canalisait résolument chaque molécule de sa formidable volonté dans son regard de fer. Puis la volonté de Stopa fléchit, et son regard fut obligé de se détourner pour s’accorder un répit après cet irrésistible assaut psychique.

À cet instant, Feric dit simplement : « Je suis Feric Jaggar. »

Reprenant ses esprits, Stopa demanda : « Où sont vos richesses, Purhomme Jaggar ? » Mais sa voix avait à présent perdu son inflexion métallique.

« Mon portefeuille et ma bourse sont attachés à ma ceinture, comme vous pouvez le voir, répliqua Feric sans s’émouvoir. Et ils y resteront.

— Je vous ai dit que nous faisions une fleur à tout le monde, dit Stopa, brandissant à nouveau sa massue. Vous devez être quelque mutant ou métis pour refuser de contribuer à la cause, et, ceux-là, nous les tuons. Vous feriez donc mieux de prouver votre pureté en nous remettant vos affaires, ou nous allons nous payer une purée de mutants.

— Laissez-moi vous dire avant tout que j’approuve entièrement vos sentiments. J’ai moi-même débarrassé le monde d’un Dom pas plus tard qu’hier. Nous servons la même noble cause. Je reconnais en vous un homme comme moi, impitoyablement déterminé à protéger la pureté génétique de Heldon à la force du poing et de l’acier. »

Pour quelque raison ces paroles parurent vexer Stopa ; il scruta le visage de Feric d’un air incertain comme pour y chercher un message au sens caché. Ses camarades, cependant, ayant durant cet échange ramassé leur butin, manifestaient maintenant, maussades et impatients, leur irritation.

« Allez, Stopa, casse-lui la tête et allons-nous-en d’ici !

— Écrase cette grande gueule ! »

Stopa se retourna sur lui-même, ivre de rage, fouettant l’air de sa lourde massue. « Larves ! Le prochain d’entre vous qui ouvre la bouche ramènera ses dents dans un sac ! »

Ces grands et rudes gaillards reculèrent devant la fureur de Stopa, qui revint vers Feric, le visage rouge, les yeux brillants de colère. « Écoutez, gronda-t-il, vous semblez être d’une autre trempe que ces vermisseaux, Jaggar, un peu comme moi, aussi n’ai-je aucune envie de vous détruire. Mais personne ne gagne à discuter avec Stopa ; alors donnez-moi vos affaires, et nous nous en irons. »

Feric réfléchit un instant. Jusque-là, il n’avait agi que par instinct, sentant que ces Vengeurs étaient liés en quelque sorte à son destin et qu’il se desservirait lui-même en apparaissant à leurs yeux autrement qu’en héros à la volonté de fer. Il lui semblait désormais qu’il aurait à les combattre tous, auquel cas il serait massacré, ou qu’il devrait se résoudre à leur donner son argent, et alors il perdrait à la fois sa modeste fortune et leur respect. Bogel, pour sa part, était trop terrifié pour oser intervenir, même pour lui donner des conseils de lâcheté. Finalement, fixant Stopa d’un œil méprisant, Feric opta pour la dernière des audaces.

« Vous semblez vigoureusement bâti, Stopa, dit-il. Je ne vous aurais pas pris pour un couard. »

Le visage de Stopa s’empourpra, ses dents grincèrent, et les muscles de ses bras saillirent en collines noueuses.

« Vous n’osez me menacer ainsi que parce que je suis désarmé, que vos hommes sont derrière vous et que vous tenez à la main une massue, poursuivit Feric. Vous savez qu’en combat régulier je vous vaincrais. »

Le rugissement animal qui jaillit de la troupe de Stopa s’acheva en rires moqueurs. Stopa se retourna vers les Vengeurs, le regard mauvais, mais sans grand résultat. La troupe connaissait les mêmes lois qu’une meute de loups ; le chef commandait aussi longtemps qu’il était capable de défaire tous les arrivants. Il venait d’être défié, et son pouvoir sur les autres ne retrouverait toute sa force qu’une fois l’affaire réglée. Stopa lui-même, presque instinctivement, comprit clairement la situation et son regard à nouveau fixé sur Feric brilla de ruse, démentant ses traits empourprés.

« Vous osez défier Stopa ? rugit-il d’un air belliqueux. Seul un Vengeur peut défier le commandant d’égal à égal. Je vous laisse choisir, Jaggar : donnez-moi vos richesses humblement comme les autres vermisseaux, faites-vous écrabouiller sur-le-champ par la bande, ou subissez les rites d’initiation des Vengeurs. Si vous survivez, nous réglerons le reste entre nous. »

Feric sourit largement ; c’était précisément ce qu’il voulait. « D’accord pour l’initiation, Stopa, fit-il calmement. Cette cabine m’a engourdi les muscles et j’ai besoin d’un petit peu d’exercice. »

Les Vengeurs hurlèrent leur approbation à cette repartie. Il était clair que tous ces éléments ne réclamaient qu’une main de fer, un exemple ferme et un but précis pour devenir une troupe de choc animée du meilleur esprit de corps.

« Alors, vous venez avec nous ! » dit Stopa, et il sembla à Feric que sa colère s’était tempérée d’une admiration comme seule il peut en exister entre vieux loups, qu’ils soient ou non voués à se combattre férocement l’instant d’après.

« Mon ami va venir avec nous aussi, dit Feric en désignant Bogel. Il n’est pas très robuste et l’air frais lui fera le plus grand bien. »

À nouveau, les Vengeurs éclatèrent d’un rire bon enfant, auquel Stopa, cette fois, se joignit. Bogel, quant à lui, avait tout l’air de vouloir disparaître dans un trou pour échapper à la vue de tous.

« Amenez donc votre chien-chien ! fit Stopa. Il n’a qu’à monter avec Karm. Vous, Jaggar, venez avec moi. »

Stopa et ses Vengeurs poussèrent alors rudement Feric et Bogel hors du paquebus ; à l’extérieur les attendait le cercle tumultueux des motocyclettes.

IV

Bien que les ombres profondes et l’air frais du soir fussent descendus sur la Forêt d’Emeraude, l’atmosphère autour du vapeur faisait penser à un enfer impétueux de métal luisant ; cela grondait, aboyait, dans un nuage de fumée toxique. Feric suivit Stopa, qui se dirigeait vers sa moto, seul engin silencieux parmi les coursiers de métal qui rongeaient leur frein.

La machine de Stopa était d’une dimension et d’un dessin qui convenaient à la position de son propriétaire. Son moteur semblait plus important que les autres et ses accessoires chromés brillaient comme un miroir. Le guidon étincelant s’étirait, rappelant par sa forme les cornes d’un énorme bélier ; leur taille était telle que, lorsque Stopa enfourcha la moto et les saisit, ses poings arrivèrent à peu près à la hauteur de sa tête, les bras majestueusement tendus. Les sacoches de la moto, laquées de noir, s’ornaient de chaque côté d’une tête de mort chromée identique à celle que Stopa portait autour du cou. Le réservoir à pétrole, noir également, se parait de chaque côté d’un double éclair rouge. La selle de cuir noir était de taille à accueillir facilement deux passagers, offrant même une place supplémentaire pour le sac de Feric. À l’arrière de la moto s’élargissaient deux ailes roses, pareilles aux ailes d’un aigle. Sur le garde-boue avant, un phare jaillissait du bec béant d’une énorme tête d’aigle.

Alors que Feric s’installait, Stopa, d’une vigoureuse poussée de sa botte à semelle d’acier sur le kick, redonne vie au puissant engin. Feric pouvait, à travers le siège sentir les vibrations du moteur entre ses cuisses.

Stopa se tourna à demi, et adressa à Feric un sourire du carnassier. « Cramponnez-vous, si vous tenez à la vie » dit-il. Puis, s’adressant ses hommes, il hurla pour dominer le vacarme : « En avant ! »

Dans un grondement assourdissant, la moto de Stopa se rua en avant, coupant la respiration de Feric. Elle s’inclina dangereusement, tournoya quasiment sur place, et repartit dans la direction du goulet, atteignant en un instant quelque soixante kilomètres/heure. Quel engin ! Quel cavalier ! Quelle troupe d’assaut pourraient former ces Vengeurs !

Feric allongea le cou pour apercevoir les autres motards qui suivaient Stopa, horde dense et déguenillée, et, au milieu d’eux, il distingua Bogel, pâle comme un fantôme, les yeux presque fermés, cramponné pour sauver sa chère vie au siège de la machine qui suivait celle de Stopa. Feric lança dans le vent de la course un rire sauvage. Quelle fougue dans ces monstres ! Quelle magnifique impression se dégageait de leur masse ! Il ne leur manquait que la discipline…

En atteignant la gorge qui s’ouvrait sur la forêt, Stopa n’hésita pas : c’est à peine s’il leva le pied. La motocyclette jaillit hors de la route pavée et fonça sur une piste grossière au long des sombres couloirs forestiers, la troupe grondante sur ses traces.

Une course sauvage s’ensuivit dans les bois enténébrés, sur le sol cahoteux de la forêt. Jamais Feric, même dans ses rêves les plus extravagants, n’avait imaginé pareille chose. Slalomant entre les arbres à une vitesse exaltante dans les passages difficiles, rebondissant et glissant sur les racines, les pierres et toutes sortes de broussailles, Stopa conduisait sa monture avec un instinct sûr, une classe, un allant qui réussirent à mettre Feric totalement à l’aise. Le destin, semblait-il, dirigeait la moto, et Stopa, jusqu’à un certain point, en était conscient. Machine, cavalier et passager formaient un concentré de destin, rapide, sûr, irrésistible. Bien qu’il semblât à tout moment que la moto allait se briser en miettes contre quelque arbre ou culbuter sur un rocher, une racine ou bien dans un trou, Feric, le visage fouetté par le vent, put se détendre et jouir de cette sensation de puissance mêlée de danger, de l’intense pulsation du moteur sous lui.

Et il éprouva un certain regret lorsque, après environ une heure de course démoniaque, Stopa, ayant emprunté un sentier de chèvres, déboucha quelques instants plus tard sur une cuvette aride entre deux collines boisées, où manifestement se trouvait installé le camp des Vengeurs.

Une bonne douzaine de cabanes s’élevaient, disposées au hasard dans la clairière. Piètres demeures ; parmi les plus présentables, certaines avaient été dotées de portes en fer-blanc et de petites fenêtres empruntées aux vapeurs et aux voitures à essence naufragés. L’une d’elles, plus grande, se détachait du lot, ainsi que deux grandes remises en tôles rouillées. Derrière ce semblant d’installation s’ouvrait une grotte, selon toute apparence habitée ; en témoignaient un sentier battu et divers débris épars. Bref, un camp misérable qui attestait néanmoins une connaissance sommaire de l’architecture.

Stopa atteignit le centre du campement et arrêta sa machine dans un effet de cirque : actionnant la béquille d’un coup de pied et coupant le contact, il la fit tournoyer sur place. Elle s’immobilisa en équilibre dans un nuage de poussière. Quelques secondes plus tard, les autres motocyclistes exécutaient le même numéro.

Sans attendre Stopa, et au moment même où la moto s’arrêtait, Feric mit pied à terre, entendant ainsi priver le chef des Vengeurs de la possibilité de l’en empêcher ou, au contraire, de lui en donner l’ordre. Stopa parut ignorer la signification de ce geste. Il descendit simplement, posa ses mains sur les hanches et jeta un regard dur à ses hommes alors que, quittant leurs machines, ils formaient un vague demi-cercle autour de leur chef. Bogel, tremblant et hébété, émergea de cette troupe en titubant et s’immobilisa aux côtés de Feric.

« C’est de la folie, Feric ! déclara-t-il. Ces sauvages vont sûrement nous massacrer pour se repaître ensuite de nos restes. Quelle course ! Dans quelle écurie ne sommes-nous pas ! En quelle compagnie nous avez-vous encanaillés ! »

Feric décocha à Bogel un regard d’une telle noirceur que le petit homme se tut instantanément, les genoux tremblants. Bogel avait tendance à recourir aux mots là où le silence constituait la meilleure arme. Il avait besoin de davantage de plomb dans la cervelle.

« Bon ! aboya Stopa. Ne restez donc pas là les bras ballants ! Nous avons un rite à préparer ! »

Aussitôt les Vengeurs s’attelèrent à la tâche. Une équipe s’enfonça dans les bois, d’autres allèrent chercher dans leurs cabanes des brassées de torches longues de trois mètres, pointues à leur extrémité inférieure. Deux Vengeurs se dirigèrent vers la grande cabane pour reparaître en roulant devant eux un énorme tonneau de bois. D’autres grandes torches furent apportées, jusqu’à ce qu’il y en ait des douzaines au centre de la clairière. Le premier groupe revint des bois les bras chargés de branches et de bûches, qu’ils commencèrent à rassembler pour un grand feu de joie. Le tonneau, enfin, fut redressé, et le couvercle ôté révéla un océan d’épaisse bière brune. Des vivats retentirent, et chaque Vengeur plongea un hanap en bois, le ressortant débordant de bière, qu’il avalait d’une grande lampée pour recommencer aussitôt, afin de se fortifier dans l’accomplissement de ses tâches. Ainsi revigorés, les Vengeurs disposèrent rapidement les torches de façon à dessiner un grand cercle au centre duquel se dressait l’impressionnant tas de fagots.

Pendant tout ce remue-ménage, Stopa était demeuré auprès de Feric et de Bogel, silencieux, les mains aux hanches dans une altitude fière, ne daignant pas se joindre aux travaux et ne buvant pas de bière avec les autres. Il se dirigea ensuite vers sa moto, l’enfourcha et mit le moteur en marche. Alors que l’engin bondissait, il se pencha et cueillit au vol une torche. Il y mit le feu avec un briquet puis, contournant à toute vitesse le cercle, il enflamma les torches les unes après les autres, jusqu’au moment où le centre du camp des Vengeurs ne fut plus qu’un cercle incandescent qui lançait des langues de flammes et des étincelles dans les profondeurs infinies de la forêt. Stopa dirigea alors son engin à l’intérieur de l’anneau de feu, droit sur la pile de bois élevée en son centre. D’un mouvement étourdissant de rapidité, il fit pivoter sa moto hurlante autour de son pied droit, repartant instantanément dans l’autre sens, tout en jetant sa torche dans le bûcher, qui s’enflamma. Puis il arrêta dans un grand crissement de freins son engin à côté du tonneau de bière, mit pied à terre, et plongea sa tête dans le liquide fermenté. Il garda la tête immergée dans la mousse un long moment, puis se releva en faisant claquer ses lèvres.

« Dans le cercle, microbes ! rugit-il. Nous allons savoir ce soir si nous avons un nouveau frère ou un cadavre ! »

Les Vengeurs se groupèrent à l’intérieur du cercle de torches, face à Stopa et au feu crépitant qui faisait rage derrière lui. Alors que Feric conduisait Bogel dans le cercle de feu, celui-ci lui fit une grimace espiègle, disant : « Bien ; je suppose que, si je dois mourir ce soir, autant que ce soit avec une auréole de gloire. Apparemment, vous partagez mes goûts. »

Feric lui assena une claque sur l’épaule alors qu’ils approchaient de Stopa ; au-delà de certaines limites, on ne pouvait nier que Seph Bogel était fait de bonne étoffe.

Stopa exhiba son immense massue et s’appuya sur elle d’un air insolent comme s’il se fût agi d’une canne. « Voilà, Feric Jaggar ! cria-t-il. Tout est très simple. Vous êtes à l’intérieur du cercle de feu et vous n’en sortirez que Vengeur ou cadavre. Si vous survivez – ce qui ne sera pas le cas –, vous deviendrez un Vengeur avec le droit de me défier en combat loyal. Tel est le jeu, moustique : on ne vous demande que de survivre à trois épreuves, l’épreuve de l’eau, l’épreuve du feu, l’épreuve du fer. Commençons tout de suite. Apportez la grande corne ! »

Un grand Vengeur à la barbe blonde, au justaucorps noir rehaussé d’un svastika cramoisi, sortit du cercle de torches. Il revint rapidement, porteur d’une corne à boire de proportions réellement héroïques. Ce récipient, entièrement ciselé, orné de têtes de cerfs, d’aigles, de svastikas et de serpents dressés, apparaissait taillé d’un seul bloc dans le même bois sombre que les autres, mais ses dimensions en étaient triples, et sa contenance de peut-être quatre ou cinq fois celle des chopes habituelles de taverne.

Stopa saisit la grande corne à boire, la plongea dans le tonneau de bière, et la ressortit pleine à déborder, ruisselante de mousse. Il l’éleva à deux mains et déclama : « Quiconque ne peut vider cette corne de bière sans reprendre son souffle n’est pas homme à devenir un Vengeur. »

Il tendit la corne à Feric, puis sortit son pistolet. Si lourde était cette corne à boire qu’il fallut à Feric ses deux mains pour la maintenir en équilibre.

« Vous la buvez cul sec, Feric Jaggar, dit Stopa, et vous subissez ensuite l’épreuve de l’eau. » Il pressa la gueule de son pistolet à la base du crâne de Feric. « Mais, si vous reprenez votre souffle avant qu’elle ne soit vide ce souffle sera votre dernier. »

Feric sourit crânement. « Je dois admettre que la route a quelque peu desséché ma gorge. Je vous remercie de votre magnanime hospitalité. »

Ayant dit, Feric vida ses poumons, aspira une profonde goulée d’air, et, portant la corne à ses lèvres, engloutit une énorme rasade de bière épaisse et forte. Sa bouche et sa gorge une fois emplies jusqu’à en étouffer, il ingurgita le liquide, immédiatement remplacé par une autre goulée. La seconde rasade suivit immédiatement la première dans le gosier de Feric pendant qu’il en ingurgitait une troisième, il établit ainsi un rythme rapide d’ingestion et de déglutition tel que la bière coulait de la corne dans sa bouche, sa gorge et son estomac en un torrent ininterrompu.

Feric avalait la bière de plus en plus vite, presque à la limite de la suffocation, car il sentait tout à la fois une douleur envahissant ses poumons et le métal froid du pistolet de Stopa appliqué sur son cou. Sa tête se mit à tourner et ses genoux parurent prêts à fléchir, tant par manque d’air que par excès de boisson. Mais il rassembla, du fond de lui-même, ses dernières réserves de volonté, et sentit alors sa puissance psychique repousser héroïquement la douleur de sa poitrine, l’engorgement de son gosier et la faiblesse de ses genoux. Il redoubla d’efforts, engloutissant des océans de bière. Après ce qui lui parut une éternité, par le bourdonnement de ses oreilles, la douleur de sa poitrine, le pistolet contre sa tête et le torrent suffocant de bière dans sa bouche et sa gorge, la corne livra enfin sa dernière goutte.

Exhalant une lourde bouffée d’air vicié, Feric fit tournoyer la corne vide dans les rangs des Vengeurs Noirs, qui poussèrent de virils rugissements d’approbation devant cet exploit, tandis que Stopa écartait son pistolet et contemplait Feric avec un respect contraint.

Feric profita de ce répit pour engouffrer de grandes goulées d’air, pendant que ses genoux retrouvaient peu à peu leur fermeté d’acier. Le grand feu de joie, derrière Stopa, projetait, comme une offrande au ciel noir, des nuages de fumée orange et des éclairs étincelants ; autour de chaque torche du cercle scintillait un halo.

« Pas mauvaise, cette bière, dit enfin Feric quand il eut repris son souffle. Peut-être aimeriez-vous y goûter ? »

Les Vengeurs poussèrent de joyeux rugissements à cette idée, et l’un d’eux jeta la grande corne à Feric, Stopa fulminant visiblement en silence. Feric plongea la corne dans le tonneau et la tendit, pleine à déborder, à Stopa.

Celui-ci l’arracha pratiquement des mains de Feric, la porta sans hésitation à ses lèvres et prit une rapide inspiration avant d’ingurgiter la bière à grands coups de gosier accompagnés de force éructations qui laissèrent couler une bonne partie du liquide sur son justaucorps et sa barbe. Sa beuverie s’acheva sur une série d’étranglements, de quintes, de haut-le-cœur inesthétiques, mais il parvint cependant à boire jusqu’à la dernière goutte.

Stopa jeta la corne, haletant dans la lueur orange comme une énorme bête de proie, les yeux flamboyant de bière et de rage, muscles bandés comme des cordes, son justaucorps de cuir noir illuminé par le feu aux endroits où la bière avait coulé.

« Nous allons bien voir ! rugit Stopa, quelque peu éméché. Vous aimez le goût de la bière, n’est-ce pas Jaggar ? Eh bien, voyons si vous aimez aussi le goût du feu ! Vous autres, aux baguettes[4]! Amenez-lui une moto ! L’épreuve du feu ! »

Aussitôt les Vengeurs rompirent les rangs et se dirigèrent vers les torches fichées dans le sol, chaque homme déterrant sa lance de flammes. Ils se disposèrent rapidement entre deux rangées parallèles de vingt hommes chacune, formant entre elles un étroit couloir dont la largeur lorsqu’ils étendaient leurs torches à bout de bras, n’atteignait pas même un mètre. Les flammes sautillantes des torches dansaient férocement dans cet étroit passage, animant les rangs d’intermittentes langues de flammes.

Un moteur se mit en marche dans l’obscurité et, quelques instants plus tard, une motocyclette écarlate dont les grandes ailes chromées arboraient deux svastikas noirs dans des cercles blancs fut conduite à une extrémité du corridor de flammes par un Vengeur en justaucorps de cuir noir sur lequel était cousu un svastika blanc dans un cercle rouge. Le Vengeur mit pied à terre et appuya la moto sur sa béquille, le moteur toujours en marche, vibrant de puissance et grondant son défi.

« Je serai à un bout du couloir, cria Stopa, s’adressant autant aux Vengeurs qu’à Feric, et vous, Jaggar, traverserez le feu jusqu’à moi avec la moto de Sigmark. C’est à la portée de n’importe quel Vengeur authentique ; nos peaux sont trop épaisses pour être roussies par autre chose que le feu du ciel des Anciens. » À ces mots, les deux rangs de Vengeurs applaudirent et brandirent les torches au-dessus de leurs têtes.

Lentement, d’une démarche assurée, Feric se dirigea vers la moto qui l’appelait de sa voix métallique à l’entrée de la tranchée de feu. À travers les flammes dansantes du périlleux couloir, il pouvait voir Stopa le dévisager avec une sombre rage d’ivrogne, l’insolence de sa face empourprée lançant un défi délibéré à la virilité de Feric. Devant une telle attitude, celui-ci décida qu’il ferait plus que triompher de l’épreuve ; il saisirait l’occasion qui lui était ainsi offerte pour braver la face arrogante de Stoppa. Ainsi ce gaillard impétueux, mais simple, serait remis à sa vraie place.

Le Vengeur nommé Sigmark donna à Feric quelques brèves instructions sur le maniement de la motocyclette : abaisser d’un coup le levier se trouvant sous le pied gauche, engager successivement les vitesses, tourner la poignée droite pour les gaz ; sous le pied droit et la main droite se trouvaient respectivement les commandes des freins avant et arrière, alors que le levier à main gauche actionnait l’embrayage. Tout cela semblait assez simple.

Feric enfourcha l’étalon de métal et saisit fermement le guidon. Il débraya, tourna la poignée droite ; instantanément, le moteur hurla et il en sentit la puissance frémir jusque dans ses os. Un rapport immédiat parut s’établir entre eux, comme si la machine avait été le prolongement même de sa propre chair, comme si l’incroyable force engendrée par l’engin hurlant se fût frayé passage jusqu’à son âme. À cet instant, Feric eut la ferme conviction que son coursier le porterait à travers le feu sans une brûlure, et qu’il était parfaitement capable de triompher de cette épreuve, comme l’exigeaient les circonstances, sans l’ombre d’une hésitation. Il ne s’agissait pas de prouesse physique, mais plutôt d’héroïsme. Un héros authentique devait s’en tirer indemne ; mais il suffisait d’un soupçon de peur ou d’hésitation pour engendrer un désastre Feric ne pouvait qu’admirer l’instinct des hommes qui avaient imaginé un test aussi parfait de réelle virilité.

Sans plus hésiter, il fit sauter la béquille, se pencha le plus possible sur le réservoir d’essence, de sorte qu’il avait l’air pendu au guidon, puis, arrachant au moteur un rugissement terrible qui répandit des vagues de puissance dans son corps, il mit l’engin en prise d’une vigoureuse application de son pied sur le levier et relâcha l’embrayage.

Dans un grand jet de pierres et de poussière, la motocyclette se cabra l’espace d’une seconde, puis bondit en avant. Stoïquement confiant dans cette sorte d’osmose de l’homme et de la machine qu’il ressentait dans son âme et son corps, Feric dirigea la moto droit sur le couloir de feu. Loin d’être terrifié, il était animé d’une certaine exaltation, un frisson viril, à plonger résolument dans les flammes.

D’un seul élan, Feric pénétra dans un univers de chaleur intense, de flammes orange et de vitesse terrifiante ; rien d’autre n’existait plus pour lui que ces éléments fondus en une quintessence de puissance qui nourrissait son être et comblait l’exigence de son esprit. Sa seule pensée fut de garder les gaz largement ouverts et de maintenir son coursier en ligne droite. Il ne ressentait ni douleur ni peur, seulement l’impression de chevaucher la cavale du destin ; il ne parut s’écouler que quelques secondes avant qu’il jaillît des flammes et émergeât, roussi mais indemne, de l’autre côté.

Les Vengeurs agitèrent leurs torches et poussèrent des hourras sauvages pendant que Feric faisait demi-tour vers Stopa. Il avait décidé, quant à lui, que ce petit jeu n’avait pas encore été joué jusqu’au bout ; certes, il avait assez facilement évité l’échec, mais il ne serait satisfait qu’après avoir véritablement gagné.

Arrêtant la moto à la hauteur de Stopa, il lança son défi : « Retournez avec moi, Stopa, si vous l’osez ! »

Une surprenante palette d’expressions se fit jour sur les traits avinés de Stopa : colère, peur, défiance, rage.

« Allez, Stopa, ne laissons pas le feu s’éteindre, aboya Feric. Si vous n’êtes pas assez viril, dites-le-moi ! »

Avec un cri guttural de fureur et de défi, Stopa bondit sur la moto, derrière Feric. Sans laisser au chef des Vengeurs le temps de lancer un salut plus héroïque, Feric mit les gaz et la moto se rua dans les flammes.

De nouveau, Feric fut plongé dans un univers de feu triomphant et de vitesse d’enfer ; de nouveau, la motocyclette émergea du tunnel de flammes, ses occupants roussis mais saufs.

Les Vengeurs rompirent les rangs en hurlant et se mirent à danser, torches brandies, en une sorte de rite sauvage autour d’eux alors que Feric, arrêtant la moto dans un grand gémissement, la calait sur sa béquille et que Stopa, dans le même temps, mettait pied à terre.

Stopa contempla Feric avec autant de respect que de fureur. Selon toute apparence, il comprenait à présent qu’il se trouvait impliqué dans une compétition de volonté et d’héroïsme avec un homme qui était pour le moins un égal. Un être moins fier aurait à ce moment-là reconnu le fait par quelque geste de camaraderie, se tirant ainsi avec élégance de la situation, sans guère entamer son honneur.

Mais, à son honneur, la fureur de Stopa ne s’était en rien apaisée : il avait manifestement décidé – et c’était là sa forme d’héroïsme – de disputer cette compétition pour la suprématie spirituelle et physique jusqu’à sa conclusion, sans prendre en considération la futilité de la cause.

« La dernière épreuve est celle du fer, Jaggar ! lança-t-il à la cantonade. Elle se jouera entre nous deux, avec des massues. D’ordinaire, je ne fais que jouer avec l’avorton qui m’est opposé jusqu’à ce que je sois satisfait de ses qualités ou, au contraire, que je décide de l’abattre. Si j’avais demandé à chaque nouveau Vengeur de me défaire en combat singulier, nous n’aurions jamais accueilli de nouveau frère, car personne n’a jamais pu m’égaler à la massue. »

Stopa se tut et fixa Feric d’un regard froid, injecté de sang, où ruse et admiration avaient fait place à une froide détermination. Quelque chose dans le halo psychique qu’engendrait cette confrontation obligea les Vengeurs à taire leurs hurlements et leurs gesticulations et à observer en silence leur chef et son vaillant challenger.

« Mais dans votre cas, Jaggar, poursuivit Stopa, nous ferons les choses avec plus de classe. Au lieu de nous borner à des horions, tels des enfants aux prises, nous combattrons, vous et moi, avec des massues d’acier jusqu’à la mort. Que le meilleur conserve la vie ! »

Le silence se fit plus profond ; les railleries et la rude bonne humeur qui avaient jusque-là accompagné l’initiation s’évanouirent d’un coup. Chaque homme présent réalisait subitement, eût-on dit, que son propre destin se trouvait lié à l’issue du duel qui allait s’engager. Feric comprenait d’instinct que celui qui vaincrait le vieux chef prendrait sa place ; dans une troupe comme celle-ci, c’était la seule règle – hormis une mort accidentelle, permettant au pouvoir de changer de mains. Cette loi était inscrite au plus profond des gènes des vrais hommes ; plus encore, c’était une loi inhérente au protoplasme lui-même, la règle de base de l’évolution, la loi du plus fort. Bogel lança à Feric un regard d’abord froid puis empli d’orgueil, indiquant par là qu’il saisissait pleinement l’importance de la situation, et que sa foi en Feric était aussi forte et inébranlable que l’acier.

« Apportez une arme ! ordonna Stopa. Apportez aussi le Commandeur d’Acier ! »

Sept solides Vengeurs s’éloignèrent et disparurent dans l’obscurité. Presque aussitôt l’un d’eux revint avec une vieille massue cabossée d’une longueur et d’une circonférence respectables, sa tige d’acier inoxydable légèrement ternie portant d’innombrables traces de bataille. Le porteur présenta cette arme vénérable à Feric. Une inspection détaillée révéla à celui-ci qu’elle avait jadis porté sur la hampe de fines gravures représentant des serpents et que sa pointe – qui au premier regard semblait une bille d’acier – avait été décorée d’une sorte de grand œil. Feric leva l’arme de sa main droite. Il n’aurait jamais choisi une arme aussi légère, pourtant elle était bien équilibrée et longue de près d’un mètre. Il abattit l’arme dans l’air, la trajectoire était bonne, la vitesse acquise suffisante pour réduire un crâne en miettes avec un coup direct. Une massue qui avait servi, mais une arme honorable : elle ferait l’affaire.

Stopa saisit sa propre arme et la fit tournoyer. Feric s’approcha pour l’observer. Stopa maniait une massue véritablement épique. Plus longue, environ un mètre quatre-vingts, que l’arme donnée à son adversaire, elle était – à en juger par la façon dont Stopa la maniait – d’au moins un quart plus lourde. La hampe d’acier plaquée de chrome étincelait et la pointe portait gravé le dessin de crâne favori de Stopa. La poignée était en cuir noir, cousu sur le bois. Manifestement, la massue de Feric ne pouvait rivaliser ni en taille ni en modèle avec celle brandie par Stopa ; pourtant, il le sentait clairement, élever à cet égard une violente protestation eût été considéré comme la dernière des poltronneries.

Comme les deux adversaires mettaient fin aux moulinets préparatoires, il se fit entendre un lourd halètement qui se rapprochait de la zone éclairée ; puis six Vengeurs apparurent, gémissant curieusement sous le poids apparemment négligeable du châssis de bois qu’ils portaient sur leurs épaules.

Mais, lorsqu’ils atteignirent l’endroit où Feric et Stopa se faisaient face et qu’ils déposèrent leur fardeau sur le sol, Feric demeura un instant bouche bée d’ahurissement, puis comprit tout.

Le brancard était couvert d’un velours noir immaculé sur lequel, dans toute son incroyable gloire, reposait la Grande Massue de Held, le sceptre perdu du pouvoir royal, le Commandeur d’Acier !

Le seul aspect de la Grande Massue était d’une beauté à couper le souffle. Sa poignée semblait taillée dans un gros morceau de l’antique matériau laiteux connu sous le nom d’ivoire et était recouverte non de cuir mais d’une substance mystérieuse, à l’éclat de rubis. La hampe, barre luisante de métal sans défaut de plus d’un mètre vingt et de l’épaisseur du poignet, portait gravées sur toute sa surface de riches nervures rouges pareilles à des éclairs, décor qui donnait à l’énorme tronc l’apparence d’avoir été récemment trempé dans le sang. La tête hypertrophiée représentait un poing d’acier grandeur nature, un poing de héros. Au majeur de cette main de métal, une bague arborait l’emblème du svastika, noir sur fond blanc, entouré d’un cercle cramoisi ; les couleurs étaient si vives qu’on les eût cru appliquées à peine quelques heures plus tôt, et non tant de siècles auparavant.

Feric contempla la massue mystique avec un indicible émerveillement. « Comprenez-vous ce qu’est cette arme ? » souffla-t-il.

Stopa sourit avec suffisance à Feric, la férocité de ses traits cependant adoucie par le respect. « C’est le Commandeur d’Acier. Jadis, les anciens rois de Heldon en tiraient leur pouvoir. C’est à présent la propriété des Vengeurs Noirs !

— C’est la propriété de Heldon ! gronda Feric.

— Nous l’avons trouvée dans une grotte au fond des bois alors que vous autres, vers de terre, la croyiez perdue ! grommela Stopa, décidément sur la défensive. Elle est à nous maintenant ! » Il eut un rire sardonique. « Si vous la voulez, Jaggar, pourquoi ne la prenez-vous pas pour l’emporter ? »

Les Vengeurs assemblés éclatèrent de rire, non sans quelque malaise ; leur instinct primitif mais sûr, leur disait que le Commandeur d’Acier et la science antique qui l’avait créé ne prêtaient guère à plaisanterie.

Pour sa part, Feric apprécia l’ironie des paroles de Stopa, plus profondément peut-être que le Vengeur lui-même. La légende rapportait que Stal Held avait fait forger cette arme par une communauté de sorciers captifs, qui avaient su préserver le savoir des Anciens à travers et au-delà du Temps du Feu ; une fois l’arme achevée, Held avait assassiné ces créatures ennemies de l’homme. Grâce à quelque art occulte perdu depuis, ces sorciers funestes avaient conçu la massue de telle manière que seuls Held et les véritables porteurs de sa structure génétique à travers les siècles fussent capables de la soulever. L’alliage mystérieux dans lequel l’arme avait été forgée lui donnait le poids d’un taureau géant : aucun homme ordinaire ne pouvait la remuer, encore moins la porter. Mais le contact d’une chair chargée de gênes royaux était générateur d’une puissance telle que, dans la main d’un héros d’ascendance royale, le Commandeur d’Acier pouvait être manié sans plus d’effort qu’une baguette de saule, tout en opposant à ceux qui n’en étaient pas dignes le poids d’une petite montagne. Ainsi la Grande Massue représentait à la fois le sceptre du roi de Heldon et l’ultime preuve de son ascendance. D’aucuns soutenaient que tous les troubles qu’avait connus Heldon depuis la disparition de la Massue, lors de la Guerre Civile, étaient le seul fait des hommes au pouvoir, incapables de la soulever ; à cet égard, Sigmark IV avait été le dernier chef véritable de Heldon. Ainsi donc, parvenir à soulever désormais la Grande Massue signifiait conquérir, au sens plein du terme, le droit historique à régenter tout Heldon. C’est ce que Stopa suggérait sarcastiquement à Feric.

Et c’était également ce qu’une folle impulsion poussait Feric à faire ; la Massue semblait déclencher quelque chose au plus profond de son être, faisant vibrer en lui un instinct caché. Sans nul doute, de nombreux hommes avaient ressenti cela ; d’innombrables histoires couraient sur ces héros qui avaient tenté de soulever le Commandeur d’Acier. Mais toutes étaient des contes moraux, stigmatisant le péché d’orgueil.

« Assez divagué sur une arme qu’aucun homme vivant ne peut porter ! lança Stopa, interrompant cette rêverie quelque peu mystique. Vous avez votre massue, j’ai la mienne, et c’est suffisant pour des hommes comme nous ! Défendez-vous, Jaggar ! »

Sur ces mots, Stopa courut à Feric, sa massue dressée, et l’abattit d’un coup susceptible de pulvériser un crâne comme une coquille d’œuf.

Mais Feric avait plongé sur sa droite et, lorsque la massue de Stopa, fendant l’air en sifflant, s’abattit à l’endroit où avait été sa tête, il assena à la hampe un vigoureux coup près du manche, faisant presque choir l’arme du Vengeur. Le premier choc acier contre acier rompit l’atmosphère solennelle et déclencha les hurlements des Vengeurs, qui se mirent à agiter leurs torches.

Alors que Stopa, se reprenant avec une stupéfiante rapidité, relevait sa massue au-dessus de sa tête pour frapper un nouveau coup, Feric fit tournoyer sa propre arme selon une trajectoire serrée afin d’atteindre les rotules de Stopa. Celui-ci trébucha en arrière, évitant le coup, mais Feric parvint cependant à lui porter un direct rapide à l’estomac avec le pommeau de sa massue, au grand dam du Vengeur.

Mais, quand il ramena son bras en arrière, Stopa parvint à abattre sa massue sur l’extrémité de l’arme de Feric, ce qui empêcha celui-ci de poursuivre son avantage.

Les deux hommes s’écartèrent d’un ou deux pas, tournèrent l’un autour de l’autre quelques instants, puis, presque simultanément, chacun dirigea son coup vers la tête de son adversaire : le résultat ne fut qu’un énorme craquement de métal lorsque leurs massues s’écrasèrent l’une contre l’autre. Les Vengeurs mugirent leur agrément de ce choc titanesque, bien que ces coups n’eussent pour effet que de secouer les bras des deux adversaires.

Firent suite presque aussitôt des coups semblablement parallèles, cette fois à hauteur de poitrine, puis à nouveau une double parade. Se reprenant, Feric frappa en haute alors que Stopa venait en basse. Les deux hommes se virent donc contraints de reculer à mi-course, leurs massues sifflant dans le vide.

Stopa fit quelques pas rapides en arrière, puis revint d’un bond sur Feric, lançant un coup en direction de la tête, qui fut paré, un coup de taille à la poitrine, qui tomba à nouveau sur la hampe d’acier de la massue de Feric, puis un coup identique de l’autre côté, que Feric fut obligé de parer bas sur son arme, recevant ainsi une éblouissante onde de douleur dans son bras.

Feric exagéra alors les manifestations de sa douleur, rompant, dans un semblant de désarroi, pendant que les Vengeurs le conspuaient et que Stopa se ruait sur lui, massue brandie pour le coup de grâce. Mais soudain Feric s’arrêta net, sauta de côté au moment où la massue de Stopa arrivait en une courbe puissante, se tourna et assena au Vengeur un grand coup à la jambe, que Stopa fut juste assez agile pour parer avec sa cuisse. Stopa hurla de douleur, tout en achevant cependant son mouvement. Feric, d’en dessous, releva légèrement son arme pour parer ce coup violent.

La massue de Stopa arriva exactement au milieu de l’arme de Feric, qui l’appuya délibérément sur le sol pour amortir le coup.

Mais on entendit alors, au milieu d’un bruit franc, un craquement dérisoire de métal rouillé. L’arme de Stopa avait brisé en deux la vénérable massue de Feric, et celui-ci se retrouvait en possession d’un tronçon dérisoire.

Stopa eut une grimace de carnassier en permettant à Feric de bondir sur ses pieds. Lentement, délibérément, sa massue à hauteur de poitrine, il se mit en marche sur son adversaire, qui reculait en zigzaguant. La signification de cette manœuvre était parfaitement claire : le panache n’avait ici aucune place ; le sort avait rendu inutilisable l’arme de Feric, et il n’y aurait pas de quartier. D’ailleurs, pensait Feric lui-même, il ne demanderait aucune grâce : si son destin était de mourir ainsi, il accepterait héroïquement son sort, luttant jusqu’au bout avec tout ce qui lui tomberait sous la main, même à poings nus si nécessaire.

Stopa visa la tête de Feric, qui sauta en arrière. Le Vengeur assena un coup violent sur les côtes de Feric, coup que celui-ci eut grand-peine à bloquer avec le tronçon de sa massue ; derechef il fut repoussé en arrière, et perdit l’équilibre. Ce que voyant, Stopa leva son arme pour l’abattre sur la tête de son adversaire. À nouveau, Feric put tout juste parer le coup avec son moignon d’arme, mais, cette fois, la force du choc lui arracha son arme, et il se retrouva sans défense.

Avec un grand cri bestial, Stopa frappa en direction des genoux de Feric, l’obligeant à sauter à l’aveuglette en arrière. Ses pieds heurtèrent quelque pierre ou racine, et il s’étala. Stopa visa alors la tête ; Feric évita le coup en roulant sur lui-même, et le bout pommé de la massue s’enfonça dans la terre à ses côtés. Stopa frappa encore, et une fois de plus Feric évita le coup en se jetant de côté. Chaque fois Feric évitait les coups mortels, roulant toujours sur lui-même, mais Stopa était de nouveau immédiatement sur lui, ne lui laissant pas le temps de reprendre pied.

Feric boula une dernière fois, la massue de Stopa sifflant à ses oreilles ; cette fois, il avait roulé presque sur le brancard de bois portant le Commandeur d’Acier. De surprise, il perdit quelques précieuses secondes ; de plus, le haut de son torse, à présent appuyé sur le côté du brancard, empêchait tout mouvement. Voyant cela, Stopa hurla, brandit sa massue au-dessus de sa tête et l’abattit suivant une courbe irrésistible.

Instantanément, Feric, comme instinctivement, chercha derrière lui et, agrippant le manche de la Grande Massue de Held, leva vivement le Commandeur d’Acier pour parer le coup. La massue de Stopa frappa le tronc épais et brillant de l’arme légendaire et se brisa instantanément en mille morceaux.

Un cri incroyable, à peine humain, jaillit des poitrines des Vengeurs ; puis un murmure d’incrédulité qui, presque aussitôt, se fondit dans le silence. Stopa recula en titubant, puis, jetant son arme inutilisable, tomba à genoux, les yeux baissés, la tête inclinée devant lui. Un instant plus tard, les autres Vengeurs l’imitaient et, adoptant cette posture d’allégeance, jetaient devant eux leurs torches enflammées. Bogel lui-même, complètement abasourdi, ne put affronter debout ce moment historique.

Feric, quant à lui, avait du mal à saisir l’énormité de ce qui lui arrivait. Sa main tenait encore le Commandeur d’Acier, la Grande Massue de Held, qui ne pesait pas plus d’une badine ; elle semblait triomphalement soutenue en l’air par une puissance répandant de sa masse dans le corps de Feric, à travers son manche, un pouvoir à la fois symbolique et réel. En lui revivaient les gènes de la maison royale de Heldon ; cela au moins pénétra son entendement ahuri avec une immédiate clarté. Le capital royal avait été éparpillé des siècles auparavant ; il n’était pas irrationnel de penser que le génotype royal émergerait un jour du bouillon génétique helder. Le fait qu’il parvînt à tenir la Grande Massue prouvait à coup sûr que c’était exactement ce qui s’était passé.

Lentement, rassemblant tous ses esprits, Feric se releva, élevant au-dessus de lui la Grande Massue luisante ; la lueur du brasier le baignait d’une splendeur orangée, ardente, et jetait des chatoiements sur la puissante masse d’acier tout entière.

Devant lui, Stopa était agenouillé, dans une attitude de soumission à la signification noble et cosmique. « Disposez de ma vie comme vous l’entendez, seigneur », murmura-t-il humblement, sans lever les yeux.

L’importance de l’événement pénétra enfin l’âme de Feric. Le destin l’avait mené à Ulmgarn pour le mettre en présence de Bogel, de telle sorte qu’ayant pris ce vapeur tardif il avait rencontré ces nobles barbares ; la destinée avait franchi l’espace et le temps pour déposer dans sa main la Grande Massue de Held. Le signe était clair : il était, de plein droit, le chef de Heldon : à preuve ce qu’il serrait dans la main, aux yeux de tous. Restait maintenant à s’assurer le pouvoir nécessaire qui lui permettrait d’occuper sa place légitime. Tels étaient son destin et son devoir ; il lui fallait saisir tout Heldon dans sa main comme il avait empoigné le Commandeur d’Acier, et utiliser cette arme pour bouter hors du pays tous les mutants et les Doms, pour exiger ensuite jusqu’au dernier pouce de terre habitable pour le vrai génotype humain. C’était là sa mission sacrée. Il ne pouvait et ne devait échouer !

Au cœur de la Forêt d’Émeraude, terre ancestrale de Heldon, Feric Jaggar, irradié par le feu de joie, brandissait triomphalement devant ses favoris agenouillés le sceptre de Heldon. Car c’étaient bien là ses partisans fanatiques, loyaux jusqu’à la mort. Aucun doute ne pouvait s’élever à cet égard dans son esprit, ni dans celui des hommes qui lui faisaient face.

Feric abaissa la Grande Massue d’acier à hauteur de ceinture, et, la tendant devant lui, s’approcha de Stag Stopa toujours agenouillé. « Debout ! » dit-il.

Stopa leva les yeux sur la Massue étincelante que Feric présentait devant son visage, avec la pointe sculptée en forme de poing de héros, le majeur orné d’un anneau à l’emblème du svastika. Il tenta d’obéir à l’ordre de Feric, hésita, puis appuya ses lèvres sur le svastika ornant l’extrémité de la Grande Massue. Puis il se mit sur ses pieds.

Profondément touché par ce geste spontané d’allégeance, Feric laissa d’abord Bogel, puis chaque Vengeur baiser l’emblème du svastika de l’arme héroïque. Un à un, ayant accompli cet acte de soumission, les Vengeurs se relevèrent, brandissant à nouveau fièrement leurs torches, les yeux brillants comme autant de charbons ardents.

Quand tous furent hardiment debout devant lui, Feric parla.

« Me suivrez-vous sans poser de question, et mettrez-vous toute votre loyauté et votre fanatisme au service de la cause de Heldon et de la pureté génétique, au besoin jusqu’à la mort ? »

La réponse fut un rugissement massif d’approbation. C’étaient là, en vérité, de magnifiques gaillards, éléments de choix pour la troupe d’assaut qu’il avait conçue.

« Parfait, déclara Feric, vous n’êtes plus les Vengeurs Noirs. Je vous rebaptise d’un nom dont vous devrez mériter la noblesse ; veillez à ne rien faire pour le souiller. »

Feric pointa la Grande Massue vers ses hommes ; le poing d’acier, avec son svastika noir sur fond blanc cerclé de rouge, brillait, tel un soleil levant, à la lumière du feu.

« Vous êtes maintenant les Chevaliers du Svastika ! » cria Feric. Il lança son bras libre à l’horizontale à la hauteur des yeux, reproduisant ainsi l’ancien salut royal. « Vive Heldon ! cria-t-il. Vive le Svastika ! Vive la Victoire ! »

Presque instantanément, Feric put contempler une forêt de bras tendus, et la troupe de choc nouvellement baptisée rugit spontanément : « Vive Jaggar ! » Le corps de Feric se raidit d’orgueil, alors qu’il était là, au cœur de la terre ancestrale, silhouette à la noblesse résolue, plus grande que la vie elle-même, héros transcendant au profil modelé par le feu.

V

Dès l’abord, Feric avait décidé qu’il ne serait ni sage ni astucieux pour lui de se glisser incognito à Walder comme n’importe quel voyageur ; il ne devait entrer dans la ville qu’avec un panache suffisant, et au milieu des acclamations. Cela signifiait qu’il lui fallait avant tout assurer sa position de chef incontesté du Parti, puis introduire les changements dans la terminologie et le style, et finalement organiser cette troupe de motocyclistes débraillés. Elle devait être judicieusement entraînée et dotée de nouveaux uniformes du Parti, de couleurs suffisamment frappantes. Cela fait, il entrerait dans Walder à la tête des Chevaliers du Svastika.

Il avait ordonné à Bogel de louer un local isolé, de dimensions suffisantes pour y rassembler les notables du Parti. Bogel avait trouvé un pavillon de chasse inoccupé situé sur la crête rabotée d’une petite montagne, à l’intérieur de la Forêt d’Émeraude, près de la limite septentrionale, à deux heures de vapeur de Walder, dans la région vallonnée du Nord. Pour atteindre le pavillon, les chefs du Parti devraient emprunter un long chemin en lacet qui escaladait la crête à travers des bois épais et de sauvages ravines, parcours susceptible de déterminer un impact psychologique important. Le pavillon lui-même était un édifice simple mais impressionnant : une construction d’un étage en granit, longue, basse, dotée d’une entrée d’apparat en madriers et entourée d’arbres et de massifs naturels, face à une cour non entretenue où se terminait le chemin boueux. De la façade, la vue s’ouvrait sur une mer ininterrompue de bois verdoyants qui reposait l’œil autant que l’esprit.

À l’intérieur, une grande pièce commune était flanquée de chaque côté d’un nombre suffisant de chambres à coucher pour recevoir plusieurs dizaines de personnes. Ce pavillon de chasse, vide en cette saison, convenait parfaitement aux projets de Feric : assez proche de la ville pour faciliter les préparatifs nécessaires, mais surtout suffisamment isolé pour en assurer le secret. De surcroît, le fait même de rassembler ces citadins dans une installation aussi rustique témoignait du degré de loyauté inconditionnelle qu’exigeait d’eux leur chef. Cela les privait aussi de l’avantage psychologique dont ils auraient pu bénéficier en rencontrant Feric sur leur propre terrain. Une autorité sans faille devrait être établie dès le début.

Feric avait choisi de recevoir les chefs du Parti dans la grande salle aux murs de pierres nues et dont le plancher se composait de grossières lattes de bois. Un cercle de torches à la base de la haute voûte de pierres ajoutait sa clarté à la lumière de l’après-midi et un feu clair flambait dans la grande cheminée creusée dans le mur ouest. Les murs eux-mêmes se paraient d’andouillers, de têtes de cerfs, de fusils, d’arcs, de lances, de massues, toute une variété d’accessoires de chasse.

Au centre de la pièce, une grande table de chêne était couverte d’un dessus de velours rouge sur lequel trônait dans sa sublime splendeur la Massue de Held ; des rangées de simples chaises étaient disposées de part et d’autre de la table. Feric présidait en bout de table, face à l’entrée de la salle, sa chaise légèrement plus élevée que les autres. Derrière lui, les portes qui donnaient sur un balcon rudimentaire avaient été ouvertes, révélant une admirable vue sur la partie nord du bois et la plaine vallonnée qui étalait très loin son échiquier de fermes aux divisions parfaitement nettes : Walder miroitait, telle une cité fantôme, à l’extrême limite de la visibilité.

Une douzaine de Chevaliers du Svastika, dans leur intacte splendeur barbare, montaient la garde aux points stratégiques de la salle tandis que Bogel, Stopa et six autres ex-Vengeurs accueillaient le vapeur dans la cour. Feric, quant à lui, avait endossé une tunique de chasse brune d’une austérité provocante, certain de trancher ainsi, par l’absence évidente d’ornements, sur la tenue de tous les autres.

Bref, il lui semblait avoir préparé un accueil parfait.

Exécutant le cérémonial convenu, Stopa frappa avec vigueur sur la lourde porte de bois pour demander solennellement l’entrée. Feric donna un ordre, et l’un des Gardes-Chevaliers ouvrit la porte avec une raideur relative plus ou moins conforme à ce que devait être l’esprit de cette réception. Bogel et Stopa introduisirent une petite troupe bigarrée d’individus d’âge moyen, vaguement blêmes et soigneusement mis, six personnes en tout. Ces nababs du Parti de la Renaissance Humaine étaient de parfaits exemples du génotype humain pur, dégageant une aura de détermination opiniâtre bien qu’un peu entamée cependant. À côté de Stopa et des six vigoureux et fougueux ex-Vengeurs qui fermaient la marche, les chefs du Parti faisaient piètre figure. Lorsque les hommes furent proches, Feric ressentit quelque contrariété à la vue des spécimens qu’il allait être appelé à diriger.

Mais son humeur s’éclaira soudain quand Stopa, un sourire de camaraderie, un peu trop marqué peut-être, sur le visage, s’arrêta au bout de la table dans un beau claquement de talons, étendit son bras pour l’ancien salut royal et cria : « À Jaggar ! » Instantanément, tous les ex-Vengeurs claquèrent des talons, saluèrent avec la vigueur qui convenait, et le cri résonna dix-huit fois. Ils palliaient par l’enthousiasme leur manque de précision et de panache.

Un bref instant, les chefs du Parti jetèrent alentour des regards déconcertés, apparemment inquiets de ce qu’on attendait d’eux. Puis Bogel salua et cria « À Jaggar ! » d’une voix claire, reflétant une sincérité totale ; avec quelque lourdeur et un manque d’âme évident, le troupeau des ronds-de-cuir singea maladroitement le geste en marmonnant tout juste le salut. À ce stade, c’était tout ce qu’on pouvait en attendre.

Bogel donna aux présentations un tour admirable de concision :

« Purhommes, voici notre nouveau chef, Feric Jaggar.

— Messieurs, dit Feric, vous venez de faire, un peu maladroitement peut-être, le salut du Parti. Vous acquerrez sans aucun doute très vite l’esprit adéquat. Mais nous avons des sujets plus concrets à traiter aujourd’hui. Asseyez-vous, je vous prie. »

Bogel et Stopa prirent place respectivement à la gauche et à la droite de Feric, les officiels du Parti s’asseyant au bas de la table en jetant des regards dérobés à la Grande Massue. À n’en pas douter, ils s’interrogeaient sur la véracité des allégations de Bogel selon lesquelles le nouveau chef s’était révélé capable de la soulever. Leurs doutes s’évanouiraient en temps utile ; pour le moment, Feric préférait la franchise de leur scepticisme.

Bogel fit solennellement toutes les présentations ; Feric connaissait depuis longtemps déjà l’histoire de chacun et ses antécédents. Otrig Haulman, tavernier prospère, jouait le rôle de trésorier du Parti, tortueux sans doute, mais entièrement dévoué à la pureté génétique ; il avait prouvé sa loyauté à la cause en la soutenant de ses propres écus. Tavus Marker, de son métier concepteur publicitaire, était le secrétaire correspondancier, homme maigre à l’air malsain, mais travailleur infatigable. Heermark Bluth et Barm Decker, respectivement boucher et officier subalterne de police, étaient avec Bogel les orateurs principaux du Parti, et Manreed Parmerob, professeur d’histoire, en était le théoricien en titre. Quant à Sigmark Dugel, son rôle de président du Comité d’inscription paraissait d’une subtilité douteuse si l’on se souvenait que le Parti ne comptait pas plus de trois cents membres. Mais, en tant que général de brigade en retraite, entretenant des contacts personnels dans les cercles militaires les plus fermés, il pouvait se révéler un jour beaucoup plus utile. En bref, ce n’était pas exactement ce qu’on pouvait appeler un groupe d’élite, mais il n’était pas non plus totalement dépourvu de possibilités.

Heureusement, la présence de Stopa et des hommes robustes qu’il commandait conférait à la réunion une atmosphère de vigueur dont elle eût été sans cela dépourvue. Ils étaient des hommes manifestement capables d’agir avec énergie et efficacité et visiblement pénétrés d’un sens aigu de fidélité personnelle à l’égard de Feric. Ce dernier avait déjà donné, quant à l’esprit pratique et au ton martial, une nouvelle dimension à ce parti encore dans les limbes de la rêverie ; le fait que ses hommes se fussent pliés au nouveau salut du Parti en était une preuve.

« Nous avons de grandes choses à accomplir dans l’immédiat, Purhommes, commença Feric d’un ton tranchant. J’ai étudié le Parti de la Renaissance Humaine tel qu’il se présente, actuellement ; il faut y apporter des changements draconiens. En tout premier lieu, le nom lui-même doit disparaître. Dans l’esprit des gens normaux, il suggère une sorte de comité de bavards de taverne et non un parti de patriotes rigoureux et résolus. Quelque chose comme « Les Fils du Svastika » serait beaucoup plus approprié. Depuis le Temps du Feu, le svastika a été l’emblème sans équivoque de la pureté raciale. Il symbolise notre cause, si clairement que le dernier des rustres peut le concevoir facilement. De plus, il nous procurera certains avantages dans le domaine de la propagande, problème qui surgira plus tard.

— Idée géniale ! s’exclama Marker. Notre cause et le nom du Parti pourront donc ainsi tous deux être exprimés en un seul symbole visuel à la signification évidente, même pour des illettrés. Aucun autre parti ne dispose d’une arme aussi puissante dans cette lutte qu’est la propagande ! »

Feric demeura impressionné de la façon dont Marker avait saisi l’essence même de son intervention. Cela lui redonnait courage et affûtait son mordant. Découvrir cette qualité, aussi fortement développée, chez un subordonné constituait une révélation pleine de promesses.

Les autres, quant à eux, grommelèrent leur méfiance, exception faite pourtant du théoricien Parmerob, qui manifestait une agitation extrême. Finalement, sa contrariété se traduisit verbalement.

« Le nom du Parti de la Renaissance Humaine a été choisi après de multiples délibérations, dit-il avec irritation. Il exprime très précisément les positions fondamentales du Parti.

— Précision n’est pas force, remarqua Feric. Le nom du Parti doit crier nos volontés avec la voix d’un sergent-major. »

Parmerob s’indigna plus encore, « J’ai moi-même inventé le nom et formulé le programme du Parti, déclara-t-il. Nous défendons la pureté du véritable génotype humain, le renforcement et l’application rigoureuse des lois sur la pureté génétique, l’annihilation complète des Dominateurs anti-humains, l’exclusion définitive de tous les mutants du sol sacré de Heldon, l’adjonction au territoire de Heldon de nouvelles terres et la purification des ensembles génétiques partout où ce sera possible. Telle est la formule pour une renaissance de l’humanité pure – d’où le nom de Parti de la Renaissance Humaine. »

Feric se dressa lentement, posant avec désinvolture sa main droite sur la poignée de la Grande Massue de Held ; tous les regards se tournèrent instantanément vers lui. Allaient-ils véritablement assister à l’élévation du Commandeur d’Acier ? Il y eut un moment de silence durant lequel on n’entendit plus que le ronflement sourd du feu dans l’âtre de pierre. La voix de Feric rompit le silence : « Y a-t-il un seul des éléments de votre argumentation qui ne soit pas inclus dans le symbole du Svastika ? »

Soudain, le visage de Parmerob s’éclaira d’un sourire. « Vous avez raison, bien sûr. Le nom que vous avez choisi pour le Parti est bien supérieur au mien. Fils du Svastika, c’est effectivement ce que nous sommes. »

Feric se rassit sans avoir soulevé la Grande Massue, mais la main toujours posée sur elle. « Très bien, dit-il, il en est donc ainsi décidé. J’ai dessiné le drapeau du Parti, un brassard et divers emblèmes utilisant le motif du svastika. J’ai également dessiné un uniforme pour les Chevaliers du Svastika, notre groupe d’assaut. Ceux que vous voyez ici constituent le noyau de cette force ; actuellement, les Chevaliers du Svastika comptent deux douzaines d’hommes, mais je prévois une troupe d’au moins cinq mille hommes.

— Les généraux du Haut-Commandement ne verront pas d’un bon œil une milice de ce genre. Ils n’y resteront pas indifférents », remarqua Dugel.

Feric sourit. « Je ne doute pas un instant du fanatisme des officiers carrière. Nous faisons cause commune avec l’armée, et devrons trouver les moyens d’en convaincre le Haut-Commandement. Nul doute que votre expérience et votre compétence se révèlent inappréciables dans ce domaine. »

L’inquiétude de Dugel parut s’apaiser, en dépit d’un certain scepticisme subsistant sur ses traits. Quant aux autres, Haulman ne s’était pas du tout manifesté, tandis que les deux orateurs du Parti, Bluth et Decker, montraient quelques signes d’hostilité ; Parmerob et Marker manifestaient zèle et enthousiasme. Bogel, bien sûr, avait été le premier champion de Feric et sur le visage de Stopa, totalement dévoué à sa personne, se lisait une ferveur puérile. En l’état actuel des choses, Feric pouvait facilement réduire à sa merci tous les éléments hostiles à l’intérieur du Parti s’il en décidait ainsi ; il était cependant plus politique d’obtenir de tous, dès le début, l’assurance d’une loyauté inconditionnelle.

« Il ne reste plus qu’à organiser notre première démonstration de masse », reprit tranquillement Feric.

À cet instant, Heermark Bluth l’interrompit rudement, avec quelque agressivité. « Et comment résoudre la question du commandement ? s’enquit-il. Nous n’avons pas émis de vote à cet égard. Bogel est actuellement notre secrétaire général et notre chef officiel ; vous, Purhomme Jaggar, n’avez aucun titre.

— Je suis tout disposé à me démettre des fonctions de secrétaire général en faveur de Feric, avança Bogel. Je me contenterai du titre de président de l’Exécutif, sous ses ordres.

— Nous n’avons pas encore élu Feric comme chef, insista Bluth. Je demande un vote. »

Feric évalua la situation. Bogel, Parmerob et Marker voteraient sans aucun doute pour lui, Bluth et Decker probablement contre. Les positions de Haulman et Dugel restaient incertaines, bien que, en le poussant un peu, il eût probablement pu compter sur le général de brigade en retraite. En outre, il pouvait à bon droit s’attribuer une voix, plus une à Stopa. Si le vote avait lieu, il ne serait pas vaincu.

Mais il perdrait cependant une certaine dose d’autorité absolue s’il permettait aux officiels du Parti de lui accorder par vote le pouvoir suprême, et il serait véritablement désastreux qu’un tel vote fût autre chose qu’unanime. Son commandement devait s’appuyer sur un droit indiscutable, et non sur l’accord d’une quelconque assemblée de notables.

« Vous conserverez le titre de secrétaire général, Bogel. Cela vous convient mieux qu’à moi. Il me suffira d’être appelé simplement Commandeur. »

Le défi était clair : Feric revendiquait le titre de Commandeur des Chevaliers du Svastika avec tout ce que cela impliquait, de droit et non par vote. L’agitation de Bluth s’amplifia, et Decker également sembla sur le point d’écumer. Bogel, Marker, Parmerob et Stopa comprenaient et approuvaient ; Haulman ne se manifestait toujours pas, et Sigmark Dugel marquait sa satisfaction des sonorités martiales du nouveau titre de pouvoir absolu.

Decker posa finalement la question que Feric espérait entendre : « De quel droit prétendez-vous diriger le Parti sans le bénéfice d’un vote ? »

À nouveau, Feric se leva posément, sa main droite toujours posée avec douceur sur la Grande Massue de Held. Une rafale de vent s’engouffra dans la salle par les portes ouvertes, faisant follement danser les flammes des torches. Derrière Feric, le ciel de fin d’après-midi était d’un bleu profond sillonné de stries orange, et la grande plaine de Heldon s’étalait au pied de la montagne au-delà du bastion de la forêt. Encadré par ce panorama splendide, dans l’éclat vacillant des torches, la main sur le sceptre de la nation Heldon, Feric semblait l’incarnation même de tous les héros légendaires du lointain passé, et Bluth et Decker eux-mêmes ne purent s’empêcher de frissonner.

« Celui qui tient cette Massue est le véritable chef de tout Heldon par droit génétique, un droit bien plus ancien que toutes les lois de parti ou de conseil. Y a-t-il ici un seul homme qui prétende soulever la Grande Massue de Held ? »

Tous se turent, domptés.

Lentement, posément, Feric referma sa main sur la poignée du Commandeur d’Acier. D’un mouvement aérien, il éleva la Grande Massue au-dessus de sa tête.

Puis il abattit le Commandeur d’Acier sur la lourde table de chêne, la réduisant en miettes.

Ce fut Bluth lui-même qui, sautant le premier sur ses pieds, salua sportivement cet exploit au cri de « À Jaggar ! »

VI

À travers la plaine grondait, en direction de la banlieue de Walder, un imposant convoi ; l’allure, le vacarme et les couleurs étaient à couper le souffle, à soulever les cœurs d’enthousiasme. Deux longues colonnes de motos vrombissaient sur la route à quatre-vingts kilomètres/heure derrière une étincelante voiture noire à essence. Aux guenilles barbares des Vengeurs s’était substitué l’élégant uniforme de cuir brun des Chevaliers du Svastika, accompagné d’une casquette de forestier de même couleur à longue visière, ornée des nouvelles armoiries du Parti : un aigle portant un bouclier à croix gammée. Dans le dos de chaque motocycliste flottait une cape rouge frappée d’un simple svastika noir dans un cercle blanc immaculé ; ce motif se répétait sur le brassard rouge que chaque homme arborait à la manche droite. Capes et brassards reproduisaient en miniature les quatre grands drapeaux rouge, noir et blanc déployés par les motos en tête et en queue des deux colonnes. Ces bannières, fixées à de robustes hampes d’airain surmontées de l’écusson du Parti, battaient dans le vent de la course, étalant les svastikas noirs et blancs dessinés en leur centre. Les motos arboraient des couleurs et des ornements identiques : cadres rouge brique, réservoirs rouge, noir et blanc, avec le même insigne que celui des drapeaux du Parti, sacoches sans ornement superflu, recouvertes de chrome brillant, et enfin ailerons de queue chromés et découpés en forme de grands éclairs. Feric avait minutieusement calculé l’effet d’ensemble afin de frapper l’esprit et d’attirer le regard de tout véritable Helder.

La voiture noire de commandement portait pour tout ornement de petits drapeaux du Parti au-dessus des roues avant. À l’avant de la voiture avaient pris place deux Chevaliers du Svastika en uniforme : le chauffeur, et un homme de troupe à sa droite pour respecter la symétrie. À l’avant de l’habitacle ouvert, Seph Bogel et Sigmark Dugel. Derrière eux, sur un siège surélevé, Feric. Bogel, Dugel et Feric avaient revêtu l’uniforme dessiné par ce dernier pour l’élite du Parti. Il était de cuir noir, assez ajusté, souligné de dorures chromées, et se fermait sous le menton par des agrafes rouges ornées de svastikas blancs et noirs. Les brassards et les capes étaient identiques à ceux des Chevaliers du Svastika, à l’exception des casquettes de cuir noir mieux coupées, aux étroites visières chromées, sur lesquelles brillaient les armes argentées du Parti et le svastika noir.

Suspendue à la taille de Feric au moyen d’une large ceinture garnie de clous chromés, la Grande Massue de Held, polie comme un miroir.

C’est ainsi qu’il entrerait dans la deuxième ville de Heldon – à la tête d’une fracassante troupe d’assaut dont il avait soigneusement orchestré son, puissance et couleur, pour exalter l’âme des spectateurs.

De fait, alors que la procession atteignait la banlieue sud de Walder, sa vitesse réduite à cinquante kilomètres à l’heure, elle avait déjà regroupé à sa suite quelques motocyclettes privées, des voitures à essence, et même quelques cyclistes, pédalant comme des damnés pour ne pas se laisser distancer. Feric réalisait que seule la vision prodigieuse de ces hommes en uniforme, cinglant à toute vitesse, les avait attirés et non une quelconque loyauté envers le Parti, puisque les nouvelles couleurs n’avaient en fait jamais été exhibées ; pourtant, ceux qui réagissaient à cette vue avec un tel enthousiasme fervent ne pouvaient être que des hommes animés de l’esprit authentique de Heldon.

Par quelque sixième sens – abstraction faite du vacarme que projetait la colonne comme s’il se fût agi d’un héraut devant elle – les gens de Walder, avertis de son arrivée, s’étaient regroupés devant leurs propres et solides maisons de pierre pour voir défiler la voiture de Feric. Les rues de béton immaculé, les maisons claires entourées de pelouses et de massifs de fleurs, les robustes travailleurs aux tenues bleues, grises et brunes, les commerçants dans leurs tuniques blanches soulignées de divers ornements, les enfants aux joues rouges – tous présentaient un aspect fort plaisant aux yeux de Feric. Le spectacle témoignait en faveur de la qualité génétique des Helders et de la vie saine de la cité ; il était réconfortant de voir tant de magnifiques spécimens de véritable humanité vivre dans un environnement aussi net.

À mesure que la colonne s’enfonçait dans la ville, la foule sur les trottoirs se faisait plus dense. Les résidences de quatre à cinq étages avaient progressivement succédé aux maisons particulières ; construites également en brique, la plupart étaient brillamment colorées, et s’ornaient de toutes sortes de façades de bois ouvragé et de balcons privés. Des arbres et des massifs créaient des zones d’ombre, offrant au regard un spectacle apaisant. Les habitants de ces quartiers semblèrent à Feric un peu moins prospères, leurs vêtements un peu plus ternes et les magasins plus rudimentaires. Pourtant, la propreté et l’état d’entretien de l’ensemble restaient exemplaires.

Ici, la rue était plus large, et le trafic dense, composé de véhicules divers, d’un grand nombre de motos, de camions à vapeur de toutes sortes, d’un ou deux paquebus municipaux, fut contraint de céder le passage à la parade motorisée. Chaque fois que la colonne devait faire un écart devant quelque lourd engin, incapable de libérer la route à temps, la voiture de commandement et les motos, sans réduire leur vitesse, contournaient l’obstacle dans un énorme rugissement de moteurs, à la grande joie de la foule amassée sur les trottoirs, qui lançait alors des acclamations spontanées. L’armada dépenaillée de cyclistes et des divers véhicules à moteur qui fermait la marche s’efforçait toujours de suivre de son mieux la parade.

La proportion de magasins par rapport aux immeubles résidentiels augmentait au fur et à mesure de la progression de la colonne dans le centre de la ville. Les bâtiments, plus imposants, comptaient quelquefois dix et même quinze étages. Ils étaient construits en brique, béton ou ciment, avec des façades de marbre, de cuivre ou de pierre sculptée. Au rez-de-chaussée, ces bâtiments abritaient des boutiques dont les larges vitrines offraient une grande variété de produits : victuailles, habillement, moteurs à vapeur à usage domestique et appareils ménagers, fournitures domestiques de toute nature, peintures et tapisseries, statues, jusqu’à des voitures à gaz pour quelques privilégiés. À en juger par les bruits de machine qui s’échappaient des étages supérieurs et les ouvriers affairés que Feric apercevait de temps à autre derrière les plus hautes fenêtres, la partie supérieure de ces grands bâtiments était affectée au commerce et à l’industrie. L’on en pouvait déduire que les produits proposés dans les magasins étaient confectionnés sur place. Cette véritable ruche produisait une grande quantité de poussière, ce qui n’empêchait pas les rues d’être nettes d’ordures, les trottoirs partout magnifiquement entretenus et accueillants. Quel contraste avec les horribles fosses septiques de Gormond ! Feric devinait ici la puissance de la ville. Nul ne pouvait douter que le génotype racial capable d’édifier de telles cités était supérieur à toutes les autres populations du globe. Le monde appartenait de droit aux Helders en raison de leur puissance d’adaptation et d’évolution.

Dans le centre commercial de la cité, la foule s’arrêtait, impressionnée par le spectacle vrombissant et son déploiement d’écarlate et de svastikas, et nombreux furent, dans cette foule de badauds, ceux qui hurlèrent spontanément leur approbation. Pourtant, tous pratiquement ignoraient la signification de ce défilé et le nom du héros qui passait en grand équipage ; Feric se sentit tenu de récompenser leur adhésion instinctive en leur adressant, de loin en loin, le salut du Parti. Le bon peuple comprendrait assez tôt la signification de ce geste.

Feric fut enchanté de découvrir la cohue qui applaudissait le défilé de voitures au débouché de la Promenade d’Émeraude, large boulevard qui traversait le centre culturel et politique de la cité : une foule à l’échelle des proportions héroïques de l’architecture officielle.

Ici, l’on pouvait admirer les témoignages les plus amples, les plus évidents, de la grandeur de la civilisation helder. L’hôtel de ville était un édifice de marbre blanc massif, qui s’ornait de la resplendissante volée d’un escalier monumental. Sur chaque colonne de sa façade se dressait une statue de bronze représentant quelque personnage de l’histoire de Heldon, et le bâtiment lui-même était surmonté d’un grand dôme de bronze vert-de-gris. Chacun des huit amphithéâtres du Théâtre municipal arborait en façade une colonnade à frontons habillés de bas-reliefs aux sujets idoines, conférant à l’édifice tout entier la légèreté d’une pièce montée. Le musée des Arts décoratifs ne comptait que trois étages, mais son dessin lui donnait l’apparence d’une suite d’ailes s’étirant dans toutes les directions, comme sous l’effet d’une poussée naturelle. Le style en variait imperceptiblement d’une aile à l’autre, chacune d’elles étant décorée de sculptures appartenant à des périodes différentes, de telle sorte que l’extérieur annonçait les multiples merveilles de l’intérieur.

Les autres bâtiments, de moindre importance, étaient construits à une échelle plus réduite ; mais nul effort n’avait été épargné pour embellir jusqu’au plus petit d’entre eux au moyen de statues majestueuses, de bronzes ou de frontons métalliques. Chaque bâtiment s’ouvrait sur un carré de verdure au long de la Promenade d’Émeraude, l’ensemble produisant un effet de grandeur et de majesté dans l’harmonie de ses proportions.

Feric imaginait le jour où les défilés du Parti envahiraient ce grand boulevard dans toute sa longueur, au rythme d’une musique martiale et des chants patriotiques, sous une forêt écarlate de drapeaux du Parti. Ce jour viendrait bientôt. Pour l’instant, le hurlement des motocyclettes, l’éclat des bannières et de l’acier en mouvement composaient un spectacle capable déjà de faire vibrer d’énergie ce boulevard imposant, alors que les travailleurs et les officiels s’échappaient en flot des immeubles pour observer le passage de l’escorte.

La colonne parcourut rapidement la Promenade d’Émeraude, tirant derrière elle une queue de comètes de véhicules toujours plus nombreux, puis sortit du centre de la cité pour faire route vers le nord-ouest. Le soleil faiblissait. Le projet de Feric était de parcourir la partie ouest de la ville avant de revenir au crépuscule jusqu’au site choisi pour le premier meeting de masse, près du centre de Walder ; le coucher du soleil étant sans conteste l’heure la plus convenable pour le projet théâtral qu’il avait conçu.

Ils traversèrent un autre secteur commercial animé et une zone d’habitations luxueuses ; puis lentement, insensiblement, cet ensemble net et bien entretenu fit place à un quartier à l’architecture similaire, mais dont les façades portaient abondamment les stigmates du temps : les murs étaient noircis, les plantations montées en graine et mal soignées et les rues souillées d’ordures et de saletés. Les habitants, à l’expression morne et vide, portaient des vêtements sales et déchirés ; ils parcouraient les rues en silence, spectacle malsain et triste qui rappelait par trop la sinistre canaille de Borgravie. Les narines expertes de Feric détectèrent ici la puanteur lourde et fétide des Dominateurs.

Il se pencha et questionna Bogel : « Quel est cet endroit ? »

Bogel tourna la tête, une grimace de dégoût sur son fin visage. « Cette garenne est connue sous le nom de Grisville. De notoriété publique, c’est un repaire d’Universalistes ; la populace a été profondément infectée par la pestilence de Zind. Périodiquement, elle organise des soulèvements dans ces cloaques, pour réclamer – entre autres obscénités – l’ouverture des frontières et l’élevage des esclaves sous-humains avec l’aide de conseillers de Zind. Nos couleurs une fois connues de tous, il sera préférable de ne pas nous montrer dans ces quartiers.

— Au contraire, coupa Feric, dans un futur proche nos troupes d’assaut fonceront dans cette zone pour massacrer les Doms cachés responsables de ce crime contre l’humanité pure.

— Personne n’a jamais réussi à extirper tous les Doms de ce labyrinthe, dit Bogel. Ils sont partout et nulle part.

— Alors, nous briserons des crânes jusqu’à ce que l’amélioration de la situation prouve que nous les avons tous exterminés. Le seul moyen de détruire des champs de dominance bien ancrés est d’utiliser la force brutale avec enthousiasme, et sans trop de discrimination. »

Alors que la colonne parcourait les rues malpropres devant les jardins à l’abandon et les logements sales, Feric se jura de soustraire à l’emprise des Doms le plus possible de ces malheureuses créatures, pour leur faire retrouver la condition de véritables Helders. Quant à ceux trop atteints déjà pour être libérés des structures dominantes, les tuer serait un acte de miséricorde, à en juger par leur situation actuelle.

Alors que les derniers rayons de soleil coloraient de mauve et orange les collines de l’ouest et que s’allumaient les lumières de la ville, la voiture de Feric, suivie de la colonne motorisée, remonta la large avenue qui pénétrait par le sud dans le parc Brammer. Là, sur le sommet érodé d’une colline en pente douce, à la limite sud du parc, Feric devait s’adresser au premier rassemblement de masse des Fils du Svastika.

La colline se distinguait très nettement au bout de l’avenue, et Feric pouvait apercevoir le svastika de fagots enflammés, haut de six mètres, qui embrasait la crête, tel un glorieux fanal. Un vaste demi-cercle de torches hautes de trois mètres soulignait cet emblème prodigieux ; la voiture n’étant plus qu’à quelques pâtés de maisons du parc, Feric discerna la tribune basse flanquée d’immenses drapeaux écarlates frappés du svastika et, juste devant le feu-symbole, la masse des dignitaires du Parti, revêtus de cuir noir, à droite de la tribune, et, à gauche, l’orchestre militaire engagé pour la circonstance, et revêtu de l’uniforme des Chevaliers. Tout semblait prêt.

Tournant la tête, Feric aperçut les colonnes jumelles de motos, les bannières au svastika écarlate et les capes flottant dans le vent comme une immense forêt de feu ; le rugissement formidable des moteurs faisait vibrer jusqu’aux molécules de l’air. Au bas de l’avenue, derrière sa troupe d’assaut, il distingua une vaste turbulence de paquebus, de voitures à essence, de camions à vapeur et de bicyclettes bloquant le passage d’un trottoir à l’autre, et, derrière ces véhicules, une multitude de Helders qui se pressaient pour assister au spectacle. D’évidence, le rideau était levé pour un tournant de l’Histoire !

Lorsque la voiture de Feric approcha de la colline, les Chevaliers du Svastika exécutèrent une splendide manœuvre : les deux colonnes de motos accélérèrent, tandis que le chauffeur de Feric levait légèrement le pied, et la voiture de commandement se trouva bientôt flanquée d’une double ligne de troupes d’assaut motorisées. Quand la procession atteignit le pied de la colline où le svastika géant et la rangée de torches se détachaient en un flamboiement majestueux sur le ciel assombri, un autre mouvement s’exécuta. Les deux motards porte-drapeau de tête se replièrent vers l’intérieur du cortège, précédant ainsi immédiatement la voiture de commandement noire et luisante. Aussitôt les deux colonnes s’écartèrent de la voiture et de sa garde d’honneur, quittèrent l’avenue et, à pleins gaz, escaladèrent la colline vers le feu qui la couronnait. Gravissant la pente herbeuse, la double file s’étira et, lorsque les deux motards de tête s’arrêtèrent avec ensemble à trois mètres de la tribune, tous les autres les ayant imités, les deux colonnes de motos à l’arrêt formaient une haie d’honneur qui allait de la base au sommet de la colline.

À l’entrée de ce couloir, la garde d’honneur et la voiture de commandement attendirent, moteur au ralenti, que la foule en effervescence fût arrivée sur les lieux. De sa place, Feric distinguait parfaitement Bluth, Haulman, Docker et Parmerob debout à droite de la tribune, épaule contre épaule, resplendissants dans leurs uniformes noirs et chromés. Stopa se détachait nettement dans son uniforme brun de Chevalier, isolé, à quelques mètres du groupe.

L’avenue, derrière la voiture de Feric, devenait rapidement le théâtre d’un pandémonium bon enfant ; les véhicules à moteur arrivés les premiers dégorgèrent leurs occupants, les cyclistes mirent ensuite pied à terre, et enfin une énorme foule de piétons, dix mille au bas mot, vinrent s’agglutiner, recouvrant chaque pouce de terrain disponible. Tous criaient, s’interrogeant mutuellement dans un grand tohu-bohu, mais personne n’osait s’aventurer sur la colline où s’étirait la haie des Chevaliers. Ceux-ci faisaient par intervalles vrombir leurs moteurs, et le son métallique aigu perçait comme une lame le tumulte des voix.

Lorsqu’il jugea le moment psychologique venu, Feric frappa légèrement l’épaule de Bogel, qui tapota celle du Chevalier placé à la droite du chauffeur, lequel leva son bras pour le salut du Parti.

Aussitôt, l’orchestre placé au sommet de la colline attaqua un air vif et martial, et les deux motards porte-drapeau entreprirent d’escalader la colline entre la haie d’honneur, brandissant chacun un drapeau à svastika. La voiture de Feric gravit la pente à leur suite vers le croissant de feu, chaque paire de Chevaliers exécutant à son passage le salut du Parti pour reprendre ensuite sa position initiale, de telle manière que, lorsque les porte-drapeau atteignirent le sommet, firent volte-face et s’immobilisèrent, les deux colonnes s’étaient reformées, prolongées des deux drapeaux du Parti à leur extrémité. Quand la voiture de Feric fit halte devant les porte-drapeau, les deux colonnes se séparèrent pour former un demi-cercle de motos sur la pente, à six mètres du croissant de torches, sorte de barrière de sécurité entre la tribune et la foule des citoyens qui commençaient à envahir la colline.

Sans cérémonial superflu, Bogel et Dugel descendirent de voiture et se joignirent aux autres fonctionnaires du Parti, à côté de la tribune. Feric attendit à l’intérieur que la cohue ait atteint le cercle des motos.

Il descendit alors lentement. À l’instant où son pied touchait terre, tous les fonctionnaires et Chevaliers étendirent le bras droit pour faire le salut du Parti, et un rugissement massif, comme issu du fond des cœurs, emplit l’air : « Vive Jaggar ! »

Ils gardèrent la position jusqu’à ce que Feric eût atteint la tribune, la voiture étant en même temps conduite derrière la grande croix gammée de feu, afin de ne pas nuire au spectacle. Sans monter sur la plateforme, Feric fit face à la multitude des Helders agglutinés sur les flancs de la colline : une énorme assistance, ce qui favorisait son projet. Il s’arrêta pour ménager un effet, fit mine d’inspecter les gens massés en dessous de lui et de les trouver à son goût. Puis il étendit le bras pour le salut du Parti.

Instantanément jaillit à nouveau le cri de « Vive Jaggar ! », accompagné d’un claquement de talons, puis les bras des Chevaliers et des fonctionnaires du Parti reprirent leur position initiale.

Feric, debout à côté de la tribune, la main droite délicatement posée sur la garde du Commandeur d’Acier, fixait un regard décidé sur la foule immense, tandis que Bogel montait sur la plate-forme pour faire un bref discours de présentation.

« Je ne vous parle pas ce soir en tant que chef du Parti de la Renaissance Humaine, car ce parti n’est plus. Comme le phénix de la légende, voici que de ses cendres renaît quelque chose de plus grand et de beaucoup plus glorieux, c’est-à-dire l’ultime, la véritable expression de la volonté raciale de Heldon, un nouveau parti, une nouvelle croisade, une nouvelle cause – les Fils du Svastika ! Et voici, pour diriger cette force toute-puissante, un nouveau chef, un homme nouveau, un héros au sens le plus pur du terme, je veux parler du Commandeur des Fils du Svastika, Feric Jaggar ! »

Bogel termina son allocution par un claquement de talons et le salut du Parti, aussitôt imité par tous les Chevaliers et les dignitaires aux cris de « Vive Jaggar ! » ; les dizaines de membres du Parti éparpillés aux points stratégiques de l’immense foule firent de même, déclenchant un certain nombre de saluts et d’ovations spontanés parmi l’auditoire bon enfant. Réaction somme toute plutôt favorable.

Pendant que se prolongeaient les acclamations, Bogel quitta la tribune. Après un certain temps, Feric fit un signe de la main, et une sonnerie de trompettes domina soudain le tumulte. C’est alors que Feric monta sur la plate-forme ; trouant les ténèbres, une croix gammée de feu haute de dix mètres se détachait dans la nuit derrière lui, le baignant d’une irréelle lumière rouge, embrasant les dorures de son costume de cuir noir luisant et enflammant ses yeux au regard insoutenable.

Il percevait la puissante réalité physique du mystérieux silence qui flottait au-dessus de la foule ; face à lui, des milliers d’hommes, épaule contre épaule, le regard rivé à sa personne, et à elle seule, attendaient ses paroles. Il sentit l’irrésistible force du destin sourdre dans tout son corps et ne faire qu’un avec l’énergie de sa volonté surpuissante. Il était l’incarnation de la grande cause de sa race, la personnification de la volonté raciale, et il savait que cette masse devant lui en était consciente. Il était la volonté de Heldon, il ne pouvait pas et ne devait pas échouer.

Spontanément, les mots montèrent à ses lèvres : « Plus de mille années se sont écoulées depuis le Temps du Feu, et les mutants rôdent à présent sur la terre, contaminent l’humanité vraie par leurs gènes exécrables et dénaturés. Qui peut nier que Heldon soit un bastion de pureté raciale dans une mer universelle de pestilence ? Au sud s’étend la Borgravie, État riche en potentiel génétique, et qui a donc sa place dans le domaine de Heldon, mais elle est un État actuellement gouverné par de vils mutants et des métis qui cherchent – en mêlant les races – à éliminer toute trace du pur génotype humain sur ce territoire. À l’ouest, la Vetonie et l’Husak représentent un monceau de fumier génétique où le vrai génotype est persécuté et avili. Au-delà de ces obscénités politiques s’étalent les cloaques de Cressie, d’Arbone, de Karmath et autres, où le capital génétique n’est plus bon qu’à être totalement exterminé ; enfin, plus rien que des déserts radioactifs. Tous ces mutants et ces métis sont nos plus implacables ennemis raciaux. Mais il y a pire !…»

Feric s’arrêta pour ménager un effet, et fut alors presque submergé par la vague de puissance psychique et d’approbation profonde qui le balayait, venue des dizaines de milliers d’yeux brillants braqués sur lui comme autant de charbons ardents dans la nuit noire. Il ressentit le besoin dévorant d’en entendre plus. Le peuple de Heldon nourrissait un désir racial puissant, jusqu’alors inassouvi, pour une vérité simple et sans fard. Ils étaient totalement avec lui.

« Oui, il y a pire ! rugit Feric. À l’est, tapies derrière les farces politiques de Wolak et de Malax, il y a l’inimaginable immensité et la pourriture sans égale des trous à esclaves de Zind ! C’est là que vit la moitié de la population mutante du monde, sous le contrôle d’une poignée de Dominateurs ! De vastes ressources et une population gigantesque sous la férule des abominables Doms, dont le plus grand désir est de faire disparaître de la face du globe les derniers vestiges de l’humanité pure, pour diriger une populace d’esclaves sans âme ! Et il y a pire encore ! »

Une fois de plus, Feric fit une pause ; et l’on entendit la multitude reprendre d’un coup sa respiration. Il réveillait leurs instincts de volonté raciale et de juste indignation. Il enflammait leurs esprits par l’énoncé de la simple vérité. Il créait un noyau de puissance raciale.

« Le pire se trouve à Heldon ! reprit-il. Nous avons ici un gouvernement de couards et de mauviettes qui lèchent les bottes de la pire des canailles en proposant de recourir à l’élevage d’esclaves stupides et en relâchant la rigueur des lois de pureté génétique. Ils espèrent ainsi préserver leur propre peau sans valeur en retardant le jour de l’expiation, jour qui viendra sûrement. À Heldon, où se trouve l’ultime espoir du pur génotype humain, se trouve un gouvernement d’imbéciles qui flirtent avec les Universalistes puants, tout en sachant fort bien que l’Universalisme est une machination des Dominateurs de Zind. À Heldon, patrie de la pureté humaine, nous sommes infestés par d’innombrables Doms, fanatiquement et inhumainement voués à notre destruction totale ! »

Cette fois, lorsque Feric s’interrompit, ce ne fut pas le silence, mais une grande confusion de voix furieuses qui lui fit écho. Une forêt de poings s’agita, et il s’éleva une clameur puissante, exprimant tout à la fois indignation et approbation. Les plus profonds instincts raciaux de la foule étaient à présent entièrement sortis de la léthargie où ils avaient été traîtreusement maintenus. L’air était chargé d’un puissant magnétisme, révélant aussi une grande soif pour le sang des Dominateurs.

« Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle volonté fanatique de préserver la pureté raciale de Heldon ! Ce qu’il nous faut maintenant, c’est un gouvernement animé de la volonté irrépressible de purger, par le fer et par le feu, Heldon du dernier Dom et du dernier gène contaminé ! Ce qu’il nous faut maintenant, c’est une politique extérieure consacrée à la conquête totale, par les forces de la véritable humanité, du dernier pouce de terre habitable sur la surface de la terre. Ce qu’il nous faut maintenant, c’est un nouveau parti à la puissance héroïque et au zèle fanatique, capable de rejeter la canaille actuelle hors des allées du pouvoir et dans les poubelles de l’Histoire ! Ce qu’il nous faut maintenant, c’est un pouvoir capable de conduire le peuple de Heldon à une victoire écrasante et définitive sur tous les Doms, les mutants et les métis qui s’opposent à nous ! Ce qu’il faut à Heldon maintenant, c’est le soutien fanatique de tous les vrais hommes aux Fils du Svastika ! »

Un cri irrésistible monta de la foule. Plus de dix mille bras se levèrent encore et encore, dans un salut spontané. Feric laissa cette manifestation sincère s’exprimer pendant un bon moment, gardant le regard braqué au-dessus de la multitude frénétique, silhouette virile dans le halo orange vif du svastika géant qui dominait le ciel.

Puis, d’un geste large et dramatique, il leva la Grande Massue de Held et tendit devant lui l’arme dorée, zébrée d’éclairs, pour le salut du Parti. Des murmures et des soupirs montèrent de la foule lorsqu’elle reconnut, peu à peu, le légendaire Commandeur d’Acier. Puis ce fut le silence.

La tête brillante de l’arme de Feric intercepta la lueur du feu et s’embrasa comme un petit soleil lorsqu’il la leva très haut au-dessus de sa tête. Alors, forçant la voix au maximum, il lança d’un ton solennel : « Je tiens dans ma main la Grande Massue de Held, et j’exige de régner seul et sans contestation sur Heldon et au-delà, non pas seulement pour moi-même mais au nom du Svastika ! Je voue ma personne, les Fils du Svastika et cette arme sacrée à la purification de Heldon par le sang et le fer et à l’instauration de l’autorité totale de l’humanité pure, sur la surface de la Terre tout entière ! Nous ne connaîtrons de trêve que le dernier gène mutant n’ait été balayé de la surface de la planète ! »

Comme par miracle, une seule voix parut jaillir de cette foule innombrable pour clamer : « Vive Jaggar ! Vive Jaggar ! Vive Jaggar ! » La puissance de ce cri, qui semblait porté par un océan de bras levés, était telle qu’on l’eût crue capable de fendre les cieux et de dompter les dieux eux-mêmes.

Rayonnant, Feric rengaina la Grande Massue et salua à son tour. Incroyablement, les chants redoublèrent de volume et de ferveur, et le salut fut répété partout avec frénésie. La joie transporta l’âme de Feric à des hauteurs insoupçonnées de gloire raciale. Plus de dix mille Helders étaient devenus fanatiquement loyaux au Parti. Tout comme la torche avait mis le feu au grand svastika de bois qui brûlait encore derrière lui, ses paroles et sa volonté avaient enflammé le svastika dans les âmes de ces bons Helders. Et, tel le svastika de flammes embrasant la nuit de ses langues de feu orange, le svastika des âmes helders embraserait les ténèbres de l’esprit et formerait le blason du Nouvel Âge.

VII

Les Fils du Svastika occupaient le quatrième étage d’un immeuble, qui en comptait dix, les autres se trouvant loués à des médecins, des commerçants, des artisans divers. Exécutant l’ordre de Feric, Haulman avait choisi une formule permettant au Parti d’être le locataire le plus important de l’immeuble ; en fait, il avait même été plus loin que Feric, et avait loué l’appartement à un copain qui était de loin son débiteur. En conséquence, et bien que le Parti n’occupât qu’un étage sur dix, Feric avait eu la possibilité d’imposer la nouvelle décoration de la façade entière.

Les six étages supérieurs de pierre noire avaient été peints en rouge, fond gigantesque sur lequel se détachait un svastika noir dans un cercle blanc, métamorphosant la partie supérieure de l’immeuble en un énorme drapeau du Parti. Immédiatement en dessous, une grande plaque de bronze proclamait fièrement : Quartier général national des Fils du Svastika. Deux grands drapeaux du Parti surplombaient la rue. Bref, Feric était parvenu à donner à la façade de ce bâtiment banal le reflet de son style et de ses projets.

Le quartier général du Parti n’étant à proprement parler rien d’autre qu’un drapeau rouge géant agité à la face de la vermine universaliste, des mesures de sécurité appropriées avaient été prises. Un escadron de Chevaliers en uniforme, armés de pistolets et de massues, stationnait sur le trottoir, gardant l’entrée principale vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quatre gardes surveillaient en permanence la porte elle-même. Sur le toit de l’immeuble, quatre mitrailleuses constamment en batterie couvraient tout l’horizon. Nuit et jour, des patrouilles de six Chevaliers en armes parcouraient tous les étages. Quant aux deux escaliers, unique accès au quatrième étage, ils étaient protégés par des mitrailleuses.

De l’autre côté d’une rue adjacente au quartier général, un terrain vague avait été entouré d’une haute barrière puissamment électrifiée, alimentée par un moteur à vapeur situé à l’intérieur du périmètre protégé. La garnison du quartier général vivait là, dans une série de baraques basses en bois. Cette troupe comprenait deux cents motocyclistes et leurs montures. Dans l’éventualité d’une attaque du quartier du Parti, la vermine serait coincée entre les hommes du bâtiment et ces troupes d’assaut motorisées, et proprement écrasée. Il serait même possible de soutenir une attaque menée par des éléments de l’armée régulière durant une période assez longue.

Le quatrième étage se divisait en bureaux, salles de réunions et chambres à coucher. Alors que Stag Stopa couchait dans les baraquements avec les Chevaliers et que les autres dignitaires habitaient dans leurs demeures personnelles, Feric et Bogel dormaient dans des chambres jouxtant leurs bureaux. En outre, Ludolf Best, mince jeune homme que son intelligence et sa dévotion – tant à la cause qu’à la personne de Feric – désignaient comme l’assistant idéal, dormait également dans le quartier général, à la disposition permanente de son maître.

Le bureau de Feric, bien évidemment le plus grand du quartier général, présentait un aspect volontairement austère. Les cloisons en étaient d’un bois grossièrement équarri, de celui dont on fait les baraquements militaires ; le plafond et le parquet, respectivement en plastique et en tuiles, étaient tous deux peints en rouge, leur centre orné du svastika noir dans le cercle blanc. Trois rangées de bancs en bois faisaient face au bureau en chêne de Feric, à seule fin de pouvoir réunir des groupes assez importants si le besoin s’en faisait sentir. Sur le bureau lui-même, la Grande Massue de Held trônait sur un plateau couvert de velours noir. À cela s’ajoutaient des rideaux noirs pendus aux deux fenêtres, un grand drapeau du Parti qui tapissait le mur derrière le bureau et une immense peinture à l’huile de la bataille de Roost. Telles étaient les seules décorations de la pièce.

À grands frais, et sur l’insistance de Bogel, on avait fait l’acquisition d’un circuit fermé de télévision : une boîte d’acier poli munie d’une face en verre, discrètement installée dans un coin de la pièce. Feric et Bogel étaient assis sur l’un des bancs, manipulant pour la première fois cet objet hors de prix.

« Vous voyez, Feric, la dépense est fort utile, insistait Bogel pour la dixième fois. Avec ce récepteur, nous pouvons assister à toutes les émissions publiques ; nous y gagnerons des informations précieuses. »

Feric contemplait d’un air dubitatif le ministre des Finances présentant un insipide rapport économique au cours du bulletin d’informations de midi. L’intérêt de tout ceci lui échappait encore ; les émissions publiques de télévision étaient entièrement contrôlées par le régime décadent actuel. Certes, ces émissions constituaient un instrument de propagande au potentiel immense, touchant comme elles le faisaient les récepteurs publics dans chaque square de Heldon. Mais, comme le gouvernement avait le contrôle absolu de ce moyen d’information, il paraissait impossible que le Parti pût jamais utiliser cette nouvelle merveille de la science helder pour ses propres visées patriotiques.

Soudain, les yeux de Feric s’écarquillèrent de surprise en voyant sur l’écran sa propre image, se détachant sur un svastika de feu. Du haut-parleur lui parvint non sa propre voix, mais celle du commentateur officiel : «… après plusieurs semaines, ce troisième rassemblement des Fils du Svastika devait se clore tragiquement par la violence…»

L’écran montrait à présent la Promenade d’Emeraude engorgée de citoyens, tous porteurs de brassards à croix gammée, beaucoup brandissant des torches. Des dizaines de drapeaux à croix gammée s’agitaient triomphalement au-dessus de la procession.

« La stupidité du régime des Libertariens me stupéfie, Bogel ! s’écria Feric. On dirait qu’il suffit de tendre des pelles à ces crétins pour qu’ils se mettent à creuser joyeusement leurs propres tombes !

— Ils croient mettre en garde le peuple contre une menace visant l’État, fit Bogel avec une grimace. En tout cas, ils font leur possible pour que Heldon soit informé de notre existence ! »

L’image suivante était une formation serrée de Chevaliers sur leurs motos aux couleurs éclatantes, guidant le peuple dans les rues, vêtus de leurs élégants uniformes bruns et de leurs flamboyantes capes écarlates.

«… s’est déroulé dans le calme jusqu’au moment où les manifestants, ayant atteint Grisville, sont entrés en contact avec des pelotons de voyous universalistes…»

On apercevait maintenant le sordide quartier de Grisville dont les rues infectes étaient sillonnées par les Fils du Svastika. Tout à coup, un groupe d’hommes, tous pauvrement vêtus et parfaitement répugnants, fit irruption d’une rue adjacente et se fondit dans la masse des citoyens désarmés. Instantanément, une douzaine de Chevaliers firent faire demi-tour à leurs machines et se lancèrent, armés de leurs longues massues d’acier, aux trousses de ces misérables couards. Les quelques crapules universalistes qui ne furent pas écrasées dans la minute qui suivit s’enfuirent en hurlant, le crâne ensanglanté.

Le commentateur du gouvernement ne cessait de caqueter au sujet des gangs du Svastika et des voyous universalistes qui réglaient leurs différends dans les rues au grand dam du corps politique ; pourtant, Feric savait fort bien que les bons Helders, regardant la télévision dans les squares de Heldon, se fieraient cependant davantage au témoignage de leurs propres yeux qu’aux vitupérations de quelque crétin gouvernemental ; et ce qu’ils pouvaient maintenant voir sur l’écran, c’était le triomphe du Svastika. La dégénérescence avait à ce point atteint le cerveau des traîtres raciaux qu’ils faisaient de la propagande télévisée au Svastika sans même s’en rendre compte ; car le spectacle de la foule triomphale massée derrière cet emblème parlait au cœur, alors que l’aigre condamnation émise par le commentateur compassé ne pouvait que déclencher un flot de bile dans l’estomac des spectateurs.

« Il doit bien y avoir un moyen de duper ces crétins pour permettre au Parti d’avoir accès aux ondes, dit Feric. Si nous pouvions téléviser notre propre propagande dans chaque square de Heldon, nous balaierions en un ou deux mois ces dégénérés dans les égouts qu’ils méritent, loin du pouvoir.

— Même ainsi, nous avons déjà les moyens de diffuser largement nos actions », souligna Bogel.

Feric sourit, approuvant d’un signe de tête. « Quelques cadavres universalistes dans les caniveaux après un meeting, et notre couverture télévisée est assurée. »

Alors que Bogel éteignait le récepteur, Ludolf Best, mince, nerveux, blond, parfait spécimen de la race pure, époustouflant dans son habit de cuir noir et sa cape écarlate, pénétra dans le bureau, marcha résolument jusqu’à Feric, claqua des talons, salua de la voix et du geste, et se tint au garde-à-vous.

« Qu’y a-t-il, Best ? »

— Commandeur, le général de brigade Lar Waffing est là et demande à être reçu immédiatement.

— Que savez-vous de ce Waffing, Bogel ? demanda Feric.

— Personnage important, répondit Bogel. Commandant les cuirassés de l’air pendant la guerre, jeune héros à l’époque. Il a poursuivi – bien que sa famille eût une fortune considérable – une belle carrière militaire après la guerre, avant de démissionner de son grade de général de brigade pour protester contre la lâcheté politique du régime actuel. »

Ce Waffing se révélait un véritable patriote et un homme de très grand courage, pensa Feric : et, point important, il devait certainement avoir conservé une influence prépondérante dans les milieux militaires et économiques.

« Faites-le entrer, Best », ordonna Feric, qui se leva, traversa la pièce et s’assit derrière son bureau pour plus de solennité.

L’homme que Best introduisit arborait une silhouette extravagante, pour ne pas dire comique. Waffing était grand, ses traits réguliers prouvaient une grande pureté génétique, son regard était hardi, franc et viril, mais, depuis son épopée d’aviateur, l’homme s’était considérablement empâté. Il était vêtu d’une tunique grise de style militaire couverte à profusion de galons dorés, et portait un manteau bleu clair ; cet accoutrement eût été ridicule sur tout autre homme de sa corpulence. Mais Waffing dégageait une énergie et une virilité suffisantes pour le faire passer tel quel.

Les deux hommes marchèrent au pas jusqu’au bureau de Feric, et, à la joyeuse surprise de celui-ci, Waffing imita le salut de Best, l’accompagnant d’un enthousiaste « Vive Jaggar ! »

Le visage éclairé d’un sourire, Feric rendit le salut, ordonna à Best de se retirer et invita Waffing à s’asseoir sur le premier banc, aux côtés de Bogel. Quelque chose dans l’apparence de Waffing parlait à son instinct, sans aucun rapport avec l’utilité que pouvait présenter un homme de cette position.

« Je vois que vous êtes un homme à qui je peux parler franchement, Jaggar, dit Waffing d’une voix profonde et bourrue. Un homme de mon genre. J’aime ce que vous faites. Ainsi que je l’ai souvent dit moi-même, le seul moyen de venir à bout des ennemis de la pureté génétique est de leur briser le crâne, et je suis heureux de découvrir enfin à Heldon un parti préoccupé uniquement de cela. J’aime ce que vous dites, Jaggar ; j’ai dit à peu près les mêmes choses moi-même il y a de cela des années, mais je n’ai pas votre éloquence, et j’ai refusé de tremper dans la mesquinerie des manœuvres électorales. Il est manifeste que vous avez fait des Fils du Svastika non une société à fabriquer du vent, mais la vivante expression de la volonté raciale, et j’ai donc la joie de vous offrir mes services. »

Feric fut profondément touché par cette profession de foi venant d’un homme d’une telle envergure. L’honnêteté brutale de Waffing était d’autant plus convaincante qu’elle ne renfermait pas une once de fausse modestie. Seul un bel exemplaire de véritable humanité, sûr de sa propre nature de héros, pouvait aussi nettement manifester sa foi en la cause, sans arrogance ni humilité suspecte.

« Bienvenue dans les rangs du Parti, général Waffing, dit Feric. Je suis sûr que vous servirez bien la cause.

— J’en suis aussi sûr que vous ! s’écria Waffing dans un grand rire sincère. D’après les renseignements que j’ai pu obtenir sur votre organisation – et ils sont considérables, car j’ai directement accès aux rapports du Haut-Commandement – il vous manque un véritable chef militaire. Vous, bien sûr, possédez les qualités du commandant suprême, Purhomme Jaggar, mais après vous le niveau d’encadrement militaire tombe vertigineusement jusqu’aux abîmes de ce spadassin, Stopa.

— Stopa fait très bien son travail, répliqua prudemment Feric. Les crânes brisés de centaines d’Universalistes témoignent de l’efficacité et de la force des Chevaliers du Svastika sous ses ordres. »

Waffing sourit. « Sans doute, sans doute. Je suis sûr que cet homme dirige fort bien sa petite troupe. Mais vous ne pouvez sérieusement envisager de placer cet individu à la tête d’une véritable armée. »

Feric subodorait un sens caché dans ces paroles. « Les Chevaliers du Svastika sont simplement une force d’intervention privée, dit-il froidement. On ne peut pas parler d’armée.

— Je vais parler franchement, dit Waffing. Nombreux sont, au Haut-Commandement, ceux qui sont favorables aux Fils du Svastika. Mais, soucieux de préserver leurs propres positions, ils ne laisseront par les Chevaliers devenir plus puissants sous le commandement actuel.

— Sous le commandement actuel ?

— Ne vous attendez pas à ce que le Haut-Commandement fasse confiance aux intentions d’une force armée sous les ordres d’un Stopa. D’autre part, si votre groupe d’assaut était dirigé par un homme ayant la confiance des généraux, ces derniers concevraient plus volontiers que les Chevaliers du Svastika soient leurs alliés et non leurs rivaux. »

Feric ne put dissimuler un sourire. « Un homme tel que vous, Waffing ? »

Waffing arbora une fausse expression d’humilité. « Je suis un meneur d’hommes expérimenté et j’ai la confiance du Haut-Commandement. En ce qui concerne mes qualités personnelles, je ne serai pas assez présomptueux pour vous donner des conseils, Commandeur Jaggar.

— Êtes-vous le porte-parole du Haut-Commandement ? »

La réponse de Waffing fut immédiate, violente et d’une sincérité vibrante, presque fanatique. « Ma loyauté vous est acquise, à vous et aux Fils du Svastika, Commandeur ! s’exclama-t-il, ses yeux lançant des éclairs. Si vous l’ordonnez, je prendrai même un poste d’officier de latrines pour vous servir, vous et le Svastika ! Le Haut-Commandement ignore tout de ma démarche ; je vous informe simplement de l’attitude des généraux et je suggère une solution. »

La situation apparaissait parfaitement claire. Si Stopa demeurait au commandement, l’armée ne permettrait pas aux Chevaliers de renforcer leur position jusqu’à présenter une menace potentielle, c’est-à-dire jusqu’au point de devenir une force militaire opérationnelle. Avec Waffing comme chef militaire, le Haut-Commandement montrerait moins d’irritation, et il pourrait même, étant composé en majorité de bons patriotes, être totalement gagné à la cause. Mais, d’autre part, c’étaient les ex-Vengeurs et les hommes recrutés par eux qui constituaient le noyau des Chevaliers ; ces gaillards témoignaient à Stopa un respect presque égal à celui qu’ils vouaient à Feric lui-même. Remplacer Stopa par un étranger comme Waffing ne manquerait pas de jeter le trouble dans leurs rangs. Il fallait trouver une solution plus subtile.

« Je vais vous nommer chef de la Sûreté du Parti, dit Feric. Puis je vais créer un nouveau corps, appelé Soldats du Svastika, qui sera une véritable élite, sélectionnée pour son dévouement, sa pureté génétique, sa force physique et son intelligence. Ainsi vous ne commanderez directement ni les Chevaliers ni les Soldats du Svastika ; mais, en tant que chef de la Sûreté, vous serez le supérieur des commandants des deux formations. Cet arrangement n’adoucirait-il pas le Haut-Commandement ? »

Le visage de Waffing s’éclaira d’un large sourire. « Idée de génie, s’écria-t-il. Meilleure que toutes les miennes ! » Derechef il éclata de rire. « Lorsque vous me connaîtrez mieux, fit-il malicieusement, vous comprendrez quel compliment recèle cet aveu lorsqu’il sort de la bouche de Lar Waffing ! »

Sur quoi Bogel et Feric lui-même partirent d’un grand éclat de rire cordial.

Enfin Feric put organiser la première réunion plénière du Cercle du Svastika. La structure du Parti avait été profondément remaniée : supprimés les titres douteux, remplacés désormais par des titres forts et précis qui faisaient parfaitement ressortir la hiérarchie. Supprimées les fantaisies personnelles dans les vêtements des chefs du Parti, qui avaient tellement surpris Feric ; à l’exception de Stopa dans son uniforme brun de Chevalier, tous les hommes assis autour de la table de chêne, dans la salle de conférence sans ornement, avaient revêtu l’habit de cuir noir de l’élite du Parti, qui leur donnait fière allure. À présent, la composition du Cercle du Svastika reflétait parfaitement la volonté de Feric. Bogel, haut commandant de la Volonté publique, était chargé à la fois de formuler les visées du Parti et de faire de ces visées les désirs du peuple de Heldon, bannissant ainsi les Parmerob et les Marker des hautes instances du Parti. Haulman, bien que trésorier du Parti, n’avait pas le grade de haut commandant, ce qui soulignait nettement la distinction entre la politique du Parti et les nécessités économiques. Waffing portait le titre de commandant en chef de la Sûreté. Stopa avait été investi du titre ambigu de commandant des Chevaliers du Svastika, ce qui le mettait hiérarchiquement au-dessous de Waffing, tout en lui attribuant une place dans le Cercle du Svastika. Pour respecter la symétrie, Bors Remler, commandant les nouveaux Soldats du Svastika, avait également été admis au Cercle du Svastika. Afin de mettre en valeur la suprématie absolue de sa position de Commandeur suprême, Feric avait nommé Best au Cercle du Svastika avec rang de commandant en chef, bien que le jeune homme n’eût pas un seul subordonné à qui donner des ordres. Quant à Bluth et à Decker, ils avaient été renvoyés à l’obscurité que méritait leur nullité. Bref, la maison du Parti avait été remise en ordre en attendant les combats à venir.

Feric ouvrit la séance sans aucun cérémonial ; l’atmosphère était celle d’une réunion de camarades discutant stratégie plutôt que celle d’un raout bourgeois. « Notre but ultime est le rétablissement du pouvoir de l’homme pur sur les terres habitables et l’extinction des sous-humains. Dans ce sens, le premier pas à accomplir est l’établissement du pouvoir absolu du Svastika sur Heldon. Il nous faut à présent gravir les quelques marches qui nous mèneront au pouvoir intégral. »

Cette déclaration sans ambages fut accueillie avec un enthousiasme fervent. Remler, en particulier, irradiait une flamme fanatique ; dans ses yeux d’un bleu de glace et sur ses traits fins et aquilins se lisait une frénésie patriotique intense.

« Avec cinq cents motos et cinq mille hommes, les Chevaliers peuvent prendre Walder en un jour, avança Stopa. Avec mille motos et dix mille hommes, nous marcherons sur Heldhime pour écraser toute cette vermine sous nos bottes !

— Ce n’est pas aussi simple, dit Waffing, qui n’éleva pas la voix malgré une colère contenue. Si les Chevaliers prennent Walder ou marchent sur la capitale, le gouvernement ordonnera à l’armée de nous écraser, et, plutôt que de paraître reculer devant l’ennemi, le Haut-Commandement fera mouvement sur nous et notre cause sera perdue. Nous ne pouvons espérer défaire l’armée dans une guerre civile en règle.

— Je préconise quant à moi la méthode électorale, intervint Bogel. Bientôt auront lieu les élections au Conseil ; les neuf sièges sont à pourvoir. Je suis sûr que nous réussirions au moins à y faire élire Feric. Avec Jaggar conseiller à Heldhime, nous pourrions placer quatre autres hommes lors des élections suivantes, dans cinq ans. »

Le visage mince et luisant de Remler s’empourpra d’indignation, « Il est hors de question d’attendre cinq ans pour prendre le pouvoir ! s’écria-t-il. Combien de gènes seront perdus en cinq ans ? À quelle profondeur parviendra la vermine dom dans le corps de Heldon ? À quelle puissance atteindront les Universalistes ? Il est de notre devoir racial sacré de prendre le pouvoir dans les délais les plus brefs !

— Bien parlé ! » dit Feric. Assurément, il avait fait le choix qui convenait en sortant Remler du rang pour le placer à la tête des S.S. C’était un théoricien brillant en même temps qu’un solide pragmatiste ; il venait de poser on ne peut plus clairement l’impératif moral. Les deux éclairs rouges dont Feric avait fait l’insigne spécial des S.S. convenaient à son style et à son dynamisme ; Remler serait un bon modèle pour l’élite des pur-sang génétiques qu’il était appelé à commander.

Les paroles de Remler confirmaient les qualités du plan déjà établi par Feric. Engager le Parti dans la lutte pour le pouvoir dans le cadre de la légalité électorale décadente serait trahir la cause sacrée de la pureté génétique. Cependant, la campagne politique offrirait à la propagande du Parti un champ d’application précieux et, fait primordial, chaque candidat au Conseil se voyait attribuer une heure d’antenne par semaine à la télévision d’État, temps dont il pouvait user comme il l’entendait.

« J’ai décidé de notre ligne de conduite, déclara Feric. Moi, et moi seul, me présenterai pour un siège au Conseil. Le fait que ma candidature nous donne accès à une heure de télévision par semaine, au service de notre propagande – qui ne devra pas se confiner dans les banalités de la campagne électorale – suffit à me convaincre. Pendant la durée de cette campagne, nous organiserons des rassemblements de masse et des déploiements de force. Nous chasserons les Universalistes des rues avec le poing et le fer, et nous mènerons la vie dure aux Traditionalistes et aux Libertariens. Il ne s’agira pas tant de gagner les élections que d’impressionner les patriotes de Heldon par notre détermination à prendre le pouvoir et notre capacité génétique et idéologique à le garder. Nous attirerons délibérément sur nous la colère de ces crétins d’Universalistes, pour les amener à mettre leurs crânes en position de se faire écraser. Le Parti ne sera pas un instrument pour gagner les élections ; ce sont les élections qui seront un instrument au service de l’accomplissement des buts ultimes du Parti. »

Sur quoi, même Remler l’idéaliste se joignit aux applaudissements de toute l’assemblée. L’instrument de la victoire finale était forgé, il serait manié avec un fanatisme aveugle et une force irrépressible.

Le stade municipal de Heldhime était un grand ovale de béton qui pouvait contenir environ cent mille personnes. Au soir du premier rassemblement de masse des Fils du Svastika dans la capitale, toutes les places disponibles se trouvaient occupées par une masse compacte d’hommes purs. Le sommet de la tribune d’honneur, ainsi que le mur intérieur du stade, étaient pavoisés de resplendissants svastikas rouges, blancs et noirs, qui conféraient à cette réunion une ambiance de fervent patriotisme.

Une tribune avait été dressée exactement au centre du terrain ; c’était un simple cube de bois peint en blanc, de trois mètres de côté. Juché dessus, l’orateur serait parfaitement visible de tous les coins du stade.

Autour de la tribune, et submergeant le stade, une mer d’uniformes et de feu. Huit mille Chevaliers du Svastika en uniformes de cuir brun se tenaient au garde-à-vous, portant des torches. Au milieu d’eux, deux mille Soldats du Svastika, dans leurs uniformes de cuir noir et leurs capes noires, formaient une grande croix gammée humaine centrée sur la tribune. Comme la formation de S.S., elle, ne portait pas de torches, l’aspect du stade, du haut des tribunes où Feric avait fait placer des caméras de télévision, était celui d’un grand cercle de feu frappé d’un svastika noir géant qui brillait comme un métal fantastique à la lueur des torches. La tribune, d’un blanc immaculé, se dressait au centre de cet immense svastika noir, comme l’axe de l’univers.

À l’intérieur de la tribune, Feric attendait avec Lar Waffing le début du meeting. Il sentait monter en lui une exaltation presque insupportable ; ce rassemblement de masse pour l’annonce de sa candidature constituait le point culminant de la semaine la plus excitante qu’il eût vécue depuis son entrée à Heldon. Sa première visite à la plus grande ville du monde, à l’architecture majestueuse et à la technologie avancée, avait été fort émouvante en elle-même, mais actuellement Heldhime était à tous points de vue le centre du pouvoir à Heldon. Là siégeait le Conseil, là étaient installés les ministères, le Haut-Commandement et la plupart des entreprises industrielles de la Grande République. La recherche scientifique d’avant-garde et les installations de production y avaient trouvé place. Ici, les rênes du pouvoir attendaient d’être saisies.

Waffing avait introduit Feric dans les cercles de la haute économie et l’avait présenté aux membres importants du Haut-Commandement. De nombreux industriels avaient versé des fonds dans les coffres du Parti, et, comme un seul homme, les généraux s’étaient révélés les ennemis des Universalistes et des Doms ; beaucoup admettaient ouvertement qu’ils avaient toujours rêvé du jour où il leur serait ordonné d’écraser cette vermine. Feric les avait quittés sur la promesse solennelle que, aussitôt qu’il serait devenu chef de Heldon, leurs vœux seraient exaucés.

La réputation de Feric l’avait précédé dans la capitale, et de petits groupes de citoyens se formaient autour de lui dès qu’il apparaissait en public. Des officiers qu’il n’avait jamais vus lui adressaient avec enthousiasme le salut du Parti. S’étant rendu au théâtre, il avait vu le public, debout, le gratifier d’une ovation de trois minutes alors qu’il prenait place dans sa loge.

Aussi attendait-il le début du meeting avec un enthousiasme anticipé et une absolue confiance en lui-même.

Alors que débutait la retransmission télévisée, Lar Waffing, massif et impressionnant dans son uniforme noir et sa cape à croix gammée rouge, lui serra la main afin de lui souhaiter bonne chance, puis gravit l’escalier en soufflant pour apparaître à la tribune, accueilli par un tonnerre d’applaudissements et une forêt de saluts. L’heure fixée par le destin avait sonné ! À cet instant même, Bogel se préparait à parler dans le Parc de Walder’s Arn, où des milliers de gens se pressaient autour du récepteur public pour entendre le discours de Feric. À la lueur des torches, autant de meetings semblables se tenaient autour des récepteurs publics de chaque ville, bourgade ou village de Heldon, et les cadres des Fils du Svastika se préparaient à cet instant même à annoncer Feric.

Waffing s’approcha du micro et, du geste, commanda le silence, qui s’établit aussitôt dans le stade bondé. L’introduction de Waffing fut étonnamment courte et concise :

« Fils du Svastika, compatriotes, vrais Helders, je vous présente le Commandeur suprême des Fils du Svastika, notre grand et glorieux chef, Feric Jaggar ! »

Ce fut un beau charivari dans le stade. L’immense foule hurlait jusqu’à s’en arracher les cordes vocales et une mer de torches s’agitait follement, pendant que les S.S. du grand Svastika noir exécutaient salut sur salut avec un synchronisme parfait. Lentement, Feric monta les marches et apparut à la tribune dans un terrifiant univers de feu, d’applaudissements et de bras levés. À la vue de cette silhouette de légende dans son uniforme collant noir et chromé, sa cape à svastika rouge flottant majestueusement derrière lui, la Grande Massue de Held gainée suspendue à sa ceinture de cuir cloutée et deux éclairs rouges gravés sur chacune de ses hautes bottes noires, l’enthousiasme de la foule gravit encore un degré dans la frénésie.

Feric tapota l’épaule de Waffing, qui lui cédait la place, et se retrouva seul sur la plate-forme blanche, au centre du grand svastika noir brillant dans l’océan de torches. Il était à présent totalement noyé dans les cris, et les saluts, point de mire sur lequel se concentrait l’esprit des milliers de gens qu’il apercevait autour de lui et de millions d’autres qui guettaient ses paroles dans tout le pays. Le rugissement de la foule était, par son intensité et sa qualité, pareil au légendaire tonnerre ébranlant le ciel des Anciens ; il enveloppait Feric d’une grandeur mythique.

Debout, symbolisant dans l’espace et le temps ce tournant de l’Histoire, son âme au centre d’une mer de feu patriotique, Feric sentit la puissance de sa destinée cosmique couler dans ses veines et le remplir de la volonté raciale du peuple de Heldon. Il était réellement sur le pinacle de la puissance évolutionniste ; ses paroles guideraient le cours de l’évolution humaine vers de nouveaux sommets de pureté raciale, et ce par la seule force de sa propre volonté. De ses lèvres sortirait la voix collective de l’humanité pure. À ce moment précis, il était le Parti, il était la volonté raciale. Il était Heldon.

Au point culminant de l’ovation, Feric étendit le bras pour le salut du Parti, et le silence quasi instantané qui s’établit alors fut presque plus terrifiant que le tumulte qui l’avait précédé. Le souffle du monde entier semblait suspendu dans l’attente de ses paroles.

« Amis Helders, dit-il simplement, l’écho de sa voix dans le stade comblant le silence profond, je suis devant vous aujourd’hui pour annoncer ma candidature au Conseil d’État. Je me présente seul en tant que messager des Fils du Svastika, non pas pour me traiter d’égal à égal avec les dégénérés qui mènent cette farce, mais plutôt pour rejeter ce gang de traîtres et de couards invertébrés dans les égouts de l’Histoire. L’élection d’une majorité à croix gammée au Conseil ne parviendrait pas à sauver l’humanité pure des périls qui la menacent ; même un Conseil composé uniquement de Fils du Svastika n’y suffirait pas. Les défis héroïques appellent des actes héroïques ! »

Posément, afin que son geste n’échappe à personne, Feric posa sa main droite sur la garde de la Grande Massue de Held, se gardant toutefois de dégainer la noble arme.

« Jadis, cette Grande Massue était le sceptre des rois de Heldon ; aujourd’hui, je la porte non pour réclamer un quelconque titre royal mais parce qu’elle est l’instrument de notre volonté raciale. Je prends part à cette élection sordide uniquement pour faire connaître la volonté raciale par mon élection à un siège de conseiller ! Une fois élu, je baserai mon action non point sur les désirs de quelque majorité numérique, non point sur l’allégeance à quelque légalisme mesquin, mais sur le principe de la loyauté constante à la volonté raciale, à la pureté génétique de Heldon, et à la victoire totale de l’humanité sur les mutants et les métis du monde entier ! »

À nouveau, la foule du stade éclata en une ovation prolongée et assourdissante, tandis que les S.S. de la formation en svastika répétaient à plusieurs reprises leur salut avec une perfection admirable et une force fanatique.

La main de Feric abandonna la garde de la Grande Massue et se leva pour demander le silence. Instantanément, un grand calme se fit dans le stade ; Feric crut sentir, pareil à celui-ci, le silence anxieux de millions d’âmes dans les squares publics du pays tout entier, puisqu’en cet instant tout Heldon prenait part à la communion mystique de la volonté raciale.

Parlant sur un ton plus mesuré, Feric dissipa l’attente avec des paroles qui firent vibrer une corde sensible dans la poitrine de tous les Helders. « Aujourd’hui, je demande à chaque homme de Heldon, à chaque patriote, à chaque spécimen du pur génotype humain, à chaque habitant de ce vaste royaume, de se lever pour former un grand corps de héros furieux et de conduire les Fils du Svastika, représentants de notre cause raciale et de la cause de l’évolution, à la victoire finale ! »

Une fois encore, Feric porta sa main droite sur la garde de la Grande Massue de Held. « Je ne mendie pas vos voix comme ces politiciens bourgeois et efféminés ! s’exclama-t-il. Je n’essaie pas non plus de les soutirer par la ruse, comme le font les Universalistes, ces laquais des Dominateurs sous-humains. En tant que personnification de la volonté raciale, j’ai le droit de les exiger ! Plus encore : j’ordonne à chaque vrai fils de Heldon de sortir ce soir dans les rues pour les submerger d’une force invincible ! Mettant à profit votre présence en masse et votre fanatisme patriotique, je vous commande de convaincre tous ceux que vous rencontrerez de la justesse de notre cause, de la toute-puissance de notre volonté, et de la certitude de notre victoire finale ! Si les vermines universalistes montrent leurs visages difformes, écrasez leurs crânes et écrasez leurs corps sous la semelle de vos bottes ! Si des membres d’autres partis protestent, de la voix ou du geste, persuadez ceux qui sont encore capables de raison, et balayez les autres ! Que les forces du Svastika marchent dans Heldon cette nuit et jusqu’à l’aube ! Occupons les rues ! »

À ces mots, Feric dégaina la Grande Massue de Held et la pointa vers le ciel, immense joyau de métal brillant dirigé vers les étoiles ; le pommeau étincelant absorba la lumière des torches rassemblées et projeta les éclairs de cette manifestation tangible de la force raciale en chaque endroit du stade et, via les ondes, dans tout Heldon.

À ce signal, les milliers de Chevaliers et de S.S. entamèrent une marche circulaire en ordre serré autour de l’axe de la tribune, le roulement de tonnerre de leurs bottes à semelles d’acier levées haut se répercutant au-delà du stade dans tout Heldon. Vu d’en haut, le large cercle de flammes semblait pratiquement immobile tandis que le grand svastika noir des S.S. effectuait, telle la roue inexorable du destin, une rotation irrésistible autour de Feric.

Celui-ci avait l’impression d’être le centre du monde, Heldon tournant à ses pieds, la volonté raciale évoluant autour de son être pendant que son discours atteignait un paroxysme explosif.

« Vive Heldon ! hurla-t-il de toutes ses forces physiques et psychiques. Vive le Svastika ! Vive la victoire finale ! »

Debout au centre de la grande croix en mouvement, tel l’épicentre de l’éruption nationale de la volonté raciale, le corps vibrant sous le tonnerre de plusieurs milliers d’individus en marche, Feric se sentit en communication totale avec son peuple, comme si tous les Helders qui se répandaient à présent dans les rues par tout le pays eussent été le prolongement de sa chair, de son être.

Des cent mille gorges, dans le stade, et des millions de nouveaux fanatiques du Svastika qui envahissaient toutes les places publiques du pays, la réponse vint, portée par une seule fantastique voix jaillie de la forêt des bras tendus ; la volonté raciale elle-même éclata dans un rugissement transcendant, secouant de son tonnerre le pays tout entier : vive jaggar ! vive jaggar ! vive jaggar ! »

VIII

D’entrée de jeu, le résultat était acquis. Feric, seul candidat du Svastika – alors que les autres partis présentaient des listes complètes de neuf candidats pour les neuf sièges du Conseil, à pourvoir selon les modalités d’un scrutin national élargi – était assuré de son élection au Conseil ; il était également assuré d’être le seul conseiller du Svastika dans un conseil dominé une fois de plus par les Libertariens, résultat qui faisait somme toute son affaire. Mieux valait être un héros solitaire opposé à une bande de traîtres et de lâches plutôt que le chef d’un parti politique minoritaire !

Le résultat officiel du scrutin ne posant pas de problème, la campagne devait servir à atteindre des objectifs plus généraux : il fallait démontrer avec quel fanatisme impitoyable les Fils du Svastika entendaient servir leur cause sacrée, et prouver que la volonté raciale parlait par le truchement de Feric en garantissant à celui-ci un total de voix supérieur à celui des autres conseillers. Fort heureusement, ces deux visées électorales étaient parfaitement compatibles ; on pouvait donc concentrer tous les efforts sur la mise au point d’une tactique soignée.

C’est ainsi que, trois jours avant l’élection elle-même, Feric, debout à l’arrière de sa voiture de commandement découverte, resplendissant dans son uniforme de cuir noir et sa cape écarlate et portant à la vue de tous le Commandeur d’Acier, se montrait, prêt à diriger ses troupes lors de la bataille décisive. Tapis derrière lui dans la voiture, également revêtus du cuir noir de l’élite du Parti, Bors Remler et Ludolf Best étaient armés de nouveaux pistolets-mitrailleurs de belle facture.

La force armée que Feric conduisait dans les rues de Heldhime vers le Parc des Chênes était constituée, par nécessité, de la plus importante et de la meilleure troupe que les Fils du Svastika eussent jamais réunie. Car Feric avait délibérément jeté un défi à la pègre universaliste, en annonçant à grand fracas que le dernier meeting électoral des Fils du Svastika se tiendrait dans le parc fétide situé en plein centre de Borburg, quartier puant réputé pour abriter un très grand nombre de Doms parmi les plus infects, ainsi que leurs laquais universalistes. Si les Universalistes n’annihilaient pas ce meeting par la force, ils perdraient tout crédit en tant qu’adversaires sérieux dans la course au pouvoir, et cela non seulement à Heldhime, mais dans toute la Grande République, Feric ayant choisi de consacrer sa dernière heure de télévision à la retransmission de l’événement.

Il n’ignorait pas que les Fils du Svastika se devraient d’assurer l’intégrité et la sécurité de leur meeting dans ces quartiers franchement hostiles, sous peine de connaître la même ignominie. Il avait donc mis sur pied un dispositif parfaitement capable de parer à toute éventualité. Un paquebus muni d’un grand soc d’acier précédait sa voiture ; derrière le bouclier, trois mitrailleuses S.S. et, à l’intérieur du vapeur, une troupe de choc composée des meilleurs pur-sang S.S., armés de massues et de pistolets-mitrailleurs. Encadrant la voiture de Feric, un escadron de fanatiques S.S. vêtus de cuir noir collant, montés sur de puissantes motocyclettes noires ornées de chromes éblouissants. Derrière la voiture marchaient cinq mille Chevaliers du Svastika porteurs de massues, de torches, de drapeaux à croix gammée et de longues et très lourdes chaînes. À l’arrière de cette troupe de fantassins, deux mille Chevaliers motorisés, et enfin, à l’arrière-garde, cinq cents S.S. fanatiques à pied, armés de pistolets-mitrailleurs et de massues.

Durant toute la campagne, les S.S. et les Chevaliers s’étaient parfaitement acquittés de leur tâche. Les interpellateurs qui harcelaient tous les orateurs des meetings du Svastika avaient à peine ouvert la bouche que leurs crânes éclataient sous les massues S.S. ; les Chevaliers patrouillaient partout, à tel point qu’aucun Universaliste ou orateur bourgeois ne pouvait émettre un son devant quelques auditeurs sans devenir aussitôt l’infortunée cible de leurs poings d’acier. Trois fois les Universalistes avaient tenté de tenir des meetings géants, trois fois les troupes motorisées avaient dispersé cette vermine.

Aujourd’hui, cependant, il fallait s’attendre que les Universalistes et les Doms fissent de leur mieux. Alors que sa voiture suivait le vapeur blindé le long de l’avenue Torm, fosse septique flanquée de part et d’autre de bidonvilles puants, Feric saisit fermement la poignée de la Grande Massue, impatient de passer à l’action.

« Commandeur, regardez ! » s’écria soudain Best, désignant du canon de son pistolet-mitrailleur le haut de l’avenue. Une grossière barricade de poutres, de caisses et de toutes sortes de débris et d’immondices avait été dressée en travers de la rue pour barrer le passage aux motards. Derrière la barricade se tenait une horde stupide de pauvres hères répugnants contrôlés par les Doms, armés de bâtons, de couperets, de couteaux et de tout ce qui leur était tombé sous la main ; ces malheureux aux yeux fous envahissaient la rue aussi loin que portait le regard.

Flottant au-dessus de cette masse fétide, des loques bleues et graisseuses étaient frappées de l’étoile jaune cerclée : oriflamme des Universalistes, contrôlés par les Doms.

« N’ayez crainte, Best, dit Feric, nous allons rapidement nous débarrasser de cette vermine ! » En effet, le vapeur avait été aménagé précisément pour parer à ce genre d’éventualité.

À vingt mètres de la barricade, les mitrailleurs ouvrirent le feu. De la populace qui ricanait derrière le barrage s’élevèrent soudain des cris de douleur et d’épouvante, ses rangs immédiatement ensanglantés ayant été décimés par la grêle de balles. Des dizaines de créatures, perdant leur sang par d’innombrables blessures, s’écroulèrent. Leurs camarades piétinèrent morts et blessés, se bousculant, s’agrippant les uns aux autres dans une tentative frénétique et futile pour échapper aux troupes du Svastika ; mais, la rue étant bouchée sur toute sa longueur, cette manœuvre apparut aussi impossible que lâche.

Le soc du vapeur pénétra dans la grossière barricade à quarante kilomètres/heure, la réduisant en miettes et repoussant les débris sur le côté. Les mitrailleurs S.S. tirèrent des volées de balles dans les maisons immondes qui bordaient la rue, augmentant la panique.

« En avant ! » s’époumona Feric, agitant très haut la Grande Massue de Held. Lorsque les armes du vapeur se furent tues, la voiture de commandement, entourée de sa garde d’honneur de motards S.S., entraîna l’immense formation de fantassins et le vapeur droit sur la vermine universaliste.

Les massues des Chevaliers se levaient et s’abattaient comme des marteaux-pilons, écrasant au sol les créatures hurlantes ; des chaînes tournoyaient dans l’air comme des ailes de moulin à vent, ouvrant les crânes universalistes comme des coquilles d’œufs. Tout à coup, une douzaine d’hommes gigantesques portant de longs couteaux plongèrent à travers l’écran des motards vers la voiture de commandement, leurs yeux luisants de la frénésie stupide des esclaves des Doms, la bave écumant à leurs lèvres.

« Commandeur ! » hurla Best, réduisant en pièces deux de ces infortunés avec sa mitraillette. Feric perçut la puissance illimitée du Commandeur d’Acier dans ses veines ; avec un sauvage cri de guerre, il brandit sans effort la massue. Elle frappa les deux premiers assaillants à la poitrine et pénétra dans leur chair comme si elle eût été de quelque matière crémeuse et les coupant en deux dans un jaillissement d’organes et de sang. Dans son élan, Feric brisa encore trois crânes, tandis que Remler et Best s’occupaient des autres adversaires avec leurs mitraillettes.

Comme un troupeau de bœufs paniqués ou de porcs fous de terreur, les pauvres bougres reculèrent frénétiquement, écrasant des dizaines des leurs dans leur lâche désir d’échapper à la colère irrésistible des forces du Svastika. Tandis que la colonne remontait l’avenue Torn, des escadrons de Chevaliers et de S.S. pénétrèrent dans les taudis sordides et en sortirent de louches individus qui s’étaient tenus à l’écart de la mêlée, certainement des Doms ; aussi furent-ils exécutés sur-le-champ. Puis, une fois les habitations débarrassées de leur vermine, on y mit le feu pour faire bonne mesure.

Tandis que la colonne avançait de plus en plus vite vers le Parc des Chênes, la voiture de Feric traversa un couloir de feu et de fumée : les habitations et les taudis malodorants de Borburg se consumaient dans les flammes purificatrices. La rue était jonchée, en plus des ordures habituelles, des corps brisés des Dominateurs et de leurs laquais universalistes. Une silhouette furtive jaillie de l’embrasure d’un immeuble en flammes fut coupée en deux par une rafale de Best.

Tout à coup, l’un des corps qui allait passer sous les roues du véhicule de Feric se dressa d’un bond, s’agrippa à la carrosserie et, pointant une longue dague souillée de sang vers la gorge de Feric, hurla : « Meurs, ordure humaine ! » Incapable de mettre en œuvre le Commandeur d’Acier, Feric empoigna de sa main gauche la gorge du Dom hurlant et serra jusqu’à ce que les yeux de la créature lui sortent de la tête ; puis il renvoya le corps d’où il était venu.

La colonne eut tôt fait d’atteindre la rue Lormer, en bordure du Parc des Chênes. C’était une vaste étendue d’herbe en friche couverte d’un monceau d’immondices. Les miasmes putrides caractéristiques du Borburg régnaient également sur cet espace libre, et le socle de béton du récepteur de télévision publique avait été barbouillé de graffiti obscènes et d’ignobles slogans politiques. Le parc disparaissait sous une multitude composée de la pire racaille ; dix mille crapules pour le moins, armées de bâtons, de couteaux, de massues et d’armes à feu, assoiffées de sang par leurs maîtres invisibles.

Feric agita par trois fois le Commandeur d’Acier au-dessus de sa tête, et à ce signal s’exécuta une manœuvre compliquée, avec une précision et un allant magnifiques. Les S.S. jaillirent de la cabine du vapeur, fers de lance des deux grandes phalanges de Chevaliers, qui avancèrent dans la rue Lormer, chacune dans une direction opposée, poussant la populace devant elles et débarrassant la route de l’ennemi. D’autres Chevaliers remontèrent l’avenue Torm vers la rue Lormer pour faire leur jonction avec les phalanges. Toute la longueur de la rue face au parc se trouva bientôt entièrement occupée par une formation serrée de Chevaliers.

Un bref silence s’appesantit sur la scène, brisé seulement par les crépitements du feu et le vrombissement des moteurs, quand la lâche canaille peuplant le parc se découvrit soudainement confrontée à un véritable mur de héros vêtus de cuir brun. Leur terreur s’exprima dans un énorme gémissement collectif. Puis, à un second signal de Feric, le centre de la formation s’ébranla, et les motards S.S., noir et chrome, avancèrent en tête de la ligne des tirailleurs, formant devant les fantassins un bouclier résolu de motos d’acier. Puis la voiture de Feric émergea pour prendre position au centre de cette ligne de héros. Les Chevaliers motorisés et les autres fantassins, sous les ordres de Stag Stopa, firent un large crochet à travers les rues en flammes de Borburg pour atteindre l’autre côté du Parc des Chênes et couper toute retraite.

Feric jeta un regard aux misérables créatures affolées, qui vociféraient sans conviction en brandissant leurs armes dans une piteuse démonstration de fausse bravoure, puis contempla les formations impeccables et les élégants uniformes de ses vigoureux Chevaliers et de son élite de fanatiques S.S., appréciant en connaisseur le magnifique contraste qu’ils formaient avec la racaille qu’ils combattaient. Quel spectacle frappant ce serait là sur les récepteurs de télévision de toutes les places publiques de Heldon !

Feric se dressa dans sa voiture de commandement et, s’appuyant de la main gauche sur le dossier du siège de Best, de la droite il pointa vers les cieux le luisant poing d’acier qui couronnait la Grande Massue. « Vive Heldon ! » hurla-t-il, sa voix de stentor perçant le tumulte. « Mort aux Dominateurs et à leurs esclaves universalistes ! » Il fit décrire un arc majestueux au Commandeur d’Acier, et, dans un terrible rugissement de « Vive Jaggar ! », les forces du Svastika se ruèrent en avant.

La rangée de motos s’enfonça dans les premières lignes de la horde, accompagnée par le feu croisé des escouades de mitrailleurs S.S… Avec de grands cris d’épouvante et de douleur, des centaines de fripouilles aux yeux fous tombèrent, noyées dans leur sang, tandis que l’acier ouvrait les crânes et que les roues écrasaient les membres épars. À travers les interstices de la première ligne de motards, les Chevaliers chargèrent, brandissant leurs massues et faisant tournoyer leurs chaînes, brisant des membres et pulvérisant des crânes, et exploitant la percée faite par les S.S. à moto. Le chauffeur de Feric dirigea la voiture droit au cœur de la bataille. Alors que Best et Remler tiraient de longues rafales dans la populace terrorisée, Feric imprimait au Commandeur d’Acier de grands moulinets ravageurs, brisant des dizaines de têtes, arrachant des dizaines de membres, coupant en deux les torses ennemis, déclenchant à chaque coup une panique indescriptible. Quel extraordinaire spectacle pour les téléspectateurs de Heldon, et quel exemple pour ses hommes !

Après quelques minutes d’un furieux assaut, les rangs des Universalistes étaient en proie à un chaos total et une panique aveugle. Ceux qui se trouvaient au cœur de la mêlée étaient si terrifiés par l’efficacité et la force des troupes du Svastika que la volonté des Doms ne réussissait même plus à maintenir un semblant d’ordre. Ils ne pensaient qu’à s’échapper avant que leur cervelle n’éclabousse le sol, et, dans la frénésie de leur fuite, beaucoup entreprirent la lutte avec ceux qui, derrière eux, continuaient d’être assoiffés de sang par les Dominateurs. Le résultat fut qu’ils abattirent autant de leurs frères que d’hommes du Svastika.

Alors que la voiture de commandement s’enfonçait plus avant dans le parc, elle fut soudain attaquée par deux douzaines d’ennemis armés de bâtons et de longs couteaux, apparemment poussés au sacrifice fanatique par quelque Dom proche. La moitié d’entre eux tombèrent sous les furieuses rafales des mitraillettes de Remler et de Best ; Feric en expédia cinq autres d’une volée du Commandeur d’Acier. Puis il aperçut une créature grise et rébarbative aux yeux noirs et brillants, en arrière des attaquants.

Prenant appui de la main gauche sur le rebord de la carrosserie, Feric se pencha au-dessus des combattants et abattit le pommeau de son arme droit sur le crâne de ce lâche Dom, faisant gicler une fontaine de cervelle grise. Instantanément, les viles créatures universalistes, qui un moment auparavant s’étaient ruées sans peur sur la voiture de commandement, refluèrent dans toutes les directions avec des cris d’épouvante.

Ce que voyant, les fanatiques S.S. concentrèrent leurs attaques sur tous les Doms qu’ils pouvaient reconnaître ; la déroute n’en fut que plus rapide et plus complète. L’issue du combat ne fut jamais douteuse. Les Universalistes, sous l’emprise d’un Dom, avaient beau combattre avec une férocité animale, ils manquaient de volonté et de discipline, sans parler d’un commandement inspiré, pour maintenir au moins un semblant de résistance. Au corps à corps, chaque Chevalier valait au moins dix de ces créatures ; quant aux S.S., leur supériorité en ardeur et en technique guerrière sur la canaille relevait du calcul astronomique.

En peu de temps la crapule perdit tout espoir de vaincre, et même les Doms commandant la horde d’esclaves ne pensèrent plus qu’à la fuite. À la vitesse d’une marée en reflux, la populace universaliste rompit les rangs et se précipita vers la rue Hordur, à la limite nord, aussi loin qu’elle le pouvait du théâtre des combats. Aussitôt, les Chevaliers et les S.S. se précipitèrent à la poursuite de ce ramassis informe et terrifié de bétail humain qui fonçait tête baissée vers le nord du parc.

La voiture de commandement de Feric roulait au cœur de cette poursuite triomphale, les armes de Remler et de Best décimant la canaille qui fuyait devant elle, la noble massue de Feric s’occupant des traînards. Le troupeau fou de terreur ne réussit pas à distancer la troupe d’assaut motorisée du Svastika, aussi la voiture de commandement et les S.S. à moto pénétrèrent bientôt dans l’arrière-garde, laissant derrière eux de grands tas de corps brisés et sanglants.

Bien plus, alors que les bandits en fuite se répandaient dans la rue Hordur, les motards de Stopa jaillirent de toutes les rues, de toutes les allées adjacentes, suivis de fantassins armés de chaînes et de massues. La canaille se trouvait prise entre le marteau et l’enclume.

De petits groupes d’ennemis s’égaillèrent dans toutes les directions, mais ils furent renversés par les escadrons à moto et abattus par les fantassins. Ceux qui parvinrent à fuir les environs immédiats du parc et à se réfugier dans les ruines fumantes de Borburg ne furent pas poursuivis. Mais toute la pègre universaliste à l’intérieur du périmètre des quatre rues entourant le parc fut scindée en groupes de plus en plus faibles et taillée en pièces.

Comme il restait quelques minutes de télévision après que le dernier des Universalistes eut été massacré, assommé ou chassé des environs du parc, Feric fit diriger la voiture de commandement vers le centre du parc. Autour de lui, les S.S. moteurs au ralenti, leur cuir noir souillé par la poussière et le sang de la bataille, formèrent un cercle d’honneur. Face à leurs camarades montés, une troupe de cinq cents fantassins S.S. au garde-à-vous. Derrière cette garde d’élite, les rangs des Chevaliers motards, puis la masse puissante de milliers de Chevaliers du Svastika, silhouettes glorieuses plastronnant dans leurs uniformes de cuir brun, la plupart généreusement éclaboussés de sang ennemi.

Autour de cette armée victorieuse gisaient les témoignages de ses prouesses, de son fanatisme impitoyable et de sa glorieuse victoire. Les corps des Universalistes et des Dominateurs jonchaient le parc, épars ou en monticules sanglants. Derrière le parc, de grandes flammes ondoyantes dévoraient les dernières traces de pestilence des taudis de Borburg.

Un micro fut tendu à Feric, debout sur le siège de sa voiture, pour qu’il s’adresse à ses troupes victorieuses. Quand il parla, sa voix se répercuta dans tout Heldon, ainsi que dans les rues encaissées de Borburg.

« Amis Helders, je vous salue ! Cette grande et glorieuse victoire d’aujourd’hui vivra à jamais dans les cœurs des vrais humains. Vive Heldon ! Vive le pur génotype humain ! Vive la victoire totale du Svastika ! »

En réponse, le rugissement de « Vive Jaggar ! » secoua les fondations de Heldon, spontanément répété une douzaine de fois, accompagné chaque fois du joyeux claquement de talons de milliers de bottes et d’une forêt de saluts du Parti défiant le ciel. Lorsque les applaudissements fervents se furent enfin calmés, le dernier meeting électoral se conclut avec solennité par le chant, repris en chœur, du nouvel hymne du Parti : Le Svastika est éternel, écrit pour l’occasion par Feric. Les nobles accents de cet air martial, scandés par les héros victorieux, mirent un digne point final à la manifestation du jour.

Après l’écrasant succès du meeting du Parc des Chênes, les trois derniers jours de la campagne ne furent plus qu’une promenade triomphale pour les Fils du Svastika ; l’élection de Feric Jaggar au Conseil d’État, avec la marge la plus confortable de toute l’Histoire, n’était plus mise en doute par personne.

IX

Quand les voitures à essence des membres du Conseil commencèrent à passer l’entrée d’honneur du Palais d’État, le décor était planté pour un grand moment d’Histoire. La première réunion d’un Conseil d’État nouvellement élu constituait toujours un événement de première grandeur, mais celle-ci s’annonçait d’importance, qui confrontait directement pour la première fois le vieil ordre dégénéré au héros du futur Nouvel Âge, Feric Jaggar. Il n’était pas exagéré de dire que le peuple de Heldon retenait son souffle racial.

Le Palais lui-même offrait un cadre approprié à un tel événement : édifice impressionnant de marbre noir dont chacune des quatre façades s’ornait de bas-reliefs gigantesques représentant quatre batailles de l’Histoire de Heldon. L’entrée de parade s’ouvrait face au boulevard de Heldon, précédée d’un splendide tapis de gazon. Une longue allée montait en serpentant gracieusement vers le portique d’entrée et redescendait ensuite en une courbe d’une égale douceur vers le boulevard, sur lequel se trouvait rassemblée une énorme foule. Une rangée de soldats aux uniformes vert-de-gris et casqués d’acier bruni interdisait à cette foule l’accès aux pelouses du Palais.

Les voitures banales des conseillers arrivèrent l’une après l’autre, escortées tout au long du chemin par une garde d’honneur de motards de l’armée. Les politiciens, tout aussi anodins, mirent pied à terre et disparurent à l’intérieur de la bâtisse ; seul manquait Feric. La tension dramatique, au sein de la foule qui stationnait sur le boulevard, dans le cœur de tous les téléspectateurs sur les places publiques de Heldon, ne cessa de croître : tous attendaient l’apparition de Feric Jaggar.

Enfin, l’on perçut le grondement des motocyclettes qui remontaient pleins gaz le boulevard vers le Palais d’État, et, l’instant d’après, la voiture de Feric, noire et luisante, apparaissait derrière un groupe de dix motards S.S., resplendissants dans leurs habits de cuir noir et leurs capes rouges à croix gammée, déployant en tête de la colonne deux immenses drapeaux du Parti. Feric lui-même, silhouette majestueuse en uniforme noir et écarlate, dont les galons scintillaient au soleil, se tenait debout à l’arrière de l’habitacle ouvert, la main gauche posée sur le dossier du siège devant lui.

Lorsque le convoi quitta le boulevard pour s’engager à vive allure sur l’allée, les badauds qui peuplaient les trottoirs firent spontanément le salut du Parti, souligné de fervents « Vive Jaggar ! » qui se répétèrent jusqu’à ce que la voiture eût atteint le portique. Feric, en réponse, étendit le bras pour un salut qu’il maintint jusqu’à l’arrêt complet, à la joie de tous.

Il descendit alors de la voiture, et l’escorte S.S. mit aussitôt pied à terre, six de ses membres se figeant au garde-à-vous devant la petite volée de marches de marbre, au grand dam des fonctionnaires de l’armée. Les deux porte-drapeaux précédèrent Feric dans l’escalier, tandis que les deux derniers S.S. formaient une garde d’honneur derrière lui. Juste avant d’entrer dans le bâtiment, Feric s’arrêta, fit demi-tour en claquant les talons et gratifia derechef la foule du salut du Parti. Enfin, accompagné par un chœur de « Vive Jaggar ! », Feric et son escorte S.S. pénétrèrent dans le Palais d’État.

Feric parcourut un long corridor aux murs de marbre blanc, au plancher de céramique rouge, blanche et noire, et au plafond abondamment décoré de peintures, en direction d’une enfilade de grandes portes de bois décorées de lourds ornements de cuivre, flanquées d’un soldat de l’armée régulière. Les bottes ferrées de la garde d’honneur S.S. battaient un rythme martial sur le plancher de céramique brillante alors que la troupe s’approchait des fonctionnaires d’apparat. Les porte-drapeaux s’arrêtèrent fièrement devant les soldats avec un claquement de talons, frappant l’extrémité des hampes contre le sol et rendant le salut du Parti au cri de « Vive Jaggar ! » Derrière ces admirables S.S., Feric attendit un instant, tandis que les deux soldats, hésitant entre leur inclination naturelle à rendre le salut et les ordres pusillanimes reçus, hésitaient sur l’attitude à adopter. Ils se contentèrent finalement d’ouvrir les doubles portes et Feric, précédé de ses porte-drapeaux et suivi des deux gardes S.S., pénétra dans la salle du Conseil.

Au centre de la pièce en forme de petite rotonde avait été disposée une grande table ronde de bois noir incrusté de céramique blanche et rouge. Neuf chaises assorties étaient également réparties autour de la table ; toutes, sauf une, étaient occupées par des créatures fort peu ragoûtantes, qui, réagissant comme autant de cafards soudain exposés à la lumière lorsque Feric et ses hommes entrèrent à grands pas dans la pièce, se tortillèrent d’un air inquiet sur leurs sièges en manifestant une molle consternation. Entouré de sa garde d’honneur, Feric marcha vers le siège vide et s’y assit, tandis que les quatre S.S. se figeaient au garde-à-vous en claquant les talons, saluaient, et criaient « Vive Jaggar ! »

« Faites sortir immédiatement vos spadassins de la salle du Conseil, siffla une créature sénile en laquelle Feric reconnut Larus Krull, le vénérable chef libertarien.

— Je n’en ferai rien, répliqua Feric ; ce sont au contraire ces S.S. d’élite qui éjecteront bientôt vos carcasses inutiles de ce bâtiment.

— Il n’existe pas de précédent d’une garde privée dans cette pièce, Purhomme Jaggar, gémit un bellâtre en oripeaux bleu et or. Celui-ci était Rossback, l’un des trois Traditionalistes, un véritable crétin.

— Je viens de remédier à cette omission, répliqua sèchement Feric.

— J’exige que vous fassiez sortir vos hommes ! répéta Guilder, sbire notoire de Krull.

— Il nous faut voter sur cette question », dit l’Universaliste Lorst Gelbart, véritable et répugnant amas de protoplasmes. Pourtant, dès que cette créature pustuleuse eut ouvert la bouche pour lâcher son vent, les autres scélérats, manifestant une étrange déférence, se turent aussitôt pour porter une profonde attention à ses propos. Rien d’étonnant à cela : il suffit à Feric, expert en la matière, d’un regard pour comprendre que ce Gelbart, avec ses cheveux noirs et gras, sa grossière tunique bleue et ses yeux chassieux, était en fait un Dominateur ! Sa peau rude et malpropre dégageait l’odeur des Doms. Si la répugnante créature n’avait pas encore capturé le Conseil dans un champ de dominance, ce n’était qu’une question de temps, et il n’en faudrait plus beaucoup, au train où allaient les choses !

Il ne paraissait donc pas utile de perdre son temps en amabilités mielleuses. « Je ne suis pas venu à cette réunion pour badiner ou pour chicaner sur des points de procédure, ces passe-temps convenant mieux aux individus de votre genre », dit Feric, jetant sur chaque conseiller humain un regard méprisant, afin qu’ils ne pussent douter du peu d’estime en lequel il les tenait. Lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de Gelbart, ce fut un instant étrange, chacun reconnaissant et jaugeant les forces en présence, mais le Dom puant ne fit, par prudence, aucune tentative pour prendre Feric dans sa nasse psychique.

« Je suis ici pour présenter le programme de base des Fils du Svastika et pour en demander l’application immédiate et totale, poursuivit Feric. La volonté raciale n’exige pas moins. »

Bien évidemment, les mâchoires des vieilles outres à vent tombèrent sous le choc de cette déclaration abrupte : ils déglutirent et ouvrirent la bouche avec ensemble comme autant de carpes à l’air libre. Gelbart, quant à lui, ne se départit pas un instant de sa froideur inhumaine.

Ignorant les protestations impuissantes et silencieuses, Feric détailla les exigences de base du Parti. « Premièrement, le traité de Karmak doit être dénoncé et tous les mutants et métis extirpés à jamais du dernier pouce de territoire helder. Deuxièmement, les lois sur la pureté raciale doivent être sévèrement renforcées et, tenant compte du relâchement qui a permis dans le passé à toutes sortes d’agents contaminants de s’infiltrer dans le creuset génétique de Heldon, des camps de sélection devront être installés dans tout le pays, où seront retenus tous les Helders dont la pureté génétique souffre la moindre contestation, jusqu’à ce que leur généalogie et leur structure génétique aient été rigoureusement examinées. Ceux dont sera prouvée la contamination génétique auront le choix entre l’exil et la stérilisation. »

Feric fixa froidement Gelbart, sans manifester la moindre émotion ; il sentit pourtant le Dom réaliser pleinement qu’il était démasqué. « Tous les Dominateurs qui seront découverts seront bien entendu abattus. Troisièmement, il faut rapidement tripler les effectifs de l’armée pour pouvoir lutter efficacement contre les hordes de mutants qui nous entourent. Enfin, pour que cette nouvelle politique nationale soit mise en œuvre avec le maximum de rigueur et d’efficacité, ce Conseil doit voter la suspension de la Constitution et me confier les pouvoirs spéciaux pour gouverner par décret.

— Cet homme est fou ! » piailla Pillbarm, doyen des Traditionalistes, vieux pruneau desséché qui n’avait pas encore jusque-là révélé ses talents oratoires.

Feric fut aussitôt debout, la Grande Massue de Held à la main, image même de l’indignation vertueuse. « L’un de vous oserait-il ici parler en faveur de la contamination de notre substrat génétique par les mutants et les métis ? Défendrez-vous l’existence de la tourbe des Dominateurs au prix de votre vie ? Oseriez-vous déclarer devant le peuple de Heldon qu’une position de faiblesse est préférable à une politique de fermeté déclarée soutenue par une volonté d’acier ? »

Il n’y eut aucune réaction à ce défi tonitruant ; cela seul indiquait clairement que le champ de dominance de Gelbart était rien de moins qu’établi. Comme sur un ordre, les couards se rejoignirent, dans l’attente de la réponse du Dom lui-même.

« Toutes ces histoires de pureté génétique sont dépassées depuis longtemps, Jaggar, fit Gelbart avec un petit sourire cruel. Déjà, un nombre important de gens demandent l’importation de grandes masses de mutants pour leur faire exécuter les basses besognes nécessaires au maintien d’une haute civilisation. Bientôt Heldon comprendra que la solution de loin la meilleure est d’élever des créatures débiles, des robots protoplasmiques si vous préférez, à l’exemple de Zind. Vous prêchez dans le désert. L’indolence naturelle de l’être humain est votre plus grand ennemi. »

Feric ignora complètement Gelbart ; il était inutile de discuter avec un Dom, et plus encore d’essayer de convaincre ces lâches victimes de leur devoir racial. La seule solution pour en finir avec la peste qui rongeait le cœur de Heldon était la force brutale.

Feric rengaina le Commandeur d’Acier mais resta debout, fouaillant de son regard implacable chaque membre du Conseil. Tous, sauf Gelbart – qui, bien entendu, était au-dessus d’une telle réaction humaine – frémirent sous cette agression psychique.

« J’ai fait mon devoir de pur humain en vous donnant un conseil loyal et une chance de vous prêter sans contrainte à l’expression de la volonté raciale, dit sèchement Feric. Si vous ne votez pas sur-le-champ le programme du Parti, vous reconnaîtrez ouvertement la faillite morale du gouvernement de la Grande République, et les conséquences en retomberont sur vos têtes. »

Seul Gelbart eut l’impudence de répondre à cet avertissement solennel. « Oseriez-vous menacer le Conseil d’État de la Grande République, Jaggar ? Même un conseiller peut être arrêté pour trahison. »

L’ironie grotesque de ce Dom piaillant accusant un Purhomme de trahison envers Heldon manqua de déclencher le rire de Feric, malgré la colère justifiée qui avait envahi son cœur à cette ultime perfidie.

« J’aimerais bien voir cette collection de vieilles badernes arrêter les Chevaliers du Svastika et les S.S. pour trahison ! rugit Feric. Nous verrions vite qui se balancerait au gibet des traîtres ! »

Sur cette réplique. Feric tourna les talons et sortit de la salle du Conseil.

Depuis son élection au Conseil d’État, Feric avait transféré le quartier général du Parti dans un bâtiment spacieux près du centre de Heldhime, à peu près équidistant du Palais d’État et du Haut Donjon, quartier général du Haut-Commandement et siège de la garnison de la ville. Le nouveau quartier général était précédemment la luxueuse résidence d’un industriel qu’on avait convaincu de céder cet immeuble aux Fils du Svastika en échange d’une somme symbolique. Le manoir lui-même se divisait à présent en appartements pour Feric, Bogel, Waffing, Remler et Best, en dortoirs pour les fonctionnaires subalternes, en salles de réunion et bureaux, tandis que deux mille S.S. campaient sur l’immense pelouse entourée de hauts murs. Divers hangars abritaient motos et voitures. Des nids de mitrailleuses avaient été installés tous les cinquante mètres sur le chemin de ronde de la muraille. En outre, cinq obusiers étaient habilement camouflés dans la propriété. En résumé, le quartier général du Parti, transformé en forteresse, pourrait pendant un certain temps tenir à distance la garnison de la ville sans avoir besoin de renforts.

Et ces renforts se trouvaient cependant à portée de main, puisque cinq mille Chevaliers du Svastika, sous le commandement direct de Stag Stopa, stationnaient en permanence aux abords de Heldhime, à moins d’un quart d’heure de moto du quartier général. Un seul mot de Feric et ces troupes d’assaut fonceraient dans la ville et tomberaient à revers sur tout assiégeant.

Trois semaines après les élections, Feric convoqua une assemblée dans son bureau privé pour mettre le point final au plan conçu pour évincer définitivement le Conseil contrôlé par les Dominateurs. Feric n’appréciait cette pièce assez grandiose, peinte tout en bleu, aux murs couverts de riches tapisseries et surchargée de dorures, que pour son immense balcon, aux pieds duquel la vie nocturne de Heldhime étalait son tapis de lumières scintillantes sous les ténèbres majestueuses du ciel. Feric, Waffing, Bogel et Best, assis sur des chaises de velours autour d’une table ronde en bois de rose, des chopes de bière posées devant eux, attendaient Remler, pour une fois en retard.

« À mon avis, dit Bogel, notre problème est de prendre le pouvoir à l’abri d’une façade légale afin que l’armée n’ait pas à se poser la question de son commandement. Est-ce que le Haut-Commandement n’accepterait pas sur-le-champ Feric comme chef absolu de Heldon si des prétextes officiels lui étaient fournis en nombre suffisant ? »

La question était adressée à Lar Waffing, qui aspira une longue gorgée de bière pour ruminer sa réponse ; reposant sa chope de bois sur la table et la remplissant au petit tonneau qui s’y trouvait, il émit son opinion, ayant mûrement réfléchi.

« Il ne fait aucun doute que le Haut-Commandement souhaite voir Heldon sous le contrôle du Svastika, car nous sommes les seuls à promettre l’action dont rêve tout bon soldat. Pourtant, les généraux ont pris l’engagement de défendre le gouvernement légal de Heldon et l’orgueil leur interdira de manquer à leur honneur. Un coup de force pourrait fort bien déclencher la guerre civile. »

Feric était profondément contrarié de cette situation. Gelbart avait déposé un projet d’ordonnance en vue du désarmement des S.S. et du licenciement des Chevaliers ; le vote de cette ordonnance par ses acolytes équivaudrait à verser de l’huile sur le feu. De toute évidence, il fallait frapper avant que les événements placent le Haut-Commandement dans une position où il n’aurait plus le choix qu’entre la capitulation devant les forces du Parti ou le déclenchement d’une guerre civile. Cependant, un coup de force mettrait l’armée dans la même situation !

« De plus, dit Waffing, le Haut-Commandement s’inquiète de plus en plus de l’activité des Chevaliers et de Stag Stopa. Il lui semble que Stopa conserve un certain nombre de partisans, puisque ses lieutenants sont tous des ex-Vengeurs dont la loyauté…»

Soudain Bors Remler fit irruption dans la pièce, son fin visage empourpré, presque fiévreux, ses yeux bleus lançant des flammes.

« Qu’est-ce qui vous a retenu si longtemps pour…

— Commandeur, fit Remler, très excité, en se jetant sur un siège à la gauche de Feric, je dois vous faire part d’un complot contre votre personne et le Parti, fomenté par Stag Stopa, de connivence avec le Conseil d’État !

— Quoi ? »

Les mots jaillirent hors de la bouche du commandant S.S. :

« J’avais, bien entendu, pris la précaution d’infiltrer des agents S.S. dans la hiérarchie des Chevaliers, dit-il. Ce soir, j’ai reçu un rapport de la plus haute importance. Stopa a rencontré des agents de Gelbart et peut-être même de Zind. Un commando de Chevaliers en uniforme exterminera le Haut-Commandement la nuit où sera passé le décret qui dissout les troupes d’assaut du Parti. Cela jettera l’armée dans une guerre civile, précisément contre le Parti. Il semble que Gelbart ait promis le commandement de l’armée à Stopa après la fin des hostilités ; peut-être même Zind lui a-t-elle offert la place de gouverneur de Heldon, car le seul résultat certain d’une guerre civile serait la destruction du gros des forces de Heldon, nous laissant à la merci d’une facile conquête par les hordes de Zind. Sans aucun doute, Stopa sera abattu par des agents de Zind à la faveur de la confusion ; il est trop naïf pour en prendre conscience. »

Un soupir général salua la fin de l’exposé de Remler. Feric était abattu et profondément mortifié. « Je n’avais jamais mis en question la loyauté de Stopa envers ma personne et la cause !

— Les preuves sont accablantes, Commandeur ! insista Remler.

— Je n’en doute pas une seconde, le rassura Feric. Mais je suis surpris et troublé par cette nouvelle. D’évidence, il faut en finir avec Stopa, mais cette obligation ne me procure aucune joie. »

Sans conteste, il lui serait pénible d’infliger un châtiment à Stopa ; mais il était certain qu’il se devait avant tout et uniquement au Svastika et à la cause de la pureté génétique. Stopa était un traître qui se mettait en travers du chemin menant à la victoire ; devoir et vues personnelles ne pouvaient pas toujours coïncider. En outre, cette malheureuse affaire pourrait être exploitée à bon escient.

Feric s’adressa à Lar Waffing. « À supposer que les scrupules du Haut-Commandement à l’égard des Chevaliers puissent être calmés une fois pour toutes, m’accepterait-il, moi, sans élection, comme chef absolu de Heldon, si ces pouvoirs m’étaient confiés par un Conseil d’État légalement constitué ?

— En ce cas, cela ne fait pas le moindre doute, Commandeur !

— Comment comptez-vous accomplir ce tour de passe-passe, Feric ? demanda Bogel. Ces crapules voteraient aussitôt leur démission… et leur entrée dans les poubelles !

— Mon cher Bogel, répliqua Feric, ce sera précisément leur destination avant la fin de la semaine. Avant cinq jours, le Svastika régnera sans partage sur Heldon !

— Je bois à cet événement ! déclara Waffing.

— Vous boiriez même sans prétexte ! » lança Bogel. À cette boutade, tous les assistants, y compris le bedonnant Waffing, partirent d’un rire bon enfant.

Alors que le soleil se couchait derrière les tours de Heldhime, jetant des ombres profondes dans les rues et teintant le haut mur de pierre du quartier général d’une lumière orangée, des petits groupes de S.S. revêtus de leur uniforme de cuir noir, mais montés dans des voitures de série sans aucun signe distinctif, franchirent la porte principale à cinq minutes d’intervalle. Chaque groupe comptait six hommes armés de mitraillettes et de massues ; huit commandos sortirent ainsi de la propriété pour s’enfoncer dans les ténèbres de la capitale.

Deux heures plus tard, alors que la nuit régnait sur la ville, une dernière voiture anonyme quitta les lieux, suivie cinq minutes plus tard par quarante motos S.S. noires et luisantes.

Les pelouses du Palais d’État étaient baignées d’une demi-obscurité ; seule une garde d’honneur squelettique composée d’une douzaine de soldats surveillait les abords du Palais, désert à cette heure tardive. Deux hommes stationnaient à la porte du boulevard de Heldon, quatre à l’entrée du Palais, les six autres exécutant des rondes solitaires le long de la clôture des pelouses. Personne ne songeait à une tentative d’assaut du Palais à pareille heure, puisqu’il n’y avait rien ni personne à prendre, et les soldats de garde étaient donc de vieux militaires de carrière proches de la retraite, au lieu de jeunes gens alertes et fougueux.

Aussi les S.S. n’eurent-ils aucun mal à prendre le contrôle du Palais d’État des mains de cette poignée de soldats. Une voiture banale occupée par quatre S.S. en civil remonta l’allée et demanda le passage, prétendant que le conseiller Krull leur avait donné l’autorisation d’emporter certains livres et papiers qu’il désirait étudier. Lorsqu’un des gardes passa sa tête à l’intérieur de la voiture, il put admirer à loisir l’intérieur huilé du canon d’une mitraillette. Ce fut un jeu d’enfant que de persuader l’homme de faire venir son compagnon sous le prétexte d’authentifier le certificat d’autorisation. Tous deux se virent joliment ficelés et jetés à l’arrière de la voiture.

Cela accompli, il n’y avait plus aucune raison de se cacher ; au signal, deux douzaines de motos se mirent à rugir dans l’obscurité d’une rue adjacente. Les soldats demeurés à leur poste réagirent à ce vacarme soudain par la confusion et la peur, alors que quarante motards noirs S.S. déboulaient dans l’allée à cent trente à l’heure. Ils atteignirent l’entrée du Palais en un éclair, manifestant une fougue et une énergie telles que les quatre infortunés ne tirèrent pas même un coup de feu avant d’être abattus par les massues S.S. Après quoi il fut aisé de rafler les six sentinelles isolées, complètement terrorisées, et de les enfermer sous bonne garde dans les caves avec les autres prisonniers.

La nouvelle de la capture fut transmise par radio au quartier général, et des renforts aussitôt envoyés. En un quart d’heure, le Palais d’État se trouva occupé par trois cents S.S. d’élite, la clôture extérieure gardée par des mitrailleuses lourdes disposées tous les vingt mètres. En outre, les obusiers du quartier général étaient pointés sur le Haut Donjon. L’armée risquait de payer très cher toute tentative de marcher sur le Palais. Lar Waffing informait à présent le Haut-Com-mandement de certains aspects sélectionnés de la situation.

Une demi-heure après la prise du Palais par les troupes de choc S.S., les voitures anonymes commencèrent d’arriver à intervalles rapprochés avec leurs prisonniers. C’est seulement lorsque la nouvelle de la fin de cette phase de l’opération fut parvenue au quartier général du Parti que Feric, escorté par une dizaine de motards S.S., partit pour le Palais.

La salle du Conseil n’avait jamais paru aussi plaisante à Feric. Les huit conseillers s’y trouvaient ficelés sur leurs chaises comme des saucissons, chacun d’eux dominé par deux grands S.S. blonds à l’œil bleu implacable, à l’expression de résolution fanatique, mitraillettes en batterie. Vingt autres S.S. vêtus de cuir noir cernaient la rotonde ; du couloir parvenait à Feric le claquement rassurant des bottes ferrées sur le carrelage. On ne pouvait plus ignorer qui commandait.

Derrière Feric, contemplant les prisonniers, se tenaient Best, Bogel et Remler, les bras encombrés de mitraillettes. Un drapeau du Parti avait été planté sur la table du Conseil et le double éclair rouge des S.S. ornait un petit fanion posé à côté.

Seul Krull, du haut de son arrogance sénile, eut le front de s’adresser à Feric malgré les circonstances. « Que signifie cet outrage insensé, Jaggar ? siffla-t-il. Comment osez-vous ?…»

Empêchant le vieux dégénéré de polluer davantage l’atmosphère, le garde S.S. le plus proche interrompit sa protestation d’un revers de main sur la bouche, qui fit cracher le sang au vieux pirate.

Feric tint à saluer ce jeune fanatique d’un léger signe de tête d’approbation avant de daigner s’adresser à la brochette des politiciens flambés ; ce garçon méritait de savoir que le Commandeur avait remarqué son mordant et ses réflexes.

« Je vais vous donner les raisons de votre arrestation, dit enfin Feric.

— Arrestation ! cria Guilder. Vous voulez dire enlèvement ! »

Un coup de crosse à la base du crâne ayant mis fin à cet éclat inconvenant, Feric poursuivit : « Vous êtes tous accusés de trahison. Il y a parmi vous un dominateur, et vous êtes pris dans sa nasse. Un tel manque de volonté chez des Helders de votre position équivaut à faire preuve de lâcheté devant l’ennemi, acte de haute trahison punissable de mort. »

Les visages des prisonniers s’affaissèrent. Lentement, leurs regards convergèrent vers Gelbart – seul Universaliste, après tout, et par là même plus susceptible d’être un Dom. Gelbart, lui, impassible, fixait le vide ; Feric le sentait exercer toute la puissance de sa volonté sur ces misérables, dont la résolution grandit progressivement ; tous à la fois, ils trouvèrent le courage de parler.

« Absurde.

— Quelles sont vos preuves ?

— Un Dom au Conseil ? Balivernes ! »

Au premier mot, Feric avait levé la main pour empêcher les S.S. d’imposer le silence par la force. Puis il fit tirer Guilder de son inconscience, pour laisser aux autres conseillers le temps de bien comprendre la situation.

« Très bien, dit Feric, je vous donne une chance de prouver que vous êtes libres de tout contrôle dominateur. Je vous ordonne de me voter les pouvoirs spéciaux pour gouverner Heldon par décret, d’ajourner sine die ce Conseil et de démissionner de vos fonctions. Si vous obéissez à ces ordres, mon premier acte, en prenant le titre de Commandeur Suprême du Domaine de Heldon, sera de commuer votre peine de mort en exil à perpétuité. Vous avez soixante secondes pour prendre une décision. »

Les piaillements qui s’élevèrent de cette canaille dégénérée n’étaient que trop prévisibles. « C’est un scandale ! » « Il n’y a pas eu de procès ! » « Vous n’en avez pas le droit ! » Il était clair que ces pleutres n’auraient jamais eu le cœur d’ergoter ainsi face à la mort sans l’appui psychique du Dom, Gelbart.

La répugnante créature fixa Feric d’un regard franchement haineux, ses yeux noirs emplis d’une froide détermination.

« Cela ne vous mènera à rien, Jaggar, siffla le Dominateur. Lorsque l’armée apprendra cela, vous serez annihilé. »

Les paroles de Gelbart et ses émanations psychiques semblèrent redonner du courage aux conseillers.

« Je vois qu’il est temps de purifier l’air une fois pour toutes », remarqua Feric, dégainant le Commandeur d’Acier et élevant la massue brillante haut au-dessus de sa tête. Il fit quelques pas en avant et, d’une volée irrésistible, il abattit le pommeau de la Grande Massue sur le crâne de Gelbart, réduisant la tête du Dom en purée.

Le Dominateur qui les avait contrôlés étant retombé inerte sur son siège, sa cervelle putride répandue sur la table du Conseil, les sept conseillers restants ne se firent plus d’illusions quant à la gravité de la situation. L’odeur de la peur se dégagea de leurs êtres, comparable aux miasmes de quelque marais pestilentiel.

« Je vote en faveur de la motion du conseiller Jaggar, balbutia Rossback.

— Moi aussi », dit Krull.

Le reste se perdit dans le brouhaha général, chacun ayant hâte d’apporter sa voix à la motion.

« Les papiers, Best ! ordonna Feric. Détachez les mains des prisonniers ! » Best sortit de la poche de sa tunique une liasse de documents, et les gardes S.S. libérèrent les prisonniers, qui poussèrent un soupir de soulagement. Feric fit passer une copie de la résolution. Quand tous eurent signé, il signa lui-même, par souci d’unanimité, et confia le document à la garde de Best. « Les lettres de démission ! » Best les fit passer aux sept conseillers. Comme certaines de ces crapules entreprenaient de les lire, Feric rugit : « Signez-les immédiatement ! » Les prisonniers s’exécutèrent aussitôt.

Best ayant ramassé les documents, Feric se tourna vers Bogel. « Le nouveau Conseil d’État se compose désormais des membres du Cercle du Svastika. Je gouvernerai par décrets extraordinaires jusqu’à ce qu’une nouvelle Constitution soit rédigée, abolissant à tout jamais les formes républicaines. Préparez la proclamation télévisée pour demain midi ! »

Bogel sourit, salua, cria « Vive Jaggar ! » et sortit pour exécuter ces ordres.

Feric reporta son attention sur les pleutres assis autour de la table du Conseil. Ils avaient signé la résolution, ainsi que leur confession de haute trahison. Ces vermines ne pouvaient plus être d’aucune utilité et il était grand temps de s’en débarrasser. La seule vue de ces traîtres geignards lui soulevait le cœur. Le monde se porterait certainement mieux de la disparition de sept porcs de cet acabit !

« Remler, emportez ces poubelles vivantes et fusillez-les ! » ordonna-t-il. Jamais il n’avait donné d’ordre qui lui procurât autant de satisfaction patriotique.

Feric attendait la venue du maréchal Heermark Forman dans un petit bureau austère situé au dernier étage du Palais d’État, ceci afin d’obliger le représentant du Haut-Commandement à gravir plusieurs volées de marches et à admirer la parfaite discipline de la garnison dans la bâtisse avant d’arriver jusqu’à lui.

L’homme, introduit par Waffing, était un imposant vieillard, parfait exemple de la façon dont un humain génétiquement pur pouvait conserver vigueur et force longtemps après l’apogée de sa maturité physique. Pourtant nettement plus âgé que Waffing, il pesait bien vingt kilos de moins, et, dans son uniforme kaki alourdi de médailles et incrusté d’ornements de cuivre, il avait une allure à couper le souffle, même si l’uniforme de cuir noir de Waffing avait une coupe bien supérieure. Sa moustache grise et son regard d’acier ajoutaient force et dignité à son apparence ; c’était là un homme habitué à la discipline et au commandement. Forman, la respiration lourde, s’assit sur l’une des chaises en bois qui composaient le maigre mobilier de la petite pièce. Quant à l’état de la respiration de Waffing après l’escalade, mieux valait n’en pas parler.

« Je présume que le commandant en chef Waffing vous a déjà fait part de la situation dans ses grandes lignes », commença Feric.

Forman le dévisagea d’un air froid. « J’ai cru comprendre que vos hommes ont occupé le Palais d’État pour déjouer un complot universaliste dans lequel le Conseil lui-même était impliqué, avança le maréchal.

— Les événements ont rapidement évolué, dit Feric. La répugnante cabale a déjà été déjouée. Gelbart était un Dom et tous les conseillers, moi excepté, se trouvaient sous son contrôle. Gelbart entendait faire voter la dissolution des S.S. et des Chevaliers du Svastika. Je dois confesser à ma grande honte que le commandant des Chevaliers, Stag Stopa, avait pris part au complot. Ses hommes étaient chargés de massacrer le Haut-Commandement, précipitant ainsi les Fils du Svastika et l’armée dans une ruineuse guerre civile. Les forces patriotiques de Heldon auraient alors été anéanties au point que les hordes de Zind auraient pu marcher sur nous et détruire le pur génotype humain. Naturellement, les S.S. ayant découvert le complot, j’ai aussitôt lancé mes hommes à l’action. Gelbart a été abattu, et les misérables conseillers ont avoué. »

Feric fouilla dans une poche de sa tunique, en tira une série de documents et les tendit à Forman, qui les prit sans faire de commentaire. « Leurs confessions signées sont à l’entière disposition du Haut-Commandement, ajouta Feric. Avant de démissionner, les conseillers ont voté à l’unanimité une résolution suspendant la Constitution et me donnant le pouvoir de gouverner par décret. J’ai pris le titre de Commandeur Suprême du Domaine de Heldon et désigné aux sièges vacants du Conseil de solides patriotes, d’une loyauté absolue envers Heldon et d’une complète dévotion à la pureté raciale. Le danger est maintenant écarté.

— Et qu’avez-vous fait des traîtres ?

— Le cas de Stopa n’a pas encore été réglé, mais mon premier acte de Commandeur Suprême de Heldon a été de faire fusiller toute la clique de porcs du Conseil. »

Pour la première fois, une émotion discrète passa sur les traits du maréchal : approbation militaire pour un travail bien fait. « Je ne vois aucune nécessité à ma présence ici, Commandeur Jaggar. Vous avez manifestement la situation bien en main. Si tout ce que vous me dites est vrai, le Haut-Commandement est prêt à vous accepter comme chef légal de Heldon ; je dis cela en tant que représentant plénipotentiaire, nanti de tous les pouvoirs. »

Feric lança un coup d’œil approbateur à Waffing, qui inclina la tête en guise de réponse ; le commandant en chef avait bien manœuvré. Forman avait le pouvoir de conclure le marché et comprenait parfaitement la situation, évitant aux deux parties d’avoir recours à la manière forte.

« Une seule chose dans cette affaire gêne le Haut-Commandement, poursuivit Forman. Vous êtes sans conteste un homme d’une nature supérieure, et nous espérons qu’en tant que Commandeur Suprême de Heldon vous vous solidariserez davantage avec les buts des militaires que ne l’avaient fait les crapules libertariennes. Pourtant, je dois vous informer que le Haut-Commandement considère comme inacceptable l’existence d’une milice privée aussi importante que les Chevaliers, et cela d’autant plus que son chef a trempé dans un complot contre Heldon. Il ne peut y avoir qu’une seule armée helder ; sur ce point, nous sommes décidés à combattre jusqu’à la mort.

— Bien parlé ! approuva Feric. Il est certain que les récents événements m’ont convaincu de la sagesse de cette position. Il faut barrer la route à tous les Stopa et à tous les Chevaliers félons, et vous venez de suggérer la solution.

— Je vous écoute, dit Forman, avec une froideur cependant tempérée par un intérêt évident.

— Les Chevaliers seront dissous. La plupart des hommes, c’est-à-dire ceux qui seront innocents de tout crime, se verront offrir l’incorporation dans l’armée régulière. Seriez-vous d’accord ?

— Nous avons toujours de la place pour les gars solides et bien entraînés, dit Forman. Je ne vois aucune raison pour que l’ensemble des Chevaliers soient écartés de l’armée à cause de la perfidie de quelques-uns.

— Les S.S. continueront d’exister en tant que troupes d’élite, poursuivit Feric. Comme vous le savez, les critères génétiques, intellectuels, physiques et idéologiques des S.S. sont les plus élevés. Mais leur puissance ne s’opposera jamais à celle de l’armée. Sur ce point, vous avez ma parole.

— Accepté, dit simplement Forman.

— Enfin, Waffing sera ministre de la Sécurité. Bien que ce poste soit traditionnellement réservé à un civil, Waffing sera nommé maréchal pour bien montrer l’étroitesse et la cordialité des relations entre l’armée et la direction suprême. »

À ces mots, Forman esquissa enfin un sourire. Il se leva. « Au nom du Haut-Commandement, j’engage notre loyauté à l’égard du Commandeur Suprême de Heldon. » Le maréchal claqua les talons et fit le salut du Parti, au cri de « Vive Jaggar ! »

Feric, étreint par l’émotion, se dressa et rendit le salut. Quel grand moment dans l’Histoire de Heldon – le Svastika et l’armée, enfin réunis ! À eux deux, ils balaieraient la Terre !

« Si vous souhaitez que l’armée s’occupe de Stopa et de sa clique, il vous suffit d’en donner l’ordre », dit Forman.

Une certaine tristesse tempéra l’exaltation qui régnait dans le cœur de Feric ; la perfidie de Stopa et des ex-Vengeurs pesait sur son âme. Il était tenté de remettre l’affaire entre les mains de l’armée ; ce serait moins déchirant pour lui. Mais le Parti se devait d’assurer sa propre discipline.

« Je dois décliner cette offre, dit tristement Feric. Ces hommes ont trahi le Svastika. Nous nous devons et devons à Heldon de nettoyer nos rangs de tout élément de contamination.

— Je comprends le courage qui vous est nécessaire pour prendre cette décision, dit Forman. Mais un homme doit maintenir une discipline de fer parmi ses troupes. »

Dans le petit jour blême et froid, Feric dirigeait lui-même un convoi S.S., d’abord à travers les rues vides et silencieuses de Heldhime puis dans la campagne assoupie, en direction des baraquements des Chevaliers. L’honneur n’exigeait pas moins, car Stopa avait juré fidélité à Heldon et à la personne de Feric. Celui-ci ressentait la même obligation sociale que le maître d’un chien devenu enragé : il était de son devoir de mettre fin de sa propre main aux souffrances de la créature.

Pour ce faire, Feric avait équipé trois cents S.S. de mitraillettes et de massues et les avait embarqués dans des camions. Trois cents S.S., l’élite de l’élite, opérant en douceur et en silence, pouvaient, à eux seuls, réussir l’excision chirurgicale, là où une attaque en masse aurait risqué de déclencher une bataille sanglante susceptible d’entraîner la mort de nombreux Chevaliers, pourtant récupérables.

Aussi, le convoi de camion une fois parvenu à trois kilomètres du cantonnement, Feric ordonna l’arrêt, fit descendre ses hommes, et, flanqué de Waffing et de Remler, les dirigea à travers les champs couverts de rosée. Pas un de ces jeunes héros n’émit une protestation ; Waffing fut le seul à abandonner son siège pour la marche avec un enthousiasme légèrement amoindri. Feric se dérida quelque peu à la vue du commandant, fier mais décidément hors de forme, qui soufflait et ahanait pour arriver à suivre les longues enjambées de son chef, manifestement incommodé par le rythme d’enfer, mais n’ayant pas la moindre intention d’en souffler mot.

Feric avait décidé d’implanter le camp des Chevaliers au sommet d’un mamelon dominant la route de Heldhime, afin de rendre aussi difficile que possible une attaque par surprise. Il subissait lui-même à présent les conséquences de sa clairvoyance militaire. Il forma ses hommes en groupes d’assaut à l’abri d’un fossé profond, au pied du tertre, et se mit à étudier la situation. Là-haut, les baraquements en bois étaient entourés d’une barrière électrifiée : il y avait un mirador à chaque coin, muni d’un projecteur et d’une mitrailleuse, et les gardes patrouillaient à intervalles très rapprochés. Des mitrailleurs gardaient la porte, également électrifiée. Feric savait trop bien qu’une telle installation était militairement inexpugnable, en ayant lui-même dessiné les plans. Pour prendre la place, il ne fallait compter que sur la puissance de la volonté.

« Bien. Remler, dit-il au commandant S.S., qui s’impatientait à ses côtés, je vous charge de contenir les hommes ici pendant que Waffing et moi-même monterons jusqu’à la porte et ordonnerons aux sentinelles de l’ouvrir. Cela fait, vous entrerez avec vos hommes. Il faut à tout prix éviter de tirer avant d’avoir atteint le quartier des officiers.

— Mais, Commandeur, je tiens à être en première ligne ! Laissez-moi vous accompagner ! »

Feric fut profondément touché par le fanatisme de Remler ; il comprenait fort bien ses sentiments, mais sa présence ne ferait que compliquer les choses lors du face-à-face avec les gardes. « Désolé, Remler, mais, si vous vous montrez, les gardes vont se douter de quelque chose. »

Pour toute réponse, Remler claqua les talons et fit silencieusement le salut du Parti. Feric le gratifia d’un petit sourire, lui rendit son salut, puis entraîna Waffing à découvert sur la route qui montait à la porte principale.

Ils n’avaient pas gravi la moitié de la pente qu’ils furent pris dans un faisceau de lumière ; au moins la perfidie de Stopa n’avait-elle pas entraîné l’affaiblissement total de l’efficacité de la garnison. Le projecteur illuminant le chemin jusqu’à la porte, Feric se drapa entièrement dans les plis de sa cape écarlate à croix gammée, voûta les épaules et s’abrita derrière la rotondité bien reconnaissable de Waffing, qui poursuivait sa marche assurée en direction des gardes inquiets, tenant parfaitement son rôle.

Feric se tapit dans un coin dans l’ombre tandis que Waffing atteignait la porte et beuglait aux mitrailleurs : « Ouvrez immédiatement !

— Le commandant Stopa nous a ordonné de ne laisser entrer personne cette nuit, bafouilla l’un des gardes, parfaitement conscient de l’identité de l’officier qui se trouvait devant lui.

— Ouvrez la porte ou je vous fais fusiller pour insubordination, bande de cochons ! répliqua Waffing. Je suis le commandant en chef Lar Waffing, et mes ordres ont le pas sur ceux de Stopa !

— Nous avons l’instruction formelle de n’admettre personne sous peine de mort, bégaya l’autre garde. Nous demandez-vous de violer l’ordre d’un supérieur ? »

Feric comprit que ces deux braves garçons souffraient un véritable dilemme, ne sachant à quel ordre il était de leur devoir d’obéir. Il était le seul à pouvoir dissiper leurs doutes. Rejetant d’un coup sa cape derrière le dos, Feric, se dévoilant d’un geste magnifique, avança dans l’éclat du projecteur.

Instantanément, les deux jeunes mitrailleurs se figèrent au garde-à-vous en claquant les talons et saluèrent, bras tendu, soulignant à l’unisson leur geste d’un « Vive Jaggar ! »

Feric rendit le salut et lança sèchement : « Je prends le commandement direct de cette garnison. Le commandant Stopa est relevé de ses fonctions. Vous ne suivrez que mes ordres. Ouvrez la porte immédiatement pour faire entrer les S.S. qui me suivent. Quand ils seront à l’intérieur, vous refermerez la porte et ne laisserez plus personne entrer ou sortir avant que je ne l’aie moi-même ordonné. Vous ne préviendrez personne de notre arrivée. Est-ce clair ?

— Oui, Commandeur !

— Très bien, les gars, dit Feric, radouci. Je me souviendrai du jugement sain et du sens du devoir dont vous avez fait preuve cette nuit. »

En deux minutes, les trois cents S.S. étaient dans la place, rassemblés autour de Feric. Sur un signe qu’il fit de la tête en direction des grands baraquements des officiers au centre du camp, les S.S. passèrent à l’action. Les consignes de Feric étaient simples. Chaque S.S. devait rapprocher le plus possible en rampant des baraques, avec l’ordre de ne tirer qu’après avoir entendu le premier coup de feu. La surprise serait d’autant plus grande qu’ils seraient plus proches.

À cette heure de la nuit, la plus grande partie du camp était plongée dans les ténèbres, les Chevaliers ayant depuis fort longtemps regagné leurs couchettes ; Feric avait donc bon espoir que l’alarme ne soit pas donnée trop tôt. La troupe S.S. se dispersa parmi les rangées de bâtiments de bois, remontant vers le bâtiment des officiers en petits groupes silencieux, leurs uniformes de cuir noir invisibles dans l’obscurité générale.

Du quartier des officiers, par contre, filtrait de la lumière ; en outre, deux gardes à la porte et des sentinelles disposées aux quatre coins surveillaient les alentours. Il serait nécessaire de forcer le passage à la force des armes.

Feric, Waffing et Remler s’approchèrent ensemble de l’entrée, les mains crispées sur leurs mitraillettes, profitant du couvert des baraques plongées dans le noir.

À moins de vingt mètres de l’objectif, Feric s’arrêta un court instant et chuchota des ordres concis. « Nous allons attaquer. Il y a deux sentinelles et les gardes de la porte dans notre ligne de tir. Je prends les gardes ; Remler, prenez la sentinelle de droite ; Waffing, celle de gauche. Nous devons les avoir au premier coup. Bonne chance ! »

Sur ces mots, Feric releva sa mitraillette, visa les deux gardes, appuya sur la détente, et s’élança à toute vitesse vers le baraquement.

La nuit s’emplit brutalement du claquement de centaines de mitraillettes, tonnerre artificiel capable de déchirer les nues. Les sentinelles et les gardes s’écroulèrent avec ensemble sans avoir pu faire usage de leurs armes. Comme il courait vers l’entrée, tirant au jugé en direction des fenêtres, Feric aperçut la horde d’hommes en cuir noir surgis de toutes parts qui se précipitaient vers le quartier des officiers, leurs mitraillettes crachant le feu. La porte s’ouvrit sur deux Chevaliers hébétés, en uniformes bruns froissés, qui commencèrent à tirailler dans la nuit. Feric les descendit d’une courte rafale. Trois autres Chevaliers apparurent, aussitôt abattus par le feu croisé des dizaines de S.S. Feric escalada les quelques marches, enfonça la porte d’une poussée de sa botte ferrée et fit irruption dans la baraque, précédé par sa mitraillette, qui crachait des flammes.

À l’intérieur régnaient la confusion et la terreur. Le quartier des officiers était empuanti comme une brasserie ; des chopes de bière traînaient partout et trois grands tonneaux étaient renversés. Les complices de Stopa avaient tous quitté leur uniforme, les uns n’ayant conservé que leur pantalon, les autres leur chemise ; certains étaient même entièrement nus, à l’exception de leurs bottes. Tous, dans un état de panique alcoolique, couraient en tous sens pour échapper à la grêle de balles, tels des poulets en folie dans une basse-cour. Il y avait en outre une douzaine au moins de femelles qui hurlaient et gémissaient ; ce n’étaient pas de pures humaines mais des bêtes à plaisir, du type de celles que les Dominateurs élevaient pour leur propre compte à Zind – des créatures idiotes, au bassin et aux seins atrophiés, uniquement mues par un irrésistible besoin de copulation.

Feric fit furieusement cracher sa mitraillette dans ce nid de corruption ; il avait conscience que Remler et Waffing étaient à ses côtés, tirant comme des déments, leurs visages crispés de dégoût et de répulsion. Les S.S. s’engouffraient par dizaines dans la baraque, emplissant l’air du rugissement des armes à feu et de l’odeur âcre de la poudre.

Feric aperçut Stag Stopa, vêtu de ses seules bottes, qui tentait de ramasser l’arme d’un Chevalier tombé. Il gratifia le traître d’une rafale dans l’estomac. Stopa hurla, cracha du sang et s’écroula, agité des soubresauts de l’agonie. Feric l’acheva d’une balle dans la tête ; même un traître méritait cette miséricorde.

En moins d’une minute, tout était consommé. Plancher et couchettes disparaissaient sous les cadavres des traîtres et des bêtes à plaisir de Zind. Ici et là, un S.S. abrégeait l’agonie d’un homme d’une courte rafale. Puis ce fut le silence.

Soudain, Remler cria : « Commandeur ! »

Feric fit volte-face et vit que le commandant S.S. tenait à la gorge un homme ensanglanté, encore vivant, et tentait de le dresser sur ses pieds. Apercevant les yeux de la créature moribonde, Feric comprit que ce n’était pas un homme mais un répugnant Dom. La haine glacée qu’exsudait la créature ne permettait aucun doute à cet égard !

Feric s’approcha et abaissa les yeux sur le Dom mourant. Le mépris caractéristique de ces monstres pour tout ce qui était humain flamboya dans les yeux reptiliens, comme une braise qui s’éteint. La créature vit Feric et cracha son défi.

« Que ton fumier t’étouffe, pourriture ! grinça-t-il. Que tes gènes soient dispersés à tous les vents ! » Il toussa en crachant une grande bulle de sang, et expira.

« Vous avez remarqué l’accent, Commandeur ? » demanda Remler.

Feric acquiesça. « Un homme de Zind ! » Il parcourait la pièce jonchée de cadavres de traîtres, la plupart peut-être autant victimes que coupables, qui avaient subi la domination d’un authentique agent de Zind. C’était une bonne chose que d’avoir frappé un grand coup maintenant ! Zind, certainement, devait se préparer à la lutte pour que ces cochons aient ainsi osé s’aventurer ! Le danger était plus proche qu’on ne l’avait imaginé.

« Commandeur ! hurla un S.S. La maison est cernée par les Chevaliers !

— Venez, Waffing », dit Feric, et ils se précipitèrent au-dehors pour se trouver face à une véritable débandade de Chevaliers, les uns en uniforme, les autres à moitié nus, certains armés de fusils, de mitraillettes ou de massues, d’autres sans arme et les bras ballants.

Cependant, à la vue de Feric, la horde dépenaillée tenta d’effectuer un semblant de garde-à-vous. Quelques-uns firent le salut du Parti et crièrent « Vive Jaggar ! », mais la confusion restait totale.

Feric ne mâcha pas ses mots : « Le commandant Stopa et ses officiers étaient des traîtres complices de Zind et ont été exécutés. Le commandant Waffing est désormais le chef direct des Chevaliers du Svastika et de l’armée régulière, en tant que maréchal commandant en chef des forces de sécurité de Heldon. »

Il s’interrompit, le temps que ses paroles se gravent dans les esprits, avant d’annoncer la bonne nouvelle : ceci faciliterait la reprise en main.

« Les Fils du Svastika contrôlent entièrement Heldon, reprit-il. J’ai pris le titre de Commandeur Suprême de Heldon et je gouverne par décret. »

A ces mots, les Chevaliers éclatèrent en acclamations quelque peu désordonnées, mais vigoureuses et enthousiastes. Feric laissa s’écouler quelques minutes. Quand il eut jugé que l’exubérance des hommes s’était suffisamment exprimée, il adressa un signe de tête à Waffing.

« Garde à vous ! » mugit Waffing. Presque instantanément la troupe cessa ses acclamations, se forma en rangées approximatives, claqua les talons et se figea au garde-à-vous.

« Nous avons du pain sur la planche, et plus qu’il n’en faut ! reprit Waffing. Je veux que cette pagaille soit nettoyée, et le camp entier prêt à une inspection rigoureuse dans la demi-heure qui suit. Vive Heldon ! Vive la victoire ! Vive Jaggar ! »

La réponse fut un salut massif d’une précision toute militaire et un chœur de « Vive Jaggar ! », auxquels ne manquaient ni ferveur ni puissance. Le Nouvel Âge était né ; le Svastika régnait sur Heldon. La menace intérieure avait été écartée une fois pour toutes, et la nation apparaissait unie derrière le Parti.

Mais, alors qu’il rendait le salut, Feric comprenait fort bien que sa mission sacrée ne faisait que commencer. Comme une monstrueuse gangrène, l’empire de Zind se profilait à l’Est lointain, prêt à éclater comme une gigantesque pustule et à submerger l’humanité de son poison pestilentiel. Cette nuit, les tentacules de ce cancer mutant qui avait pénétré dans le corps de Heldon avaient été impitoyablement excisés, mais Feric Jaggar n’aurait pas de repos, l’humanité pure ne connaîtrait pas la paix tant que le dernier répugnant mutant, le dernier monstrueux Dom, ne seraient pas effacés de la face du globe. La Terre entière devait être purifiée de tous les agents de contagion, comme Heldon l’avait elle-même été cette nuit.

Aujourd’hui, Heldon ; demain, le monde !

X

Juché sur la haute tribune, face au Palais d’État, Feric Jaggar attendait le début de la grande parade, resplendissant dans son uniforme de cuir noir, sa grande cape écarlate flottant dans le vent. À sa droite, Lar Waffing, dans son nouvel uniforme, kaki clair avec une cape à croix gammée rouge, ainsi que Seph Bogel, sanglé dans l’uniforme du Parti ; à sa gauche, Ludolf Best, en élégant vêtement de cuir noir, et Bors Remler, dont l’habit noir était rehaussé du double éclair rouge des S.S.

Le soleil brillait haut dans le ciel limpide, et le boulevard était décoré sur toute sa longueur de bannières à croix gammées rouges, blanches et noires. Les trottoirs disparaissaient sous une foule de vigoureux Helders agitant une mer de drapeaux rouges. Les caméras de télévision retransmettaient ce spectacle dans le monde entier, et Feric espérait fortement que sa signification s’imposerait avec force et clarté aux Dominateurs de Zind.

Sans aucun doute, Heldon, en deux mois, avait progressé à pas de géant sous le commandement suprême de Feric Jaggar, et les divers commandants avaient le droit d’être fiers de l’œuvre accomplie.

Bogel avait expulsé des dizaines de crypto-Universalistes, et même quelques Doms, du ministère de la Volonté publique, et transformé ce nid de pâles plumitifs en une arme de conscience raciale.

Waffing avait d’une poigne d’acier pris le contrôle de l’armée, purgé la hiérarchie des faibles et des agitateurs, et parfaitement intégré les anciens Chevaliers dans les rangs, où ils inspiraient courage, confiance et ferveur patriotique aux soldats helders.

Sous la supervision de Feric, Best avait rédigé une nouvelle Constitution qui confiait tous les pouvoirs et toutes les responsabilités au Commandeur Suprême, celui-ci tenant sa charge de la volonté du peuple, qui pouvait le révoquer à tout moment par voie de plébiscite. Ainsi la volonté du Commandeur Suprême et la volonté raciale de Heldon ne manqueraient jamais d’être concordantes.

La tâche de Remler ne faisait que commencer. Des camps de sélection étaient installés dans chaque région de Heldon, quelques-uns même étaient déjà opérationnels, mais il fallait vérifier tous les possesseurs de certificats, et ce travail nécessitait un effort de longue haleine. Les résultats escomptés justifiaient cependant tous les sacrifices. Cette tâche une fois achevée, le dernier Dominateur sur le territoire de Heldon aurait été anéanti, tous les habitants possesseurs d’un gène de mutation auraient été stérilisés ou exilés, et la crème du génotype humain concentrée dans les S.S., ce corps devenant en quelque sorte le haras d’étalons pur-sang de la prochaine étape de l’évolution humaine.

Sans déceler aucune faille dans l’œuvre déjà accomplie sous sa direction, Feric n’avait encore guère de motifs de se réjouir. Cette parade ne constituait pas véritablement une célébration, mais un étalage de force destiné à impressionner les Dominateurs de Zind. De l’Est parvenaient des rumeurs chaque jour plus inquiétantes. Les espions S.S. avaient rapporté qu’une grande horde se massait sur les terres occidentales de Zind, près de la frontière de Wolack. On ne pouvait savoir avec précision si cette mobilisation était censée coïncider avec le complot du Conseil qui avait été déjoué, mais, ce qui paraissait évident, c’était que les Dominateurs se préparaient à marcher vers l’ouest.

Et Heldon n’était pas vraiment prêt à faire face à cette avance.

Les effectifs de l’armée avaient été doublés, mais, à l’exception des ex-Chevaliers, la plupart des nouveaux soldats étaient totalement des bleus. La S.S. élargie comptait dix mille hommes, mais dix mille S.S. supplémentaires pouvaient être trouvés lors du passage de l’ensemble de la population dans les camps de sélection, ce processus nécessitant encore quatre mois. Un nouveau programme d’armement avait été élaboré, mais la moitié seulement des troupes avait reçu les nouvelles mitraillettes et guère plus d’une dizaine de cuirassés aériens étaient sortis des chantiers ; quant aux nouveaux cuirassés terrestres légers, la production de masse ne faisait que commencer. Enfin, les munitions, pour toutes les nouvelles armes, étaient encore en quantité insuffisante.

Heldon avait besoin de quatre mois au moins avant de pouvoir lancer toutes ses forces à l’assaut de l’immensité barbare de Zind. Feric espérait avec ferveur que l’étalage de puissance armée, en ce jour de parade, produirait sur les Dominateurs une impression suffisamment terrifiante pour retarder de quelques mois leur marche vers l’ouest, le courage n’étant pas la qualité première d’un Dom.

D’énormes acclamations saluèrent l’arrivée de dix motards S.S., porteurs d’immenses drapeaux du Parti au bout de grandes hampes de cuivre, qui passèrent devant la tribune pour annoncer le début du défilé. Derrière eux venait un carré de cent S.S., la moitié brandissant des drapeaux du Parti, les autres la bannière des S.S., tous vêtus de cuir noir brillant. Lorsque la garde d’honneur passa devant la tribune officielle, les drapeaux écarlates s’abaissèrent. Feric répondit à cette marque d’honneur en lançant son bras droit pour le salut du Parti, qu’il maintint avec une rigoureuse précision tout le temps que dura la parade des troupes.

Un millier de S.S. suivaient au pas de l’oie, effectuant un magnifique tête-à-droite et le salut du Parti au passage de la tribune, leurs élégants uniformes éclaboussés de soleil, leurs bottes martelant le béton avec ensemble. Spectacle capable de répandre la terreur parmi les ennemis de Heldon !

Puis un immense contingent de l’armée en vert-de-gris défila rang après rang. Ces troupes, avec leurs capes écarlates à croix gammée, leurs nouveaux uniformes élégants, leurs mitraillettes luisantes, et leur esprit de corps revivifié, contrastaient violemment avec le troupeau misérable et débraillé que Feric avait vu lors du défilé inaugural. Sans doute étaient-ce des bleus, mais ces garçons faisaient preuve des meilleures qualités du génotype. La fierté et le mordant avec lesquels ils martelaient le pavé de leurs bottes et la précision fervente de leur salut ne pouvaient laisser aucun doute dans l’esprit du spectateur sur leur dévouement à la cause sacrée. Même la lie de Zind réaliserait qu’elle avait affaire à une armée de véritables héros en puissance.

Succédant à l’infanterie régulière, la première escadre des nouveaux cuirassés de terre déroula ses chenilles devant la tribune. Ce groupe de tanks rapides à essence contrastait puissamment avec les cuirassés à vapeur, énormes et encombrants, qui composaient encore le gros de l’armée de Heldon. Quatre fois moins grands que ces vieilles tortues pesantes, ils se déplaçaient trois fois plus vite. Plutôt qu’une énorme cabine blindée hérissée d’affûts fixes, ces tanks portaient des tourelles mobiles équipées de canons à répétition et de mitrailleuses lourdes, en plus de deux mitrailleuses pour le conducteur et son observateur, et d’un mitrailleur défendant l’arrière. Dans trois mois, l’armée compterait des centaines de ces tanks rapides, et, aussitôt les champs pétrolifères du sud-ouest de Zind conquis, l’approvisionnement en essence ne posant plus de problème, des milliers d’engins semblables pourraient être mis en chantier. L’armée de Heldon progresserait au cœur de Zind derrière un bouclier impénétrable de blindés puissants et rapides.

Le dernier tank ayant disparu, cinq grands cuirassés aériens grondèrent lourdement, au-dessus des têtes. Comme il contemplait ces énormes forteresses volantes, chacune propulsée par dix hélices entraînées par autant de moteurs à essence, Feric fut frappé d’une inspiration soudaine. Pourquoi ne pas appliquer le principe de vitesse, de nombre, de taille des nouveaux blindés à ces machines de guerre volantes ? La construction des cuirassés aériens exigeait un temps énorme et coûtait une fortune. Des chasseurs dix fois plus petits, n’utilisant qu’un moteur, voleraient deux fois plus vite et pourraient être produits en série pour le vingtième de la dépense. Heldon posséderait une armada aérienne au lieu de quelques lourds pachydermes. Oui, il fallait démarrer immédiatement la production de ces chasseurs !

Derrière les tanks arrivèrent mille motards S.S., suivis par un égal contingent motorisé de l’armée régulière, fracassant spectacle de puissance et de vitesse contenues. Le vacarme incroyable des moteurs était un cri de guerre qui ébranlait la terre.

Après les motos défila un groupe de puissants camions transporteurs de troupes. Le mot d’ordre de la nouvelle armée que construisait Feric était puissance et vitesse. Une armée capable de concentrer un maximum de forces sur un objectif donné avant que l’adversaire fût en mesure de réagir ferait de la chair à pâté de tout ennemi, même dix fois supérieur en nombre.

Enfin, une grande formation de fantassins S.S. et une autre de l’infanterie régulière fermaient la marche.

Alors que le premier des hommes en vert-de-gris passait au pas de l’oie devant la tribune en saluant, Feric aperçut un capitaine S.S. escalader fébrilement la tribune et souffler quelques mots rapides à l’oreille de Remler. Aussitôt le commandant S.S. bondit aux côtés de Feric, son visage osseux animé d’une ardeur fiévreuse.

« Eh bien, Remler, que se passe-t-il ? demanda Feric, saluant toujours les troupes qui défilaient devant lui.

— Commandeur, les hordes de Zind ont franchi la frontière de Wolack. Ils s’enfoncent irrésistiblement dans les régions septentrionales du pays. »

Cette nouvelle fit frémir Feric jusqu’à la moelle, bien qu’il ne se départît pas une seconde de son immobilité : un chef ne pouvait décemment manifester qu’un calme olympien lors d’une manifestation publique de ce genre. Il fit signe à Waffing et à Remler de se rapprocher, et appela le capitaine S.S. avec assez de discrétion pour que rien ne transparût aux yeux de la foule.

« Quelle est exactement la situation, capitaine ? demanda Feric.

— Commandeur, nos derniers rapports indiquent qu’une grande horde de Zind est à moins de cinq jours de marche de Lumb.

— Une fois la capitale envahie, il n’aura plus aucune résistance entre eux et la frontière helder, souligna Waffing. En neuf jours, ils peuvent nous tomber dessus. Nous devrions immédiatement renforcer notre frontière en bordure de Wolack avec nos meilleures troupes, essentiellement des S.S., et tenter de contenir la horde jusqu’à ce que notre nouvelle armée soit prête. »

Feric n’ignorait pas que les territoires occidentaux de Wolack se composaient de terres arables pures de toute contamination, qui n’attendaient que la colonisation humaine. Il était déjà révoltant qu’un territoire revenant si justement à Heldon fût occupé par d’aussi piètres choses que les Wolacks ; permettre de surcroît à l’infection de Zind d’inonder ce pays était impensable pour tout vrai patriote, sans parler de la menace militaire qu’une telle occupation ferait peser sur Heldon.

« Il n’est pas question de se cantonner sur la défensive alors que Zind envahit Wolack, déclara fermement Feric. Nous devons attaquer, attaquer immédiatement, et cela avec une vitesse aveuglante et une force écrasante.

— Mais, Commandeur, nous ne sommes pas encore prêts pour affronter Zind ; dans quatre mois…

— Ma décision est prise, Waffing ! le cingla Feric. Il est tout simplement exclu de laisser Zind marcher sur Wolack sans opposition. Nous allons attaquer immédiatement avec toutes les forces disponibles. »

Trente-six heures s’étaient à peine écoulées qu’une grande armée helder se trouvait déjà disposée le long de la frontière, prête à foncer sur le territoire ouest de Wolack. Feric avait mobilisé la crème de l’armée et les meilleures unités S.S. pour les mener lui-même au combat. La clef des opérations se trouvant dans la puissance et la vitesse, Feric avait rassemblé une force de choc entièrement motorisée, divisée en deux importantes colonnes.

Lar Waffing commandait un corps d’armée composé de deux divisions d’infanterie motorisée et de quelques cuirassés géants à vapeur. Cette troupe traverserait les marécages de l’ouest de Wolack pour rencontrer l’ennemi non loin de la capitale, Lumb, sur la rive occidentale de la rivière Roul. Mais, insuffisamment nombreuses, les troupes de Waffing ne pouvaient pas espérer arrêter à elles seules la horde zind.

Feric, quant à lui, flanqué du loyal Best, conduisait une division des meilleures troupes motorisées de choc S.S., soutenues par une vingtaine de nouveaux chars rapides, qui effectuerait un large mouvement tournant vers le nord-est. Si tout se passait comme prévu, la troupe de Feric foncerait en direction du champ de bataille, près de Lumb, qu’elle contournerait pour se porter à l’attaque de l’arrière des forces zind, sur la rive orientale du Roul, au moment où cette horde pataude aurait à traverser la rivière sur un pont assez étroit. Le plan exigeait que les troupes S.S. taillent rapidement en pièces des forces cent fois supérieures en nombre, mais il fallait compter sur la surprise pour rétablir l’équilibre, et la supériorité innée des S.S., muée en ferveur fanatique à la vue du Commandeur Suprême combattant à leurs côtés, ferait le reste.

Le soleil brillait dans un ciel de plomb quand Feric, chevauchant sa moto à la tête de la division, jeta un coup d’œil à sa montre, qui égrenait les dernières secondes d’avant l’heure H. À ses côtés, le visage de Best flamboyait d’une excitation juvénile, attendant de lancer sa monture.

« Pensez-vous que les Wolacks puissent résister à notre avance ? s’enquit Best d’un ton plein d’espoir.

— J’ai peine à le croire, Best. L’armée wolack n’est qu’une bande de mutants qui nous servira tout juste à nous faire la main, mais j’espère que nous aurons largement plus de besogne dans l’Est. »

Cependant, afin de gagner du temps et de l’espace, il fallait dès le début écraser Wolack sans coup férir. Les canons installés dans une cuvette, à huit kilomètres de la frontière, pulvériseraient les fortifications wolacks avant l’arrivée de l’armée et des S.S. Les deux colonnes pénétreraient alors côte à côte dans Wolack, écrasant toute résistance sur leur passage. Quand Wolack serait plongée dans une panique totale, Feric conduirait alors ses S.S. vers le nord-est.

Derrière Feric et Best progressait la garde d’élite S.S. de cent hommes, leurs motos et leurs cuirs noirs luisant au soleil, leurs mitraillettes graissées de frais, leurs massues à portée de main, prêtes à l’action. Faisaient suite à cette troupe d’élite une douzaine de tanks, le reste des motards S.S., les autres tanks légers et enfin l’armée régulière de Waffing, s’étalant vers l’ouest au-delà de l’horizon.

« Quel magnifique spectacle ! » s’écria Feric.

Best acquiesça. « Avant la fin de la semaine, les Dominateurs connaîtront la puissance du Svastika, Commandeur ! » répliqua-t-il avec enthousiasme.

Comme s’écoulaient les dernières secondes, Feric dégaina la Grande Massue de Held et la brandit au-dessus de sa tête. À ce signal, l’air s’emplit du tonnerre assourdissant de milliers de montures d’acier rendues à la vie. Ce rugissement fut suivi un instant plus tard d’un grondement sourd qui vrillait les entrailles et parut secouer les collines : les moteurs des camions, des tanks et des cuirassés à vapeur se mettaient à tourner. Feric sentit la volonté raciale de Heldon parcourir tout son être pour se mêler aux trépidations, emplissant de puissance jusqu’à l’air même. Sa volonté se confondait avec celle des hommes qu’il allait conduire au combat ; il était l’armée, l’armée était sienne, et ensemble ils étaient Heldon.

Après un regard à Best, Feric abattit le Commandeur d’Acier. À des kilomètres de là, il perçut le tonnerre soudain des canons, au moment où il faisait rugir son moteur et que l’armée de Heldon bondissait en avant.

Une puissante vibration envahit l’esprit de Feric ; son corps résonnait de la puissance du moteur qu’il enfourchait, alors qu’il entraînait son armée à une allure folle à travers les collines vertes vers la frontière wolack. Les obus sifflaient au-dessus des têtes, la terre tremblait sous les roues et les chenilles, et un immense nuage de fumée et de poussière tourbillonnait dans le ciel. Le fracas et les fumées, la puissance gigantesque et la vitesse fantastique lui coupèrent le souffle et firent chanter son cœur. Jetant un coup d’œil à Best à ses côtés, il vit que la gloire de cet instant le transportait lui aussi ; ils échangèrent un sourire de camaraderie tandis que les chars, derrière eux, commençaient à faire feu de leurs canons.

Feric, suivi de son armée, parvint à la dernière colline, gravit la pente et aperçut la frontière wolack. Une barrière de barbelés indiquait le côté helder ; des miradors à mitrailleuses étaient disposés à intervalles réguliers : suivaient une bande de huit cents mètres de no man’s land, puis, à trois cents mètres une ligne de réduits de mitrailleuses wolacks, en pierre. Les positions helders avaient été évacuées, et de grandes ouvertures ménagées dans la barrière. Quant à la ligne des fortifications wolacks, la grande majorité des bunkers de pierre, frappés de plein fouet, avaient été réduits à l’état de cratères fumants, les autres partiellement détruits, et les corps fracassés des Wolacks éparpillés parmi les gravats.

Dominant le vacarme des moteurs, Feric entendit les vivats de ses troupes éclater à la vue des fortifications wolacks. Alors qu’un dernier barrage d’obus éclatait avec une précision mathématique au milieu des bunkers wolacks, projetant de hauts geysers de pierre grise, de terre brune, et de chair rouge, Feric mit pleins gaz et, dévalant la colline en direction d’une percée dans les barbelés, franchit la frontière, la moto vrombissante de Best dans ses roues. Avec un cri de guerre rauque, la garde d’élite S.S. suivit en agitant une forêt de massues. Puis l’escadron de chars s’ébranla, et leurs lourdes chenilles d’acier écrasèrent les barbelés. À leur suite, des milliers de motards S.S. s’avancèrent de front dans le no man’s land.

Comme Feric dirigeait l’avant-garde vers les lignes wolacks, les motards S.S. s’écartèrent pour former une longue ligne en tirailleurs de chaque côté de sa machine. Tous les cent mètres, un tank crachant de tous ses canons et mitrailleuses renforçait cette ligne de héros. À l’abri de la phalange S.S. venaient les camions de l’armée régulière, précédant les lourds cuirassés à vapeur, qui lançaient une grêle d’obus de mortier sur les fortifications wolacks.

Bientôt, la première ligne de S.S. atteignit les Wolacks. Feric fonça vers un bunker à moitié démoli, d’où émergeaient une demi-douzaine d’individus – un nain bossu, un Perroquet, une paire d’Hommes-Crapauds et d’autres pareillement monstrueux – tous fuyant précipitamment le combat comme autant de chiens peureux. Rapidement, Feric prit un Perroquet en chasse et pulvérisa sa cervelle puante d’une splendide volée de la Grande Massue. Près de lui, Best, ses yeux bleus étincelant d’ardeur patriotique, abattit un nain d’une série de rapides coups de massue.

Feric aperçut tout à coup un mutant à l’aspect de grenouille, à la peau visqueuse et lépreuse, qui dirigeait un fusil rouillé sur Best. Il se précipita pleins gaz, et la roue avant de sa moto heurta le monstre à soixante kilomètres/heure, projetant à terre la créature, qui hurla dans un éclaboussement de sang visqueux et violet. Feric fit demi-tour d’un coup de talon, repartit dans l’autre sens et lui broya le crâne d’un coup de massue pour faire bonne mesure.

Best s’arrêta le temps de lancer avec émotion « Merci, Commandeur ! », puis replongea dans la mêlée.

Tout autour de Feric, les S.S. éparpillaient les crânes des Wolacks dans une chasse forcenée. Un Peau-Bleue fou de terreur courut aveuglément, une massue à la main, à la moto de Feric ; celui-ci le décapita d’un revers du Commandeur d’Acier et la tête roula sous ses roues, tandis que le corps titubait avant de s’abattre. Ce n’était pas une bataille, mais un massacre ! Ces Wolacks tournaient en rond comme un troupeau affolé ; des couards, incapables de se battre loyalement !

Feric leva la Grande Massue de Held, son tronc d’argent maculé du sang des combats, et lança sa moto au-delà des fortifications wolacks, s’enfonçant à la tête de l’avant-garde S.S. à l’intérieur des régions ennemies. Il était inutile de perdre un temps précieux à exterminer ces créatures ; les forces d’occupation qui se substitueraient aux colonnes motorisées avant le coucher du soleil se chargeraient de cette canaille.

Feric se trouva à nouveau à la tête d’une formation serrée de motards S.S. de choc fonçant vers l’est avec précision et panache. Les chars se déployèrent pour couvrir les flancs de la colonne. À huit cents mètres en arrière, et légèrement au sud, un immense nuage de poussière annonçait les troupes régulières de Waffing. Au loin, les fortifications frontalières de Wolack n’étaient plus que des ruines fumantes.

« Quel beau début pour une campagne, Commandeur ! s’écria Best. Une avance proprement dévastatrice ! » Son visage s’enfiévrait de la fierté d’avoir participé à sa première vraie bataille.

« C’en est fini de l’armée de Wolack ! » répliqua Feric, qui ne souhaitait pas ternir la belle humeur de Best. Mais il savait fort bien que les Wolacks n’avaient servi qu’à donner le baptême du feu aux troupes helders inexpérimentées, leur fournissant l’occasion de mettre à l’épreuve leur virilité, leur héroïsme et leurs talents. La véritable bataille les attendait à des kilomètres de là, en la personne des Guerriers de Zind, et ces funestes créatures ne s’enfuiraient pas comme un troupeau de Wolacks peureux.

Il perçut derrière lui la symphonie incroyable des engins, observa la grande parade des motos noires et luisantes, des tanks rapides et de l’infanterie motorisée qui traversaient, rang après rang, la plaine, et il ressentit l’ardeur, l’ivresse et la chaleur de ses troupes comme une force tangible.

Que les Guerriers de Zind combattent jusqu’à la mort ! Qu’ils jettent toutes leurs forces contre l’armée de Heldon ! Avec quelle vigueur les héros de Feric transformeraient leur protoplasme obscène et dégénéré en une mince pellicule de gelée squameuse mêlée à la poussière !

Comme la force de frappe de Heldon s’avançait plus profondément en territoire wolack, Feric remarqua que l’aspect du paysage se modifiait insensiblement. L’herbe étique prenait une teinte maladive bleu-gris. Les cochons et les vaches, mis en déroute par les colonnes motorisées, paraissaient de plus en plus déformés génétiquement ; tous présentaient une peau malsaine couverte de marbrures, violacées ou verdâtres, des racines de têtes secondaires gonflant parfois comme des bubons la base de leur cou, et nombre d’entre eux traînaient des membres vestigiels.

« Quelle abominable région ! s’écria Best, qui roulait botte à botte avec Feric. Peut-être pourrions-nous mettre le feu au pays, Commandeur ?

— Cela ne servirait à rien, Best. Aucune flamme ne peut éliminer le poison du Feu des Anciens. »

Le paysage s’était rapidement transformé en un cloaque de radiations résiduelles et de contamination génétique. Au-dessus d’eux, des corbeaux mutants croassaient de leur bec rose grossièrement déformé, leurs yeux jaillissant de leurs orbites comme ceux des poissons abyssaux. Dans le lointain, Feric aperçut ici et là les premières zones de jungle irradiée ; de grandes masses tortueuses de végétation violacée, rougeâtre et bleuâtre, des caricatures d’herbes hautes comme de petits arbres, des vrilles de vigne hypertrophiée, pareilles à des serpents venimeux, des fleurs cancéreuses et boursouflées. Dans ces poches de radiations étaient tapies des créatures défiant toute description : chiens sauvages traînant derrière eux leurs intestins dans des sacs translucides, porcs à têtes multiples, oiseaux sans plumes couverts d’ulcères suppurant du venin, toutes sortes enfin de vermines mutantes qui se multipliaient en variétés toujours plus répugnantes d’une génération à l’autre.

De temps à autre, la tête de la colonne faisait sortir des paysans wolacks hors de leurs trous. Les mutants répugnants étaient bien de ceux qu’on s’attendait à rencontrer dans une région aussi dégénérée. Pas un qui ne présentât une grossière déviation du pur génotype humain. Peaux-Bleues, Perroquets, Hommes-Crapauds, nains, tous les mutants habituels abondaient. On découvrit quelques monstres à peau de grenouille ; sans exception, ces créatures visqueuses furent abattues par les S.S., car elles constituaient une offense particulièrement violente aux yeux d’un humain vrai. Quant à la paysannerie, on la laissa s’enfuir dans toutes les directions devant l’armée helder ; seuls ceux qui étaient trop obtus ou trop déjetés pour se garer devant le passage de la colonne sentirent le poids des massues helders. Les camps de sélection qu’installeraient les forces d’occupation régleraient rapidement le compte de ces malheureux.

En résumé, le plus pénible de cette marche vers l’est était, pour Feric, la nausée qui lui montait à la gorge tandis qu’il s’enfonçait dans l’étendue contaminée des marais wolacks. De résistance, point, et seule la fuite occasionnelle d’un mutant particulièrement vil donnait aux troupes l’occasion de maintenir leur ardeur guerrière. La colonne n’évita pas plus qu’elle ne rechercha les villages de torchis puants ; elle fonçait droit sur l’est, et tout obstacle était mis en pièces et livré à la torche.

Cette avance s’étant poursuivie pendant plusieurs heures et sur près de trois cents kilomètres sans incident, Feric décida qu’il était temps pour les S.S. de se dérouter pour entamer le mouvement circulaire.

Il leva la Grande Massue de Held, orienta le poing brillant vers le nord-est, puis lança sa moto dans cette direction. Sans ralentir, la colonne de motos noires et de chars le suivit dans sa course sur la colline, puis à travers les bas marécages du delta du Roul.

« À cette allure, nous pourrions atteindre le Roul en un jour, lança-t-il à Best. Il existe à trois cents kilomètres en aval de Lumb un ancien pont qui, fait incroyable, a survécu au Temps du Feu. Là, nous pourrons traverser la rivière sans être vus. »

Le visage de Best se plissa d’étonnement. « Sans doute Zind aura-t-elle fortifié cette position clef, Commandeur ? » hasarda-t-il.

Feric sourit. « Le pont est réputé infesté par des monstres trop terribles et trop répugnants pour que les Guerriers de Zind les affrontent de sang-froid. À cause de ces prétendus trolls, la région a été abandonnée. »

Devant l’inquiétude manifestée par Best à cette nouvelle, Feric éclata d’un rire franc. « Ne vous inquiétez pas, Best ! Il n’y a pas une créature protoplasmique qui soit immunisée aux mitraillettes des S.S. ! »

À ces mots. Best sourit jusqu’aux oreilles.

La traversée du delta du Roul ne pouvait guère être considérée comme une partie de plaisir, mais elle se déroula sans incident sérieux, les basses terres étant le refuge d’une population encore plus clairsemée que le reste de Wolack ; cette contrée avait parmi les Wolacks la réputation d’être malsaine et même dangereuse.

Feric comprenait sans peine pourquoi des créatures aussi viles que les Wolacks délaissaient ce territoire. Ici, le niveau de radiations était manifestement très élevé, car l’on apercevait partout des parcelles de jungle irradiée, beaucoup se chevauchant pour former de grandes forêts de cauchemar d’un seul tenant. La colonne de motos elle-même, flanquée de ses chars puissants, évita cette zone sur les instructions de Feric, non par peur des monstres qui y vivaient tapis, mais à cause des radiations dégagées par ces poches de chromosomes mutilés.

« Là-bas, Commandeur ! » s’écria Best, en désignant l’est. Les tours jumelles de l’ancien pont étaient parfaitement visibles à l’horizon.

Agitant le Commandeur d’Acier, Feric fit déployer ses troupes afin de réduire efficacement tout obstacle barrant le pont. Quatre chars passèrent en tête de la colonne pour se disposer en carré autour des motos de Feric et de Best. Les autres, en formation serrée, se rapprochèrent des troupes pour les protéger des attaques sur les flancs ou par l’arrière.

Une ancienne route s’ouvrait à trois kilomètres du pont, cheminant à travers les marais jusqu’à l’ouvrage lui-même ; alors qu’il conduisait la colonne sur cette piste hors d’usage, Feric vit que l’entrée du pont était cernée par une immonde jungle irradiée. Des plantes rampantes, de la vigne et des buissons boursouflés aux teintes bleuâtres et rougeâtres poussaient là en une fétide profusion ; seul le béton de la route avait échappé à ce sous-bois dense et torturé.

Feric ouvrit un peu plus les gaz et fit signe aux conducteurs de tanks à côté de lui ; la tête de la colonne accéléra jusqu’à quatre-vingts kilomètres/heure, distançant de cent mètres la formation de motos. Feric passa à quelques mètres en avant des chars, suivi de près par la moto de Best, dégaina le Commandeur d’Acier et lança son engin dans l’étroit ravin, entre les murailles denses de jungle cancéreuse et irradiée.

Instantanément, il fut plongé dans un monde putride. Des serpents à plusieurs têtes étaient suspendus aux arbres marbrés de traces visqueuses. De grands oiseaux sans plumes aux becs préhensiles sautaient lourdement de branche en branche en poussant des croassements gutturaux. Quelque chose de gros s’enfuit terrifié avec un cri horrible dans les profondeurs de la jungle. Feric distingua par endroits de gigantesques formes nébuleuses s’animant derrière les troncs déformés des arbres malades : de grands amas de peau verte et humide, des masses pulpeuses rouge sang en mouvement, des choses ressemblant à d’immenses organes abdominaux doués d’une vie propre.

« Quel égout de pourriture génétique ! » murmura-t-il. Pour toute réponse, Best poussa un cri inarticulé de terreur.

À cinquante mètres, Feric aperçut quelque chose qui lui souleva le cœur et qui figea son sang dans ses veines. En travers de la route s’étalait un gigantesque amas de protoplasme informe, de trois mètres de haut, une amibe à la chair verdâtre et translucide. La surface de cette masse mouvante et visqueuse grouillait d’immenses ventouses munies de rangées de dents aiguës ; de chacun de ces orifices horribles jaillissait une longue et frémissante langue rouge. Le monstre purulent agitait des centaines de tentacules menaçants, ces bouches émettaient un horrible bruit de succion et exhalaient une odeur méphitique et révulsante.

Feric écrasa les freins, et, dans un long crissement et un geyser de poussière, la moto s’arrêta à moins de vingt mètres de la chose ; à cette distance, l’odeur de poisson pourri était presque insoutenable. À peine Feric eut-il calé sa moto que l’amas amiboïdal de protoplasme se mit en mouvement vers lui. Il n’était pas étonnant que les Wolacks eussent fui cet endroit !

Mais les lâches Wolacks étaient une chose et les vrais humains une autre. Feric arracha sa mitraillette de son étui et la braqua sur la créature. Il appuya sur la détente, la maintenant pressée pour un feu nourri, et son arme cracha une grêle de balles hurlantes dans la chose pustuleuse ; une deuxième volée de balles surgie de l’arrière lui apprit que le rapide Best suivait son exemple.

Les balles frappaient la chair palpitante de l’amibe en une succession de petites explosions qui projetèrent dans l’air des gouttes de bave translucide. Une horrible série de hurlements prolongés jaillit de dizaines de suçoirs énormes criant leur agonie bestiale. Un liquide vert et visqueux gicla en gros bouillons des blessures. La créature gémit follement tandis que Feric et Best continuaient de poivrer sa surface glaireuse de balles de mitraillette.

Puis les chars, qui s’étaient arrêtés au niveau de la moto de Feric ouvrirent le feu. Quatre obus sifflèrent au-dessus de sa tête, se plantèrent dans la créature presque à bout portant, et explosèrent dans un puissant rugissement, provoquant une titanesque explosion de fumée et de bave.

Lorsque la fumée se fut dissipée, rien n’empêchait plus l’avance de la colonne. Seules quelques flaques de liquide vert fumaient sur le sol.

Feric et Best rayonnèrent de triomphe. « Et voilà pour les trolls du bas Roul ! hurla Feric.

— Médiocre cible d’entraînement pour l’armement moderne de Heldon, dit Best. J’espère que la véritable action est pour bientôt, Commandeur !

— Ne vous inquiétez pas, Best, nous rencontrerons bien assez tôt la horde zind. » Sur ces mots, Feric dégaina le Commandeur d’Acier, l’agita au-dessus de sa tête et entreprit de piloter la colonne en avant à travers la jungle jusqu’au pont, suspendu à de grands câbles d’acier fixés aux tours de pierre, elles-mêmes ancrées fort loin des eaux boueuses du Roul.

À mi-chemin, Feric perçut le feu des mitrailleuses et le grondement des canons. Jetant un coup d’œil en arrière, il vit d’autres horreurs putrides émerger de la jungle pour assaillir la colonne. Les canons des chars et les mitrailleuses des S.S. firent un carnage de ces monstres.

Lorsque l’arrière de la colonne eut atteint sans dommage la berge orientale de la rivière, Feric ordonna une courte halte et disposa ses chars en batterie. Sur son ordre, les chars tirèrent des obus à haut pouvoir explosif sur les tours de l’ancien pont, les réduisant en miettes et envoyant par le fond, dans les eaux répugnantes du Roul, le centre du tablier.

Puis, après réflexion, Feric ordonna de recharger les canons d’obus incendiaires, et de tirer une salve dans la jungle ; ainsi, lorsque la colonne reprit la route, fonçant vers le sud et vers son rendez-vous avec les arrières de la horde zind, elle laissait derrière elle un pilier de feu orange illuminant l’horizon là où se trouvait autrefois la poche d’irradiation et sa frayère obscène.

Les manifestations d’un important engagement se dévoilèrent à plus de quatre-vingts kilomètres de Lumb. Un flot de réfugiés s’écoulait vers le nord et l’ouest, telle une colonie d’insectes fuyant l’écrasement de leur nid, alors que la colonne piquait au sud vers la capitale, à trente kilomètres à l’est du Roul, à peu près parallèlement à son cours. Métis et mutants défiant toute description fourmillaient sur la route de Lumb, bloquant l’avance des troupes de choc de Heldon. Il eût été possible de se frayer par force un chemin dans cette masse malsaine, mais c’eût été retarder la marche, alors qu’à l’horizon, vers le nord, s’élevait un rideau de fumée déchiré çà et là d’éclairs de feu, et que l’artillerie grondait dans le lointain, témoignant que les forces de Waffing étaient entrées en contact avec l’ennemi ; en effet, les Wolacks ne disposaient pas d’une telle puissance de feu, et Zind n’aurait certainement pas employé le canon sur une telle échelle contre un ennemi aussi inexistant.

Feric dirigea donc la colonne S.S. à travers les champs insalubres, laissant la route engorgée de populace à trois kilomètres à l’est, car il fallait absolument arriver sur les lieux avant que le gros de la horde de Zind ait franchi la rivière ; sans quoi l’avantage serait perdu, l’armée de Waffing submergée et la colonne S.S. bloquée loin derrière les lignes sur un territoire conquis par Zind.

Le roulement lointain devint rapidement tonnerre : des éclairs rapprochés embrasaient distinctement le Sud, sur la rive ouest du Roul ; de surcroît, un incroyable crépitement de mitrailleuses faisait contrepoint au duel d’artillerie. Les troupes de Waffing combattaient les Guerriers de Zind à l’ouest de Lumb ; le seul problème était à présent d’évaluer l’effectif de la horde demeurée sur la berge orientale de la rivière. De cela dépendait l’Histoire du monde et la survivance du pur génotype humain.

Alors que la colonne s’approchait des faubourgs de Lumb, la marée de réfugiés se résorba entièrement, et toute cette zone apparut laminée par un piétinement géant ; preuve que la horde de Zind était passée par là, et depuis fort peu de temps, à en juger par ce que l’on voyait.

Feric disposa donc ses troupes en ordre de bataille. Lui-même et Best occupaient, bien entendu, le centre de la formation, soutenus par les cent motards d’élite S.S. à l’intérieur d’un carré de quatre chars. Derrière ce fer de lance, une ligne solide de tanks servait de bouclier à la formation principale de troupes de choc S.S. motorisées. D’autres tanks protégeaient les flancs de cette masse compacte d’hommes de fer et de machines d’acier. L’ordure zind ne pourrait pas détruire l’intégrité d’une force à ce point impénétrable !

Feric dégaina sa mitraillette et l’arma. Après un coup d’œil à Best, qui avait également mis son arme en batterie, il lui cria : « Vous allez avoir de l’action à revendre, Best ! » Ouvrant les gaz à fond, celui-ci répondit par un sourire et un puissant « Vive Jaggar ! » déclenchant un salut massif et spontané dans les rangs des troupes S.S., qui bondirent en avant pour plonger dans la bataille à cent kilomètres/heure.

Feric conduisit ses troupes par monts et par vaux, jonchés de cadavres de Wolacks dépecés ou à moitié dévorés par les nécrophages nauséeux de Zind. La puissante troupe de choc escalada une dernière pente, et Feric déboucha enfin dans la vallée qui menait à Lumb, et qui grouillait des armées de Zind.

Ludolf Best s’écria d’horreur en apercevant pour la première fois les Guerriers de Zind. Tout le fond de la vallée disparaissait sous les vastes formations de ces monstres hideux, dont la seule vue eût découragé le héros le plus résolu. Toutes ces machines à tuer protoplasmiques étaient de hideuses caricatures des formes humaines : plus de trois mètres de haut, avec des poitrines, des bras et des cuisses incroyablement massifs, alors que leurs têtes minuscules parvenaient tout juste à contenir leurs petits yeux rouges, leurs oreilles atrophiées et leurs bouches bavantes et sans lèvres. Ces créatures à têtes d’épingle se dressaient, entièrement nues, à l’exception de ceintures en cuir grossier où pendaient d’énormes massues libéralement enduites de fiente, d’ordures et de toutes sortes d’excréments. Détail horrible, chaque formation, forte de près de cinq cents de ces monstres, marchait en parfaite synchronisation avec les autres, et cela jusqu’au balancement de leurs bras gros comme des troncs, tenant des fusils dans leurs mains, à croire qu’ils étaient les rouages interchangeables d’une vaste machinerie de chair.

Voyant la terreur de Best, Feric le héla : « Des robots stupides, voilà ce qu’ils sont ! Beaucoup de muscles mais absolument pas de cervelles ! »

Feric, quant à lui, était loin d’être découragé à cette vision, car elle pouvait signifier que la moitié de la horde se trouvait de ce côté du Roul – son plan de détresse fonctionnait ! De surcroît, il n’ignorait pas que cette assemblée de Guerriers dépendait entièrement des Dominateurs qui la contrôlaient ; chaque formation synchronisée était en fait le groupe de dominance d’un seul Dom. Au combat, les Guerriers ne possédaient que de rudimentaires capacités de décision. Répartis dans la horde à intervalles plus ou moins réguliers avançaient d’immenses fourgons de guerre, des chariots à fond plat poussés par des équipes de mutants géants, qui n’étaient que cuisses et fesses énormes, surmontées de torses atrophiés pratiquement démunis de bras et de tête. Les plateaux de ces fourgons de guerre grouillaient de mutants ordinaires qui servaient mortiers et mitrailleuses ; pourtant, il y avait gros à parier que les contrôleurs doms s’y trouvaient cachés. De plus, il était fort probable que les huit lourds et encombrants cuirassés à vapeur, à l’arrière de la horde, abritaient les maîtres dominateurs de la horde entière – on pouvait faire confiance à un Dom pour cacher sa carcasse de lâche dans l’endroit le plus sûr ! Si l’on parvenait à les abattre, la horde tout entière se verrait jetée dans une confusion noire, sans chef et sans contrôle.

Avec un féroce cri de guerre, Feric entraîna la troupe S.S. au bas de la pente, en direction de la plus proche formation de Guerriers à plus de soixante kilomètres/heure. Il pressa la détente de sa mitraillette, envoyant une grande rafale de plomb meurtrier dans les rangs de l’ennemi ; à ce signal, chaque canon de char cracha ses obus à haute puissance ; ainsi la horde n’eut-elle pour toute sommation qu’une rapide série d’explosions qui projeta en l’air un millier de Guerriers en une pluie de fragments sanglants et fumants.

Un instant plus tard, Feric guidait son fer de lance de tanks et de motos vers cette trouée sanglante faite au flanc de l’ennemi. Les chars de Heldon tirèrent une nouvelle salve, cette fois à bout portant, et le mur de chair nue, velue et puante devant Feric explosa en une gerbe qui l’éclaboussa au passage de sang et de sanie. Alors seulement les canons de cuirassés à vapeur de Zind entrèrent en action, ouvrant un feu désordonné sur les arrières de la colonne helder. Des dizaines de machines furent volatilisées par les explosions, mais la précision des formations S.S. n’en fut pas troublée pour autant.

Quant aux esclaves de Zind, la surprise, la vitesse infernale et la puissance de feu foudroyante de l’attaque helder les avaient jetés dans la confusion, et la panique. Les cuirassés continuaient à bombarder les rangs helders, et, à cette distance, même les crapules qui servaient les pièces des Dominateurs ne pouvaient manquer leurs cibles, infligeant des pertes sensibles aux troupes helders. Mais alors que les formations de Guerriers poursuivaient stupidement leur marche vers Lumb, n’ayant pas encore opposé de défense cohérente au feu roulant des canons helders, les troupes de choc S.S. maintenaient leur discipline de fer face au bref barrage de feu de Zind.

Feric pénétra à toute vitesse dans la trouée effectuée dans les rangs ennemis par son artillerie, entraînant ses hommes droit sur les cuirassés de commandement.

Enfin, les Dominateurs contrôlant cette fraction de la horde parvinrent apparemment à se remettre du choc initial, car soudain, avec une précision effroyable et inhumaine, des milliers de Guerriers géants exécutèrent un demi-tour gauche parfait et s’ébranlèrent au pas de course droit sur le barrage de tanks helders, brandissant leurs énormes massues comme de gigantesques faux. Vague après vague, les Guerriers nus furent taillés en pièces ; mais si vaste était la horde, si infinies les réserves de chair à canon, que des milliers et des milliers de ces créatures déboulèrent de tous côtés sur les forces de Heldon, au travers du barrage des canons et des mitrailleuses, passant par la seule vertu de leur nombre.

Feric se trouva soudain bloqué par une ligne solide de monstres de trois mètres de hauteur, aux muscles massifs couverts de vermine, frappant au hasard l’air de leurs énormes massues, leurs yeux rouges vides et enflammés, la bave coulant sur leur menton, et qui couraient sur lui, portés par des jambes épaisses comme des colonnes de marbre. Feric brandit la Grande Massue de Held et se jeta en avant, faisant tournoyer l’arme mystique en moulinets meurtriers.

Une fantastique poussée d’énergie irradia son bras droit et emplit son corps d’une puissance infatigable et d’une force surhumaine. Le Commandeur d’Acier ne pesait guère plus qu’une plume dans sa main, et pourtant le premier coup qu’il assena frappa avec la puissance d’une avalanche, réduisant en miettes sanglantes les petites têtes de six Guerriers et précipitant dans la poussière leurs corps pantelants, dans un geyser de sang.

Une énorme ovation s’éleva derrière lui ; enflammée d’une ardeur héroïque par cet incroyable fait d’armes, l’élite des motards S.S., sous le commandement de Ludolf Best, plongea dans la mêlée aux côtés de son Commandeur Suprême. Bien que très nettement inférieurs en nombre, et opposés à des créatures bien plus grandes qu’eux, les fanatiques S.S. engagèrent le combat avec une rapidité et une fougue surhumaines, tombant sur les Guerriers à coups de massue, écrasant les jambes sous les roues de leurs engins, suivant de près Feric qui se frayait un chemin au cœur de la horde de Zind, l’irrésistible Commandeur d’Acier au poing.

Feric continuait à faucher les géants velus et trempés de sueur en grandes gerbes, frappant dans une forêt de jambes et abandonnant ensuite les créatures hurlantes et estropiées aux mains de ses troupes qui le suivaient, puis faisant volte-face pour broyer sous le poing de fer de la Grande Massue une dizaine de faces vidées de toute expression.

Même au corps à corps, les guerriers de Zind montraient une infime – pour ne pas dire nulle – initiative personnelle. Ils s’avançaient simplement, rang après rang, abattant leurs massues sur tout ce qui bougeait ; leurs gestes relevaient peut-être davantage de réflexes conditionnés que de tactiques individuelles. Pour chaque Guerrier abattu, un autre surgissait de la formation serrée, pièce de rechange de la grande machine à tuer protoplasmique qu’était la horde zind. Aussi la bataille prit-elle rapidement un tour irréversible. Conduite par Feric, la colonne helder plongeait dans la horde à toute vitesse, anéantissant tout sur son chemin, subissant cependant certaines pertes dues à la fatigue pure. Pour leur part, les Dominateurs envoyaient simplement, vague après vague, les Guerriers sur les assaillants helders ; leurs réserves semblaient infinies. Le massacre de Guerriers devint si épouvantable que l’avance de la force helder se trouva ralentie par le barrage de cadavres géants qui s’entassaient sur son chemin.

Bientôt, Feric se fraya un chemin à moins de cent mètres des cuirassés à vapeur, qui s’étaient formés en cercle défensif à l’intérieur d’une masse de Guerriers. Derrière lui venaient Best, puis les quatre tanks de tête et le corps d’élite S.S., leurs cuirs noirs rougis du sang des Guerriers. À l’arrière, la grande force de choc S.S. progressait au cœur de la horde en laissant dans son sillage une traînée sanglante de Guerriers morts.

Soudain, la tactique des Dominateurs changea. Les groupes de dominance entourant les cuirassés tinrent bon, troquèrent leurs massues contre des fusils et tirèrent des volées de balles à bout portant sur les troupes S.S. qui les assaillaient. Derrière Feric, un jeune et beau héros S.S. hurla de douleur avant de s’écrouler, un sang clair jaillissant de la profonde blessure de son cou. Tout autour de Feric, les balles fauchaient les S.S. ; des dizaines de magnifiques spécimens s’écroulèrent dans la poussière avec des hurlements d’agonie. Une balle ricocha sur le cadre de la moto de Best et manqua sa tête d’un cheveu.

« Mitrailleuses ! » cria Feric, rengainant le Commandeur d’Acier et sortant sa propre arme. Il lança le moteur de sa machine et fit exécuter à la colonne une courte manœuvre tournante vers le nord pour permettre au maximum de chars de se porter sur les cuirassés ennemis.

Puis il fit feu dans la plus proche formation de Guerriers, et en abattit deux. À ce signal, les canons des chars ouvrirent le feu. Une salve d’obus explosifs tomba dru sur les cuirassés ennemis, provoquant une épaisse colonne de flammes orange et de fumée noire, suivie d’une grêle de fragments de métal. Avant même que les flammes et que la fumée eussent commencé à se dissiper, une autre salve secoua les cuirassés de Zind, puis une autre, puis une autre encore.

À l’endroit des huit cuirassés de commandement de Zind, il n’y eut bientôt plus qu’un cratère fumant rempli d’éclats de métal brûlant et de fragments de protoplasme sanglant.

L’effet de cette destruction sur les formations de Guerriers qui avaient défendu les cuirassés fut foudroyant. Les troupes si bien synchronisées et disciplinées se désagrégèrent instantanément ; les Guerriers géants et stupides commencèrent à errer follement en tous sens. Quelques-uns déchargeaient leurs fusils vers le ciel, d’autres jetaient tout bonnement leurs armes. Nombre de ces paquets de muscles soudainement innervés se mirent à uriner sans retenue, éclaboussant leurs camarades. Un concert de grognements, de cris et de hurlements horribles emplit l’air. La masse des créatures entourant le cratère fumant, ainsi que des sections entières de la horde zind, dans les environs immédiats, se trouvaient à présent réduites à l’état de troupeau stupide et affolé ; les cuirassés détruits ayant de toute évidence abrité les Doms contrôlant ce secteur ainsi que le Haut-Commandement zind, ces combattants, privés de leurs chefs, n’étaient plus qu’une masse de muscles agitée de spasmes.

Les canons et les mitrailleuses S.S. fauchèrent par bancs entiers les esclaves des Doms maintenant décervelés, tandis que Feric menait sa troupe dans une course gigantesque au sein de la horde décapitée et pratiquement sans défense, traversant le fond de la vallée en direction de la ligne de crête sud, à l’écart du chaos qui régnait au-dessous. Des milliers et des milliers d’esclaves zind furent abattus ; des milliers d’autres l’auraient été si Feric n’avait opté pour une tactique de désorganisation éclair. Feric et ses troupes longèrent donc pendant quelques kilomètres la ligne de crête vers l’est, puis replongèrent dans la vallée, frappant la section de la horde zind proche de Lumb. Les forces helders concentrèrent leurs attaques sur les fourgons de guerre tirés par les remorqueurs géants ; en effet, chaque fois que l’une de ces plates-formes mobiles était réduite en miettes, des centaines de guerriers entraient en folie, jetant leurs armes, mitraillant le ciel, attaquant leurs camarades, urinant et déféquant les uns sur les autres comme un troupeau de porcs déments. Sans aucun doute, les Doms contrôleurs se trouvaient sur les fourgons ; chaque Dom abattu rendait mille Guerriers inutilisables.

Sans répit, ce mouvement fut renouvelé ; Feric conduisait ses hommes en profondes percées dans la horde zind, chaque incursion dans la vallée ouvrant une large voie de destruction et rapprochant les forces S.S. de Lumb et du pont sur le Roul.

Quand apparurent les faubourgs est de Lumb, l’arrière-garde tout entière de la horde zind n’était plus que chaos. Des dizaines de milliers de Guerriers avaient été massacrés, et des dizaines de milliers d’autres, privés de leurs maîtres doms, avaient été mués, de rouages efficaces qu’ils étaient dans la grande machine à tuer protoplasmique, en une masse de muscles stupides et répugnants se détruisant elle-même. Comme un grand reptile décapité se tordant en spasmes interminables, ces immenses troupeaux de géants musculeux et littéralement sans cervelle se tordaient et s’agitaient en tous sens, frappant du poing et du pied au hasard, urinant, mordant, déféquant, massacrant des centaines de leurs camarades, et empêchant, pour comble, toute manœuvre des formations encore sous le contrôle des Dominateurs.

Feric et ses hommes, descendant sur leurs motos la large avenue qui traversait les ruines de l’est de Lumb, découvrirent un spectacle de cauchemar.

La horde zind avait pénétré dans la ville sur un large front. Les bâtiments de torchis avaient été littéralement émiettés et pulvérisés ; il ne restait plus debout aucune création humaine, et dans les gravats qui engorgeaient les rues bourbeuses il était même difficile de reconnaître des maisons en ruine. Les Guerriers avaient tout écrasé sur leur passage et chaque pouce de la ville était recouvert de toutes sortes de cadavres en décomposition, de métis et de mutants, qui puaient comme mille enfers.

Apparemment, la présence de tant de Guerriers errants rendait impossible tout contrôle des Doms encore vivants sur leurs créatures, car des dizaines de milliers de ces géants répugnants couraient et bondissaient au milieu de cet abominable charnier, se cognant les uns aux autres dans leur panique aveugle, tirant en l’air, piaillant ou grondant, assenant des coups de massue sur leurs camarades ou sur les morceaux de cadavres, des litres de bave dégouttant de leurs petites bouches sans lèvres.

Ce spectacle fit monter une nausée dans la gorge de Feric et battre le sang de ses veines. « Voilà le futur réservé au monde par les Dominateurs ! cria-t-il à Best. Un égout planétaire peuplé de légions de monstres stupides et écumants, contrôlé par les Doms et par eux seuls ! Je jure par ma Grande Massue et par le Svastika de ne plus jamais prendre de repos tant que ce fléau ne sera pas extirpé à jamais de la surface de la terre ! »

Feric et la colonne poursuivirent rapidement leur avance dans la large avenue, jaggarnath irrésistible de canons, de mitrailleuses et de massues, chaque Helder survivant poussé à un héroïsme transcendé par sa révulsion raciale devant l’horreur d’un protoplasme jadis humain qui se battait, bavait et urinait d’ignoble façon. Anéantissant tout sur leur chemin, les troupes helders se ruèrent en direction de l’énorme voile de feu et de fumée suspendu au-dessus de l’ouest de Lumb. Même à cette distance, le grondement du canon et l’immense crépitement de milliers de mitrailleuses provenant de la grande bataille qui se jouait sur l’autre rive de la rivière étaient assourdissants.

Un seul ponton enjambait le Roul, gorgé de cadavres, et, quand Feric arriva en vue de cette construction primitive, le spectacle qu’il découvrit fut un invraisemblable pandémonium. Mais une formation de Guerriers entourant un fourgon de guerre allait sur le pont, parfaitement en cadence. Sans doute ces Guerriers, confinés sur le territoire étroit de ce pont, n’avaient-ils pas été affectés par la panique et la désintégration totale que Feric et ses troupes S.S. avaient déclenchées parmi leurs camarades. Cependant, la berge orientale tout entière du Roul débordait d’une masse incontrôlée de géants de trois mètres, hurlants et meurtriers. Des mêlées de Guerriers enragés tentaient de se forcer un passage sur le pont au milieu de la troupe disciplinée, mue peut-être par une loyauté récurrente à l’égard d’ordres psychiques oubliés, ou obéissant tout simplement aux lois mathématiques de l’errance. Quoi qu’il en fût, les Guerriers forcenés tournoyaient autour du pont, jetant la pagaille dans les sections encore sous contrôle dominateur qui tentaient de rejoindre le champ de bataille sur la rive occidentale.

Feric comprit instantanément qu’il ne pourrait pas utiliser ses chars pour ouvrir un chemin sur le pont à coups de canon au milieu des Guerriers, car un seul obus mal placé romprait ce fragile lien avec la berge occidentale, laissant ses troupes échouées dans ce cloaque de chairs pantelantes et décérébrées.

Il dégaina la Grande Massue de Held et l’agita pour signifier ses instructions. Le premier carré de chars se porta en arrière, ainsi que les tanks soutenant le fer de lance des motards d’élite S.S., de telle sorte que l’avant-garde des forces, derrière Feric et Best, se composait à présent uniquement de motos noires éclaboussées de sang, montées par les spécimens les plus vaillants de l’humanité pure, leurs capes écarlates flottant dans le vent de la course, leurs visages tendus par une détermination fanatique, leurs massues brandies. Cette troupe de héros bardés d’acier nu et animée d’une volonté de fer, forcerait le passage sur le pont parmi les monstres.

Poussant son cri de guerre, Feric jeta cette solide phalange de S.S. droit sur la horde de géants grognant, bavant et bataillant qui bloquait l’entrée du pont. D’un revers du Commandeur d’Acier, il décapita un Guerrier aux yeux rouges et à la bouche écumante, paracheva ce coup puissant en brisant net les cuisses gargantuesques de deux autres créatures, qui tombèrent, noyées dans des flots de sang. À ses côtés, Best rompit les genoux d’un Guerrier immense d’une série rapide de coups de massue, puis l’abattit d’une volée qui lui brisa la colonne vertébrale. Partout, les S.S. terrassaient des dizaines de créatures avec fougue et précision : rarement un coup était assené sans atteindre son but avec un effet foudroyant.

Les S.S. se frayèrent un chemin dans la mêlée, abattant des centaines de ces horribles créatures et jetant les autres dans une terreur panique : les géants hurlant et bavant s’enfuyaient frénétiquement dans toutes les directions, loin des troupes helders, laissant le champ libre à Feric et à ses hommes et leur permettant ainsi de prendre à revers la formation en marche sur le pont lui-même.

Sans laisser aux Dominateurs du fourgon de guerre le temps d’entamer la difficile manœuvre que constituait un demi-tour dans cet espace restreint, Feric attaqua l’échine à découvert d’une vingtaine de Guerriers, fendant leurs crânes avec le Commandeur d’Acier, pendant que les S.S., leur ardeur guerrière enfiévrée à la vue de l’héroïsme de leur chef, réduisaient en pulpe les têtes, brisaient les jambes, pulvérisant la horde de créatures et dégageant les cinquante premiers mètres du pont pour permettre à l’avant-garde de tanks et de motos de s’y engager.

Avant que la formation de Guerriers ait pu faire demi-tour pour affronter les assaillants, Feric et ses hommes s’étaient approchés des grandes roues grinçantes du fourgon de guerre. Mais un mur de Guerriers pressés épaule contre épaule, agitant leurs massues géantes comme une moissonneuse de mort, stoppa leur avance. D’un coup décisif de la Grande Massue, Feric arracha les bras d’une douzaine de créatures, faisant voltiger leurs armes, dans le hurlement de leurs petites bouches bavantes.

Il dégaina alors sa mitraillette et tira une longue rafale, visant les mutants juchés sur le fourgon de guerre ; d’où il était, il ne pouvait distinguer le Dom, et tous les occupants devaient donc être abattus rapidement. Six des soldats de Zind furent hachés menu par la rafale ; puis Best ouvrit le feu, imité par les autres S.S. qui se mirent à pilonner le fourgon de guerre.

Après quelques secondes de ce feu d’enfer, le dernier occupant du chariot n’était plus qu’un cadavre criblé de balles, et la panique s’empara des esclaves zind sur le pont. Les immenses Remorqueurs sans bras poussèrent de grands hurlements vers le ciel et commencèrent à courir dans toutes les directions, toujours accrochés au chariot, qui, tiraillé en tous sens, chancela et se mit à zigzaguer. Quant aux Guerriers du pont, ils furent jetés dans la même frénésie que ceux de la berge orientale, battant l’air de leurs bras, s’assommant mutuellement, grognant, urinant, soulevant et précipitant leurs camarades dans la rivière-charnier.

Ce fut un jeu d’enfant pour Feric et ses hommes que d’ouvrir un chemin dans cette masse palpitante de muscles sans tête ; la tâche leur fut rendue plus facile encore quand les Remorqueurs, courant soudain par chance dans la même direction, entraînèrent le fourgon et ses occupants vers l’abîme, et s’enfoncèrent dans les profondeurs du Roul dans un grand jaillissement d’eau. Le bruit de la chute parut ajouter à la panique, et des dizaines de Guerriers sautèrent dans la rivière, où leurs cervelles rudimentaires se révélèrent incapables d’assurer les mouvements de la nage.

Sous la conduite de Feric et de sa garde d’élite S.S., la colonne helder balaya tout reste d’opposition et traversa le pont pour se joindre à la bataille décisive sur la rive occidentale du Roul. Les derniers à passer furent cinq chars qui, dès que leurs chenilles mordirent fermement le sol de la berge occidentale, tournèrent leurs tourelles vers l’arrière et, en trois salves rapides, firent voler le pont en éclats, bloquant ainsi toute l’arrière-garde de la horde derrière la large barrière liquide de la rivière.

Quant aux rescapés, ils se trouvaient à présent pris au piège entre les hommes de Waffin à l’ouest et ceux de Feric à l’est, coupés de leurs réserves et encerclés.

Les troupes de Waffin combattaient sur un large front dans les faubourgs en ruine à l’ouest de Lumb. À l’abri d’un bouclier de tranchées et de grossières levées de terre, des milliers de Helders avaient déclenché un feu roulant de balles sur les vagues de Guerriers que l’armée zind lançait sans relâche sur leurs positions. Loin derrière les lignes, les vieux cuirassés à vapeur lançaient des obus explosifs sur la horde sans craindre de représailles de la part des mortiers de moindre portée des fourgons de guerre zind. D’épaisses nuées d’âcre fumée obscurcissaient le ciel sur des kilomètres sur toute la largeur du front, et le vacarme était terrifiant.

Jusque-là, la horde avait réussi, par le simple jeu de sa supériorité numérique, à s’approcher à moins de cent mètres des premières tranchées de Waffing, derrière une véritable levée de corps de Guerriers, et sous le feu meurtrier des mitrailleuses. Du haut de la crête qu’il avait atteinte avec ses troupes, Feric voyait les Guerriers avancer, rang après rang, lâchant des salves synchrones de leurs fusils. Presque immédiatement, ils étaient taillés en pièces par les mitrailleuses helders, mais aussitôt remplacés par une nouvelle ligne de robots géants. Chacune d’elles rapprochait la horde de quelques centimètres, au prix d’énormes pertes. La multitude progressait ainsi, imperceptiblement mais irrésistiblement, tel un acier descendant vers la vallée.

L’immense troupeau qui s’étirait devant Feric avançait régulièrement vers l’ouest, droit sur les canons des fusils de Waffing. « Une attaque par l’arrière est bien la dernière chose à laquelle les Doms doivent s’attendre ! s’écria Feric. Nous allons les écraser comme de la vermine ! »

Feric agita par trois fois le Commandeur d’Acier au-dessus de sa tête, et les troupes de choc S.S. se formèrent en ordre de bataille : des milliers de motards se disposèrent sur un large front de part et d’autre de Feric, les tanks s’insérant à intervalles réguliers dans cette muraille en mouvement.

Feric abattit la Grande Massue, mit pleins gaz et conduisit cette magnifique troupe d’hommes et de métal au bas de la pente, vers les ruines carbonisées et pulvérisées de Lumb, droit sur les arrières de la horde zind. Accompagnant le déferlement des S.S., les canons des tanks tirèrent salve sur salve dans les rangs ennemis, concentrant leur feu sur les fourgons de guerre, les faisant sauter par grappes en quelques secondes, de sorte que, au moment où les motos et les tanks atteignirent effectivement la horde, des dizaines de formations se trouvaient déjà réduites à l’état de troupeaux écumants et paniqués.

Feric tomba à revers sur une vingtaine de Guerriers, brisant leur crâne d’un magistral coup de la Grande Massue. Fait incroyable, les géants de trois mètres continuaient à avancer vers les lignes de Waffing, ignorant les motards S.S. et les tanks alors même que ceux-ci les mettaient en pièces. Les motards S.S. fauchèrent des rangées entières de Guerriers avec leurs mitrailleuses sans rencontrer de résistance. Best descendit vingt créatures d’une seule rafale, son visage exprimant une totale incrédulité.

Avant que les Doms restants aient pu faire tourner leurs arrières pour parer à l’attaque S.S., Feric et ses hommes plongèrent au cœur de la horde, infligeant de pertes considérables à l’ennemi ; en outre, tant de fourgons avaient été détruits et tant de Dominateurs abattus qu’il y avait plus de Guerriers fous frappant à l’aveuglette que de troupes disciplinées. La formation de Zind en marche vers les positions de Waffing s’écroula dans une folle mêlée de bêtes piaillantes, affolées et défécantes.

Voyant cela, et comprenant que les hommes de Feric étaient arrivés à pied d’œuvre, les survivants de l’armée de Waffing se ruèrent hors des tranchées et chargèrent avec la dernière énergie.

La horde zind, déjà en plein désarroi, se trouva prise entre deux grandes lignes de Helders héroïques en mouvement. Dans ces conditions, l’issue de la bataille ne pouvait plus laisser de doute.

Se taillant un chemin à la force du poignet dans une véritable mer de Guerriers à l’odeur aigre qui battaient piteusement l’air dans leur agonie, Feric se sentit envahi d’une glorieuse ivresse. Chaque grand coup du Commandeur d’Acier écharpait une paire de monstres obscènes ; chaque Guerrier abattu était un obstacle en moins sur la route vers la victoire finale. Autour de lui, les S.S. fauchaient les Guerriers avec une frénésie toujours croissante, paraissant disposer d’immenses réserves de force hystérique, tirant peut-être des ressources insoupçonnées de la volonté raciale elle-même. Feric et ses hommes étaient unis dans la communication d’un combat héroïque et triomphant, où temps et fatigue étaient des mots dénués de sens.

Feric n’aurait pu dire combien de temps s’était écoulé depuis le début de la bataille. Il poussa sa moto dans l’enfer bouillonnant de la horde en transes, écrasant tout devant lui avec la Grande Massue. Son uniforme de cuir noir semblait teint en rouge ; le sang s’écoulait du fût argenté du Commandeur d’Acier, poissant sa main d’une riche liqueur incarnate. Et pourtant il ne ressentait pas la moindre lassitude. Les Guerriers, devant lui, étaient là pour être massacrés, et il les massacrait ; l’univers de guerre dans lequel il se mouvait n’avait pas d’autres paramètres.

Enfin, il y eut davantage de Guerriers parsemant la campagne que de Guerriers vivants courant sans but ; bientôt Feric n’abattit plus les répugnantes créatures qu’une à une et non plus par paquets, les cibles pour son arme irrésistible se faisant plus rares et lointaines.

À quelques mètres devant lui, Feric aperçut deux Guerriers, juchés sur un monceau de cadavres de leurs pareils, qui se rouaient de coups de massue sans grand enthousiasme. Il dirigea sa moto vers eux, visant les têtes. Mais avant même que la Grande Massue fît mouche, l’une des créatures poussa un hurlement et tomba dans un grand éclaboussement de cervelle ; Feric dut se contenter d’abattre l’autre.

Et comme par enchantement apparut devant lui la lourde silhouette de Lar Waffing, son uniforme kaki poissé de sang, à la main une grande massue teintée de vermillon.

Dans un hurlement de freins, Feric arrêta sa moto devant un Waffing hilare et mit pied à terre. Un instant plus tard, Best s’arrêtait à leurs côtés. Les trois hommes se tinrent ainsi en silence durant quelques instants pendant que les S.S. acclamaient les troupes vert-de-gris. Les mâchoires du piège s’étaient refermées – la horde de Zind était détruite.

Ce fut le bouillant Waffing qui rompit ce silence solennel. « Nous avons réussi ! s’écria-t-il, Heldon est sauvé ! C’est le plus grand moment de l’Histoire du monde !

— Non, mon cher Waffing, corrigea Feric, le plus grand moment de l’Histoire du monde sera celui de l’anéantissement du dernier Dominateur. Réjouissez-vous d’une belle victoire, mais ne la confondez pas avec la fin de la guerre.

Waffing acquiesça, et les trois hommes regardèrent le soleil se coucher sur le champ de bataille. De l’endroit où ils se tenaient jusqu’à la rivière Roul s’étendait une vaste zone entièrement tapissée des corps de l’ennemi et des débris de son matériel. Les S.S. et les pelotons de nettoyeurs commençaient à manœuvrer dans cet immense charnier ; de temps à autre une rafale rompait le silence majestueux. Les rayons rouges du soleil couchant semblaient auréoler les silhouettes de Feric et de ses deux paladins et baigner le champ de victoire dans un feu céleste.

XI

Les hordes de Zind temporairement rejetées au-delà du Roul, la construction du nouvel Heldon progressa selon un rythme à couper le souffle. La victoire de Lumb avait enflammé les esprits de la race helder, en même temps que la certitude de voir bientôt les Dominateurs lâcher derechef leurs ignobles esclaves sur le sol sacré de l’humanité les poussait à d’incroyables actions, preuve d’une abnégation fanatique et d’une énergie sans précédent.

Le programme des camps de sélection surtout mit en valeur les qualités inhérentes au Nouvel Ordre. Rien ne satisfaisait davantage Feric que de visiter ces camps, car l’ardeur patriotique qui animait le pays vivait là son expression la plus haute et la plus tangible.

C’est donc avec une joie anticipée que Feric franchit l’entrée principale du tout dernier camp de sélection de Heldon, à proximité de la bordure nord de la Forêt d’Émeraude, pour une inspection amicale sous la conduite de Bors Remler lui-même. À ses côtés, le commandant S.S. rayonnait de ferveur patriotique, et Feric se fit la réflexion que Waffing lui-même, qui avait accompli des miracles avec l’armée et l’industrie d’armement, n’arrivait pas à la cheville de Remler et des S.S. pour les exploits qu’ils avaient accomplis durant ces deux mois de fièvre.

Le camp apparaissait comme une construction assez modeste. Un rectangle de barrières électrifiées entourait un grand hangar et des rangées de baraquements en bois, le tout dominé aux quatre coins par des miradors. Les baraques étaient assez vastes pour loger environ dix mille Helders en permanence ; pour faire la preuve de l’efficacité surhumaine des S.S., Remler avait promis un renouvellement complet de la population des trois douzaines de camps tous les cinq jours, et il avait dès à présent fait mieux qu’améliorer cette performance.

Bien évidemment, rien de tout cela n’eût été possible sans le soutien fanatique du peuple de Heldon tout entier, à l’image des deux mille personnes alignées par Remler dans la cour principale du camp. C’étaient pour la plupart des individus sans tare apparente, ayant provisoirement troqué leurs vêtements civils contre les tuniques grises numérotées du camp de sélection. Bien que ce séjour au camp fût considéré par tous comme une épreuve, y compris par l’écrasante majorité qui obtenait un nouveau certificat, Feric remarqua avec plaisir qu’aucun visage maussade ne déparait le lot. Sans doute la perspective d’intégrer les formations S.S. contribuait-elle fortement au moral élevé qui régnait dans les camps, car à tout moment les pensionnaires pouvaient jouir du spectacle éblouissant de quelque spécimen de la virilité S.S., grand, blond, physiquement parfait, en cuir noir ajusté et cape vermeille, exemple galvanisateur s’il en fût.

Feric s’arrêta à dix mètres du premier rang de pensionnaires du camp, et Remler l’imita en claquant les talons et en faisant silencieusement le salut du Parti. Immédiatement, une véritable forêt de bras jaillit et le cri de « Vive Jaggar ! » se répercuta dans tout le camp de sélection.

Feric rendit le salut et, comme à son habitude, prononça une brève allocution pour rendre hommage à l’abnégation des pensionnaires.

« Compagnons Helders, je vous félicite de votre esprit de dévouement et de patriotisme. Je sais que plus de la moitié d’entre vous sont des volontaires. Une telle ardeur idéaliste est un exemple non seulement pour moi mais pour chaque véritable humain vivant à l’ombre du Svastika : c’est aussi un message qui installera la peur au cœur des Dominateurs de Zind et de tous ceux qui les servent, ici et là-bas. Qu’aucun Dom ne soit découvert parmi vous ! Que vous soyez tous certifiés à nouveau ! Que nombreux parmi vous soient ceux jugés dignes de figurer dans les rangs S.S. ! Vive Heldon ! Vive la Victoire ! »

Les oreilles encore bourdonnantes du rugissant « Vive Jaggar ! » qui lui avait répondu, Feric précéda Remler jusqu’au centre de sélection, terme de son inspection du camp.

C’était un bâtiment bas et rectangulaire édifié en tôle galvanisée. Une foule surveillée par de grands S.S. blonds en cuir noir immaculé faisait les cent pas sur un côté de l’entrée principale. D’autres S.S. surveillaient quatre files impeccables de pensionnaires qui pénétraient dans le bâtiment. Ces lignes avançant fort rapidement, les S.S. sortaient sans relâche d’autres pensionnaires de la foule, tandis que des pelotons S.S. amenaient d’autres groupes sur l’aire d’attente. Cela faisait penser au mouvement continu d’une chaîne de montage. Feric remarqua que les gens qui tournaient sur l’aire d’attente parlaient entre eux avec animation, alors que ceux qui étaient déjà alignés adoptaient une attitude digne et solennelle pour marquer l’importance de l’instant.

« Je suis heureux de voir les files avancer si rapidement dit Feric à Remler, tant pour des raisons humanitaires que d’efficacité. »

Remler acquiesça vivement. « Certains de ces jeunes gens sont tellement persuadés de leur admission chez les S.S. qu’ils essaient de vendre leurs rations en échange d’une meilleure place dans la queue. »

Remler conduisit vers une porte dérobée un Feric rayonnant ; une telle ardeur ne pouvait manquer de le toucher. Cependant, il eût été fort dommage de voir les meilleurs candidats S.S. détériorer ainsi leur santé !

« Passez un avis aux termes duquel tout homme pris à céder ses rations sera rétrogradé de dix places, commanda-t-il. Nous ne pouvons laisser nos meilleurs pur-sang génétiques jeûner par enthousiasme mal placé.

— Oui, Commandeur ! » répondit Remler en pénétrant dans le hangar de tôle ondulée.

L’intérieur en était nu et résolument fonctionnel. Chacune des files passait devant un comptoir occupant en longueur la moitié du bâtiment ; derrière avaient pris place de longues rangées de généticiens S.S. en élégants cuirs noirs, armés de batteries de tests qu’ils faisaient subir à la chaîne aux pensionnaires. Les quatre files débouchaient ensuite sur un petit espace vide soigneusement gardé par une douzaine de S.S. armés de massues et de mitraillettes. Au-delà, le reste du hangar était masqué par une cloison en tôle dans laquelle s’ouvraient quatre portes sans signe distinctif. Chaque homme ayant subi tous les tests était dirigé vers l’une d’elles pour la suite des opérations. Feric remarqua que la plupart étaient dirigés sur la porte située à l’extrême droite.

« Nous avons récemment mis au point quatre tests additionnels, fit brièvement Remler. Chaque Helder doit répondre à vingt-trois critères génétiques et, bien entendu, les modalités d’admission chez les S.S. sont infiniment plus rigoureuses. Comme nous avons déjà découvert près de soixante-dix mille recrues S.S. dans les camps, nous avons pu relever le niveau des critères S.S. Les camps de femmes ont produit près de quarante mille femelles dignes d’être appariées avec les S.S. Pouvez-vous imaginer les incroyables spécimens que produira la prochaine génération, Commandeur ?

— Aucun doute là-dessus, Remler. Vous avez accompli des miracles. »

Rayonnant d’une légitime fierté, Remler entraîna Feric vers la porte la plus à gauche, qui s’ouvrait sur une petite pièce occupée par deux S.S. armés de mitraillettes et de massues ; à la vue du Commandeur Suprême, ils se mirent instantanément au garde-à-vous et saluèrent. Dans le plancher de la cabine s’ouvrait une bouche d’égout ; un tuyau était relié à un robinet sortant du mur. Le sol de béton n’en était pas moins teinté d’une légère couleur brun-rouge.

« Nous n’avons jusqu’à présent découvert que quelques milliers de Doms, dit Remler. Mais les savants S.S. sont bien près de mettre au point un test spécifique pour le génotype des Dominateurs. À l’heure actuelle, j’ai bien peur que certains Doms ne nous échappent en se dissimulant parmi les métis et les mutants les plus communs. »

Feric rendit leur salut aux exterminateurs S.S. et hocha la tête à l’adresse de Remler. « Dès qu’un test indiscutable sera mis au point, il sera relativement facile de le faire repasser aux stérilisés et d’extirper ainsi le dernier gène dominateur de la face de Heldon.

— Quoi qu’il en soit, le problème sera résolu d’une façon ou d’une autre à la prochaine génération », remarqua Remler.

Suivi de Feric, il franchit la porte du fond de la chambre d’extermination, longea un couloir et pénétra dans une grande pièce peuplée de Helders souriants et excités qui faisaient la queue devant un mur de coffres pour recevoir leur nouveau certificat de pureté génétique et leurs vêtements civils.

Avant même que le commandant S.S. eût pu faire un mouvement pour réclamer l’hommage, Feric fut aperçu et un chœur légèrement désordonné de « Vive Jaggar ! », accompagné de saluts quelque peu fantaisistes, éclata au milieu de ces gens exubérants. Suivit plus d’une minute d’acclamations spontanées.

Feric ne put s’empêcher de sourire en rendant le salut. Ces Helders avaient de bonnes raisons de se réjouir : ils avaient passé les nouveaux et rigoureux tests génétiques et ils étaient admis à nouveau dans la communauté de l’humanité pure. Feric fut profondément ému de cette joie communicative ; elle raffermit sa résolution de veiller à ce que les hommes purs et eux seuls héritent du monde à venir.

Puis Remler lui fit parcourir le couloir en sens inverse et l’introduisit dans une longue pièce rectangulaire, objet visible de sa fierté et de sa joie. Un comptoir d’expérimentation ; derrière se tenaient cinq généticiens S.S., tous de grands spécimens blonds. Outre cette brochette d’experts généticiens, un docteur S.S., équipé de toutes sortes d’instruments de précision. Le fond de la salle était occupé par une rangée de tables où de grands jeunes gens blonds s’activaient à remplir des carnets de tests, sous la supervision d’un capitaine S.S. L’ardeur patriotique et l’excitation étaient ici à leur comble car, dans cette pièce, les pensionnaires ayant satisfait aux tests généraux avaient la possibilité de passer les tests génétiques, somatiques, mentaux et patriotiques incroyablement rigoureux de l’examen d’entrée S.S.

À la vue de Feric, chacun dans la pièce se figea au garde-à-vous, salua et rugit « Vive Jaggar ! » Feric salua brièvement et signifia d’un geste de la main que l’examen solennel devait se poursuivre sans qu’il fût tenu compte de sa présence. Il entraîna lui-même Remler hors de la pièce par une porte latérale ; ces garçons avaient bien besoin de toute leur attention à un moment pareil, et la présence de leur Commandeur Suprême n’eût pas manqué de faire diversion !

En pénétrant dans la pièce attenante, Feric se trouva en présence d’une file d’individus au visage blême et à l’air accablé. Des S.S. disposés régulièrement au long de cette ligne et armés de massues et de mitraillettes surveillaient les infortunés. Au bout de la rangée se tenait un major S.S. muni d’un carnet et d’un crayon ; derrière lui s’ouvraient deux portes.

Au moment où Feric entrait, il entendit le fonctionnaire s’adresser au premier Helder de la file, individu à la mine morose, et à l’aspect convenable à première vue.

« Il est de mon devoir de vous informer que vous n’avez pas toutes les qualités requises pour accéder au pur génotype humain. Vous avez le choix entre deux possibilités : l’exil définitif ou la stérilisation. Que choisissez-vous ? »

L’homme hésita un moment ; Feric vit des larmes dans ses yeux. Mais soudain la présence du Commandeur Suprême fut remarquée et tous – S.S. et pensionnaires à la triste figure – se figèrent pour le salut du Parti et crièrent « Vive Jaggar ! » avec une vigueur et un enthousiasme sans défaut. Feric fut profondément touché par cette démonstration de solidarité raciale chez des hommes pourtant appelés à sacrifier tout espoir de progéniture.

Dans les secondes qui suivirent, le Helder qui était en tête de la file redressa les épaules, claqua les talons, se mit au garde-à-vous et répondit au major S.S. d’une voix ferme et claire : « Je choisis la stérilisation pour le bien de la Patrie ! » Il leva alors le bras, fit un salut parfait et marcha résolument vers la porte de droite.

« Quatre-vingt-cinq pour cent des refusés préfèrent la stérilisation à l’exil », souffla Remler à l’oreille de Feric.

Des larmes, où se mêlaient joie et tristesse, montèrent aux yeux de Feric tandis que les exclus, les uns après les autres, franchissaient stoïquement la porte de droite pour être dépouillés de leur pouvoir de procréation : il savait qu’il avait devant lui la preuve décisive de la justesse de sa cause et du triomphe du Svastika.

Le maréchal commandant en chef Lar Waffing se leva lourdement, jeta un coup d’œil à la grande carte, derrière la chaise surélevée de Feric, salua d’une inclination de la tête les généraux assemblés dans la Salle de Guerre du Haut Donjon, adressa un sourire à Feric, puis commença son rapport officiel.

« Commandeur, j’ai l’honneur et le plaisir de vous annoncer que la rénovation de l’armée peut à présent être considérée comme terminée. Nos forces comptent actuellement plus de trois cents tanks, et les nouvelles usines poursuivent la production au rythme de plusieurs dizaines par semaine. Nous possédons déjà plus de deux cents chasseurs et bombardiers en piqué et des dizaines d’autres continuent de sortir des chaînes. Nos effectifs se sont accrus d’un demi-million de splendides recrues, et je suis fier d’annoncer que chaque soldat helder est à présent équipé d’une nouvelle mitraillette de premier ordre et d’une formidable massue. Les réserves regorgent de munitions et nous avons stocké assez d’essence pour un mois de guerre totale. Les savants de l’armée sont en train de relancer la construction de missiles téléguidés et de bien d’autres armes des Anciens. En résumé, Commandeur, vous disposez à présent d’une force qui n’attend que vos ordres pour se jeter dans le feu de l’action !

— Bravo, Waffing ! » lâcha Feric avec enthousiasme pendant que le commandant en chef se rasseyait. Il ne manquait plus à l’armée et aux S.S. que l’occasion d’aiguiser rapidement le tranchant de leur arme de guerre. Restait à savoir où et comment. « Pensez-vous que nous soyons prêts à annihiler Zind, Waffing ? » demanda-t-il.

Waffing se plongea quelques instants dans une profonde réflexion. « Je suis absolument sûr que nous vaincrions Zind si nous attaquions maintenant, dit-il. Mais la guerre serait longue et difficile. Donnez-nous six mois et notre armée aura doublé ses effectifs, nous disposerons de milliers de tanks et d’avions, et nous progresserons alors dans Zind à la vitesse de nos chars ultra-rapides. Nous pulvériserons ses ports en cas de guerre-éclair. »

Feric considéra cette évaluation de la situation. Il était à coup sûr préférable d’attendre quelques mois avant de lancer l’attaque finale sur Zind, afin de permettre aux forces de Heldon de compléter leurs effectifs. Mais, par ailleurs, l’armée avait besoin d’action immédiate.

« Waffing, pensez-vous que Zind puisse nous attaquer dans les six semaines ? s’enquit-il.

— C’est peu probable, répondit le commandant en chef. Leur système logistique est très lent. Nous serions avisés d’une attaque largement à l’avance. Actuellement, aucun préparatif n’est en cours. »

Feric se leva, sa décision prise. Il se tourna vers l’immense carte fixée au mur derrière lui, et s’adressa aux commandants.

« Avant deux semaines, Heldon se mettra en marche. Une grande colonne s’enfoncera en Borgravie, prendra Gormond et pénétrera à l’ouest en Véto-nie. Pendant ce temps, le groupe nord de nos forces pénétrera en Vétonie par Feder, et effectuera sa jonction avec l’armée du Sud à la hauteur de la capitale. Les forces combinées fonceront alors à travers Husak sur un large front, écraseront toute résistance, et repousseront les restes de l’armée husak dans les déserts occidentaux, où ils périront. Pendant que nos troupes occuperont la Borgravie, toutes les masures de Cressie, d’Arbonne et de Karmath seront détruites par l’aviation, et la vermine chassée vers les déserts du Sud. Ainsi, nous assurerons nos arrières pour l’action finale contre Zind. Si cette opération devait prendre plus d’un mois, j’en serais particulièrement déçu ! »

Les mâchoires des vieux généraux tombèrent à l’énoncé de ce plan audacieux ; Waffing, quant à lui, écrasa son poing sur la table, souriant d’aise. « Si cette opération dure plus d’un mois, Commandeur, déclara-t-il, j’exécuterai moi-même chaque officier de l’armée, après quoi je me rétrograderai au rang de simple soldat, mettrai le canon de ma mitraillette dans ma bouche, et me ferai justice pour haute trahison ! »

Feric sourit, appréciant à sa juste valeur l’humour de Waffing. Ce dernier ne put contenir plus longtemps sa bonne humeur et éclata d’un grand rire franc. Un instant plus tard, les austères généraux se joignaient à l’hilarité collective.

Pourtant, Feric réalisa que l’esprit même qui poussait Waffing à faire une promesse aussi insensée le pousserait également à en respecter tous les termes au cas inconcevable où une telle expiation s’avérait nécessaire. Quelle magnifique troupe de héros il avait l’honneur de commander !

Minuit approchant, Feric Jaggar prit place sur le siège d’observateur du tank de tête. A ses côtés, Ludolf Best occupait la place du conducteur, ses yeux brillant d’excitation et de fanatisme. Dans cette campagne, la vraie bataille serait également une bataille contre le temps, l’armée borgravienne pouvant difficilement être qualifiée d’armée de mascarade. Aussi l’avant-garde de l’armée rassemblée par Feric à la lisière sud-est de la Forêt d’Émeraude ne se composait-elle que de cent cinquante chars bourrés d’obus incendiaires et d’explosifs. Combinés avec la force dévastatrice d’une centaine de bombardiers qui avaient déjà pris l’air vers la capitale borgravienne, ils suffiraient à pulvériser en Borgravie toute résistance organisée en l’espace de quelques heures. Puis les chars, repartant vers l’est à travers le pays, seraient aussitôt remplacés par l’infanterie portée et les motards S.S., et, avant même qu’ils eussent atteint la frontière vétonienne, Remler aurait déjà lancé l’installation des camps de sélection.

Feric avait décidé de diriger lui-même le premier assaut en Borgravie et de rester à la tête des troupes helders chargées du nettoyage de ce cloaque jusqu’à ce que Gormond fût totalement rasée ; cela pour des raisons personnelles autant que pour des considérations de moral en général. Aucun spectacle ne pouvait lui procurer autant de joie que celui de la capitale borgravienne – où il avait tué sa jeunesse – totalement rasée et réduite en cendres.

Toutes les trente secondes, Best jetait un coup d’œil anxieux sur sa montre. Une fois encore il la consulta, puis, arborant le visage épanoui d’un enfant comblé, il lança le moteur du char. « C’est l’heure, Commandeur ! » dit-il.

Souriant à l’enthousiasme juvénile de Best, Feric dégaina la Grande Massue de Held, se dressa et brandit le fût de son arme au-dessus de lui à travers la trappe du tank, la pomme de la massue réfléchissant un rayon argenté de la lune. Brutalement, la nuit s’anima du tonnerre saccadé de dizaines de moteurs à essence qui démarraient en crachotant. La puissante trépidation du char de Feric fit vibrer son corps sur un rythme martial et rapide. Feric rengaina le Commandeur d’Acier, referma l’écoutille au-dessus de lui, s’attacha à son siège, brancha son laryngophone et lança enfin l’ordre tant attendu par Best et ses troupes : « En avant ! »

Broyant la terre et la végétation sous ses massives chenilles de fer, le char bondit en avant, hors de la clairière qui avait servi de point de rassemblement. Alors que Best augmentait progressivement la vitesse, Feric jeta un coup d’œil dans le périscope arrière et vit une marée solide de chars jaillir de la clairière derrière eux et s’écouler sur la route qui conduisait au gué de l’Ulm. Leur formation était d’une extrême simplicité : le char de Feric en pointe et, le suivant de très près, dix rangées de quinze chars chacune. Quant à l’infanterie motorisée et à la division motocycliste, elles ne s’ébranleraient pas avant deux heures.

À l’instigation de Bogel – et avec l’approbation totale de Feric les chars avaient été décorés pour l’occasion avec une majesté toute spéciale, leur blindage peint en noir brillant et leurs tourelles écarlates frappées de deux grandes croix gammées noires dans un cercle de blanc. En outre, un drapeau rouge à croix gammée flottait fièrement à l’extrémité de l’antenne de radio de chaque cuirassé. Le spectacle exaltant de cette formation de chars atteignant la grande plaine qui débouchait sur l’Ulm était retransmis à la télévision, non seulement à travers Heldon, mais jusqu’à Husak et en Vétonie, excellent moyen de paralyser les forces de l’adversaire par la peur justifiée de la puissante armée de Heldon. Quel magnifique tableau composait cette phalange noire et scintillante rehaussée d’écarlate et d’héroïques svastikas, et qui fonçait vers l’Ulm, faisant retentir l’air de son tonnerre mécanique à des kilomètres à la ronde, dans un grand tourbillon de poussière !

À cette longitude, l’Ulm n’était guère plus qu’un filet d’eau ; les fortifications borgraviennes sur l’autre rive ne comprenaient guère que quelques tranchées bondées de métis cachés derrière des rouleaux de barbelés. Mais, alors que les chars se ruaient dans les ténèbres vers la rivière, des éclairs trouèrent soudain la nuit à la hauteur des lignes borgraviennes, et Feric perçut le crépitement de quelques balles perdues rebondissant sans dommage sur le blindage de son char. De toute évidence, les escadres de cuirassés aériens qui avaient franchi la frontière une demi-heure auparavant avaient averti les pauvres hères du sort qui les attendait.

Feric pressa du pouce l’interrupteur du micro et ordonna simultanément à l’équipage de son char et à la formation entière : « Feu à volonté jusqu’à écrasement de toute résistance ! »

Un léger couinement se fit entendre dans le tank lorsque le canonnier ajusta le tir. Puis un grand souffle ébranla le cuirassé, et, dans la seconde qui suivit, Feric vit une lueur orangée s’épanouir dans la nuit de l’autre côté de l’Ulm. Aussitôt, le roulement assourdissant des salves successives secoua son corps à travers les parois d’acier du char, un essaim de météores siffla au-dessus de lui, et les positions borgraviennes s’épanouirent en fontaines de feu.

Le char de Feric tira une nouvelle bordée tandis que la formation se précipitait en avant ; le feu nourri des blindés noirs continua de pilonner les positions borgraviennes. Une dernière salve projeta en l’air des nuées de terre et de chair, puis les chenilles du véhicule de Feric entrèrent avec un grand éclaboussement dans les eaux basses de l’Ulm.

Feric arma sa mitraillette alors que le char déchirait les barbelés borgraviens ; derrière lui, la formation emplit l’air du crépitement des balles traçantes tout en broyant le peu qui restait des fortifications.

Des Borgraviens eux-mêmes, plus aucune trace, sauf les quelques fragments sanglants éparpillés dans les trous d’obus encore fumants. Les rares misérables non encore taillés en pièces par la canonnade avaient fui dans la nuit en piaillant et en hurlant de terreur. Dès les premières lueurs du jour, l’infanterie motorisée et les motards S.S. pourchasseraient et anéantiraient ces traînards, un par un si besoin était. Plus la première démonstration serait impitoyable, et plus vite mutants et métis, sur le passage foudroyant des Helders, seraient convaincus que toute résistance était parfaitement inutile. Ainsi, une politique bien menée d’annihilation de l’ennemi se révélerait à longue échéance la pratique la plus miséricordieuse.

Toute la nuit, les chars poursuivirent leur course en direction de l’est, à travers le paysage vallonné de Borgravie, droit sur Gormond, sans rien rencontrer qui pût décemment être qualifié de résistance organisée.

Feric avait ordonné la destruction de tous les villages, fermes ou autres constructions sur le passage de ses troupes, et le massacre de toute canaille borgravienne assez stupide pour montrer sa face putride. Dans leur majorité, les habitations de ces régions consistaient en huttes solitaires, grossièrement construites en planches rudimentaires consolidées par de la boue séchée ou de la bouse. Un simple obus incendiaire suffisait à transformer ces masures en brasiers ronflants, et un ou deux autres coups à incendier les champs. De temps à autre, des créatures à l’aspect rébarbatif s’échappaient des ruines comme des insectes pour être aussitôt abattues d’une ou deux rafales ; mais, dans leur ensemble, les Borgraviens de cette zone avaient pris leurs jambes à leur cou bien avant le passage des chars, à charge pour les troupes s’occupant du nettoyage de les rabattre. Les rares villages que trouva la colonne étaient déserts et sans défense, aussi les chars purent-ils ouvrir une large trouée destructrice dans la campagne sans entamer sérieusement leurs réserves de munitions.

Une heure avant l’aube, Feric aperçut une lueur rouge à l’est qui semblait scintiller et crépiter comme un lointain embrasement.

« Regardez, Best, dit-il, ce doit être Gormond !

— Nos chasseurs-bombardiers doivent être en train de donner une leçon à ces porcs. »

Peu après, le lointain grondement des explosions se fit entendre, et, lorsque le soleil se fut levé, les bombes tombant sur la ville emplirent l’air d’un bruit semblable au tonnerre, de grandes flammes s’élevèrent des ruines, clairement visibles dans le lointain ; Feric crut même apercevoir le pointillé des blindés aériens plongeant sur la ville en piqué.

Soudain, Best désigna l’Est. « Là-bas, Commandeur ! Je crois que voilà l’armée borgravienne. »

Entre le bataillon de chars et Gormond, Feric discerna des marbrures grises sur la grande plaine étique couleur vert-de-gris ; sans nul doute les troupes borgraviennes, rassemblées là pour opposer un semblant de résistance à l’avance helder.

Comme pour confirmer cette observation, quelques éclairs de feu fleurirent au sein de cette écume grise, et, quelques secondes plus tard, une demi-douzaine d’obus explosèrent piteusement à près de mille mètres des chars. Les pointeurs helders, quant à eux, se gardèrent de gaspiller leurs munitions en tirant à longue portée. Feric brancha le micro et contacta le chef des cuirassés aériens lancés à l’attaque de Gormond.

« Ici le Commandeur Suprême. Prenez une vingtaine de vos appareils et attaquez les troupes borgraviennes à l’est de la ville.

— Tout de suite, Commandeur ! Vive Jaggar ! »

Alors que les mouchetures grises se transformaient en un échantillonnage sordide de métis borgraviens en uniformes d’un gris terne disséminés sur la ligne de front, vingt cuirassés aériens noirs, rapides et élégants surgirent et se lancèrent l’un après l’autre en un carrousel de plongeons mortels, clouant au sol les créatures et les pulvérisant sous une grêle de balles de mitrailleuse. Les grands aigles de métal piquaient et remontaient, tuant à chaque fois des dizaines de misérables mutants qui couraient à l’aveuglette, fous de terreur, et écrasant également sous leurs bombes les quelques vieux blindés pesants que possédaient les Borgraviens ; en somme, une action magnifique et exaltante.

« Feu ! ordonna Feric aux commandants de blindés. Feu à volonté tant qu’il y a des cibles ! »

Le tonnerre secoua son char quand le canon tira, des obus sifflèrent au-dessus de sa tête, et une forêt d’explosions s’épanouit dans les rangs borgraviens. Sans répit, les chars lancèrent des salves d’obus explosifs dans la canaille en débandade – que les cuirassés aériens mitraillaient toujours. Enfin, les chars eux-mêmes atteignirent l’armée borgravienne, tout au moins ce qu’il en restait. Un vaste capharnaüm de tranchées et de trous d’hommes avait été creusé dans la plaine devant la capitale en flammes ; un labyrinthe de barbelés serpentait au hasard parmi ces fortifications grossières et ridicules. La zone entière était trouée de cratères de bombes et d’obus et le champ de bataille obscurci par l’âcre fumée de la poudre. Partout, des fragments épars de l’attirail militaire borgravien – débris d’obusiers, morceaux de cuirassés volatilisés, mitrailleuses brisées et tordues – et les lambeaux ensanglantés de toutes sortes de mutants répugnants en uniformes gris.

« Nous n’avons presque plus rien à nous mettre sous la dent, Commandeur », observa Best avec un certain désappointement.

C’était quelque peu excessif car, du fond des tranchées, trous d’hommes, cratères et épaves tordues, quelques Perroquets, Peaux-Bleues, Hommes-Crapauds, nains et autres créatures atteintes de tous les fléaux génétiques concevables tirèrent de bien inutiles salves de fusils sur les chars, leurs balles ricochant contre les blindages comme autant de petits cailloux.

Feric maintint enfoncée la gâchette de sa mitrailleuse, arrosant les monstres d’une pluie de plomb brûlant, tandis que les chenilles de son char écrasaient un rouleau de barbelés et broyaient un Perroquet, un nain bossu et un Peau-Bleue tapis derrière l’épave d’un blindé. « Utilisez les mitrailleuses ! ordonna-t-il aux commandants des chars. Obus incendiaires ! »

Les chars avancèrent rapidement derrière un véritable mur de balles de mitrailleuses, écrasant barbelés, tranchées, trous d’hommes et Borgraviens sous leurs lourdes chenilles d’acier. À bout portant, les canons lancèrent des obus au phosphore dans les rangs des mutants. Des centaines de créatures se traînèrent, coururent ou rampèrent affolées dans tous les azimuts, leurs uniformes en flammes. Les Borgraviens se trouvant sur la trajectoire des chars jaillissaient comme des diables de leurs positions, parcourant quelques mètres dans un état de terreur hystérique avant d’être fauchés par les mitrailleuses et laminés par les chenilles des chars en mouvement.

Poussant devant elle les restes meurtris de l’armée borgravienne, la foudre helder roulait à travers la plaine en direction de Gormond : formation serrée de blindés noirs, bannières rouges au vent, qui pulvérisait tout sur sa route, ne laissant derrière elle que des flammes, des cendres et les cadavres mutilés de l’ennemi.

« Quel magnifique spectacle, Best ! s’écria Feric. Imaginez-vous la réaction qu’il va déclencher en Vétonie et en Husak ?

— Peut-être se rendront-ils sans résister, Commandeur.

— La reddition ne sera pas admise dans cette guerre ! répliqua Feric. Nous devons faire un exemple de tous ces États de mutants ! »

Un moment plus tard, le char de Feric pénétrait dans les faubourgs de Gormond, ou plutôt de ce qui restait de la capitale borgravienne : des tas de gravats fumants violemment illuminés par les bâtiments en flammes. Les cadavres de mutants et de métis tapissaient le sol, la plupart complètement calcinés, interdisant toute identification, mais nombre d’entre eux portant encore les traces de la plus ignoble dégénérescence génétique – petites têtes, longs membres inarticulés, peau marbrée de bleu, de vert, de marron ou même de violet, ignobles bosses poilues, becs chitineux et même carapaces, grappes de tentacules vermiculaires – dans l’ensemble une exhibition révulsante de protoplasme déjeté et dégénéré.

Tandis que les chars s’engouffraient dans cette décharge génétique en flammes, abattant de temps à autre d’un coup de canon une construction par miracle intacte ou transperçant avec leurs mitrailleuses un groupe de grotesques survivants, l’esprit de Feric revint au temps horrible de son exil, où ces souilles abjectes grouillaient de répugnante vermine, offensant à chaque seconde sa propre humanité.

Un Peau-Bleue zigzagua d’un tas de gravats à l’autre, et Feric le mit en pièces d’une rafale de mitrailleuse. « Encore un sac de chromosomes pourris qui ne contaminera plus le génotype ! s’écria-t-il. Best, vous ne pouvez pas concevoir la satisfaction que je ressens à balayer ce cloaque puant de la surface de la Terre ! »

En une heure, les forces d’artillerie lourde s’étaient frayé un passage à travers les ruines de Gormond, prenant bien soin de ne laisser aucun bâtiment debout, pas un seul monstre ignoble vivant et aucune chance à cette engeance de se reproduire. Feric n’avait pas le moindre doute que Remler et les S.S. seraient parfaitement capables de purger l’ancien territoire de Borgravie de ses derniers agents de contamination et de le rendre apte à l’intégration dans le Domaine de Heldon. Mais il y allait de son honneur personnel que ses propres troupes assurent elles-mêmes la purification de Gormond, en détruisant jusqu’à la dernière construction fétide, jusqu’au dernier gène malsain. Le cloaque où l’avait reclus le traité de Karmak durant tant d’années devait être anéanti par le feu, comme s’il n’avait jamais existé.

Et, lorsque les chars foncèrent vers l’ouest à travers les plaines, loin de ce qui avait été Gormond, poussant devant eux une horde de réfugiés, tel un troupeau de porcs, Feric mit son œil au périscope arrière et ne vit qu’une grande colonne de fumée et de feu tournoyant dans le ciel.

« Je me demande si vous pouvez comprendre mon soulagement d’avoir enfin effacé cette tache de l’honneur de ma généalogie, Best, fit-il doucement.

— Mais, Commandeur, votre pouvoir de soulever la Grande Massue de Held prouve bien que votre généalogie est la plus pure qui soit ! »

Feric sourit. « Vous avez raison, bien sûr. Pourtant, il m’apparaît qu’un affront personnel a été lavé, et cela redouble ma satisfaction du travail bien fait. »

Best acquiesça avec enthousiasme. « Cela, je peux facilement le comprendre, Commandeur ! »

Le soleil brillait au-dessus des eaux claires de l’Ulm. La voiture noire de Feric, polie à neuf, escortée par un peloton de motos S.S. pareillement immaculées, fonçait sur le pont d’Ulmgarn, dans la province de l’Ulmland du Sud, province qui, il y a seulement un mois, était la pestilence mutante de Borgravie. À ses côtés, Best rayonnait de plaisir car, à cette première étape déjà, la diligence et le fanatisme du peuple helder sous la direction des S.S. avaient opéré des miracles dans la transformation de l’ancien égout génétique en une province salubre, apte à recevoir une population de vrais humains.

La ville-frontière jadis appelée Pormi, désormais Pontville, avait été complètement reconstruite. Les ingénieurs avaient entièrement rasé les cabanes et les huttes sordides de la cité borgravienne et tracé de nouvelles rues bétonnées selon un dessin charmant qui combinait un quadrillage régulier avec une série d’avenues rayonnant de cinq grandes places circulaires. De nombreux immeubles modernes s’élevaient déjà, des dizaines d’autres étaient en construction. Les édifices publics en pierre noire ou en marbre rose, de majestueuses proportions, s’ornaient magnifiquement de nervures de bronze et de statues héroïques où prédominait le thème de la continuité entre les héros du passé et les héros, plus grands encore, du Svastika. Les constructions plus frivoles étaient en briques vernies de couleurs gaies – jaune, bleu, rouge et vert, et la majorité arborait des façades en bois artistiquement sculptées. Pontville abritait déjà plusieurs centaines de colons helders. Ceux-ci, mêlés aux équipes de construction, stationnaient dans les rues de la ville modèle à moitié terminée, agitant de petits drapeaux de papier à croix gammée et multipliant les saluts du Parti, aux cris de « Vive Jaggar ! » sur le lent passage de la voiture de Feric.

Celui-ci, debout à l’arrière, ne pouvait s’empêcher de sourire de plaisir en rendant le salut. De retour d’une visite triomphale dans le Westland – la nouvelle province qui était encore une semaine plus tôt la Vétonie – il avait une idée précise du déroulement de la guerre. Les ailes sud et nord de l’armée avaient fait leur jonction deux semaines après le début des hostilités, largement en avance sur le programme, et avaient écrasé l’armée vétonienne en trois jours, puis complètement rasé la capitale, Barthang, grâce aux nouveaux missiles guidés de Waffing. Ce dernier territoire conquis, la Vétonie n’existait plus et la canaille mutante avait fui dans les déserts du Sud ou en Husak. À présent, Waffing conduisait l’armée à travers Husak, avec le ferme espoir de faire tomber Kolchak en un ou deux jours. La capitale de Husak une fois pulvérisée, la guerre atteindrait son terme triomphal, et il ne resterait plus qu’à purifier les pays conquis et à y installer des colonies de vrais humains.

Feric contemplait la preuve irréfutable de l’ardeur et de la rapidité avec lesquelles le peuple de Heldon, dirigé par les S.S., pouvait purifier un pays conquis et le rendre apte à l’incorporation au Domaine de Heldon.

Alors que le convoi progressait en pleine campagne, Remler se tourna vers Feric, une légère trace d’agitation sur le visage. « Commandeur, j’ai pris la liberté d’ordonner au chauffeur de nous conduire au camp de sélection le plus proche. Nous avons un petit problème à résoudre qui nécessite une décision de votre part, et j’ai pensé que vous devriez voir un camp borgravien avant d’agir. »

Feric hocha la tête d’un air absent, absorbé par le spectacle de l’ingéniosité et de l’assiduité des Helders, visible même dans les campagnes. À la poussière et aux fondrières des routes borgraviennes avait été substitué un revêtement uni de béton gris. Ici et là, de solides fermes en bois piquetaient le paysage, et quelques fermiers labouraient à la charrue la terre humaine nouvellement défrichée. Le convoi de Feric parcourut encore trente kilomètres sur l’admirable route, à travers une campagne déjà plus helder que borgravienne.

En effet, des anciens habitants bâtards de Borgravie, aucun ne se montra avant que le convoi n’atteignît un des grands camps de sélection qui avaient été érigés dans tout le sud de l’Ulmland, soigneusement à l’écart des centres d’habitation humaine.

Ce camp, comme tous ceux construits dans les territoires conquis, était beaucoup plus vaste que sur le territoire du vieil Heldon, la tâche étant ici proportionnellement plus grande, mais il était toujours bâti sur le même modèle. Dans ce seul camp, près de cent mille Borgraviens se trouvaient parqués dans un grand clapier de baraques, à l’intérieur d’un immense rectangle de barbelés électrifiés.

Alors que le chauffeur arrêtait la voiture devant la haute clôture, Feric fut confronté au spectacle le plus révoltant qu’il lui eût été donné de voir. Derrière le barbelé s’entassait une foule innombrable de créatures grotesques défiant la description la plus nauséeuse. Des milliers de Perroquets claquaient du bec. Des nains bossus tournaillaient comme autant de crabes monstrueux, tous dissemblables. Leurs bras traînant derrière elles sur le sol, des créatures simiesques erraient sans but. La plus grande variété de couleurs cancéreuses se rencontraient ici : peaux vertes, bleues, rouges, brunes, violettes. Des Têtes-d’Épingle se frottaient à d’ignobles Hommes-Crapauds. De surcroît, la fiente, les ordures et la saleté s’étalaient partout, et les miasmes qui montaient du camp n’étaient rien moins que terrifiants.

« Je souhaitais vous faire toucher du doigt la réalité du problème, Commandeur, dit Remler. Nous avons regroupé tous les Borgraviens jusqu’au dernier, et les S.S. se tirent fort bien de la tâche de les enfermer dans des camps ; même un aveugle n’aurait aucun mal à séparer les vrais humains de ces rebuts génétiques, en admettant qu’il ait encore l’usage de son nez. Mais qu’allons-nous faire de ces sordides créatures ? Nous en avons des millions dans les camps borgraviens, et la situation n’est pas meilleure dans les autres provinces conquises. »

Derrière les barbelés, Perroquets, Peaux-Bleues, Hommes-Crapauds et autres monstres fouillaient de leurs doigts l’ordure et la fiente à la recherche de bribes de nourriture qu’ils portaient directement à leurs bouches. Feric sentit monter une nausée.

« Il est évident qu’il faut tous les stériliser et les exiler dans les déserts, dit-il.

— Mais, Commandeur, qu’est-ce qui empêchera ces millions de misérables de revenir tranquillement sur leurs lieux d’habitation ? Vous avez vu les miracles que nous avons opérés ici ; dans quelques mois, on ne pourra pas différencier ce pays de Heldon. Mais comment mener à bien cette tâche si des hordes de mutants mendiants s’ébattent dans la campagne ? »

Sans nul doute, Remler avait des arguments de poids. Quel contraste entre l’allure à présent parfaitement civilisée de la région de Pontville et la porcherie fétide qu’était cette même région quand elle était infestée par une fange comparable à celle qui se trouvait derrière les barbelés ! Comment serait-il possible d’encourager les Helders à coloniser les nouvelles provinces s’ils étaient constamment confrontés à l’ignoble spectacle de cette vermine dégénérée ?

« Peut-être serait-il préférable de garder définitivement ces créatures dans des camps, dit Feric, alors qu’un Crapaud à l’œil morne, à moins de dix mètres de la voiture, baissait son pantalon et se mettait à déféquer.

— C’est mon sentiment, Commandeur, répondit Remler. Mais le coût de la nourriture et du logement de ces millions de bouches inutiles pendant des décennies dépasse l’imagination. Et pour quelle utilité ?

— Je vois où vous voulez en venir, répondit Feric. De par ma propre expérience des Borgraviens, je sais qu’ils mènent tous une existence sordide et misérable ; ils sont génétiquement incapables d’amélioration. Sans aucun doute, l’euthanasie serait un service à rendre à ces malheureux, aussi bien que la solution la plus réaliste pour nous. Mais j’insiste absolument sur le fait que cette tâche doit être menée à bien avec le minimum de souffrances, le maximum d’efficacité, et au meilleur coût.

— Bien sûr, Commandeur ! dit Remler. Les savants S.S. ont mis au point un gaz qui fait perdre conscience, puis vie, au sujet, sans occasionner le moindre malaise. En outre, il est efficace à petites doses et d’un prix de revient assez bas. Nous pourrions traiter ainsi les détenus à l’intérieur des nouveaux territoires, ce qui limiterait la durée de l’existence des camps à six semaines. »

L’odeur des Borgraviens montait puissamment aux narines de Feric, comme les émanations pestilentielles de quelque gigantesque tas de fumier. Manifestement, le programme suggéré par Remler offrait le moyen le plus pratique de venir à bout des anciens habitants des territoires fraîchement conquis ; on ne pouvait exiger des Helders qu’ils sacrifient pendant des années d’énormes sommes pour l’entretien de ces malheureux monstres : il n’était pas plus concevable de les laisser occuper en liberté la terre humaine. De surcroît, ces pauvres créatures avaient certainement le droit d’attendre de leurs supérieurs humains qu’ils les sortent de leur misère aussi rapidement et insensiblement que possible, plutôt que de les laisser pourrir dans leur propre fange. Sur ce point, les exigences du pragmatisme et de la morale générale coïncidaient. Le devoir humanitaire de Heldon allait de pair avec ses nécessités économiques.

« Très bien, Remler, dit Feric. Procurez-vous le matériel nécessaire et achevez le traitement des pensionnaires des camps de sélection dans les deux mois.

— Ce sera fait dans six semaines, Commandeur ! promit Remler avec ferveur.

— Vous êtes l’honneur du Svastika, Remler ! » s’écria Feric.

Tout en sachant parfaitement que la lutte pour la préservation du pur génotype humain n’aurait pas de fin tant que les Doms et leurs sbires comploteraient dans la vaste Zind, Feric jugea que le peuple helder avait largement mérité une célébration. Il décida donc d’un jour de réjouissances nationales, qu’il fixa au septième jour après la chute de Kolchak, point d’orgue à la victoire du Svastika sur le dernier État bâtard de l’Ouest.

Des meetings du Parti furent préparés dans tout le Domaine de Heldon ; à Heldhime, Feric décida de mettre en scène le plus grand et le plus exaltant spectacle de tous les temps, qu’il ferait téléviser et retransmettre jusqu’au fin fond de la nation élargie pour récompenser et inspirer tous ses habitants.

Dans un champ ouvert non loin de la ville avait été érigée une énorme tribune. Alors que le soleil entamait sa course descendante vers l’ouest, des centaines de milliers de Helders, leur masse s’étirant à perte de vue, contemplaient cette construction d’une majesté incomparable. Elle se composait d’une série de cylindres de diamètre décroissant, empilés les uns sur les autres. La base de la tour formait une tribune annulaire de quinze mètres de haut, sur laquelle se tenaient mille pur-sang S.S., l’élite de l’élite ; aucun ne mesurait moins de deux mètres, tous avaient des cheveux de lin et des yeux d’un bleu perçant, et ils arboraient des uniformes de cuir noir très ajustés à parements chromés, si parfaitement polis que le soleil couchant embrasait ces milliers de facettes d’un feu orangé. Chacun de ces spécimens surhumains tenait une torche allumée, dont l’éclat rougeoyant s’harmonisait à la couleur de leurs capes souples ornées d’une croix gammée. Au sommet de ce piédestal géant de flammes, un cylindre plus petit, tendu d’un svastika écarlate, abritait les hauts dignitaires du Parti – Waffing, Best, Bogel et Remler, magnifiques dans leurs uniformes noirs. Enfin, l’élément central de la tribune était un fût long et étroit de quinze mètres de haut, au sommet duquel se tenait Feric en impeccable cuir noir et cape écarlate, la Grande Massue de Held, polie à neuf, suspendue à sa large ceinture de cuir. Soigneusement caché à la vue des spectateurs, un globe électrique délicatement teinté de rouge l’éclairait par en dessous, lui donnant l’apparence un bronze vivant, le regard perdu sur la mer infinie de ses partisans, à trente mètres plus bas.

Par-delà le large espace de terrain dégagé, souligné par des torches ouvrant un chemin rectiligne dans la multitude des spectateurs, Feric faisait face à un énorme svastika de bois haut de cinquante mètres.

Au moment précis où le bord du disque solaire toucha la ligne d’horizon, incendiant la campagne d’un crépuscule rouge sang, vingt croiseurs aériens noirs et étincelants survolèrent en rugissant le terrain de parade à moins de cent cinquante mètres de hauteur ; le tonnerre de leur rapide passage se mêla aux acclamations puissantes de la foule. À ce signal spectaculaire, la croix gammée géante s’embrasa dans un grondement puissant qui fit bourdonner la terre.

De l’autre côté de l’immense terrain de manœuvres, Feric avait l’impression que la chaleur de l’emblème de gloire embrasait son sang, tandis que la grandiose parade s’ouvrait sur cinq mille motos S.S. noires et luisantes fonçant devant la tribune à cent kilomètres à l’heure avec un ordre parfait, chaque motard porteur d’un étendard rouge à croix gammée qui se déployait dans le vent de la course comme une flamme. Chaque fois qu’une rangée de motos passait en hurlant, loin au-dessous de lui, dans sa gloire noire et rouge, les S.S. saluaient en chœur aux cris de « Vive Jaggar ! », si bien que l’effet d’ensemble, de l’endroit où se tenait Feric, était celui d’une houle de bras levés et d’un tonnerre roulant de saluts qui se mêlaient au rugissement des moteurs en une apothéose, propre à ébranler les collines et les vallées et à se répercuter à des kilomètres à la ronde.

Feric répondit à cette ovation puissante et exaltante par une longue série de saluts vifs et nerveux, chaque rang de motards étant ainsi personnellement honoré par le Commandeur Suprême alors qu’il passait à toute vitesse devant lui.

Dans les roues des motos S.S. arriva une formation de deux cents chars noir et rouge fonçant par rangs de dix. Chaque rangée qui défilait devant la tribune saluait avec une salve d’obus d’exercice, emplissant l’air d’un roulement de tonnerre répercuté à l’infini et de l’arôme puissant de la poudre. Feric répondit en dégainant le Commandeur d’Acier et en le brandissant droit au-dessus de sa tête jusqu’à ce que le dernier char fût passé, la hampe réverbérant les mille feux du grand svastika de flammes, de l’autre côté du champ de parade.

Très loin au-dessous de lui, Feric voyait un océan de Helders qui s’étendait jusqu’à l’horizon, clamant, bondissant et saluant follement, enfiévrés par la gloire du moment. Des tonneaux de bière furent mis en perce, et ici et là des gens se mirent spontanément à danser. Des milliers de torches improvisées furent allumées et agitées frénétiquement dans les airs. Des feux d’artifice furent allumés, ajoutant à cette ambiance de carnaval.

D’immenses formations de l’infanterie régulière défilèrent dans leur uniforme vert-de-gris, projetant à chaque pas leurs bottes à hauteur de visage et exécutant des saluts d’ensemble avec une ardeur percutante. Le bruit de la multitude en fête s’enflait pour devenir une force tangible que Feric percevait dans chaque fibre de son être ; un amalgame exaltant d’acclamations, de feux d’artifice, de musique et de danse, de martèlements de bottes, de rugissement des moteurs et de coups de canon. Escadrille après escadrille, les chasseurs noirs vrombirent au-dessus des têtes en lâchant de longues traînées de fumée bleu, vert, rouge et jaune.

L’infanterie motorisée passa dans de puissants half-tracks, tirant vers le ciel des rafales de mitraillettes. D’autres chars suivirent, saluant avec des salves de leurs canons.

Feric était transporté par la gloire de cet instant tout autant que le plus anonyme des Helders. Sans répit, il saluait les troupes, son bras se levant chaque fois avec une infatigable précision, sa chair communiant dans la puissance raciale mystique présente dans l’air, puissance composée de la ferveur multipliée de l’immense foule, de la force des légions en marche, du triomphe du moment et de la flamme qui semblait régner partout et dans chaque âme helder.

Chaque fois que Feric étendait le bras pour saluer, le vacarme surnaturel montait d’un cran et le son ensorcelant qui parcourait son être allait crescendo, le poussant à des transports croissants d’extase qui augmentaient en retour la ferveur du salut suivant.

A présent, objets de la fierté et de la joie de Waffing, passaient devant la tribune de longs missiles, doux et argentés, posés sur des remorques tirées par des camions, expression ultime de la puissance de Heldon, capables de foncer sur des cibles éloignées de centaines de kilomètres à des vitesses supersoniques. Leur faisait suite une vaste formation de motards de l’armée, qui firent de leur mieux pour surpasser les motards S.S. en brio et en ardeur. D’autres croiseurs passèrent en lançant des fusées éclairantes qui embrasèrent le ciel des couleurs de l’arc-en-ciel.

Les troupes d’infanterie S.S. défilèrent ensuite dans leurs cuirs noirs collants, projetant leurs bottes au-dessus de leurs têtes, avant de les abattre avec une incroyable force à chaque pas, saluant avec une précision admirable en criant « Vive Jaggar ! » avec une férocité presque surnaturelle.

Et la grande parade se poursuivit, loin avant dans la nuit ; la puissance de Heldon défilait inlassablement devant la haute tour de la tribune. La foule semblait s’accroître et sa ferveur augmenter, comme si, de quelque façon mystique, tout Heldon se fût uni pour cette glorieuse occasion.

Sur son piédestal écarlate, Feric, debout, infatigable, saluait chaque formation avec une vigueur et un enthousiasme qui ne se démentirent jamais, même lorsque les premiers rayons de l’aube commencèrent à poindre à l’est. Son être était gorgé de la gloire raciale omniprésente qui confondait en un seul tous les cœurs helders.

Quelques instants avant l’aube, Feric dégaina la Grande Massue de Held, dont il dirigea le grand poing de métal brillant vers l’est. Lorsque le soleil apparut au-dessus des collines, un cri titanesque, orgasmique, extatique, jaillit de la multitude. À cet instant, il semblait parfaitement normal que le soleil lui-même mît fin à la parade en défilant et en manifestant sa loyauté impérissable à la cause sacrée du Svastika.

XII

C’est avec un sentiment de profonde satisfaction et d’impatience joyeuse que Feric convoqua ses commandants en chef un mois après la chute de Kolchak, car la résolution fanatique et l’abnégation du peuple helder ne s’étaient pas relâchées un seul instant durant cette paix que tous les vrais humains s’accordaient à reconnaître provisoire.

Sans conteste, Remler, Waffing et Bogel étaient en droit de rayonner d’orgueil, installés comme ils l’étaient dans l’appartement de Feric, attendant en buvant de la bière de faire leur rapport sur la situation. Quant au loyal Best, il s’était rendu indispensable de mille petites manières.

« Eh bien, Remler, dit Feric en repoussant sa chope de bière, si nous commencions par vous ? Quelle est la situation dans les camps de sélection des nouveaux territoires ?

— Les derniers occupants auront été traités dans les deux prochaines semaines, Commandeur, dit vivement Remler. Après cela, nous pourrons fermer les camps et concentrer nos ressources sur des projets eugéniques plus positifs.

— J’espère que vous ne perdez pas du bon matériel génétique dans votre hâte à accélérer le processus, Remler, dit Feric. Chaque homme pur glané dans les poubelles des anciens États bâtards est un soldat en puissance au service de Heldon. »

Les traits fins de Remler exprimèrent une certaine souffrance, voire de l’indignation.

« Commandeur, fit-il d’un ton pincé, j’ai l’honneur de vous apprendre que nous avons tiré près de cent mille humains purs des cloaques génétiques ! En fait, nous avons même déniché quelques douzaines de candidats S.S., aussi incroyable que cela puisse paraître !

— Remarquable ! s’écria Feric, impressionné par ces chiffres et désireux de faire amende honorable après ses paroles de scepticisme. Vous opérez des miracles avec cette technique, Remler.

— Commandeur, cette technique est peu de chose comparée à ce que les généticiens S.S. ont récemment accompli. Nous avons mis au point un jeu complet de critères pour les surhommes S.S. du futur. Ces merveilleux spécimens auront plus de deux mètres dix, la peau claire, les cheveux dorés, un physique de dieu et une intelligence moyenne surpassant celle des génies actuels. En réglementant la reproduction de la présente génération de S.S. avec la plus grande rigueur, nous pourrons donner le jour à cette race de maîtres dans trois générations au plus. »

À ces mots, les mâchoires des commandants en chef béèrent. « Fantastique, s’exclama Feric. Dès que nous aurons un stock suffisant de ces pur-sang génétiques, nous pourrons hausser tout le peuple de Heldon à leur niveau divin en une seule génération, en faisant simplement des S.S. les seuls géniteurs de la prochaine couvée de Heldon. »

Remler eut du mal à se contenir. « Exactement, Commandeur ! s’écria-t-il. Mais nos savants les plus audacieux pensent être en mesure de réaliser mieux encore : la technique du clonage. Un fragment de tissu est prélevé sur des S.S. du meilleur pedigree. Dans des bacs nutritifs un nouvel S.S. croît à partir de ce tissu somatique, génétiquement identique au donneur. Ainsi les hasards de la reproduction sexuée sont complètement supprimés. En outre, un donneur peut reproduire des centaines, voire des milliers de clones génétiquement identiques. La race des maîtres peut être créée en une seule génération ! La recherche n’en est cependant qu’aux balbutiements. »

Pendant cet échange, Waffing se trémoussait sur sa chaise, avalant de grandes gorgées de bière, manifestement désireux de présenter ses propres réalisations pour les comparer à celles de Remler.

« Je vois que quelque chose vous étouffe, et ce n’est pas la bière, dit Feric en souriant. Faites-nous votre rapport avant d’exploser.

— L’armée ne s’est pas exactement tourné les pouces pendant que les S.S. faisaient des miracles, dit Waffing. Nous tirons des travailleurs un rendement étonnant et nos savants progressent rapidement dans la redécouverte des arts martiaux des Anciens. Nos derniers chars sont équipés d’appareils capables de lancer de grandes langues de feu sur l’ennemi. Dans très peu de temps, nos nouveaux chasseurs à réaction seront opérationnels ; ces croiseurs seront capables de vitesses supérieures à celle du son ! Quant à la production, nous avons à présent plus de mille chars, autant de croiseurs aériens, assez d’armes modernes pour une armée d’un million d’hommes, ainsi que des montagnes de munitions. Une fois les champs pétrolifères du sud-ouest de Zind conquis, notre problème logistique sera définitivement réglé. »

Waffing s’interrompit pour se fortifier d’une grande goulée de bière et ménager en même temps un effet dramatique. « Mais j’ai gardé le meilleur pour la fin, Commandeur, fit-il, triomphant. Nos spécialistes en fusées ont mis au point des missiles capables de lancer une charge de trois tonnes à une distance de six mille cinq cents kilomètres. Zind tout entière est maintenant à portée de nos armes.

— Merveilleux, Waffing ! » applaudit Feric.

À nouveau, Waffing porta la chope à ses lèvres, cette fois manifestement dans un but d’emphase dramatique car, lorsqu’il la reposa, il souriait comme un chat qui vient de croquer un canari.

« Et cela ne représente qu’une partie des résultats. Commandeur ! L’un de nos groupes de recherches a découvert les techniques d’obtention des ingrédients légendaires du Feu des Anciens : uranium enrichi, plutonium et eau lourde. Donnez-nous quelques mois et nous pourrons rayer Zind de la carte avec l’arme la plus puissante des Anciens – les missiles nucléaires ! »

Dans le silence pétrifié qui suivit. Feric crut entendre la chute des particules de poussière dans l’air.

Les armes nucléaires ! Le Feu des Anciens qui avait ravagé la Terre, créé les déserts radioactifs, complètement pollué le patrimoine génétique, causé la mutation des Dominateurs ! Le Feu était directement responsable de la situation qui créait pour tous les purs humains l’obligation sacrée de la modifier. Quelle folie de vouloir à nouveau libérer cette force ! Une seule expérience ratée, et la purification du patrimoine génétique serait reculée de plusieurs générations ! Quant à entreprendre une guerre nucléaire, c’était impensable ! Comment purifier la Terre avec le Feu même qui l’avait préalablement souillée ?

Best et Bogel étaient véritablement hagards, alors que Remler montrait une expression farouche et indéchiffrable.

Feric rompit enfin le terrible silence. « Waffing, j’interdis absolument la poursuite de ces recherches. Raviver le Feu est impensable. »

Waffing ouvrit la bouche pour protester, mais ce fut Remler qui articula le premier : « Impensable pour nous, Commandeur, pas pour les Doms.

— Je ne peux croire que les Dominateurs puissent s’abaisser à une telle ignominie, murmura Feric.

— Tout le monde sait que ces créatures exposent le germe de leurs esclaves aux radiations pour développer de nouvelles et horribles dégénérescences protoplasmiques », souligna Remler.

L’argument porta. Feric ne conservait guère l’espoir que des monstres capables de cette ultime infamie pussent être arrêtés par des scrupules moraux quand il s’agirait d’employer des armes nucléaires. « Vous avez raison, bien sûr, souffla-t-il. Mais la discussion est certainement académique. Le niveau technologique de Zind est rudimentaire, comparé au nôtre.

— Peut-être, dit Remler, mal à l’aise. Mais par ailleurs des rapports inquiétants nous parviennent de Zind. Nous savons que les Doms ont envoyé une expédition importante d’esclaves dans les déserts orientaux plus loin qu’ils n’étaient jamais allés ; ces déserts sont si contaminés que ces créatures périront d’une façon horrible en l’espace de quelques mois. Il doit y avoir là quelque chose de très important aux yeux des Doms pour qu’ils dépensent tant de protoplasme. Et il est de notoriété publique que de nombreuses armes nucléaires furent stockées dans ces régions au temps des Anciens.

— Mais les armes nucléaires des Anciens ne seront certainement plus opérationnelles après si longtemps, en admettant que Zind parvienne à les découvrir, dit Feric.

— Certainement, Commandeur, approuva Remler. Peut-être n’est-ce après tout qu’un acte désespéré de la part des Doms, car ils doivent savoir que l’heure de leur anéantissement approche.

— Mais d’autre part, ajouta Waffing, mes savants m’informent que les matériaux nucléaires ne se détériorent pas durant des milliers d’années, et que l’élaboration de ces substances mystérieuses est en fait l’aspect le plus compliqué de la fabrication des armes nucléaires. Même les benêts de Zind pourraient remettre en service les armes nucléaires des Anciens s’ils en découvraient. »

Le cœur de Feric se serra, car la logique de Waffing était irréfutable. Si Zind découvrait les armes des Anciens, les Doms pourraient raviver le Feu ; si les Doms avaient le Feu, ils s’en serviraient. Pourtant, Feric ne se départit pas de son absolue détermination morale : Heldon ne courrait pas le risque d’une contamination totalement irrémédiable du patrimoine génétique en jouant avec le Feu. Il devait y avoir une porte de sortie ! Une idée le frappa soudain.

« En envisageant le pire, Waffing, dit-il, combien de temps faudrait-il à Zind pour disposer d’un véritable arsenal d’armes nucléaires opérationnelles ? »

Waffing sirota sa bière pendant de longues secondes. « Oui sait ? Ils doivent trouver les armes des Anciens, découvrir leurs principes, puis les réactiver. Si la chance est avec eux, ils pourraient être en possession d’armes en état de marche dans les six mois.

— Mais pas dans deux semaines !

— Absolument exclu ! »

Feric sauta sur ses pieds, tirant la Grande Massue de Held. « Très bien, déclara-t-il. C’est décidé ! Prêts ou pas, nous allons lancer toutes nos forces contre Zind dans les dix prochains jours et balayer cette fange de la surface de la Terre avant même qu’il puisse être question du Feu ! »

Instantanément, Best, Bogel, Remler et même le bedonnant Waffing furent debout, leur chope de bière à la main et une flamme dans le regard.

« Mort aux Dominateurs !

— Vive la victoire finale !

— Un toast à notre glorieux chef, Feric Jaggar ! » rugit Waffing, levant haut sa chope. Les autres commandants en chef trinquèrent avec lui. Tous crièrent « Vive Jaggar ! » et vidèrent leurs chopes.

Pour sa part, Feric sentit une joie sauvage balayer tous ses doutes ; rien ne valait une lutte à mort pour porter un homme ou un peuple à des hauteurs surnaturelles de gloire. Il éleva sa chope de bière et lança un autre toast : « Aux forces de l’évolution ! Au sang et au fer, et à la victoire totale des meilleurs ! »

Waffing en tête, les commandants en chef lancèrent de grands vivats et brisèrent leurs chopes contre le mur.

Pour Feric, il ne faisait aucun doute que la clef de la victoire sur Zind reposait sur la conquête éclair des grands territoires pétrolifères du Sud-Est. Si ce vaste réservoir d’essence était laissé aux mains de Zind, la puissante armée mécanisée de Heldon serait réduite à néant par manque de carburant après un mois de guerre totale, alors que la possession immédiate des champs pétrolifères permettrait à Heldon de broyer les forces de Zind sous les blindés et les avions.

Malheureusement, cette situation devait apparaître tout aussi clairement aux Dominateurs. Aussi la seule solution était-elle pour Feric de feindre une avance massive et rapide à travers le nord de Zind pour attaquer la capitale, Bora ; si les Dominateurs se laissaient persuader par le fait que la stratégie helder consistait à gagner rapidement la guerre en traversant le nord de Zind et en mettant à sac la capitale, le gros de leurs forces serait immobilisé au nord pour assurer la protection de Bora. Un corps expéditionnaire de chars et de motos, soutenu par les premières escadrilles des nouveaux jets, pourrait alors foncer au sud-est par la Borgravie pour conquérir les terrains pétrolifères avant que Zind puisse réagir en conséquence.

Cette stratégie reposait sur la crédibilité aux yeux des Doms de la marche de l’armée helder sur Bora ; il fallait donc organiser cette campagne sous forme d’une attaque massive menée par le gros de l’armée helder contre la puissante place forte de l’ennemi. De lourdes pertes, des combats d’une incroyable férocité et une dure résistance étaient à prévoir. Un déploiement spectaculaire de fanatisme et d’héroïsme serait requis de la part des forces helders. Pour cette seule raison, Feric savait qu’il lui faudrait diriger lui-même l’attaque et laisser la conquête des champs pétrolifères à Waffing. De surcroît, sa présence bien en évidence en tête de la marche sur Bora apporterait la dernière touche de vraisemblance à l’opération.

Aussi, quand les premières lueurs de l’aube éclairèrent le ciel au-dessus des douces collines de l’est de Heldon, Feric, anxieux, attendait dans son char l’heure du départ, Best à ses côtés, à la tête de la plus grande armée jamais déployée par Heldon. À deux cent cinquante kilomètres au nord, deux divisions blindées traversaient en ce moment même le Roul sur des ponts de bateaux au voisinage de Lumb. Cette petite force avait été augmentée de centaines de transporteurs de troupes vides, pour donner l’apparence d’une armée beaucoup plus importante. Les Doms devaient maintenant être convaincus que le principal assaut de Heldon allait être porté sur Wolack et ils devaient faire mouvement vers l’ouest pour parer cette attaque. Aussi, quand le véritable assaut serait donné, à deux cent cinquante kilomètres au sud, en passant par l’État-croupion de Malax, l’armée helder tomberait sur le flanc sud de la horde, à cent cinquante kilomètres ou plus à l’intérieur de Zind. Feric espérait que cette feinte donnerait encore plus de vérité à son stratagème, tout en ouvrant la guerre par un beau préambule et une fracassante défaite de Zind.

« H moins deux minutes, Commandeur ! » s’écria Best. Feric hocha la tête et regarda par l’écoutille ouverte du char de tête, derrière lequel s’étendait une armée qui aurait fait frémir même les Anciens.

Disposés en un front de cinquante, sept cents chars rapides noir et rouge – la plupart équipés des nouveaux lance-flammes – composaient la phalange de tête. Derrière ce mur d’acier, deux divisions de motards S.S., suivies de trois divisions de motards de l’armée régulière, encadraient des centaines de rapides transporteurs de troupes blindés et de camions de l’intendance. Complétant l’avant-garde entièrement motorisée, une quarantaine de vieux blindés lourds. Une armada aérienne opérant à partir de terrains sûrs à l’intérieur de Heldon prendrait l’air au premier signe de résistance sérieuse. Derrière les troupes motorisées, deux cent cinquante mille fantassins marcheraient sur Zind, prêts à lancer tout leur poids dans la bataille, avec l’ordre exprès de Feric de ne laisser aucun bâtiment debout ni aucun être vivant. À la lettre, tout ce qui était zind devait être rayé de la surface de la Terre !

« Plus qu’une minute, Commandeur ! » cria Best tandis qu’un croissant de soleil se risquait au-dessus de l’horizon à l’est, peignant les collines de rouge-orange, préfigurant, semblait-il, les batailles à venir. Feric referma l’écoutille, ajusta son harnais, brancha le micro et ordonna : « Lancez les moteurs ! » Le vrombissement des moteurs fut noyé dans le tonnerre des chasseurs-bombardiers glissant vague après vague au ras de cette énorme armée pour s’élever dans la lumière de l’aube.

Best hocha la tête. « En avant ! » cria Feric.

Best ouvrit les gaz et, avec une violente embardée, le char de commandement bondit vers l’est tandis que le sol tremblait sous le poids des blindés fonçant à sa suite. À l’est, des geysers d’épaisse fumée noire et de flammes écarlates jaillirent sur un large front, tandis que les avions pulvérisaient les piteuses fortifications de la frontière de Malax. Le grondement du bombardement se fit entendre, dominant le terrible vacarme des chenilles, des roues et des moteurs.

Les avions continuèrent leur ronde dans le ciel pendant que Feric dirigeait son fer de lance vers les douces collines et les paisibles vallées, écrasant tout ce qui s’opposait à son passage, soulevant une tornade de poussière sur plusieurs kilomètres. Les bombes tombaient sans trêve, la force motorisée vibrait et vrombissait, avalanche d’hommes et d’acier roulant vers la frontière ; Feric avait l’impression de guider ses troupes droit sur un mur de fumée ondoyante et d’explosions brutales.

À deux ou trois kilomètres de cet enfer, Feric entendit une dernière fois le tonnerre des avions, des bombardiers passant vague après vague et filant vers leurs bases à l’ouest, leur soutes vides, mission accomplie.

Quelques minutes plus tard, à la tête de ses troupes, il franchissait la frontière de Malax dans un paysage irréel de destruction.

« C’est ainsi que la surface de la lune a dû apparaître aux Anciens », murmura Best.

Feric approuva de la tête. Aussi loin que portait le regard, le terrain était bouleversé, troué de grands cratères fumants, couvert de fragments déchiquetés de roche, de métal et d’arbres, chaque pouce de terre retourné et dénudé comme si une charrue gigantesque l’avait préparé pour les semailles. Un épais rideau de fumée dégageait une âcre puanteur chimique, complétant l’illusion de dépaysement. Quant à la populace de Malax, on n’en apercevait nulle trace, sauf quelques taches rouges étalées çà et là.

« L’aviation a magnifiquement fait son travail ! s’écria Best.

— Oui, Best, dit Feric, c’est une nouvelle ère dans la stratégie guerrière : attaque aérienne éclair, puis une irrésistible percée de blindés, les deux poings d’acier agissant en étroite coordination.

— Il semble qu’un seul ait suffi à abattre Malax, Commandeur ! »

Feric grimaça un sourire, songeant aux hordes de Zind qui, certainement, ne se laisseraient pas balayer avec une facilité aussi déconcertante. Avant longtemps, la nouvelle tactique qu’il avait mise au point serait expérimentée dans ses moindres détails. Il imagina avec délectation l’instant où il lancerait l’ensemble de ses forces aériennes et blindées contre la puissante Zind, ennemi plus digne de l’immense puissance de destruction actuellement sous ses ordres.

Rien ne vint sauver Feric de l’ennui pendant la traversée de Malax : on ne voyait que collines basses, poches de jungle cancéreuse – plus nombreuses et plus étendues à mesure que l’armée s’enfonçait à l’est –, champs de cultures pathétiquement biscornues, rares enclos de bovins à six pattes et de cochons boursouflés à peau horriblement tachetée, et, ici et là, un groupe de huttes puantes. De résistance organisée, point ; bien sûr, on découvrait de loin en loin un Malaxien, mais le nuage de poussière qui annonçait l’armée helder suffisait à disperser les métis bien avant que le char de Feric n’arrive en vue.

Les services de renseignements avaient indiqué qu’une petite armée zind occupait les régions orientales de Malax ; c’est avec ces guerriers que Feric espérait, dans un premier temps, apaiser la soif de combat qui grandissait dans les âmes helders. Ils n’offriraient au mieux qu’une résistance passagère, mais ils étaient de l’espèce à s’accrocher à leurs positions et à combattre jusqu’à la mort.

Ce fut donc une surprise que la première manifestation des forces de Zind vînt des airs.

Le char de Feric avait atteint une zone située à une centaine de kilomètres de la frontière de Zind ; ici, les étendues de jungle irradiée se succédaient, toujours plus denses et plus grandes, étouffant les misérables herbages survivants. Pendant près d’une heure, toutes sortes de monstres avaient jailli de la jungle cancéreuse alors que le lance-flammes des chars incendiaient ces cloaques de putrescence génétique : oiseaux géants sans plumes, à quatre pattes, et couverts d’ulcères purulents là où auraient dû se trouver leurs becs, ignominies bondissantes et sans peau traînant des organes palpitants qui rebondissaient dans toutes les directions, chiens sanieux, porcs, des troupes de petites horreurs qui pouvaient être des belettes déformées, des blaireaux ou des hérissons, ou plus sûrement encore le résultat d’un triple métissage.

Aussi Feric ne s’étonna-t-il pas lorsque Best désigna, dans le ciel vingt points noirs qui se dirigeaient vers l’armée helder, venant de l’est. « Une sorte d’oiseaux mutants, sans doute », observa-t-il sans leur prêter plus d’attention – car ils paraissaient extrêmement petits et lents.

Mais quelques minutes plus tard, il changea brutalement d’opinion : de petits et lents qu’ils parussent dans le lointain, ils se découvraient soudain rapides et immenses en survolant le char.

« Quelles répugnantes horreurs ! » hurla Best. C’était pour le moins un euphémisme. Les créatures consistaient pour l’essentiel en ailes immenses de quinze mètres d’envergure, répugnants tissus visqueux tendus sur une fine ossature. Collé sous les ailes, un torse quasiment vestigiel, également couvert de tissu translucide et visqueux, au travers duquel on voyait clairement palpiter les organes internes. Ni tête ni aucun autre appendice, mais d’énormes sacs distendus pendant de façon obscène de chaque côté du corps étroit.

Comme les monstres passaient en formation serrée au-dessus du char de Feric, des sphincters s’ouvrirent à l’arrière des énormes sacs boursouflés et des gouttes d’un liquide vert tombèrent sur les chars, immédiatement derrière Feric. À l’instant où cette pluie putride atteignait les plaques de blindage des chars, des nuages denses de fumée d’un jaune sale fusèrent du métal grésillant.

« Feu ! » cria Feric. Il ouvrit son écoutille, releva sa mitrailleuse et envoya une grêle de balles dans l’une de ces horreurs, perçant la membrane visqueuse de l’aile en dix endroits. Immédiatement, la créature s’abattit silencieusement, et les grands sacs explosèrent comme des pustules, douchant un char d’une pluie acide. Au sol, la créature fut broyée sous les chenilles des engins en marche. Le tank qui s’était trouvé sous le monstre émit une colonne de fumée asphyxiante et parut se dissoudre.

« Essayez les lance-flammes ! » ordonna Feric à son équipage de tourelle tout en continuant de tirer, abattant un autre de ces monstres au prix d’un nouveau char. Le ciel, au-dessus des tanks helders, s’emplit alors de balles brûlantes de mitrailleuses, six autres créatures firent exploser leurs sacs avant de s’abattre, détruisant encore quatre chars.

Une seconde plus tard, une grande langue de feu orange jaillit d’une tuyère au sommet de la tourelle du char de Feric, enveloppant de pétrole enflammé une des choses volantes, qui se recroquevilla en un tas de cendres noircies avant même de toucher le sol, ses sacs d’acide explosant en plein ciel sans dommage pour la colonne blindée.

Voyant cela, les commandants des autres chars ouvrirent le feu avec leurs lance-flammes, descendant sept autres créatures ; soudain les monstres survivants virèrent de bord à l’unisson comme un vol d’oies, grimpèrent vers le soleil et repartirent à tire-d’aile vers l’est, d’où ils étaient venus.

« Commandeur ! » hurla Best, désignant haut dans le ciel un point au-dessus de la formation de monstres qui disparaissait dans le lointain. Survolant la formation de cent cinquante mètres, une créature similaire mais isolée fuyait ; au lieu de sacs d’acide, elle portait, accroché sous elle, une sorte de panier de métal dans lequel on pouvait nettement distinguer une silhouette humanoïde.

« Un Dom ! s’écria Feric. Évidemment ! Il fallait un Dom pour contrôler ces bêtes ! » Il cria dans son micro : « Ouvrez le feu ! Il y a un Dom dans ce panier, là-haut et il tente de fuir ! »

Aussitôt l’air s’emplit du sifflement des obus, du jaillissement des langues de feu et d’une incroyable grêle de balles de mitrailleuses, mais en pure perte. La chose volante était hors d’atteinte, sauf des canons, mais leurs obus n’étaient pas munis de têtes chercheuses et les chances d’un coup au but étaient donc pratiquement nulles.

Ce gigantesque barrage étant sans effet, Feric ordonna le cessez-le-feu.

« Eh bien, nous avons détruit pas mal de ces choses. Commandeur, fit Best d’un ton légèrement découragé, alors que les monstres volants n’étaient plus que de minuscules points à l’horizon.

— Mais pas la plus importante, Best. C’était certainement davantage un raid d’éclaireurs qu’une attaque en règle. À présent, le Dom qui le conduisait va faire un rapport détaillé sur l’avance de notre armée.

— Ce qui ne sera pas fait pour leur remonter le moral », répliqua vivement Best.

L’inquiétude de Feric en fut dissipée. Best était un excellent compagnon de bataille ; il voyait toujours le bon côté des choses !

Les troupes de Feric, désormais sur le qui-vive, poursuivirent leur avance vers l’est et la frontière de Zind. Dès à présent, les troupes zind massées à la frontière devaient être en état d’alerte, prêtes à l’action comme jamais elles ne l’avaient été, et dans quelques heures la grande horde zind du Nord serait à son tour au courant de la situation exacte et amorcerait son mouvement vers le sud. Une grande bataille en perspective ; il était essentiel qu’elle eût lieu le plus au nord possible, loin à l’intérieur du territoire de Zind.

Aussi Feric fit-il bifurquer légèrement son armée vers le nord ; les défenseurs frontaliers une fois écrasés, il serait possible de pénétrer à plusieurs centaines de kilomètres à l’intérieur de Zind vers Bora, avant que le gros de la horde zind du Nord n’exécute un mouvement tournant pour arrêter l’avance. Il fallait éliminer au plus vite les forces zind à la frontière de Malax ; chaque heure perdue éloignerait d’autant la bataille de Bora. Pour ne rien laisser au hasard, Feric envoya une escadre de cinquante appareils, à l’intérieur de Zind, paver la voie des corps déchiquetés et des équipements brisés des défenseurs.

Une demi-heure plus tard, dix formations en V de bombardiers noirs et luisants passaient en rugissant au-dessus de l’armée de Heldon, saluaient élégamment en battant des ailes, et fonçaient vers l’est au-dessus des collines couvertes d’une fétide jungle irradiée. Ils n’avaient pas encore disparu derrière les collines qu’un grand sifflement se fit entendre et qu’une paire d’obus explosèrent dans un geyser de mottes de terre et de fumée, à moins de trois cents mètres devant le char de Feric.

« L’artillerie zind ! » s’écria Best.

Levant les yeux vers l’est, Feric aperçut un petit point noir très haut dans le ciel. Il sauta sur la radio pour appeler le commandant des avions. « Un avion de réglage de tir au-dessus de nous ! Faites revenir un appareil pour le descendre. Envoyez-en un autre en avant au-dessus de la horde zind pour transmettre l’angle de hausse et la distance à nos canonniers.

— Tout de suite, Commandeur ! Vive Jaggar ! »

Une autre salve d’obus explosa devant le char, nettement plus près. Bas sur l’horizon, Feric vit un autre point noir brillant surgissant de l’est. Une nouvelle salve tomba, plus proche encore, criblant le blindage de graviers. La petite traînée noire se métamorphosa rapidement en un rapide et étincelant chasseur-bombardier helder ; l’avion se dressa subitement vers le soleil, grimpa, puis plongea pleins gaz et presque en piqué sur l’appareil de Zind. Feric aperçut les flammes orangées des mitrailleuses de l’avion ; puis l’appareil de Zind se brisa et tomba comme une pierre. Le chasseur passa en rase-mottes au-dessus de l’armée helder, exécuta un looping triomphal, puis effectua un virage de cent quatre-vingts degrés et retourna vers les combats de l’est.

Une salve d’obus défonça le sol sans dommage à près de trois cents mètres du char de Feric. « Les canonniers zind sont maintenant aveugles, Best, dit Feric. Augmentez la vitesse de dix kilomètres et virez de cinq degrés vers le sud ; ces porcs tireront sur des fantômes. »

Quelques instants plus tard, l’avion de réglage helder envoyait les coordonnées demandées. Sur la ligne de crête d’une lointaine colline, Feric aperçut les éclairs d’explosions trouant le ciel et des colonnes de fumée : les bombardiers pilonnaient l’ennemi.

Soudain, l’univers lui-même, eût-on dit, fut secoué par le rugissement incroyable de sept cents canons helders tirant à l’unisson. Puis un essaim de météores d’acier déchira le ciel vers l’est, et l’horizon s’embrasa derrière les collines dans une immense aurore de flammes orange et d’épaisse fumée noire. Un puissant grondement se fit entendre encore, immédiatement étouffé par le fantastique hurlement de la salve suivante.

Tirant pratiquement un coup à la minute, les chars helders accélérèrent jusqu’à atteindre quatre-vingts kilomètres/heure, défonçant la jungle irradiée, écrasant la pâle herbe bleuâtre sous leurs chenilles, irrésistible jaggarnath de feu, de chair et d’acier, projetant devant lui ses messagers de mort et laissant derrière lui un sillage de dévastation. Bientôt Feric eut conduit sa puissante troupe de choc au-delà de la dernière crête : les Guerriers de Zind apparurent soudain à leurs yeux.

Ravages et destructions régnaient déjà en maîtres dans cette horde de Zind. Les coteaux éloignés n’étaient plus eux-mêmes que dépotoirs fumants de blindés et de fourgons emmêlés et brisés. Dans la vallée, dix mille Guerriers environ étaient disposés en longues rangées face à l’avance helder. La plupart d’entre eux avaient été transformés en petits monticules sanglants qui maculaient d’écarlate le paysage gris et lunaire fait de trous d’obus et de cratères fumants. Quant aux géants de trois mètres survivants, bon nombre couraient au hasard, tiraillaient frénétiquement en l’air, éclaboussaient leurs camarades d’urine jaune et acide, grognaient, se bourraient de coups et bredouillaient, car la vallée était jonchée de carcasses carbonisées de douzaines de fourgons surmontées des cadavres calcinés de leurs contrôleurs doms.

Un dernier quarteron de bombardiers plongea du ciel, déversa son chargement de bombes sur une formation de Guerriers nus et musclés, remonta au ras des explosions puis rejoignit les autres appareils qui regagnaient leurs bases. Une des dernières bombes tomba en plein sur l’un des fourgons encore intacts, le pulvérisant avec le Dom qui l’occupait. Immédiatement, les Guerriers en formation serrée qui l’entouraient rompirent les rangs et se mirent à courir en cercle, se heurtant de front à chaque tour, se fusillant aveuglément les uns les autres, déféquant, bavant et grognant.

La grande armada de chars noir et rouge descendit dans la vallée : les canons réglés pour un tir à bout portant lancèrent une salve massive d’obus explosifs, projetant dans les airs des milliers de Géants stupides qui retombèrent dans une pluie d’os et de sang. Deux autres salves dévastatrices furent tirées ; puis Feric entraîna ses troupes dans un nuage tourbillonnant de poudre, de poussière, de gravats et de chair. Ce fut au tour des mitrailleuses de faire entendre leur crépitement assourdissant, et les lance-flammes crachèrent des torrents de pétrole ardent et poisseux sur l’ennemi.

Feric enfonça la détente de sa mitrailleuse et la puissante arme tressauta en hurlant dans sa main comme une chose vivante. Inutile de viser dans cet affreux chaos. Le char émergeait par à-coups d’une mer d’énormes créatures nues, nanties de têtes minuscules sans face et de membres épais comme des troncs d’arbres. Ces monstres tiraillaient frénétiquement, donnaient de grands coups de massue à tout ce qui était à leur portée, s’agrippaient aveuglément à leurs camarades ou même aux plaques de blindage des chars, crachant et miaulant. On eût cru plonger dans un nid de serpents enragés.

La muraille de chars progressa dans cette masse de protoplasme sanieux et forcené, derrière une rivière de flammes et un roulement gigantesque de mitrailleuses. Les Guerriers flambaient comme des torches, hurlant, communiquant le feu à leurs camarades dans leurs spasmes d’agonie, emplissant l’air de l’odeur pénétrante de la chair rôtie. Comme du blé que l’on fauche, les putrides créatures tombaient sous les mitrailleuses des chars et étaient transformées ensuite en un mince brouet sanglant par les chenilles d’acier.

En cinq minutes, le char de Feric eut atteint la crête des coteaux qui bordait l’autre côté de la vallée, suivi de près par l’immense phalange des chars. Derrière eux, un vaste et profond sillon fumant gorgé des corps brisés, emmêlés et carbonisés de dix mille Guerriers, rien d’autre qu’une immense tache de sang et de chair dans le paysage dévasté. Pour les vagues ininterrompues de troupes à moto qui suivaient les chars, il n’était guère question de nettoyage. Les dix mille Guerriers zind gardant la frontière de Malax avaient été réduits en une bouillie d’os pulvérisés et de sang fumant par la force irrésistible des troupes aériennes et blindées de Heldon.

Best tourna vers Feric ses yeux bleus et étincelant. « Commandeur, c’est le plus grand moment de ma vie : avoir combattu à vos côtés dans cette magnifique et glorieuse bataille ! »

Feric frappa sur son épaule. « Cela n’est rien, comparé à ce qui nous attend », dit-il. Pourtant, son âme palpitait de joie, en pensant à l’irruption de l’armée du Svastika dans les territoires zind, portée par les ailes d’un triomphe absolu et glorieux.

La campagne de Zind était cauchemardesque. De grandes étendues putrescentes de jungle irradiée violacée s’étalaient, tels d’informes ulcères amiboïdes alternant avec de larges escarres de pierres affouillées et de terre déserte et empoisonnée où ne poussait pas même la plus ignoble imitation de végétation mutante. Ça et là, des champs d’herbe grise ou des rangées étiques de céréales mutées défiant toute identification tentaient désespérément de s’agripper au sol dans un environnement de terre desséchée et de jungle pestilentielle.

Quelques fermes pathétiques étaient exploitées par la même populace bigarrée qui avait constitué la défunte paysannerie borgravienne et wolakienne – Peaux-Bleues, Perroquets, nains contrefaits et variés, géants, demi-hommes aux épidermes totalement cancéreux, Hommes-Crapauds, l’habituel assortiment de mutants répugnants. Cependant, les esclaves de Zind, à l’inverse de la lie campagnarde des territoires conquis, tenaient tête stupidement, essayant d’arrêter le jaggarnath helder avec des faux, des bâtons, des pierres et quelques armes à feu. Sans doute chaque ferme était-elle sous l’emprise du Dom local ; les misérables mutants se jetaient sous les chenilles des chars par obéissance à des ordres psychiques, et non de volonté délibérée. Tout à fait inutilement d’ailleurs, car chaque pouce de terrain cultivé ou de jungle irradiée subissait le feu purificateur de l’immense armée, qui s’enfonçait toujours plus avant dans les campagnes occidentales de Zind, dessinant une tranchée de feu de quinze kilomètres de large et de dizaines de kilomètres de long qui flamboyait comme quelque immense flèche derrière sa pointe acérée.

Tout l’après-midi et toute la nuit l’armée helder roula à travers Zind sans rencontrer d’opposition sérieuse. La horde zind désignée pour défendre cette zone n’existait plus qu’à l’état de pulpe sanglante, loin derrière, dans une région dès à présent entièrement pacifiée par l’infanterie helder. En effet, la frontière de Heldon s’élargissait à mesure que la proue du char de Feric s’enfonçait dans le territoire de Zind à soixante-cinq kilomètres/heure.

Des avions de reconnaissance avaient rapporté qu’il n’y avait aucun obstacle à signaler entre l’armée helder et la grande horde zind, à cent cinquante kilomètres au nord, qui dès à présent avait modifié sa route et avançait vers le sud à la rencontre des conquérants. Feric estima que la grande bataille commencerait peu après l’aube, à six cent cinquante kilomètres à l’intérieur de Zind et à huit cents kilomètres de Bora ; au point du jour, il ferait pivoter son armée vers le nord pour faire face à la contre-attaque zind.

Au nord, les vagues de croiseurs aériens helders pilonnaient la horde en marche. Les pilotes avaient noté que cette armée gigantesque était dix fois plus nombreuse que l’immense armée helder. Bien que les avions helders eussent chassé jusqu’au dernier croiseur aérien zind et sillonné à loisir le ciel au-dessus des forces ennemies, de vastes formations d’oiseaux mutants planaient sur la horde comme des essaims d’énormes insectes venimeux. En plus des habituels Guerriers, fourgons de guerre et blindés, les avions de reconnaissance avaient aperçu plusieurs centaines de chars, de l’artillerie tirée par les Remorqueurs, et d’importantes troupes de Guerriers ne correspondant pas aux caractéristiques connues. Jamais les armées de Zind n’avaient mis tant de forces en mouvement ; de la bataille à venir dépendait l’avenir du monde.

Les premiers rayons de l’aube illuminèrent un paysage d’épouvante. Ici, rien ne poussait que des touffes décharnées et putrides de jungle irradiée. De très grands bassins avaient été creusés dans la terre dure et contaminée ; ils étaient remplis d’une vase gris-vert, probablement cultivée pour nourrir les esclaves. La puanteur de ces poches d’algues était accablante, et rappelait celle de fosses d’aisance à ciel ouvert. Au milieu de ces étangs étaient éparpillés des enclos de bois abritant un assortiment répugnant de bétail dégénéré : des porcs boursouflés sans pattes qui se trémoussaient dans les excréments comme des vers géants, des bêtes à cornes à six jambes pourvues de petites têtes vestigielles et couvertes de plaies d’où dégouttait une sanie brun-vert, des chèvres mauves sans poil qui traînaient d’ignobles pis bleus dans la boue, des poulets couverts d’un manteau vert et visqueux de mucus au lieu de plumes.

Les esclaves qui exploitaient ces obscènes caricatures de fermes faisaient mieux que se fondre dans leur environnement ; jamais Feric n’avait eu l’infortune de voir une collection plus répugnante de mutants. Ici, les habituels Perroquets, Hommes-Crapauds et autres nains prenaient une allure de parangons de vertu génétique ! Des créatures écorchées couvertes de sanie rouge où transparaissaient des veines bleues palpitantes étaient monnaie courante, de même que des bipèdes verts aux yeux d’insecte vides et aux bras grouillants de tentacules. Des mutants verruqueux à peau de grenouille et aux lèvres molles clapotantes faisaient concurrence à des tas ambulants de poils raides et noirs au travers desquels on ne distinguait que des yeux rouges enflammés et des bouches bavantes et sans lèvres.

Malgré l’importance du facteur temps, Feric ralentit l’avance helder pour bien s’assurer que toutes ces abominations fussent taillées en pièces, brûlées ou écrasées sous les chenilles des chars, et que chaque cloaque putride fût soufflé par des explosifs purificateurs.

Ce n’est que lorsque son char eut quitté cette horrible région pour entrer dans une plaine ondulée, grise, désolée et morte, que Feric se sentit à nouveau propre. « J’ai du mal à croire que de telles horreurs existent, même à Zind, murmura-t-il à l’adresse de Best. Comment les Dominateurs peuvent-ils le supporter ? »

Best montrait un visage blême et ses lèvres tremblaient.

« C’est incroyable, Commandeur, bafouilla-t-il. Mes propres cellules se soulèvent de nausée à cette vue.

— Oui, c’en est assez ! dit Feric. Il faut que nous mettions fin une fois pour toutes à de telles horreurs. Cap au Nord, Best ! Il est temps d’opposer à la pourriture de Zind la puissance de l’armée helder ! »

Bientôt, le nord parut s’éclairer d’une lueur orangée sur un large front, et un immense voile de poussière et de fumée noire et épaisse couvrit les collines grises et mortes comme un orage monstrueux, gonflé des éclairs vacillants de l’impact des bombes. La horde de Zind avait été alertée par le nuage de poussière de l’armée helder et se rapprochait : les deux forces allaient enfin s’affronter.

Le mur de l’armée helder fonçait à la rencontre de la horde zind, s’aidant des dernières coordonnées transmises par l’avion de surveillance, et la terre tremblait sous le grondement des canons envoyant salve après salve d’obus explosifs dans le ciel de plomb pour écraser l’ennemi. Des obus zind tombèrent au milieu de l’armée helder, faisant exploser les chars en geysers de flammes éclatantes et de fragments métalliques, remplissant les airs de fragments de motos pulvérisées. Les bombardiers helders, à présent nettement visibles au-dessus des coteaux, plongeaient presque à la verticale à une vitesse incroyable, lâchaient leurs charges mortelles, puis remontaient hors d’atteinte des explosions qui en résultaient. Des centaines de ces magnifiques croiseurs occupaient le ciel – plongeant, piquant, remontant, semant la mort dans les rangs ennemis, tels de grands aigles vengeurs.

« Nous y voilà, Best ! » cria Feric, apercevant pour la première fois l’ennemi. Du nord arrivait un immense vol de près de cent monstres volants zind, leurs ailes membraneuses luisant d’humidité, pourchassés par une douzaine d’avions helders toutes mitrailleuses en batterie. En quelques secondes, cette armada aérienne survola l’armée. L’acide gicla des sacs gonflés des créatures, faisant fuser des nuages de fumée jaune asphyxiante là où il entrait en contact avec le métal des chars. Les oiseaux se ratatinaient et explosaient dans les airs, déchiquetés par les balles des avions helders.

Mais Best et Feric n’eurent guère le loisir de contempler plus longuement la bataille aérienne, car la grande horde de Zind apparut, courant droit aux blindés helders ; Best poussa un cri inarticulé d’horreur où perçait un soupçon de panique.

L’armée de Zind s’étirait à perte de vue d’est en ouest, couvrant vers le nord un grand désert gris jusqu’à l’horizon. Une ligne de Guerriers géants et musclés déployés en tirailleurs et soutenus par d’innombrables bataillons de réserve marchait sur un front trop large pour qu’on pût en apercevoir les limites ; dans les interstices de cette première ligne de monstres de trois mètres avançaient des tanks vert-de-gris, guère différents de leurs équivalents helders. Derrière le front, des milliers de fourgons de guerre tirés par des Remorqueurs progressaient dans un océan solide de Guerriers à l’accablante synchronisation. À peine visibles, loin derrière l’artillerie manœuvrée par les Remorqueurs, les camions et les blindés à vapeur, d’immenses troupes de Guerriers avançaient dans un désordre précis et calculé, comme des fourmis-soldats. Le ciel, au-dessus de cette horde monstrueuse, était obscurci par une nuée d’avions helders et de volatiles zind évoluant au sein de tourbillons d’épaisse fumée noire. Des portions entières de la horde brûlaient comme autant d’énormes enfers ; d’innombrables Guerriers incontrôlés couraient et bondissaient stupidement à travers les derniers rangs ennemis. Des fourgons, chars, cuirassés et canons jaillissait un barrage continu d’obus qui, à cette courte distance, commencèrent à prélever leur dîme sur les chars helders.

Alors que les deux armées n’étaient plus distantes que de cent mètres, Feric vit le visage de Best figé en un masque guerrier. « Dispersion ! » ordonna-t-il aux commandants de chars ; ceux-ci s’écartèrent les uns des autres, et dans les intervalles s’amassèrent les immenses divisions de troupes motorisées. Feric écrasa la détente de sa mitrailleuse et rugit dans le micro « Feu à volonté ! » tandis que son arme crachait déjà rageusement la mort sur la horde en marche. Les chars abaissèrent leurs canons et lancèrent une dernière salve d’explosif dans le premier rang de la horde zind, provoquant une avalanche de terre, de chair et de fragments métalliques.

Et les deux armées se trouvèrent confrontées, dans un choc fracassant de chair et de métal. La tactique de Zind n’avait pas changé, si ce n’est que les immenses Guerriers qui avançaient de concert, vague après vague, à l’infini, brandissaient à présent des mitraillettes. Le rideau de balles qui submergea l’armée helder, s’il rebondissait sans dommage sur la coque des chars, causa des ravages parmi les motards qui se précipitaient pleins gaz dans la mêlée, avec un héroïque mépris de leur propre sécurité.

Les lance-flammes inondèrent la horde zind de pétrole enflammé ; des milliers de torches hurlantes n’en continuèrent pas moins leur avance, pour finir cisaillées par les mitrailleuses helders et écrasées sous les chenilles des chars, incurablement fidèles – même dans leurs ultimes spasmes – aux ordres psychiques des Dominateurs.

Les chars de Zind bondirent en avant, tirant à travers leurs propres troupes pour tenter de mettre en pièces les chars de Heldon. Sans cesser de faire cracher sa mitrailleuse sur l’étau de robots protoplasmiques qui entouraient son véhicule, Feric lança des ordres secs à ses commandants de char : « Tirez à bout portant ! Faites taire les chars ennemis à tout prix ! »

Les canons helders rugirent leur défi ; les obus ouvrirent une trouée dans le foisonnement de chair, pulvérisant les chars zind. Apparemment, ceux-ci abritaient les Dominateurs car, une fois qu’ils furent détruits, d’importantes formations de Guerriers, en première ligne, se transformèrent en troupeaux écumants et indisciplinés, courant comme fous sous le feu du combat et ajoutant à l’incroyable chaos.

Feric se retrouva isolé avec Best dans un univers intemporel de féroce bataille, un monde d’ignobles Guerriers qui déferlaient faisant cracher leurs mitrailleuses, se déchirant les doigts sur les blindages d’acier, explosant en flammes ou réduits en un épais brouet rouge sous les chenilles. Une odeur de chair grillée mêlée à l’âcre senteur de la poudre assaillait les narines de Feric, et ses oreilles étaient assourdies par le rugissement incessant des mitrailleuses, des canons, des moteurs, par des hurlements, des grognements, des gémissements et des piaillements. Les balles que tirait sa mitrailleuse semblaient sortir en un flot rageur des profondeurs mêmes de son être ; il les sentait véritablement déchirer la chair des Guerriers qui s’écroulaient devant lui. À travers les cahots du char, il devinait l’écrasement des corps sous les chenilles.

Il risqua un regard sur Best ; le jeune héros, rivé aux commandes du tank et à sa mitrailleuse, montrait un visage crispé par une farouche détermination ; ses yeux bleus exprimaient une extase sauvage et totale. Leurs regards se croisèrent une seconde, et ils furent unis dans une communion de combattants, transfigurés ensemble dans une brume rouge, hors du temps et de la fatigue. À travers le métal du char, l’arme qu’ils partageaient, leurs âmes parurent s’amalgamer, se confondre dans une plus grande communion encore : la volonté raciale. Tout cela en un éclair, sans que leur être physique fût jamais distrait de sa tâche sacrée.

Les actes d’héroïsme de milliers et de milliers de soldats helders composaient une épée raciale de fanatisme surhumain et de gloire transcendante. Les motards S.S. en cuir noir bondissaient droit à la gueule des fusils ennemis, brisant des jambes puantes et poilues, écrasant des Guerriers avec leurs engins, abattant des dizaines de monstres sous leurs massues, alors même que les balles ennemies déchiraient leur propre chair. Les chars helders éperonnaient leurs rivaux zind, les renversaient, puis les incendiaient au lance-flammes. Les bombardiers semaient la mort sur l’ennemi ; les appareils endommagés piquaient délibérément sur les chars et les fourgons de Zind, disparaissant dans une lumière de gloire. L’infanterie motorisée abandonna les camions et se précipita dans la mêlée, vague après vague ; beaucoup furent anéantis, mais entraînèrent des milliers de Guerriers dans la destruction finale.

La fusion mystique entre Feric, ses troupes héroïques et l’énergie raciale de Heldon était complète : l’armée helder combattait comme un seul être dont le cœur était la volonté de Feric. Aucun homme n’attachait d’importance à sa propre vie ou à sa sécurité personnelle ; la peur et la fatigue n’existaient pas.

Lentement, pied à pied, l’armée helder avança, repoussant devant elle tout le poids de la gigantesque armée zind. Les premiers rangs de la horde n’étaient plus qu’un énorme troupeau de monstres aux yeux rouges, vomissant, bredouillant, crachant, déféquant, jetant au hasard leurs énormes masses nues sur les chars d’acier, s’empalant sur les fusils helders, massacrant avec le même entrain les Helders et leurs propres camarades. Partout s’élevaient des flammes et de grands nuages de fumée pestilentielle. Chaque char helder, chaque héros humain était couvert d’une épaisse couche de sang ennemi. Feric sentait l’énergie raciale frémir dans son corps, dans ses muscles et jusque sur la gueule rougie de sa mitrailleuse grondante. Lui-même n’était plus qu’une arme actionnée par quelque chose qui le dominait. Les centaines de chars et de milliers d’hommes hachant l’ennemi en débris sanglants prolongeaient son propre être de doigts, de bras, de pseudopodes, réalisant en lui et avec lui la plus haute expression de l’énergie raciale de son peuple. Ensemble, ce vaste organisme était Heldon, l’espoir du monde, la race maîtresse de la destinée, pétrissant son chemin dans les forces vives de l’exécrable ennemi racial.

Toute la nuit et le jour suivant l’incroyable carnage se poursuivit. Uni à cet organe unique qu’était son armée, Feric sentait dans sa chair que les troupes helders avançaient vers le nord et vers l’est, vers Bora. Semblables à des vrilles sensitives de son propre corps, les avions de reconnaissance rapportaient que les flancs est et ouest de la grande horde zind se refermaient sur les flancs de la ligne helder comme les pseudopodes enveloppants d’une gigantesque amibe.

« Il est difficile de dire si nous sommes cernés ou si nous coupons la horde en deux, remarqua Feric en s’adressant à Best.

— Commandeur, j’ai Waffing à la radio !

— Passez-le-moi sur le circuit du tank. »

La voix chaleureuse de Waffing gronda dans le char, se détachant sur ce que Feric reconnut comme des bruits de bataille. « Commandeur, nous avons atteint les champs pétrolifères et engageons le combat avec l’ennemi. J’espère pouvoir vous annoncer la conquête de notre objectif ce soir au plus tard.

— Beau travail, Waffing ! dit Feric. Je dois maintenant couper ; comme vous pouvez l’entendre, nous ne chômons pas non plus ici ! »

L’appel de Waffing fit réfléchir Feric. Les manœuvres latérales de Zind pouvaient être une tentative pour contourner l’obstacle de l’année helder afin d’aller renforcer les troupes trop peu nombreuses qui tenaient les champs pétrolifères, position clef. En ce cas, cette manœuvre devait être contrecarrée à tout prix !

N’écoutant que ses instincts guerriers, Feric sauta sur le micro et ordonna le déploiement de ses forces en position défensive : il fallait établir une ligne au sud de la horde zind, ligne assez solide et étendue pour n’être ni contournée ni brisée. La horde devait être immobilisée jusqu’à ce que Waffing ait accompli sa mission et opéré la jonction avec le gros de l’armée.

Aussi, derrière un écran de chars et de motos, l’infanterie helder recula, déployée sur un large front, à deux kilomètres au sud, installant des mitrailleuses, des canons, des obusiers, creusant des tranchées et des trous de défense individuels et ancrant chaque extrémité de cette ligne sur une division de S.S. parmi les plus fanatiques. Cela accompli, les motards de première ligne dégagèrent et se mirent à l’abri dans les fortifications, protégés par les tanks, qui furent les derniers à se retirer derrière le mur de feu de leurs propres canons et mitrailleuses.

Une fois ces manœuvres terminées et son char à l’abri derrière une levée de terre, Feric s’accorda une pause pour examiner la situation d’ensemble. Par l’écoutille ouverte du char, il vit que la horde zind ne s’était pas accrochée aux talons de l’armée helder en retraite, en raison du chaos monstrueux de ses premières lignes. À cette distance Feric distinguait la digue de cadavres emmêlés et sanglants, épaisse de plusieurs kilomètres, qui bouchait le front au nord sur toute la ligne de combat. Seuls quelques chars zind opéraient encore, qui furent rapidement détruits par les bombardiers helders. Derrière ce front de Guerriers exterminés, dans le lointain, tel un immense essaim de fourmis tueuses en folie, régnait un chaos tourbillonnant de Guerriers incontrôlés. Plus loin encore, une mer infinie de troupes encore disciplinées. Quant à l’artillerie zind, elle avait été entièrement réduite au silence par la force aérienne helder, dont les croiseurs noirs et luisants avaient également délivré le ciel de la vermine ennemie.

Motards S.S. et fantassins avaient subi de lourdes pertes, mais l’artillerie était pratiquement intacte ; guère plus de cinquante chars avaient été détruits, et l’armée de l’air paraissait flambant neuve. On avait utilisé beaucoup de munitions et de pétrole – non sans résultat – mais, une fois les renforts de Waffing arrivés, ce problème trouverait sa solution.

« Notre rôle est maintenant parfaitement clair, dit Feric à Best. Nous devons tenir cette position à tout prix jusqu’à l’arrivée des troupes de Waffing. »

Best ne manifesta guère d’enthousiasme. « Je préférerais attaquer l’ennemi, quelles que soient nos chances, plutôt que de tenir une ligne de défense, aussi inexpugnable soit-elle, Commandeur », dit-il.

Feric marqua son approbation d’un hochement de tête ; c’était là son désir le plus profond et l’attitude normale d’un soldat helder. Pourtant, le bien de la Patrie exigeait parfois de renoncer aux désirs les plus chers. Il était évident qu’une attitude purement défensive ne procurerait aucune joie aux troupes helders. Il fallait faire quelque chose pour maintenir le moral.

Pour attiser le feu sacré de ses hommes, Feric abandonna son char, endossa un uniforme noir immaculé, se drapa dans une cape rouge impeccable et entreprit l’inspection des premières lignes, juché sur la moto noire et chromée d’un héros S.S. tombé au combat, suivi de Best, également motorisé. Il exhibait aux regards de tous le Commandeur d’Acier, dont le fût épais et argenté et la tête puissante polis à neuf scintillaient au soleil.

Ses troupes, bien qu’ayant férocement combattu pendant près de deux jours sans dormir ne manifestaient que le désir ardent de repartir à l’assaut de l’ennemi. Preuve en était la détermination fanatique qui brillait dans leurs yeux, le soin amoureux qu’ils prodiguaient à leurs armes durant ce répit, l’ardeur et le mordant de leur salut, la ferveur de leurs « Vive Jaggar ! » et les ovations spontanées qui soulignaient chaque salve d’artillerie dirigée sur les lignes de l’ennemi.

Une demi-heure seulement après le début de l’inspection, un grand mouvement se dessina le long du front zind.

« Regardez, Commandeur ! fit Best.

— Il semble que notre soif de bataille doive être apaisée bientôt ! » dit Feric. Vague après vague, les Guerriers se frayaient un passage à travers les monceaux sanglants de leurs camarades, courant vers la ligne helder à travers le no man’s land, leurs armes crachant le feu.

Feric posa sa mitraillette sur son trépied de tir ; tout le long des fortifications helders, canons et pièces furent braqués sur la vague ennemie et de terribles salves d’obus explosifs laminèrent les créatures qui couraient sur le sol désolé, tandis qu’une chaîne sans fin de bombardiers en piqué creusait des cratères béants dans les formations d’arrière.

Bientôt, la grande horde fut à portée des mitrailleuses et des lance-flammes. « Ouvrez le feu ! » rugit Feric.

Aussitôt, des centaines de milliers de mitrailleuses ouvrirent le feu sur toute la ligne. Le premier rang des Guerriers, littéralement foudroyé, s’écroula ; un sort identique fut réservé au rang suivant, les troupes helders continuant d’arroser de plomb toute la longueur du front zind ; de même pour le rang suivant. Mais les Zinds poursuivaient leur avance, inexorablement, par-dessus les cadavres de leurs camarades, droit vers les puissantes mâchoires des armes helders.

Voyant ses propres balles atteindre une demi-douzaine de monstres nus aux cuisses énormes, les rejetant en arrière dans un éclaboussement de chair, Feric réalisa soudain qu’aucun fourgon n’était en vue.

« Ce ne sont pas des Guerriers ordinaires, Best ! » s’écria-t-il. Les créatures n’avançaient pas en formations aussi précises qu’à l’accoutumée. En outre, leurs têtes, bien que de dimensions nettement inférieures à la moyenne humaine, présentaient de plus grands crânes que ceux des combattants que les Helders avaient affrontés jusque-là, et quelque chose dans leur mâchoire et leur bouche fit grincer les dents de Feric. Puis les lance-flammes des chars animèrent le front de l’assaut zind d’une vague de pétrole enflammé, provoquant des cris, des hurlements, des gémissements horribles, qui couvraient jusqu’au crépitement des armes.

Des Guerriers à moitié carbonisés jaillirent de rideau de flammes, tirant frénétiquement dans leurs derniers spasmes, et portant l’avance zind jusqu’à cent mètres des tranchées helders. Feric dégaina la Grand Massue de Held, la brandit magnifiquement au-dessus de sa tête, mit pleins gaz et se rua dans un hurlement hors des fortifications, droit sur la masse des géants bestiaux.

Cent mille motards S.S. et de l’armée le suivirent en poussant des vivats. Des milliers de ces héros furent instantanément taillés en pièces par les armes des Guerriers ; Feric entendit les balles siffler autour de lui. En quelques secondes la vague de motards atteignit les monstres zind et, les fusils devenant inutilisables, le combat se poursuivit massue contre massue.

Feric se retrouva dans une forêt de jambes énormes, velues et repoussantes. L’énergie de la Grande Massue se répandit dans tout son être ; il fit siffler l’arme comme une badine. Le coup surhumain trancha des douzaines de ces membres ignobles aussi aisément que s’il s’était agi de quelque fromage trop fait, précipitant au sol nombre d’ignominies hurlantes, où elles s’agitèrent comme des serpents décapités. Écrasant les crânes des créatures comme autant de melons, il remarqua leurs yeux de braise, leurs bouches couvertes de bave sanglante qui s’ouvraient sur des dents aiguës comme des rasoirs. Ces créatures n’appartenaient pas à l’espèce de Guerriers synchronisés que Heldon avait déjà combattus. Chacun luttait pour soi, avec la frénésie d’un chat enragé, opposant intrépidement leurs muscles massifs à la volonté de fer des fanatiques Helders montés sur leurs machines d’acier.

À grands coups de leurs énormes massues, ils taillaient en pièces motos et cavaliers, l’écume dégouttant de leurs ignobles bouches sans lèvres. Mais, aussi immenses et féroces qu’ils fussent, ces monstres ne pouvaient se mesurer à l’héroïsme surhumain du soldat helder combattant aux côtés de son Commandeur Suprême bien-aimé. Ces magnifiques spécimens sanglés de kaki ou de cuir noir affrontaient des créatures presque deux fois plus grandes qu’eux, leur cri de guerre aux lèvres, les yeux flambants de joie, et leurs massues s’abattaient comme les fléaux du Destin.

Attaquer ces héros raciaux, c’était plonger dans les dents en mouvement d’une énorme scie circulaire.

L’un après l’autre, les monstres se ruèrent en hurlant sur Feric, aussitôt broyés par la Grande Massue de Held ; bientôt le manche du Commandeur d’Acier fut tout englué d’un épais sang rouge, et le luisant cuir noir de l’uniforme de Feric souligné d’une centaine de taches écarlates. Des jours entiers semblèrent s’écouler alors que ce corps à corps ne dura en réalité qu’une heure. Feric ne pouvait juger du sort de la bataille, encerclé dans un univers de géants poilus, puants et écumants, animés d’une soif inextinguible de pur sang humain. Chaque nouvelle vague de créatures ne se frayait un chemin dans le monceau de cadavres entourant la moto de Feric que pour connaître aussitôt la colère fracassante du Commandeur d’Acier. Et les créatures surgissaient inlassablement, comme animées d’un désir ardent et irrésistible de marcher à leur perte.

Après un certain temps, Feric remarqua cependant que le nombre des assaillants diminuait minute après minute. Une demi-douzaine de géants émergèrent d’entre les corps de leurs camarades, hurlant follement ; Feric les abattit comme en se jouant. Puis trois hommes tombèrent quelques instants plus tard. Un long moment s’écoula enfin sans que rien ne bougeât plus. Feric était seul au centre d’un vaste cratère dont les parois étaient des cadavres brisés et sanglants de centaines, voire de milliers d’ennemis.

À coups de volée du Commandeur d’Acier, Feric s’ouvrit un chemin dans le monceau de Guerriers morts et y fit passer sa moto.

Aussi loin qu’il pût voir s’élevait un amoncellement de corps inertes de Guerriers zind pour la plupart, mais aussi de très nombreux héros helders qui avaient fourni une ultime marque de dévouement au Svastika. Entre les tas de géants, des dizaines de milliers de motards helders achevaient les Guerriers blessés avec leurs mitraillettes.

Venant de plusieurs centaines de mètres, Ludolf Best fonça vers Feric, gesticulant éperdument et hurlant de joie à la vue de son Commandeur Suprême, vivant et triomphant. Ses cris et ses mouvements attirèrent l’attention de centaines de soldats sur la personne de Feric ; à leur tour, ils poussèrent de folles acclamations, agitant leurs massues ou tirant des coups de feu avec une joie exubérante. En quelques instants, la nouvelle se propagea sur tout le champ de bataille : le Commandeur Suprême était vivant !

Plus de cent mille héros triomphants brandirent vers le ciel leurs massues poisseuses de sang pour exécuter le salut du Parti et rugirent « Vive Jaggar ! » avec une férocité et une ardeur qui surpassaient tout ce que Feric avait connu jusque-là.

Adossé contre le flanc d’un char aux côtés de Ludolf Best, durant un bref répit, Feric songeait à la stratégie apparemment très claire des Dominateurs. Depuis deux jours, ceux-ci lançaient inlassablement des formations-suicide de leur nouvelle race de Guerriers contre les positions helders ; chaque vague était aussitôt annihilée par les forces de Feric, mais au prix de lourdes pertes en vies, en munitions et d’une énorme dépense d’essence.

« Ils ne peuvent espérer nous égaler en mobilité et en puissance de feu, murmura-t-il. Et pourtant ils persistent dans la même tactique.

— Je ne vois pas pourquoi ils ne tentent pas une manœuvre tournante, remarqua Best. Manifestement, leur but doit être de nous contourner et d’arrêter les troupes de Waffing avant qu’elles ne nous rejoignent avec de l’essence et des munitions, à présent que les gisements sont entre nos mains. »

Feric sourit de cette naïveté. « Non, Best, même les Doms savent que la vitesse supérieure de nos blindés et de nos forces aériennes serait capable de bloquer toute manœuvre sérieuse par le flanc avant même qu’elle puisse se dessiner. J’imagine qu’ils espèrent nous submerger avant l’arrivée des troupes de Waffing.

— Quels idiots de croire qu’ils peuvent submerger l’armée helder ! » s’exclama Best.

Feric hocha la tête ; il était inutile de l’inquiéter en lui révélant la vérité. Les Dominateurs disposaient de réserves illimitées de protoplasme dégénéré. Mais, après deux jours d’un terrible carnage, les pertes helders se faisaient lourdes. Vingt mille motards et quarante mille fantassins avaient fait le sacrifice suprême. Parmi les héros fanatiques S.S., les pertes étaient particulièrement élevées, préjudice irréparable pour le patrimoine génétique, et que Feric déplorait amèrement. Mais le pire était que l’importance inattendue et la férocité du combat avaient usé de grandes quantités de munitions et quasiment tari les réserves d’essence. Une ou deux autres attaques, et l’armée helder en serait réduite à combattre avec les seules massues. Waffing devait arriver rapidement !

Cependant, le moral de l’armée n’avait pas fléchi un instant. Plus grandes étaient les pertes, plus grande la férocité avec laquelle les purs humains taillaient les Guerriers en pièces. Après deux jours de dure bataille, on pouvait encore dire qu’aucun monstre zind n’avait réussi à se frayer un chemin jusqu’aux tranchées helders, et que pas une de ces créatures n’avait survécu à l’attaque suicidaire sur les positions helders. En outre les troupes de Waffing n’étaient guère qu’à quelques heures avec de grandes quantités de munitions et des réserves illimitées de pétrole. La situation, après tout, était loin d’être désespérée !

Feric remarqua soudain que Best le dévisageait avec inquiétude pendant qu’il réfléchissait. « Quelque chose ne va pas, Commandeur ?

— Non, Best, tout va bien ! Allons inspecter les troupes ! »

Ayant conduit sa moto au sommet d’un petit tertre, après avoir reçu les saluts fervents d’un bataillon de motards S.S. épuisés mais inspirés, Feric remarqua une grande agitation au sein de la horde zind, à deux kilomètres au nord. Best fit halte à ses côtés et les deux hommes observèrent, par-delà le n0 man’s land désolé, l’océan de chair nue et mutante qui semblait soudainement agité par un frénétique mouvement de masse, comme un gigantesque nid de fourmis-soldats.

« La horde tout entière est en marche ! s’écria Feric. C’est une attaque décisive sur nos positions ! »

Le visage de Best s’éclaira d’un large sourire ; ses yeux brillaient comme des saphirs et son corps irradiait une force presque mystique. Feric comprit parfaitement ce que ressentait le jeune homme car les derniers vestiges de sa propre fatigue venaient de s’évanouir sous la poussée d’une joie ineffable. Enfin l’ultime moment approchait – le peuple de Heldon allait engager contre les forces de Zind une bataille à mort pour la possession de la Terre. Personne ne connaîtrait de gloire plus grande que celle de diriger les forces de l’humanité pure dans cette ultime Armageddon !

Les soldats helders, à leur tour, prirent conscience du mouvement de cette vaste horde et une énorme ovation s’éleva spontanément. Sans qu’il fût besoin d’un ordre, les moteurs des motos démarrèrent, les chars se préparèrent à la charge, et chaque fantassin de cette troupe de héros se dressa, l’œil brillant, l’arme prête. Un chœur de « Vive Jaggar ! » s’éleva ; tout d’abord désordonné, il devint la voix raciale de Heldon hurlant sa haine et son défi à l’ennemi. Il ne fallait pas songer à garder un seul homme en réserve, car on ne pouvait obliger aucun vrai Helder à accepter un tel déshonneur.

Feric dégaina la Grande Massue de Held, foyer de l’énergie raciale, éleva l’arme mystique aussi haut qu’il put, sentant que la puissance de son énorme fût luisant ne faisait qu’un avec la puissance de sa volonté et la conscience raciale qui, en cet instant fatidique, l’unissait à ses troupes.

Puis il fit vrombir sa moto, échangea un dernier regard avec Best et, pointant sa grande arme d’un air de défi en direction de l’ennemi en marche, il lança les armées de Heldon dans la bataille avec un grand cri de guerre.

Il n’était plus temps de s’inquiéter des réserves d’essence ou de munitions ; l’immense armée helder avançait derrière un raz de marée de feu et une muraille d’obus et de balles de mitrailleuses. Galvanisés par l’incroyable spectacle qu’ils dominaient, les pilotes des bombardiers redoublèrent d’audace et de férocité, piquant à cent pieds des têtes des Guerriers, faisant cracher leurs mitrailleuses et lâchant bombes explosives et incendiaires, avant de remonter en chandelle au-dessus de la couronne des explosions, droit dans le soleil, replongeant à nouveau pour mitrailler l’ennemi jusqu’à épuisement de leurs munitions. La borde zind avançait dans un enfer de balles, d’explosions et de flammes ; chaque pouce de terrain était gagné au prix de corps déchiquetés de milliers de Guerriers.

La moto de Feric était arrivée à cent mètres de la mer déferlante des Guerriers géants, quand les chars helders cessèrent le feu et les lance-flammes se calmèrent, ayant brûlé les dernières gouttes du précieux pétrole de leurs réservoirs. Cependant, l’incroyable puissance de feu de près de deux cent mille mitrailleuses helders était encore suffisante pour tailler en pièces chaque rangée de Guerriers qui montaient en ligne. Les balles des mitrailleuses zind sifflaient tout autour de Feric, qui faisait franchir à son armée les derniers mètres ; mais aucune peur ne l’habitait, seulement l’absolue conviction de sa propre invulnérabilité. Il était Heldon, il était l’instrument du destin, il était le Svastika et rien ne pouvait lui arriver.

Puis il plongea dans un monde de fous hurlants et puants, à la bouche souillée d’une bave carminée, qui agitaient leurs immenses massues d’acier, mus par la seule volonté de détruire un homme de plus avant de mourir.

Avançant lentement, Feric fauchait régulièrement de la Grande Massue de Held l’espace devant lui – droite, gauche, droite – sans rater un seul coup, sans laisser à un seul Guerrier aux yeux rouges la moindre chance de passer sous sa garde. Chacune des trajectoires coupait en deux plus d’une vingtaine de Guerriers à hauteur de poitrine, dans une éruption de sang et d’intestins verdâtres et gluants. En quelques secondes l’arme mystique fut à ce point trempée de sang que celui-ci coula le long du bras de Feric, baptisant le cuir immaculé de son uniforme neuf du liquide vital de l’ennemi.

Jetant un rapide coup d’œil, Feric aperçut Best sur ses talons, qui martelait les Guerriers avec un total abandon extatique, ses yeux brûlant d’un fanatisme sans peur et sans pitié. De part et d’autre de Best, de grands motards blonds S.S. avançaient sur une ligne ininterrompue, se précipitant sur l’ennemi avec un courage surhumain et avec toute l’impétuosité helder. De grandes grappes de géants grognant et bavant écrasaient leurs massues sur les chars helders dans un accès de fureur vaine, se déchirant les mains en lambeaux sanglants sur les blindages d’acier, tandis que les mitrailleurs, à l’intérieur des forteresses mobiles, criblaient leurs corps de millions de balles et que les sourdes chenilles d’acier roulaient inexorablement sur leurs cadavres immondes.

Pour Feric, ce combat à mort se parait d’une beauté mystique. Heldon et Zind eux-mêmes étaient engagés dans une bataille décisive, non des Guerriers et des êtres humains particuliers ; le pur génotype humain affrontait la perversion génétique des Dominateurs pour un enjeu de taille, la domination de la Terre et de l’univers pour la suite des temps. Chaque soldat helder combattait, l’esprit enflammé par la véritable signification de ce combat, son âme embrasée de l’ardeur guerrière raciale qu’y avait allumée Feric, son corps et sa volonté se confondant avec l’identité raciale qu’était Heldon. Cet immense réservoir de courage racial, d’énergie et de conscience était canalisé directement dans l’âme de Feric, de telle sorte que Feric Jaggar était Heldon, Heldon Feric Jaggar ; et tous deux montaient un jaggarnath fatidique qui ne pouvait connaître d’échec.

Le sang ennemi qui couvrait Feric et son coursier de métal dégouttait de l’uniforme de ses hommes, les unissant dans la communion sacrée du combat légitime. Chaque pouce de terrain conquis était un pas de plus vers le rêve d’une Terre peuplée uniquement de surhommes, grands, blonds, génétiquement purs, et entièrement libérés de la possibilité même d’une contamination raciale. Chaque monstre tombant sous les massues helders représentait une cellule cancéreuse de moins dans le corps génétique mondial.

Qu’était la vie d’un homme comparée à la grandeur de cette cause sacrée ? Mourir dans cette bataille équivalait à atteindre le pinacle de l’héroïsme dans toute l’histoire du monde ; lui survivre triomphalement serait jouir de la gratitude des millions de générations à venir. Aucun moment de l’histoire humaine n’avait pu et ne pourrait plus offrir à un homme une gloire égale. Ceux qui combattaient aujourd’hui deviendraient les parangons raciaux du monde à venir : la contemplation de sa propre place dans le panthéon du futur comblait Feric d’un émerveillement au-delà de toute humilité et de toute crainte.

Ainsi, poussée à des actions glorieuses d’héroïsme surhumain et de fanatisme infatigable, l’entité raciale qu’était Heldon fouaillait, tel un dieu possédé par les démons, les parties vitales de son antithèse, obscène cancer génétique de la fourmilière sans âme et sans vie de Zind. Quant aux Guerriers de Zind, ils combattaient avec une férocité inscrite dans leurs gènes par une ignoble race mutante qui faisait profession de mépriser toute chair excepté la sienne.

Ce combat était donc bien le plus féroce de tous les temps, la confrontation de tout ce qui était noble et exaltant dans l’homme avec la plus basse perversion imaginable de gènes autrefois humains. Le bien menait une guerre totale contre le mal sous la bannière du Svastika, et le mal répliquait sur le même ton, sans plus de compromission que l’adversaire.

À l’instant même où les Helders bondissaient en avant, Feric se vit attaqué par vingt, quarante, peut-être cinquante Guerriers à la fois. Sans aucun doute les Dominateurs contrôlant la horde comprenaient qu’abattre Feric revenait à abattre l’énergie raciale de Heldon, car les Guerriers se jetèrent sur lui avec une ardeur brutale, pressés les uns contre les autres, et s’assommant mutuellement dans leur frénésie meurtrière.

Pour sa part, Feric se réjouit de cette concentration de forces contre sa propre personne. Ne servirait-elle pas à enflammer le fanatisme de Heldon et à le porter à de nouvelles hauteurs d’héroïsme et de férocité ? La formidable rapidité et la vigueur avec lesquelles sa noble arme répondit au défi et anéantit l’ennemi fit bouillonner l’ardeur combattante des soldats helders, largement dominés en nombre.

Dans sa main, le Commandeur d’Acier vivait de la force vitale de Feric, le métal s’éveillait à la vie divine par la puissance transcendante de la volonté raciale qu’il servait. Sans effort, Feric faisait voler l’arme sifflante, traçant une queue de comète de chairs éclatées et de geysers de sang.

Mais les Guerriers de Zind surgissaient toujours avec une égale furie, crachant le sang, roulant leurs petits yeux porcins, agitant des massues épaisses comme des cuisses d’hommes et aussi hautes que Feric lui-même. Comme vingt créatures arrivaient sur sa gauche, il les cueillit d’un revers de la Grande Massue à hauteur de leurs larges poitrines, faisant éclater les poumons et arrachant de leurs corps les cœurs palpitants. Comme dix autres jaillissaient au même instant par-derrière, Feric acheva l’arc puissant décrit par la Massue, fit pivoter sa moto autour de son pied droit, puis, inversant instantanément son coup, frappa les géants aux yeux fous à hauteur de l’aine, détachant leurs jambes des troncs : ils tombèrent comme des pierres, agonisant avec de grands spasmes sur le sol inondé de sang, avant d’être écrasés par les roues de dizaines de motards.

Feric, ayant victorieusement repoussé cet assaut, se trouva aux prises avec une vingtaine de Guerriers surgis dans son dos ; alors qu’il les anéantissait d’un coup du Commandeur d’Acier par-dessus l’épaule, l’énorme massue de l’une des créatures s’abattit de plein fouet sur la roue arrière de sa moto, la réduisant en miettes et obligeant Feric à mettre pied à terre pour poursuivre le combat.

Ceci éperonna les Guerriers zind, mais presque aussitôt Ludolf Best sautait de sa propre moto pour combattre aux côtés de Feric. À cette vue, une vingtaine de surhommes grands, blonds et aux yeux bleus, sanglés dans leurs uniformes noirs éclaboussés d’un sang du même rouge que celui de leurs capes à croix gammée, suivirent et formèrent une phalange de héros S.S. aux côtés de leur Commandeur Suprême, poussés à des faits d’armes qui égalaient presque les siens. Ce peloton de héros, ralliés autour de l’incarnation de la volonté raciale, se tailla un chemin parmi les Guerriers en marche avec une telle force et un tel fanatisme qu’il galvanisa pareillement les troupes environnantes.

Bientôt, une section entière de l’armée helder se trouva cristallisée en une fraternité surhumaine de héros raciaux autour de la personne de Feric Jaggar. Les motards précipitaient leurs machines droit sur les géants, les projetant en l’air, pour courir aussitôt sus à d’autres Guerriers, massues brandies, manœuvrant avec une vitesse et une force hystériques qui leur donnaient l’apparence de l’invincibilité. Les fantassins plongeaient sans peur dans de véritables forêts de jambes poilues, frappant furieusement devant eux pour amener les Guerriers à leur niveau, écrasant ensuite les têtes et ouvrant les estomacs avec leurs massues, leurs bottes ferrées et leurs poings. Les chars avançaient de plus en plus vite, rasant tels des bulldozers des murs mouvants de protoplasme zind.

Les incroyables faits d’héroïsme de dizaines de milliers de soldats de l’armée régulière inspiraient à l’élite S.S. autour de Feric un fanatisme et une férocité toujours croissants, poussant à nouveau les troupes à accroître des efforts déjà surhumains, qui enflammaient d’autant l’ardeur de l’élite S.S. – réaction sans fin d’héroïsme racial, qui transforma une section de l’armée en un bélier devant lequel aucune puissance du monde n’eût pu résister. Quant à Feric, il n’y avait pas dans l’univers assez de Guerriers zind pour étancher convenablement sa soif de sang.

Le centre de la ligne helder devint un renflement, puis un énorme soc éventrant le corps de la grande horde zind, à la recherche de ses centres vitaux. Cet irrésistible jaggarnath racial fendait la mer des monstres écumants avec une force et une vitesse croissantes, plongeant toujours plus avant, élargissant toujours davantage la trouée à mesure que la frénésie surhumaine se propageait à d’autres troupes helders.

Feric, qu’animaient une énergie et une exaltation transcendant sa chair et imprégnant son âme, taillait un chemin au travers d’une vingtaine de Guerriers, ses narines frémissantes des effluves de la victoire proche, lorsqu’il se retrouva soudain au centre d’un espace vide. Devant lui, quarante chars zind vert-de-gris en formation serrée, et rien d’autre…

Alors que Best le rejoignait, il comprit la véritable signification de la situation. « Nous avons réussi, Best ! cria-t-il, assenant une grande tape sur l’épaule du jeune homme. Nous avons coupé la horde zind en deux ! » De surcroît, il ne faisait pas le moindre doute que cette formation de chars, située sur les lieux mêmes qui représentaient quelques minutes auparavant la position la plus sûre du champ de bataille, abritait les lâches Doms contrôlant la horde tout entière.

Des centaines de grands et blonds héros S.S. émergèrent de la large brèche faite dans les rangs zind, puis une douzaine de chars helders, leurs canons rugissant. Dix des tanks zind explosèrent, projetant de grandes colonnes de feu rouge-orangé et de fumée noire ondoyante. Les quelques chars indemnes lâchèrent quelques salves de panique. La trouée déversa encore une vingtaine de chars helders, suivis de milliers de motards ; trois autres salves rapides ouvrirent comme des noix les chars zind rescapés. Feric agita sauvagement la Grande Massue, projetant tout autour de lui des gouttes de sang ennemi, et se rua avec Best et sa garde d’élite sur les douzaines de silhouettes humanoïdes en uniformes gris qui se traînaient hors des épaves. Derrière lui venait l’armée helder tout entière.

Feric fut le premier à atteindre les ruines fumantes, Best sur ses talons. Deux Doms aux yeux fous jaillirent de l’épave d’un tank carbonisé, armés de mitraillettes, bavant d’épouvante et hurlant : « Meurs, charogne humaine ! » Comme Feric agrippait sa mitrailleuse, une grêle de balles siffla à ses oreilles, hachant menu les ignobles Doms. Feric se retourna, pour voir Ludolf Best qui lui souriait, son arme fumante entre les mains.

Trois autres Dominateurs détalèrent parmi les gravats, à gauche de Feric, qui les découpa en lanières d’une rafale, dans une pluie de sang et de chair ; puis il rendit son sourire à Best. Suivant l’exemple, les S.S. firent un sort rapide aux Doms, qu’ils fauchèrent en quelques secondes d’un feu roulant.

Le son de la fusillade s’apaisait quand un roulement de tonnerre fracassant troua l’air comme si les cieux s’étaient ouverts pour hurler leur triomphe, et quarante jets noirs et luisants éventrèrent le ciel, exécutant un virage de cent quatre-vingts degrés pour piquer avec une vitesse aveuglante et un hurlement assourdissant sur l’ennemi.

« Les troupes de Waffing sont là, Commandeur ! » hurla joyeusement Best.

La signification de cette splendide démonstration aérienne n’échappa à aucun soldat helder. De l’immense périmètre de bataille monta une ovation qui couvrit le rugissement des réacteurs des appareils qui arrosaient de fusées les débris de l’armée ennemie.

Quant aux Guerriers de Zind, le subit anéantissement de leurs Dominateurs, combiné avec la soudaine apparition dans les airs et le rugissement sauvage de l’armée helder, acheva de les démonter. Toujours asservies à la rage meurtrière inscrite dans leurs gènes, mais privées de tout guidage mental, ces stupides machines à tuer protoplasmiques entrèrent dans une rage insensée, se dispersant avec des hurlements sauvages, s’assommant mutuellement, sautant à la gorge de leurs propres camarades, refermant les dents sur les chairs voisines, et, comme après mûre réflexion, se jetant vainement sur les troupes regroupées de Heldon. Point n’est besoin de dire que l’issue de la bataille ne faisait plus de doute. Respirant voluptueusement le doux parfum de la victoire, les soldats helders se précipitèrent dans la trouée effectuée au sein de la horde, l’élargissant encore, puis se rabattirent sur les deux flancs de Guerriers en débandade, les cernant presque totalement.

Au sud, une importante phalange de chars S.S. noirs et brillants conduisit une longue colonne de troupes motorisées fraîches dans la mêlée, tandis que des centaines de jets rugissaient dans le ciel, creusant à coups de fusées et de mitraillettes d’énormes cratères dans les formations zind en déroute.

Bientôt, la horde zind fut divisée en deux énormes tronçons encerclés par les forces helders. Les chars faisaient un barrage continu d’obus explosifs et incendiaires dans les rangs des Guerriers, tandis que l’infanterie et les motards déchiquetaient les géants affolés. Incapables de passer au travers du feu helder, les sordides créatures tournèrent vers elles-mêmes leur insatiable soif de sang, se réduisant les unes les autres en bouillie de protoplasme, pendant le même temps que l’armée helder les anéantissait.

Toutes les forces de l’armée de l’air helder surgirent de l’ouest pour se joindre aux jets de Waffing. Les bombardiers avaient été équipés de projectiles au napalm pour assurer la destruction totale des restes de la horde de Zind, et la précision de leur tir était absolue. Quelques minutes de bombardement intense, et les Guerriers zind survivants ne furent plus qu’un bûcher de protoplasme, se tordant et déféquant dans les spasmes de l’agonie.

Observant les grandes colonnes de fumée noire et grasse qui montaient dans le ciel, Feric sut alors que la victoire totale du pur génotype humain était assurée. Il ne restait plus qu’à traverser le cœur désormais sans défense de Zind, à marcher sur Bora et à rayer de la surface de la Terre ce dernier nid de Dominateurs.

Au-dessus du champ de bataille, des centaines de jets dessinaient un svastika improvisé, inscrivant dans le ciel le symbole la victoire de Heldon.

XIII

La marche sur Bora fut véritablement une parade triomphale. Les blessés avaient été rapatriés à Heldon tandis que l’infanterie déferlait sur Zind à travers Wolack pour exterminer les traînards et occuper la vaste province conquise ; les S.S. installaient déjà des camps de sélection pour les esclaves mutants des Doms, moins de deux jours après l’anéantissement de la horde zind. Toute résistance ayant été écrasée, Feric déploya à nouveau ses troupes sur un front large de plusieurs centaines de kilomètres, balayant à l’est les déserts putrides, pulvérisant installations, fermes, fosses d’élevage, champs de céréales dégénérées et mutants. Ainsi Heldon progressait-il à travers Zind, absorbant le territoire et le convertissant à tout jamais en une terre humaine à la suite de son Commandeur Suprême, Feric Jaggar. Les troupes héroïques marchaient glorieusement sur la dernière citadelle des Dominateurs qui existât encore à la surface de la Terre, la capitale ennemie, Bora.

En prévision de l’assaut final, Feric avait fait venir sur le front sa voiture de commandement noire et luisante ; il voulait pénétrer dans Bora à la tête de ses troupes en compagnie de ses fidèles commandants en chef – Best, Remler, Waffing et Bogel, qui avaient amplement mérité cet honneur.

Les quatre hommes avaient pris place sur le siège avant de l’habitacle découvert, et, comme le bedonnant Waffing occupait à lui seul l’espace réservé à deux hommes, ils étaient serrés comme harengs en caque. Cela n’enlevait rien à l’ambiance joviale régnant dans la voiture, qui roulait vers l’est au centre d’un vaste ensemble de chars et de motos. De plus, Waffing n’avait pas manqué de se munir d’un tonneau de bière mousseuse auquel tous faisaient souvent honneur. Feric présidait sur le siège arrière surélevé, le tonneau à portée de la main.

« Nous devrions bientôt apercevoir Bora, dit Waffing. Ou du moins ce qu’il en reste. J’ai bien peur que l’armée de l’air ne nous laisse pas grand-chose à détruire. »

Deux nouvelles vagues de bombardiers filèrent vers l’est, survolant des déserts inhabités, en route vers Bora.

« Mon seul désir à présent est d’exterminer le dernier Dominateur sur Terre avec la Grande Massue de Held, dit Feric. C’est la seule chose qui me convienne. J’espère que nos pilotes laisseront au moins un Dominateur en vie, afin que cette ultime guerre s’achève sur une note solennelle. Quant au reste de Bora, ils peuvent bien le transformer en une ruine fumante avant notre arrivée, peu me chaut ! »

Waffing rit. « Vous mettez en doute la totale efficacité de nos pilotes ? lâcha-t-il. Je ne pense pas qu’il y ait de grandes chances de trouver quoi que ce soit de vivant après nos bombardements.

— Mais il restera bien un Dominateur ? s’enquit Feric. Nos bombardiers seraient-ils vraiment aussi efficaces ? »

Waffing écarta les bras comme pour étreindre tout le territoire conquis de Zind. À perte de vue, il n’y avait plus que terres désolées, grises et putrides, sans une seule trace de protoplasme vivant ou d’une création humaine intacte due aux esclaves de Zind.

« Les preuves sont là, Commandeur », répondit-il.

Feric sourit. « C’est très étrange, dit-il. Dire que je souhaite que l’armée de l’air helder manque à son efficacité coutumière ! »

Une heure plus tard, le commentaire de Waffing sur l’efficacité des pilotes de bombardiers s’avéra largement justifié. À l’est, au-delà d’une plaine grise et désolée, dévorée de plaques exubérantes de jungle irradiée, Feric aperçut une énorme tache de feu semblable à la bouche d’un volcan gigantesque. Tandis que la voiture de commandement et ses troupes d’appui fonçaient vers cette immense conflagration, écrasant la végétation irradiée sous les chenilles d’acier des tanks et arrosant ensuite les décombres au lance-flammes, Feric aperçut des essaims d’avions qui tournaient et piquaient sur la cité en flammes, lâchant encore projectiles au napalm et obus explosifs sur le bûcher funéraire des Dominateurs de Zind. Même à cette distance, la chaleur dégagée par le feu était parfaitement perceptible.

« Peu de chances que quelque chose survive à cela, Commandeur, dit Waffing, engloutissant une pleine chope de bière en trois gorgées. Je crains d’avoir à vous présenter des excuses pour les prouesses de nos pilotes ! »

Feric ne trouva au fond de lui-même aucun motif d’être furieux. Comment ne pas se réjouir à la vue de la dernière citadelle de l’ultime ennemi de la pure humanité anéantie en flammes tournoyantes ! À côté de la joie raciale que faisait naître cette vision, son désappointement de ne pouvoir abattre le dernier Dominateur de sa propre main était somme toute peu de chose.

Au bout de la plaine jaillit une soudaine poussée de flammes. Les immenses incendies consumant Bora semblèrent se fondre en une énorme boule de feu, que les avions helders eurent grand-mal à éviter. Ce soleil né de la terre pesa un long moment sur la cité perdue ; puis il s’éleva comme pour réintégrer sa véritable place dans les cieux. À sa suite, une énorme colonne de feu d’au moins deux kilomètres de large, aussi haute que les nuages, jaillit droit dans les airs. Fait étrange, cette tour de feu persistait encore alors que l’armée Helder atteignait la ville.

« Nos avions ont déclenché une tornade de feu ! s’écria Waffing. Les savants de l’armée avaient admis la possibilité de voir un bombardement suffisamment violent engendrer une colonne de feu brûlant jusqu’à épuisement de tous les combustibles de la zone. Cela semblait extravagant jusqu’à maintenant.

— On dirait le légendaire Feu des Anciens », souffla Bogel.

Waffing acquiesça. « À défaut, c’est ce qu’on peu réaliser de mieux.

— Pour moi, dit Remler, ses yeux bleus embués, cette vision est d’une terrifiante beauté. » Il humecta ses lèvres de bière sans quitter des yeux la grande fontaine de feu qui projetait son éclat rouge-orangé vers le ciel.

Feric comprenait parfaitement ce que ressentait le commandant S.S. Pour sa part, la vue de la tornade de feu de Bora suscitait en lui deux réactions bien distinctes, mais également plaisantes : l’une patriotique, l’autre esthétique. La destruction totale dans les flammes du dernier noyau de résistance à la domination helder sur Terre ne pouvait que faire chanter un vrai cœur humain. Dans le même temps, l’abstraction de ce magnifique geyser de feu baignant l’univers d’un orange intense s’imposait à sa sensibilité esthétique. Aussi Feric percevait-il la tornade de feu de Bora comme une véritable œuvre d’art : noble et exaltante pour l’esprit humain par sa signification profonde, sensuellement stimulante par son aspect extérieur. Il manquait une touche finale pour créer une épopée visuelle qui inspirât le peuple de Heldon et immortalisât ce sommet de l’histoire humaine pour tous les siècles à venir.

« Bogel, avez-vous des avions photographiques au-dessus de Bora ?

— Bien sûr, Commandeur ! Quel commandant en chef de la Volonté Nationale serait assez fou pour manquer l’occasion de filmer l’instant décisif de l’Histoire humaine ? Nous effectuons en ce moment une retransmission sur chaque place publique de Heldon et nous conservons ce spectacle pour la postérité.

— Très bien, Bogel ; je vais offrir à vos caméras quelque chose qui siéra à la dignité et à l’importance de cet instant. »

Feric choisit d’observer le spectacle depuis un avion photographique en compagnie de Bogel : c’était la meilleure position pour admirer l’œuvre d’art qu’il avait façonnée ; en outre, cette vue aérienne graverait son image dans le folklore de l’humanité pure pour tous les temps.

L’avion photo monta en une folle spirale haut au-dessus du pylône de feu de Bora ; le teint de Bogel vira au vert, et Feric lui-même fut légèrement incommodé. Enfin, l’avion atteignit une altitude de plus de trois mille mètres, se mit en vol horizontal et amorça des cercles autour de la tornade de feu, braquant ses caméras sur le spectacle.

Feric avait rassemblé des motards S.S. et des chars noirs polis à neuf, pour former un énorme svastika d’hommes et de machines centré sur la fontaine de feu, ultime bûcher funéraire de l’ignominie qu’avait été Zind. De cette hauteur, la vision coupait le souffle : un gigantesque svastika de lumière cernait un massif pilier de feu qui s’élançait vers le ciel, enveloppant de lueurs chaudes et orangées le métal poli des machines de guerre.

« C’est magnifique, Feric », souffla Bogel.

Feric brancha son micro pour donner ses dernières instructions à Waffing, qui commandait au sol. « Ce n’est pas tout, Bogel », fit-il. Puis il lança un ordre :

« En avant ! »

Au-dessous, le svastika noir commença un lent mouvement giratoire autour de son axe. Une importante armée helder, disposée pour dessiner l’emblème racial sacré, exécutait une marche victorieuse autour de la capitale en flammes du dernier ennemi de l’humanité pure.

« Feu ! »

De l’immense svastika jaillit un univers de fumée, d’éclairs et de flammes, tandis que chaque tank ouvrait le feu et que chaque motard S.S. tirait un flot de balles traçantes vers l’intérieur, pour alimenter la tornade qui faisait rage au cœur du superbe spectacle.

Cette fois, l’incroyable défilé de victoire était à son sommet, et la gloire transcendante de l’instant correctement célébrée. Loin au-dessous, un svastika de fumée et de feu tournait autour du bûcher funéraire qui dévorait la mutation dominatrice et, partant, toute souillure, grande ou petite, du patrimoine humain. Le vaste svastika étincelant, piqué de dix mille étoiles sur fond de métal noir et luisant, évoluait en cercle autour de l’immense pilier de flammes tournoyantes, composant une vision qui faisait frémir l’âme par sa grandeur et sa beauté. Mais le symbolisme flattait l’esprit humain à un niveau plus noble ; le grand svastika de feu et de métal en mouvement représentait – même aux yeux de l’homme le plus fruste – la quintessence visuelle de l’idéalisme et de la puissance helder. Quant à la signification de la fontaine de feu, elle était claire : c’était le bûcher funéraire de Zind. Ainsi le spectacle constituait-il à la fois le symbole parfait de la victoire finale des forces de Heldon sur la putrescence de Zind et le véritable moment historique de cette victoire ; à la fois un sommet de l’histoire humaine et la célébration de cet événement par une grande réalisation d’art.

Les larmes montaient aux yeux de Feric à cette vue. Ses rêves les plus chers se trouvaient exaucés. Il avait mené Heldon à la victoire totale et assuré la postérité du pur génotype humain ; bientôt, le programme de reproduction convertirait la race helder en une race pure de surhommes S.S. Il avait haussé l’humanité à son ancienne pureté génétique, et il aurait un jour l’honneur inégalable de créer, étape suivante de l’évolution de l’homme, une véritable race de maîtres. Personne ne pouvait prétendre accomplir davantage.

Et, pourtant, il avait accompli davantage, et cette ultime réalisation s’étalait à ses pieds. Il avait parachevé la dernière et triomphale Armageddon d’une œuvre d’art transcendante qui vivrait à jamais.

Le jour suivant, la tornade de feu s’étant complètement apaisée, l’armée helder entra dans Bora. De la ville, il ne restait qu’une perspective infinie de cendres fumantes grises et noires, animées çà et là de quelques flammes sporadiques et de monticules de braises ardentes. La ville avait abrité dix mille Dominateurs ainsi que des millions d’esclaves monstrueux, et on ne pouvait même pas reconnaître leurs ossements dans cette montagne de cendres.

Feric entra dans la ville avec Bogel, Best, Waffing et Remler, dans sa voiture de commandement lustrée à neuf, escorté d’une vingtaine des plus beaux spécimens S.S., sanglés dans leur uniforme sombre et montés sur leurs splendides motos noires et chromées. Suivait une longue ligne de tanks, de motards et d’infanterie, qui s’éparpillèrent sur le cadavre de la ville pour passer les cendres au crible, à la recherche du moindre signe de vie.

« Nul doute que les Dominateurs aient enfin été éliminés de l’Histoire », fit Remler, alors que les roues de la voiture soulevaient des nuages plumeux de cendre grise. Feric hocha la tête ; jusqu’à l’horizon, de tous côtés, on n’apercevait que cendres chaudes et braises incandescentes. Il était peu probable qu’un Dom ait pu survivre à cet holocauste ; des constructions elles-mêmes, il ne restait que des décombres méconnaissables.

Soudain, Best s’agita frénétiquement et désigna quelque chose dans les ruines, à gauche de la voiture. « Commandeur ! là-bas ! »

Feric suivit du regard le doigt tendu de Best et aperçut quelque chose de dur et de métallique qui émergeait des cendres à quelque cents mètres de la voiture. Il ordonna au chauffeur de s’approcher de l’objet, quel qu’il fût.

Tandis que la voiture de commandement et sa suite progressaient péniblement dans les cendres, Feric put distinguer que l’objet en question était un vaste cube d’acier, de deux mètres cinquante de côté, que la chaleur avait bleui et qui était à moitié recouvert de cendres. Le chauffeur arrêta la voiture juste devant ; la garde d’élite S.S. demeura en selle sur les machines vrombissantes, attendant les ordres.

« Allons jeter un coup d’œil à cette chose », suggéra Feric. Suivant leur Commandeur Suprême, les quatre généralissimes quittèrent la voiture et avancèrent péniblement dans les cendres vers le cube de métal égratigné.

Feric atteignit la paroi la plus proche : une dalle nue d’acier terni qui donnait l’impression d’avoir plusieurs dizaines de centimètres d’épaisseur. Faisant le tour du cube, il tomba sur une lourde écoutille ronde de près de deux mètres de diamètre munie en son centre d’un volant.

Tandis qu’il essayait sans succès de tourner le volant afin d’ouvrir l’écoutille, Remler, Best, Bogel et Waffing parvinrent à ses côtés.

« C’est probablement l’entrée d’une chambre souterraine, observa Bogel.

— Occupons-nous de cette écoutille », ordonna Feric. Les cinq hommes s’employèrent de toutes leurs forces à tourner le volant, sans plus de succès que Feric lui-même.

« Elle doit être verrouillée de l’intérieur, dit Remler.

— Faisons venir un char pour la faire sauter, suggéra Waffing.

— Ce ne sera pas nécessaire », répliqua Feric en dégainant le Commandeur d’Acier, l’arme qu’il était seul à porter sans effort, bien qu’elle fît en réalité le poids d’une petite montagne.

Saisissant fermement la poignée de la Grande Massue, Feric en assena un coup puissant sur le centre de l’ouverture. On entendit un fracas métallique, un bruit terrible de déchirement, et le manche de la noble arme s’enfonça de cinquante centimètres dans l’acier comme dans une motte de beurre. Le volant et le mécanisme de fermeture ferraillèrent dans les ténèbres de l’intérieur. Feric gratifia l’écoutille de deux autres coups ; cette fois, elle tomba lourdement dans un grand nuage de cendres, révélant une ouverture ronde béant sur une nuit d’encre.

Le Commandeur d’Acier toujours fermement serré dans sa main droite, Feric passa la tête à l’intérieur. En quelques instants ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité et il vit que le cube d’acier ne contenait rien de plus qu’une volée de marches de pierre s’enfonçant dans les entrailles de la terre.

Il se recula et s’adressa à ses camarades : « C’est l’entrée d’une installation souterraine. Il y a peut-être quelque chose de vivant là-dedans.

— Pourquoi ne pas jeter un coup d’œil nous-mêmes, Commandeur ? suggéra vivement Best. Peut-être, si nous avons de la chance, aurez-vous l’honneur d’abattre personnellement le dernier Dom vivant sur terre ! »

Instantanément, Remler s’enthousiasma. « Si nous avons vraiment de la chance, nous rencontrerons assez de Doms pour nous tous ! »

Feric approuva l’idée de l’expédition. N’y eût-il aucun Dom vivant, ce serait cependant une excellente occasion de prendre un peu d’exercice après le séjour prolongé dans la voiture de commandement. « Certainement ! » déclara-t-il.

Seul Bogel semblait un peu réticent. « Peut-être serait-il préférable d’amener la garde S.S. avec nous, suggéra-t-il.

— Vous n’avez tout de même pas peur d’un trou dans le sol, Bogel ! lâcha Waffing.

— Il est inutile de risquer la vie du Commandeur Suprême de Heldon sans nécessité, répondit Bogel. Quelle tragédie si quelque chose arrivait à Feric à ce moment de l’Histoire ! »

L’objection de Bogel fut favorablement accueillie. Tout désir personnel mis à part, Feric comprit qu’il devait au peuple de Heldon de prendre les mesures nécessaires à sa propre sécurité.

« Très bien, fit-il. Waffing, allez chercher dix S.S., et munissez-les de globes électriques portatifs. »

Quelques minutes plus tard, Feric précédait les généralissimes et dix grands S.S. blonds dans l’escalier de pierre à l’intérieur d’un boyau humide et frais, un globe électrique à la main gauche et le Commandeur d’Acier assuré dans sa main droite. Bien qu’il eût laissé sa mitraillette accrochée à l’épaule, les autres, quasiment avides d’action, tenaient leurs armes pointées, prêts à tirer.

Les marches s’enfonçaient dans le sol à plus de trente mètres, débouchant finalement sur un passage creusé dans le roc, dont les parois couvertes de moisi suintaient d’humidité.

« Cela ressemble fort à un abri à bombes, remarqua Waffing. Soyez sur vos gardes ! » lança-t-il – recommandation quelque peu superflue – aux S.S., tandis que Feric entraînait le groupe dans le couloir. Le passage courait dans les ténèbres sur trente mètres, puis butait sur une autre écoutille d’acier, à peu près semblable à celle qui fermait l’entrée du cube. Manifestement, s’il y avait encore une trace de vie dans cette grotte humide, ce devait être derrière cette épaisseur d’acier. En outre, la double fermeture de ce dernier réduit donnait à penser que si quelque chose avait atteint cet abri avant le bombardement il devait être encore vivant.

Feric ordonna par gestes aux autres de rester en arrière, puis leva le Commandeur d’Acier haut au-dessus de sa tête et frappa l’écoutille d’un coup prodigieux, se jetant en même temps de côté, hors de la ligne de tir d’éventuels occupants.

Avec un terrible bruit de ferraille qui se répercuta dans tout le passage, la Grande Massue de Held fendit l’écoutille d’acier en deux et les débris tombèrent sur le sol de pierre aux pieds de Feric.

Instantanément, les dix S.S. furent à ses côtés, leurs mitraillettes braquées, tous leurs sens en hyper-alerte. Mais rien ne vint de l’intérieur ; seule une lueur orange vacillante projeta une clarté timide dans le couloir de pierre. Brandissant la Grande Massue, Feric précéda sa troupe à travers l’écoutille, pénétrant dans une petite pièce creusée dans le roc et éclairée par un cercle de torches en fusion.

Dans cette pièce, rien d’autre qu’une petite console derrière laquelle se tenait un vieux Dom, ratatiné et bossu, avec d’immenses yeux enfoncés dans leurs orbites et l’ignoble sourire torve d’un furet. Ce monstre était vêtu d’une robe zind grise, ornée d’une profusion de galons, de pierres précieuses et de soutaches dorées qui lui donnaient l’apparence d’un rongeur fétide engoncé dans un uniforme royal, victime d’une blague d’écolier particulièrement ignoble.

Malgré cela, le champ de dominance irradié par la cervelle infecte de ce grand-père de tous les Dominateurs était le plus puissant que Feric eût jamais rencontré. Il ne réussit, faute de mieux, qu’à se soustraire à l’ordre de l’impulsion puissante qui lui fouillait l’esprit de jeter la Grande Massue. Derrière lui, il entendit un tintement de métal sur la pierre : les généralissimes et les S.S., pris dans le champ de la créature, se débarrassaient de leurs armes. Seule la volonté de Feric était assez forte pour résister à ce Dominateur incroyablement puissant, et même ses muscles étaient tétanisés, paralysés par conflit des volontés.

« Bienvenue, ordure humaine, croassa le Dominateur dans une macabre parodie de voix humaine. Il va sans dire que j’attendais votre visite. Cependant, la présence de Feric Jaggar en personne est plus que je n’osais espérer. Je vais jouir du spectacle de votre visage, Jaggar, quand le génotype humain sera balayé de la surface de la Terre à tout jamais ! »

La créature était certainement folle de confondre ainsi la destruction finale de sa propre race avec celle de l’humanité pure ! Feric usa de chaque particule de sa volonté pour tenter de briser le filet de dominance, afin d’écraser la cervelle du misérable avec le Commandeur d’Acier, mais il ne réussit qu’à faire de légers mouvements.

Le Dominateur actionna une manette sur la console, devant lui, puis se mit à rire comme une hyène, une bave claire jaillissant de ses lèvres racornies.

« Voilà qui va sceller le destin de votre misérable espèce, Jaggar ! crachota le vieux Dom. Le signal d’activation vient d’être lancé à une installation des Anciens, très loin à l’est, que nos créatures ont remise en état. Dans quelques minutes, une énorme explosion nucléaire éclatera dans les déserts, projetant des millions de tonnes de poussière radioactive dans l’atmosphère. Les Anciens avaient mis au point ce dispositif afin qu’aucun ennemi ne pût survivre à leur défaite. Nous n’avons pas été capables de le restaurer complètement mais, tel quel, son action sera cependant suffisante. Dans quelques semaines, l’atmosphère de la Terre tout entière sera tellement contaminée que l’homme ne pourra plus se perpétuer. Les matrices de vos pur-sang les plus précieux ne donneront naissance qu’à des nains bossus, à des Perroquets, à des Peaux-Bleues, et à des dizaines de nouvelles mutations, peut-être même de notre espèce. Vous avez détruit l’empire des Dominateurs, et maintenant nous détruisons à tout jamais l’humanité ! Meurs, ordure humaine ! »

Une énorme flambée de rage embrasa le corps et l’âme de Feric, brisant instantanément la carapace dominatrice comme si elle n’eût jamais existé. Il se jeta en avant en brandissant la Grande Massue de Held et, l’assenant sur le crâne du Dom écumant et caquetant, l’écrasa comme un melon, faisant gicler la cervelle grise et huileuse, pénétrant dans le torse, l’ouvrant en deux et répandant des organes translucides et palpitants sur le sol humide. D’une autre volée, Feric pulvérisa la console, et la force de son coup furieux enterra la pomme de son arme dans le sol à une profondeur de trente centimètres.

Le dernier Dom mort, tous furent libérés de la masse de dominance et se mirent à clabauder frénétiquement de concert.

« C’est impossible !

— Le Feu !

— La fin de la race humaine !

— Ils n’ont pas…

— Silence ! rugit Feric, les yeux pleins de larmes, une rage sans nom lui dévorant le cœur. Cessez immédiatement ces piaillements ! Remontons à la surface, voir si l’ignoble créature a prononcé autre chose que des mots creux, avant de pleurer sur notre race ! »

Lorsqu’ils parvinrent au-dehors, rien n’avait changé : une perspective infinie de cendres grises et de débris fumants, que l’armée helder sillonnait sans rencontrer d’opposition et sans trouver la moindre trace de vie.

Le moral de Feric et de ses compagnons remonta d’un cran alors qu’ils se tenaient de nouveau à l’air libre. Il semblait que tout fût en ordre.

« Je n’aperçois pas le Feu des Anciens, Commandeur, fit Best.

— Bah ! le vieux monstre était simplement fou ! » dit Waffing. Feric semblait approuver cette hypothèse.

« Peut-être, dit Bogel, mal à l’aise, mais c’est cependant vous qui nous avez dit que les Doms tenteraient d’exhumer les armes nucléaires des Anciens. »

Cette remarque assombrit à nouveau l’atmosphère et Feric décida qu’il était inutile de s’attarder dans cet endroit sinistre à attendre une catastrophe tout à fait incertaine. Il mena la troupe à la voiture de commandement et poursuivit la tournée de la ville en ruine comme si de rien n’était.

Pendant plusieurs minutes, la voiture, suivie de son escorte de motos, parcourut les cendres, en projetant de grands nuages gris, sans rien apercevoir. Feric et ses compagnons s’étaient désaltérés au tonneau de bière, et le Dom fou dans sa chambre souterraine, proférant ses menaces de destruction nucléaire, semblait invraisemblable et irréel.

Soudain, le ciel parut exploser : un énorme éclair jaillit à l’est, plus éclatant que mille soleils, emplissant la moitié du ciel, effaçant toutes les autres couleurs.

Feric sentit son estomac révulser tandis qu’il frottait ses yeux quasiment aveugles. On ne pouvait se tromper, c’était là le Feu des Anciens. Quelques secondes plus tard, cet éclat terrible faiblit un peu pour laisser apparaître une énorme boule de lumière orange ayant dix fois le diamètre apparent du soleil qui s’élevait sinistrement sur l’horizon oriental.

Lentement, cette énorme bulle de feu s’éleva, aspirant un grand nuage noir bouillonnant de débris dans son sillage. Quelques instants plus tard, le nuage ardent se dessina parfaitement et personne, à cette vue, ne put manquer de reconnaître la vision d’épouvante de l’emblème légendaire et du phénomène tant redouté du Feu des Anciens, le Nuage Champignon.

Personne ne put émettre un seul mot devant cette effroyable amanite céleste. La puissance de l’explosion et la taille du champignon dépassaient la compréhension humaine. Il n’y avait plus aucune raison de mettre en doute la menace proférée par le dernier Dominateur. Puis l’atmosphère fut ébranlée par un coup de tonnerre à déchirer les cieux, devenant ensuite un grondement tellurique de la même intensité. Au même instant, Feric sentit l’air le frapper avec la violence d’un coup de poing ; les S.S. furent jetés à bas de leurs motos comme des fétus de paille et le robuste acier de la voiture de commandement se mit à geindre.

Le vent gémissant, sifflant, rugissant, chaud et empoisonné qui suivit parut à Feric être le dernier souffle de l’humanité pure. Il crut même sentir la pestilence radioactive s’infiltrer dans son germen.

Mais, alors que le champignon radioactif éructait son poison génétique dans l’atmosphère de la Terre, Feric Jaggar décida que le pur génotype humain survivrait parce qu’il le devait. L’échec ne serait pas toléré, de sa part ou de celle de quiconque. L’humanité serait sauvée par un acte de volonté. S’il fallait un miracle, chaque Helder survivant serait totalement voué à y contribuer ou à périr dans la tentative.

XIV

Durant les mornes journées qui suivirent l’explosion de la dernière arme monstrueuse de Zind, seule la volonté fanatique de Feric et la discipline de fer du peuple helder empêchèrent l’humanité de s’abîmer dans le désespoir et l’apathie. Alors que le nuage fétide irradiait son poison dans l’atmosphère de la Terre, les plantes commencèrent à se dessécher et à mourir ; jeunes, vieux et infirmes, périrent, rongés de pustules et d’ulcères horribles, et près de deux millions de purs humains expirèrent dans les pires souffrances. Plutôt que de traiter les symptômes du mal radioactif, Feric dévolut toutes les ressources du nouvel Empire Mondial de Heldon à la préservation du pur génotype humain. Au bout de deux mois, les généticiens S.S. avaient confirmé l’horrible vérité : il n’y avait plus à la surface de la Terre un seul humain pur dont le germen pût faire souche. Feric lui-même était infecté. La dernière génération de l’humanité était déjà née – le substrat génétique helder ne pouvait plus produire dorénavant que d’ignobles mutants et des monstres obscènes.

Moins de trois jours après que Remler, le teint terreux et la voix tremblante, lui eut transmis cet arrêt de mort raciale, Feric, ayant pris la décision la plus pénible de sa vie, affrontait les caméras de télévision en compagnie de Waffing, Remler, Bogel et Best pour faire connaître au peuple accablé la voie qu’allait désormais emprunter Heldon.

Pour la circonstance, Feric avait revêtu son uniforme noir brillant et fait polir pendant des heures ses médailles et la Grande Massue de Held, afin que chaque pouce de métal sur sa personne brillât comme du diamant. Il se tenait debout sur une estrade basse, adossé à une grande bannière à croix gammée écarlate. Au pied de l’estrade, ses généralissimes, eux aussi, en brillant uniforme ; il était essentiel de stimuler l’héroïsme du peuple helder. Feric n’avait communiqué son plan à personne ; il escomptait que ses généralissimes lui témoigneraient spontanément leur soutien aux yeux de tout Heldon, car ce qu’il allait ordonner constituait le plus grand test de loyauté du peuple helder envers le Svastika.

« Amis Helders, commença-t-il simplement, mon discours aujourd’hui sera bref et sans ménagement. Comme il a déjà été annoncé, le fonds génétique de Heldon se trouve totalement et irréversiblement contaminé par l’ultime perfidie des Dominateurs, qui ont payé de leur extinction totale leur malignité et leur ignominie. Cela signifie que le germen de chacun de nous est impropre à produire autre chose que d’ignobles mutants dégénérés. Il est clair qu’une telle postérité jette un anathème absolument inacceptable sur tout ce que représente le Svastika. »

Il s’interrompit un long moment pour permettre à ses paroles de bien pénétrer les esprits, afin qu’aucun Helder ne pût se leurrer sur la gravité de la situation. Puis, à son peuple plongé dans d’intolérables ténèbres, il redonna l’espérance.

« Depuis quelque temps, les savants raciaux S.S. travaillent sur la technique du clonage. Si l’on parvient à utiliser un fragment de chair pour créer artificiellement un être humain, le génotype exact de nos plus beaux fleurons – les purs surhommes S.S. – pourra être reproduit à la prochaine génération sans dégradation aucune. Ainsi, en l’espace d’une génération, nous serons à même de faire progresser l’évolution humaine d’un millier d’années et de produire une race de géants blonds de deux mètres dix de haut, au physique de dieu et à l’intelligence moyenne égale à celle des plus grands génies actuels. Partis de la tragédie de la contamination génétique, nous pouvons créer le triomphe final de la pureté raciale. Puisque les radiations qui ont à tout jamais mutilé notre germen n’ont pas contaminé nos tissus somatiques, des cellules des pur-sang S.S. naîtra la nouvelle race des Maîtres ! La prochaine génération se composera uniquement de clones dont la dotation génétique sera celle des meilleurs pur-sang S.S. vivant aujourd’hui ! »

Feric s’interrompit à nouveau, en voyant l’éclat renaître dans les yeux de tous les auditeurs présents, techniciens et généralissimes. D’une vision de Jugement dernier, le peuple helder avait été transporté sur les ailes d’un rêve d’ultime gloire raciale. À présent, nul doute qu’il serait prêt à faire les sacrifices exigés par un tel dessein !

« Bien que les savants S.S. soient près de parfaire cette technique, de nouveaux efforts héroïques seront exigés des S.S. avant que la production d’une race supérieure de clones S.S. soit assurée. J’ai donc décidé, en tant que Commandeur Suprême, que chaque Helder devrait s’engager dans une action véritablement héroïque de nature à inspirer un fanatisme surhumain à ces savants, action dont l’échec entraînerait l’extinction totale de l’homo sapiens sur cette planète, et le succès, la création d’une race de Maîtres digne d’hériter à tout jamais de l’univers tout entier.

« Dans les trois mois qui viennent, tous les Helders seront dirigés vers les camps de sélection. Là, nous serons tous stérilisés et mis dans l’incapacité définitive de succomber à la vile tentation de propager par les moyens sexuels conventionnels nos gènes mutilés. Heldon produira une postérité de purs clones S.S., ou plus de postérité du tout ! Transcendance raciale ou mort raciale ! »

Le dos des généralissimes se raidit ostensiblement. Feric était convaincu que le peuple helder brûlait de la même résolution fanatique sur toute l’étendue du territoire car, et bien que les savants S.S. eussent en main la clef de la situation, il avait donné à chaque Helder survivant le moyen de contribuer héroïquement à la cause sacrée. La gloire du triomphe serait partagée entre tous !

« En gage de ma loyauté totale à la cause sacrée du Svastika et de la production d’une race supérieure S.S., je serai moi-même le premier à subir la stérilisation, suivi par mes généralissimes, les S.S. et le peuple de Heldon. Vive Heldon ! Vive la Victoire Finale ! Vive la Race Supérieure ! »

Les derniers mots s’éteignaient à peine sur les lèvres de Feric que Bogel, Remler, Waffing et Best claquèrent les talons avec une ardeur qui réussit à surprendre Feric, se figèrent au garde-à-vous avec une vigueur à se briser les reins, projetèrent leur bras en avant comme autant de pistons d’acier et crièrent « Vive Jaggar ! » avec une furie surhumaine, leurs yeux embrasés par la puissance transcendante de l’énergie raciale.

La ferveur du peuple helder se haussant à des sommets vertigineux de conscience raciale et de détermination inébranlable, le destin ne pouvait refuser à cette race de héros le succès et l’empire dus à une telle abnégation patriotique. Le peuple helder tout entier se rendit dans les camps de sélection sans même un murmure de protestation. En fait, le seul problème majeur qui surgit dans le processus de stérilisation résida dans la tendance du bon peuple helder à se battre et à se chamailler pour obtenir les meilleures places ; c’étaient d’ailleurs davantage des compétitions amicales de patriotisme que de véritables querelles, et les S.S. menèrent à bien leur tâche largement avant le terme de trois mois fixé par Feric.

Peu de temps après, Remler annonça en jubilant la production des premiers fœtus clones viables. Au bout de huit mois, ces spécimens expérimentaux arrivèrent à terme. Puis la première usine à clones fut terminée, et neuf mois plus tard, Feric, guidé par un Remler rayonnant, arrivait au Laboratoire de Reproduction Feric Jaggar pour assister en personne à la sortie de la première fournée de surhommes S.S. des bacs de clonage.

Cet édifice se réduisait à un immense cube d’un blanc immaculé orné de grands svastikas noirs sur chacune de ses faces. Passant devant la garde d’honneur S.S. figée au garde-à-vous, Remler conduisit Feric vers l’entrée principale et dans une longue et mystérieuse enfilade de salles, de chambres et de couloirs, uniformément recouverts de céramique blanche. Les murs aveuglants de blancheur reflétaient les élégants uniformes de cuir noir et les capes écarlates à croix gammée des grands techniciens S.S. blonds qui faisaient régner dans tous les recoins du laboratoire de reproduction une débauche d’activité, d’énergie et de détermination, tels de savants diacres dans le temple de la pureté raciale.

« On ne peut nier que cet endroit soit une ruche ! » s’exclama Feric, alors que Remler ouvrait une porte blanche et s’effaçait pour le laisser entrer dans l’une des salles à cuves. C’était une grande pièce rectangulaire aux murs blancs et au sol pavé de petits carreaux blancs, chacun frappé d’un svastika noir miniature. Elle était presque entièrement occupée par une succession de rangées de bacs de porcelaine, en tout deux cents. Devant chaque cuve, une console en porcelaine blanche abritait pompes, instruments divers et autres dispositifs médicaux ; dans chaque cuve, un géant blond de deux mètres flottait dans un liquide nutritif ambré, les yeux clos sur un sommeil béat.

Pour l’occasion, une caméra de télévision avait été installée face à la première rangée ; devant ces vingt matrices de porcelaine, vingt savants S.S. grands et blonds, en uniforme noir, cape écarlate à croix gammée et hautes bottes noires, observaient un garde-à-vous parfait.

Lorsque Feric pénétra dans la pièce, ces magnifiques spécimens exécutèrent avec ensemble le salut du Parti et crièrent « Vive Jaggar ! » avec vigueur. Feric rendit le salut puis se dirigea à grands pas vers le micro installé face aux cuves.

« Amis Helders, dit-il, le regard rivé aux vingt héros S.S., dont les yeux étincelaient comme des billes d’acier bleu, signe de leur triomphe, aujourd’hui, enfin, nous allons assister à l’apparition du premier représentant de la nouvelle race supérieure engendré par les cuves du premier laboratoire de reproduction à avoir une production ininterrompue et massive de pur-sang S.S. Ces magnifiques spécimens, cultivés uniquement à partir des tissus de la crème génétique S.S., vont surgir à la vie à l’état adulte, dotés d’un physique de dieu et d’esprits tranchants comme des rasoirs, et n’exigeront guère plus de six mois d’instruction intensive et d’endoctrinement pour prendre leur place de membres à part entière des S.S. et de Heldon. »

Les yeux des savants S.S. lancèrent des éclairs de fanatisme ; Feric les gratifia d’un regard aussi fanatisé avant de poursuivre.

« Dans six mois, dix autres laboratoires de reproduction seront devenus opérationnels ; à la fin de l’année prochaine, il y en aura vingt-quatre, produisant chaque année un million de pur-sang S.S… et dans cinq ans Heldon pourra produire le total stupéfiant de dix millions de surhommes S.S. ! Cela constitue une capacité de production suffisante pour repeupler en vingt ans toute la terre habitable. Aujourd’hui, nous entamons le repeuplement avec les surhommes génétiques dont l’humanité rêve depuis mille ans, et une race supérieure qui poursuivra son ascension vers de nouveaux sommets de pureté génétique et d’évolution éclatante, puisque sa reproduction s’opérera exclusivement selon les principes eugéniques les plus stricts, sous le contrôle rigoureux des laboratoires de reproduction, sans laisser aucune part aux divagations du hasard.

« Savants S.S., je salue le couronnement de vos recherches eugéniques ! Généralissime Remler, je salue l’esprit d’abnégation et de fanatisme que vous avez su inspirer à chacun dans les rangs des S.S. ! Peuple de Heldon, je salue votre dévouement total à la cause du Svastika et à ma personne ! Vive Heldon ! Vive le Svastika ! Vive la Race des Maîtres !

— Vive Jaggar ! » rugirent les savants S.S., claquant les talons de leurs hautes bottes de cuir noir et lançant leurs bras dans un fantastique salut du Parti.

Puis ces nobles héros exécutèrent un splendide demi-tour et se mirent au travail sur la première rangée de cuves de porcelaine. Les liquides nutritifs s’écoulèrent des bassins immaculés par les trous de vidange. Les clones blonds et bien découplés furent alors définitivement éveilles à l’aide de chocs galvaniques.

Quelques minutes plus tard, vingt géants blonds aux yeux bleus se tenaient devant leurs cuves, leurs traits éclairés d’une intelligence surhumaine, mais lisses comme du parchemin vierge. La vue de ces magnifiques spécimens fit bondir le cœur de Feric. Leur grande stature et la perfection de leur physionomie étaient surprenantes, et on ne pouvait se méprendre sur la lueur qui brillait dans leurs yeux. Derrière eux, cent quatre-vingts spécimens d’égale perfection attendaient d’être mis au monde, des milliers d’autres dans ce laboratoire-ci, des millions l’année suivante, puis des dizaines de millions dans les années à venir. Au cours de sa vie, Feric verrait chaque pouce de terre habitable investi et occupé par la Race Supérieure de Heldon, les merveilleux clones S.S. Et ensuite…

L’idée qui frappa alors Feric, le submergea de sa magnificence. Face à lui, chaque savant S.S. grand et blond se tenait aux côtés d’un géant nu dont le génotype égalait le sien. Ces savants rayonnants firent alors en silence le salut du Parti.

À la stupéfaction et à la joie sans mélange de Feric, une bonne moitié de ces S.S. éveillés depuis peu imitèrent le geste patriotique de leurs tuteurs avec un enthousiasme puéril et touchant. Peut-être était-il possible de graver dans les gênes eux-mêmes la loyauté au Svastika !

« Aujourd’hui, le monde est finalement et véritablement à nous, Commandeur ! s’écria le bouillant Remler, le visage enflammé d’une indicible extase patriotique.

— En effet, Remler, dit Feric. Et ce n’est qu’un début. Demain, nous conquerrons les étoiles ! »

Jamais une aussi vaste foule ne s’était rassemblée dans un même endroit et au même moment dans l’histoire du monde. Le grand vaisseau spatial, cylindre de métal argenté de soixante mètres de haut, se dressait sur ses ailerons dans la grande plaine du nord-est de Heldon. Une petite plate-forme avait été érigée à bonne distance du puissant propulseur de la fusée ; sur cette plate-forme se tenait Feric, et tout autour d’elle un cercle de clones S.S. grands et blonds en vêtements de cuir noir et luisant aussi parfaits qu’eux-mêmes.

Deux cent mille clones S.S. pareillement blonds et gigantesques, en uniformes noirs et capes écarlates à croix gammée, entouraient en ordre parfait le pilier central du vaisseau, prêts à entamer leur marche circulaire de cérémonie. Derrière cette formation, peut-être un million d’autres clones S.S. sanglés dans leurs cuirs noirs bouchaient tout l’horizon ; au-delà, hors de la vue de Feric, des centaines et des centaines de milliers de Helders de la vieille génération s’étaient rassemblés pour assister de loin au lancement.

Debout devant la grappe de micros disposés sur la plate-forme, Feric vibrait d’une excitation qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais ressentie. Chaque molécule de son corps se mit à frémir d’extase anticipée alors qu’il commençait à parler.

« Aujourd’hui, après avoir conquis la Terre et l’avoir peuplée d’une Race Supérieure de surhommes dont la perfection transcende celle de toute créature jamais engendrée par le grossier processus de l’évolution naturelle, Heldon fait son premier pas vers les étoiles ! »

À ces mots, un incroyable rugissement spontané jaillit de l’immense foule, un son à défier les cieux et faire trembler de joie la Terre sur son axe. Il se mua en un chœur de « Vive Jaggar ! » tel que le monde n’en avait jamais connu, et des millions de bras pompèrent frénétiquement une série de saluts répétés, mouvante forêt d’hommages qui combla le champ de vision de Feric et submergea son âme de bonheur. Il laissa libre cours à cette démonstration pendant deux bonnes minutes avant de lever la main pour ordonner le silence : nul ne pouvait nier que ce peuple magnifique avait largement gagné le droit de manifester sa jubilation.

« Dans ce vaisseau spatial – summum du génie scientifique helder – ont pris place trois cents des meilleurs clones S.S., en état d’animation suspendue. Ils resteront ainsi hors du temps pendant les longues années qu’il faudra au vaisseau pour traverser l’immensité vers Tau Ceti. Une fois sa destination atteinte, un mécanisme automatique posera l’appareil et décongèlera les colons, afin qu’ils s’éveillent et répandent la graine de Heldon sur une nouvelle planète. Trois années encore, et nous lancerons annuellement cinquante fusées, ajoutant cinquante planètes au domaine du pur génotype humain, non pour un an, dix ans, cent ans, mais pour toujours ! L’univers est infini et la Race Supérieure de Heldon se répandra indéfiniment d’étoile en étoile, et notre noble espèce sillonnera les espaces infinis entre les galaxies ! »

Cette fois, la manifestation d’extase fanatique surpassa même la précédente, et il fallut à Feric cinq bonnes minutes pour calmer les chœurs de « Vive Jaggar ! » dont l’incroyable puissance menaçait de faire tomber la fusée de son aire de lancement.

« Mais, amis Helders, j’ai gardé pour la fin la dernière nouvelle glorieuse, reprit-il enfin, incapable de contenir un large sourire. J’ai moi-même confié mes cellules aux cuves. Cette fusée, et toutes celles qui la suivront dans les étendues vierges de l’espace interstellaire au cours des prochains millions d’années, sera commandée par un clone né de ma propre chair et donc mon équivalent génétique, voué par le destin et par son ascendance à être un chef. Ainsi nos colonies n’échoueront-elles jamais, quelle que soit l’hostilité des créatures qu’elles rencontreront sous des astres lointains, car les troupes qui extermineront ces horreurs inhumaines seront la crème des pur-sang S.S., et leurs chefs seront créés à mon image génétique ! Vive Heldon ! Vive le Svastika ! Vive la Race des Maîtres ! Vive la conquête de l’univers ! »

Alors qu’en réponse un chœur tellurique de « Vive Jaggar ! » se répercutait dans chaque molécule de l’air, l’immense anneau de S.S. s’ébranla autour de la fusée et de la plate-forme de Feric, projetant haut les talons de leurs bottes ferrées à chaque pas, puis les abattant au sol avec une force littéralement sismique. Ces magnifiques spécimens sanglés de cuir noir marchèrent de plus en plus vite, jetant leurs pieds de plus en plus haut : bientôt, la plate-forme et la fusée furent entourées par une roue de cuir noir et luisant, et l’univers secoué par le tonnerre des bottes helders.

Puis, comme un seul homme, les deux cent mille S.S. grands et blonds lancèrent leurs bras dans le plus grand salut du Parti que l’Histoire eût connu et les maintinrent dans cette position tandis que les « Vive Jaggar ! » continuaient à jaillir vers les cieux, de millions de gorges ferventes.

Toujours plus vite, les troupes tournèrent autour de Feric, lançant leurs bottes en avant avec toujours plus de vigueur et de force, comme pour crever la voûte céleste avec leurs talons ferrés, tandis que les ovations massives soutenaient le rythme de la marche, rafales de tonnerre qui habitaient et secouaient l’univers, battant à l’unisson du sang dans le crâne de Feric.

Il sentit le son triomphal s’infiltrer dans chaque cellule de son corps avec une incroyable force de joie ; son sang battait dans ses veines comme un tonnerre racial, de plus en plus vite. Il lui sembla enfin qu’il allait s’ouvrir en deux et exploser en un million de fragments extatiques.

À cet instant suprême, incapable de supporter davantage cette jouissance surnaturelle, il pressa un bouton.

Avec un rugissement assourdissant, un magnifique jet de flammes orangées jaillit de la fusée. Toutes les gorges de Heldon se joignirent à Feric pour pousser un hurlement inarticulé de joie et de triomphe, tandis que la semence du Svastika s’élevait sur un pilier de feu pour aller féconder les étoiles.

Postface à la deuxième édition

La popularité dont jouit depuis 1953, date de la mort de l’auteur, le dernier roman de science-fiction d’Adolf Hitler, Le Seigneur du Svastika, est un fait indiscutable. Il a obtenu le prix Hugo, décerné par la fraternité des amateurs de science-fiction au meilleur roman de 1954. Lettre de créance littéraire certes quelque peu douteuse, mais qui aurait fait grand plaisir à Hitler, lui qui avait vécu parmi ces « fans de S.F. » tout au long de sa carrière et qui se considérait comme l’un d’eux, allant même jusqu’à éditer et à publier son propre « fanzine » amateur tout en se consacrant à plein temps à son métier d’écrivain.

Plus significatives sont la popularité du livre et l’adoption du motif et des couleurs du svastika au sein de groupes sociaux et d’organisations aussi diverses que la Légion Chrétienne Anticommuniste, différents « gangs » de motards et les Chevaliers Américains du Bushido. De toute évidence, ce roman de science-fiction a fait vibrer une corde dans la conscience non communiste contemporaine, et son attrait dépasse de très loin les limites étroites du genre.

Sur un plan purement littéraire, ce phénomène semble assez inexplicable. Hitler a écrit Le Seigneur du Svastika en une sorte d’état second et en l’espace de six semaines pour honorer un contrat avec un éditeur de livres de poche, peu de temps avant sa mort. Si nous en croyons les ragots des « fanzines » du jour, Hitler avait un comportement fantasque depuis quelques années, étant sujet à des crises de tremblement et à des accès de rage irrépressible qui s’achevaient dans des délires quasi hébéphréniques. Bien que la véritable cause de sa mort ait été une hémorragie cérébrale, ces symptômes suggèrent pour le moins des accidents tertiaires de la syphilis.

Ainsi le totem littéraire des thuriféraires actuels du svastika et de son étrange code a été dressé, à froidement parler, en six semaines par un écrivaillon qui n’a jamais manifesté le moindre talent littéraire et qui a peut-être écrit ce livre en souffrant des premières atteintes de la parésie.

Bien que sa prose témoigne d’une certaine compétence linguistique, considérant que Hitler a appris l’anglais à l’âge mûr, on ne peut sérieusement comparer sa maîtrise d’un langage d’adoption avec celle d’un Joseph Conrad, par exemple, Polonais venu à notre langue à un âge tout aussi avancé. Le Seigneur du Svastika abonde de lourdeurs issues de la construction et de la syntaxe allemandes.

Il y a, reconnaissons-le, une certaine puissance brute dans de nombreux passages du roman, mais elle semble relever davantage de la psychopathologie que d’un métier littéraire conscient et contrôlé. Là où Hitler peut être considéré comme un excellent écrivain, c’est dans sa conceptualisation visuelle de scènes radicalement irréalistes ou invraisemblables, notamment les scènes de batailles extravagantes ou les défilés militaires grand-guignolesques qui émaillent le récit. Mais cette puissance d’évocation peut être aisément mise sur le compte de la carrière antérieure d’illustrateur de Hitler, plutôt que d’une maîtrise spécifique de la prose. Tout autre est le symbolisme du roman, terrain de disputes légitimes. N’importe quel profane en matière de psychologie s’apercevra que Le Seigneur du Svastika est truffé de symboles et d’allusions phalliques d’une évidence criante. À preuve une des descriptions de l’arme magique de Feric Jaggar, la fameuse Grande Massue de Held : « Son fût était une tige luisante… de métal de plus d’un mètre vingt de long et de l’épaisseur d’un avant-bras… sa pomme hypertrophiée était un poing d’acier grandeur nature, un poing de héros. » Si ce n’est pas là la description d’un pénis fantastique, qu’est-ce donc ? En outre, tout ce qui concerne la Grande Massue tend à une identification phallique entre le héros de Hitler, Feric Jaggar, et son arme. La Massue n’est pas seulement façonnée à la forme d’un énorme pénis, elle est aussi la source et le symbole du pouvoir de Jaggar. Seul Jaggar, héros du roman, peut soulever la Grande Massue, phallus supérieur par la taille, la puissance et le rang, sceptre du pouvoir en tout domaine. Quand il oblige Stag Stopa à baiser la pomme de son arme en signe d’allégeance, le symbolisme phallique de la Grande Massue atteint les sommets du grotesque.

Mais le symbolisme phallique est loin de se limiter à la Grande Massue de Held. Le salut bras tendu qui forme un motif obsessionnel tout au long du roman est manifestement un geste phallique. Jaggar passe en revue l’une des orgies militaires du haut d’une énorme tour cylindrique qui est décrite en termes phalliques patents. Plus loin, le pilier de feu au centre de Bora, la ville en flammes, devient un immense totem phallique autour duquel Jaggar fait parader ses troupes victorieuses. Et, dans la dernière scène du roman, une fusée littéralement remplie de la semence de Jaggar s’élève « sur un pilier de feu pour aller féconder les étoiles », apogée orgastique d’un bizarre spectacle militaire que Jaggar vit clairement comme l’équivalent maladroit d’un rapport sexuel.

Sans contredit, une grande part de l’attrait que Le Seigneur du Svastika exerce sur le lecteur ingénu découle du symbolisme phallique qui domine le livre. En un sens, le roman est une œuvre de pornographie sublimée, une orgie phallique de bout en bout, dont la sexualité est symbolisée en termes de parades militaires grandioses et fétichistes et d’accès de violence hystérique et irréelle. Violence et défilés militaires étant un transfert courant de la sexualité phallique dans la société occidentale, le livre gagne un grand poids à s’appuyer sur l’une des pathologies sexuelles dominantes de notre civilisation.

Reste la question de savoir si Hitler avait une claire conscience de ce qu’il faisait.

Ceux qui prétendent que Hitler a fait usage de cette imagerie phallique systématique comme d’un instrument consciemment forgé peuvent légitimement soutenir que sa constante application fait la preuve d’un acte conscient de création. Bien plus, Hitler manifeste une intelligence aiguë de l’utilisation des symboles et des événements visuels à la manipulation de la psychologie de masse. On peut imaginer que les meetings aux flambeaux qu’il décrit allumeraient véritablement les passions de foules réelles selon un schéma comparable à celui du roman. L’adoption des couleurs du svastika par des groupes de notre propre société prouve a fortiori que Hitler savait fort bien composer des métaphores visuelles susceptibles d’exercer un effet puissant sur le spectateur. Ainsi, par extension, il devient apparemment raisonnable de supposer que Hitler a délibérément mis Le Seigneur du Svastika sous le signe de l’iconographie phallique afin de captiver le lecteur ingénu.

Une étude superficielle de la S.F. commerciale semblerait confirmer cette hypothèse. Le héros à l’épée magique est un trait commun, voire universel, des romans dits de cape et d’épée. Ces romans sont écrits selon une formule simple : le personnage hyperviril, aidé par son arme incroyablement puissante, avec laquelle il opère une identification phallique évidente, surmonte d’énormes difficultés avant de connaître l’inévitable triomphe. Pendant des décennies, Hitler s’activa beaucoup dans le microcosme des « fans de S.F. », et, en fait, maintes fantaisies de ce type furent passées en revue dans son fanzine. Il est donc raisonnable de penser que le genre cape et épée lui était fort familier ; d’ailleurs, deux ou trois de ses romans de jeunesse sont proches de cette veine.

Le Seigneur du Svastika constitue schématiquement le type même du roman de cape et d’épée à deux sous. Le héros (Jaggar) reçoit l’arme phallique en gage de sa suprématie légitime puis triomphe d’une série de batailles sanglantes, jusqu’à la victoire finale. Abstraction faite de l’allégorie politique et des pathologies plus spécifiques dont je traiterai plus loin, c’est la logique et l’intensité obsessionnelles du symbolisme phallique qui distinguent Le Seigneur du Svastika d’une pléiade de romans similaires. Nous sommes amenés à conclure que Hitler, après étude de la nature de l’attrait exercé par le genre cape et épée, a consciemment exagéré la tendance pathologique de son livre en forçant sur le symbolisme phallique et en le rendant d’autant plus flagrant et pénétrant. Cela ferait du Seigneur du Svastika une exploitation cynique de la pathologie sexuelle, certes du genre, mais poussée à de telles extrémités que son impact dépasse de beaucoup celui de ses timides modèles.

Je crois pourtant que cette théorie peut être réfutée à la fois par le témoignage du roman lui-même et par la nature même de la S.F.

D’abord, et mis à part la question dû symbolisme phallique. Le Seigneur du Svastika témoigne abondamment de l’aberration mentale de son auteur. On voit mal comment le fétichisme dont le roman est saturé peut être destiné à séduire le lecteur moyen. D’un bout à l’autre du livre, il est fait une part obsessionnelle aux uniformes, en particulier aux cuirs noirs ajustés des S.S. La fréquente conjonction de descriptions répétitives de « cuir noir luisant », « chrome brillant », « hautes bottes à talons ferrés », et d’autres pièces d’habillement et d’ornement, avec des gestes phalliques tels le salut du Parti, le claquement des talons, la marche au pas, et tout le reste, dénotent clairement chez Hitler un fétichisme inconscient d’une nature particulièrement morbide, propre à n’inspirer que les personnalités les plus troublées.

Hitler, en effet, semble admettre que des masses d’hommes en uniformes fétichistes paradant avec précision et affichant des gestes et des attirails phalliques peuvent exercer un attrait puissant sur l’homme moyen. Feric accède au pouvoir à Heldon au terme d’une suite grotesque de parades phalliques de plus en plus grandioses. Voilà indubitablement la marque du fétichisme phallique de l’auteur ; sinon, reste à accepter l’idée ridicule qu’une nation entière pourrait se jeter aux pieds d’un chef sur la seule foi de manifestations de masse de fétichisme public, d’orgies de symboles phalliques et de meetings animés par des torches et des discours furieux. De toute évidence, une telle psychose de masse ne pourrait jamais survenir dans le monde réel ; le postulat de Hitler selon lequel non seulement elle pourrait se produire, mais que s’exprimerait ainsi une prétendue volonté raciale, suffit à prouver qu’il était lui-même atteint de cette maladie.

Au-delà du fétichisme, le roman souffre de contradictions internes au niveau pourtant bien bas de la S.F. commerciale, autant d’indications que le contact de l’auteur avec la réalité devenait de plus en plus flou à mesure qu’il avançait dans ses propres obsessions en écrivant ce qui avait sans nul doute commencé comme un roman alimentaire de plus.

Le roman s’ouvre sur un monde dont la plus haute technologie est représentée par la machine à vapeur et l’avion rudimentaire, et qui débouche dans un laps de temps fictionnel ridiculement court sur la télévision, les mitrailleuses, les chars modernes, les chasseurs à réaction, les êtres humains artificiels, le vaisseau spatial enfin. Hitler ne fait aucun effort pour justifier quoi que ce soit ; c’est de la mythomanie du début à la fin. Certes, les fantaisies injustifiables et invraisemblables sont monnaie courante dans la S.F. de bas étage, mais sans jamais atteindre ces sommets du grotesque. Hitler semble croire que la seule existence d’un héros comme Feric Jaggar pourrait susciter les bonds qualitatifs de la science et de la technologie. L’étroite identification de l’auteur avec un héros de cette sorte étant admise, c’est un symptôme du plus grossier narcissisme. Plus pathologiques encore sont les obsessions sécrétionnelles et fécales de Hitler. « Odeurs infectes », « pestilences », « taudis putrides », « égouts fétides » et autres termes abondent dans le livre. Hitler exprime à tout bout de champ sa terreur morbide des sécrétions et des réactions corporelles. Il décrit à perte de vue les Guerriers du Zind exécrés comme « bavant », « déféquant », « urinant », et ainsi de suite. Les monstres sont couverts d’une sanie qui rappelle le mucus nasal. Les forces du mal sont décrites en termes de sécrétions malsaines, d’ordure, de miasmes et d’excrétions, alors que les forces du bien sont « immaculées », « luisantes » et « précises », leurs équipements et leurs personnes présentant des surfaces brillantes et polies comme des blocs stériles. Même un profane peut comprendre le caractère anal de cette dichotomie.

Dans le livre, la violence confine à la psychose. Hitler décrit les plus horribles massacres non seulement comme s’il les trouvait excitants, mais de l’air de croire que ses lecteurs seront pareillement captivés. Sans nul doute, le traitement de la violence dans Le Seigneur du Svastika y ajoute un attrait morbide supplémentaire. Le lecteur est régalé, si l’on peut dire, d’une façon peut-être unique dans toute la littérature : une violence au comble de l’horreur, de la perversité et de l’ignominie, décrite par un écrivain qui destine visiblement ces hideuses visions à l’édification, à l’exaltation et même à l’élévation de son lecteur. Sade lui-même n’est pas allé aussi loin, car ses horreurs sont pour le moins censées procurer une titillation sexuelle, alors que Hitler assimile la destruction massive, les massacres impitoyables, les débauches de violence nauséeuse et le génocide à la piété pharisienne, à l’honneur et à la vertu, exigeant littéralement du lecteur moyen qu’il partage son point de vue comme s’il s’agissait d’une vérité d’évidence. Voilà bien la preuve flagrante que la puissance du Seigneur du Svastika ne découle pas de l’art de l’écrivain mais des fantasmes pathologiques débridés qu’il a inconsciemment donnés à imprimer.

Et si ce n’était pas encore suffisant, que dire du fait étonnant qu’il n’y a pas un seul personnage féminin dans le livre ? Assurément, l’asexualité est le signe distinctif de la science-fiction classique ; les femmes n’y sont que de chastes figurines manifestant un intérêt romantique pour le héros, des prix à décrocher. Mais Le Seigneur du Svastika s’est pas seulement dépourvu de ce ressort traditionnel, il s’étale sur des pages et des pages pour nier la nécessité même de la moitié féminine de la race humaine. En définitive, toute reproduction doit provenir du clonage des S.S. hypervirils, en une singulière parthénogenèse mâle.

Nous sommes tentés d’associer cette négation de l’existence même des femmes avec le fétichisme phallique pour diagnostiquer chez Hitler une homosexualité refoulée. Il est vrai que Hitler, bien qu’étant resté célibataire, avait acquis une certaine réputation de don juan dans les conventions de S.F. Or l’homosexualité refoulée est souvent à la base du donjuanisme. Il serait pourtant quelque peu présomptueux de faire un diagnostic post mortem à partir des éléments dont nous disposons. Il suffit de dire que l’attitude de Hitler envers les femmes et la sexualité n’était rien de moins que saine.

Ainsi, loin d’apparaître comme un roman stéréotype cyniquement et astucieusement agencé pour exciter les pulsions phalliques des masses, comme tant d’autres romans d’anticipation, Le Seigneur du Svastika émerge comme le produit de l’obsession d’une personnalité perturbée mais puissante. Son pouvoir ne découle pas du talent de l’écrivain mais de la richesse de l’exhibition pathologique dont celui-ci le colore à un niveau entièrement inconscient. Il est notoire que l’art des psychotiques peut séduire et émouvoir l’esprit même le plus normal. Il nous donne un aperçu terrifiant sur une réalité sinistre, heureusement éloignée de notre expérience personnelle. Nous en sortons profondément remués et troublés par ce contact intime avec l’indicible.

Les lecteurs peu familiers de la S.F. commerciale s’étonneront d’apprendre que les productions pathologiques de ce genre ne sont pas si rares. La littérature de S.F. abonde d’histoires de surhommes phalliques tout-puissants, de créatures étranges présentées comme des substitutions fécales, de totems péniens, de symboles de castration vaginale (tel le monstre aux multiples bouches-suçoirs remplies de dents aiguisées comme des rasoirs dans le Svastika), de relations insidieusement homophiles, voire pédérastiques, et j’en passe. Tandis que quelques-uns parmi les écrivains du genre en font un usage consciemment dosé et judicieux, le gros de ces matériaux jaillit du subconscient des auteurs travaillant dans la superficialité, et imprègne leurs œuvres.

Le Seigneur du Svastika se distingue seulement par son intensité et, jusqu’à un certain point, par son contenu de la masse considérable de littérature pathologique publiée sous l’emblème de la science-fiction. Il faut s’attacher au passé un peu insolite de Hitler pour expliquer pleinement l’impact unique de ce livre particulier.

Adolf Hitler est né en Autriche et a émigré d’abord en Allemagne, où il a servi durant la Grande Guerre, puis à New York en 1919. Au cours de la période séparant la fin de la Grande Guerre de son départ vers l’Amérique, il se mêla à un petit parti radical, les Nationaux-socialistes. On sait fort peu de choses sur cet obscur groupuscule qui disparut aux alentours de 1923, sept ans avant que le coup de force communiste ne rendît le sujet académique. Cependant, il parait certain que les Nationaux-Socialistes, ou Nazis, comme on les appelait quelquefois, avaient prévu de longue date les machinations de l’Union soviétique et qu’ils étaient de fervents anticommunistes.

Hitler resta très chatouilleux tout au long de sa vie sur le sujet du National-Socialisme et de l’Allemagne : il n’en parlait qu’avec beaucoup de réticence et d’amertume, et, disons-le, quand il avait bu. Il rejetait les Nationaux-Socialistes, sans doute avec les meilleures raisons du monde, les accusant de n’avoir été qu’un pitoyable club de brasserie. Mais son dévouement ancien, féroce et constant à la cause de l’anticommunisme était bien connu, et lui valut souvent de chaudes discussions et des inimitiés au sein du petit monde de fans de S.F. dans lequel il évoluait, jusqu’à ce que l’invasion de la Grande-Bretagne en 1948 dessillât même les yeux du plus naïf des apologistes communistes sur les appétits impérialistes de la Grande Union Soviétique. Ainsi, alors que l’iconographie, la violence, le fétichisme et le symbolisme du Seigneur du Svastika expriment clairement les obsessions maladives de Hitler, on peut raisonnablement admettre que les éléments d’allégorie politique du roman ont été des créations conscientes, les produits d’un esprit profondément concerné par la politique mondiale et par le destin malheureux de son Europe ancestrale.

L’empire de Zind offre d’évidentes similitudes avec la Grande Union Soviétique. Zind représente l’aboutissement logique de l’idéologie communiste – une fourmilière d’esclaves sans cervelle présidée par une impitoyable oligarchie. De même que les Doms de Zind veulent un monde où chaque être pensant aura été réduit à l’état d’esclave sous-humain, de même les chefs communistes actuels veulent un monde où l’individualisme aura été annihilé et chaque homme réduit à la soumission au parti communiste. De même que la puissance de Zind réside dans son immensité et dans son gigantesque réservoir d’hommes que les Dominateurs n’ont aucun scrupule à sacrifier, de même la puissance de la Grande Union Soviétique découle de l’énormité de son territoire et de sa population, que les communistes pressurent avec un mépris absolu des besoins ou de la dignité de l’individu.

Heldon semblerait donc représenter une Allemagne renaissante qui n’a jamais existé, fantasme caressé par Hitler, ou peut-être le monde non communiste in toto.

Ce point admis, l’allégorie politique reste un fouillis désespérant. Les Dominateurs semblent figurer le mouvement communiste mondial ; le « Parti Universaliste » semble l’équivalent du parti communiste, avec son apologie basse et cynique de la paresse auprès des basses classes.

Mais quelque chose d’autre nous échappe, un lien avec les obsessions génétiques entièrement inexplicables du roman.

Il est impossible de dresser un parallèle viable entre les mutants dégénérés qui infestent le monde du Seigneur du Svastika et la réalité contemporaine. Bien sûr, le monde du Svastika est le produit d’une antique guerre atomique ; peut-être alors la description des descendants génétiquement infirmes de notre époque est-elle un avertissement que nous lance Hitler. Mais les Doms eux-mêmes apparaissent comme un authentique élément paranoïde. Il est difficile d’échapper à la conclusion selon laquelle ils représentent un groupe réel ou imaginaire, que Hitler craignait et haïssait.

Quelques vagues indices tendent à démontrer que le parti nazi était jusqu’à un certain point antisémite. Nous sommes donc tentés de conclure que les Dominateurs symbolisent d’une certaine manière les Juifs. Mais, comme Zind est de toute évidence censée représenter la Grande Union Soviétique, où l’antisémitisme a atteint de tels sommets de férocité au cours de la dernière décennie que cinq millions de Juifs en sont morts, et comme les Doms, loin d’être les victimes de Zind, y détiennent le pouvoir absolu, cette idée s’écroule d’elle-même.

Cependant, malgré la confusion des détails, l’allégorie politique fondamentale du Seigneur du Svastika est parfaitement claire : Heldon, représentant soit l’Allemagne, soit le monde non communiste, anéantit Zind, représentant la Grande Union Soviétique. Il va sans dire que ce fantasme politique fait vibrer une corde dans le cœur de tout Américain, à une époque où les États-Unis et le Japon sont le seul obstacle à l’hégémonie de la Grande Union Soviétique sur le globe. En outre, les modalités de la victoire flattent nos plus chers désirs. Heldon détruit Zind sans avoir recours aux armes nucléaires. L’individualisme héroïque de Heldon défait les hordes obtuses de Zind, lisez : les hommes libres du monde non communiste défont les foules esclaves de l’Eurasie communisée. Seuls les exécrables Dominateurs, équivalents des communistes, s’abaissent à faire usage des armes atomiques, et cela ne leur vaut rien. Bien qu’il semble impossible que la triste situation mondiale actuelle connaisse un semblable dénouement, on ne peut nier qu’il représente notre espoir le plus fou de paix mondiale dans la liberté. Ainsi l’immense pouvoir de séduction de ce roman d’anticipation plutôt mal écrit se révèle comme une combinaison unique de mythomanie politique, de fétichisme pathologique et d’obsession phallique, auxquels s’ajoute la fascination qu’exerce un esprit bizarre, morbide, presque étranger, entretenant inconsciemment l’illusion saugrenue que ses pulsions les plus violentes et les plus perverses, loin d’être honteuses, constituent des principes nobles et élevés auxquels adhère à juste titre le gros de l’humanité.

Bien plus, ces divers éléments d’attraction viscérale tendent à se renforcer les uns les autres. Les fantasmes phalliques submergent le lecteur ingénu d’un sentiment de force et de puissance illimitées, qui rendent l’anéantissement fantasmagorique de Zind d’autant plus plausible, augmentant par là même le plaisir pris à cette fable politique. L’assimilation de Zind à la Grande Union Soviétique permet au lecteur innocent de se griser de violence effrénée sans ressentir de culpabilité. Ensuite, l’intensité quasi psychotique de la violence lui offre la catharsis, l’évacuation momentanée de ses sentiments de peur et de haine devant la menace communiste mondiale.

Enfin, le roman est bâti sur une conviction absolue. Feric Jaggar est un chef, sans l’ombre d’un doute. Il sait ce qu’il faut faire et comment le faire, et il agit en conséquence sans la moindre trace d’erreur, d’hésitation ou de remords. Zind et les Dominateurs sont les ennemis de l’humanité pure, aussi ne méritent-ils aucune pitié, et toute l’action entreprise contre eux est moralement irréprochable. Dans les ténèbres où nous vivons, qui ne prie pas dans le secret de son cœur pour que se dresse un tel chef ? Non seulement Jaggar ne connaît pas le doute, mais Hitler lui-même s’exprime d’une façon qui donne à penser qu’il est lui aussi convaincu de tout ce qu’il dit, et que toute vue contraire est dénuée de fondement. Pour lui, les vertus militaires, avec leurs puissantes connotations d’obsession phallique, de fétichisme et d’homophilie, sont simples, éternelles, absolues et inattaquables par l’auteur ou le lecteur.

En un temps où nous sommes déchirés entre nos problèmes et nos doutes de civilisés et la nécessité de faire face à un ennemi qui ne s’encombre guère d’un excès de scrupules moraux, une telle manière de voir, même venant d’une personnalité aussi altérée que Adolf Hitler, est franchement, quoiqu’un peu perversement, revigorante.

La Grande Union Soviétique occupe l’Eurasie comme un soudard ivre. La plus grande partie de l’Afrique est sous sa coupe et les républiques d’Amérique latine commencent à craquer. Le grand lac nippo-américain qu’est le Pacifique apparaît comme le dernier bastion de la liberté dans un monde destiné, semble-t-il, à être englouti par la marée rouge. Notre grand allié japonais dispose des vénérables traditions du Bushido pour raidir sa volonté et pour instiller dans son peuple le sens de sa mission et de son destin, mais nous, Américains, semblons irrémédiablement plongés dans l’apathie et le désespoir.

Assurément, de nombreux lecteurs de Hitler doivent se laisser aller à imaginer ce que représenterait pour l’Amérique l’apparition d’un chef comme Feric Jaggar. Nos immenses ressources industrielles seraient entièrement consacrées à la création d’une force armée sans équivalent sur Terre, notre peuple serait enflammé de résolution patriotique, nos scrupules moraux seraient mis, en veilleuse pour la durée de notre lutte à mort avec la Grande Union Soviétique.

Bien évidemment, un tel homme ne pourrait pas prendre le pouvoir ailleurs que dans les fantasmagories d’un roman de science-fiction pathologique. Car Feric est avant tout un monstre : un psychopathe narcissique à tendances obsessionnelles paranoïdes. Son assurance et sa conviction absolues sont basées sur un manque total de connaissance de soi. En un sens, un tel être humain n’aurait qu’une surface et pas d’épaisseur. Il serait susceptible de transformer la surface de la réalité sociale en y projetant ses propres pathologies, mais il ne pourrait jamais connaître la communion intime des relations interpersonnelles.

Cet individu pourrait donner à une nation la poigne de fer et la conviction morale qui lui manquent face à une crise mortelle, mais à quel prix ? Dirigés par un Feric Jaggar, nous gagnerions le monde au prix de nos âmes.

Non. Bien que le spectre de la domination communiste mondiale puisse inspirer au lecteur simple le désir d’un chef modelé sur le héros du Seigneur du Svastika, à tout prendre nous avons de la chance qu’un monstre comme Feric Jaggar demeure à jamais enfermé dans les pages de la science-fiction, rêve enfiévré d’un écrivain névrosé nommé Adolf Hitler.

Homer Whipple, New York, N.Y., 1959.