Nulle part sur la terre

fb2

« De temps à autre apparaît un auteur amoureux de son art, du langage écrit et des grands mystères qui résident de l'autre côté du monde physique. Il y avait William Faulkner, Cormac McCarthy ou Annie Proulx. Vous pouvez maintenant ajouter Michael Farris Smith à la liste. »

James Lee Burke

Une femme marche seule avec une petite fille sur une route de Louisiane. Elle n'a nulle part où aller. Partie sans rien quelques années plus tôt de la ville où elle a grandi, elle revient tout aussi démunie. Elle pense avoir connu le pire. Elle se trompe.

Russel a lui aussi quitté sa ville natale, onze ans plus tôt. Pour une peine de prison qui vient tout juste d'arriver à son terme. Il retourne chez lui en pensant avoir réglé sa dette. C'est sans compter sur le désir de vengeance de ceux qui l'attendent.

Dans les paysages désolés de la campagne américaine, un meurtre va réunir ces âmes perdues, dont les vies vont bientôt ne plus tenir qu'à un fil.

Michael Farris Smith possède un style et un talent d'évocation totalement singuliers qui vont droit au cœur du lecteur. Avec ces personnages qui s'accrochent à la vie envers et contre tout, il nous offre un magnifique roman sur la condition humaine.


Michael Farris Smith vit à Oxford, Mississippi. Après Une pluie sans fin (Super 8 éditions, 2015), Nulle part sur la terre est son deuxième roman.

Et si tu donnes de ta part à l’affamé et pourvoies aux besoins de l’opprimé, alors ta lumière surgira des ténèbres, et ta nuit sera comme le midi. Isaïe, 58, 10

Le passé ne meurt jamais.

William Faulkner

1

Le vieil homme avait presque atteint la frontière de la Louisiane quand il les aperçut qui marchaient de l’autre côté de la route, la femme avec un sac-poubelle jeté sur l’épaule et la fillette derrière elle traînant les pieds. Il les regarda quand il les dépassa puis il les regarda dans le rétroviseur et il regarda les autres voitures les ignorer comme de simples panneaux de signalisation. Le soleil était au zénith et le ciel limpide, et s’il ne savait rien d’elles il devinait au moins qu’elles devaient avoir chaud, alors il prit la première sortie, traversa le pont de l’échangeur et reprit l’autoroute I-55 dans l’autre direction, vers le nord. Il les avait vues quelques kilomètres plus tôt et il continua de rouler en se demandant ce qu’elles pouvaient bien fabriquer là. Il espérait qu’elles avaient une foutue bonne raison.

Il ralentit en arrivant à leur hauteur. Elles marchaient dans l’herbe, la fillette donnant des petites claques sur ses jambes nues, la femme voûtée sous le poids du sac-poubelle. Il se déporta sur le bas-côté puis s’arrêta derrière elles, mais ni l’une ni l’autre ne se retournèrent. Alors il coupa le moteur et sortit de la voiture.

« Hé ! »

Elles s’arrêtèrent et le regardèrent et il vint à leur rencontre. Leurs joues rouges et luisantes de transpiration à cause de la chaleur et la peau marquée de coups de soleil sous les mèches de cheveux blond presque blanc de la petite. La femme et la fillette étaient toutes deux en short et débardeur et elles avaient les épaules roses et les jambes grêlées d’égratignures et de piqûres d’insectes à force de marcher dans l’herbe drue du bas-côté. La femme laissa glisser son sac-poubelle qui heurta le sol dans un bruit mat.

« Qu’est-ce que vous faites là ? » demanda le vieil homme.

Il rajusta son chapeau et regarda le sac-poubelle.

« On marche », dit la femme.

Elle le regardait en plissant les yeux comme si c’était le soleil qu’elle avait en face d’elle et la petite fille cacha son visage entre ses mains et écarta les doigts pour l’épier au travers.

« Vous avez besoin d’aide ? Elle a pas l’air bien vaillante, dit-il en hochant la tête vers la gamine.

— On essaie de rejoindre le relais routier. À Fernwood. Vous connaissez ?

— Oui, je connais. C’est à une quinzaine de bornes. Vous cherchez quoi là-bas ?

— On est censées retrouver quelqu’un.

— Quelqu’un qui a une voiture ?

— Oui, m’sieur.

— Bon, allez, montez. Pas de la peine de rester là comme ça, dit-il en se penchant pour ramasser le sac-poubelle.

— C’est lourd », dit la femme.

Le vieil homme poussa un grognement en le hissant sur son épaule et la femme et la fillette lui emboîtèrent le pas. Il ouvrit le coffre de la longue Buick gris métallisé et y jeta le sac tandis que la gosse puis la femme se glissaient sur la banquette arrière.

Il reprit la route, observant la femme dans le rétroviseur et essayant d’engager la conversation, mais elle regardait par la vitre ou regardait la petite chaque fois qu’il disait quelque chose et elle ne répondait que par monosyllabes à ses questions, d’où elles venaient, où elles allaient, qu’est-ce qu’elles cherchaient ou de quoi elles avaient besoin ou si elle était bien sûre que quelqu’un les attendait là-bas au relais routier. Sous l’effet de l’air conditionné, le visage de la femme avait perdu de ses couleurs, il était dénué de toute expression quand elle répondait à ses questions et il comprit alors qu’elle ne savait pas plus que lui ce qu’elles cherchaient ni où elles allaient. C’était un visage émacié, et de la gamine il ne voyait que le haut du crâne dans le rétroviseur, mais il avait l’impression qu’elle était avachie, peut-être à cause de la fatigue ou de la faim ou de l’ennui ou peut-être à cause de tout ça à la fois. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas côtoyé d’enfants et il se dit qu’elle devait avoir cinq ou six ans. Elle restait là, à côté de la femme, sans bouger ni faire de bruit, comme une vieille poupée de chiffon. Le vieil homme finit par renoncer à tout espoir de conversation et laissa la femme tranquille. Elle semblait ne rien demander de plus que de pouvoir profiter en paix de ce moment de répit.

Quelques minutes plus tard l’enseigne du relais routier apparut au-dessus des arbres à gauche de l’autoroute et il prit la sortie et s’engouffra sur l’immense aire de stationnement où manœuvraient les poids lourds. À droite s’alignaient les pompes à essence et quelques chambres de motel. Le vieil homme contourna le relais, passa devant les pompes et la boutique et les douches et les vestiaires et s’arrêta devant la cafétéria, à laquelle on pouvait accéder directement par une porte à l’arrière du bâtiment.

« Ça ira ? » demanda-t-il à la femme.

Elle acquiesça puis dit à la petite :

« Allez, viens, ma puce. »

Le vieil homme alla ouvrir le coffre, sortit le sac-poubelle et le posa sur le bitume. Puis il prit son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon, en retira quarante dollars et les tendit à la femme.

Elle baissa les yeux et le remercia.

Il hocha la tête et ajouta qu’il aurait aimé pouvoir lui donner plus, mais elle lui dit que c’était déjà beaucoup. Elle souleva le sac, prit la fillette par la main et le remercia encore en esquissant un sourire et il leur tint la porte quand elles entrèrent dans la cafétéria. Il les regarda par la vitre. Il y avait un comptoir et une rangée de tabourets de bar sur la droite et la petite fille pianota du bout des doigts sur chacun des tabourets en passant et la femme laissa tomber au sol son sac-poubelle et continua d’avancer en le traînant sur le linoléum. Il continua de les suivre des yeux tandis qu’une serveuse les escortait jusqu’à une table près de la fenêtre, et il faillit alors entrer à son tour, pour leur donner son numéro de téléphone, dire à la femme qu’elle pouvait l’appeler si jamais on ne venait pas les chercher comme prévu et qu’il ferait son possible pour les aider. Mais il se ravisa. Remonta dans la Buick et fit demi-tour et, arrivé chez lui, il se gara sous l’auvent avant d’entrer dans la maison où il retrouverait sa femme à la table de la cuisine. Il lui parlerait de la femme et de la gamine et quand elle voudrait savoir ce qu’il fichait d’abord sur la route de Louisiane, il n’en aurait pas la moindre idée.

2

La fillette mangea deux sandwichs toastés au fromage et une glace au chocolat et la femme une assiette de pain brioché en sauce et elles burent chacune plusieurs verres de thé glacé. Il lui en coûta plus qu’elle n’aurait voulu dépenser mais voir le visage de la petite s’illuminer un peu plus à chaque bouchée la réjouissait. Même si cette satisfaction n’était que passagère.

Après avoir réglé la note, elles restèrent assises dans le box sans parler, la petite occupée à dessiner au dos du menu en papier avec les crayons que lui avait donnés la serveuse. Maben compta son argent. Soixante-treize dollars. Elle replia soigneusement les billets et les glissa dans la poche avant de son short puis elle se tourna vers la fenêtre et regarda le motel à l’autre bout de l’aire de stationnement et l’idée l’effleura de prendre une chambre, de se prélasser dans un bain, d’allumer la télévision et puis de s’endormir à côté de la petite. Dans des draps propres. Avec l’air conditionné et la porte fermée à clé. La fillette dit regarde maman et leva la feuille de papier pour lui montrer un a bleu et une autre lettre en rouge. Peut-être un b. Et en vert un c ou un l.

« C’est très bien, Annalee », dit Maben.

La petite fille sourit puis reposa la feuille et se remit à l’ouvrage, traça un cercle et commença à dessiner un visage. La serveuse vint leur demander si elles voulaient autre chose.

« C’est combien, les chambres ? demanda Maben.

— Dans les trente-cinq dollars, je crois, dit la serveuse. Attendez, je vais me renseigner.

— Non, dit Maben. Pas la peine. Vous avez un téléphone ?

— Là-bas, dit la serveuse en indiquant la porte. À côté des toilettes. »

Maben effleura la main de la fillette, lui dit qu’elle revenait tout de suite et se leva. Un annuaire était suspendu à la tablette par un cordon métallique et elle l’ouvrit en essayant de se rappeler le nom des gens qu’elle connaissait autrefois. De se souvenir d’une amie ou d’un cousin éloigné. Quelque chose. Quelqu’un. Elle scrutait la liste de noms dans l’annuaire comme si l’un d’eux pouvait à tout moment lui sauter aux yeux en s’écriant Hé, regarde un peu qui est là. Mais en vain. Trop de temps écoulé. Trop d’eau sous les ponts. Trop de choses arrivées entre-temps, qui pouvaient paraître réjouissantes au début, et qui l’étaient d’ailleurs, mais qui très vite finissaient par vous désarçonner et vous plomber et vous convaincre que c’était encore ailleurs qu’il fallait chercher. Trop de tout ça. Elle laissa tomber l’annuaire, ouvrit les Pages jaunes et il lui fallut deux ou trois minutes mais elle finit par repérer un foyer d’accueil qui ferait peut-être l’affaire. Sur Broad Street. Elle croyait se rappeler où c’était. Elle arracha la page, la plia et la glissa dans sa poche et elle retourna à la table. McComb était à environ huit kilomètres et il fallait en compter trois ou quatre de plus depuis l’autoroute pour rejoindre le centre-ville et Broad Street. Elle ne savait pas si la petite aurait encore la force aujourd’hui. Et rien ne garantissait que le foyer serait toujours là. Ce ne serait pas la première fois qu’elle se retrouverait devant une porte barrée d’une affichette détrempée expliquant que faute de financements nous sommes au regret de devoir fermer. En cas d’urgence veuillez contacter la police.

Il avait dit qu’il revenait tout de suite mais elle avait compris rien qu’à son intonation qu’il mentait. Au moins il avait laissé cent dollars, posés en évidence sur la télé. Et le sac-poubelle, avec ses vêtements et ceux de la gosse, devant la porte de la chambre du motel. Elle avait connu pire. Se faire larguer sans brutalité avait presque été une petite victoire en soi. Mais il n’en restait pas moins que le van avait disparu et lui avec et qu’elle avait déjà oublié comment il s’appelait et qu’elles s’étaient retrouvées une fois de plus seules toutes les deux dans une chambre qui n’était pas la leur. Alors elles étaient parties. Trois jours qu’elles marchaient. Retour au Mississippi puisqu’elles n’avaient nulle part ailleurs où aller. Ça n’avait pas marché à La Nouvelle-Orléans et ça n’avait pas marché à Shreveport et la seule chose qu’elle avait réussie à Beaumont c’était de concevoir la fillette et elle ne savait pas très bien au fond pourquoi le Mississippi à part le fait que c’était la case départ. Elle était partie avec rien et revenait avec rien sinon une bouche de plus à nourrir. Et maintenant qu’elle était de retour, la chaleur exhalée par l’asphalte ressemblait à la chaleur exhalée par l’asphalte partout ailleurs. Elle avait vaguement espéré que se produise un miracle ou un autre, une fois qu’elles auraient franchi la frontière de l’État, et c’était peut-être bien ce qui s’était passé avec ce vieil homme qui les avait ramassées sur la route et leur avait donné quarante dollars. Et, les yeux fixés sur les traces séchées de glace au chocolat aux coins de la bouche de la petite, Maben se dit que c’était à peu près tout ce qu’elle était en droit d’espérer.

« Maman, dit la fillette.

— Oui.

— On est arrivées au Mississippi ?

— Oui, ma puce.

— Alors on peut arrêter de marcher ?

— Presque.

— On peut prendre une chambre ici ?

— Arrête de poser des questions et viens. »

Elles avaient dormi à la belle étoile, dans des bosquets en bordure d’autoroute, leurs vêtements étalés sur les feuilles et la terre en guise de lit, se nourrissant de biscuits salés et de chips et de Coca et profitant du couvert de la nuit pour respirer un peu. Elles puaient et elle le savait et quand la petite eut fini son dessin elles sortirent de la cafétéria, traversèrent la boutique et se dirigèrent vers l’autre partie du relais, ignorant le panneau réservé aux routiers pour entrer dans les vestiaires femmes. Maben resta debout à côté de la cabine pendant que la petite prenait sa douche et quand elle eut fini de la rhabiller elle en prit une à son tour et sentit avec soulagement la crasse dégouliner sur son corps et disparaître par la bonde. Elles se séchèrent les cheveux à tour de rôle sous le sèche-mains électrique et Maben sortit du sac-poubelle deux tee-shirts et deux shorts propres. Elle dit à la fillette de l’attendre dans le vestiaire et elle alla dans la boutique voler un petit flacon de lotion puis elle retourna dans le vestiaire et enduisit les bras, le visage et le cou cramoisis de la petite avant de faire pareil pour elle. Ensuite elle nettoya leurs chaussettes dans le lavabo puis les essora et les passa sous le sèche-mains tandis qu’Annalee était allongée par terre sur les carreaux de faïence, la tête posée sur le sac-poubelle. Le temps que les chaussettes soient sèches, elle s’était endormie et Maben s’assit près d’elle et appuya la tête contre le mur et pria pour que personne n’entre dans le vestiaire pendant que la petite se reposait.

Elle s’était rendu compte avec le temps que les mauvais coups, une fois que c’était parti, s’amoncelaient et proliféraient comme une espèce de plante grimpante sauvage et vénéneuse, un lierre qui courait tout le long des kilomètres et des années, depuis les visages brumeux qu’elle avait connus jusqu’aux frontières qu’elle avait franchies et à tout ce qu’avaient pu instiller en elle les inconnus croisés en chemin. Un lierre qui s’étendait et se ramifiait sans cesse, s’entortillait autour de ses chevilles et autour de ses cuisses et autour de sa poitrine et autour de sa gorge et de ses poignets et qui se faufilait entre ses jambes, et en regardant la fillette endormie avec son front brûlé par le soleil et ses petits bras chétifs elle comprit que cette enfant n’était autre que sa propre main crasseuse qui tentait désespérément de s’extirper de cette masse grouillante de chiendent pour se raccrocher à quelque chose de bien. Elle lui caressa les cheveux. Contempla avec ravissement ses petites mains repliées sous sa joue. Puis elle s’allongea à côté d’elle. Elle était parfois incapable de trouver le sommeil, assaillie par des pensées où semblait se concentrer tout le mal en ce monde et terrifiée à l’idée de ne pas pouvoir protéger la fillette, et à d’autres moments ces pensées hantées par tout le mal en ce monde l’épuisaient au point qu’elle n’avait plus la force de les combattre et alors elle y renonçait, comme à présent, et la tête posée sur le bras et le bras posé sur le carreau de faïence froide, elle s’endormit.

3

Elles furent réveillées par une femme corpulente qui portait des bottes noires et un tee-shirt Waylon Jennings. Elles se redressèrent et se frottèrent les yeux puis elles se levèrent et la femme leur demanda ce qu’elles faisaient.

« Rien », dit Maben, et elle caressa les cheveux de la petite du plat de la main puis elle ramassa le sac-poubelle.

« Vous voulez que je vous dépose quelque part ? Je mange un morceau et ensuite je vais vers La Nouvelle-Orléans.

— Ça ira », dit Maben, et elle prit la petite par la main et elles sortirent des vestiaires.

Dehors elles s’assirent sur le trottoir. L’après-midi touchait à sa fin ; elles avaient réussi à grappiller deux ou trois heures de sommeil sans être dérangées par les allées et venues des autres usagers qui par politesse ou indifférence les avaient enjambées ou contournées, jusqu’à ce que cette bonne femme décide de leur adresser la parole. Maben se demanda si elles arriveraient à rejoindre le foyer d’accueil avant la fin du jour ou si elles étaient condamnées à passer une fois de plus la nuit dehors. S’il y aurait de la place pour elles. S’ils pourraient l’aider à trouver du travail. S’ils avaient des livres de coloriage. Si elles pourraient rester une journée ou trois jours ou un mois. Si.

Elle regarda les chambres du motel de l’autre côté de la station. Elle regarda la petite. Trois jours qu’elles étaient sur la route ou dans les bois.

« Viens », dit-elle à la fillette, et elles rentrèrent dans la cafétéria.

Les clés étaient accrochées à un panneau en bois cloué au mur derrière la caisse. La fille qui les avait servies était en train de trier des reçus. Elle leva les yeux et dit je croyais que vous étiez parties.

« Pas encore, dit Maben. On voudrait une chambre si y en a de libre.

— Bien sûr », dit la serveuse.

Elle posa sa pile de reçus et sortit un registre de sous le comptoir. Elle l’ouvrit, cocha quelques cases et dit qu’apparemment la 6 était libre. Trente-cinq dollars tout rond.

Maben sortit les billets de sa poche et tandis qu’elle les dépliait un à un sur le comptoir la serveuse se pencha vers la fillette et lui demanda comment elle s’appelait.

« Annalee », répondit la petite.

Puis elle leva les yeux et lui dit ma mère, elle s’appelle Maben.

« Ça, elle te l’a pas demandé », dit Maben en tendant l’argent à la serveuse.

La serveuse se retourna vers le panneau en bois, prit une clé, la donna à Maben et sourit à la fillette. Puis elle dit :

« Veillez à bien verrouiller votre porte.

— Pourquoi ? » demanda la petite, mais Maben lui dit de la suivre et elles se dirigèrent vers leur chambre.

En traversant l’aire de stationnement, elles s’arrêtèrent pour laisser passer un gros semi-remorque et quand la voie fut libre la fillette se mit à sautiller d’impatience à la perspective de pouvoir s’installer à son aise et regarder la télévision.

Elles avaient regardé des dessins animés et la météo. Assises sur le lit, déchaussées et les jambes allongées. Avec des boissons fraîches qu’elles avaient prises au distributeur. Et maintenant la petite dormait, toute propre, son corps éclairé dans le noir par les flashs de lumière de l’écran. Maben alla à la fenêtre et écarta les rideaux. Le parking baignait dans une lueur spectrale et il y avait plus de camions que tout à l’heure, venus se poser là pour la nuit. Elle apercevait les vitrines de la cafétéria de l’autre côté, et les serveuses à l’intérieur, en plus grand nombre que les clients. Elle avait dépensé plus de la moitié de l’argent et elle s’en voulait. Si pour une raison ou une autre elle ne trouvait pas ce qu’elle espérait trouver demain sur Broad Street, si le foyer était complet ou fermé ou tout simplement pas le bon endroit pour elles, alors elle aurait commis une grave erreur. Soixante-treize dollars, ce n’était pas beaucoup, mais avec trente-cinq de moins et en comptant les huit dépensés pour le déjeuner, ça faisait vraiment très peu.

Elle s’approcha de la télé pour changer de chaîne, mit les infos et regarda l’heure dans le coin en bas à droite de l’écran. Vingt-trois heures dix. Elle revint à la fenêtre, prit une chaise, s’installa et entrouvrit de nouveau les rideaux.

Au moins on n’empeste plus, se dit-elle. Bien verrouiller votre porte — elle se rappela ce qu’avait dit la serveuse mais ne comprenait pas la raison de cette mise en garde. Les gens ici n’avaient pas l’air de faire autre chose que ce qu’ils étaient censés faire.

C’est alors qu’elle remarqua deux filles à la lisière du parking qui n’étaient pas là quelques secondes plus tôt. Comme si elles avaient brusquement surgi d’un trou dans le sol. Une blanche et une noire. Habillées pareil. Minijupe en jean, débardeur blanc et claquettes. Chacune avec un petit sac à main. Seize ans à tout casser, estima Maben. La blanche avait les cheveux bruns et courts, à la garçonne, et la noire avait un bandana noué autour de la tête. Elles s’avancèrent ensemble jusqu’au milieu du parking puis la noire montra du doigt le camion violet et la blanche le camion noir et alors elles se séparèrent. Maben les regarda se diriger chacune vers sa cible, grimper sur le marchepied en s’accrochant au rétroviseur et taper à la vitre. La portière du camion violet s’ouvrit en premier et la fille noire se faufila à l’intérieur. La blanche tapa de nouveau à la vitre et rajusta sa jupe et alors la portière du camion noir s’ouvrit et à son tour elle s’engouffra à l’intérieur. Puis dans chacune des deux cabines on tira les rideaux.

Maben compta les camions. Il y en avait neuf autres.

Neuf fois trente. Deux cent soixante-dix dollars.

Neuf fois cinquante, quatre cent cinquante.

Elle tourna la tête et regarda les billets froissés posés sur la table à côté de la télé. Trente dollars.

Elle l’avait fait avant et elle n’y avait pas repensé depuis longtemps, s’obligeant à effacer ce souvenir de sa mémoire. Et maintenant qu’il lui revenait, il lui semblait que c’était arrivé à quelqu’un d’autre. Elle s’était si bien évertuée à oublier qu’elle ne savait plus quand ni où ni combien de fois, mais elle se rappelait que c’était à une époque de ténèbres où elle s’était retrouvée acculée au désespoir, cernée par les chiens enragés de la vie.

Elle regarda les camions et se demanda si ces filles étaient en âge de conduire. Se demanda d’où elles sortaient. Se demanda si ces hommes avaient songé ne serait-ce qu’une seconde que ces filles avaient été il n’y a pas si longtemps des enfants. Ou l’étaient encore. À moins qu’elles ne l’aient jamais été, peut-être, parce qu’elles n’en avaient pas eu le temps. Elle regarda Annalee et prit soudain conscience de ce qui l’attendait si les choses ne prenaient pas une autre tournure, puis elle respira un grand coup et se tourna de nouveau vers le parking et alors lui revint comme une vision le souvenir de cette nuit-là, si longtemps auparavant. Et ce garçon. Ce si beau garçon. Tous les deux assis sur le hayon du pick-up garé sur Walker’s Bridge. Sous le pont filait l’eau de Shimmer Creek et en bordure de la crique et partout autour d’eux se dressait la forêt touffue, les arbres serrés de part et d’autre du pont, comme pour le protéger. Le pont si étroit que le pick-up en occupait toute la largeur, avec ses garde-fous en bois qui penchaient de côté, à moitié vermoulus. Le bois entaillé de déclarations d’amour depuis longtemps oubliées, gravées à coups de canif et d’ouvre-boîte. La pleine lune dont l’éclat se mêlait aux feuillages pour faire surgir des ombres et créer l’illusion d’une armée de fantômes immobiles, sur le qui-vive. Le ciel rempli d’étoiles et, derrière la musique crachotée par la radio, les criquets et les grenouilles dont le chœur abstrait accompagnait le ruissellement des eaux de la crique et alors elle avait su que c’était le bon moment. Le bon garçon. Et elle lui avait dit de grimper sur le plateau du pick-up et de s’allonger. Ne dis rien, allonge-toi, c’est tout et ne regarde pas, et il avait obéi et alors elle s’était levée, éloignée du pick-up et elle s’était avancée jusqu’à la rambarde du pont. Interdit de regarder, avait-elle répété. Elle avait levé les yeux vers le ciel pour se donner du courage et ensuite elle avait ôté son tee-shirt et défait son soutien-gorge puis elle avait fait glisser son short et sa culotte à ses pieds. Elle s’était agenouillée et elle avait ramassé ses affaires et les avait posées en un petit tas au bord du pont. Un frisson glacial l’avait parcourue quand elle s’était redressée mais elle avait alors écarté les bras et senti le clair de lune sur sa peau, comme si deux mains tièdes s’étaient faufilées derrière elle pour la soutenir. Elle avait regardé sur le plateau du pick-up le garçon qui lui avait dit qu’il l’aimait. Et elle s’était avancée vers lui mais la nuit avait alors été interrompue par le grondement d’une voiture qui approchait et la lueur de deux phares était apparue soudain en haut de la colline, des phares qui arrivaient à toute vitesse, deux faisceaux de lumière crue qui avaient surgi avant qu’elle ait eu le temps de prononcer son nom, avant qu’elle ait eu le temps de ramasser ses vêtements, et pas une seconde la voiture n’avait ralenti. Et elle s’était entendue hurler son nom tout en courant se mettre à l’abri loin du pont, sur le bas-côté de la route, et elle s’était retournée juste à temps pour voir la voiture percuter l’avant du pick-up. Le rugissement de l’impact lui avait fait rentrer la tête dans les épaules et le corps mince et élancé de Jason avait été éjecté du pick-up et catapulté dans la nuit comme s’il s’envolait. Les étincelles et le crissement et le fracas de la tôle froissée et puis elle qui courait soudain sur cette route de terre en direction de la fenêtre éclairée la plus proche. Son souffle précipité et sa course plus précipitée encore et cette impression pourtant de courir vers nulle part, comme si cette maison qu’elle avait aperçue s’éloignait à mesure qu’elle tentait de la rejoindre, ses habits roulés en boule sous le bras, et ce n’est qu’en déboulant dans le jardin qu’elle s’était rappelé qu’elle était nue et alors elle s’était arrêtée pour remettre son short et son tee-shirt. Elle avait laissé son soutien-gorge et sa culotte sur le perron et elle avait cogné et cogné à la porte, persuadée que les habitants de cette maison allaient se croire attaqués ou assaillis par des cambrioleurs et alors elle s’était mise à hurler des mots comme pont et voitures et au secours et mon Dieu je vous en prie jusqu’à ce qu’une lumière s’allume à l’intérieur et que la porte s’ouvre et qu’un homme aux cheveux gris risque un œil au-dehors et comprenne qu’il s’était passé quelque chose de grave. Et ensuite elle était montée avec lui dans sa voiture et ils avaient repris la route pendant que sa femme appelait les secours. Maben incapable de répondre aux questions du type, les yeux fous d’angoisse, braqués sur la nuit derrière le pare-brise et priant pour voir Jason debout au milieu de la route dans la lumière des phares quand ils atteindraient le pont. Priant pour le trouver là, debout, en train d’essuyer les projections de terre sur son visage et ses bras en disant bon sang c’est pas passé loin. Mais rien, elle n’avait rien vu et elle avait appelé et elle n’avait rien entendu et ensuite elle avait regardé apparaître les lumières bleues et les lumières rouges au sommet de la colline et elle avait regardé ensuite les lampes torches éclairer les bois et l’amas tordu et fumant de la voiture et du pick-up enchâssés au milieu des arbres et puis elle avait entendu une voix qui disait y en a un de vivant et alors elle s’était dit c’est lui c’est lui faites que ce soit lui mais c’était l’autre. Celui qui avait tout interrompu.

À travers la brume des années, cette nuit lui revenait avec violence et clarté tandis qu’elle fixait le parking d’un regard vide. Un coup de klaxon retentit et la tira de sa torpeur. Elle se tourna, revint s’asseoir au bord du lit, posa la main sur la jambe de la fillette et regarda sa petite poitrine se soulever et s’affaisser dans le plus profond des sommeils.

Ça ne prendrait pas longtemps, se dit-elle. Ça n’avait jamais pris longtemps. Du moins dans son souvenir. Ils ne duraient jamais bien longtemps. Cinquante dollars. Pas moins. Disons quarante. La petite dormait à poings fermés et ne se rendrait compte de rien. Elle se leva et mit la clé de la chambre dans sa poche et alla au lavabo se donner un coup de brosse. Elle essaya de redonner un peu de volume à ses cheveux en les faisant bouffer entre ses doigts mais en vain et puis elle s’essuya les yeux avec un coin de serviette tout en se répétant qu’ils ne duraient pas longtemps. Ils ne durent jamais très longtemps.

4

« Putain, c’est pas vrai », dit Ned en levant les yeux par-dessus les lunettes posées au bout de son nez.

Il était assis à l’extrémité du comptoir devant une tasse de café et le journal qu’il avait attendu toute la journée de pouvoir lire. Le sol avait été balayé comme il l’avait demandé et la vaisselle faite comme il l’avait demandé et il ne restait qu’une table encore occupée. Trois vieilles dames qui fumaient et planchaient sur leurs mots croisés. Il avait à peine eu le temps de jeter un œil à la une quand il aperçut les deux filles qui traversaient le parking. Une blanche. Une noire. Les deux mêmes qu’il avait déjà dû signaler avant.

Il descendit de son tabouret, se dirigea vers le téléphone près de la caisse et composa le numéro du bureau du shérif.

« Bonsoir, dit-il à la standardiste. C’est Ned, du relais. Ça recommence, j’ai deux filles en maraude qui font le tour des camions.

— Compris, Ned. Elles arrêtent jamais, hein ?

— Faut croire. Vous les gardez jamais au frais ou quoi ?

— Pour quoi faire ?

— Je sais pas. Leur foutre la trouille ?

— Ces filles-là sont pas du genre trouillardes. On t’envoie quelqu’un.

— D’accord. »

Il raccrocha. Regarda les filles repérer les camions. Il aurait pu sortir et les faire déguerpir lui-même, mais elles se seraient éloignées de trois pas sur la route et puis elles auraient rappliqué aussi sec dès qu’il serait rentré à l’intérieur. De toute façon, pour ce que je suis payé, je vais pas non plus me fouler, se dit-il. Il alla se rasseoir au bout du comptoir et tourna le dos à la vitre et rouvrit le journal qui d’ici une heure serait déjà celui de la veille.

5

Maben ouvrit et referma la porte de la chambre sans faire de bruit. Elle avait déjà choisi son camion et se dirigea droit dessus, un camion bleu avec le drapeau sudiste peint sur la calandre. Elle grimpa sur le marchepied côté conducteur. Les rideaux étaient tirés. Pas de lumière à l’intérieur. Elle toucha la vitre du bout des doigts. Aperçut son reflet. Sa fille dormait à moins de cinquante mètres de là. Elle sentait déjà monter la nausée.

Et puis elle retira sa main. Se mordit les lèvres et se dit d’avoir un peu confiance, que demain serait un autre jour. Qu’elle trouverait une solution. C’est pas comme ça qu’on s’en sortira. Et elle descendit du marchepied et toucha la clé dans sa poche. Elle tourna les talons pour regagner la chambre et elle aperçut alors la voiture de police. Elle était entrée sur le parking tous phares éteints et attendait là tranquillement, la silhouette derrière le volant braquée sur elle.

Clint n’avait pas rechigné quand il avait reçu l’appel et il ne rechignait pas à aller se frotter aux filles parce qu’il savourait d’avance ce qui se passerait dans la voiture garée sur le bas-côté pour qu’elles évitent la case prison. Il savourait d’avance la part de tarte et la tasse de café que lui offrirait Ned pour le remercier de l’avoir débarrassé des filles. Petites compensations bien naturelles à ses yeux pour un boulot qui ne payait pas assez. Il regarda la femme en short descendre du marchepied du semi-remorque et remarqua qu’elle ne ressemblait pas aux autres. Rien à voir avec la noire et la blanche à qui il n’avait même pas besoin d’adresser un seul mot. Il ouvrait la portière arrière de sa voiture, leur faisait signe et ça suffisait, elles lui lançaient un Salut, m’sieur l’agent et se glissaient sur la banquette et une heure plus tard, une fois qu’elles avaient fait ce qu’il voulait qu’elles fassent, il les déposait au bord de la route devant la maison où elles disaient habiter et leur faisait jurer d’attendre au moins une semaine avant de remettre ça.

Un peu de nouveauté n’était pas pour lui déplaire.

Il sortit de son véhicule. Les deux mains posées sur le ceinturon où était rangée son arme, le visage lisse et la raie bien au milieu. Trop vieille. C’est la première réflexion qui lui vint à l’esprit.

« Hé. »

Maben se figea.

« Vous faites quoi, là ? »

Il parlait avec toute l’assurance d’un homme qui sait qu’il détient le pouvoir.

« Je vais dans ma chambre.

— C’est pas ce qu’on m’a dit. Vous savez que c’est illégal de monter dans les camions faire des cochonneries ?

— Je suis pas montée dans un camion. Je vous ai dit, je rentrais dans ma chambre. »

Elle sortit la clé de sa poche et la lui montra comme si elle brandissait la preuve matérielle irréfutable qui lui sauverait la mise.

Il s’approcha et lui prit la clé. Il la leva à la lumière et l’examina de près. Puis la lui rendit.

« Le patron nous a appelés. C’est un endroit familial, ici.

— J’ai rien fait.

— Je vous ai vue sur ce camion là-bas. »

Il baissa alors les yeux et regarda ses jambes. Ses chaussures sales. Puis il observa son visage. Hagard et marqué, mais avec un petit nez retroussé qui laissait penser que tout ça avait dû être plutôt joli autrefois, et des yeux gris comme des pièces de monnaie patinées.

« Vous avez quel âge ?

— J’ai une gosse là-bas dans ma chambre. Faut que j’y retourne.

— Pas tout de suite. Va falloir venir avec moi.

— Je vous ai dit, j’ai rien fait.

— C’est pas ce que dit Ned.

— Hein ? Mais c’est qui, Ned ?

— Vous en faites pas pour ça. »

Il posa la main sur son bras décharné et elle essaya de se dégager mais surtout elle continua de se défendre en répétant j’ai rien fait. J’ai une gosse là-bas je vous dis. Il ouvrit la portière arrière de la voiture de patrouille puis lui tordit le bras dans le dos et elle ne put rien faire et se retrouva propulsée tête en avant sur la banquette où elle atterrit en roulant sur son épaule. Il claqua la portière avant qu’elle ait eu le temps de se redresser. Il regarda autour de lui, histoire de voir si Ned l’observait ou s’il y avait quelqu’un d’autre sur le parking pour saluer son intervention. Mais il n’y avait personne. Elle continuait de se défendre mais putain j’ai rien fait et y a mon bébé là-bas je vous ai dit j’ai rien fait allez-y allez voir dans le camion et demandez-lui vous verrez bien. J’ai rien fait. Il monta en voiture, s’installa derrière le volant puis se retourna et lui dit de la fermer et il fit demi-tour sur l’aire de stationnement. Je vous en prie monsieur l’agent j’ai rien fait. Je vous en prie.

Et ça, c’était son moment préféré. Le moment où elles se mettaient à supplier.

Il resta sur la 48 entre Magnolia et McComb. Il n’y avait rien sur cette route à part une salle de billard et un débit de boissons et un peu plus loin une boutique d’appâts. Quand elle se mit à pleurer il lui dit d’arrêter. Tu vas pas en prison. Si c’était en prison que t’allais, je t’aurais déjà passé les menottes. Puis il lui demanda comment elle s’appelait.

« Karen.

— Karen, répéta-t-il. J’ai une cousine qui s’appelle Karen. Sauf que elle c’est pas une pute comme toi.

— Où on va ?

— T’inquiète, Karen. C’est moi qui conduis. »

Elle arrêta de pleurer. Elle arrêta de parler. Elle resta assise le bras posé contre la portière, à regarder par la vitre tandis que la voiture de patrouille filait sur la deux-voies. Les lignes blanches bien nettes sur le côté et les réflecteurs qui fendaient le milieu de la route en pointillé et qui brillaient comme des diamants dans la lumière des phares.

Elle n’avait guère de mal à imaginer la suite.

Il tourna sur une autre route bordée de plaines puis moins de deux kilomètres plus tard il bifurqua, cette fois sur un chemin étroit et cahoteux, si mal goudronné que le radar et la radio n’arrêtaient pas de tressauter sur le tableau de bord. Une clôture de fil barbelé longeait la route de part et d’autre et bientôt il ralentit puis s’arrêta et éteignit les phares. Maben regarda autour d’elle. Aucune lumière visible nulle part. Il tendit la main vers le tableau de bord et baissa le volume de la radio. Il laissa ses codes allumés et la voiture baignait dans une lueur orange comme pour faire surgir les démons de l’obscurité.

« Hé, regarde un peu par là, dit-il en tapotant le rétroviseur. J’imagine que tu sais que je vais passer à l’arrière maintenant. »

Leurs yeux se croisèrent dans le miroir.

« Une fille comme toi, qu’est-ce que t’en as à foutre ? Vois ça comme ça : t’es toujours payée mais avec une carte ne passez pas par la case prison. »

Il se mit à rire doucement et se dit quelque chose à lui-même qu’elle ne comprit pas. Et toujours en riant de cette espèce de grommellement sourd il défit le ceinturon où était accroché son revolver et le cuir craqua quand il le fit coulisser autour de sa taille.

Il le brandit sous ses yeux et dit regarde. Tu vois ? On va être copains tous les deux. Il le posa sur le siège passager puis ouvrit sa portière et ensuite il sortit sa chemise kaki amidonnée de son pantalon kaki amidonné. Il ouvrit lentement la portière arrière. Pencha la tête et lui dit de se décaler. Elle recula sur la banquette et il s’assit à côté d’elle. Il lui dit d’enlever ses chaussures crasseuses et elle obéit. Il lui dit d’enlever son tee-shirt et elle obéit. Et il continua de lui dire ce qu’elle devait faire. Et elle continua d’obéir. En fermant les yeux, quand il l’autorisait.

6

Quand il eut terminé, il sortit et se rhabilla debout à côté de la voiture. Il la vit faire pareil et lui dit te donne pas la peine, va. On n’a pas encore fini.

Maben l’ignora et enfila son tee-shirt.

Il se pencha et lui dit avec un sourire grimaçant :

« Tu crois que je plaisante ? »

Elle remit son short. Et alors il se pencha par la portière et la saisit par la nuque et la plaqua contre la banquette et la violence de ce geste lui fit pousser un grognement de douleur.

« Enlève ça. T’as compris ? lui murmura-t-il dans un souffle au creux de l’oreille. On n’a pas fini. »

Il la lâcha et elle se redressa lentement. Prudemment. S’attendant à prendre une gifle, ou pire. Elle ôta de nouveau son tee-shirt et lui dit je croyais que vous aviez eu ce que vous vouliez.

« C’est le cas.

— J’ai fait tout ce que vous m’avez dit. J’ai ma gosse là-bas. Pour de vrai, je vous le jure.

— Si t’as vraiment une gosse qui t’attend là-bas, eh ben t’as intérêt à obéir. Qu’est-ce qui se passerait à ton avis si la maman de cette gosse se faisait arrêter parce qu’elle faisait la pute, hein ? Une gamine toute seule dans une chambre de motel. Et puis j’imagine qu’y a rien là-bas, rien à bouffer. Y se passerait quoi à ton avis, hein ? Alors t’as intérêt à m’écouter. »

Elle ne répondit pas. Aucune raison de répondre. Elle se mit à prier pour qu’Annalee reste endormie. Qu’elle ne se réveille pas et croie que sa mère l’avait abandonnée. Elle espérait que ce cauchemar, comme tous les cauchemars, prendrait fin avant que le jour se lève et qu’elle serait de retour dans la chambre, assise sur le lit auprès d’Annalee comme si de rien n’était, quand la petite ouvrirait les yeux.

Clint avait laissé la portière ouverte. Tellement sûr de lui. Il se glissa derrière le volant et alluma la radio. Rien à signaler. Puis il sortit un téléphone de la boîte à gants et composa un numéro.

« Je nous ai trouvé un peu de distraction, dit-il. Rapplique, tu verras. Ouais, comme d’hab. Ouais, venez tous les deux. J’ai vérifié la radio, c’est bon, y a rien. On a toute la nuit devant nous. Même topo que d’habitude. »

Il raccrocha et posa le téléphone sur le siège passager à côté du ceinturon. Il jeta un coup d’œil à Maben à travers la paroi de protection et dit toi et moi on va avoir de la compagnie. Je te suggère de te tenir à carreau.

Elle serra son tee-shirt contre sa poitrine et ce geste de pudeur le fit rire. Elle sentait le poison de la vigne sauvage monter en elle et l’étouffer. Elle regarda la portière. Grande ouverte. Comme une invitation à s’enfuir ou à faire quelque chose qu’il pourrait lui reprocher ensuite. Elle ne savait pas si c’était l’affaire de quelques minutes ou d’une demi-heure mais bientôt ils seraient trois. Au moins. Et elle ne pensait pas qu’elle atterrirait en prison une fois que tout serait terminé. Elle ne pensait pas qu’il l’avait crue quand elle lui avait dit que la petite l’attendait au motel, et quand bien même il la croyait, il n’en avait apparemment rien à faire. Une femme de chambre finirait par trouver Annalee, ou alors elle s’en irait seule chercher de l’aide, puis il y aurait un coup de fil et ce serait fini, la seule chose qu’il lui restait au monde lui serait enlevée. Elle tourna la tête vers le paysage plat et silencieux autour d’elle. Pas de lumières et pas de réponses.

« Vous voulez que je sorte pour les attendre ? » demanda-t-elle.

Il se retourna comme s’il attendait que quelqu’un d’autre réponde. Ça lui ferait une chouette histoire à raconter s’il la faisait asseoir sur le capot comme une espèce de trophée érotique.

« Bah, tant qu’à faire. De toute façon faudra que tu sortes, alors… Mais sans rien sur toi.

— J’ai déjà tout enlevé. Comme vous m’avez dit.

— Eh bah alors viens. »

Elle glissa sur la banquette. Le cuir lui collait à la peau des cuisses. Il sortit en même temps et la fit venir à l’avant de la voiture. Elle s’assit sur le capot et quand ses fesses nues entrèrent en contact avec le métal brûlant elle sursauta. Elle demanda si elle pouvait mettre son tee-shirt dessus pour s’asseoir et il dit d’accord puis il tourna le dos et regarda la route et attendit que les phares apparaissent à l’horizon. Elle vit qu’il regardait ailleurs et alors elle se pencha et tendit le bras par la portière pour prendre le revolver accroché au ceinturon et quand il se retourna elle était là, debout devant lui. Son corps nu illuminé par la lueur orange des codes. Le revolver pointé sur lui.

« Non mais je rêve », dit-il, et il allait de nouveau éclater de rire mais il n’eut pas le temps parce qu’elle tira alors et la balle lui perfora la gorge.

Il tomba à genoux et elle s’approcha de lui et il se tenait le cou à deux mains et le sang lui ruisselait entre les doigts dans la lumière étrange et il essaya de lui sauter dessus et elle recula d’un pas et alors il s’effondra au sol. Il se retourna sur le dos, les mains toujours plaquées sur la gorge. Il tenta de se relever et alors elle tira encore deux fois et il s’écroula et ne bougea plus.

Elle abaissa son arme puis la laissa tomber et ses mains soudain tremblantes se levèrent et elle les posa sur sa tête mais ce n’était pas le moment alors elle ramassa ses vêtements et ses chaussures à l’arrière de la voiture et elle se rhabilla à toute vitesse et tout à coup elle fondit en larmes et se mit à hoqueter mais elle se força à arrêter. Tu peux pas faire ça, pas maintenant, et elle retourna à l’avant de la voiture et il n’avait pas bougé et il ne bougerait plus et elle ramassa le revolver. Le téléphone sonna sur le siège passager et elle savait que c’était eux et elle vérifia qu’il ne restait rien à elle sur la banquette arrière et ensuite elle se mit à courir. Elle s’éloigna de la voiture et elle arrivait à peine à voir où elle mettait les pieds mais ça ne la ralentit pas et elle remonta le chemin à toute vitesse en espérant qu’elle avait pris du bon côté et elle continua de courir et de courir aussi vite que possible.

La route faisait une courbe et elle aperçut la lumière des phares qui arrivaient dans le virage et elle plongea dans les herbes hautes sur le bas-côté, s’aplatit au sol de tout son long et elle aurait voulu pouvoir s’aplatir plus encore. La voiture passa sans la remarquer et elle attendit que les feux arrière ne soient plus que d’infimes points de lumière au loin et alors elle se remit à courir. Elle ne savait pas jusqu’où il lui faudrait aller mais elle savait que c’était loin. Elle avait les jambes en feu, les muscles déjà fatigués d’avoir marché pendant trois jours sous la chaleur. Mais elle ignora la douleur et s’obligea à continuer. Elle courait en agitant les bras et les jambes et elle haletait tandis que la peur montait en elle et sortait de sa bouche par petits cris saccadés. Elle transpirait et haletait et faisait passer le revolver d’une main dans l’autre comme si elle s’attendait à ce que l’une des deux lui dise quoi en faire. Dans sa course son genou vint heurter l’arme et la fit tomber dans le noir. Elle hurla merde saloperie et alors elle s’effondra, les mains et les genoux à terre. Tâtonna dans le gravier au bord de la route et appela et supplia le bon Dieu de lui montrer où il était. La poussière se soulevait et les cailloux roulaient sous ses mains fébriles et enfin elle le trouva et aussitôt elle se releva et elle se remit à courir. C’est alors qu’elle entendit la sirène.

Elle continua de courir jusqu’à ce que les lumières du relais routier apparaissent et tandis qu’elle se rapprochait elle essaya de se souvenir si quelqu’un avait pu la voir sur l’aire de stationnement. Si quelqu’un l’avait vue dans la voiture avec l’officier de police. Il n’avait signalé l’incident à personne. N’avait parlé à personne quand il l’avait embarquée. Il n’avait utilisé son téléphone que pour appeler ses copains et leur dire de rappliquer et de venir s’en payer une bonne tranche. D’autres sirènes vinrent se joindre à la première et elle imagina les lumières tournoyant autour du cadavre parce qu’elle avait déjà vu ce genre de scène. Elle imaginait ses yeux morts et ouverts et le sang qui s’écoulait dans les crevasses de la route et les filets ruisselants de rouge que les hommes en uniforme prendraient soin de contourner. Le corps avachi et plié comme s’il n’y avait plus un seul os à l’intérieur et le ciel immense et sans réponse.

Elle s’arrêta quand elle eut atteint la lisière du parking du relais routier. Elle ne savait pas combien de temps elle était partie. Tout ce qu’elle savait c’est qu’elle avait réussi à revenir et que personne ne l’avait vue sur la route. Elle resta là un moment avant de traverser l’aire de stationnement. S’efforça de reprendre son souffle, puis elle glissa le revolver dans la poche arrière de son short et le dissimula en tirant sur son tee-shirt. Elle s’arrêta à l’extrémité du motel et s’appuya contre le mur de brique. Tourna la tête à droite et à gauche pour voir s’il y avait quelqu’un dans les parages. Quelqu’un dans la cafétéria en train de regarder par la fenêtre. À l’autre bout du parking, un homme fumait une cigarette devant son semi-remorque. Quand il eut terminé il se dirigea vers la cafétéria et entra, et elle le regarda s’asseoir au bar, le dos tourné à la vitre.

Elle attendit que l’homme aux lunettes s’approche et lui tende un menu, puis, quand il s’éloigna et disparut dans la cuisine, Maben courut le long du bâtiment. La clé de la chambre à la main. Et quand elle arriva devant le numéro 6 elle vit Annalee debout derrière la fenêtre. Les yeux rouges et les cheveux hérissés comme si elle avait essayé de les arracher avec ses petites mains. Maben ouvrit la porte et ne dit rien mais elle s’agenouilla et prit dans ses bras la fillette, qui était en nage, le souffle court et le regard paniqué. Tandis qu’elle la serrait dans ses bras, le visage tourné vers la fenêtre, Maben aperçut les deux filles, la noire et la blanche, de l’autre côté de l’aire de stationnement. Debout, près de la poubelle, derrière la cafétéria, en train de compter leur argent.

7

Dans les marais du sud du Mississippi on peut regarder le monde s’éveiller quand les rayons d’or pâle du soleil s’immiscent entre les arbres et la mousse et les grues aux larges ailes. Les libellules bourdonnent et les ratons laveurs sortent de leur tanière et crapahutent le long des troncs d’arbres effondrés. Les tortues vont se percher sur des souches qu’inondera bientôt la chaleur du jour et mille autres créatures cachées frétillent sous les eaux noires, armées d’une patience et d’une agilité meurtrières. Des branchages accablés par le temps, incapables de soutenir leur propre masse, ploient et se brisent tels des vieillards se résignant à rejoindre leur tombeau marécageux. Les reptiles ondoient et les merles criaillent dans le paysage zébré par la lumière de l’aube venue prendre la relève de la nuit profonde et paisible.

Tel était le monde auquel Russell songeait, assis dans le car, la tête appuyée contre la vitre. Se lever aux aurores et prendre le volant du pick-up de son père et descendre l’autoroute 98 jusqu’à la rivière Bogue Chitto et puis tourner sur le sentier de terre qui longeait la rivière étroite jusqu’à ce qu’il n’y ait tout simplement plus de route. Sortir du pick-up et prendre le fusil.22 long rifle à l’arrière et marcher un kilomètre jusqu’à l’endroit où la terre devenait meuble puis spongieuse et lever haut les jambes à chaque pas pour ne pas s’enliser et atteindre la barque attachée au tronc du saule. La boue jusqu’aux genoux et monter à bord et s’enfoncer à la rame dans le marais et écouter et regarder et se sentir faire corps avec tout ce qui se passait autour. Rester assis à regarder le jour se lever et la lumière croître et brûler dans la brume du matin et l’air vibrant des cris des oiseaux et des bêtes affamées à la recherche de nourriture. Le fusil posé en travers des jambes. De moins en moins utilisé d’une visite sur l’autre parce qu’il avait fini par y voir une violation. La réverbération contre nature du coup de feu qui faisait déguerpir les bestioles prises au dépourvu et ajoutait du sang à l’eau, et pour finir il ne le prenait plus que pour se défendre au cas où il croiserait un alligator ou Dieu sait quelle créature fantastique surgie de l’obscurité et assoiffée de peau et d’os. Tel était le monde qui occupait toutes ses pensées tandis que le car filait sur la I-55 vers le sud. Le monde dont il se rappelait avoir fait partie dans sa jeunesse. Dans son enfance.

Cent trente kilomètres d’autoroute en ligne droite et les pluies avaient été assez abondantes durant cette dernière semaine de juin pour que la campagne reste verte mais de légères zones d’herbe brunie apparaissaient çà et là, laissant deviner que la sècheresse attendait au tournant s’il ne devait pas se remettre à pleuvoir. Il entendait des bébés pleurer par intermittence et les ronflements du vieil homme assis derrière lui et tout le car empestait la fumée de pot d’échappement et il fut arraché au souvenir de sa jeunesse et ramené à celui de l’homme qu’il était devenu quand il était parti. Il s’était promis de ne pas faire ça. Regarder par la vitre et s’apitoyer sur tout ce qu’il avait perdu, comme un pauvre malheureux dépité par son propre malheur, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Elle était là. Chevelure brune, son corps de jeune femme empreint de manières de jeune femme, tout excitée à la perspective d’un mariage, dansant à son bras jusqu’au bout de la nuit, allongée tout contre lui dans le noir. Il entendit les bébés se remettre à pleurer dans le fond du car et songea aux enfants qu’ils auraient pu avoir. À la maison dans laquelle ils auraient vécu. Le petit jardin derrière cette maison et les chaises en fer forgé sur lesquelles ils se seraient installés pour boire quelques bières et regarder les gosses courir après les libellules. Le car fonçait, énorme masse rectangulaire de métal et de verre, et il s’imaginait de retour d’un long voyage auprès de cette femme et de ces enfants qui l’attendraient sur la véranda de cette maison et le vieil homme qui ronflait se réveilla alors en poussant un cri et Russell sursauta et fut aussitôt délivré de ces visions. Il se cambra et s’étira. Regarda ses mains et frotta du gras du pouce les petites cicatrices qui lui grêlaient les phalanges et le dos des mains. Des cicatrices qu’il n’avait pas quand il était parti.

Il avait passé contraint et forcé sa première semaine de liberté dans un centre de réinsertion où on essayait d’apprendre aux anciens détenus à se réadapter au monde réel. Il était monté dans un fourgon avec six autres types, habillés comme lui en civil, et sans menottes, et ils avaient quitté le pénitencier d’État du Mississippi dans le delta pour atterrir dans un Motel 6 à l’arrière d’un relais routier sur la I-55 au sud de Jackson. Il n’avait pas pu fermer l’œil. La chambre trop silencieuse. L’air conditionné trop froid. Peur que le type avec qui il partageait sa chambre ait des idées. Des gestes. Après le café et le beignet du matin, ils se rassemblaient dans une grande salle au bout du couloir au rez-de-chaussée et s’installaient autour d’une longue table de bois et ils écoutaient Mildred Day. Conseillère en réinsertion, comme elle s’était présentée. Le genre de personne qu’on a envie de ne croiser qu’une fois dans sa vie. Le genre qu’on a envie d’oublier. Une femme d’un certain âge sans le moindre charme, aux poignets épais et aux chevilles épaisses et à la taille épaisse. Elle leur expliquait qu’il leur faudrait trouver du travail et rester en contact avec leur agent de probation. Elle les instruisait sur le coût de la vie. Combien coûtait un litre de lait. Combien coûtait une assurance voiture. À combien s’élevait le salaire minimum.

Au bout de trois jours, manifestement incapables de résister à l’appel de la liberté tapie juste derrière leur porte, deux ex-taulards firent le mur sur le coup de minuit pour se rendre au Jimmy’s, un club de strip-tease des quartiers sud de Jackson au fronton illuminé de néons roses dessinant des silhouettes féminines et où les boissons étaient hors de prix. Mildred Day les avait avertis et le lendemain matin, constatant leur absence au petit déjeuner, elle passa un coup de fil puis rejoignit le reste de ses élèves pour continuer la leçon. À la pause déjeuner, elle leur annonça que les deux déserteurs avaient été appréhendés alors qu’ils fumaient une cigarette devant une épicerie et qu’ils étaient en ce moment même en route pour Parchman où ils purgeraient six mois supplémentaires. Au cas où certains parmi vous auraient envie de tenir compagnie à leurs deux petits camarades, ajouta-t-elle, sachez que l’entrée au Jimmy’s est gratuite jusqu’à neuf heures et les boissons à moitié prix jusqu’à dix. Russell se tourna vers les quatre autres types présents dans la pièce et tout le monde secoua la tête, même si chacune de ces têtes à cet instant précis était hantée par des visions de filles nues en train de danser, et l’un d’eux fit remarquer à Mildred qu’il devait vraiment y avoir du nibard de première bourre là-bas pour que ça vaille le coup de se taper six mois de rab derrière les barreaux.

Les jours suivants furent moins trépidants. Mildred les emmena dans un centre commercial et dans un supermarché. Ils s’entraînèrent à remplir des formulaires d’embauche et à se présenter comme d’anciens détenus. Plantée devant eux, les yeux emplis de certitude, elle leur prédit que des sept membres originaux du groupe, quatre retourneraient en prison. Deux d’entre vous y sont déjà. C’est vous qui voyez. À la fin de la semaine, chacun reçut un petit pécule et un dossier dans une enveloppe comprenant toutes les instructions nécessaires, d’après le bureau d’application des peines du Mississippi, pour redevenir un citoyen modèle.

Dans le fourgon qui les déposerait à l’arrêt de bus où leurs chemins se sépareraient, trois des cinq hommes jetèrent leur dossier par la fenêtre et l’on vit brièvement tournoyer au-dessus de la I-55 un essaim de feuilles volantes. Les automobilistes derrière eux, tout nerveux dans leur petite voiture nerveuse, donnant un coup de volant pour éviter la nuée de papier et tendant le majeur aux ex-taulards morts de rire. Une heure plus tard, il était dans le car. Libre. Regardant par la vitre. Se rapprochant de l’endroit et des gens qu’il n’avait pas vus depuis onze ans.

Ils atteignirent la sortie de McComb et il ne lui fallut pas longtemps pour prendre la mesure de ce qui avait changé depuis toutes ces années. Une petite grappe d’hôtels et de restaurants avaient surgi juste à la sortie de l’autoroute, suivis d’une kyrielle de grands magasins en tout genre qui s’étendaient jusqu’aux franges des quartiers jadis assoupis où il lui était arrivé de passer prendre une ou deux cavalières pour le bal du lycée. Il remarqua les parkings remplis de véhicules et de femmes avec enfants et poussettes et il se demanda d’où ils sortaient, tous. Le car dépassa la partie policée de la ville et pénétra dans son territoire d’autrefois — les maisons alignées avec leur balancelle sur la véranda, l’école élémentaire avec la cage à poules rouillée, les magnolias sur la pelouse de l’église méthodiste. Le centre-ville paisible et ses immeubles en brique et ses chaussées défoncées. Le car s’arrêta près des voies ferrées, au pied du bâtiment trapu qui faisait office de gare aussi bien pour les trains Amtrak que pour les cars Greyhound. Il se leva, jeta son sac en toile sur son épaule et se dirigea vers l’avant du car. Le chauffeur ouvrit la portière et Russell passa la tête dehors et il aperçut à vingt mètres de là deux hommes appuyés contre le capot d’un pick-up blanc, les bras croisés. Russell se figea. Baissa les yeux vers l’asphalte sous le marchepied.

« Vous y êtes », dit le chauffeur.

Russell hocha la tête. Descendit une marche et marqua de nouveau un temps d’arrêt.

« Eh, l’ami, j’ai encore de la route à faire, moi », dit le chauffeur.

Il prit une profonde inspiration et rajusta le sac sur son épaule puis il descendit du car. La portière se referma derrière lui et Russell resta immobile tandis que le car faisait marche arrière puis quittait la gare dans un panache de fumée bleue et un grincement de courroie quand le chauffeur passa la seconde. Les deux hommes se dirigèrent vers Russell et il ne bougea pas. Ils s’arrêtèrent à quelques pas devant lui. Celui de gauche était le plus grand des deux et sa chemise était sortie de son pantalon et celui de droite portait un tee-shirt blanc trop petit d’une taille. Ils avaient le même regard affûté et l’air sérieux et les mains ballant sur le côté, les doigts frétillant d’impatience comme s’ils s’apprêtaient à dégainer.

« Bienvenue au bercail, connard », dit le grand, et ils se ruèrent sur lui.

Il lâcha son sac le plus vite possible mais celui-ci resta coincé sur son bras et l’empêcha d’esquiver. Le grand lui asséna deux coups de poing sur la tempe tandis que l’autre visait plus bas, l’attrapant par la taille, lui immobilisant une main et le soulevant pour le renverser. Il tomba sur le dos et le choc lui coupa la respiration et le grand commença à lui tabasser les côtes à coups de pied tandis que l’autre le frappait au visage et lui enfonçait le genou dans le bas-ventre. Russell parvint enfin à faire basculer son poids sur le côté mais le plus petit se releva et se mit comme l’autre à balancer des coups de pied puis des coups de poing tandis que Russell essayait de se mettre debout. Il arriva à se redresser sur les genoux mais à cet instant l’un des quatre poings qui s’abattaient sur lui l’atteignit directement à l’œil et il retomba en arrière et le talon d’une botte vint s’écraser contre ses côtes et il cessa de se défendre. Il resta allongé là, inerte. Incapable de reprendre son souffle. Plié en deux. Les deux types arrêtèrent de cogner et le regardèrent se tordre à leurs pieds et le grand cracha par terre et ils s’apprêtaient à achever la besogne quand un homme portant une cravate rouge sortit de la gare en courant et en criant :

« Hé ! Hé ! »

Les deux hommes restèrent figés au-dessus de Russell, pantelant comme des dogues.

L’homme à la cravate se précipita et s’agenouilla auprès de Russell et menaça d’appeler les flics et les deux hommes reculèrent d’un pas.

« Putain, ça faisait un sacré bail que ça me démangeait, dit le grand.

— Tu m’étonnes, dit l’autre.

— Je ne plaisante pas, dit le bon Samaritain. Tirez-vous. J’ai tout vu.

— T’as rien vu du tout.

— Je jure devant Dieu que j’ai tout vu.

— T’en fais pas, Russell. On se reverra bientôt, dit le grand. T’entends ? Très bientôt. »

Les deux hommes hochèrent la tête d’un air satisfait puis regagnèrent leur pick-up. Ils démarrèrent et partirent en tournant la tête, fixant du regard le type effondré au sol comme des badauds passant devant un accident de la route.

« Ben, merde alors, dit le Samaritain en tendant la main à Russell. Bienvenue en ville. »

Il portait une chemise à manches courtes et son nœud de cravate s’était un peu défait. Russell attrapa la main tendue et se releva en poussant un grognement. Il porta les doigts à son œil et à sa tête, s’attendant à y trouver un énorme œuf de pigeon. Il se pencha avec précaution pour ramasser son sac.

« Je suis le chef de gare. Ça va aller ? »

Il hocha la tête. S’essuya la bouche du revers de la main. Se toucha le nez. Rien de cassé. Il remit son sac sur son épaule, adressa un signe du menton au chef de gare et commença à traverser le parking.

« Vous voulez que je vous dépose quelque part ? J’ai fini ma journée. Le temps de fermer. »

Russell se retourna et dit que ce n’était pas la peine.

« Vous allez loin ?

— Là-bas, dit-il en pointant du doigt, le coude collé à ses côtes endolories.

— Bon, alors attendez-moi. J’en ai pour deux secondes. »

Le type rentra dans la gare au pas de course et Russell posa un genou à terre et sortit une cigarette de son sac. Il tourna la tête à droite et à gauche. Regarda la voie ferrée, d’un côté puis de l’autre. La façade délabrée d’une quincaillerie. Les emplacements de stationnement vides dans les rues du centre-ville. Quelques minutes plus tard, la porte de la gare s’ouvrit de nouveau et l’homme sortit et lui indiqua une Toyota trois portes garée sur le côté du bâtiment.

« Allez, venez », dit-il.

Russell se dirigea vers la voiture.

« Ça vous dérange pas si je fume ?

— Pas de problème, si vous m’en offrez une. Putain de journée. Enfin, c’est pas à vous que je vais dire ça, pas vrai ? »

Ils montèrent dans la Toyota et Russell lui offrit une cigarette. L’homme alluma un ventilateur et le souffle d’air arriva droit sur Russell et le fit battre des paupières. Il inclina la grille d’aération vers le plafonnier et baissa sa vitre. Il était assis le sac serré contre lui et les genoux relevés pour tenir dans l’habitacle de l’étroit véhicule.

« Alors, je vous dépose où ?

— Là-bas. Derrière la caserne.

— Quelle caserne ? Celle près du centre commercial ?

— Celle du centre-ville.

— Ah non, ça, ça va pas être possible. Cette caserne, ça doit faire cinq, six ans qu’elle a fermé. Tout peut bien cramer ici, faut croire qu’ils en ont rien à secouer. Ils ont préféré s’installer près de tous ces nouveaux trucs à la con, là-bas. Histoire que les mecs de l’assurance flippent pas trop, j’imagine. La caserne qui était là ? C’est devenu des appartements. Vous le croyez, ça ? Deux pédales qui ont racheté le bâtiment et ont tout refait. Je crois qu’ils en ont même parlé dans une émission à la télé. Vous êtes sûr que vous êtes au bon endroit ?

— Sûr. Ça fait longtemps, c’est tout. Là-bas, derrière le bâtiment que vous dites. Michigan Avenue.

— Ah bah, voilà, j’aime mieux. Les noms de rue, ça au moins ça change pas, pour autant que je sache, dit l’homme en jetant sa cigarette d’une pichenette par la vitre entrouverte. Bon, alors c’était quoi, là, ce qui s’est passé tout à l’heure ? Vous avez fricoté avec la femme de ce type ou quoi ?

— Non, non. Rien de ce genre.

— Une vieille histoire alors.

— Une vieille, sale histoire.

— Ils avaient pas l’air de plaisanter en tout cas. Et puis ils avaient l’air bizarres. Le grand, surtout.

— Oui, dit Russell. Surtout. »

La Toyota tourna dans les rues du centre-ville. Des femmes en talons hauts qui sortaient de leur journée de bureau et regagnaient leur voiture bien verrouillée, un sac à main noir pendu au creux du coude. Un écriteau ouvert brillait derrière la vitrine d’un café et quelques hommes grisonnants étaient attroupés devant la porte, en train de fumer. Ils passèrent devant l’ancienne caserne, et le mât où flottait habituellement un drapeau avait disparu du petit jardin devant le bâtiment, remplacé par un cornouiller. Un balcon en fer forgé faisait le tour de l’étage supérieur avec des plantes en pot accrochées à la rambarde et débordant paresseusement, ondulant sous la brise de la fin d’après-midi. La brique rouge avait été repeinte en vieux doré.

« Mignon tout plein, pas vrai ? »

Après l’ancienne caserne ils laissèrent derrière eux les bâtiments du centre-ville et pénétrèrent dans un quartier résidentiel. À un carrefour, Russell indiqua Michigan Avenue sur la droite.

« Là, quatrième maison, je crois. À droite. Ou à gauche.

— Oui, l’un ou l’autre, je dirais. »

C’était la cinquième à droite. Russell leva la main et dit stop.

« Pas l’impression que quelqu’un habite ici, dit l’homme.

— Non, personne. »

Le type regarda la maison puis regarda Russell.

« Dites, vous êtes sûr que ça va ? J’en ai vu, des trucs bizarres, débarquer de ce car ou y monter, mais un mec se faire dérouiller comme ça, c’est bien la première fois.

— Ça va.

— Vous voulez pas que je vous conduise chez un toubib ?

— Surtout pas, non. »

Il secoua la tête puis serra la main du type et ouvrit la portière et posa le pied sur le trottoir. Il jeta sa cigarette, en alluma une autre et laissa tomber son sac par terre. Regarda la maison. Eh bah voilà, se dit-il. Home sweet home, putain.

8

La maison était comme toutes les autres maisons de la rue. Un abri pour voiture à droite, une véranda devant, une véranda derrière, une allée étroite du trottoir au perron. Des haies sous les fenêtres. Une rambarde en fer pour monter les marches. Russell termina sa cigarette et resta un moment immobile puis ouvrit la boîte aux lettres et en retira une enveloppe sur laquelle était griffonné son nom. Il l’ouvrit et prit la clé à l’intérieur.

Sous l’abri était garé un vieux pick-up Ford dont la peinture rouge d’origine n’apparaissait plus que par endroits, le reste de la carrosserie ayant pâli et viré à l’orange. Il s’en approcha et passa la main sur les flancs du véhicule. Comme s’il caressait un cheval. Une fêlure craquelait toute la largeur du pare-brise et le hayon était légèrement enfoncé. Les pneus étaient essoufflés et le plateau rouillé aux quatre coins. Un pneu de rechange gisait à l’arrière. Il ouvrit la portière et s’assit derrière le volant. La banquette était entaillée çà et là et des morceaux de mousse dépassaient. Il y avait un mot posé sur le siège et il le prit et lut Va falloir la bichonner. Il froissa le bout de papier et le laissa tomber à ses pieds. La clé était sur le contact et il la tourna en appuyant sur l’accélérateur et le moteur ahana mais se mit à tourner, et il enfonça la pédale. Un temps, une brève pétarade, comme des coups de feu, puis un rugissement, et dans le rétroviseur il vit un panache de fumée grise jaillir du pot d’échappement et se répandre sur l’allée et il laissa le moteur tourner pendant deux minutes.

Il monta les marches de la véranda et lâcha son sac et il ouvrit la porte et entra. Une couche de vernis brun café avait été passée sur le parquet en bois et la cheminée du salon avait été murée avec des briques. Il passa d’une pièce à l’autre et constata que tous les murs avaient été repeints en blanc. Quelques meubles dépareillés se côtoyaient dans chaque pièce — un lit et une commode dans la chambre et une table basse et un canapé beige et une étagère dans le salon. Dans la cuisine il vit une table et deux chaises et sur le plan de travail trônaient une machine à café et un four à micro-ondes. À côté de ce dernier, un paquet neuf de cigarettes. Puis il ouvrit le frigo et trouva un pack de six bières. Ce cher vieux papa.

Il en prit une et ouvrit la porte de derrière. L’herbe du jardin était haute et au beau milieu gisait une brouette retournée. Dans un coin de la véranda, un seau de peinture de vingt litres, vide, des rouleaux et des pinceaux. Dans un autre coin, une chaise blanche en plastique. Il s’assit sur les marches et posa la bouteille de bière fraîche sur son arcade et il s’efforça de se détendre. Ferma les yeux et prit une grande goulée d’air lourd et libre. Une goutte d’eau glissa le long de la bouteille puis de sa joue avant d’aller se perdre dans la barbe qu’il avait commencé à laisser pousser deux semaines plus tôt pour entamer sa nouvelle vie. Puis il rouvrit les yeux et ouvrit sa bière. De minuscules insectes dansaient au-dessus des herbes hautes et les chênes faisaient barrage à la lumière du jour déclinant. De chaque côté du petit jardin les voisins avaient érigé des clôtures de deux mètres de haut pour profiter à leur aise de leurs barbecues. Il frotta de nouveau son œil endolori. Tâta l’œuf de pigeon sur son crâne. Ses côtes. Puis il s’allongea sur la véranda et regarda les toiles d’araignées tissées autour de la lampe. Un papillon y était pris au piège. Il se débattait en vain. Il entendit un chien aboyer quelque part, puis un autre.

Onze ans, songea-t-il.

Assez longtemps pour que tous ceux qu’il connaissait se soient mariés depuis. Plus d’une fois, peut-être. Ou plus de deux. Qu’ils aient eu le temps de faire des gosses. De décrocher un boulot qui aurait fini par leur réussir, leur valoir des promotions, des titres et des bureaux avec des fenêtres, peut-être même des cartes de crédit de leur boîte dans la poche. Assez longtemps pour que les étagères de leur salon se soient remplies d’albums photos où seraient archivés les clichés de leurs vacances d’été à Pensacola et Gulfport et au parc de Six Flags quand les enfants auraient grandi et peut-être même à Disneyworld. Assez longtemps pour en être à leur deuxième maison parce que la première serait devenue trop petite. Assez longtemps pour qu’ils soient aujourd’hui au volant de bagnoles qu’ils s’étaient autrefois juré de ne jamais avoir, des voitures à portières coulissantes avec une galerie sur le toit et des porte-gobelets pour tout le monde. Assez longtemps pour qu’ils aient oublié ceux qui n’étaient plus là. Assez longtemps pour que leur corps ait changé et que leur visage ait changé et que l’implantation de leurs cheveux ait changé et que leur personnalité ait changé et assez longtemps pour qu’aient surgi de nouveaux magasins et de nouveaux restaurants afin de satisfaire aux besoins de la nouvelle population.

Il se redressa puis se leva et alla libérer le papillon prisonnier de la toile d’araignée tant qu’il lui restait un souffle d’espoir dans les ailes. Il le prit du bout des doigts, sentit la membrane des ailes, crayeuse et fine comme un voile. Puis il le lâcha et le papillon essaya de s’envoler mais tomba en spirale et atterrit au bout de sa botte. Il savait que s’il le laissait là les fourmis en feraient leur affaire, et quelle sale façon de crever, alors il posa le pied sur le papillon et l’acheva puis le fit disparaître entre les lattes de la véranda d’une giclée de bière. Il alla s’asseoir dans la chaise en plastique et se mit à parler tout seul.

Elle est avec eux maintenant. Tu le sais bien.

Oui, je sais. Ça fait longtemps que j’ai compris. C’est juste que c’est pas pareil, quand on est assis là, libre, au lieu d’être derrière les barreaux. Ça te dérange que je me torture avec ça deux secondes ?

Pas du tout.

Parfait. Alors fous-moi la paix.

Il resta assis là et finit sa bière puis il posa la bouteille sur le sol de la véranda. Il se leva et rentra à l’intérieur, admira le soin des finitions. Remarqua à quel point la couche de vernis sur le parquet était uniforme. Sourit en imaginant son père, trop vieux pour avoir fait tout ça lui-même mais qui devait être resté en permanence à deux mètres du gars pour veiller à ce qu’il fasse correctement son boulot. Et il savait que son père était là. Qu’il l’attendait. Et il ne voulait pas le faire attendre plus longtemps.

9

Il plongea la main dans le sachet de nourriture pour poissons-chats et en attrapa une poignée et la lança dans l’étang, les petits morceaux se disséminant et flottant, et avant que les remous aient cessé les bouches surgirent du fond béantes et affamées et claquant à la surface pour avaler leur pitance. Mitchell Gaines les observa pendant une minute, les mains dans les poches, puis il s’assit sur sa chaise de jardin au bord de l’eau. Il ouvrit la boîte de criquets et accrocha un appât à son hameçon et d’un coup de poignet il envoya le flotteur au milieu de l’étang. Les pins sur la rive opposée étiraient leur ombre sur les douces ondulations de l’eau brune. Il se renfonça dans sa chaise, même s’il savait qu’il n’aurait pas à attendre longtemps, ayant déjà excité les poissons en leur jetant de la nourriture. C’était de la triche, mais c’était son étang, ses poissons, alors il n’était pas trop regardant sur les règles. Il portait une chemise de cow-boy, les manches retroussées au-dessus des coudes, et il s’essuya les mains sur le pantalon déjà sale qu’il portait depuis trois jours.

Il y avait deux autres chaises de jardin à côté de lui et par terre à côté de la sienne une glacière en polystyrène remplie de glace et de cannettes de Coca et une demi-pinte de whiskey posée sur la glace. D’ici l’après-midi, les cannettes et le whiskey auraient disparu et les plus belles prises marineraient dans la glace à moitié fondue. Il s’était dit qu’il passerait la fin de la journée à écailler et à décortiquer les poissons et le lendemain ils se retrouveraient attablés dans la cuisine autour des poissons frits et des boulettes de semoule de maïs et il demanderait à la femme de préparer le coleslaw et ensuite ils pourraient s’asseoir sur la véranda pour prendre le café et contempler le paysage, qui lui paraissait toujours plus vaste sous le ciel du soir. La ligne se raidit et il moulina et un poisson-chat à qui il manquait quelques kilos surgit au bout de l’hameçon en battant de la queue. Il le décrocha et s’approcha du bord de l’eau et y déposa délicatement le poisson qui gigota et remua dans la boue un moment puis disparut. Il alla se rasseoir et accrocha un autre criquet à son hameçon et lança de nouveau sa ligne.

Le moment est enfin arrivé, se dit-il. Le moment est arrivé même si j’avais fini par croire qu’il n’arriverait jamais ou qu’en tout cas je ne serais plus là pour le voir. Il regarda sa montre et se dit que son fils serait là d’un instant à l’autre maintenant. Si ce vieux pick-up ne rechignait pas trop.

Il regarda autour de lui. Il passait la majeure partie de son temps assis désormais, après une vie entière à rester debout et à s’activer. À racheter des bicoques dont personne ne voulait et à les repeindre et à remplacer les planchers pourris et à réparer la tuyauterie de cuisine et la plomberie de salle de bains moisie et à refaire la toiture et le carrelage et tout ce qu’il fallait refaire. Tout ce qu’il pouvait faire avec son garçon. Apprendre à Russell à installer des fils électriques et à changer un tuyau et à bien mesurer deux fois pour être sûr de ne pas se louper au moment de découper. Faire de ces maisons quelque chose dont il pouvait être fier et puis les louer à des gens qui payaient leur loyer parfois et parfois disparaissaient dans la nature, mais au fond peu importait qu’elles soient habitées par des gens bien ou pas, il y avait toujours quelque chose à faire. Toujours une fuite quelque part ou une prise mal fixée ou un lave-vaisselle en panne. Toujours quelque chose à faire, et s’il n’y avait rien à faire il y avait toujours une autre baraque délabrée quelque part dont personne ne voulait et qui gisait là comme un tronc d’arbre abattu au milieu d’une forêt abandonnée et alors il la rachetait et la ramenait à la vie. Il n’y avait pour ainsi dire pas un seul quartier où Russell et lui ne soient pas intervenus. Pas un jour qui se soit écoulé depuis qu’il avait dû tout abandonner sans qu’il ait souhaité qu’au lever du soleil le lendemain son dos et ses jambes lui permettent de continuer à faire ce qu’il avait toujours fait. Et pas un jour écoulé depuis que son garçon s’était fait embarquer dans le delta et enfermer derrière ces barreaux sans qu’il ait prié le soir pour que Dieu lui prête vie jusqu’au jour où Russell reviendrait.

Et ce jour était venu.

Il avait prié deux fois plus après la mort de Liza. N’avait jamais pu se résoudre à l’idée qu’elle était partie sans l’avoir revu. Partie pendant que son garçon était là-bas entre quatre murs. À payer pour ce qu’il avait fait. Mitchell était rentré un soir et l’avait trouvée là, étendue dans le jardin à côté de son petit carré de tomates. Les gants encore enfilés sur les mains et les manches retroussées, allongée là toute pliée comme une vieille poupée. Les yeux fermés. Une expression paisible sur le visage. Partie. Il n’avait jamais beaucoup pensé à la mort jusqu’à cet instant mais après l’enterrement ce fut comme si cette pensée avait décidé de ne plus le lâcher, le suivant à la trace du cimetière jusque chez lui. Elle était là avec lui sur la véranda quand il fumait une cigarette. Là avec lui dans le grand silence de la maison quand il lisait le journal. Là avec lui à la table de la cuisine quand il buvait son café le matin. Là avec lui dans son pick-up quand il partait faire ce qu’il avait toujours fait, et au moment où ses genoux avaient commencé à se dérober quand il se baissait pour peindre et au moment où il avait senti la force quitter ses bras quand il fallait sortir et remettre les échelles à l’arrière du pick-up, c’était comme si la pensée de la mort était non seulement là avec lui et le suivait partout mais comme si elle s’était aussi enracinée dans son esprit et ramifiée jusque dans son cœur et jusque dans ses rêves. Ses muscles lui faisaient mal et ses articulations lui faisaient mal et ses pensées lui faisaient mal et il avait beau prier pour voir un jour Russell surgir de nouveau au bout de l’allée, il ne croyait plus vraiment que ça finirait par arriver. Tout en lui disait que ça n’arriverait pas. À plusieurs reprises il avait écrit à Russell, des lettres où il essayait d’exprimer certaines choses qu’il aurait été sans doute incapable de lui dire en face, mais il n’en avait jamais posté une seule. Les avait toutes déchirées et brûlées sur le sol en terre battue de la grange. Il ne voulait pas rajouter un fardeau pour Russell à ceux qui pesaient déjà sur ses épaules.

Son désespoir s’était accru avec le temps et poussé par le vide du lieu et des heures et du désespoir il était allé à Bogalusa, en Louisiane, voir son frère unique. Espérant trouver auprès de lui une forme de réconfort. Un genre de révélation. Et il l’avait trouvée. L’avait trouvée, elle, debout pieds nus devant le cabanon où elle vivait, aligné avec la longue rangée de cabanons où ils vivaient tous. Les cheveux noirs, la peau caramel et les yeux noirs, comme tous les autres. Hommes, femmes, enfants, bébés. Tous là pour travailler dans les champs et manœuvrer les machines pour la moitié de ce que payait jadis Clive pour l’entretien des champs et des machines. Elle était plantée là, pieds nus. La jupe jusqu’aux chevilles, trop grande pour elle. Les bras croisés sur la poitrine et elle l’avait suivi des yeux tandis qu’il passait avec Clive devant la rangée de cabanons pour rejoindre la bordure du champ de canne à sucre où Clive voulait montrer à Mitchell le tracteur rouge flambant neuf qui avait remplacé le vieux tracteur rouge.

Et quand ils avaient fini d’inspecter le tracteur et qu’ils étaient revenus elle était toujours là. Les bras toujours croisés. Le suivant toujours des yeux. Et il lui avait adressé un petit signe de la tête et elle lui avait souri. Et quand il s’était installé avec Clive sur la terrasse à l’arrière de la maison pour prendre le café, à la fin de leur deuxième tasse Mitchell avait demandé s’il pouvait l’engager. À condition qu’elle soit d’accord.

« Bah. J’en sais rien, avait dit Clive. Faudra que tu lui demandes toi-même. »

Elle était d’accord. Son mari mort avant qu’elle suive ses sœurs et leurs maris venus travailler dans l’exploitation de canne à sucre. Une fille déjà grande quelque part tout là-bas au Mexique. Elle avait mis tout ce qu’elle possédait au monde dans une taie d’oreiller et puis elle était montée dans le pick-up avec Mitchell et ils étaient repartis vers le Mississippi, laissant derrière eux le soleil qui se couchait dans un ciel limpide, comme poussés par la nuée des lueurs rouges et rose pâle. Entre eux, le silence. Mais un silence pas comme les autres. Un silence partagé.

Rien de mal à ça. Voilà ce qu’il s’était dit après les premiers jours, les premières semaines passées avec cette inconnue dans sa maison. Une phrase qu’il se répétait pour éviter la culpabilité, le sentiment qu’il était en train de commettre une infidélité à la vie qu’il avait connue avec sa femme. Et il s’était enfin débarrassé de cette culpabilité quand ils en étaient venus à mieux se connaître, elle et lui. Il ne comprenait pas un mot de ce qu’elle disait et elle ne le comprenait pas non plus. Au début du moins. Ils communiquaient par gestes, montrant du doigt, hochant la tête, puis les mots étaient venus et maintenant s’il voulait un verre d’eau ou si elle avait besoin d’une couverture ils pouvaient se parler. Et les mots avaient donné un surcroît de réalité à quelque chose qui n’existait pas auparavant.

Il regarda de nouveau sa montre. Un poisson mordit à l’hameçon mais il n’y prêta pas attention.

Il s’attendait à ce que son fils comprenne mais il n’était pas sûr et bientôt il serait fixé. Rien de mal à ça. Liza était morte et Russell était parti et un grand silence s’était abattu qui le tenait éveillé la nuit et cette femme avait mis un terme à ce silence. Il tourna la tête vers la maison et vit Consuela marcher vers lui. Elle portait un panier et avançait d’un pas déhanché et il s’émerveilla même de loin de la noirceur brillante de sa chevelure. Elle s’approcha et s’assit à côté de lui, tendant les jambes et croisant ses pieds nus. Dans le panier se trouvaient des pois violets et elle se mit à les écosser. Il était arrivé à un moment de sa vie où il avait moins de mal à imaginer la fin qu’à se souvenir du passé et peu importe d’où elle venait, ça n’avait pas la moindre importance parce qu’il n’y avait rien de mal dans tout ça. Il lui sourit et elle lui rendit son sourire.

Il entendit le Ford s’engager dans l’allée. Il ne pouvait pas voir la grand-route de l’étang, à cause de l’allée de gravier qui montait puis redescendait entre la route et la maison, mais il reconnut aussitôt le bruit, après vingt ans et des poussières à conduire ce pick-up. Vingt ans et des poussières à l’entretenir. Il resta les yeux fixés sur la route et le pick-up apparut et ralentit sur le gravier. Ce pick-up faisait tellement partie de sa vie depuis tellement longtemps que l’espace d’un instant il crut se voir lui-même derrière le volant, arrivant chez lui. Il sourit à part soi et sa ligne se tendit de nouveau et il remonta un gros poisson. Mais il n’avait pas envie de s’en occuper tout de suite, et puis il avait le temps et il y avait plein d’autres poissons alors il relâcha celui-ci puis se rassit sur sa chaise. Il posa la canne par terre et croisa les jambes et il attendit que son fils sorte du pick-up et vienne jusqu’à lui.

J’ai réussi, songea-t-il. Le moment est enfin arrivé.

La maison était une modeste bâtisse de plain-pied que Russell avait aidé son père à repeindre l’année avant le désastre. Elle se tenait à la lisière de cinq petits hectares de pins et de chênes que le passage des années et des tempêtes et des ouragans avait peu à peu déboisés. Mitchell avait possédé quelques vaches et des chevaux et un arpent de maïs dans le temps, mais il avait renoncé à tout ça après la mort de Liza. Tout vendu, sauf le tracteur dont il se servait pour débroussailler et le petit bateau à bord duquel il allait se mettre au milieu de l’étang quand le soleil était bas et le ciel lavande et que s’emparait de lui cette sensation si particulière de solitude qui vient avec le jour finissant. Le petit étang était à cent mètres derrière la maison et avait été rempli de poissons-chats à l’époque où Russell était tout gamin et qu’il passait ses étés assis sur la même berge où était assis Mitchell à présent, à boire de l’orangeade et à manger de la tarte aux flocons d’avoine. Et aujourd’hui la toiture était neuve et la balancelle sur la véranda n’était plus la même qu’avant et il se demanda si Russell remarquerait tous ces changements.

Il regarda son fils s’avancer lentement, tourner la tête vers la maison et l’appentis et la grange et se diriger vers l’étang comme si c’était la première fois qu’il venait ici. Russell avait toujours été grand et mince mais Mitchell remarqua que sa chemise flottait sur ses épaules comme s’il l’avait empruntée à un grand frère. Russell remonta le petit sentier qui menait de l’étang à la maison et quand il fut à mi-distance Mitchell se leva. Russell le rejoignit sur la berge et dit comment va vieil homme et le vieil homme sourit en gardant les lèvres serrées comme s’il avait peur qu’elles ne lui échappent et il serra vigoureusement la main de Russell comme s’il venait de lui vendre une tête de bétail. Puis Russell regarda la femme aux cheveux noirs et aux yeux bruns qui lui rendit son regard.

« Je te présente Consuela », dit Mitchell.

Russell la salua d’un hochement de tête.

« Es mi hijo, dit Mitchell en désignant Russell d’un geste de la main.

— Yo se », dit-elle.

Russell regarda son père comme s’il venait de démasquer un imposteur. Mitchell l’examina de la tête aux pieds.

« T’as l’air bien.

— Je me sens bien. »

La femme laissa tomber ses pois écossés dans un seau. Russell la désigna du doigt.

« C’est Consuela, dit Mitchell.

— J’avais compris.

— Elle m’aide. Viens t’asseoir. »

Ils s’installèrent sur les chaises de jardin et Mitchell ouvrit la glacière et sortit deux cannettes de Coca et posa la bouteille de whiskey sur ses genoux. Il tendit une cannette à son fils.

« Belle journée, dit Russell.

— Mais chaude », répondit son père.

Ils sirotèrent leur Coca en regardant l’étang. Sans rien dire pendant plusieurs minutes, incapables de reprendre le cours de la conversation que des années de séparation avaient interrompue. De parler des maisons qu’avait rachetées Mitchell ou du bétail qu’il avait vendu ou du dîner que venait de leur préparer la mère de Russell. On n’entendait que le bruit des cosses tombant dans le seau.

« Elle parle anglais ? demanda Russell.

— , répondit-elle.

— Elle comprend par bribes, quelques mots ici et là, dit Mitchell.

— Toi aussi, on dirait.

— Faut bien, j’imagine.

— Oui, j’imagine, dit Russell en souriant. Espèce de vieux briscard.

— Comment ça ?

— T’as très bien compris.

— Tu te trompes, c’est pas du tout ça.

— Elle vit où ? »

Mitchell ne répondit pas. But une gorgée.

« Vieux briscard, répéta Russell.

— Elle s’est installée dans ton ancienne piaule, derrière la grange.

— Ben voyons.

— Consuela, dit Mitchell. Duermes donde ? »

Elle se retourna et montra la grange.

« D’accord, dit Russell. Tu aurais pu me prévenir. »

Mitchell haussa les épaules.

« J’aurais pu.

— Et elle est là depuis quand ?

— Ça va faire environ un an.

— Et elle a débarqué comme ça un beau jour ?

— Peut-être bien.

— Ou peut-être bien que non. »

Mitchell remua sur sa chaise.

« Si je te raconte, il faut que tu promettes de ne le répéter à personne.

— À qui j’irais le répéter ?

— Je sais pas. Mais fallait que je le dise.

— D’accord. Je ne répéterai rien à personne.

— Elle travaillait dans la ferme de ton oncle Clive à Bogalusa. Il en a des tonnes comme elle. Entassés dans des cabanons et tout le bordel. Une belle saloperie, si tu veux mon avis. Une plantation version moderne. Je suis allé le voir là-bas et on faisait le tour du propriétaire et je l’ai vue. Je lui ai demandé si elle voulait venir ici et elle a dit oui.

— Tu lui as demandé ?

— Oui, bon, façon de parler. T’as très bien compris. J’ai dit à quelqu’un de lui demander et quelqu’un lui a demandé et elle est repartie avec moi.

— Donc c’est une esclave, dit Russell.

— Non. C’était une esclave. Je voudrais que tu voies comment Clive les traite, parqués les uns sur les autres. Et il les paye avec la petite monnaie qu’il trouve entre les coussins de son canapé, à mon avis.

— Tu la payes, toi ?

— Un peu.

— Donc tu la payes pour travailler et je sais pas quoi et elle vit dans la grange et j’imagine qu’elle est pas exactement inscrite sur les listes électorales mais c’est pas une esclave.

— Si tu fermes pas ta grande gueule, je te préviens, j’appelle le shérif et je lui dis de te rembarquer fissa. »

Consuela finit d’écosser ses pois et elle posa son panier et s’essuya les mains sur sa longue jupe en denim. Puis elle se leva et dit quelque chose très vite et Mitchell hocha la tête et elle repartit vers la maison.

« C’est devenu calme ici, dit Mitchell quand elle se fut suffisamment éloignée. Je sais pas trop quoi dire d’autre. Avec ta mère qu’est plus là et tout.

— Je sais. Tu n’as rien à expliquer.

— Le soir parfois je m’asseyais sur la véranda et ce que j’entendais c’était comme si la fin du monde avait eu lieu et qu’il y avait plus personne sur terre. »

Mitchell se pencha, ramassa sa canne à pêche et lança sa ligne au-dessus de l’étang.

« Je m’inquiétais pas d’avoir à t’expliquer la situation, c’est pas ça. J’ai essayé d’arrêter de me faire du mauvais sang pour ça. Mais je sais pas si ta mère, elle, elle comprend.

— Ça fait un moment qu’elle est plus là, maman. Je crois qu’elle aurait compris.

— J’espère.

— J’en suis sûr.

— Parce que Consuela, des fois ça arrive qu’elle dorme à la maison.

— C’est bon, va. Espèce de vieux briscard. »

Un poisson mordit et le flotteur oscilla et Mitchell laissa sa prise filer un moment puis la remonta. Celui-là était costaud et il se leva pour le tirer de l’eau puis il décrocha l’hameçon et Russell fit de la place dans la glacière. Ils se rassirent et Mitchell tendit la canne à son fils et lui dit à ton tour mais Russell dit non merci. Mitchell reposa la canne par terre.

Russell se renfonça dans sa chaise et dit :

« Merci pour le pick-up.

— Je me suis dit que ça te serait utile. Mais un petit coup de neuf lui ferait pas de mal. »

Mitchell ouvrit la bouteille de whiskey et but une rasade puis la fit passer avec une gorgée de Coca glacé. Il tendit la bouteille à son fils.

« Et la maison, dit Russell en la prenant. Tu es sûr que tu n’as pas besoin d’un locataire, quelqu’un qui paierait ?

— Cette baraque a été achetée et payée deux fois. J’en ai pas besoin.

— Bon. D’accord. »

Mitchell lui jeta un regard en coin.

« Tu te laisses pousser la barbe ?

— Oui, m’sieur. »

Mitchell passa la main sur ses joues glabres. Le soleil était suspendu juste au-dessus des arbres et il regarda l’étang en plissant les yeux.

« On dirait qu’il y a encore pas mal de gros poissons là-dedans, dit Russell.

— Assez, oui. J’ai pensé que je pourrais nous en pêcher quelques-uns pour le dîner demain soir. Si ça te va.

— Je suis partant.

— Ton œil. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » demanda Mitchell en désignant la tête de son fils.

Russell toucha du bout des doigts la bosse rouge et fit la moue.

« Petit cadeau d’adieu des copains là-bas.

— J’espère que c’est tout ce qu’ils t’ont offert.

— Oui. C’est rien. Je me suis fait pire cent fois quand je retapais tes maisons.

— C’est vrai. T’as jamais trop aimé rester en haut d’une échelle. »

Russell but une gorgée de Coca puis de whiskey et encore une de Coca et il redonna la bouteille à son père. Mais une fois au fond de son estomac le breuvage lui fit du bien, alors il fit un signe de la main et son père lui tendit de nouveau la bouteille. Il but une nouvelle rasade et rendit la bouteille et son père la reboucha et la remit dans la glacière.

« C’était eux, pas vrai ? dit Mitchell.

— Eux qui ?

— Ceux qui t’ont amoché comme ça. C’était eux.

— Oui.

— Faut croire qu’ils pouvaient pas attendre.

— À mon avis ils avaient déjà bien assez attendu à leur goût. Comment t’as deviné ?

— Y a peut-être tout un tas de nouveaux bâtiments dans le coin, mais ça veut pas dire que c’est pas comme avant. Les gens parlent comme ils l’ont toujours fait. J’étais au café dans le centre et j’ai entendu un vieux copain de leur père déblatérer comme quoi il avait l’intention de te rendre une petite visite.

— Leur père est toujours là aussi ?

— Non. Il est mort y a déjà un bout de temps. Avant ta mère. »

Russell prit un glaçon et le frotta contre son œil gonflé puis le balança dans l’étang. Une bouche s’ouvrit et l’engloutit puis disparut sous la surface.

« Ils t’attendaient devant la maison ? demanda Mitchell.

— Mieux que ça. Sur le parking de la gare routière, quand je suis descendu du car.

— Je me disais aussi que cet œil au beurre noir avait pas l’air bien vieux. Rien d’autre ?

— Non.

— Et quel genre d’idées ils ont derrière la tête à ton avis ?

— Je sais pas trop. »

Mitchell posa sa cannette par terre et ramassa sa canne et prit un criquet dans la boîte.

« Viens t’installer ici, dit-il en plantant l’hameçon dans le corps du criquet. La route est longue. Quand y a des visiteurs, on les voit arriver de loin.

— Pas question que je ramène mes emmerdes ici. Tout ira bien. »

Mitchell lança sa ligne doucement cette fois-ci, lâchant l’hameçon près de la berge. Les deux hommes gardèrent les yeux fixés sur le fil jusqu’à ce qu’il se tende et Mitchell sortit un poisson d’au moins deux kilos.

« Belle bête, dit Russell.

— À ce train-là y en aura pas pour longtemps », dit Mitchell.

Russell ouvrit la glacière et sortit la bouteille de whiskey et deux autres Coca. Mitchell décrocha l’hameçon et posa sa prise avec les autres sur la glace. Le poisson eut encore quelques spasmes de survie puis se figea et Russell referma la glacière.

Ils retournèrent à leur chaise et restèrent assis un moment. Le soleil se couchait. Ils continuèrent à pêcher, ramenant encore deux ou trois poissons, descendant la bouteille à petites gorgées, en parlant peu et de tout et de rien. Ils se levèrent et regagnèrent la maison, où Mitchell s’installa sur la véranda avec un seau et vida les poissons pendant que Russell s’affairait dans l’appentis à la recherche du matériel dont il aurait besoin pour repeindre une maison. Ce serait une manière comme une autre de s’occuper. Tout était là. Les échelles. Les bâches. Les pinceaux et les racloirs. Tout au même endroit qu’avant. Il sortit de l’appentis et rejoignit son père sur la véranda. Mitchell secouait la tête, le bout de la langue pointant à un coin de la bouche. Concentré sur les poissons et sur ses mains barbouillées de sang jusqu’aux poignets.

« Je vais rentrer en ville, dit Russell. Ça fait tout drôle d’avoir rien à faire.

— J’imagine.

— Je suis passé devant un café dans le centre. On mange bien là-bas ?

— Pas mal. Si tu te goures pas dans la commande.

— D’accord. Je vais essayer alors.

— Et demain on te remplit la panse de poiscaille. Histoire que tu commences à reprendre un peu de gras.

— Je viendrai dans l’après-midi alors. »

Mitchell leva les yeux vers Russell et hocha la tête puis dit attends deux secondes. Il s’essuya les mains avec un torchon puis il disparut par la porte de la véranda et la ferma derrière lui. Russell resta là à attendre en regardant autour de lui. Comme il l’avait fait mille fois en rêve. Il serait bien entré mais il gardait ça pour plus tard, pas encore prêt à constater que rien n’avait changé à l’intérieur, à part sa mère qui n’était plus là avec son tablier et ses mains pleines de farine. La porte se rouvrit et son père ressurgit avec un fusil calé sous le bras et une boîte de cartouches à la main. Il essuya le canon avec le bas de sa chemise puis il s’approcha de son fils et lui tendit le fusil. Russell reconnut l’arme. C’était son propre fusil, calibre 20, celui avec lequel il arpentait autrefois les bois à l’affût du gibier.

« C’est pour quoi faire, ça ? dit Russell, hésitant à prendre le fusil des mains de son père.

— Tu sais très bien pour quoi c’est, dit Mitchell. Prends-le. »

Russell saisit le fusil par le canon puis la boîte de cartouches.

« Rien que d’avoir ça sur moi j’enfreins la loi de je sais pas combien de façons.

— Je sais. Je te force pas.

— Mais tu essaies quand même.

— Non. Tu fais comme tu veux. Mais faut faire des choix.

— Ça ira pas jusque-là, dit Russell en coinçant le canon sous son bras.

— T’en sais rien jusqu’où ça ira. J’espère que non mais on sait jamais. »

Russell opina. Mitchell opina. Puis Russell lui redit qu’il reviendrait demain et il remonta dans le pick-up et s’en alla sous les yeux de Consuela postée à la fenêtre de la cuisine, là où se tenait sa mère autrefois.

10

Une lumière grise tandis qu’il retournait en ville. En arrivant devant la maison, il vit trois gamins qui se lançaient un ballon dans le jardin de la maison d’à côté et une femme assise sur la balancelle de la véranda. Il lui adressa un signe de la main et elle lui répondit et il entra. Il ferma à clé derrière lui et alla dans la chambre. Il ne mit pas longtemps à défaire son paquetage, qui ne contenait que le strict minimum — quelques tee-shirts et des chaussettes, une brosse à dents et du déodorant, et le dossier contenant les documents soi-disant indispensables fournis par Mildred Day. Au fond du sac, un cadre en bois avec la photo de Sarah. Il alla la poser au centre du manteau de la cheminée dans le salon. Elle était assise sur un banc de Jackson Square, dans le Carré français, les cheveux ramenés en arrière, le visage éclairé d’un joli sourire comme si un souvenir agréable lui avait traversé l’esprit à l’instant où la photo avait été prise. Elle était restée sur une petite étagère au pied de son lit minuscule et grinçant pendant onze ans, et quand il la posa sur le manteau de la cheminée et recula d’un pas pour la regarder il lui sembla qu’elle avait l’air plus jeune ainsi, hors des quatre murs étouffants de la cellule.

Il passa l’heure suivante à boire et à fumer sur la véranda à l’arrière de la maison puis il eut faim et il se rappela le café au coin de Main Street devant lequel il était passé en quittant la gare routière. Il décida d’y aller à pied. Il mit vingt minutes et piqua une suée dans l’humidité du soir. Il passa devant des maisons à l’intérieur desquelles on apercevait la lueur d’un écran de télévision par la fenêtre du salon et trois petites filles, sans doute des sœurs, jouaient à la marelle sous la lumière de l’auvent dans une allée bordée de pétunias. Il arriva dans le centre-ville et demanda son chemin à des hommes en costume devant un cabinet d’avocats. Ils hochèrent la tête et lui indiquèrent la direction du café.

Quand il arriva c’était presque l’heure de la fermeture. Mais il avait l’air si harassé que la serveuse arrêta d’essuyer les tables et de retourner les chaises et demanda en cuisine si elle pouvait prendre une dernière commande. Russell entendit le cuistot pester mais ensuite il dit d’accord et elle lui précisa qu’il faudrait que ce soit quelque chose de pas trop compliqué.

Russell s’assit dans un box à la banquette tapissée de vinyle rouge et vit sur le menu le Petit Déjeuner Géant.

« Ça, ce serait pas trop compliqué ?

— Ça devrait aller, répondit la serveuse. Mais sans les boulettes de maïs. »

Elle sortit un calepin de sa poche arrière et porta la main à son oreille mais n’y trouva pas le stylo qu’elle cherchait. Elle tâta ses poches, l’air découragé, et il se dit qu’elle devait avoir des gosses qui l’attendaient à la maison. Aussi affamés que lui.

« Vous voulez boire quoi ?

— Il vous reste du café ? »

Elle se tourna et regarda du côté du comptoir. Il restait un demi-pot.

« Il doit plus être très bon mais oui, il en reste.

— Ça ira. »

Elle disparut dans la cuisine et Russell entendit le cuistot se remettre à pester puis elle revint lui servir son café. Il prit une gorgée et le breuvage avait un goût de claque dans la gueule. La serveuse se remit à ranger et à nettoyer et Russell s’efforça d’ingurgiter son jus de chaussette. Le cuistot beugla le nom de la serveuse et elle revint poser devant Russell une grande assiette d’œufs brouillés avec une saucisse, du bacon, une galette de pommes de terre et du pain grillé. Puis elle recommença à s’activer tout en gardant un œil sur Russell, sidérée par la vitesse à laquelle il engloutissait son Petit Déjeuner Géant. Quand il eut terminé il s’essuya la bouche et lui demanda combien il devait. Il laissa les billets sur la table et la remercia et elle le suivit jusqu’à la porte et verrouilla derrière lui.

Il aperçut une station-service à environ cinq cents mètres et se dirigea vers elle. Il avait encore faim. Dans la boutique il prit un peu de bœuf séché et des petits pains et un sachet de chips format familial. Il remplit un énorme gobelet en polystyrène de Coca puis alla à la caisse et demanda au type à queue-de-cheval de rajouter à ça un Playboy qu’il tira du présentoir niché dans un coin derrière la caisse. Il est super, celui-là, dit le type en fourrant les achats de Russell dans un sac plastique, et Russell répondit j’en ai encore jamais vu qui le soient pas. Il prit son sac puis retourna à la maison, finissant le bœuf séché et l’un des petits pains en chemin.

Il s’assit par terre dans le salon et termina son festin puis se sentit écœuré. Il feuilleta le Playboy, examinant de près les courbes des hanches et des poitrines de ces jeunes filles parfaites en essayant de se rappeler ce que ça faisait. De les toucher. De les sentir. Il avait oublié depuis longtemps et il avait espéré que l’air libre lui ramènerait ces parfums mais il jeta le magazine en comprenant que seule une vraie fille en chair et en os pourrait lui raviver la mémoire. Il enleva ses bottes et passa dans toutes les pièces de la maison éteindre les lumières. Puis il se déshabilla et s’allongea sur le matelas en calant son sac roulé en boule sous sa tête en guise d’oreiller.

Mais aucune chance que ça marche comme ça.

Il se releva, se rhabilla puis sortit dans le jardin et alluma une cigarette. Il toucha l’endroit où sa tête lui faisait encore mal et l’endroit où ses côtes lui faisaient encore mal. Autant les appeler, qu’ils rappliquent et qu’on n’en parle plus. Venez, qu’on en finisse. Venez, et mettez-y tout ce que vous avez, parce que lui il est toujours mort, et moi non, alors venez. Je peux encaisser. Onze ans que j’encaisse. À croire que ça suffisait pas. Faut encore que je me fasse dérouiller la gueule et que je perde quelques dents. Qu’ils soient là à m’attendre quand je rentre au bercail. Venez, de toute façon ça peut pas être pire. Putain, ça non. Allez, venez, que je paye encore un peu plus. Putain. Failli te couper la tête, ils avaient dit. Un centimètre de plus et tu te serais vidé de ton sang, ils avaient dit. Un centimètre. Bon Dieu.

Il passa un doigt sur la cicatrice qui lui fendait le cou d’une oreille à l’autre, camouflée sous sa barbe naissante. Égorgé vif, mais vivant. Égorgé vif, mais guéri. Égorgé mais pas assez. Coup de bol, ils avaient dit. Un miracle, ils avaient dit. Mon cul, avait-il dit. Sa première semaine derrière les barreaux, il s’était fait si méchamment tabasser qu’il ne pouvait plus ouvrir les yeux, et quand il s’était retrouvé allongé sur la table d’examen de l’infirmerie, aveugle et perclus de douleur, il avait prié pour que ce centimètre supplémentaire lui soit accordé. Donnez-le-moi maintenant je vous en prie mon Dieu. Espèce de fils de pute. Vas-y, jusqu’au bout. Il n’arrêtait pas de délirer et l’infirmière avait dû lui faire une injection et alors tout était devenu noir. Quand il s’était réveillé il avait repris là où il s’était arrêté. À prier pour ce centimètre supplémentaire et à commencer à se poser des questions sur ce centimètre et dès lors il n’avait plus cessé d’y penser. D’y repenser et d’y penser encore. Mille fois il s’était posé des questions à ce sujet. Mille fois par an pendant onze ans, ça faisait un putain de paquet de questions et il lui semblait aujourd’hui qu’il n’en verrait jamais la fin. Alors venez. Amenez qui vous voulez et ce que vous voulez et rappliquez parce que moi j’irai nulle part. Il imaginait les deux frères, assis dans un salon, en train de vider des cannettes et de se bidonner. À la descente du car on l’a chopé, le mec, ils disaient. On lui a foutu une bonne branlée, ils disaient. Et c’est pas fini, ils disaient. Ils savent que dalle, se disait Russell. Ils savent rien.

Un criquet sauta sur son bras et il le regarda pendant un moment. Sentit ses minuscules tentacules effleurer les poils de son bras. Si doux et innocent. Comme des cils frôlant sa peau. Puis il jeta sa cigarette et écrasa le criquet du plat de la main et il étala ses entrailles le long de son avant-bras. Venez, se dit-il, et il sentit son pouls s’emballer comme il l’avait senti le jour où ils étaient trois. Ou quatre. Une pulsation violente, qui martelait à l’intérieur et l’avait comme hissé dans une autre dimension où les blessures et la douleur ne lui faisaient rien. Il essuya les restes gluants de l’insecte sur son jean puis s’assit dans l’herbe haute et il laissa sa tête partir en arrière et il se mit à hurler à la lune comme un dément et il avait l’impression qu’il n’en verrait jamais la fin.

Quand il fut à bout de hurlements il rentra dans la maison et il ramassa le Playboy par terre dans le salon. Il l’ouvrit à la page de la blonde aux yeux verts. Elle était allongée sur le dos, jambes écartées et juste un petit morceau de satin pour dissimuler ce qu’elle savait qu’ils voulaient tous. Il caressa du bout des doigts le papier glacé, les tétons dressés, la courbe des hanches, l’intérieur des cuisses. Puis il lâcha le magazine et grimpa dans le pick-up et alla en ville. Il roula lentement entre les vieux bâtiments, espérant tomber sur une enseigne au néon qui lui indiquerait qu’il y avait encore de la vie ici. Espérant en trouver d’autres comme lui qui ne pouvaient pas encore se résoudre à la nuit.

11

Elle avait nettoyé le visage d’Annalee avec un gant puis s’était assise avec elle sur le lit, la serrant dans ses bras jusqu’à ce que la petite cesse de pleurer et se calme, lui promettant encore et encore que jamais elle ne l’abandonnerait. Je le jure devant Dieu, Annalee. Je le jure. La fillette finit par arrêter de hoqueter et de renifler puis elles s’allongèrent et se mirent sous les couvertures et Annalee posa la tête sur la poitrine de sa mère et passa un bras autour de sa taille et parvint enfin à s’endormir. Maben avait glissé le revolver dans le tiroir du bas de la commode et elle resta immobile à regarder fixement la poignée du tiroir en attendant qu’Annalee soit profondément endormie pour pouvoir sortir du lit sans la réveiller. Quand elle sentit que le corps de la fillette était entièrement relâché et sa respiration lente et profonde, Maben repoussa doucement son bras puis se dégagea et repositionna la tête de la petite fille avec délicatesse sur l’oreiller. Elle attendit de voir si Annalee se réveillait, puis elle se redressa dans le lit. Fit basculer ses jambes et se leva.

Elle alla prendre un gobelet en plastique sur le lavabo, le remplit d’eau et but d’un trait. Puis elle en but deux autres et ensuite elle s’essuya le visage avec le gant dont elle s’était servi pour nettoyer celui de la petite. Elle s’assit sur le couvercle des toilettes, ferma la porte de la salle de bains et resta immobile dans le noir. Guettant des coups à la porte. Un bruit de sirène. Quelque chose. Ouvrant et fermant les yeux. Incapable de faire la différence. Écoutant, écoutant et écoutant encore.

Enfin elle rouvrit la porte de la salle de bains et but un autre verre d’eau. Elle jeta un coup d’œil dans le miroir à la petite forme pelotonnée sous les couvertures. Je le jure devant Dieu, Annalee. Je le jure. Elle se retourna et revint près d’elle. Le drap avait glissé à la taille de la fillette et elle le souleva pour la reborder et protéger ses bras brûlés par le soleil. Puis elle prit une chaise et s’assit près de la fenêtre et entrouvrit le rideau de quelques centimètres, assez pour voir d’un bout à l’autre du parking.

Cet endroit, songea-t-elle. Cette route.

Elle commença à retracer son chemin en pensée, la logique qui l’avait amenée ici, dans cette nuit, avec cette enfant endormie dont elle n’arrivait pas à prendre soin, toutes deux cernées par les loups dehors à l’affût. Mais c’était comme si elle essayait de rassembler les pièces disparates de différents puzzles. Aucun ordre, aucun motif, aucun schéma d’ensemble ne leur permettait de s’enchaîner harmonieusement. Elle errait depuis si longtemps. Son esprit n’était qu’une brume et ses souvenirs s’y perdaient, et quand bien même elle avait croisé des gens et des moments dignes d’être gardés en mémoire, aucun n’aurait pu lui être d’un quelconque secours à cet instant. Y a-t-il quelqu’un, quelque chose qui pourrait m’aider à me sortir de la merde dans laquelle je me suis fourrée ?

Elle aperçut un homme et une femme, en chemise en jean tous les deux, sortir de la cabine d’un camion et traverser le parking, main dans la main, jusqu’à la cafétéria. Il lui tint la porte et elle se glissa à l’intérieur en lui caressant l’épaule.

Maben se demanda à qui elle aurait pu adresser ses reproches, mais ne trouva pas d’autre coupable qu’elle-même.

Il y avait bien eu ce jour-là pourtant, songea-t-elle. Elle était allongée sur ce lit d’hôpital et c’était la période de Noël, les infirmières avaient mis des serre-tête imitant des bois de rennes et le médecin avait des bonbons plein les poches. Annalee était née au petit matin et la sage-femme l’avait tendue tout emmitouflée à Maben, et quand Maben l’avait regardée, elle avait vu au fond de ses yeux une expression qui lui avait fait penser que cette enfant la connaissait déjà, et à cet instant, lors de ce tout premier contact, elle avait juré au bon Dieu et aux anges et aux infirmières avec leurs bois sur la tête que les choses seraient différentes dorénavant. Il ne t’arrivera rien, Annalee, j’y veillerai. Rien du tout. On s’en sortira.

Et elles s’en étaient sorties, pendant un temps. Un trois-pièces au fond d’un immeuble d’avant-guerre divisé en appartements cerné par les bruits de la nuit — des rats, ou de plus grosses créatures peut-être, rampant dans tous les sens sous le plancher de guingois, et les braillements de la télé dans l’appartement voisin, et le raffut des deux ivrognes à l’étage au-dessus, et le dealer de cachetons à côté d’eux et les allées et venues de tous ceux qui avaient besoin de ses services. Une baignoire sur pieds tachée d’humidité et un lavabo taché d’humidité, et un frigo qui fuyait sous lequel s’écoulait en permanence un maigre filet rosâtre. Un petit matelas sur lequel elle dormait collée à Annalee et une chaise dans le coin qu’elle avait transformée en fauteuil à bascule à l’aide de quelques boîtes de conserve trouées. Le pressing, trois rues plus loin, où Maben lavait et pliait le linge de gens qui n’étaient pas obligés de s’en charger eux-mêmes, pendant qu’Annalee, allongée dans une panière remplie de serviettes propres et tièdes tout juste sorties du séchoir, s’endormait bercée par le bourdonnement électrique des machines à laver. La paye remise cash tous les vendredis par le propriétaire, un petit homme voûté aux cheveux blancs et aux petits-enfants innombrables. Il lui avait donné une poussette et un carton rempli de poupées, de hochets et de cubes en plastique. Un siège bébé, pour le jour où elle aurait une voiture. Les trajets à pied avec Annalee, de l’appartement au pressing ou au Tout-à-un-dollar ou à l’épicerie, partout où elles avaient besoin d’aller, tandis que le printemps faisait place à l’été, et toutes ces pérégrinations étaient peut-être une nécessité mais Maben y prenait toujours un certain plaisir, elle aurait voulu garder pour elle le soleil et la chaleur et l’enfant et ces journées passées ensemble et les mettre bien à l’abri quelque part, afin de pouvoir les ressortir un jour, les contempler et se souvenir.

Elle se leva et referma le rideau. Des ombres grises et violettes striaient le lit, passaient sur le petit corps épuisé d’Annalee. Maben s’agenouilla auprès d’elle. Dors, murmura-t-elle. Dors.

Elle retira sa main, se retourna et aperçut son reflet dans le grand miroir au-dessus du lavabo. Voilée par l’obscurité. Sans visage, presque sans forme. Elle demeura immobile un moment, observant sa propre silhouette noire et vide. Puis, lentement, elle leva un bras pour s’assurer qu’elle était bien réelle, et l’ombre dans la glace imita son geste et alors elle sut que c’était bien plus qu’un mauvais rêve.

Elle laissa retomber son bras, traversa la pièce et s’assit par terre, dos au mur.

Je n’étais pas obligée de monter ces marches, songea-t-elle. Surtout restez bien là où vous êtes, petites saloperies. Vous avez pas intérêt à moufter. J’ai un bébé maintenant. Pas question qu’elle se frotte à vous, c’est trop dangereux.

Elle avait pris l’habitude d’écouter les bruits de pas, ces quinze marches d’escalier qui fendaient le grand immeuble en deux, ces quinze marches qui menaient jusqu’à la porte du type aux cachetons. Tard dans la nuit, elle écoutait et elle comptait les marches, quand ils montaient, quand ils descendaient. Des bruits grinçants, des bruits de pas tout droit sortis d’une histoire d’épouvante, et elle avait inventé une formule pour aller avec ces quinze marches, cinq mots qu’elle se répétait à voix basse dans le noir, un mot pour chaque marche, trois fois de suite. Ne monte pas les marches. Ne monte pas les marches. Ne monte pas les marches.

Puis elle avait commencé à regarder dans la rue à travers les stores, pour voir à quoi ils ressemblaient. Il y avait la jeune Latino avec l’aigle ou le faucon ou une créature aux ailes fabuleuses tatouée sur le mollet. Les jeunes Blacks en tee-shirt moulant et pantalon de sport qui avaient l’air rapides et puissants. Les lycéens débarquant dans des 4 × 4 qui semblaient valoir le prix d’une petite maison. La faune habituelle des paumés en tout genre qui convergeaient vers la maison de tous les coins de rue à toute heure du jour et de la nuit.

Pendant la journée, ce n’était pas difficile. Elle travaillait, puis changeait les couches ou partait en promenade avec Annalee ou lui donnait à manger, ou encore elle la berçait et elles s’endormaient toutes les deux. Mais une nuit, Annalee l’avait réveillée et Maben lui avait donné un biberon puis l’avait aidée à se rendormir, et c’est alors qu’elle s’était imaginée en train de monter ces marches à son tour, de frapper à la porte et de prendre un petit quelque chose. Juste un petit quelque chose.

Restez où vous êtes. Arrière. Passez votre chemin.

Alors elle avait commencé à le guetter, et c’était difficile parce qu’elle ne le voyait jamais. Elle ne le croisait jamais dans la cage d’escalier, n’entendait que le son de sa voix quand quelqu’un frappait à sa porte, au point qu’il avait fini par devenir ce personnage étrange et sans visage qui vivait à l’étage au-dessus, détenteur des petites pilules magiques.

Deux fois, en pleine nuit, après qu’Annalee avait bu son biberon et s’était rendormie, Maben était montée. Mais les deux fois, elle avait remporté le combat. S’arrêtant sur le seuil, les phalanges repliées prêtes à frapper, mais elle n’était pas allée jusqu’au bout de son geste. La tension retombant dans ses doigts. La petite voix intérieure la forçant à reculer, lui disant tu ne deviendras pas ce qu’il veut que tu deviennes. Elle était redescendue en fredonnant son mantra. Ne monte pas les marches. Ne monte pas les marches. Ne monte pas les marches. La deuxième fois, elle avait refermé la porte de chez elle et s’y était adossée, à bout de souffle comme si elle venait de courir pour échapper aux méchants et qu’elle avait réussi à leur fausser compagnie de justesse. Elle avait repris sa respiration, était allée dans la salle de bains se regarder dans le miroir et ce qu’elle y avait vu était inhabituel — quelque chose de sain. Elles avaient à manger. Peu importait quoi ou en quelle quantité, elles se nourrissaient. Elles dormaient. Elle avait arrêté de fumer depuis deux mois, avant la naissance du bébé, et n’avait pas repris — une après le déjeuner et une le soir et c’était tout. Pas de bière. La bière avait toujours entraîné le reste, des choses plus graves et plus joyeuses.

Tu n’as aucune foutue raison d’aller voir là-haut, s’était-elle dit en se pointant du doigt dans la glace, comme pour ajouter : Et je ne plaisante pas.

Une nuit, quelques jours plus tard, il avait frappé à sa porte. Elle avait ouvert et il avait brandi sous son nez un petit sac Ziploc contenant une poignée de pilules. Des bleues et des blanches. Il le lui avait tendu en lui disant bienvenue dans le quartier. Il était maigre comme un clou, les yeux enfoncés dans les orbites et le regard voilé comme celui d’un insomniaque. Il portait un jean délavé et il était pieds nus, les cheveux blonds et ras. La bouche à moitié ouverte, les dents brunies par la nicotine.

« J’en veux pas », avait-elle dit en refermant la porte.

Elle avait attendu qu’il s’en aille, l’oreille collée à la porte, et puis le petit sachet avait glissé à ses pieds.

« Vous aurez qu’à les jeter, avait-il dit. Faites-en ce que vous voulez, je m’en cogne. »

Et puis il avait disparu.

Maben entendit des voix sur le parking. Des voix brutales, quelques éclats de rire gras, puis plus rien. Elle se laissa glisser le long du mur et s’allongea par terre, la tête posée sur un bras, et elle se mit à pleurer en silence. Et tandis que les larmes coulaient, elle revoyait le sachet glisser sous la porte. Elle revoyait les sales habitudes refuser de l’écouter, refuser de la laisser tranquille. Refuser de se tenir loin d’elle mais se rapprocher au contraire, à pas furtifs, jusqu’à s’immiscer tout contre elle et la petite. L’été s’était enfui, et début octobre le temps était devenu humide et froid, et Annalee s’était mise à tousser et tousser sans cesse, incapable de dormir, prise d’accès de fièvre, et comme elle n’avait pas jeté le petit sachet Ziploc, comme elle l’avait gardé et planqué sous l’évier de la cuisine, le sortir de sa cachette, l’ouvrir, plonger les doigts dedans et porter la poignée de cachets à sa bouche n’avait pas été très difficile. Et à Noël elle ne payait plus son loyer, et en février Maben et Annalee avaient été expulsées de l’appartement, et c’est à partir de là que le souvenir des quatre années écoulées depuis perdait en clarté. Sombrait dans le brouillard.

Maben se redressa et s’essuya les yeux. Elle se releva, traversa la pièce et alla se rasseoir près de la fenêtre. Tira de nouveau les rideaux pour voir tout le parking. Dans quelques heures le jour se lèverait, et elle savait que dès les premières lueurs de l’aube le monde se remettrait à tournoyer plus vite.

12

Il trouva l’Armadillo, un bar au coin d’une rue, au rez-de-chaussée d’un immeuble à deux étages. Il se gara, entra et s’installa au comptoir. Des murs de brique, un plancher poisseux et un plafond criblé de taches jaunes. Une dizaine de clients environ étaient attablés, et au fond se trouvait une petite scène, avec des amplis empilés de part et d’autre et une batterie au milieu. Les chaises et les tables avaient été déplacées afin de laisser de la place aux gens pour danser devant la scène. Un jeune homme poussa une porte derrière le bar, une caisse de bière dans les bras. Il souleva le couvercle d’une glacière et cala les bouteilles à l’intérieur. Ses bras étaient recouverts de tatouages et ses cheveux savamment décoiffés. Russell était seul au comptoir et quand le type eut fini de ranger ses bouteilles il hocha la tête et Russell demanda une bière. Ce petit jeu se poursuivit pendant une bonne heure. Le barman allait et venait, préparant la soirée à venir, et Russell restait tranquillement assis, à fumer et à boire, essayant de déchiffrer ses tatouages, de repérer où finissait l’un et où commençait le suivant. De temps en temps il demandait une bière et le barman la lui servait.

Durant l’heure suivante, la porte de l’Armadillo s’ouvrit et se referma à une fréquence accrue et les tables commencèrent à se remplir. Russell se déplaça au bout du comptoir, d’où il pouvait observer la porte. La plupart des clients qui entraient avaient l’air soit trop jeunes pour se trouver là, soit trop vieux. Un type barbu et baraqué entra et se figea au milieu de la pièce. Regarda autour de lui. Se planta deux doigts dans la bouche et siffla. Un autre barbu, bandana noir autour du cou, poussa la porte à son tour, puis des étuis de guitare et des amplis défilèrent, transbahutés jusqu’à la scène à travers le dédale des tables. Une fois le matériel en place, les musiciens branchèrent leurs instruments, tapotèrent les micros et accordèrent leurs guitares. C’était le groupe le plus laid que Russell ait jamais vu.

Une serveuse fit son apparition pour prêter main-forte à l’heure d’affluence. Jeune, tatouée elle aussi. Le bas du ventre dénudé sous la chemise, le nombril entouré d’un soleil, et Russell le regarda avec délectation onduler tandis qu’elle s’activait derrière le bar. Jésus ou Elvis en personne auraient pu débarquer, il n’aurait rien remarqué, ou n’en aurait rien eu à foutre, hypnotisé qu’il était par ce soleil à l’encre noire dont les rayons se pliaient et se tordaient quand elle se hissait sur la pointe des pieds pour attraper les bouteilles et remplir les verres d’alcool.

Les tabourets de bar furent bientôt occupés eux aussi, par tous ceux qui étaient venus non accompagnés, et quand les musicos eurent descendu quelques bières et fumé quelques cigarettes, les lumières se tamisèrent et une rangée de spots d’ambiance éclaira la scène et la piste de danse d’une lueur jaunâtre. Un guitariste pinça une corde au timbre métallique puis, le temps de compter jusqu’à quatre, la soirée monta soudain d’un cran, les baraques se lançant dans un récital de Lynyrd Skynyrd aussi tendu et précis que si le vrai groupe s’était trouvé sur scène. Les têtes se mirent à dodeliner et les épaules à remuer et plus personne ne parlait, on n’entendait plus que des cris et les trois ou quatre premières chansons que le groupe enchaîna sans ralentir, et bientôt un couple se leva et s’avança pour danser. Ou pour valdinguer plutôt, agrippés l’un à l’autre, mais à l’évidence ils n’en avaient strictement rien à carrer de ce qu’on pouvait penser d’eux. Russell s’était mis lui aussi à battre le rythme du genou et il remarqua que le barman et la serveuse remplissaient les verres plus généreusement qu’avant le début du set. Les gens continuaient d’affluer, et bientôt il commença à faire une chaleur de fournaise dans le bar, et au bout de quelques chansons il n’y avait plus un seul visage dans la foule qui ne soit ruisselant de transpiration. Russell avait besoin d’aller aux toilettes, mais il savait que s’il lâchait son tabouret il ne le récupérerait pas, alors il essaya de divertir son attention en regardant le soleil autour du nombril de la serveuse qui luisait de sueur à présent sous les néons des enseignes de bière suspendus derrière le bar.

Le groupe décida de faire une pause, tout le monde se rassit et ce fut comme si la foule tout entière reprenait son souffle. Le bruit et l’énergie retombant d’un coup et le barman et la serveuse se dépêchant de remplir les verres des clients avant le début du second set. Le tabouret voisin de Russell se libéra mais un type blond vint aussitôt s’emparer de la place. Un type que Russell trouva bien trop élégant pour un endroit pareil. Il commanda à boire et quand il fut servi il voulut payer avec un billet de cent mais la serveuse secoua la tête et dit pas question. Elle reprit le verre et le donna à quelqu’un d’autre qui avait commandé la même chose. Le type demanda à Russell s’il avait de la monnaie et Russell secoua la tête, alors le type retourna à sa table et expliqua aux trois femmes qui l’accompagnaient qu’apparemment son argent n’était pas accepté ici. L’une des femmes sortit un billet de vingt de son porte-monnaie et le lui tendit, et il retourna au bar à côté de Russell. Ce dernier remarqua ses mains lisses, qu’il avait croisées sur le comptoir en attendant l’occasion de retenter sa chance. Et il remarqua sa chemise bien amidonnée et la montre à son poignet, et si ce n’était pas la première fois qu’il mettait les pieds à l’Armadillo, Russell aurait été prêt à parier que ce serait la dernière. Cette fois le type commanda deux boissons, la transaction eut lieu sans encombre et Russell le regarda regagner sa table. La femme qui lui avait donné l’argent se pencha, lui murmura quelque chose à l’oreille puis lui lécha le lobe et il se redressa vivement en jetant des coups d’œil autour de lui comme si quelqu’un venait de l’appeler. Elle se mit à rire et les deux autres se mirent à rire, mais pas lui, et il commença à siroter son verre tandis que les trois femmes continuaient de s’amuser.

Russell n’arrivait plus à se retenir. Il n’eut d’autre choix que d’abandonner son tabouret. Il laissa sa bière sur le comptoir, espérant ainsi réserver sa place. Il y avait deux portes de toilettes. Rien ne les différenciait, mais devant l’une d’elles s’était formée une file d’attente uniquement composée de femmes. Il put entrer tout de suite dans celles des hommes et en ressortir aussi vite, mais quand il regagna le bar quelqu’un avait pris son tabouret. Sa bière avait été poussée sur le côté et une femme était assise à sa place, les épaules nues à part les fines bretelles de sa robe, les cheveux tombant sur ses omoplates constellées de taches de rousseur. Russell se glissa derrière elle et tendit le bras pour attraper sa bière, mais à cet instant le tabouret à côté d’elle se libéra, un couple enlacé ayant décidé de quitter le bar pour trouver un endroit plus intime. Il s’assit et n’eut cette fois qu’à faire un petit geste pour ramener sa bière devant lui.

Elle le regarda et esquissa un sourire.

« C’était à vous ? »

Il opina.

« Et je parie que vous étiez assis à cette place.

— Pari gagné. »

Elle fit mine de se lever mais il l’en empêcha.

« Restez assise. Y a pas de problème. »

Elle sourit de nouveau et prit son verre à deux mains. Il ne la reconnaissait pas et il espérait qu’elle ne le reconnaissait pas non plus. Elle avait les ongles longs et roses, comme dix petites dagues, et des bracelets pendus aux poignets. Assise jambes croisées, elle sirotait son verre comme si elle avait toute la nuit devant elle.

Le groupe décida que la pause était terminée et remonta sur scène pour attaquer le répertoire de Hank Junior, et moins d’un couplet plus tard l’ambiance était de nouveau surchauffée. Plus personne assis, tout le monde en train de se déhancher. Plus de conversations, que des cris. Russell avait fini son paquet de cigarettes et en remarqua un posé sur le comptoir devant sa voisine. Il le désigna du doigt et demanda s’il pouvait en avoir une.

Elle la lui offrit de bonne grâce et la lui alluma avec un briquet tiré d’un minuscule sac à main qu’il n’avait pas vu, posé sur ses genoux. Elle le mit de côté, puis croisa les bras sur sa poitrine généreuse, s’étreignant comme si elle s’était manqué à elle-même. Russell regarda ses seins gonfler sous ses bras serrés, mais détourna les yeux dès qu’elle pivota vers lui.

« Vous aimez danser ? demanda-t-elle.

— Sans doute pas autant que vous, dit-il. Quelque chose me dit que vous avez le rythme dans la peau.

— Encore quelques verres et vous serez partant.

— Encore quelques verres et je serai partant pour tout », répondit-il avec une facilité qui le surprit lui-même.

Elle lui lança un regard perçant, puis lui tendit une main.

« Caroline.

— Russell », dit-il en lui serrant les doigts.

Il n’avait pas remarqué, mais elle s’était tournée sur son tabouret et se tenait maintenant face à lui, les jambes décroisées et tout près de sa hanche. C’était un homme qui n’avait pas vu les jambes ou les épaules d’une vraie femme depuis trop longtemps, alors il se dit oh et puis merde après tout, et il commença à la détailler des pieds à la tête, les chevilles, puis les mollets, les genoux, les cuisses, jusqu’à l’ourlet de la robe. Puis ses yeux remontèrent le long de son ventre et s’arrêtèrent un moment sur ses seins et ses épaules tachetées de son, avant d’arriver enfin au menton, à la bouche qui ne souriait plus, et au nez, et aux yeux, et elle soutint son regard.

« Bon, alors, je fais quoi ? Je la remonte ou je la baisse ? »

Il secoua la tête.

« Vous voulez que je me lève et que je me tourne ?

— Non. Peut-être.

— Vous pourriez au moins m’inviter à danser d’abord.

— Je préfère vous épargner ça.

— En tout cas vous me devez un verre après m’avoir reluquée comme ça.

— Ça, je peux », dit-il en faisant signe au barman.

Leurs bières arrivèrent et ils trinquèrent.

« Mince alors. Je crois bien que c’est le plus beau compliment qu’on m’ait fait ces cinq dernières années. »

Et l’interview commença. Elle lui demanda s’il était marié et il dit non. Elle lui demanda s’il avait des gosses et il dit non.

« Vous êtes sûr ?

— Je crois que je serais au courant.

— Ha ! On me l’a déjà faite, celle-là. »

Il pensait qu’elle ne le croyait pas et il avait raison. Il s’efforçait de se tenir droit. De la regarder dans les yeux quand il répondait. Cette façon qu’elle avait de le dévisager lui plaisait, ce regard malicieux et méfiant, et quand elle lui demanda ce qu’il faisait dans la vie, il mentit et dit qu’il repeignait des maisons. Il essaya de ne pas du tout bouger la tête, pour qu’elle ne remarque pas la naissance de la cicatrice de part et d’autre de sa barbe. Parce qu’alors elle aurait posé la question. À coup sûr elle aurait posé la question, et alors il aurait dû mentir et ça aurait pu tout faire capoter. Il s’attendait à tout moment à ce qu’un habitué de l’Armadillo vienne pointer le bout de son nez et essayer de la lui prendre.

Il lui paya une autre bière et elle lui demanda et vous, vous voulez pas me poser les mêmes questions, mais il n’avait pas envie. Il ne s’était même pas donné la peine de regarder son alliance, même si elle prenait grand soin de lever son verre de cette main-là et de tripoter son collier avec cette main-là.

Les musiciens continuaient de se la donner et Russell demanda s’ils jouaient souvent ici.

« J’en sais rien. Je fréquente pas trop ce bar », dit-elle.

Pourtant on dirait qu’il vous appartient, ce tabouret, songea-t-il à répliquer. Mais puisqu’il lui cachait des choses, autant la laisser mentir elle aussi. Puis Russell se retourna et regarda les quatre malabars sur scène, incapable de décider si leur heure de gloire était derrière ou devant eux.

« Ils sont pas mal, dit Caroline. Pour ce bouge.

— Oui, c’est vrai », dit-il en se retournant vers le comptoir.

Il commanda deux autres bières. Il se promit qu’il boirait la sienne plus lentement cette fois, tout en sachant que ce n’était pas une promesse très fiable.

« Bon, voilà ce que je vous propose, dit-elle. Je vais aux toilettes et vous me gardez ma place. Vous y allez et je vous garde la vôtre. Ou alors chacun peut en profiter pour filer à l’anglaise. Sans rancune.

— Ça me va, dit-il.

— Parfait. Moi d’abord. »

Elle laissa ses cigarettes sur le comptoir, prit son petit sac à main et s’éclipsa. Russell garda son verre dans une main et l’autre posée à plat sur le tabouret. Il se demanda quel genre de femme proposait des choses pareilles. Si elle jouait souvent à ce petit jeu, et s’il lui arrivait souvent de se faire planter. Elle n’avait pas l’air du genre à faire fuir les hommes. Pas à l’Armadillo. Il regarda le groupe jouer en l’attendant et il regarda le barman et la serveuse, et il se conjura lui-même de ne pas faire ni dire de conneries.

13

« T’es sûr que Heather est là ? » demanda Walt.

Ils étaient assis dans le pick-up, sur le parking plongé dans l’obscurité de l’autre côté de la voie ferrée. L’entrée éclairée de l’Armadillo bien en vue. Une heure qu’ils attendaient, les vitres baissées au début, mais les moustiques n’arrêtaient pas d’entrer, alors Larry avait mis le contact, remonté les vitres et allumé l’air conditionné. L’horloge du tableau de bord indiquait minuit et demi.

« C’est ce qu’a dit Jimmy quand il a appelé.

— Tu veux que j’aille voir ?

— Non. Je veux pas qu’ils sachent qu’on est là. Je veux qu’ils s’amusent comme des petits fous, tous les deux. Qu’ils se disent que le monde est un bouquet de roses.

— Il a dit si c’était bien le même type ?

— Le même. Le petit blondinet de merde avec qui elle s’est tirée à La Nouvelle-Orléans. »

Quelques personnes seulement étaient sorties de l’établissement depuis qu’ils faisaient le guet. Ils avaient tous les deux assez fréquenté l’Armadillo pour savoir que ça ne commençait à se vider qu’à partir d’une heure du matin, quand le groupe avait fini de jouer. Walt avait calé sa bière entre ses jambes et tapait sur ses cuisses en rythme avec les pulsations étouffées de la batterie filtrant de l’intérieur du bar. Deux autres minutes passèrent. Larry restait immobile, les yeux fixés sur la porte, d’un regard de mort.

Le groupe calma le jeu avec un morceau de George Jones et les corps s’empressèrent de se coller les uns aux autres sur la piste de danse. Au fil de la chanson, les mains descendirent plus bas et les bouches s’ouvrirent, et ceux qui étaient restés en plan étaient assis à leur table, l’air dégoûté et angoissé, regardant la foule onduler et s’agglomérer comme si elle ne formait qu’une seule masse, ivre et transpirante. Au milieu de la chanson, Caroline posa la main sur la jambe de Russell et se mit à caresser du bout des doigts le jean lissé par l’usure. À le caresser de sorte à lui faire comprendre qu’elle était à lui. Et ça faisait longtemps, mais son instinct n’était pas mort, et il fit signe à la serveuse au nombril dénudé pour avoir l’addition et la note fut réglée avant que Caroline ait pu même avoir l’idée de retirer sa main. Il descendit de son tabouret, la prit par la main et elle se leva et se mit à bouger ses épaules en rythme avec la musique. Vous voulez conduire ou vous préférez que ce soit moi, demanda-t-il, et elle pointa le doigt sur lui. Puis ils se glissèrent entre les tables désertées et sortirent dans la touffeur de la nuit.

« Putain, je le crois pas », dit Walt en se penchant vers le pare-brise.

Russell et Caroline étaient là, sur le trottoir, main dans la main.

« Bouge pas, dit Larry.

— Tu plaisantes ?

— Bouge pas.

— Putain. Il a du ressort, l’enculé.

— Là en l’occurrence, oui, on peut dire ça.

— Premier soir qu’il est de retour, l’enculé.

— Il doit être habitué à se prendre des branlées. J’ai pas l’impression que ça l’ait dérangé plus que ça.

— T’as raison, dit Walt en se renfonçant dans son siège. Va falloir taper plus fort.

— On s’en occupera. Mais pas maintenant, dit Larry. Moi, ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est l’autre qui est pas encore sorti. »

Il baissa de nouveau sa vitre. La musique s’arrêta à l’intérieur du bar. Russell et Caroline regardèrent d’un côté de la rue, puis de l’autre, et Russell indiqua une direction. Quelques minutes passèrent et la musique ne reprit pas, et Walt dit que ça devait être bon cette fois, et Larry dit bah putain c’est pas trop tôt.

14

Le blondinet n’aimait pas ce bar, il avait hâte d’en partir, et dès que la musique s’arrêta et que les guitares furent débranchées, il dit au revoir à Heather sans cérémonie et se dirigea vers la sortie. Il ne voyait pas où était le problème avec la côte du Golfe ou La Nouvelle-Orléans ou Hattiesburg, ou ces millions d’autres endroits où un homme et une femme mariée pouvaient se retrouver et faire ce qui leur chantait. Mais Heather lui avait dit ne fais pas ta chochotte. Restons en terrain familier, histoire que je puisse montrer aux filles le gros lot que j’ai décroché. Cette ville était trop petite, elle ne lui plaisait pas et il avait passé toute la soirée à se demander pourquoi il avait dit d’accord.

Dehors, il croisa un homme et une femme qui se tenaient par la main. Le type le salua d’un hochement de tête et le blondinet piocha ses clés de voiture dans la poche de son pantalon froissé. Il tourna au coin de la rue et se dirigea vers le parking à côté de la voie ferrée, un pâté de maisons plus loin. Il faisait plus sombre là-bas, aucun réverbère, rien que la faible lueur flottante des rues éclairées dans son dos. Son ombre fut avalée par l’obscurité et il se hâta de regagner sa voiture.

Il entendit un bruit de pas précipités, et quand il se retourna et vit les deux hommes qui fonçaient sur lui, il se demanda d’où ils sortaient. Il voulut dire quelque chose mais n’en eut pas le temps, ils fondirent sur lui comme une tornade. Le nez cassé au premier coup de poing et il tomba à la renverse sur le capot d’une voiture. Ils l’immobilisèrent et une grêle de coups s’abattit sur sa tête et son visage. Il essaya de se protéger mais ils étaient plus forts et ils étaient acharnés et ils le plaquaient contre le véhicule sans la moindre difficulté, et la douleur qui lui cisaillait les sinus comme une lame lui montait jusqu’au cerveau et il sentit qu’il perdait connaissance. Il était au bord de l’évanouissement quand l’un des types lui cloua les bras au capot tandis que l’autre lui écarta les jambes et se mit à lui rouer la bite de coups de poing, comme pour bien lui faire comprendre qu’on ne touche pas à la femme d’un autre homme. Le sang ruisselait sur son visage et dans son cou et les quatre poings qui le martelaient sans relâche étaient recouverts du même sang. Il était incapable de bouger et à deux doigts de tourner de l’œil, crucifié sur le capot de la voiture.

Les deux frères firent un pas en arrière et regardèrent autour d’eux. Quelques autres clients avaient quitté le bar et se dirigeaient vers le parking. Larry s’essuya le nez du revers de la main et vit qu’il saignait lui aussi, ayant dans la mêlée pris quelques coups de son frère. On se taille, dit Walt. Y a du monde.

Larry tira de la poche arrière de son pantalon une enveloppe contenant des photos où on voyait le blondinet, à présent ensanglanté, en train de s’en donner à cœur joie avec Heather. Il fourra l’enveloppe dans la poche avant du pantalon du type. Se pencha tout près de son visage, l’écouta batailler pour reprendre son souffle, puis d’une main il lui serra les joues l’une contre l’autre et lui dit voilà ce qui se passe quand on me cherche des emmerdes.

Puis les deux frères disparurent dans le noir au fond du parking. Ils remontèrent à bord de leur pick-up, roulèrent cent mètres et s’arrêtèrent. Guettèrent. Deux femmes qui regagnaient leur voiture aperçurent le blondinet amoché et un cri étouffé jaillit dans la nuit. Les deux femmes retournèrent en courant à l’intérieur du bar et Larry et Walt attendirent que Heather sorte voir ce qui se passait. Elle déboula la première, suivie de ses copines, et elles tournèrent le coin de la rue, traversèrent la chaussée et leurs silhouettes se transformèrent en ombres indistinctes tandis qu’elles passaient entre les voitures garées. Larry les imagina rassemblées en cercle autour de la victime, ne sachant pas quoi faire, et le regard affolé de Heather en voyant son petit joujou démantibulé sur le capot de la bagnole. Il s’adressa à lui-même un sourire en coin dans le rétroviseur, puis se retourna vers le parking. De là où il était, il ne pouvait pas entendre Heather dire à ses copines d’aider le blondinet à se relever et de l’installer dans la voiture. Ne pouvait pas les voir déplacer avec difficulté son corps inerte et les entendre demander s’il ne fallait pas appeler la police, et Heather qui leur répondait mais vous êtes sourdes ou quoi je vous dis de le mettre dans la voiture, c’est tout. Il ne pouvait ni les voir ni les entendre, mais il savait que lorsqu’elle aurait emmené le blondinet en lieu sûr et essuyé son sang sur ses mains et sa robe et qu’elle trouverait les photos fourrées dans sa poche, tout près de cette partie de son corps qu’elle connaissait si bien, alors elle comprendrait que ce serait bientôt son tour de ramper.

15

Quand Russell alluma la radio du pick-up, un morceau des Temptations passait sur la fréquence nostalgie locale et Caroline se mit à faire onduler ses bras et à taper des mains comme elle les avait vus faire à la télé. Les vitres étaient baissées et sa permanente ne tenait pas avec le vent mais elle ne s’en plaignit pas. Russell apprécia le petit spectacle et songea même à taper dans ses mains lui aussi, mais il préférait ne pas lâcher le volant. Caroline dansait sur son siège, en avant, en arrière, sur le côté, et sa robe lui collait au corps comme une feuille de Cellophane. Elle essayait de chanter mais, ne connaissant pas les paroles, devait se contenter de mimer la chorégraphie. À la fin de la chanson, elle prit un élastique qu’elle trouva sur le tableau de bord et s’en servit pour s’attacher les cheveux en queue-de-cheval. Elle enleva ses chaussures et les posa sur la banquette, à côté de son sac à main et de ses cigarettes.

Elle fait plus vieille, se dit Russell. Il lui aurait donné trente-cinq à tout casser, tout à l’heure dans le bar. Là, à la lumière des réverbères, plutôt quarante, sinon plus. À un feu rouge, il remarqua qu’elle avait les mêmes taches de rousseur sur le nez et sous les yeux que sur les épaules. Certaines se perdaient dans les pattes-d’oie au coin de ses yeux. Mais ses courbes, elles, n’avaient pas changé à la lumière extérieure, et tout le reste n’avait aucune importance.

Elle lui avait demandé s’ils pouvaient aller chez lui mais il avait dit non et ils se dirigeaient maintenant vers chez elle, remontant Delaware Avenue. Il n’y avait pas beaucoup de monde dans les rues, à part devant les fast-foods, et l’air de la nuit s’était allégé après une brève averse en début de soirée. Ils roulèrent jusqu’à la bretelle d’autoroute puis franchirent l’échangeur et sortirent de la ville, passant devant une kyrielle de concessionnaires puis quelques lotissements en bois devant lesquels étaient affichés des panneaux géants à vendre. Caroline se calma et se mit à regarder par la vitre, et Russell l’observa du coin de l’œil comme s’il avait peur qu’elle disparaisse subitement, pas tout à fait certain encore que le bon Dieu allait bel et bien lui offrir cette chance. Moins d’un kilomètre plus tard, les lumières d’un petit quartier résidentiel apparurent en contrebas de l’autoroute. Les maisons séparées par de longues allées qui les protégeaient des curieux. Caroline pointa du doigt et dit c’est juste là et le pick-up ralentit et tourna à droite. Quatre maisons identiques, aux quatre coins d’un petit terre-plein noir fraîchement goudronné. Leurs façades revêtues du même vinyle blanc, les mêmes volets verts, la même porte rouge, la même cheminée dépassant du même côté du toit. Il s’arrêta au milieu.

« Devine laquelle. »

Russell les regarda l’une après l’autre.

« Celle-là. Avec le flamant rose.

— Salaud, dit-elle.

— Quoi ? T’as l’air du genre à aimer les flamants roses.

— Eh, je te signale que tu n’as pas encore touché au but, cow-boy. Fais pas le malin.

— C’était un compliment.

— Merde. Je déteste ce truc. Non, c’est celle-là, là-bas. »

Il alla se garer devant la maison dans le coin au fond à droite. Ils sortirent et elle s’arrêta devant la porte. Elle se pencha, prit une clé sous le paillasson, et Russell en profita pour lui caresser les fesses, en se disant que si jamais ça ne passait pas, il pourrait toujours mettre ce geste déplacé sur le compte de l’ivresse. Mais elle se redressa, se retourna, sourit et l’attira à lui pour l’embrasser. Puis elle se dégagea légèrement et dit viens par là.

Elle ouvrit la porte et Russell se colla de nouveau à elle et ils entrèrent en titubant jusqu’au milieu de la pièce et Russell n’avait soudain plus qu’une seule idée en tête. Il fit glisser les bretelles de sa robe sur ses épaules en se disant mon Dieu je vous en prie, puis fit glisser sa robe jusqu’à sa taille en se répétant mon Dieu je vous en prie et quand elle se mit à se tortiller il s’agenouilla et tira la robe jusqu’à ses chevilles et elle leva un pied puis l’autre pour s’en débarrasser et alors il dit merci mon Dieu. Une minute plus tard ils étaient tous deux nus sur le tapis et Dieu lui sortit complètement de la tête et il était allongé sur le dos et elle se trémoussait sur lui en lui plaquant les épaules au sol et puis, tandis qu’elle se penchait vers lui et qu’il la tenait par la taille et sentait ses seins contre son torse nu, il se mordit les lèvres pour s’empêcher de fondre en larmes et la pensée lui traversa l’esprit que s’il existait un autre homme sur cette planète qui à cet instant était plus heureux que lui, alors il ne savait pas comment ce salopard faisait pour le supporter.

16

Ensuite ils restèrent allongés côte à côte, par terre au beau milieu de la pièce. Sitôt leurs ébats terminés, Caroline était allée prendre des oreillers et une couverture dans un placard du couloir et leur avait improvisé un lit. Russell était allongé sur le dos, les yeux au plafond, et Caroline dormait la tête posée sur sa poitrine. Russell avait essayé de se dégager mais elle avait poussé un grognement, s’était redressée puis de nouveau effondrée sur lui, et alors il avait décidé de laisser tomber. De se laisser aller, de dormir un peu et de suivre le cours des choses, et le lendemain matin il verrait bien de quelle trempe elle était vraiment faite. Mais le sommeil ne vint pas, et il rassembla son courage pour tenter une nouvelle fois de se dégager, trouver ses vêtements et s’en aller. Cette nuit avait été un cadeau, et il voulait en conserver le souvenir intact — la pénombre, le flou de l’ivresse, le bonheur de l’irresponsabilité. La lumière du jour effacerait tout cela. L’effet de la bière s’était déjà dissipé et il sentait monter la migraine, il fallait qu’il se lève et qu’il fume la cigarette qui empêcherait la douleur de le frapper de plein fouet.

Il bougea un peu sur sa gauche. Elle ne réagit pas. De sa main libre, il attrapa l’oreiller derrière sa tête et le posa sur celui de Caroline pour qu’elle ne s’affaisse pas trop. Puis il pivota autant que possible sur le côté, la fit basculer doucement sur le dos et sa tête roula sans heurt de son épaule à l’oreiller. Elle marmonna, puis remonta la couverture sur elle et se tourna sur le côté, face à lui. Il resta assis là, à la regarder, imaginant son corps nu sous la couverture, tel qu’il le connaissait désormais.

Il se releva avec précaution et chercha ses vêtements à tâtons dans le noir. Il fut soulagé de trouver d’abord son pantalon et il l’enfila, puis il mit la main sur sa chemise, ses chaussures, et une chaussette. Ses habits en boule au creux d’un bras, il tendit l’autre et commença à chercher à l’aveugle la chaussette orpheline et son caleçon, mais quand il entendit Caroline renifler et se retourner, il se dit oh et puis merde, tant pis, et il se contenta de mettre ce qu’il avait pu retrouver. Son portefeuille était resté sagement enfoncé dans la poche arrière de son jean, et il se rappela qu’il avait laissé les clés du pick-up sur le contact. Il sentait qu’il lui restait quelque chose à faire avant de s’éclipser. Laisser un mot. Lui déposer un baiser sur la joue. Quelque chose. Mais il ne fit rien, à part jeter un dernier regard à ses épaules. Puis il gagna la porte sur la pointe des pieds et tourna la poignée d’un geste furtif, comme un voleur. Il l’ouvrit juste assez pour pouvoir se glisser dans l’entrebâillement et partit sans se rendre compte que, dans le noir, Caroline avait les yeux grands ouverts.

17

Il était resté dehors à vadrouiller. Survolté par l’adrénaline du premier jour de liberté, et il voulait que ça continue et que ça continue encore. Trois heures du matin. Il était allé s’acheter quelques cannettes de bière après être parti de chez elle. Aucune raison d’aller se coucher. Son odeur sur sa peau, et en se concentrant très fort il pouvait presque la sentir physiquement, comme si elle était encore en train de le chevaucher, la robe relevée sur les hanches et ses genoux lui labourant les côtes. Il roula jusqu’à Fernwood et s’arrêta au relais routier, commanda un sandwich au rosbif, et ensuite il repartit sur l’autoroute 48 en direction du lac. Il entendit les sirènes et vit les gyrophares se rapprocher derrière lui, et il ralentit, se déporta sur le côté de la route et les voitures de police le dépassèrent à toute allure et il comprit qu’il avait dû se passer quelque chose de grave. La route était droite et il vit les flics piler et bifurquer à un peu moins d’un kilomètre de la route du lac, et avant qu’il ait atteint l’embranchement, une ambulance arriva de la direction opposée et s’engouffra dans le sillage des voitures de patrouille. Russell s’arrêta. Il ne voyait pas vers où ils allaient mais il apercevait la barrière des gyrophares qui tournoyaient dans la nuit et il les suivit.

Moins de deux kilomètres plus loin, il les trouva. Les voitures de la police et du shérif et l’ambulance et un groupe d’hommes debout dans la lumière des phares en train de discuter. Quoi qu’il se soit passé, apparemment c’était terminé. Russell s’arrêta et l’un des flics vit son pick-up, le pointa du doigt, et alors les autres levèrent la tête et Russell sentit qu’il n’aurait pas dû se trouver là. Il essaya de faire marche arrière et demi-tour mais la route était trop étroite, le forçant à manœuvrer à deux reprises, et avant qu’il ait réussi à repartir dans l’autre sens, un flic l’interpellait et lui disait de ne pas bouger. Il avait une lampe torche et il la braquait droit sur la cabine du pick-up et Russell se figea. Le flic s’approcha, flanqué d’un type en civil.

« Sortez du véhicule, les mains en évidence », dit le policier.

Russell obtempéra et le flic lui dit de se placer devant le pick-up et de poser les deux mains sur le capot. Russell obéit. Le policier passa sa lampe torche à l’autre type puis s’approcha de Russell par-derrière, le palpa et lui demanda ce qu’il foutait ici.

« Je roule, dit Russell.

— Pour aller où ?

— Nulle part. Dans le coin.

— Pour quoi faire ?

— Je vous l’ai dit. Une petite virée, c’est tout.

— Vous avez une pièce d’identité ?

— Dans mon portefeuille, là. »

Le flic tira le portefeuille de Russell de la poche arrière de son pantalon et l’ouvrit. Il examina son permis de conduire, périmé depuis huit ans.

« Ça alors, merde ! s’écria le flic. Redresse-toi et retourne-toi. Je t’avais pas reconnu avec la lumière dans les yeux.

— Boyd Wilson, dit Russell en souriant, et ils se serrèrent la main.

— Putain. Les surprises sur lesquelles on tombe parfois au beau milieu de la nuit… »

Boyd avait le visage joufflu, et son front et ses cheveux luisaient à la lumière des lampes torches comme s’ils étaient enduits de graisse. Il s’était empâté avec les années, le cou, les joues, mais Russell aurait reconnu entre mille ces petits yeux plissés et le pif de traviole que Boyd s’était fait péter deux fois en jouant au foot à l’époque du lycée. Russell secoua la tête.

« T’es rentré quand ? demanda Boyd.

— Vers midi.

— Midi aujourd’hui ?

— Midi aujourd’hui.

— Enfin, bon, on n’est plus aujourd’hui, mais t’as compris ce que je voulais dire.

— J’avais compris.

— Eh ben. Putain.

— Putain, dit Russell.

— C’était comment ?

— Comme t’imagines.

— Comme dans les films ? »

Russell se força à sourire.

« Oui, voilà. Mais en pire. Dans les films, t’en as toujours un pour qui ça se finit bien. J’en ai pas vu beaucoup à qui c’est arrivé, là-bas.

— T’es sorti. Ça s’est bien fini pour toi.

— Ça, on verra. Comment va Lacey ?

— Oh bah, tu sais. Pas mal.

— Elle fait toujours des saltos arrière ?

— Bon Dieu, non. Elle pourrait même plus passer la jambe droite dans ce vieux costume de pom-pom girl. Deux gosses plus tard et putain, mon vieux, tu verrais la transformation… Mais elle est toujours aussi chouette.

— Ça leur fait combien aux garçons ?

— Quinze et treize. Y bouffent, t’as pas idée. L’aîné commence la compète en équipe universitaire cette année.

— Course ?

— La course, et la fonte. Les deux. Y sont pas comme nous à l’époque, qu’on passait tout l’été à cavaler sur les routes et puis commencer l’entraînement un mois à l’avance. Eux, c’est toute l’année. Collège et lycée, pareil. Et y se prennent une avoinée s’ils loupent un seul entraînement au mois de mars, alors en août, t’imagines…

— Tant mieux. Aucune raison qu’ils fassent comme nous on faisait, de toute façon, dit Russell.

— C’est ce que Lacey arrête pas de me dire. Le truc, c’est que je suis pas sûr que ça les éclate. Mais bon, ça a pas l’air de trop les faire chier non plus, alors…

— Leur papa est dans la police. Ils pourraient faire à peu près ce qu’ils veulent…

— Oui, et dans pas trop longtemps ils risquent de piger ça ! »

Boyd fila une petite claque dans la poitrine de l’autre type puis désigna Russell.

« Ce salopard avait des jambes dans le temps, je te dis pas. Pour réceptionner, c’était une brêle, mais si tu lançais le ballon bien haut, personne pouvait arriver au point de chute avant lui.

— M’est arrivé d’en réceptionner un ou deux. Fallait bien de temps en temps, si on voulait choper des filles.

— Tiens, à propos, tu sais que la sœur de Lacey s’est séparée de son mari y a pas très longtemps ? Elle doit être autant en manque que toi.

— Eh bah, tu lui diras de prendre un pack de douze et de ramener sa fraise. »

Les trois hommes rigolèrent, puis Boyd rendit son portefeuille à Russell. L’autre retourna vers le lieu de l’accident.

« Dépêche-toi de faire renouveler ton permis, d’accord ? dit Boyd.

— Sans faute. »

Russell remit son portefeuille dans sa poche et demanda ce qui s’était passé. Boyd redevint sérieux tout à coup et lâcha un grand soupir.

« On a trouvé le cadavre d’un policier. Tué par balles. Et son arme a disparu. Pas joli-joli.

— Quelqu’un que je connais ?

— Non. Un gars de Tupelo ou je sais plus qu’était là depuis un an ou deux. Toujours à se fourrer dans des situations limites. Je me demande si c’est pas un truc de ce genre qu’a fini par le rattraper.

— Qu’est-ce qu’il faisait dans le coin ?

— Ça, c’est la question à dix dollars, dit Boyd en secouant la tête. Pour l’instant, personne est au courant. J’aimerais pas que Lacey l’apprenne. Déjà qu’elle se fait un sang d’encre… C’est pas comme c’était avant, du temps qu’on cavalait partout… Des bagarres sur un parking, des boîtes aux lettres défoncées, ça allait jamais plus loin que ça. Aujourd’hui, tu t’approches d’un peu trop près d’une bagnole, t’es pas sûr de pas te prendre une bastos en pleine face. N’importe quel connard peut se procurer une arme à feu. »

Un type parmi le petit attroupement appela Boyd et celui-ci fit signe à Russell de lui donner une minute.

« Faut que j’y aille, mon vieux. Content de te voir. J’arrive pas à croire que ça fait si longtemps. »

Russell hocha la tête et ils se serrèrent de nouveau la main, puis Boyd s’éloigna. Russell attendit quelques instants, fasciné par les gyrophares. Puis il tourna les talons pour remonter dans le pick-up mais Boyd revint au petit trot.

« Attends, dit-il. Pars pas tout de suite. Les gars me disent que même si t’étais ma mère ça serait pareil, faut que je fouille ton véhicule. Mets-toi là s’il te plaît. »

Boyd lui fit signe de reculer de dix pas et Russell obtempéra. Boyd ouvrit la boîte à gants, regarda sous la banquette, puis la souleva et tomba sur quelques cannettes vides, le fusil et les cartouches. Il remit le siège en place puis s’approcha de Russell et lui demanda si le fusil était à lui.

« C’était, dans le temps. J’imagine que c’est toujours le cas.

— Chargé ?

— Oui. »

Boyd se gratta le menton.

« Comment va ton père ?

— On fait aller.

— Toujours là-bas ?

— Toujours.

— Tu sais que tu peux pas te balader avec une arme. Merde, Russell. Ça fait même pas vingt-quatre heures que t’es rentré.

— Je sais.

— Alors qu’est-ce que tu fous à te balader avec un calibre 20 chargé ?

— Ça s’est trouvé comme ça, c’est tout.

— Non seulement le fusil mais les cannettes… »

Russell poussa un profond soupir. Haussa les épaules.

« Fais-moi plaisir, tu veux ? Décharge-le.

— D’accord.

— Et pas touche à la bière à partir de maintenant, OK ?

— Oui, m’sieur l’agent.

— Écoute, entre toi et moi : les gars que tu vois là-bas, y en a un paquet d’autres qui sont en train de patrouiller en ce moment même à la recherche du type qu’a fait ça. C’est peut-être même pour ça que celui-là s’est fait descendre. Et ils en ont rien à foutre que tu sois déjà passé derrière les barreaux ou pas.

— Compris.

— OK. C’est bon, tu peux y aller. Rentre chez toi. »

Russell hocha la tête. Il monta dans le pick-up, démarra, fit demi-tour et bientôt il fut de nouveau seul sur la route dans le noir. Mais il n’avait pas l’intention de rentrer chez lui. Il ouvrit une nouvelle cannette et continua de rouler lentement, guettant une petite route tranquille sur laquelle il pourrait bifurquer. Les ombres changeantes de l’obscurité à mesure qu’il s’éloignait des gyrophares de la police. Il trouva le départ d’un chemin signalé par deux poteaux soutenant un portail en métal rouillé, à moitié défoncé et entrouvert. Il avait tout juste la place de se glisser et il continua sur le chemin cahoteux jusqu’au milieu d’un pré. Il éteignit les phares et sortit du pick-up.

Mais il n’abaissa pas le hayon. Ne s’assit pas sur le capot. Il se mit à marcher en rond dans les herbes hautes qui lui frôlaient les jambes. Les bras croisés, les lèvres serrées. La cannette de bière suintant d’humidité dans sa main.

Il avait compris ce que lui avait dit Boyd, mais pas question de décharger le fusil.

Boyd avait une vie simple, qu’il admirait. Une femme, deux gosses, un boulot qui avait ses avantages, et lui ne pouvait pas s’empêcher de penser à Sarah. Il s’était dit que sa photo ne ressortirait jamais de sa cellule, et pourtant elle trônait déjà sur le manteau de sa cheminée. Il n’aurait pas dû l’emporter. Les souvenirs du passé l’avaient aidé à tenir le coup quand il était confiné entre ses quatre murs de béton et d’acier, mais il n’avait aucune raison de ramener Sarah chez lui. Et pourtant il l’avait fait. Il croyait savoir où elle habitait. Il avait l’adresse indiquée sur la dernière lettre qu’elle lui avait envoyée, six ans plus tôt. Il faut que je passe à autre chose, Russell. C’est un chic type, Russell. Ce n’est la faute de personne si les choses ont tourné de cette façon.

Il pensa au flic assassiné. Se demanda si sa mort avait été clémente. Comme la mort clémente qu’il avait tant de fois appelée de ses vœux, la nuit, quand il n’arrivait pas à fermer l’œil, terrorisé à l’idée de ce qui l’attendait le lendemain. Lui ou le type à côté.

Rentre chez toi, avait dit Boyd.

Il secoua la tête. Songea que Larry et Walt étaient peut-être en ce moment même en train de l’attendre sur le perron de sa maison. Ou derrière. Ou cachés dans un placard. Il continua à marcher et à boire et à gamberger. Parfois il s’adressait tout haut aux étoiles. Parfois il donnait des coups de pied dans l’herbe.

Il savait que tôt ou tard il se rendrait à cette adresse pour en avoir le cœur net, vérifier si elle était toujours là, et pourquoi pas maintenant après tout ? Il remonta dans le pick-up et fit demi-tour. Franchit la barrière défoncée et alluma une cigarette. Puis il reprit la 48 en direction du sud et se mit en route vers Magnolia.

18

C’était l’une de ces petites bourgades pittoresques du Sud qui auraient pu servir ou avaient peut-être déjà servi de décor de cinéma. Des grandes maisons victoriennes. Des magnolias majestueux. Des réverbères fin de siècle. Des églises dont la flèche transperçait les nuages. Il passa devant un alignement de bicoques étroites. Une bleue, puis une jaune, puis une rose, puis une blanche. Il continua sur l’autoroute jusqu’au centre-ville puis tourna à gauche sur Jefferson Street et passa devant la mairie. Au bout de la rue se dressait le tribunal, il tourna à droite et continua trois rues plus loin jusqu’au sommet d’une petite colline derrière la mairie, d’où les riverains pouvaient apercevoir toute la ville de leur jardin. Il avait mémorisé l’adresse et roula lentement sur Washington Avenue à la recherche du numéro 722. Il trouva la maison au coin de la rue, une bouche d’incendie rutilante au bord du trottoir. Il se gara en face.

C’était une petite maison bleue au toit en pente. Une fenêtre en arceau à l’étage qui ressemblait à un balconnet. Des volets bordeaux. Il y avait deux cheminées et un porche qui courait tout le long de la façade avant puis tournait au coin de la maison pour rejoindre la palissade sur le côté droit. Une allée en brique menait du trottoir au perron, puis aux marches en brique avec des pots en terre cuite posés sur chacune d’elles, d’où dépassaient des pétales jaunes et blancs. Au pied des marches, un petit chariot rouge couché sur le côté. Des meubles en rotin sur le porche et des verres vides sur la table. Deux voitures étaient garées dans la rue qui longeait la maison. L’une était noire et massive, quatre portières, l’autre brillante, les feux arrière ronds. Devant la maison, un ballon de foot et une batte de base-ball. Un toboggan en plastique, aux dimensions d’un enfant.

Tous les signes extérieurs du bonheur.

Il redémarra et roula dans la nuit en pensant à sa vie. À la facilité avec laquelle il en était arrivé là. J’étais ivre, j’ai renversé quelqu’un. Et voilà. Il avait écouté avec stupéfaction les histoires des autres détenus. Les situations impossibles dans lesquelles ils s’étaient empêtrés. Les occasions qu’ils avaient eues de se remettre dans le droit chemin, et puis les choses qui avaient mal tourné pour finir, et à les entendre c’était toujours la faute des autres. Son histoire à lui était différente. J’étais ivre et j’ai renversé quelqu’un. Le scénario le plus basique qu’on puisse imaginer. Il pensait à elle maintenant comme il avait si souvent pensé à elle. Dormant dans des draps soyeux. Dormant d’un sommeil paisible et silencieux, ou se retournant parfois et le cherchant à ses côtés. C’était peut-être arrivé dans le passé, mais à présent il n’arrivait plus à se le représenter. Pas après avoir vu cette maison. Ces jouets dans le jardin. Il l’imaginait endormie et ses rêves étaient peuplés de châteaux de sable et de gâteaux d’anniversaire et de soirées entre amis, tandis que ses rêves à lui ne fourmillaient que de grenades explosives. De choses qu’il ne voulait plus voir. De choses qu’il aurait voulu pouvoir oublier.

De retour à McComb, il roula sur Delaware Avenue, sereine et illuminée par les réverbères. Deux voitures de police étaient garées côte à côte sur le parking d’une boutique de prêteur sur gages, les vitres baissées, les flics en grande conversation. Il passa devant les magasins, les stations-service, et il se rapprocha du centre-ville, où les rues pullulaient d’églises, et il ralentit en arrivant aux abords de la première église méthodiste, avec ses grandes arches et ses marches en brique et sa flèche de bois qui projetait une ombre majestueuse dans la rue l’après-midi. Il n’avait pas dédaigné l’Église ni le Seigneur, dans le temps ; avec sa mère et son père, il allait à la messe tous les dimanches matin. Son père le déposait au catéchisme, puis il s’asseyait à côté de sa mère sur le septième banc dans l’allée de droite en attendant que son père les rejoigne dans la sacristie pour le début de l’office. Sa mère, jambes croisées, sa Bible posée sur les genoux, avec liza gaines inscrit en bas à droite sur la couverture. Son père, à côté d’elle, vêtu de son costume noir qui allait avec toutes ses cravates, et quand Russell remuait d’impatience sur le banc, Mitchell tendait un bras derrière le dos de sa femme et lui pinçait l’oreille en le regardant d’un air sévère. Alors Russell se décalait et venait s’asseoir entre sa mère et son père. Sa mère sortait un stylo de son sac à main et le laissait dessiner sur le programme de la messe du jour. Ça l’occupait pendant la durée de l’homélie, puis tout le monde se levait et se mettait à chanter et le prêtre dressé devant la chaire demandait aux âmes de sa paroisse de s’avancer et parfois l’un d’eux y allait mais la plupart du temps non, et puis ils sortaient de l’église et son père serrait la main du prêtre et des doyens, et ensuite ils rentraient à la maison et mangeaient un plat en sauce.

Il ralentit et se gara devant ces marches en brique. Puis il sortit, fit le tour du pick-up et s’adossa à la portière côté passager. Il leva les yeux vers la flèche de l’église qui se perdait dans le noir du ciel nocturne.

En taule, il avait essayé de s’y remettre. La chapelle de la prison était remplie de rangées de chaises pliantes en métal et la chaire était prolongée par une estrade sur laquelle se trouvaient d’autres chaises, pour le jeune homme aux yeux clairs venu de l’église du coin qui dirigeait la chorale et le prêtre et deux gardiens. Le prêtre changeait tous les mois, parfois un intervenant issu d’une paroisse des environs, parfois un évangéliste itinérant, parfois encore un jeune théologien frais émoulu du séminaire de La Nouvelle-Orléans. Mais il ne s’était jamais fait à l’idée de se retrouver assis à côté de ces hommes qui chantaient des hymnes d’amour et de miséricorde, conscient des crimes dont ils étaient coupables et conscients qu’ils venaient là trouver la rédemption. Profiter de la grâce qui leur était offerte alors que ceux à qui ils avaient fait offense passaient sans doute des nuits blanches à faire les cent pas sur leur moquette élimée ou à fouiller dans l’armoire à pharmacie en quête des pilules qui les aideraient peut-être à trouver le sommeil. Il n’aimait pas le moment où ces hommes se levaient et venaient se placer derrière le pupitre pour livrer leur témoignage. C’était toujours la même histoire. Oui, j’ai violé. Oui, j’ai ôté la vie. Oui, j’ai volé. Oui, j’ai levé la main sur mon frère humain. Mais aujourd’hui j’ai trouvé l’amour du Seigneur. Aujourd’hui je vois la lumière. Aujourd’hui je suis sauvé, et cetera, et cetera, sous un déluge d’amen et d’alléluia et de loué soit le Seigneur, au point que Russell ne put bientôt plus le supporter et laissa tomber. Il ne pensait pas que ça marchait comme ça, et si ça marchait comme ça, alors c’était que quelque chose ne tournait pas rond.

Un jour, il avait demandé au prêtre s’il était réellement possible à son avis que ces hommes entrent au royaume des cieux si leur repentir était sincère.

« Si je ne pensais pas que c’était possible, je ne serais pas là », avait répliqué le prêtre.

C’était un pasteur baptiste à la retraite. Il boitait et il avait une barbe blanche et des lunettes à monture noire, et Russell devinait au ton de sa voix qu’il avait entendu toutes les histoires possibles et imaginables de la bouche des pécheurs.

« Et vous pensez que c’est juste ? » avait demandé Russell, prêt à dégainer cette deuxième question parce qu’il savait d’avance ce que répondrait le prêtre à la première.

Le prêtre ôta ses lunettes et les essuya avec le bout de sa cravate. Puis il les leva pour les inspecter à la lumière avant de les remettre.

« Qu’entendez-vous par “juste”, mon fils ? Ce qui est juste à mes yeux, ou ce qui est juste aux vôtres, ou à ceux de ce gardien de prison là-bas ?

— Vous savez très bien ce que je veux dire, fit Russell.

— Oui, répondit le prêtre. Je sais ce que vous voulez dire. »

Puis il croisa les bras et regarda Russell droit dans les yeux. Russell attendit. Le prêtre poussa un long soupir.

« Moi non plus, je ne trouve pas ça juste, dit Russell.

— Mais peu importe ce que vous ou moi trouvons juste, rétorqua le prêtre. La seule chose qui compte, c’est ce qui est juste aux yeux du Seigneur. Il laisse la porte ouverte. À tout le monde. »

Russell lui montra du doigt un détenu qui quittait la chapelle.

« Vous voyez ce type ? » demanda-t-il.

Le prêtre se retourna et regarda.

« Ce type, continua Russell, a battu sa grand-mère à mort parce qu’elle refusait de lui dire où étaient les clés de sa voiture.

— Je sais », dit le prêtre.

Puis Russell lui désigna un autre détenu.

« Celui-là, il a violé son petit frère pendant cinq ans. »

Le prêtre hocha de nouveau la tête.

« Son petit frère, répéta Russell.

— J’avais compris. »

Russell s’apprêtait à lui montrer un troisième exemple, mais le prêtre l’interrompit d’une main levée.

« Et vous, qu’avez-vous fait ?

— Une putain de connerie, répondit-il. Mais je ne voulais pas. Eux, si.

— Je ne mets pas votre parole en doute.

— C’est plus compliqué que ce que vous avez l’air de croire.

— Compliqué à nos yeux. Mais pour Lui, c’est très simple. Voyez Matthieu. Vous suivez ou vous ne suivez pas. Je vous connaîtrai ou je ne vous connaîtrai pas. La ligne à suivre est droite.

— Et à vous entendre il y a des échelons le long de cette ligne. Ou des tunnels en dessous.

— Il y a la grâce. Des échelons, un tunnel, appelez ça comme vous voulez. Mais je ne saisis pas bien ce que vous cherchez. Je ne sais pas si vous êtes en train d’essayer de vous justifier en condamnant ces hommes ou si vous voulez me faire dire que vous êtes différent d’eux. De toute façon, tout ce que je pourrais dire n’importe guère. »

Le gardien avait alors donné un coup de sifflet et Russell était sorti de la chapelle avec le reste de ses codétenus. Il n’était jamais revenu. Il avait passé de nombreuses nuits à réfléchir aux paroles du prêtre. Le pardon est là si vous le voulez. Peu importe ce que vous avez fait. Il y avait quelque chose de bizarre là-dedans. Il fallait bien qu’il y ait un point de non-retour. Des choses qu’on ne pouvait pas réparer. Il avait côtoyé les pires spécimens d’humanité et il aurait voulu qu’ils soient punis de leurs crimes afin de pouvoir se sentir différent d’eux.

Il détacha son regard de la flèche et monta les marches de l’église. Se demanda si le vieux prêtre était encore de ce monde. S’il aidait toujours ces types-là à revenir dans le droit chemin.

Ce soir-là, il avait bu plus que d’habitude sans raison particulière, sinon que c’était l’un de ces vendredis soir torrides du Mississippi où vous venez de toucher votre paye et il y a dans votre vie une fille bien qui vous aime et vous recevez cinq sur cinq cette radio de La Nouvelle-Orléans qui passe des vieux blues, ces voix brisées qui chantent la poisse et les femmes insatiables et les p’tits coqs rouges et les allées et venues furtives par la porte de derrière. L’un de ces soirs où la lumière s’attarde et repousse sans cesse la nuit et tant qu’il y a de l’essence dans les pompes des stations on se dit que ce serait trop bête de ne pas la faire flamber. Plus d’une fois par la suite il s’était dit qu’il aurait mieux valu qu’il y ait une raison. Quelque chose qui l’aurait provoqué, poussé, énervé, bousculé, quelque chose qui aurait pu expliquer qu’il ait tellement bu. Plus d’une fois il aurait voulu pouvoir pointer du doigt et désigner un autre coupable. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

Il partit du travail plus tôt ce vendredi après-midi-là. Jour de paye. Encaissa son chèque, en laissa une partie à la banque, mit l’autre dans sa poche, et se rendit dans une maison des quartiers est de la ville, où son père lui avait demandé d’aller s’occuper d’un problème. Arriva, frappa à la porte, et une femme lui ouvrit, un bébé calé sur la hanche et un autre gosse accroché à sa jambe, le fit entrer et l’emmena dans la cuisine où elle lui montra la fuite. Il ressortit pour aller prendre sa caisse à outils dans le pick-up, retourna à l’intérieur, se glissa sous l’évier et le répara. Puis elle l’emmena dans la salle de bains, appuya sur l’interrupteur, pas de lumière, il lui demanda si elle avait songé à changer l’ampoule, et elle fit basculer le bébé sur son autre hanche et déguerpir l’autre gamin qui lui collait aux basques et elle lui dit j’ai l’air d’une débile ou quoi. Non non, pas du tout, répondit-il, et il prit un tournevis, démonta l’interrupteur, tira sur les fils électriques, et comme souvent dans ces vieilles baraques que son père avait retapées, il y avait un fil mal connecté, et il le remit en place, appuya sur l’interrupteur et la lumière fut.

Il lui demanda s’il y avait autre chose et elle dit non, alors il reprit sa caisse à outils et partit. S’arrêta à une station-service, fit le plein, et il s’apprêtait à acheter quelques bières quand tout à coup cette sensation le submergea. Cette sensation qui vous dit qu’on est vendredi soir, qu’on n’a rien à faire demain et que c’est une fichue belle soirée. Et la bière ne conviendrait pas à la circonstance, alors il s’arrêta au débit de boissons et s’acheta une petite bouteille de bourbon. Old Charter. Huit ans d’âge. Le même genre de bouteille que son père planquait dans le placard au-dessus de la cuisinière. Puis il se rendit chez Sarah et elle était là, avec sa mère et sa demoiselle d’honneur. En train de planifier. Elle ne faisait plus que ça ces derniers temps, planifier. Plus que quelques semaines. Ils discutèrent un moment, puis il l’embrassa et elle lui demanda s’il voulait bien prendre sa voiture et faire vérifier l’huile demain et il dit d’accord, pas de problème. Prit la bouteille de bourbon dans le pick-up, s’installa au volant de la voiture de Sarah et recula le siège conducteur au maximum. Fit un saut à l’épicerie, prit un gobelet en plastique géant rempli de Coca, en versa un tiers à côté, puis ouvrit l’Old Charter et redémarra. Prit l’autoroute pour aller chez JC. Des pick-up et quelques motos sur le parking en gravier. La porte ouverte sur la salle de billard, de la musique à l’intérieur, et il prit sa bouteille parce que JC ne vendait que de la bière. Deux types barbus et tatoués à une table, deux autres en bleu de travail à une autre, et JC assis derrière le bar en train de lire son journal. Le petit homme au visage ridé leva les yeux et dit salut à Russell, et quand il avisa la bouteille dans une main et le gobelet géant dans l’autre, il ouvrit la glacière et posa deux cannettes de Coca sur le comptoir. Russell s’installa au bar et resta à discuter avec JC en regardant la partie de billard. Des clients partirent, d’autres arrivèrent, et deux heures passèrent et dehors il faisait presque nuit. La bouteille bien attaquée maintenant. Il dit au revoir à JC, salua d’un signe de tête quelques types qu’il connaissait puis sortit du bar et remonta dans la voiture de Sarah. Bien dans sa tête, la nuit, sa vie. Il roulait et se sentait bien. Ne pouvait pas s’empêcher de se sentir bien. Il s’arrêta pour pisser sur le bas-côté de la route et vit des lucioles dans le champ. Des centaines de lucioles. Alors il s’assit sur le capot de la voiture et les regarda pendant un moment.

Puis il dut repartir en ville se réapprovisionner en Coca et en glaçons et il tomba sur une ancienne petite amie au magasin et elle plaisanta, lui dit que le savoir bientôt marié, c’était vraiment la fin de tout, et il lui dit qu’il n’avait pas entendu beaucoup de femmes parler comme ça, mais qu’après tout il savait bien qu’elle n’était pas comme les autres. Elle dit ça t’as raison, Russell. T’es tout seul ? Oui, à part ma demi-bouteille de bourbon et elle dit tu veux de la compagnie. Il dit je croyais que t’avais dit que c’était la fin de tout. Elle dit t’es pas encore marié que je sache et il sourit et dit t’as pas besoin de moi. La nuit est jeune. Elle dit la nuit est toujours jeune et elle lui donna une petite tape sur les fesses et elle monta dans la voiture avec lui et ils vidèrent la bouteille ensemble et roulèrent dans les rues du quartier derrière Delaware. Elle lui mordilla l’oreille et glissa une main sous sa chemise et il lui fit pareil tout en essayant de continuer à rouler droit. Elle posa la main sur sa ceinture et il dit fais pas ça et il retourna à l’épicerie. Elle l’embrassa dans le cou, reprit sa voiture et s’en alla, et lui aussi. Pas loin de minuit à présent et les rues étaient désertes. Il avait bu plus qu’il n’en avait l’intention au départ mais continua à rouler et à chanter de temps en temps en chœur avec la radio et il s’arrêta à un panneau stop sans trop savoir quelle direction prendre. Puis repartit, s’arrêtant à un autre panneau et ne sachant toujours pas où aller. Les yeux qui avaient un temps de retard quand il tournait la tête. Une biche traversa la route juste devant lui et il l’évita d’un coup de volant, le gobelet se répandit sur ses genoux, et il s’arrêta. Sortit de la voiture, essuya son pantalon avec des mouchoirs en papier qu’il avait trouvés dans la boîte à gants. Remplit le gobelet, se remit au volant et repartit en tripotant les boutons de la radio et monta sur la colline et prit de la vitesse dans la descente et ne vit pas le pick-up garé tous feux éteints sur le pont.

La fin, songea-t-il. Avant de se reprendre.

Le début.

Il redescendit les marches de l’église et la fatigue lui tomba dessus alors que les cloches sonnaient, annonçant cinq heures du matin. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller se coucher. Quelques pâtés de maisons plus loin, il tourna dans sa rue et aperçut le pick-up stationné devant chez lui.

Les fils de pute, murmura-t-il.

Il alla se garer au bout de la rue, attrapa le fusil derrière le siège et se dirigea vers la maison. La lumière était allumée dans le salon. Russell s’avança lentement vers la porte, légèrement entrouverte. Il la poussa avec le canon de son arme et vit Larry debout devant la cheminée, la photo de Sarah à la main.

Larry le regarda et brandit le cadre.

« Très touchant. »

Russell entra, le canon du fusil vers le sol.

« Tire-toi. »

Larry reposa la photo. La remit bien en place sur le manteau de la cheminée. Puis la rajusta.

« Je dors pas beaucoup, dit-il en tournant la tête vers Russell.

— Et ?

— Rien, c’était juste pour dire. Je dors pas beaucoup. J’ai pas l’intention d’aller me coucher.

— Moi non plus.

— J’imagine que tu sais qu’elle est casée de chez casée, dit Larry en désignant du pouce la photo de Sarah. Dommage. C’était une sacrée chaudasse. Enfin d’après ce qu’on m’a dit. Les femmes, faut bien qu’elles se démerdent quand leur gars est plus là. »

Russell leva son fusil et le braqua sur Larry.

« Je t’ai dit de foutre le camp.

— Je l’ai vue pratiquement à poil une fois en ville. En train de danser, ivre, et c’était chaud bouillant. Y a un mec qu’a commencé à la serrer sur la piste de danse et deux secondes plus tard elle était en soutif. La jupe relevée. Et lui qui la pelotait de partout.

— Il est où, ton connard de frère ?

— Je crois même que je lui ai glissé un billet de cinq dans la culotte. Chouette spectacle. »

Larry reprit le cadre et frotta la photo contre son entrejambe.

« Vas-y, ma belle, oui, comme ça, dit-il en souriant et en lançant un clin d’œil à Russell.

— Montre-toi, dit Russell. Je sais que t’es là. »

Walt sortit de la cuisine et s’avança dans le salon. Une bière dans une main et dans l’autre un fascicule tiré du dossier de réinsertion.

« Redevenir un bon citoyen, lut-il à voix haute. Comment devenir un membre exemplaire de la communauté. »

Walt montra le fascicule à Larry, qui éclata de rire.

« J’ai comme l’impression que ça va pas être si simple, dit-il.

— Y a tout un dossier là-bas, dit Walt. Faut croire qu’ils s’attendent pas à le revoir de sitôt.

— Je serais eux, j’en serais pas si sûr. Tôt ou tard, il refera une connerie.

— Obligé.

— Un tout petit dérapage de rien du tout, et hop.

— Rien qu’un seul.

— Tirer sur quelqu’un, par exemple. Ça, ce serait vraiment trop bête. »

Russell braqua de nouveau son fusil sur Larry, puis épela le mot effraction à voix haute. Lentement, une lettre à la fois.

« Ça prend qu’un f, dit Walt.

— Non, deux, dit Larry.

— Un seul.

— Deux, je te dis.

— Et moi je te dis un seul.

— Tu veux qu’il recommence ?

— Fermez-la et tirez-vous de chez moi, dit Russell.

— Tiens, Walt. T’en veux un bout ? dit Larry en tendant la photo à son frère.

— Non merci, dit Walt. Déjà fait.

— J’ai dit foutez-moi le camp, répéta Russell.

— Ah non, c’est pas exactement ce que t’as dit, rétorqua Walt.

— T’as l’air d’une pédale avec ta barbe, dit Larry. Pas vrai, Walt ?

— Carrément.

— Pose cette photo. »

Larry laissa tomber le cadre par terre et l’écrasa sous son talon. Walt leva sa bouteille, finit la bière, puis la balança vers Russell, mais il était ivre mort et Russell ne bougea pas d’un iota tandis que la bouteille allait se fracasser contre le mur derrière lui. Walt fourra le fascicule dans sa poche arrière.

« Notre ami a un fusil, dit Larry.

— C’est pas équitable, dit Walt.

— Pour le moment.

— C’est vrai que nous aussi on pourrait en dégoter un…

— Où t’as trouvé ça ? dit Larry. Ça faisait partie de ton paquetage quand ils t’ont raccompagné à la porte ? Ou c’est un cadeau de ton papa ?

— Je vais compter jusqu’à trois, et ensuite l’un de vous deux n’aura plus qu’un seul pied, dit Russell en calant son fusil contre son épaule et en visant les pieds de Larry.

— D’accord, dit Larry. Allez, viens, Walt. Y a plus qu’à revenir demain.

— Un, commença à compter Russell.

— Elle est où, ta nana ? Celle avec qui t’étais à l’Armadillo ?

— Deux.

— Tu vois ? On t’a à l’œil, petit, dit Larry. On sait où t’es. Avec qui. »

Walt attrapa son frère par le bras, les yeux un peu plus écarquillés que ceux de Larry à la vue du fusil braqué sur eux. Ils s’écartèrent de la cheminée, passèrent devant le canapé et se rapprochèrent de la porte. Russell tourna autour d’eux. Walt sortit le premier, puis Larry s’arrêta sur le seuil.

« Je te conseille de pas trop t’en éloigner. »

Larry sortit, et Russell continua de pointer son fusil sur la porte jusqu’à ce qu’il entende le moteur tourner puis le véhicule s’en aller. Une fois certain qu’ils étaient loin, il posa son arme dans un coin, sortit de la maison et remonta dans son pick-up. Il revint le garer sous l’auvent, rentra et ramassa les débris de verre et les morceaux de bois du cadre. Puis il prit la photo de Sarah, la déchira deux fois, alla la jeter dans les toilettes et tira la chasse. Puis se regarda dans la glace. La barbe grisonnante. La cicatrice. Les yeux qui semblaient ceux d’un inconnu.

Il resta un moment sidéré face à son reflet, puis saisi de rage il donna un coup de tête dans le miroir, qui se brisa et lui entailla le front. Il sentit le sang couler sur l’arête de son nez, ses lèvres, et il pencha la tête pour le laisser goutter sur les éclats de miroir tombés dans le lavabo. Il porta la main à son front et retira un petit morceau de verre enfoncé dans la plaie. Puis il roula en boule quelques feuilles de papier toilette qu’il garda appuyées contre son front en sortant pour remonter dans son pick-up et il alla acheter des pansements à la station-service ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Assis derrière le volant, il essuya sa blessure, mit un pansement, puis il retourna dans la boutique et acheta un carnet et un stylo. Le ciel avait commencé à pâlir à l’est et le soleil se lèverait bientôt à l’horizon mais il n’allait pas s’arrêter maintenant.

Il reprit la route de Magnolia. Le corps toujours endolori après l’algarade et lesté par l’alcool. Il roulait vite, espérant que l’aube attende qu’il ait fait ce qu’il avait à faire. Dix minutes plus tard, il arrivait en vue de la maison de Sarah. Il resta assis derrière le volant, regarda, guetta une lumière. Du mouvement. Quand il fut certain que rien ne bougeait dans la maison, il griffonna un mot sur le petit carnet. Puis il sortit du pick-up et alla furtivement glisser son message dans la fente cuivrée de la boîte aux lettres encastrée dans la vieille porte. Puis il reprit le volant, partit et regretta aussitôt son geste, mais il était trop tard.

D’un côté de la feuille, il avait inscrit son adresse.

De l’autre : Bonne ou mauvaise idée, je voulais juste te dire que j’étais revenu. Russell.

Il rentra chez lui, alla dans la chambre et se laissa tomber tout habillé sur le lit. Juste avant le lever du jour. Le fusil à portée de main, comme un compagnon fidèle. Le trajet en car, la pêche, et la fille du bar, et la bière, et les frères, tout se mélangeait et le submergeait et le faisait basculer dans le sommeil, même si la seule idée de fermer les yeux lui répugnait. Conscient que le monde le tenait encore à la gorge.

19

Au point du jour, Maben réveilla Annalee et lui dit de s’habiller. Plusieurs heures s’étaient écoulées. Assez pour que le cadavre ait été découvert et examiné. Assez pour que les hommes en uniforme aient fouillé le véhicule de patrouille et passé les environs au peigne fin. Assez pour que le bruit ait commencé à se répandre. Annalee demanda pourquoi on s’en va et Maben répondit parce qu’il faut et la fillette gémit à l’idée de devoir reprendre la route. Lève-toi j’ai dit. On n’a pas le temps.

Quand elles furent habillées, Maben remit dans sa poche les quelques billets qu’il lui restait et dit je reviens tout de suite. Elle alla à la cafétéria et s’arrêta devant la caisse. La même serveuse que la veille arriva et lui dit je parie que vous avez bien dormi.

Maben opina et lui rendit la clé et la fille dit merci mais Maben ne répondit pas. Elle allait ressortir quand elle remarqua deux hommes assis au comptoir, le premier avec des lunettes relevées sur le sommet du crâne et qui se frottait les yeux en attendant que le second, en costume noir, ait fini de parler au téléphone. Maben sortit en hâte et rejoignit Annalee devant la porte de la chambre du motel. Elle contourna la fillette, ramassa le sac-poubelle contenant toutes leurs affaires et dit on y va.

« J’ai soif, maman.

— Viens. On prendra quelque chose sur la route.

— Pourquoi on peut pas prendre quelque chose ici ?

— Parce que c’est comme ça. »

Elle avait enroulé le revolver du flic dans une chemise et enfoui celle-ci au milieu de leur tas de vêtements. Elles sortirent de l’aire de stationnement pour rejoindre l’autoroute et prirent la direction du nord. Six kilomètres jusqu’à McComb. Et puis elles y seraient presque. Le soleil du matin s’abattit sur elles sans pitié et au bout d’un kilomètre elles avaient toutes deux le visage cramoisi. Les voitures filaient devant elles, les gens qui partaient au travail. Ou ailleurs. Elle n’arrêtait pas de se dire qu’elle aurait dû jeter le revolver dans les hautes herbes ou dans un fossé mais il y avait trop de circulation et elle ne voulait pas s’arrêter, elle ne voulait pas qu’on les remarque, que quelqu’un puisse se souvenir de les avoir vues. Et elle n’était pas encore parvenue à se convaincre entièrement qu’être armée n’était pas une mauvaise idée, peu importe à qui appartenait cette arme et comment elle se l’était procurée. Maben et Annalee continuèrent à marcher, avançant dans les bourrasques de vent qui soulevaient des volées de poussière et parfois même de cailloux. Au bout d’une heure, elles virent un panneau indiquant la sortie pour McComb. Un kilomètre et demi.

« C’est là ? demanda la fillette.

— C’est là.

— Et après on ira où, quand on sera arrivées ?

— Quelque part. Allez, avance. »

Elle était restée éveillée toute la nuit, à se demander ce qu’elle allait faire. Et elle ne savait toujours pas. Alors elles se dirigeaient vers le foyer. Encore trois kilomètres en suivant la route à quatre voies. Elles passèrent devant des concessionnaires d’occasions, des magasins d’outillage et des débits de boisson, puis Maben accepta enfin de faire une pause dans une station-service devant laquelle il y avait une table de pique-nique. Elle était abritée du soleil par l’ombre portée du bâtiment, et la mère et la fille s’y installèrent avec des boissons fraîches et des beignets recouverts de sucre glace. Quand elles eurent fini de manger, elles se remirent en route, et Maben promit à Annalee qu’elles étaient presque arrivées. Encore une demi-heure de marche et les immeubles du centre-ville se profilèrent à l’horizon, et Maben crut se rappeler que Broad Street était la rue qui longeait la voie ferrée. Le sac-poubelle pesait toujours plus lourd à chaque pas, et son chemisier était trempé de sueur. Le front de la petite était rouge et luisant, et son visage semblait figé en une grimace.

Maben n’avait rien remarqué, mais de gros nuages gris s’étaient amoncelés derrière elles dans le ciel du sud, et alors qu’elles se trouvaient encore à quelques pâtés de maisons du foyer, elles sursautèrent en entendant le crépitement soudain d’un éclair, puis vint le tonnerre. La lumière du soleil disparut presque instantanément et une atmosphère sinistre s’abattit sur elles. Au coin d’une rue, Maben tourna la tête à gauche et aperçut un petit pavillon et une aire de jeux, et elle tira la fillette par la main en lui disant vite, par là. Elles pressèrent le pas, autant que le leur permettaient leurs jambes fourbues, tandis que le vent redoublait d’intensité et qu’il se mettait à pleuvoir, de grosses gouttes qui tombaient sur l’asphalte comme des pièces de monnaie. Elles y étaient presque quand le ciel se déchira d’un coup, et le temps qu’elles se mettent à l’abri sous le pavillon, elles étaient trempées comme si elles venaient de plonger dans une piscine. Maben posa le sac-poubelle sur une table de pique-nique, secoua les bras et la tête, et la fillette l’imita.

La grisaille emplissait tout le ciel à présent, et Maben se dit qu’elles allaient devoir rester là un petit bout de temps. Elle s’aperçut qu’elles étaient juste à côté du cimetière. La pluie nettoyait les traces de pas maculant les toboggans et les balançoires de l’aire de jeux, et des flaques commençaient à se former dans les trous creusés dans le bac à sable. Annalee s’avança jusqu’au bord du trottoir, à l’endroit où les gouttes de pluie tombaient du toit du pavillon dans un léger bruit de crécelle, et elle tendit les bras pour sentir l’eau lui éclabousser les poignets. Maben s’assit sur la table de pique-nique, le menton posé dans la paume. Elle regarda la pluie rebondir sur les balançoires, puis tourna la tête vers les tombes, en face de l’aire de jeux, et elle se demanda qui avait eu la riche idée d’installer une aire de jeux à côté d’un cimetière. Les sépultures luisaient sous l’averse et la terre ocre d’une tombe fraîchement creusée virait à la boue. Le tonnerre grondait et rugissait et le ciel était strié de brefs éclairs silencieux, puis la pluie redoubla et vint les cingler de plein fouet sous l’effet d’un brusque coup de vent. Annalee poussa un petit cri et courut se réfugier auprès de sa mère, et Maben l’aida à grimper à côté d’elle sur la table tandis que la pluie continuait de marteler le toit du pavillon, et leur désolation était plus bruyante que jamais.

L’orage fut violent mais s’arrêta aussi subitement qu’il avait éclaté. Elles se remirent en route, dans la vapeur exhalée par les rues et les chaussées détrempées du centre-ville. Les commerçants remettaient d’aplomb les plantes et les enseignes bousculées par la tempête, et elles passèrent devant un restaurant où des clients attablés prenaient le café et mangeaient des tartines. Les cloches d’une église se mirent à sonner quelque part. Leur timbre si profond et résonnant que la petite leva soudain les yeux vers le ciel. Maben fit passer le sac-poubelle d’une épaule sur l’autre, endolorie de partout à présent. Les passants leur jetaient des regards curieux. Ces deux silhouettes trempées, épuisées. Une grande et une petite. Les ampoules aux talons de Maben à vif et en sang. Au bout de Main Street, elles tombèrent sur la voie ferrée, et elle ne s’était pas trompée. Broad Street était bien la rue qui longeait les rails. Maben posa le sac-poubelle par terre et se plia en deux, les mains en appui sur les genoux, et la fillette lui tapota le dos et lui dit tout va bien maman. Maben esquissa un sourire forcé puis se releva et regarda à droite et à gauche. Aucun Foyer familial des ministères chrétiens en vue, et elle ne se rappelait plus le numéro. Seulement Broad Street. Il n’y avait rien d’autre à faire que continuer à marcher. Une voiture de police ralentit alors derrière elles, et le flic leur demanda par la vitre baissée si elles avaient besoin d’aide et Maben dit non. Puis se ravisa et lui demanda s’il savait où se trouvait le foyer.

« Dans l’autre sens, répondit-il. Montez, je vous dépose.

— Merci, ça ira, dit Maben. On est mouillées.

— Pas grave.

— Ça ira.

— Vous êtes sûre ?

— Oui.

— Bon. »

Le flic repartit et tourna à droite au bout de la rue.

Elles firent demi-tour, revinrent à leur point de départ trois rues plus loin et traversèrent. Encore quelques pâtés de maisons puis elles sortirent du centre-ville et passèrent devant de vieilles bâtisses, dont certaines étaient condamnées, leurs fenêtres barrées de planches, leurs vérandas écroulées, tandis que d’autres avaient été remises à neuf et repeintes, leur toit réparé et leur façade agrémentée de parterres de fleurs. Elles arrivèrent devant une gare de triage où une locomotive poussait un wagon contre un autre et elles entendirent le bruit du métal s’encastrant, et Annalee ne quitta plus les wagons des yeux tandis qu’elles continuaient et elle les regardait encore quand sa mère dit on y est.

On aurait dit une ancienne église, ou peut-être une école. C’était un bâtiment de brique, rectangulaire, et derrière l’accueil s’étendait une rangée de cloisons jusqu’au fond, et entre les cloisons on apercevait des couchettes, des armoires étroites et des tables de chevet. La femme à l’accueil avait les cheveux gris, serrés en chignon au sommet du crâne, elle était menue mais parut sûre d’elle quand elle leva les yeux vers Maben et Annalee et qu’elle leur demanda ce dont elles avaient besoin.

« Un endroit où se poser », dit Maben en lâchant le sac-poubelle au sol à côté de la petite.

La femme sortit de derrière son comptoir, s’approcha, s’accroupit devant la fillette et lui demanda si elle voulait quelque chose à boire. Annalee hocha la tête, et la femme appela et une adolescente apparut à la porte d’un bureau sur la droite.

« Apporte-nous un peu d’eau. Et des serviettes », dit la femme.

La jeune fille retourna dans la pièce et revint avec deux bouteilles fraîches. La première chose que firent Maben et Annalee fut de les presser contre leur front. Puis la femme aux cheveux gris leur désigna des chaises alignées contre le mur et elles s’assirent toutes les trois. Maben se sécha la tête avec une serviette puis fit pareil pour Annalee.

La femme dit qu’elle s’appelait Brenda, puis elle commença à poser des questions, auxquelles Maben répondit. Sans presque jamais dire la vérité. Annalee buvait en silence, et elle finit sa bouteille avant sa mère. Une fois Brenda apparemment satisfaite et assurée que cette femme et sa fille avaient réellement besoin d’une place au foyer, elle leur expliqua qu’ils pouvaient les accueillir mais que ce n’était que temporaire. Elle ne donna pas plus d’explications. Aujourd’hui on est vendredi, donc on vous inscrit à compter de là. Il y a une petite cuisine, mais si vous vous en servez, c’est vous qui nettoyez. Que du basique, alors ne cherchez pas la carte des plats du jour. Les hommes ne sont pas autorisés. Si vous enfreignez cette règle, on vous demandera de partir immédiatement. Nous pouvons installer deux matelas dans la même pièce, comme ça vous ne serez pas séparée de votre fille. Il y a des douches, des serviettes et du savon. Lave-linge, sèche-linge. Je suis là pendant la journée, et il y a quelqu’un d’autre pour la nuit, la porte ferme à vingt heures et il vous faut un mot de passe pour rentrer. Et si vous cherchez du travail, il y a un café en ville où vous pourrez faire la plonge et travailler en cuisine.

Puis elle demanda ce qu’il y avait dans le sac-poubelle.

« Tout », dit Maben.

Le sac était troué et déchiré et des bouts de vêtements dépassaient ici et là.

« Je vais vous trouver autre chose, dit Brenda.

— Non, dit Maben en ramenant le sac contre elle. Ça ira. Vous pouvez nous montrer où on peut se mettre ?

— Ça, ça ne devrait pas être trop difficile, vu qu’il n’y a que vous. Il y avait une femme mais elle a disparu Dieu sait où pendant le week-end, et une autre qui est repartie avec son petit copain. Celui-là même qu’elle fuyait quand elle est arrivée ici. Ça n’arrête jamais. Mettez-vous où vous voulez. Tous les emplacements font grosso modo la même taille. Cela dit, je vous conseille d’aller plutôt vers le fond, parce que les trains ne roulent pas exactement sur la pointe des pieds quand ils passent. »

Elles allèrent se poser dans un coin au fond du bâtiment, près de la cuisine et des sanitaires, et sous une grande fenêtre parce que Annalee voulait voir la lune quand elle serait couchée. Maben fouilla dans le sac, sortit des vêtements secs, et elles se changèrent. Elle aurait voulu le vider de tous ces habits crasseux roulés en boule, mais elle ne savait pas où mettre le revolver, alors elle fit glisser le sac sous sa couchette. Elle se rendit dans la salle de bains, se nettoya le visage, puis elle mouilla un gant pour nettoyer celui d’Annalee, mais quand elle revint la petite s’était endormie. Maben passa délicatement le gant sur son front, puis elle le reposa et s’allongea à côté de la fillette, et la fatigue de la marche et l’inquiétude la rattrapèrent et elle ferma les yeux, et elle rêva de sirènes et d’inconnus qui faisaient ce qu’ils voulaient avec elle, et elle se réveilla en poussant un cri. Elle regarda autour d’elle. Mit quelques secondes à se rappeler où elle était. Regarda la petite, que le cri de sa mère n’avait pas dérangée et qui dormait toujours.

Maben se leva, s’isola dans la salle de bains et s’assit sur les toilettes. Enfouit son visage dans ses mains. Se mit à haleter comme si elle venait de monter l’escalier d’un grand immeuble. Sentant qu’elle commençait à transpirer, elle se releva et se mit à aller et venir devant le miroir de la salle de bains. Essaya de se calmer en fredonnant, puis en chantant, mais aucune chanson ne lui venait à l’esprit, alors elle ouvrit le robinet, s’aspergea le visage et s’ordonna de respirer comme un être humain normal, bon sang, mais il n’y avait rien à faire.

20

Maben laissa Annalee dormir et retourna à l’accueil parler à Brenda, assise derrière le comptoir en train de lire le journal. Brenda leva les yeux et lui demanda si elle avait besoin de quelque chose.

« Ce café, dit Maben. Quelque chose à faire.

— Il va falloir que vous fassiez des phrases complètes, dit Brenda en repliant son journal et en le posant de côté.

— Vous avez parlé d’un travail.

— Rien de très excitant, dit Brenda. Je peux les appeler, leur dire que vous arrivez. Vous n’avez pas d’argent ?

— Si. Une vingtaine de dollars.

— Donc vous n’avez pas d’argent.

— Vous pouvez surveiller Annalee ? »

Brenda fronça le nez.

« En règle générale, non. Mais puisqu’il n’y a personne d’autre ici, d’accord.

— Elle dort pour le moment.

— D’accord. »

Brenda décrocha le téléphone, appela le café et dit qu’elle envoyait quelqu’un qui pourrait faire tout ce dont ils auraient besoin. Maben trouva que ces mots résumaient parfaitement la situation. Que c’était le même refrain depuis longtemps. Brenda raccrocha et lui indiqua le chemin. Marchez jusqu’au croisement de Main. Tournez à droite. Une rue plus loin, tournez à droite sur Broadway. Deuxième ou troisième bâtiment sur la droite. Maben la remercia et se mit en route.

Elle trouva sans difficulté et un dénommé Sims vint à sa rencontre. Il portait un tablier, un torchon sur l’épaule et un stylo calé derrière l’oreille. L’établissement était vide en ce milieu d’après-midi, à l’exception d’un homme en salopette qui buvait un café au comptoir. Sims demanda à Maben si elle pouvait faire la plonge et elle répondit oui, et il l’emmena dans la cuisine. Elle passa le reste de l’après-midi à laver la vaisselle, passer la serpillière et sortir les poubelles. Obéissant aux instructions de Sims. Au bout de quelques heures, elle lui dit qu’il fallait qu’elle aille retrouver sa fille et il ouvrit le tiroir-caisse, prit une enveloppe et en sortit un billet de vingt dollars qu’il lui tendit. Sa fortune venait de doubler.

« Vous avez fait du bon boulot, lui dit-il. Si vous voulez revenir demain, pas de problème. »

Elle plia le billet dans le creux de sa main.

« Vous n’êtes pas ouvert ce soir ? demanda-t-elle.

— Un vendredi soir ? Je vois pas pourquoi on serait pas ouvert.

— Alors je pourrais revenir un peu plus tard ? »

Il haussa les épaules.

« Oui, pourquoi pas. Si vous voulez. »

Elle dit d’accord puis retourna au foyer et trouva Annalee assise par terre avec Brenda et la jeune fille qui leur avait apporté de l’eau. Toutes les trois penchées sur des livres de coloriage. Elle se baissa et déposa un baiser sur la tête d’Annalee. Elle avait faim, alla se préparer un sandwich dans la cuisine puis revint à l’accueil et s’assit avec les autres, et elle remarqua que la petite avait fait des progrès en coloriage et débordait moins des lignes.

Brenda regarda sa montre.

« Je m’en vais bientôt. Une nouvelle va arriver, elle sera là jusqu’à demain matin.

— Elle a mangé quelque chose ? demanda Maben en hochant la tête vers Annalee.

— Environ deux douzaines d’Oreo. »

Brenda et la jeune fille se levèrent et disparurent dans le bureau tandis que Maben se détendait un peu en regardant sa fille colorier un ours, la fourrure en bleu et les yeux en vert. Dix minutes plus tard, une autre femme fit son entrée. Jeune, noire, avec un gros sac à main. Maben se mit à l’aise, tendant les jambes devant elle, et écouta les femmes échanger quelques mots sur la journée et la nuit à venir. Puis elle enleva ses chaussures et se massa la plante des pieds avec le gras du pouce. Annalee avait les jambes croisées et Maben lui demanda si elles lui faisaient mal.

« Oui.

— Alors tends-les. »

Annalee obéit et Maben commença à masser les muscles de ses petites jambes. Elle dit pas trop fort et Maben diminua un peu la pression. Appuyant délicatement du bout des doigts contre la peau. Elle aurait voulu pénétrer au plus profond des muscles, pour en arracher la douleur, et lui dire qu’elle n’aurait plus jamais à courir de toute sa vie parce que sa mère était poursuivie, mais ç’aurait été un mensonge.

Brenda et l’adolescente passèrent devant Maben et Annalee en partant et leur dirent on se revoit demain. La Noire sortit la tête du bureau et leur dit venez me trouver si vous avez besoin de quelque chose. J’ai de la paperasse à remplir.

Maben dit à la petite qu’elle allait prendre une douche et Annalee la suivit jusqu’à leur box. S’assit au bord du lit avec son livre de coloriage.

« Tu as encore faim ? demanda Maben.

— Pas vraiment. J’ai mal au ventre.

— J’imagine. »

Maben alla sous la douche, et quand l’eau chaude commença à lui couler sur la nuque elle ferma les yeux et se mit à murmurer toute seule. C’était un rêve, tout ça n’était qu’un rêve. Une mauvaise nuit comme d’autres mauvaises nuits et tout ça n’était pas réel. Essaie et tu verras, tout ça s’en ira, loin. Très loin. Elle tourna le robinet et l’eau devint plus chaude, presque brûlante. Et la vapeur se mit à monter et elle pria pour que tout ça n’ait été qu’un rêve. Ses supplications à l’arrière de la voiture tandis qu’il l’emmenait dans le noir et ses mains qui se baladaient là où elles n’auraient pas dû et l’écho des coups de feu dans ce paysage désolé et le visage torturé d’angoisse de la petite derrière la fenêtre de la chambre du motel. C’était un rêve. Un sale rêve. La vapeur continuait de s’élever dans la douche et l’eau ruisselait sur son corps meurtri et elle ressentait tout et réentendait tout et ce n’était pas un rêve mais un cauchemar et elle le sentait jusque dans le nuage de vapeur qui l’enveloppait. L’eau si chaude et la peur qui montait en elle de nouveau. D’un coup de poignet elle ferma le robinet et appuya le front contre la faïence glissante de la paroi de la douche.

Elle resta immobile. L’eau dégoulinait de son corps, chaque goutte résonnant comme un minuscule avertissement. Elle essaya de relever la tête deux fois de suite et la laissa chaque fois retomber, et puis elle entendit la voix d’Annalee qui chantait toute seule et alors elle se redressa. Esquissa un sourire. Elle sortit de la douche et se sécha. Se rhabilla et vint s’asseoir à côté de la petite.

« Et moi, qu’est-ce que je peux colorier ? »

Annalee feuilleta son cahier.

« Tu préfères un canard ou un chien ?

— Un canard. Les chiens, ça mord.

— Pas les chiens gentils.

— Non, dit Maben. Pas les chiens gentils. »

21

Boyd prit un café dans un drive-in et passa la matinée à patrouiller sur les routes en pensant à Russell. Il ne voulait pas, mais ne pouvait pas s’en empêcher. Il n’y avait aucune raison de soupçonner d’autres explications à la présence de Russell, ce soir-là sur ce chemin, que celles qu’il avait avancées. Il devait se sentir comme un rat tout juste libéré de sa cage, et il avait vu les lumières des gyrophares, les avait suivies et avait débarqué sur les lieux par pure coïncidence. Aucune raison d’aller chercher une autre explication, ne cessait de se répéter Boyd. Il continua de boire son café tout en roulant sur l’autoroute qui menait à la frontière de la Louisiane, dans un sens puis dans l’autre, puis il s’arrêta au relais routier pour faire le plein. Il s’appuya contre le véhicule tandis qu’il remplissait le réservoir, sortit ses lunettes de soleil de sa poche de poitrine et les mit. La main posée sur le ventre, se frottant la panse en faisant mine d’ignorer l’embonpoint qu’il avait pris ces dernières années.

Quand il eut fait le plein, il remonta en voiture, repartit en ville et prit la direction de la maison de M. Gaines. Sa dernière visite là-bas remontait au temps d’avant l’arrestation de Russell, et il se souvenait des virées dans le petit pick-up que M. Gaines avait offert à Russell, et il se souvenait de toutes les clopes fumées ensemble, et de toutes les cannettes descendues, et des retours à pas d’heure. Il se souvenait de la soirée où Shawna Louise était là, assise entre eux, et eux qui essayaient de la tripoter et elle qui leur faisait bas les pattes avec ses grosses bagues argentées à chaque doigt et son fard à paupières vert citron et ses grands éclats de rire, comme une présentatrice télé, et le moment où ils avaient bifurqué sur un petit sentier de gravillons et qu’ils lui avaient roulé des pelles à tour de rôle et qu’ils s’étaient démenés comme de beaux diables pour aller plus loin mais elle n’arrêtait pas de les repousser en rigolant et ils avaient fini par laisser tomber. Tellement de souvenirs du même genre, les soirées foot et les soirées filles et les soirées d’été sans motif particulier. Revoir Russell et entendre de nouveau sa voix avait fait rejaillir toute une kyrielle de souvenirs, et bon sang comme il aurait préféré tomber sur lui au café du centre-ville. Ou au bar. Ou à la station-service. Ou dans n’importe quel autre putain d’endroit plutôt que sur cette route, ce soir-là.

Il dépassa un camion à plateau chargé de balles de foin, puis ralentit au sommet de la colline en arrivant en vue de la propriété de M. Gaines sur sa droite. L’étang était toujours là. La maison était toujours là. Les reflets de la lumière à la surface de l’eau, comme autrefois. Il s’arrêta dans l’allée et regarda. Se revit en train de pêcher avec Russell. Se revit en train de faire le mur avec Russell, se faufilant par la fenêtre de sa chambre à l’arrière de la maison.

Il soupira et passa la main sur ses joues propres et rasées. Puis il fit marche arrière, sortit de l’allée et retourna en ville. La nouvelle adresse de Russell écrite sur un bout de papier dans sa poche de chemise.

Boyd crut reconnaître la bicoque, et il était pratiquement sûr d’avoir aidé Russell à tondre la pelouse, un jour, à réparer la palissade ou à retaper ceci ou cela comme avait dû le leur demander M. Gaines. Il sortit de la voiture de patrouille et rajusta son uniforme. Il traversa la petite cour, monta les marches du perron, et il s’apprêtait à frapper quand la porte s’ouvrit. Russell ne portait qu’un jean, les boutons de sa braguette étaient défaits, ses cheveux en bataille. Une tasse à café blanche à la main. Il ouvrit la porte en grand, hocha la tête, tourna les talons et se dirigea vers le canapé. Boyd lui rendit son salut et le suivit à l’intérieur.

« Je me disais », fit Boyd.

Russell s’assit. But une gorgée de café.

« Quoi ?

— Je me disais, t’es un bel enfoiré. Tu m’as pas appelé ni rien, quand t’as su que t’allais sortir. Merde, je serais venu te chercher.

— Ça marche pas comme ça », dit Russell.

Boyd tapota l’insigne épinglé à sa poche de poitrine et sourit.

« J’ai des privilèges.

— Eh ben, assieds-toi avec tes privilèges. Si tu veux du café, y en a là-bas. »

Boyd s’assit sur une chaise en bois près de la télévision.

« T’es maigre comme un clou.

— Et toi, t’es gras du bide. Ta nana doit aimer les câlins grande taille.

— Hein ? Je vois pas de quoi tu parles, mais je lui poserai la question tout à l’heure. T’as dormi ?

— Pas vraiment.

— Moi non plus, dit Boyd. On a un problème, et pas qu’un peu. »

Russell hocha la tête. But une autre gorgée.

Vas-y, pensa Boyd. Dis-le. Dis-moi que tu n’as rien à voir avec cette histoire, même si je le sais déjà, mais dis-le-moi, juste pour que je sois sûr.

« Ton fusil est toujours chargé ? demanda Boyd.

— Oui.

— Qui c’est qui t’a amoché comme ça ? La tête que t’as, ça paraît tout récent.

— Ça l’est pas.

— Ça met plus longtemps à cicatriser quand on vieillit, c’est ça ?

— Et ça fait mal plus longtemps aussi. »

Boyd se leva. Regarda le salon autour de lui. Le couloir. La maison était presque vide et des vêtements étaient éparpillés çà et là.

« T’as continué à rouler longtemps hier soir ? » demanda-t-il.

Russell posa sa tasse par terre et s’allongea sur le canapé.

« Non, pas vraiment.

— Je parie que c’était le pied.

— Quoi ?

— Rouler. Le grand air. »

Russell se rassit.

« On t’a envoyé ici ?

— Merde, non, Russell. J’essaie juste de recoller les morceaux. Ça me fout en rogne que t’aies prévenu personne de ton retour.

— Larry a deviné, lui.

— Qui ça ?

— Te fous pas de ma gueule. Tu sais très bien de qui je parle. Celui qui peut pas me sentir. Ceux qui peuvent pas te sentir, c’est toujours ceux-là qui t’attendent. Alors c’est peut-être toi finalement, le bel enfoiré, dit Russell en se levant du canapé. Faut que j’aille pisser. On remet ça à plus tard, tu veux bien ?

— D’accord, dit Boyd. J’ai des tas de trucs à faire, de toute façon. Hé, tu sais quoi ? Je suis rudement content de te voir.

— Je sais. Je te charriais. »

Ils se donnèrent une tape dans la main, puis Boyd s’en alla. Il s’arrêta dans la cour, jeta un coup d’œil en arrière et vit Russell par la porte entrouverte traverser le couloir et disparaître dans la salle de bains. Arrête avec tes idées à la con, se dit-il. Les idées à la con, c’est pas la meilleure façon de commencer la journée.

Russell passa les heures suivantes sur le canapé à cuver la soirée de la veille. Il se réveilla en fin d’après-midi, se leva et alla prendre une douche. Une fois lavé et habillé, il mit un pansement neuf sur son front entaillé, même si ça ne saignait plus. Il monta dans le pick-up, mit le fusil derrière le siège et partit faire un tour pour tuer le temps avant d’aller manger du poisson avec son père et Consuela.

Il roula dans les environs de Delaware, comme quand il était ado, et pas grand-chose n’avait changé. Des voitures chargées à bloc de gamins désœuvrés par l’été, les bras pendus par la vitre baissée, les queues-de-cheval flottant au vent. Écoutant des musiques à la rythmique lourde qui pulsait dans l’après-midi finissant. Devant un fast-food, le parking était rempli de jeunes assis sur les hayons et les capots de voitures. Certains en train de téter leur gobelet en plastique géant, d’autres léchant un cornet de glace. Il entra sur le parking du cinéma, où n’étaient garés que des pick-up. Les athlètes portaient leur veste siglée, malgré la chaleur, d’autres étaient coiffés d’un chapeau de cow-boy, les pouces glissés dans les poches avant du pantalon. Quand il passa devant eux, ils le dévisagèrent, essayant de se souvenir s’ils ne l’avaient pas déjà vu quelque part, celui-là, et l’un d’eux lui lança tu veux ma photo ou quoi.

Quand il retourna sur Delaware, il se retrouva arrêté à un feu rouge à côté d’un groupe de filles entassées dans la Cadillac de maman. Il resta à leur hauteur. Elles écoutaient la radio et chantaient en chœur, leurs voix charmantes et suraiguës. Elles chantaient faux et s’en fichaient. Il les regarda. Trois à l’avant et trois à l’arrière. Elles ne le remarquèrent pas au début, mais au milieu d’une longue note tenue, celle qui conduisait tourna la tête vers lui et s’écria oh mon Dieu. Elle partit d’un grand éclat de rire et ses copines arrêtèrent de chanter, virent qu’il les regardait, et elles se plièrent en deux dans la voiture et la mélodie plaintive fut étouffée par leurs piaulements hilares. Russell se mit à rire lui aussi, puis le feu passa au vert et la conductrice aux pommettes saillantes lui lança un regard en plissant les yeux, le traita de pervers, et les autres explosèrent de rire de plus belle et la Cadillac démarra comme une fusée, bondissant au carrefour telle une espèce de bête préhistorique.

Et la chouette petite promenade en voiture tourna court.

Il alla chez son père et trouva ce dernier dans la cuisine en compagnie de Consuela. Mitchell mettait les poissons dans un bol de lait, puis dans un bol de farine, et elle était à côté de lui en train d’éplucher du chou et des carottes.

Mitchell avisa le front de son fils.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Russell leva une main, arracha le pansement, le jeta à la poubelle et ne dit rien.

Une table de bois pour quatre au milieu de la pièce. Un torchon sur le rebord de l’évier. Une rangée de tasses à café suspendues à des crochets sous le placard. Le carrelage noir et blanc au sol. L’aimant en forme de bouteille de Coca sur le frigo. Le tableau encadré au-dessus de la porte, représentant un Jésus bienveillant, les mains croisées sur les genoux, en toge blanche, la tête auréolée d’une lumière divine. La seule chose qui avait changé, c’était Consuela. Elle était toujours pieds nus.

« Viens voir », dit Mitchell.

Il se lava les mains, s’essuya avec un torchon et se dirigea vers la porte du fond.

« Quoi ? fit Russell.

— Viens, je te dis. J’ai besoin d’un coup de main. »

Ils traversèrent le jardin et allèrent vers la grange. Le pick-up de Mitchell était garé devant. Il fit le tour du véhicule et abaissa le hayon.

« J’arrive pas à la sortir tout seul. »

Sur le plateau du pick-up reposait une statue en béton de la Vierge Marie, les bras ouverts, prêts à rattraper tout ce qui pourrait tomber du ciel.

« Doux Jésus, dit Russell.

— C’est pas Jésus. C’est sa maman. »

Mitchell attrapa le socle rond.

« Vas-y, soulève. Et fais attention. »

Ils tirèrent le bas de la statue jusqu’à ce qu’elle bascule du hayon et se mette d’aplomb, et Russell se baissa juste à temps pour ne pas se prendre le bras gauche de la Vierge en pleine poire. Elle mesurait plus de deux mètres. Le nez pointu et le regard empreint de compassion.

« Je me suis dit que ça aiderait Consuela à se sentir comme chez elle, dit Mitchell en considérant la statue avec une certaine fierté. Tu sais, à la télé, toutes ces places de village et ces endroits qu’on voit dans d’autres pays où y a toujours une statue au milieu ? Je sais qu’il y en a des comme ça au Mexique. Clive m’en a parlé, la première fois qu’il est allé là-bas. Des grandes places avec des rues en terre rouge, il a dit, et des Vierge Marie partout.

— Où est-ce que tu as dégoté ça ?

— Un type qui avait tout un tas de chiens et d’anges en béton en bordure d’autoroute. Il se l’était mise de côté pour lui mais j’ai réussi à l’avoir. On se baladait. On faisait le tour des bazars du coin. Quand elle l’a vue, elle a souri en hochant la tête, et j’ai pensé que ça voulait dire qu’elle en avait envie, et voilà, c’est là maintenant.

— C’est là maintenant.

— Ou plutôt elle est là maintenant.

— Oui. Elle. Bien sûr.

— Tu crois que je devrais la mettre plus près de la maison ? »

Les deux hommes tournèrent la tête et virent Consuela debout à la lisière du jardin, en train de les observer. Elle portait l’un des tabliers de Liza.

Mitchell alla prendre un chariot dans la grange. Russell se plaça derrière la Vierge, passa ses bras autour de sa taille et la tira en arrière, et Mitchell fit glisser le chariot sous le socle. Elle pesait aussi lourd qu’eux deux réunis, et son poids les aida à la faire rouler sur le chemin en légère pente jusqu’à la maison. Mitchell lui fit signe de s’arrêter quand ils furent au milieu du jardin, au niveau d’une vieille tige en métal qui avait servi autrefois de poteau de corde à linge et autour de laquelle s’était enroulée une tresse de lierre. Ils s’échinèrent à la faire descendre du chariot et à la positionner face à la fenêtre de la cuisine. Mitchell se tourna vers Consuela, et elle dit quelque chose qu’il ne comprit pas puis rentra dans la cuisine. Russell recula d’un pas et admira les bras puissants de la Vierge, ses yeux pleins de bonté, ses mains ouvertes, comme si l’annonciation du Christ était sur le point de se déverser de sa bouche à tout moment.

« Je veux même pas savoir combien tu l’as payée.

— Tant mieux, dit Mitchell. Allons manger. »

De retour dans la cuisine, Mitchell se remit aux fourneaux. La grande poêle à frire était installée sur la véranda, juste derrière la porte de la cuisine, et il allait et venait de l’une à l’autre. Jetant les poissons dans la poêle. Retournant en préparer d’autres. Russell le suivait, une bière à la main, l’appétit aiguisé. Bientôt le plat au centre de la table fut rempli de filets dorés et croustillants. Tandis que les hommes s’activaient, Consuela avait mélangé le chou et les carottes avec de la mayonnaise, de l’huile, du vinaigre et du poivre, et le bol de coleslaw alla rejoindre le plat de poissons. Quand tout fut prêt, Mitchell dit à Russell d’ouvrir le frigo et de sortir à boire pour tout le monde. Russell apporta les bières, ainsi que le ketchup et la sauce piquante, et tous trois passèrent à table.

Russell allait se servir quand Consuela baissa la tête et croisa les mains. Russell se figea et attendit avec Mitchell que Consuela ait fini de dire le bénédicité, puis le repas put enfin commencer.

Russell aurait voulu parler de sa mère. De ses derniers mois, et de l’enterrement, mais ce n’était pas le bon moment. Alors il parla de la chaleur, et de la propriété qui avait l’air de se porter comme un charme. Une fois le repas terminé, Consuela débarrassa la table et Mitchell et Russell allèrent dehors fumer une cigarette. Puis Consuela les rejoignit. Père et fils s’installèrent dans les fauteuils à bascule, et Consuela descendit dans le jardin voir la statue. Elle s’arrêta devant elle et resta immobile. Les yeux fixés sur son visage de béton. Puis elle se mit à tourner autour, la tête baissée comme si elle cherchait quelque chose par terre.

« Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Russell.

— Elle marche. Tous les soirs elle fait ça. Parfois on l’entend chanter toute seule. Des jolies chansons. Des chansons tristes. Ça me rappelle ta mère, quand elle fredonnait tout bas dans la cuisine ou dans le jardin en s’occupant de ses fleurs. »

C’était le crépuscule à présent. On entendait striduler les premiers criquets. La brise du soir. Ils observaient Consuela. Les bras dans le dos, comme une écolière au moment de l’appel. Et alors elle se mit à chanter, et sa voix se mêla à la nuit commençante.

« Je persiste à penser que tu serais mieux avec nous, dit Mitchell.

— Je persiste à penser le contraire », rétorqua Russell.

Il songea à Larry et Walt. Ils étaient là, dans les parages. Ils avaient promis qu’ils reviendraient. Russell savait qu’ils le suivraient, où qu’il aille.

« Qu’est-ce que tu as fait du fusil ?

— Je l’ai mis au clou.

— Merde, Russell.

— Trente dollars.

— Trente dollars ?

— Mais non, papa, je plaisante. »

Consuela s’était rapprochée de l’étang et commença à tourner autour. Dans le peu de lumière qu’il restait, elle n’était plus qu’une silhouette.

« Pendant combien de temps elle fait ça ? demanda Russell.

— Je sais pas trop. Parfois je rentre à l’intérieur avant qu’elle ait fini. »

Russell alla leur chercher deux autres bières et ils restèrent assis à se balancer dans leurs fauteuils à bascule. Russell faillit demander à son père s’il n’y avait pas une maison quelque part à repeindre, mais il préféra garder le silence. Consuela finit par revenir, rentra dans la maison, alla se prendre une bière et s’installa à côté des deux hommes.

« Tu le sais bien. Pas vrai ? dit Mitchell.

— Je sais bien quoi ? »

Son père but une gorgée. Marqua un temps.

« Belle soirée, dit-il.

— C’est pas ce que t’allais dire.

— Non.

— Alors quoi ?

— Qu’il va venir te chercher, Russell.

— Déjà fait.

— Il a un grain. Depuis toujours.

— Je suis au courant. »

Mitchell se leva et fit quelques pas jusqu’au bord de la véranda. Il cracha dans l’herbe, leva les yeux vers la nuit de plus en plus dense et dit il va venir et revenir et il te lâchera pas. Jusqu’au bout.

22

Larry était assis au volant de son pick-up, le bras sorti par la vitre ouverte. Il était garé devant la maison de Russell, toutes vitres baissées, la radio en sourdine. Un pied-de-biche et des cannettes de bière vides sur le siège à côté de lui. Au départ sa seule intention était de sortir, de rouler au hasard. Au bout de quelques cannettes, il avait continué à rouler. Et maintenant il était garé là et il essayait de réfléchir à la meilleure façon de foutre la pétoche à l’homme qui avait tué son frère.

On l’avait toujours appelé « le grand », parce qu’il dépassait d’une bonne tête tous les hommes de la famille Tisdale, qui culminaient en général à un mètre quatre-vingts. Les grands-pères, les oncles, les frères, tous. Six années le séparaient de ses frères, du plus jeune au plus âgé. Ils étaient tous sur le même format : front et menton carrés, cheveux bruns coupés court, la raie sur le côté gauche, la bouche fine et sérieuse. Larry était l’aîné. Et le petit dernier reposait sous terre depuis onze ans.

Son problème, c’était qu’il était plus fidèle qu’un chien et qu’il pensait que tous les autres auraient dû l’être aussi. C’était ce trait de caractère qui l’avait amené pendant des années à se battre sans cesse sur des parkings, pour des filles, et plus tard dans des bars, pour des femmes. Et c’est ce qui l’avait amené à penser sans cesse au jour où Russell Gaines sortirait de prison.

Il avait épousé en secondes noces une femme de dix ans sa cadette. Heather avait plus de courbes qu’une Corvette, et elle aimait danser jusqu’à se retrouver en nage, et elle ne semblait pas avoir peur de lui quand son sang s’échauffait. Il l’avait rencontrée dans un bar du Carré français après un match des Saints. C’était la fille d’un banquier, et elle avait cette allure propre aux nantis et à ceux que la nature a gâtés. Quand elle sortait le soir, tout le monde la dévorait des yeux et elle buvait comme un mec. La couleur naturelle de ses cheveux avait disparu depuis longtemps, et elle savait faire usage de ses atouts pour obtenir ce qu’elle voulait — qui elle voulait. Elle avait été surprise quand Larry lui avait demandé de l’épouser, et Larry avait été surpris qu’elle accepte. Elle brillait à son bras quand ils apparaissaient ensemble, et il avait aimé, autrefois, observer les regards d’envie et de désir qu’elle suscitait.

Les premiers temps, leur couple avait carburé à l’énergie brute et physique, comme deux champions de boxe rivaux. Heather aimait que Larry soit toujours galvanisé par la haine. Elle aimait l’entendre parler de son frère mort, l’entendre parler de vengeance. Elle aimait l’entendre parler du type qui la lui avait faite à l’envers au boulot, ou qui avait essayé de se mesurer à lui dans un bar. Elle aimait son côté fruste, la rage qui s’allumait dans ses yeux quand il basculait. Elle attisait son tempérament bouillonnant et cherchait la dispute avec lui pour le plaisir de s’échauffer et d’en venir aux mains, comme deux bêtes affamées. Mais, tout autant que des champions de boxe, ils étaient aussi animés par l’appât du gain et la hantise de la défaite. Leur couple ressemblait à une compétition et, ces derniers temps, c’était plutôt Heather qui semblait l’emporter.

Larry avait toujours su que tôt ou tard elle perdrait patience et finirait par répondre à l’appel de tous ces regards pleins de convoitise. Il savait qu’elle finirait par aller voir ailleurs. Il s’y attendait, et quand cela arriva il préféra fermer les yeux au début. Se dit qu’elle avait toutes les excuses du monde. Non, ça me dérange pas que tu passes le week-end à faire du shopping avec tes copines, et non, ça me dérange pas que tu fasses une petite virée dans le Panhandle avec tes copines, et non, ça me dérange pas que tu ailles au casino avec tes copines. Et tandis qu’elle sortait et s’amusait comme une petite folle, il restait chez lui à enrager. Prenait sa voiture, roulait au hasard et enrageait derrière le volant. Et puis un jour il avait embrigadé Walt, dont le couple était lui aussi parti à vau-l’eau, pour rouler au hasard et enrager avec lui. Et il s’était mis à boire de plus en plus, les yeux brouillés en permanence par l’alcool, comme à présent, devant cette maison où vivait l’homme qui avait tué Jason.

L’orage grondait en lui depuis longtemps, et maintenant il était sur le point d’éclater. Les nuages s’étaient amoncelés en lui comme ils s’amoncellent parfois à l’ouest d’un ciel d’été, gris et menaçants, fondant sur l’horizon tels des vautours, chargés d’éclairs et de vent, laissant à peine le temps de fermer les fenêtres. Ce putain d’orage allait éclater, et quelqu’un allait se faire saucer.

Il était là pour faire quelque chose, mais il n’avait pas encore décidé quoi. La maison semblait déserte. Pas de lumière. Aucun véhicule garé dans l’allée. Il avait sorti des allumettes de la boîte à gants, songé un moment à mettre le feu, puis s’était contenté de griller une cigarette. Il prit la cannette de bière calée entre ses jambes, la vida d’un trait et la balança dans le jardin.

Il ouvrit de nouveau la boîte à gants et en sortit cette fois une enveloppe. À l’intérieur, quelques photos de Heather en compagnie d’un homme blond, dans un restaurant du Carré. Ils étaient assis à une longue table recouverte d’une nappe blanche, et les verres à vin brillaient à la lumière des lustres bas. Elle souriait sur toutes les photos. Et lui aussi. Les gens aux tables d’à côté souriaient, eux aussi. Même le putain de serveur avait la banane. Heather portait une robe échancrée et un collier qu’il lui avait offert pour son anniversaire, deux ans plus tôt. Larry donna un coup de poing sur la tête du blondinet. Il savait que cet enfoiré ne souriait plus, en ce moment. D’autres photos les montraient en train de quitter le restaurant. D’entrer à l’hôtel Monteleone. Assis au Carousel Bar. Les doigts de Heather posés sur l’entrejambe du blondinet. Main dans la main devant l’ascenseur qui les avait conduits jusqu’à la chambre où le blondinet s’en était donné à cœur joie avec la femme de Larry. À moins, comme il se l’imaginait, que ce ne soit plutôt elle qui s’en soit donné à cœur joie.

Des doubles de ces photos avaient été glissés dans la poche du blondinet quand il gisait inconscient sur le capot de la voiture. Larry avait gardé les originaux pour son avocat, qui l’avait prévenu : Si vous voulez être sûr qu’elle ne vous mette pas sur la paille, vous avez intérêt à avoir des preuves. Une semaine qu’il voulait les lui montrer, et il ne l’avait toujours pas fait. Sa haine s’était reportée sur Russell depuis son retour, et il se sentait au bord de l’explosion. Il remit les photos dans l’enveloppe, l’enveloppe dans la boîte à gants et referma celle-ci d’un coup sec.

Il attrapa le pied-de-biche et sortit du pick-up. S’approcha de la maison et s’attaqua aux fenêtres, envoyant une volée d’éclats de verre et de bois dans le salon et à ses pieds, et il les sentit lui lacérer la peau des bras et du visage, passant d’une fenêtre à une autre, démolissant chacune avec plus de violence que la précédente tandis que son sang bouillonnait d’une rage destructrice. Quand il eut fini, il retourna sur le trottoir et admira son œuvre, haletant, serrant le pied-de-biche dans son poing comme s’il était prêt à remettre ça. Il reprit son souffle, alluma une autre cigarette et attendit de voir si Russell montrait le bout de son nez par une des fenêtres explosées. Mais rien. Satisfait pour le moment, il balança le pied-de-biche sur le plateau du pick-up et grimpa derrière le volant. Il s’éloigna lentement, en espérant que le raffut aurait ameuté les voisins et qu’ils allaient bientôt se presser à leurs fenêtres ou sortir de chez eux pour voir, terrorisés, ce qu’il avait fait.

23

Quand Russell tourna au coin de sa rue, il vit les feux arrière rouges du pick-up s’éloigner de sa maison. Lentement. Il éteignit aussitôt ses propres phares et attendit que l’autre ait disparu. Puis il alla se garer deux rues plus loin et revint chez lui à pied, laissant le fusil dans son véhicule. En passant devant une poubelle, il remarqua un bout de tuyau métallique qui dépassait d’un tas de chutes de plomberie. Il s’en empara et continua de marcher en le tenant calé sur l’épaule, comme un joueur de base-ball revenant vers le marbre avec sa batte.

Il contourna la maison et entra par l’arrière. Pénétra dans le salon sans allumer la lumière, les bris de verre sur le parquet crissant sous ses pas. Il posa le tuyau en métal contre le manteau de la cheminée. Mit les mains sur ses hanches. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre le lendemain matin. Il ne voulait pas allumer les lumières. Il ne voulait pas que le type au pick-up revienne et le repère à l’intérieur. Il ne voulait pas être là.

Il s’assit sur le canapé mais se releva aussitôt d’un bond quand un morceau de verre se ficha dans sa cuisse. Il regarda du côté du jardin à travers les fenêtres brisées et sentit monter la migraine. Se dit qu’il était trop tôt pour escompter que ses assaillants ne reviennent pas. C’était soit rester assis à les attendre, soit se tirer en vitesse.

Il repartit au volant de son pick-up, s’arrêta pour acheter un Coca et deux mignonnettes de Jim Beam, puis se rendit au lac. La marina était remplie de bateaux à quai, et les lumières scintillaient sur l’eau qui venait par petites vagues lécher les pontons. Il traversa le barrage et la route s’enfonça alors dans l’obscurité de la forêt qui bordait l’arrière du lac, entrecoupée çà et là de sentiers menant aux aires de camping, dont celui par lequel on accédait à la Fosse. Il était officieusement admis par les gardes forestiers que la Fosse était le seul endroit du coin où les jeunes pouvaient se retrouver et faire à peu près ce qu’ils voulaient, du moment qu’ils ne laissaient derrière eux ni déchets ni cadavres. Russell prit cette direction, et bientôt il les aperçut. Des voitures garées en cercle, et un groupe de jeunes gens, garçons et filles, réunis autour d’un feu, pas trop près, bière et cigarette à la main, l’eau du lac derrière eux noire et immobile. Leurs visages éclairés par le brasier, ils le regardèrent faire marche arrière et s’éloigner.

Un peu plus loin sur le pourtour du lac il trouva ce qu’il cherchait. Un chemin de terre qui ne s’arrêtait qu’au bord de l’eau. Tout juste assez large pour permettre au pick-up de se glisser entre les arbres. Ses phares éclairèrent soudain le lac, et il resta un moment aux aguets, histoire de s’assurer qu’aucun alligator ne rôdait dans les parages, mais il ne vit rien, pas le moindre renflement d’écaille, pas la moindre paire d’yeux globuleux. Alors il recula doucement entre les arbres et manœuvra avec précaution de sorte que l’arrière du pick-up soit face au lac, et il s’arrêta juste au bord de l’eau. Il prit la bouteille de Coca, les mignonnettes d’alcool, abaissa le hayon et s’installa, les pieds ballant au-dessus du lac. Sur la rive opposée, la lumière des chalets éclairait les berges.

Le lac était toujours bondé à l’approche de la fête nationale, puis les bateaux s’en allaient peu à peu à mesure que la haute saison passait et que la chaleur devenait accablante. Il se souvint de ce 4 juillet, deux ans plus tôt. Il avait regardé les types d’un gang massacrer un gars. Leur feu d’artifice à eux, comme ils disaient. Et l’année précédente, il les avait vus faire la même chose. Les mêmes types. Il les avait regardés parce qu’il avait besoin de graver leurs visages dans sa mémoire. Il fallait qu’il sache qui étaient ces hommes, et c’était le meilleur moyen de s’y prendre. Regarder le mal en face, pour rester à l’écart du mal. Autant que possible. Un feu d’artifice, ils appelaient ça. Un vieil homme, chaque fois. Quelqu’un dont la mort ne susciterait aucun désir de vengeance. Il s’était demandé comment ils choisissaient leur victime. Combien de temps à l’avance ils désignaient celui qui serait leur feu d’artifice. Ou s’ils préméditaient réellement les choses à ce point. Il fallait les observer. Il fallait savoir. On ne pouvait pas se permettre de détourner le regard.

Il ferma les yeux et essaya de penser à autre chose. À Carly. Ou Cameron. Ou Caroline. Oui, voilà, Caroline. C’était ça. Oh, Caroline. Oh, bon Dieu, oui, Caroline. Faut que je la revoie. J’espère qu’elle voudra bien. Caroline. Essayer de ne pas oublier.

Il secoua la tête en songeant alors à son père et à cette femme. Sa peau mate, ses cheveux noirs, ses épaules robustes et ses hanches larges qui pourtant n’étaient pas mal assorties à la carrure plutôt fine de son père. Et puis il avait remarqué la façon dont bougeait son père, ses gestes plus prudents, plus concentrés qu’autrefois. La fragilité, presque, qu’il avait décelée en lui en le regardant batailler pour sortir de l’eau ce foutu poisson-chat.

Il but une gorgée, heureux de se dire qu’il n’assisterait pas au feu d’artifice cette année, et espérant que la victime ne serait pas quelqu’un qu’il connaissait. Il se demandait parfois s’il arriverait un jour à ne plus penser à tout ça. Ou peut-être qu’avec le grand âge, tout simplement, ces souvenirs lui échapperaient, comme un vieux numéro de téléphone ou la liste des courses. Mais il leva les yeux vers le ciel et il écouta la nuit et il lui sembla entendre la réponse à ces questions.

24

Il se réveilla ce samedi matin-là au son des oiseaux et du grondement sourd d’un moteur de bateau. Le soleil à peine levé, le lac nappé de brume. Il descendit du plateau du pick-up et s’approcha du bord de l’eau. Tourna la tête, la nuque endolorie, puis s’étira en poussant un grognement. La seule chose dont il avait envie à présent, c’était un bon café, alors il regarda un moment le lac, au-dessus duquel passait une grue volant au ras de l’eau, puis il rentra chez lui.

Quand il arriva devant la maison, il aperçut un homme en pantalon et chemise bleue debout dans l’allée. Il portait des lunettes, le front dégarni, les mains sur les hanches, et il regardait les fenêtres cassées.

Russell se gara et le rejoignit.

« Bonjour.

— Bonjour, dit Russell.

— Tout va bien ?

— Oui, c’est rien. Juste un petit accident.

— Ou plusieurs, vu le boucan.

— Tout va bien, je vous dis, répéta Russell.

— Vous êtes sûr ? »

L’homme se pinça le bout du nez. Il regarda de nouveau la maison puis se tourna vers Russell.

« Vous savez, j’ai des enfants à la maison. Vous comprenez ce que je vous dis ?

— Je suis pas sourd.

— Vous savez qui a fait ça ?

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

— Je l’ai vu. J’ai vu le pick-up. J’ai relevé la plaque.

— Pas besoin.

— Huit ans qu’on vit ici, et y a jamais eu le moindre problème. J’aimerais mieux pas qu’il y ait du grabuge par ici. C’est un quartier tranquille.

— Et il restera tranquille », dit Russell.

L’homme secoua la tête, puis laissa tomber.

« Bon, d’accord », dit-il.

Il s’en alla, puis s’arrêta à la lisière du jardin et se retourna vers Russell.

« J’ai vu ce qui s’est passé. Les gens font pas des trucs comme ça sans raison. Ce type-là plaisantait pas. La prochaine fois, j’appelle la police. »

Il se dirigea vers le mini-van garé dans son allée, monta, donna un coup de klaxon, et trois garçons et une femme sortirent de la maison pour le rejoindre. Les enfants jetèrent un coup d’œil à Russell en grimpant dans le véhicule, mais la femme ne tourna même pas la tête, les yeux fixés sur son mari, puis sur ses genoux quand elle se fut installée sur le siège passager.

Russell entra dans la maison, nettoya les bris de verre et les éclats de bois, puis il se fit un café et s’assit à la table de la cuisine. Le téléphone sonna. C’était son père. Il lui parla des fenêtres. Lui dit qu’il allait passer, prendre une bâche, un marteau et des clous, et oui, c’était eux.

Quand il arriva chez son père, celui-ci avait déjà préparé tout ce dont il aurait besoin, y compris une grande échelle. Ils déjeunèrent puis chargèrent le matériel à l’arrière du pick-up.

« Tu veux un coup de main ? demanda Mitchell.

— Non, c’est bon », dit Russell.

Il rentra chez lui et se mit au boulot. Grimpa sur l’échelle et fixa la bâche aux quatre coins des fenêtres. Pas la peine de chercher quelqu’un pour venir remplacer les carreaux un samedi, et de toute façon personne n’aurait pu se déplacer avant lundi au mieux, et il espérait que les moustiques n’auraient pas raison de lui d’ici là. Il savait aussi que n’importe qui pourrait entrer dans la maison à n’importe quel moment, et il se dit qu’il retournerait passer la nuit au bord du lac. Quand il eut terminé, il but un verre d’eau et le téléphone se remit à sonner. Fait chier, dit-il à voix haute. Il décrocha et dit oui, c’est bon. Oui, ça allait très bien. Oui, l’échelle était assez grande.

Ils se dirent au revoir, raccrochèrent, et Russell alla dans la salle de bains. Il se lava les mains et inspecta sa barbe. Les poils gris ici et là. Tandis qu’il s’examinait dans la glace, il entendit claquer la portière d’une voiture devant la maison et essaya de se rappeler où il avait mis le fusil. Il tourna la tête et aperçut par l’embrasure le carreau en forme de losange de la porte d’entrée. Il traversa le salon et il lui sembla reconnaître le véhicule. Une grosse bagnole noire, quatre portières, qu’il avait déjà vue quelque part. Il ouvrit la porte et elle était là, debout sur le perron.

« Salut », dit Sarah.

25

De près, ses cheveux bruns tiraient légèrement sur le roux. Elle portait un pantalon noir et des bottines noires. Un chemisier blanc, les quatre boutons du haut défaits, donnant au col la forme d’un V.

Ils s’assirent côte à côte sur les marches, les yeux fixés sur la maison d’en face. Elle ôta ses bottines et soupira. Elle ne portait pas de chaussettes, et Russell regarda ses pieds. Le vernis rouge écaillé sur ses orteils. Puis ses mains. Elle avait les ongles lisses, et on devinait une inscription à moitié effacée sur sa main gauche. Elle portait son alliance et une montre.

« Tu n’as pas changé », dit-il.

Elle esquissa un sourire.

« Je t’en prie.

— Si, je t’assure.

— Toi, par contre, dit-elle, tu aurais besoin d’une cure de bons petits plats.

— Je vais me rattraper, t’inquiète. »

Elle inclina la tête et le dévisagea.

« Sympa, ton déguisement », dit-elle.

Il passa la main sur le chaume qui lui hérissait le menton.

« Les avis sont partagés. Mais je trouve que ça marche pas mal pour passer incognito.

— Je ne t’aurais pas reconnu dans la rue.

— Et moi je ne t’aurais pas laissée passer ton chemin. »

Elle colla ses paumes l’une contre l’autre. Baissa les yeux. Remit ses bottines.

« Tu vas bien ? »

Il se laissa aller en arrière, les coudes calés sur les marches.

« Oui. Ça va.

— Ton père doit être tellement content.

— Ça oui.

— Ta mère aussi l’aurait été, j’imagine.

— Ça lui aurait fait plaisir de me voir assis là.

— Je parie qu’elle sourit en ce moment même, où qu’elle soit.

— J’espère. »

Sarah coinça ses deux mains accolées entre ses genoux, les doigts entrecroisés, frottant ses pouces l’un contre l’autre.

« Alors. Qu’est-ce que tu vas faire ? Aider Mitchell ?

— Non. Mitchell n’a plus besoin d’aide pour grand-chose. Il a presque tout vendu, à part cette petite baraque, et encore, j’imagine qu’il ne l’a gardée que pour moi. »

Il se leva et alla prendre son paquet de cigarettes dans le pick-up. Puis il revint s’asseoir à côté d’elle en s’en allumant une. Il lui en proposa une et elle hésita. Sourit, puis lui dit j’ai arrêté. Oh, et puis merde, après tout, ajouta-t-elle aussitôt. En souvenir du bon vieux temps. Et elle prit une cigarette, l’alluma, et ils restèrent assis là à fumer ensemble.

« Très chouette, ta maison, dit-il au bout d’un moment. Bleue. Une idée à toi, je parie.

— Fais un tour dans le quartier un de ces jours et tu verras, toutes ces grosses baraques sont blanches. J’en pouvais plus.

— Les voisins ont rien dit ?

— Non, à part une vieille qui est venue nous voir pendant qu’on peignait la façade pour nous dire que c’était irrespectueux, ce qu’on faisait à cette maison.

— Qu’est-ce que tu as répondu ?

— Rien. Qu’est-ce que tu veux répondre à des gens comme ça ?

— Dégonflée.

— Pas dégonflée. Mature.

— Bonnet blanc, blanc bonnet. »

Il envoya voler sa cigarette dans les buissons et pensa à la fille qu’il avait connue, celle qui taguait les panneaux stop, éclusait les bières et plongeait toute nue. Il l’imagina en train de se retenir de dire à cette vieille ce qu’elle aurait voulu lui dire. Peut-être que ses gamins n’étaient pas loin. Ou son mari. Ou peut-être était-elle devenue ainsi, tout simplement.

« Tu m’en veux toujours ? » demanda-t-elle.

Il secoua la tête.

« Non.

— Tu es sûr ?

— Je te l’ai dit à l’époque et je te le redis aujourd’hui. J’ai aucune raison de t’en vouloir. Et si je me souviens bien, tu m’as dit la même chose. »

Au début, elle se tapait les quatre heures de route deux fois par mois pour venir le voir et parler avec lui trente minutes. Prenant seule le volant pour se rendre au milieu de nulle part, traversant le désert du delta pour arriver à ce palais de béton où les criminels essayaient de survivre les uns contre les autres. Fouillée par des hommes armés. Palpée à des endroits du corps où il aurait été impossible de cacher quoi que ce soit. Il était mortifié qu’elle voie le genre de personnes avec qui il vivait, et le genre de personnes qui venaient leur rendre visite. Elle se forçait à sourire, et se forçait à parler du monde extérieur, mais son visage tendu ne laissait planer aucun doute sur ce qu’elle ressentait vraiment.

« Je ne crois pas que je pourrai revenir, Russell, avait-elle fini par lui dire au bout de deux ans, la voix chevrotante et les yeux embués.

— Je ferais pareil si j’étais à ta place. Ça rime à rien. »

Il savait depuis longtemps que ce moment arriverait, et d’une certaine manière il avait été soulagé d’entendre ces mots, mais il n’avait pas pu lever les yeux en lui répondant.

« Comment ça, ça rime à rien ?

— Ça rime plus à rien. Tu sais très bien ce que je veux dire.

— Tu n’es pas obligé de le formuler comme ça, dit-elle.

— Y a pas d’autre façon de le formuler.

— Je sais.

— Bon. Moi aussi, je sais. Alors vas-y, et ne reviens pas. »

Il s’était entraîné à cette dureté, dans la solitude de sa cellule, s’adressant à une paroi de béton comme s’il parlait à la femme qu’il aimait. La femme qu’il devait convaincre, il le savait, de continuer à vivre sans lui.

« Pour de vrai, avait-il dit. Ne reviens pas. »

Elle avait regardé les autres autour d’eux dans le parloir. Se retenant pour ne pas fondre en larmes. Alors il lui avait dit que ce n’était facile pour personne. Aujourd’hui ou dans un an, peu importe. Ça ne sera jamais facile, et la seule chose à faire, c’est de te lever, de remonter dans ta voiture et de t’en aller. Sans même me regarder.

Et c’est ce qu’elle avait fait. Elle avait sorti un mouchoir de son sac à main, s’était essuyé le nez et les yeux, puis elle s’était levée sans le regarder, et elle s’était dirigée vers la porte sans le regarder, et pendant qu’elle retraversait le delta, elle avait arraché le rétroviseur intérieur et l’avait jeté par la vitre.

Il n’avait reçu qu’une seule lettre après cette dernière visite, trois ans plus tard, dans laquelle elle lui parlait de sa nouvelle vie. Il l’avait jetée dans les toilettes, mais il avait gardé l’enveloppe, dans l’idée de se rendre à cette adresse, un jour, peut-être, et de voir si elle accepterait de poser de nouveau les yeux sur lui. Comme elle le faisait à présent.

« Tu veux une bière ? lui demanda-t-il.

— Déjà que je fume une cigarette alors que je ne devrais pas…

— Pourquoi tu ne devrais pas ?

— Parce que, Russell.

— Bon. Alors, tu en veux une ou pas ?

— J’en ai envie. Mais non. Il faut que j’aille chercher les enfants.

— Les enfants. Au pluriel.

— Au pluriel.

— Combien ?

— Des jumeaux et une fille.

— Quel âge ?

— Les garçons ont quatre ans et la petite presque dix-huit mois.

— Et qui est notre héros ?

— Arrête.

— Je sais. Pardon.

— Je croyais que tu ne m’en voulais pas.

— Je ne t’en veux pas, à toi. Mais j’en veux à la terre entière pour un tas de trucs. J’imagine que tu peux comprendre. »

Elle posa sa cigarette sur les marches du perron.

« Oui, je peux comprendre.

— S’il y a quelqu’un qui devrait comprendre, parmi tous les gens que je connais, c’est bien toi.

— Je comprends, je t’assure. Bon sang. Moi aussi j’ai du mal à tourner le dos à tout ça. »

Il se leva et se mit à marcher dans le jardin. Les mains dans les poches. Se tourna vers elle. Regarda les bâches bleues. Le vieux Ford.

« Tes fenêtres, dit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai décidé de les remplacer, c’est tout. Tu sais ce que c’est, les vieilles maisons… »

Et soudain il n’avait plus envie que d’une seule chose : le silence. Plus un mot. Il voulait retourner s’asseoir à côté d’elle et lui prendre la main. Il se dit que s’il pouvait faire ça, alors il restait de l’espoir. L’espoir de se sentir vraiment revenu chez lui.

Alors il retourna s’asseoir à côté d’elle et il lui prit la main. Et elle le laissa faire sans rien dire pendant un long moment, un moment qui les ramenait à une époque lointaine. Mais elle finit par retirer sa main, puis elle lui caressa le dos et elle se leva pour sortir un bout de papier de sa poche. Elle le lui tendit et il le regarda. Le petit mot qu’il avait laissé dans sa boîte aux lettres.

« Russell, dit-elle. Tu ne peux plus faire ça. »

Il froissa le bout de papier et le garda dans son poing.

« D’accord.

— Je ne plaisante pas.

— D’accord.

— Toi et moi, ce n’est plus pareil désormais. Plus du tout pareil.

— Je sais. Mais ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas. »

Elle croisa les bras. Leva les yeux vers le ciel.

« Ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas, moi non plus. Simplement que c’est comme ça et qu’on n’y peut rien.

— Ça veut dire ça et pas mal d’autres choses.

— Et d’ailleurs ce n’est sans doute plus le même genre d’amour.

— Pour toi, peut-être.

— Je ne pourrai pas revenir. Il faut que tu me promettes de ne plus t’approcher de la maison.

— Promis.

— De toute façon je ne suis pas sûre que tu aimerais beaucoup la personne que je suis devenue.

— Je pourrais dire la même chose. Mais je parie que si, je l’aimerais quand même.

— Oui, dit-elle. Moi aussi. »

Elle sortit alors de son autre poche une bague. L’alliance qu’il lui avait donnée. L’alliance qu’elle avait acceptée. Elle la posa au centre de sa paume et la lui tendit.

Il la regarda.

« Je n’en veux pas. »

Elle fit un pas en avant et posa l’alliance sur les marches, juste à côté de lui.

« Il faut que j’y aille, dit-elle.

— Sarah, reprends ça. C’est à toi.

— C’était. Il y a longtemps. »

Il hocha la tête. Et elle hocha la tête. Et elle resta là, à attendre qu’il se lève. Qu’il ajoute quelque chose. Mais il ne bougea pas et ne dit rien. Alors elle remonta dans sa voiture. Elle lui lança un regard en s’éloignant, mais ne lui adressa aucun signe d’adieu. Et lui non plus.

26

À peine avait-elle atteint le bout de la rue qu’elle regrettait de la lui avoir donnée. Bon sang, pourquoi la lui avoir rendue ? Et avec un tel empressement. Sans la moindre compassion. Elle ne comprenait pas. Ne savait même plus ce qui avait bien pu la pousser à l’apporter. Elle s’arrêta au panneau stop et jeta un coup d’œil derrière elle. Il était toujours là, assis sur le perron. Les yeux fixés non pas sur elle mais droit devant lui. Elle se rendait compte à présent que c’était bien plus qu’une alliance. Bien plus qu’un simple objet enfoui dans son tiroir à sous-vêtements depuis onze ans. Bien plus qu’un simple objet qu’elle avait pris soin de dissimuler quand elle s’était mise en ménage, et qu’elle avait pris soin de dissimuler quand ils avaient déménagé pour une plus grande maison. Plus qu’un simple anneau d’or blanc rehaussé d’un petit diamant. Elle comprenait à présent, arrêtée à ce panneau stop, le regardant par-dessus son épaule, que cette alliance représentait beaucoup plus. Que c’était un objet magique. Toujours à portée de main. Un objet qui pouvait à tout moment lui ouvrir la porte d’une autre vie, dans un autre monde, avec un autre homme, et tant que cette alliance avait été en sa possession, cette autre vie était restée possible dans son esprit. Cet autre endroit vers lequel dériver. Un monde qu’elle n’aurait pas pu rejoindre, et qu’elle n’était pas sûre de vouloir rejoindre, quand bien même elle aurait eu le choix, mais un monde possible, auquel elle pouvait penser parfois, quand elle était seule.

Et maintenant elle l’avait donné, ce petit objet magique, elle l’avait rendu à l’homme qui était au centre de ce monde, et elle savait qu’à l’instant où elle le lui avait remis, elle avait fait une croix sur cette partie de sa vie. Elle tourna à droite et se dirigea vers la maison de sa mère. S’arrêtant à chaque croisement en se disant de faire demi-tour, même si elle savait que c’était impossible, quelques minutes à peine après lui avoir déclaré qu’elle ne pourrait pas revenir. Pas même pour lui demander de lui rendre cet objet si précieux.

Elle traversa la ville. Repensant tandis qu’elle conduisait à ce qu’elle avait éprouvé en découvrant le petit mot hier matin, par terre, derrière la porte. Là où tombaient, tous les jours de leur existence, sauf le dimanche, les quittances de loyer, les factures d’électricité et les cartes de vœux à Noël. Elle avait tout de suite deviné qui avait déposé ce mot et ce qu’il disait, avant même de se pencher pour le ramasser, et elle l’avait lu une fois, deux fois, cinq fois, huit fois, debout dans la maison silencieuse baignant dans la lumière du petit matin. Elle l’avait lu et relu, puis elle avait relevé les yeux vers le carreau rectangulaire de la porte d’entrée en essayant de l’imaginer, au beau milieu de la nuit, s’approcher de la maison, puis du perron, puis de la porte, essayant de l’imaginer tourner le dos ensuite, s’éloigner de la porte, du perron, de la maison, et disparaître dans la rue noire, les mains dans les poches. Et à cet instant, debout dans l’entrée en train d’imaginer la scène, elle avait serré le bout de papier entre ses doigts, comme pour en exprimer la dernière goutte, et c’est alors qu’elle avait entendu la première petite voix de la journée, qui l’appelait, Maman, et puis les autres petites voix juste après, Maman, maman. Et ce qu’elle avait ressenti en défroissant le bout de papier sur sa cuisse, puis en tirant sur l’élastique de son pantalon de pyjama pour glisser le mot dans sa culotte tandis qu’elle entendait résonner sur le parquet les petits pas des enfants qui venaient la chercher. Les aider à se débarbouiller le visage, puis à se brosser les dents, puis préparer les bols de céréales pour les garçons, et rester à côté de la petite pour lui apprendre à tenir sa cuillère, et sentir pendant tout ce temps le bout de papier plaqué contre sa peau comme si c’était sa main à lui qui s’était posée là et qui la caressait et descendait jusqu’à cet endroit de sa chair qu’il connaissait si bien. Et le soulagement qu’elle avait éprouvé en entendant les pas lourds dans l’escalier et la voix grave dans la cuisine, distribuant les bonjour et les baisers sur le front, déjà fin prêt pour la journée, le nœud de cravate bien serré, les joues bien rasées, embaumant le mâle bien propre et frais. Vas-y, lui avait-il dit. Je m’occupe de la suite. Elle était montée à l’étage et elle avait sorti le bout de papier de sa culotte, et elle l’avait relu, puis elle l’avait replié et ensuite il avait fallu se dépêcher. Une douche express, un coup de brosse, un maquillage sommaire, puis s’habiller, mettre ses chaussures, et puis replier une dernière fois le petit mot et le glisser à la hâte dans la poche du pantalon à l’instant même où il l’appelait d’en bas. Les enfants sont prêts. Je file. Alors elle s’était assise au bord du lit, et c’est à ce moment qu’elle avait eu l’idée de prendre la bague et de la garder sur elle jusqu’à ce qu’elle ait le courage d’aller le voir, et elle était allée la piocher tout au fond du tiroir où elle était restée cachée durant toutes ces années et lui avait permis de franchir cette porte et de pénétrer dans cet autre monde. Et peut-être, se disait-elle à présent, si elle faisait demi-tour et lui demandait de la lui rendre, peut-être pourrait-il comprendre tout ce qu’elle avait ressenti ce matin-là.

Sa mère et les enfants étaient sur la véranda. Les jumeaux se dirigèrent vers la voiture en se chamaillant. La petite, debout à côté de sa grand-mère, tendait déjà les bras, prête à partir. Elle remercia sa mère de les avoir gardés, puis les fit monter tous les trois, attacha les ceintures de sécurité, redémarra sans tarder, et elle comprit alors qu’il fallait qu’elle retourne là-bas. Que la présence des enfants dans la voiture lui donnerait un bon prétexte pour ne pas s’attarder, laisser tourner le moteur. Tu sors, tu lui dis que c’était une erreur, tu t’excuses, tu lui demandes s’il veut bien te la rendre et tu sais qu’il voudra bien. Mais fais vite. Les garçons risqueraient de demander qui c’était, et d’en parler à leur père, plus tard, à la maison. Maman est allée voir un monsieur, dirait l’un. Et l’autre dirait c’était qui le monsieur, maman ? Et lui, alors, poserait sans doute la même question, et elle lui répondrait je suis passée voir une telle ou une telle pour lui demander si elle voulait aller au cinéma ce week-end mais elle n’était pas chez elle et le mari d’une telle ou une telle arrivait en voiture juste à ce moment-là et il est sorti pour dire bonjour juste avant qu’on s’en aille et bon alors qu’est-ce qu’on va manger ce soir ? Elle visualisa toute la scène et elle lui sembla tenir la route, alors elle continua de rouler en direction de la maison de Russell tout en réfléchissant à la meilleure façon de réciter sa tirade. Elle se sentit nerveuse tout à coup en tournant au coin de la rue, puis déçue quand elle vit qu’il n’était plus là, sur le perron. Elle ralentit en passant devant la maison et remarqua que le pick-up n’était plus là non plus. Qu’est-ce qu’on fait ? demanda l’un des garçons, et elle ne lui répondit pas. Puis l’autre posa la même question. Qu’est-ce qu’on fait ?

Elle resta là, sans rien dire, à regarder ces marches où il s’était assis. Où elle s’était assise avec lui. Où il lui avait pris la main.

Maman ? Qu’est-ce qu’on fait ?

27

Russell cala le fusil derrière le siège du pick-up et alla en ville boire un café. Il s’installa au comptoir tandis que la foule du samedi soir grossissait un peu plus chaque fois que tintait la sonnette de la porte d’entrée. La serveuse venait sans cesse remplir sa tasse tandis qu’il déchirait une serviette en papier pour en faire un petit tas de confettis.

Derrière lui, une jeune fille renversa son verre de thé glacé, ce qui fit sursauter sa sœur qui renversa le sien et les deux verres tombèrent de la table et se brisèrent en mille morceaux. La mère gronda la coupable du regard et sa fille lui dit qu’elle n’avait pas fait exprès. Sims arriva avec un torchon, mais ça ne suffirait pas, alors il retourna en cuisine, et il revint suivi d’une femme qui portait un plateau. Les cheveux noués en queue-de-cheval à la va-vite. La famille s’écarta de la table pour la laisser ramasser les morceaux de verre par terre, puis elle débarrassa les assiettes éclaboussées de thé. Sims installa la famille à une autre table tandis que la femme allait poser son plateau sur le comptoir, puis elle disparut dans la cuisine, revint munie d’une serpillière et d’un seau, et se mit à nettoyer le sol sous la table et les chaises.

Russell paya son café et sortit. Alluma une cigarette, leva les yeux vers la lune tout juste apparue dans le ciel, puis il se rendit à l’Armadillo et s’installa au bar. Deux hommes étaient assis à l’autre bout. Jeunes, chemises crasseuses, ongles en deuil. Le barman était penché sur le comptoir et discutait avec eux. Il n’y avait personne d’autre et la musique était éteinte. Russell demanda une bière. Le barman sortit une bouteille de la glacière, la lui apporta, puis retourna parler avec ses copains sans lui avoir adressé un seul mot.

Un groupe de femmes entra et s’installa à une table, puis deux garçons qui déguerpirent dès que le barman leur demanda une pièce d’identité. À part ça, l’endroit était plutôt calme. Russell regarda la petite aiguille de l’horloge accrochée au-dessus du comptoir franchir le huit, puis se rapprocher du neuf, et il se demandait pourquoi la fête battait son plein ici le jeudi soir mais pas le samedi. Un éclat de rire collectif retentit à la table des femmes. Russell tourna la tête dans leur direction et aperçut alors une autre femme, debout sur le seuil. Elle entra et regarda autour d’elle d’un air timide. Les genoux râpés, les épaules maigrichonnes. Les femmes attablées la dévisagèrent puis se mirent à échanger des murmures tandis qu’elle s’approchait du bar et s’asseyait trois tabourets plus loin, un billet de vingt dollars serré dans la main. Elle tourna la tête vers Russell et le surprit en train de la regarder, et il reconnut la femme qu’il avait vue passer la serpillière dans le café. Elle demanda au barman combien coûtait une bière et le barman lui répondit Un dollar cinquante. Elle réfléchit un moment, puis lui dit qu’elle en voulait une. Le dos de son chemisier était trempé de sueur après une journée de travail. Le barman la servit, et quand elle leva sa bouteille de bière sa main tremblait légèrement.

L’endroit était différent ce soir, sans les musiciens, sans la foule, et il regrettait à présent de ne pas avoir pris le numéro de téléphone de Caroline la dernière fois. Il regrettait d’être parti comme un voleur au milieu de la nuit. Il imagina le plaisir qu’il aurait à se glisser au lit avec elle à cet instant, sous un filet d’air conditionné, les couvertures remontées jusqu’au menton. Il regarda la maigrichonne et la vit serrer les billets que lui avait rendus le barman comme si elle craignait qu’ils ne s’envolent. Elle n’était plus assise sur le tabouret mais debout à côté. Elle termina sa bière puis s’essuya la bouche du revers de la main. Jeta un bref regard autour d’elle, puis s’en alla.

Russell fit signe au barman et dit Une autre.

28

Larry appela Walt et lui dit qu’il allait au Buddy’s, et Walt lui dit qu’il le rejoindrait là-bas. Le Buddy’s était situé dans un grand virage sur Delaware. Un bâtiment en brique trapu, la devanture illuminée d’enseignes de bière au néon. C’était une ancienne animalerie, qui s’était reconvertie en disquaire et d’autres choses encore, mais la brique rouge avait été recouverte d’une couche de peinture violet foncé et les ivrognes s’y bousculaient en titubant jusqu’à la fermeture à trois heures du matin. Larry entra dans le bar et regarda autour de lui. Le comptoir longeait le mur de gauche, et la salle principale était bondée de tables fabriquées à partir de vieilles portes en bois. Des postes de télévision étaient suspendus derrière le bar et à chaque coin de la salle, et les murs de brique étaient ornés de photos encadrées de joueurs de foot arborant le maillot d’Ole Miss, de Mississippi State ou des Saints. Les enceintes crachotaient un vague blues et deux ventilateurs au plafond remuaient la fumée des cigarettes, et il ne vit personne qu’il connaissait.

Larry traversa la salle et s’engouffra dans un couloir qui menait à une vaste terrasse couverte. Il y avait là un autre comptoir, du plancher au sol et deux autres postes de télé. Des colliers de perles de mardi gras étaient suspendus aux poutres apparentes et une statue d’Indien comme on en trouvait devant les tabacs trônait à l’extrémité du bar. La terrasse était protégée par des tentures au sommet desquelles étaient accrochées des loupiotes de Noël blanches. Deux blondes étaient assises au comptoir, leurs verres portant la trace de leur rouge à lèvres, mais les tables étaient vides. Larry rebroussa chemin et alla s’installer au bar dans la salle principale.

Un homme au crâne rasé vêtu d’un tablier surgit d’une porte derrière le comptoir et hocha la tête vers Larry. Il transpirait et il avait l’air énervé. Il s’essuya le front avec son avant-bras.

« Salut, Earl », dit Larry.

Earl secoua la tête.

« Putain, personne pour me filer un coup de main ce soir. Je comprendrai jamais. Le type arrive. Demande si y a du boulot pour lui, je lui file le job, et le mec se pointe pas. Tu vois ce que je veux dire ?

— Oh oui. D’ici le mois d’août, ils vont me tomber dessus comme des mouches.

— Qu’est-ce que je te sers ?

— Une bière. En bouteille. T’as pas vu Walt ?

— Il est passé en coup de vent y a pas une minute. Il a dit qu’il allait acheter des clopes. »

Earl lui servit sa bouteille, puis des clients l’appelèrent à une des tables et il s’éloigna. Larry but sa bière, les yeux tournés du côté de la porte. Dehors, le ciel commençait à pâlir. Dans moins d’une heure, il ferait nuit. L’heure entre chien et loup.

Walt revint, s’assit à côté de son frère et ils se saluèrent d’un petit coup de tête. Un match des Braves passait à la télé à l’autre bout du bar et ils le regardèrent un moment d’un air distrait, ne bougeant que pour se retourner quand la porte s’ouvrait ou quand ils avaient besoin de commander un autre verre. Une heure passa. Il faisait sombre à présent. Earl passait d’une table à l’autre, de la cuisine au comptoir, et la nuit allait être longue.

« T’as vu Heather ? demanda Walt.

— Non. J’imagine qu’elle a dû attendre toute la nuit hier que quelqu’un vienne s’occuper de l’autre connard. Je l’ai entendue aller se coucher dans une autre chambre quand elle est rentrée. Ce matin je suis parti tôt et — surprise — elle était plus là quand je suis rentré.

— Tu vas lui dire quoi ?

— Elle va me dire quoi, plutôt. Moi, j’ai que dalle à lui dire.

— Eh ben, je crois que tu vas être vite fixé, dit Walt.

— Comment ça ?

— Elle vient juste d’arriver. »

Heather s’approcha d’eux, et Walt partit avec sa bière sur la terrasse à l’arrière du bar.

Elle s’assit et posa les coudes sur le comptoir. Une robe sans bretelles. Maquillée de frais, lavée, attifée. Larry secoua la tête et se dit qu’il aurait dû s’attendre à la voir débarquer toute pomponnée. C’était comme ça qu’elle fonctionnait.

« Tu me payes un verre ? demanda-t-elle.

— T’as de quoi te le payer toi-même.

— J’ai laissé mon sac à main dans la voiture.

— Eh bah, va le chercher. »

Earl s’arrêta à la caisse et salua Heather.

« T’as du vin blanc ? »

Larry secoua la tête en étouffant un petit ricanement.

« Quoi ? fit-elle.

— Personne boit du vin au Buddy’s.

— D’accord. Qu’est-ce que tu veux que je boive, alors ?

— J’en ai rien à carrer, ce que tu bois, mais je peux t’assurer un truc, c’est que je te laisserai pas boire un verre de vin assise à côté de moi. »

Earl attendit et elle commanda une bière.

« Ça y est, t’es content ? » demanda-t-elle.

Elle lui donna un petit coup de coude moqueur, mais Larry ne sourit pas. Et ne dit rien. Elle se tourna vers lui et croisa les jambes, lui effleurant le mollet du bout du pied. Il ne releva pas.

« Qui est-ce qui gagne ? demanda-t-elle.

— Qui est-ce qui gagne quoi ? dit Larry.

— Le match, là. »

Larry leva les yeux vers l’écran.

« Le score est marqué en bas.

— J’arrive pas à voir d’ici.

— Eh bah, lève ton cul et va voir. »

Elle s’était juré d’être plus prudente. C’était il y a trois ans, et elle était plus intrépide que jamais. À dire au blondinet que ce n’était pas la peine de quitter la ville. Larry est complet à l’ouest. Ça sera sympa d’aller à l’Armadillo. Mais elle avait sous-estimé Larry, et elle s’était foutue de lui, et le blondinet en avait fait les frais. Il fallait qu’elle l’apaise, si elle ne voulait pas se retrouver sans toit au-dessus de sa tête. Ou sans compte en banque. Elle enveloppa sa bouteille de bière d’une serviette en papier et la fit tourner entre ses mains, ses ongles aussi rouges que ses lèvres.

« Tu as l’intention de bouder comme ça toute la soirée ou tu vas m’adresser la parole ? » dit-elle.

Il se tourna sur son tabouret et la regarda droit dans les yeux. Se donna le temps de contenir sa colère avant de lui répondre, pour ne pas se mettre à crier.

« J’ai rien à te dire, Heather. Et tu sais très bien pourquoi. Combien de temps on va rester là à jouer aux cons, hein ? »

Larry s’était de nouveau détourné et elle attrapa son regard entre les bouteilles d’alcool dans le miroir.

« Je suis désolée, Larry.

— Tant mieux pour toi.

— Je suis sérieuse.

— Je sais. C’est bien ça qui est pitoyable.

— Pourquoi pitoyable ? »

Elle avait changé d’expression, perdu de son air mutin pour devenir plus agressive tout à coup.

« Pourquoi pitoyable ? répéta-t-elle.

— Pitoyable parce que tu crois que tu peux te pointer ici comme ça avec ton parfum de merde et tout et t’asseoir à côté de moi et croire que ça va suffire à me faire flancher.

— J’ai déconné, je ne dis pas le contraire. D’accord ?

— Sans blague.

— Et je suis désolée.

— T’es désolée uniquement parce que tu t’es fait choper, et tu peux avouer tout ce que tu veux, c’est que du foutage de gueule.

— Je te promets, Larry. Je suis désolée. »

Elle posa la main sur sa cuisse et il la repoussa et demanda une autre bière à Earl. Elle ne dit plus rien, le laissa ruminer un moment. L’idée la traversa de faire semblant de fondre en larmes, mais elle n’en était pas encore là.

Elle glissa de nouveau la main sur l’intérieur de sa cuisse et sourit en coin.

« Je te jure, je suis désolée. Et je ne le ferai plus, Larry.

— Tu feras plus quoi ?

— Tu sais bien.

— Je veux que tu le dises.

— D’accord. Je ne ferai plus de bêtises.

— Des bêtises ? C’est pas ça que tu fais. Vas-y, dis-moi ce que tu fais. Donne-moi les détails. »

Il avait haussé le ton, et plusieurs personnes dans le bar tournèrent la tête dans leur direction. Heather se redressa sur son tabouret, mal à l’aise.

« Je ne coucherai plus ailleurs.

— C’est pas ça non plus que tu fais, coucher. Je veux que tu le dises. Dis-moi exactement ce que tu feras plus, ou lundi matin à la première heure, j’apporte à mon avocat les photos que j’ai mises dans le slibard de ton copain, et ensuite je rentre à la maison et je fous toutes tes affaires dehors. »

Elle prit une profonde inspiration. Il la tenait.

« Je ne ferai plus l’amour avec d’autres hommes, dit-elle.

— Quoi d’autre ?

— Je ne les sucerai plus. Je n’écarterai plus les jambes pour qui que ce soit à part toi. Je ne le ferai plus, mon chéri. Je te le jure. »

Elle croisa les mains sur ses jambes, attendit et se promit que plus jamais elle ne se montrerait aussi désinvolte. Que les prochaines fois elle veillerait à faire ça en dehors de la ville. Que plus jamais elle ne le laisserait l’humilier de cette façon.

Il pinça les lèvres. Hocha la tête. Puis demanda deux bourbons à Earl.

« Dans le même verre ? demanda Earl.

— Mais non, tête de nœud. Un pour moi et un pour elle. »

Earl posa les deux verres sur le comptoir et Larry en fit glisser un vers Heather.

« Tiens », dit-il.

Un silence étrange s’installa entre eux tandis qu’ils buvaient, le genre de silence qui s’installe entre les gens qui se sont pliés à toutes les étapes obligées mais ne sont pas encore tout à fait sûrs d’être réconciliés pour de bon. Heather regarda autour d’elle dans le bar et passa un doigt aux commissures de sa bouche pour lisser son rouge à lèvres. Il ne restait plus qu’une chose à faire pour qu’il passe l’éponge.

« Et si on rentrait à la maison ? dit-elle.

— Je suis occupé, là, dit-il en montrant son verre.

— Allez, Larry. Laisse-moi me faire pardonner. »

Il finit son bourbon et en demanda un deuxième à Earl. Puis dit à Heather vas-y, toi, je te rejoins tout à l’heure.

« Promis ?

— Vas-y, je te dis. »

Elle se leva, l’embrassa sur la joue, puis s’en alla. Avant de franchir la porte, elle tourna la tête pour voir s’il la regardait, mais il n’avait pas bougé.

Walt attendit que Larry ait fini son verre, puis il prit la place libérée par Heather et dit j’imagine que tu as passé l’éponge.

« Me parle pas.

— C’est un disque rayé, cette fille.

— Sans déconner.

— Elle se fout de ta gueule. »

Walt ne vit pas arriver la droite violente qui le renversa, mais Larry eut l’indulgence de viser le côté de la tête plutôt que le nez, et une fois que les deux frères se furent relevés et qu’Earl les eut séparés, ils se rassirent côte à côte et se remirent à boire.

Ils éclusèrent pendant des heures en regardant la télé, et ni l’un ni l’autre ne bougèrent, sauf pour aller aux toilettes, et pour finir Larry s’en alla, laissant Walt payer la note, et il roula jusqu’au bout de Delaware, là où l’avenue se prolongeait par l’autoroute. Il s’arrêta à une station-service, acheta un pack de bières, puis mit le cap sur la Louisiane. Une pleine brassée d’étoiles constellait le ciel d’été, et il continua de rouler en fumant, les vitres tout juste assez baissées pour laisser passer un filet d’air chaud qui s’engouffrait et tourbillonnait autour de lui. Il régla le limiteur de vitesse, conscient que si jamais il se faisait contrôler il retournerait directement à la case prison. Il se renfonça dans son siège, une cannette entre les jambes. Buvant à grandes rasades. Une portion d’autoroute qui n’exprimait que la solitude. Il avait vidé deux cannettes quand il atteignit la frontière d’État, après quoi il ne restait plus qu’un kilomètre pour atteindre Kentwood. Il prit la bretelle de sortie et bifurqua à droite, loin des lumières des fast-foods et des stations-service.

Il roula encore quelques kilomètres, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien autour de lui que des clôtures, une boîte aux lettres ici et là, et dans cette partie de la région la nuit semblait ouvrir grand la bouche pour avaler la terre et tout ce qui la traversait. Il arriva à un croisement, tourna à gauche, et la route s’étrécit, quittant les plaines pour s’enfoncer entre les arbres, et soudain il fit plus noir encore. Il ralentit, guetta l’endroit où il devrait tourner de nouveau. Après le deuxième virage, il s’engagea sur un chemin signalé par une boîte aux lettres recouverte de lierre fleuri. Il éteignit les phares et s’approcha de la maison. Il s’arrêta à vingt mètres et regarda la maison par la vitre ouverte. La brique rouge qu’elle avait voulue, et les colonnades blanches qu’elle avait voulues, et les deux cheminées qu’il avait voulues. Pas un seul centimètre carré de cette maison n’était sorti de terre sans qu’il mette la main à la pâte. La lumière était allumée au-dessus de la porte, et aucune à l’intérieur. Il posa sa bière de côté, sortit du pick-up, et, quand il claqua la portière, la lumière s’alluma à la fenêtre de sa chambre et son ombre se profila derrière le rideau et elle l’écarta pour voir qui c’était.

Il s’approcha de la porte et s’arrêta. Ne l’effraie pas.

Elle ouvrit et avança sous la lumière, vêtue d’un peignoir court enfilé à la hâte et les cheveux plus longs que la dernière fois qu’il l’avait vue. Descendant jusque sous ses épaules et légèrement plus clairs. Il mit les mains dans ses poches et s’efforça de se donner l’air le plus inoffensif possible.

« T’es pas censé venir ici, dit-elle.

— Je sais, dit-il en avançant lentement d’un pas vers elle.

— Pour de vrai, Larry. Il faut que tu partes.

— Je voulais simplement savoir comment tu allais.

— Il est tard.

— Il est là ? »

Elle jeta un coup d’œil derrière lui, comme s’il pouvait y avoir quelque chose là-bas, dehors dans le noir, ou quelqu’un.

« Bien sûr qu’il est là. Il dort. Et moi aussi je dormais », dit-elle.

Quelque part dans les bois qui cernaient la maison, un cri de bête blessée retentit. Il tourna la tête, cherchant à repérer d’où provenait le bruit.

« Qu’est-ce que tu veux, Larry ? demanda-t-elle.

— Tu crois que je pourrais entrer et lui dire un mot ?

— Non, Larry. Bon sang, non.

— Rien qu’une minute, Dana. Je te le jure.

— Tu as bu ?

— Un peu.

— Il faut que tu t’en ailles. »

Il savait que tous les flics et tous les tribunaux de Kentwood étaient du même avis, et il savait qu’il ne l’avait pas volé. Même à cet instant, ivre comme il était, il le savait bien. Il ne pouvait pas voir son fils, et il n’était pas censé s’approcher d’elle à moins de tant de mètres, et il était conscient d’être le seul responsable de cette situation. Il en avait été décidé ainsi depuis longtemps, et il n’avait pas oublié. Mais il était venu jusqu’ici, ignorant tout cela et espérant qu’elle pourrait elle aussi fermer les yeux, mais il comprit qu’elle n’avait rien perdu de sa force de caractère.

« Paraît que tu vas te remarier », dit-il.

Elle hocha la tête.

« T’es sûre de vouloir retenter le coup ?

— Tu l’as bien fait, toi.

— Bien pour ça que je te demande. C’est pas parce que tu changes de bonhomme que ça sera forcément mieux.

— Je vais quand même essayer.

— Ça peut pas être pire, de toute façon, hein ? dit-il.

— Si c’est comme ça que tu vois les choses. »

Il vacilla et manqua tomber par terre.

« Je vais rentrer, et toi tu vas partir. Tout de suite. Fais en sorte que ça n’aille pas plus loin.

— Il va jouer dans l’équipe poussins cet été ?

— Il est trop vieux pour l’équipe poussins.

— Déjà ? Merde. »

Larry murmura dans sa barbe. Traça un X sur le sol avec le talon de sa botte.

« Je pourrais entrer, juste le voir ? Je dirai rien. Je veux juste le regarder une seconde.

— Hors de question.

— Il a grandi ?

— Tu t’en rendrais pas compte, même si tu le voyais. Il est allongé quand il dort.

— Putain, Dana. Je sais bien, ça. Alors, il a grandi ou pas ? »

Elle croisa fermement les bras.

« Oui. Il est grand, dit-elle. Maintenant rentre chez toi. Je ne te le répéterai pas. Va-t’en. »

Elle le regarda comme avant, quand elle voulait qu’il devienne meilleur, puis elle rentra dans la maison. Le verrou s’enclencha et les lumières s’éteignirent, celle du porche d’abord, puis celle de la chambre, et il sentit qu’elle l’observait. Attendait qu’il parte. La bête blessée hurla de nouveau dans les bois. Pour la dernière fois, aurait-on dit. Il remonta au volant du pick-up, fit marche arrière et attendit d’avoir rejoint la route pour rallumer ses phares.

Il éprouvait souvent une grande sérénité lorsqu’il roulait sur les chemins de l’arrière-pays au plus profond de la nuit : les routes désertes, ce sentiment d’être séparé de tout ce qui vivait là-bas dans les lumières de la ville. Mais cette sérénité pouvait tout aussi bien se briser et s’éparpiller dans les recoins les plus sombres de la campagne quand il était soudain submergé par les pensées haineuses qui l’habitaient — l’épouse qu’il n’avait plus, et le fils qu’il ne pouvait pas voir, et la femme qui était la sienne aujourd’hui, et les hommes qui fricotaient avec elle, et les morts qui ne reviendraient jamais, et les vivants qui reviendraient toujours. Et alors il enrageait contre l’objet le plus saillant de sa haine, et il regardait dans le rétroviseur et cet objet était là et lui rendait son regard, et il était facile de haïr tout le reste, mais se haïr soi-même était une torture, et c’était dans ces moments d’introspection, au comble de l’ivresse et de l’ignominie, qu’il comprenait qu’il finirait un jour par tuer l’homme, Russell Gaines, qui avait tué Jason. Et plus les années passaient, moins il arrivait à se défaire de cette révélation quand se dessinait à l’horizon la première lueur de l’aube.

Il franchit la frontière du Mississippi, zigzaguant d’une voie sur l’autre sans même s’en rendre compte, et réussit à rentrer chez lui sans encombre. Il poussa la porte, tituba et tomba dans le couloir, puis il se releva, se dirigea vers la chambre et trouva la porte fermée. Vas-y, ouvre, putain. Il frappa un grand coup bruyant et elle vint lui ouvrir. Il l’attrapa dans le noir, arracha ce qu’elle portait à l’aveuglette, puis il la renversa sur le lit et s’effondra sur elle et il fit de son mieux pour la dégoûter.

29

Maben poussa la porte du foyer, s’attendant à la trouver fermée et espérant que la femme de l’accueil ne lui demanderait pas le mot de passe, puisque personne ne le lui avait donné. Mais c’était ouvert, et elle entra, fatiguée mais satisfaite des quelque quarante dollars qu’elle avait gagnés, et plus satisfaite encore que Sims lui ait dit qu’elle pourrait revenir. Personne à l’accueil. Il y avait de la lumière dans le bureau mais la porte était fermée. Le carreau de verre encastré dans la porte était en majeure partie obturé par un store, mais à travers les lamelles Maben aperçut la jeune femme noire de la veille assise à un bureau, en train de parler au téléphone. Elle se dirigea vers le fond du bâtiment et trouva Annalee assise sur sa couchette, les jambes croisées telle une Indienne, un livre ouvert devant elle — La Petite Poule rousse — qu’elle essayait de lire d’un air concentré.

« Coucou, ma puce », dit Maben.

La fillette leva les yeux et sourit. Maben s’assit à côté d’elle et lui demanda ce qu’elle avait fait pendant la soirée, mais avant qu’Annalee ait pu répondre, Maben vit que le sac-poubelle n’était plus sous sa couchette, là où elle l’avait laissé. Elle bondit, regarda sous la couchette de la petite, mais il n’était pas là non plus, ni sous la commode. Un sac de toile était posé au pied de la couchette. Maben l’attrapa et le brandit sous le nez de la fillette.

« Où est le sac, Annalee ?

— La dame a dit que celui-là était mieux.

— Où est le sac ? Je me fiche que celui-ci soit mieux. »

La petite ferma son livre, ouvrit les tiroirs de la commode et montra à sa mère leurs vêtements soigneusement pliés et rangés. Maben saisit la fillette par les épaules et lui demanda qui t’a dit de mettre ces affaires ici ?

« C’est pas moi, dit Annalee. C’est la dame.

— Quelle dame ?

— La dame là-bas. »

Maben se redressa, regarda autour d’elle comme si elle était soudain prise de vertiges, puis elle dit à Annalee de mettre ses chaussures.

« Pourquoi ?

— Fais ce que je te dis. »

Maben retourna à l’accueil. Sans se précipiter, sans faire de bruit. Elle se baissa quand elle arriva devant la porte et veilla à ce que sa tête reste sous la lucarne de verre. La femme était toujours à son bureau. Toujours au téléphone. Maben écouta. Je ne sais pas quoi pas faire, disait-elle. Je l’ai trouvé en sortant ses affaires. Je vous l’ai dit. Vous croyez qu’il faut appeler la police ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Je ne sais pas. Maben leva la tête, jeta un coup d’œil à l’intérieur et vit le revolver posé sur le bureau, juste devant la femme. Aussitôt elle se baissa de nouveau, puis retourna auprès de la petite et lui dit de prendre tout ce qu’elle pouvait et on y va.

« Pourquoi ? demanda Annalee en se mettant à pleurer. Je veux pas y aller encore.

— Chut, dit Maben. Il faut que tu m’écoutes et que tu te taises.

— Je veux pas y aller », hurla la petite.

Maben la tira par le bras et lui dit je me fiche de ce que tu veux ou pas. Prends ce que tu as besoin de prendre et ferme-la, Annalee. Je suis pas en train de jouer.

La fillette se calma mais continua à geindre doucement, et elle attrapa une petite pile de livres sur la commode que la femme lui avait donnés. Maben ouvrit les tiroirs, sortit leurs vêtements et les fourra dans le sac en toile, mais il était trop petit et elle dut laisser la moitié de leurs affaires. Puis elle se retourna et s’agenouilla devant Annalee.

« Écoute-moi. Écoute bien. On va aller par là sans faire de bruit, et on va sortir sans faire de bruit. Pas un mot. Tu sors et tu m’attends sur le trottoir. Tu as compris ? »

Annalee hocha la tête. Sans regarder sa mère dans les yeux.

Maben la saisit par les épaules.

« Écoute, je te dis. C’est très important. Tu m’entends ? Fais ce que je te dis. Tu as compris ?

— Oui. J’ai dit oui.

— Allez, viens. »

Maben cala le sac de toile sous son bras, prit la petite par la main, et elles se dirigèrent vers l’accueil. Au bout du couloir, Maben s’arrêta, fit signe à Annalee de ne pas faire de bruit, puis jeta un œil vers le bureau. La porte était toujours fermée, la lumière toujours allumée. La voix étouffée au téléphone. Baisse-toi, dit-elle à la fillette. Elles se penchèrent pour passer sous le panneau de verre, atteignirent la porte principale, et Maben l’entrouvrit juste assez pour qu’Annalee puisse se faufiler. Attends-moi là, murmura-t-elle. Et prends ça. Elle tendit le sac à la petite et la poussa doucement dans le dos. Puis elle retourna près du bureau. La femme ne disait plus grand-chose, on n’entendait que des oui m’dame et des OK en réponse à la voix à l’autre bout du fil. Pas encore, je voulais vous appeler d’abord. Et Maben comprit qu’on était en train de lui donner des instructions. Qu’après avoir trouvé un revolver dans un foyer pour femmes, il était hors de question de ne rien faire. Que dès qu’elle aurait raccroché, elle passerait un autre coup de fil.

Elle regarda autour d’elle. Puis elle se glissa derrière le comptoir et chercha quelque chose à lancer. Un objet qu’elle pourrait lancer loin. Pas un annuaire, ni une boîte de stylos, ni un livre de poche, mais sur l’étagère du milieu elle aperçut un ballon de foot et une balle de base-ball. Elle la prit, se redressa et la lança vers le fond du bâtiment. Elle la lança de toutes ses forces et la balle franchit toute la longueur de la pièce pour aller heurter le mur au-dessus de la porte des sanitaires. Un claquement puissant. Maben plongea sous le comptoir et entendit la femme dire attendez une seconde, et la porte du bureau s’ouvrit.

« Annalee ? » appela-t-elle.

Pas de réponse. Un bruit de pas devant le comptoir, puis s’éloignant, et Maben se releva, se précipita dans le bureau, attrapa le revolver, sortit en trombe et courut vers la petite qui s’était assise par terre sur le sac de toile. Debout debout debout, et elle souleva la fillette, s’empara du sac puis reposa la fillette et se remit à courir. Viens je te dis viens, et la petite se mit elle aussi à courir, ses livres serrés contre la poitrine, en suppliant sa mère de ralentir. Maben poursuivit sa course, jetant des coups d’œil derrière elle pour s’assurer que la petite la suivait et elle ne s’arrêta que lorsqu’elle fut arrivée au coin de la rue et attendit que la fillette la rattrape. Elle regarda du côté du foyer et crut voir une silhouette debout sur le trottoir, mais elle n’était pas sûre et elle dit à Annalee cours ma chérie cours. Elle la prit par la main et elles se remirent à courir, remontant Main Street, et au bout de la rue un homme sortait du bar pour regagner son pick-up. Elle coinça fermement le sac sous son bras. Serra le revolver dans une main et le bras d’Annalee dans l’autre. Fais exactement ce que je te dis, lui ordonna-t-elle. Tu m’entends ? Annalee opina en grommelant et Maben la tira par le bras et elles s’approchèrent de l’homme à pas furtifs, à moitié accroupies. Quand il fut monté à bord et qu’il mit le contact, elles se faufilèrent jusqu’à la hauteur de la vitre ouverte. Maben brandit le revolver, le braqua sur lui en lui disant de ne pas bouger puis à la fillette de passer de l’autre côté. Dépêche-toi, bon sang, dit-elle à la petite, et quand Annalee fut installée, elle fit le tour du pick-up sans cesser de viser le type, grimpa et claqua la portière. Démarre, tout de suite. J’ai dit démarre. Il ne demanda pas où elle voulait aller. Il se contenta d’obéir, le revolver tremblant braqué sur la tempe, et il lui dit que ce serait foutrement plus facile de conduire si elle voulait bien arrêter de pointer ce truc dans sa direction.

Elle lui dit de prendre l’autoroute. Elle baissa son arme mais la laissa pointée sur lui tandis qu’ils passaient sous les lumières de Delaware Avenue. Au moment d’entrer sur l’autoroute, il lui demanda où elle voulait aller et elle regarda à droite puis à gauche et lui dit par là en indiquant le nord. Russell s’engagea sur la I-55 et elle resta tournée vers lui, la fillette assise entre eux. Ils roulèrent en silence, dépassèrent Brookhaven, et il remarqua la façon dont elle tenait le revolver. Avec désinvolture. D’une main qui manquait de fermeté. Et quand il la surprit en train de détourner les yeux pour regarder par la fenêtre il tendit le bras et le lui arracha des mains.

« Rendez-moi ça, dit Maben.

— Ben voyons », dit-il en tenant l’arme de la main gauche entre sa jambe et la portière.

Elle s’affaissa dans son siège puis se pencha en avant et posa la tête sur son bras en s’appuyant contre le tableau de bord.

« Vous en faites pas, dit-il. Je vais vous déposer où vous voulez, tant que ça reste raisonnable.

— On va où ? demanda la fillette.

— C’est vrai ça, dit-il. On va où ? »

Maben se redressa et s’essuya les yeux.

« Je m’en fiche, dit-elle.

— Dans quel genre d’emmerdes vous vous êtes fourrée ? »

Elle ne répondit pas.

« Putain de grand écart entre passer la serpillière et braquer un inconnu sur un parking. Et dans la même soirée. »

Toujours pas un mot.

« Où on va, maman ? »

Elle ne savait pas quoi dire. Elle ne savait pas quoi penser. Ça durait depuis des années et des années. Des années à ne pas savoir où elle allait ou ce qu’elle faisait ou comment s’appelaient les types avec qui elle le faisait. Certaines de ces années complètement oblitérées dans son souvenir, d’autres trop présentes. Les ecchymoses et le ventre vide. Les réveils au petit matin, nue, dans des chambres moisies, sans lumière, sans argent, sans la moindre idée du nom de la ville où elle se trouvait. Le type au cabriolet à Slidell et le centre de désintox à La Nouvelle-Orléans où ils l’avaient attachée au lit pendant deux jours, le temps que les hallucinations disparaissent, et le type de Mobile avec sa liasse de pognon et sa stratégie pour tout rafler au black jack. Le type de Natchez qui organisait des combats de coqs dans son jardin et la bonne came du type aux piercings qui menait à la mauvaise came du type aux piercings. Toujours à croire que la prochaine fois ça se passerait mieux. Et l’étau qui se resserrait toujours un peu plus chaque fois. Et qui se resserrait sur elles deux à présent. Elle regarda la petite, qui avait un livre ouvert posé sur les genoux même s’il faisait trop sombre dans la voiture pour lire.

Russell alluma une cigarette et entrouvrit sa vitre. Il en proposa une à Maben et elle accepta.

« T’en veux une ? » dit-il à la petite.

Elle fronça le nez. Puis il lui demanda comment elle s’appelait mais la femme lui dit de ne pas répondre.

« Personne a besoin de savoir nos noms, dit-elle.

— Pas de noms. Nulle part où aller, dit-il.

— On sait où on va. Vers le nord.

— Nulle part où aller là-bas.

— Vous pouvez nous lâcher où vous voulez, dit-elle. Mais il faut que vous me rendiez ce revolver. Je pensais pas à mal. C’est juste que j’avais besoin d’un véhicule. Je peux vous payer si vous voulez.

— Combien ?

— Pas beaucoup.

— Qu’est-ce que vous fuyez ?

— Oui, c’est vrai, dit Annalee, j’aimais bien là-bas. »

Maben prit le livre des mains de la fillette et le ferma. Annalee gémit et essaya de le lui reprendre mais Maben lui dit d’attendre une seconde.

« D’abord j’ai quelque chose à te demander, dit-elle.

— Quoi ? dit la fillette.

— Quand la dame a rangé nos affaires, qu’est-ce qu’elle a dit quand elle a trouvé le revolver ?

— Je sais pas.

— Essaie de te souvenir. Tu étais là avec elle ?

— Oui.

— Alors rappelle-toi. Qu’est-ce qu’elle a dit ? »

La petite posa un doigt sur son menton et regarda droit devant elle par le pare-brise. Elle fit la moue.

« Elle a dit merde alors.

— Et quoi d’autre ?

— Rien. Elle a demandé d’où ça sortait et j’ai dit que c’était à ma maman. Mais je l’avais jamais vu avant.

— Tu lui as dit ça ?

— J’ai dit que je l’avais jamais vu avant.

— Et ensuite ?

— Ensuite elle l’a pris et elle est partie. Elle avait l’air toute bizarre. »

Russell écoutait. Il n’était pas difficile de deviner qu’il leur était arrivé quelque chose à quoi elles ne s’attendaient pas. La femme avait l’air de quelqu’un pour qui ce n’était peut-être pas la première fois, mais il y avait une pointe d’inquiétude dans sa voix. Il la reconnaissait pour l’avoir entendue chez des hommes qui savaient de quoi demain serait fait et qui savaient qu’ils ne pouvaient rien y changer.

Ils arrivèrent en vue d’une aire de repos. Russell s’y engouffra et Maben ne dit rien. Un parking sous une lumière blanche de réverbères. Un petit bâtiment en brique abritant des sanitaires sur la droite. Un pavillon et des tables de pique-nique sur la gauche. Une femme qui promenait son chien dans l’herbe autour du pavillon, et des motos garées devant les toilettes et des hommes et des femmes habillés en cuir debout en train de fumer à côté des motos. Des distributeurs automatiques de boissons alignés contre le mur du bâtiment des sanitaires et au-dessus des machines une horloge ronde qui indiquait dix heures cinq.

Russell se gara près des motos. Coupa le moteur. Toucha la plaie sur son front.

« J’ai faim », dit la petite.

Maben ouvrit la portière et sortit et la fillette la suivit. Maben lui donna deux dollars et lui dit d’aller prendre quelque chose. Puis elle se rassit de côté sur son siège, les jambes ballant à l’extérieur du pick-up.

Russell prit le revolver et le fit passer d’une main dans l’autre.

« Joli joujou, dit-il.

— Je voulais pas de gosse », dit-elle.

Elle regardait Annalee, debout devant les distributeurs, qui n’arrivait pas à choisir.

Il voulut répondre qu’elle n’aurait pas dû dire des choses comme ça mais elle tourna la tête et continua.

« J’ai pas de quoi la nourrir. Pas de quoi lui donner un toit. Je sais même pas à quel moment c’est arrivé. Quelqu’un me l’a plantée dans le ventre et c’est tout. Je tournais en rond un jour et je me sentais mal et puis j’ai commencé à gerber et ça a continué comme ça jusqu’au moment où j’ai compris. Au début je voulais faire quelque chose mais la nuit tombait et puis le lendemain j’avais plus le courage. Je me suis même retrouvée dans une clinique une ou deux fois. Dans la salle d’attente avec une connerie de magazine. En sueur. Je restais assise là jusqu’à ce qu’on m’appelle et alors je me tirais. Et puis la nuit tombait encore et j’ai fini par me dire que je le garderais et qu’on verrait bien.

— Moi aussi, la nuit, ça me fait ça, dit-il. Me pousse à faire des trucs que je devrais pas.

— Doit y avoir quelque chose, acquiesça-t-elle.

— Vous avez des ennuis ? »

Elle hocha la tête et regarda la petite.

« De gros ennuis, si je me trompe pas, dit-il.

— Les ennuis, c’est toujours gros, non ? » dit-elle en se tournant vers lui.

On aurait dit que ses yeux avaient rétréci et s’étaient enfoncés dans son visage. Elle savait que des conversations au téléphone avaient lieu en ce moment même à son sujet.

« Il n’est pas à vous, ce revolver, dit-il.

— Non. »

Un éclair zébra le ciel, suivi du tonnerre, et les hommes et les femmes rassemblés autour des motos éteignirent leurs cigarettes et remirent leurs casques et leurs vestes. Les moteurs vrombirent et rugirent et pétaradèrent tandis que chacune des femmes trouvait son compagnon et grimpait derrière lui. Maben regarda Annalee qui se bouchait les oreilles, une cannette dans une main et une friandise dans l’autre. Un homme seul sur sa moto démarra en tête et les autres le suivirent, le grondement des bécanes décuplé par l’accélération, puis disparaissant à mesure que les bikers quittaient l’aire de repos et s’éloignaient dans la nuit. Quand le silence fut revenu, la fillette se dirigea vers le pick-up, mais Maben lui dit d’aller s’asseoir à une table de pique-nique. Juste un moment. Il faut que je parle au monsieur.

« Qu’est-ce qu’on est censé faire quand il faut que personne nous retrouve ? demanda-t-elle en jetant sa cigarette sur l’asphalte.

— Bonne question, dit-il.

— Et qu’est-ce qu’on est censé faire quand on aime quelqu’un et qu’on sait que si jamais on nous retrouve on nous la prendra ? »

Russell remua sur son siège. Laissa échapper un soupir.

« Encore meilleure comme question », dit-il.

Annalee s’était assise sur la table de pique-nique et balançait ses jambes dans le vide. Elle mangeait sa barre de chocolat avec précaution, comme si elle portait sa plus belle robe.

« Ça vaudrait mieux pour elle de toute façon, dit Maben.

— Vous en savez rien.

— Si. Je sais. Je le savais pas jusqu’à maintenant. Mais maintenant je sais. Y a deux heures, j’avais du boulot et on avait un endroit où dormir en paix. Même si c’était que pour quelques jours. Je savais pas ça, alors. Et si je le savais, je voulais pas le reconnaître. Mais maintenant je sais. »

Russell ralluma une cigarette avec la fin de la précédente. Une voiture arriva sur l’aire de repos et un petit garçon jaillit de la banquette arrière et courut aux toilettes et son père lui courut après en lui disant retiens-toi retiens-toi.

« Peut-être que si vous me racontiez ce qui se passe je pourrais trouver un moyen de vous aider, dit Russell.

— Et peut-être que Jésus va descendre de ses grands chevaux et venir nous préparer un bon petit gueuleton.

— Peut-être bien.

— Mais sans doute pas.

— Mais peut-être.

— J’ai fait quelque chose que n’importe qui d’autre aurait fait et c’est fini et voilà c’est comme ça.

— Et vous le referiez ?

— Je vois pas pourquoi je le referais pas.

— Eh bah, alors, arrêtez de vous inquiéter.

— Vous savez comme moi que c’est pas comme ça que ça marche. »

Il enleva les balles du barillet puis lui rendit le revolver. Glissa les balles dans sa poche de poitrine.

« Le truc, c’est que vous savez pas ce que je peux ou ce que je peux pas faire. Soit je peux vous aider, soit je peux pas. C’est pas plus compliqué. Mais vous le saurez pas comme ça. Et j’ai comme l’impression que vous avez pas grand-chose à perdre. »

La fillette termina sa friandise, sauta de la table et se rapprocha d’eux, les yeux rivés au sol et mettant un pied devant l’autre comme si elle marchait sur un fil. Maben se retourna vers Russell qui se grattait la barbe.

« Vous habitez où ? demanda-t-elle.

— À six rues à peu près de l’endroit où vous m’avez pointé ce truc sur l’oreille.

— J’ai vécu à McComb y a longtemps.

— Je vous ai vue passer la serpillière au café. Vous devez toujours vivre là-bas, j’imagine.

— On est arrivées à pied hier. Ou la veille.

— À pied ?

— Arrivée à pied, partie en courant. Des années que j’étais pas revenue. Depuis longtemps avant elle.

— Comment vous vous appelez ? »

Elle se pencha et rangea le revolver dans le sac.

« Tout ce que je vous demande c’est de nous emmener. Si vous ne voulez pas, tant pis. On s’arrêtera ici. Mais je vous serais reconnaissante si vous nous emmeniez un peu plus loin. »

Russell hocha la tête. Annalee les rejoignit et Maben lui tint sa cannette tandis qu’elle grimpait dans le pick-up, passait devant sa mère et se rasseyait entre eux.

« Je suis coupable de pas mal de trucs, mais vous laisser là toutes seules, ça non, dit-il en démarrant. Je peux aller un peu plus loin.

— Je peux avoir mon livre ? » demanda la fillette.

Maben le lui rendit. Au-delà des lumières de l’aire de repos, il n’y avait plus que l’obscurité, et derrière eux le noir de la nuit striée par les éclairs de l’orage approchant.

30

Ils reprirent la I-55 vers le nord. Aux alentours de minuit ils traversèrent Jackson et il bifurqua sur la I-20 direction est. Une fois loin des lumières de la ville et de retour sur l’autoroute déserte à perte de vue, la petite posa la tête sur les genoux de sa mère et s’endormit. Russell baissa sa vitre à moitié et jeta les balles du revolver. Après des kilomètres et des kilomètres de silence et quand elle fut certaine que la fillette ne les écouterait pas, Maben dit vous devez me promettre que vous n’en parlerez à personne. Sa voix presque réduite à un murmure. Les yeux fixés sur la lumière des phares.

« Parler à personne de quoi ?

— De ce que je vais vous raconter. »

Et lui qui se disait qu’il était content qu’elle ne lui ait rien raconté. Lui qui se disait que ça valait mieux pour lui. Qu’il les déposerait bientôt quelque part puis ferait demi-tour et oublierait tout ça. J’ai déjà bien assez de problèmes à résoudre. Ne lui pose pas de questions. Roule, c’est tout. Lui qui se disait qu’il était bien content de ne pas avoir de gosse. Il regarda Annalee et se demanda si elle avait jamais mis les pieds à l’école.

« Un shérif a été tué », dit-elle.

Bon Dieu, pensa-t-il. Nom de Dieu. Tu avais raison, mon salaud. Tu aurais pu la faire taire mais tu l’as laissée parler et parler et nom de Dieu. Russell serra le volant comme s’il essayait à toutes forces de lui faire ravaler ce qu’elle venait de dire mais il n’y pouvait plus rien, c’était trop tard, et pourtant il continua à serrer et serrer. Elle aurait pu raconter n’importe quoi d’autre. Un petit ami taré ou des dettes d’argent, ou qu’elle avait kidnappé la gamine, même ça il aurait pu l’encaisser. N’importe quoi d’autre.

« J’ai entendu dire, oui.

— Ce revolver. C’est le sien. »

Puis elle s’interrompit. Plusieurs kilomètres passèrent.

« Vous pouvez nous lâcher où vous voulez, dit-elle.

— Je sais.

— Ça changera sans doute pas grand-chose de toute façon.

— J’imagine que pas mal de monde doit être à la recherche de cette arme en ce moment, dit-il.

— Dans ce cas vous comprenez pourquoi je me suis enfuie avec. Vous comprenez ce qu’on pourrait croire si on me trouvait avec.

— Je comprends.

— Et je parie que vous pensez savoir quelque chose maintenant. Mais vous savez rien du tout.

— J’ai pas dit que je savais quoi que ce soit. Je conduis. »

Ils arrivèrent près de Forest et il dit qu’il devait faire le plein. Il prit la sortie et s’arrêta dans une station-service. Maben resta immobile dans le pick-up et la petite ne se réveilla pas. Quand il eut fini il alla payer à l’intérieur et il revint avec un paquet de cigarettes neuf et de la bière. Il reprit l’autoroute, ouvrit une cannette et la coinça entre ses jambes. Puis une autre qu’il lui tendit.

« Vous m’avez pas l’air d’une tueuse, dit-il.

— C’est parce que j’en suis pas une.

— J’en ai vu pas mal. Des tueurs, je veux dire. Et pire encore. Les tueurs, c’est même pas ce qu’il y a de pire. Mais je sais de quoi ils ont l’air. Ils ont l’air d’en vouloir. Vous, vous avez pas l’air d’en vouloir.

— Je vois pas comment on peut vouloir ou pas vouloir quelque chose qu’on n’a pas fait.

— Oui. Vous avez pas tort, j’imagine. »

Il la regarda.

« Vous savez ce qu’il y a de pire, dit-il. Des tas de choses. »

Elle écarta une mèche de cheveux sur le visage de la petite fille. Caressa sa joue rose. Elle ne lui répondit pas. Ce n’était pas nécessaire. Ils roulèrent en buvant leur bière. Aux abords de Meridian elle se remit à parler. À lui expliquer ce qui s’était passé. Comment elles avaient marché et marché avec la petite jusqu’à ce relais routier et pris une chambre et l’impression qu’elles avaient eue pendant un moment de redevenir de vraies personnes. Et puis l’autre qui l’avait vue sur le parking et qui l’avait embarquée et ce qu’il l’avait obligée à faire et puis le coup de fil à ses copains pour qu’ils viennent profiter eux aussi et apparemment il comptait se mettre quelques dollars dans la poche au passage, et le moment où elle lui avait dit qu’elle avait une gosse et qu’il ne l’avait pas crue et qu’elle s’était dit que c’était la fin. Qu’ils allaient lui faire des trucs qu’elle ne voulait pas qu’ils lui fassent jusqu’à l’aube et ensuite elle atterrirait en taule et elle n’avait pas de quoi en sortir et on trouverait la fillette et on l’emmènerait et même si j’ai dit que j’aurais mieux fait de jamais l’avoir c’est pas ce que je voulais dire. Et qu’elle n’avait pas vraiment réfléchi, qu’elle avait simplement vu le revolver et qu’elle avait tiré et que c’était presque comme si ce n’était jamais arrivé et pourtant si et qu’elle savait que peu importe ce qu’elle pourrait raconter aux gens qui décidaient, personne ne la croirait devant un cadavre en uniforme. Elle parla à voix basse tout le long de son récit mais il vit bien qu’elle avait envie de hurler.

« Les saloperies, ça arrive même aux gens bien, dit-il quand elle eut terminé.

— Non. Je suis pas quelqu’un de bien, dit-elle. Mais bon Dieu, pourquoi on peut pas avoir au moins un peu de répit quand on se donne du mal. »

Les lueurs de Meridian brillaient au loin dans la nuit noire. Mais avant qu’ils aient atteint les panneaux indiquant les limites de la ville, Russell tourna sur la I-59 vers le sud.

« Je voudrais que vous me disiez quelque chose, fit-il. Ce revolver, pourquoi vous le gardez ? Ce truc pourrait vous griller pour de bon. »

Elle resta les yeux fixés sur les lumières pâles de la route.

« S’il y avait une chose au monde dont vous savez qu’elle peut vous mettre dedans, vous voudriez pas la garder à portée de main, vous ? »

Il opina. Il comprenait son point de vue, et il songea à soulever l’argument opposé mais il préféra la laisser décider elle-même de son destin.

« Vous êtes en train de rebrousser chemin, dit-elle.

— Vous m’avez pas dit de pas le faire.

— Ne nous ramenez pas là-bas.

— On est encore loin. Tôt ou tard faudra bien qu’on s’arrête.

— Je vous ai dit tout à l’heure, vous pouvez nous laisser où vous voulez.

— Il vous faut un meilleur plan que ça.

— C’est vous qui avez dit que vous pouviez nous aider. Maintenant vous savez que c’est pas si simple. Je parie que vous pensiez que je fuyais un connard qui me tabassait.

— J’espérais plutôt, on va dire.

— Ça vaut rien, ça.

— Quoi ?

— Espérer.

— Personnellement, je dirais qu’en ce qui vous concerne, vous et la petite, c’est à peu près la seule chose qui vaille. »

Ils continuèrent de rouler en silence puis aperçurent un panneau indiquant un camping non loin de la sortie suivante. Russell tourna la tête et s’apprêta à demander à Maben si elle voulait s’arrêter pour la nuit, mais elle s’était endormie, affalée sur le côté, la tête appuyée contre la vitre. Russell prit la sortie, tourna à droite et suivit l’autoroute pendant encore un bon kilomètre puis bifurqua au niveau du panneau du camping. C’était une parcelle défrichée de quelques kilomètres carrés et les emplacements consistaient en de simples lopins de terre brute entre une poignée d’arbres, avec un cercle de pierres au milieu pour faire du feu. Il traversa le site et il n’y avait presque personne. Il passa devant un vieux van Volkswagen puis un pick-up avec une caravane derrière et un vieux couple assis au coin du feu. Il s’éloigna encore un peu puis choisit un emplacement et se gara. Éteignit les phares et sortit. Le ciel était voilé de nuages et la seule lumière était celle du feu, un petit point orangé à une cinquantaine de mètres de là.

Il alluma son briquet et contourna le pick-up. Puis il passa le bras par la vitre et lui tapota l’épaule. Elle redressa la tête et se tourna vers lui et il murmura on s’est arrêtés. Au milieu de nulle part. Allez vous allonger un moment. Elle ouvrit la portière et descendit en prenant soin de ne pas déranger la petite, puis elle fit le tour du pick-up, grimpa de l’autre côté et s’allongea à côté de la fillette, les pieds dépassant de l’extrémité du siège. Russell referma à moitié la portière derrière elle et il heurta son pied et elle sursauta.

« Désolé, dit-il.

— Maben.

— Quoi ?

— Maben. Je m’appelle Maben », dit-elle en se rallongeant.

Il fit le tour jusqu’à l’arrière du pick-up et monta sur le plateau. Il avait l’intention de se coucher mais resta assis, le dos appuyé contre le hayon. Une légère brise soufflait et il regarda les libellules voler en scintillant entre les arbres. Le feu de l’autre côté du campement. Les deux silhouettes près des flammes. Elles avaient l’air grises.

Il n’avait rencontré qu’une seule Maben auparavant. Et il ne l’avait pas vraiment connue. Il savait seulement qui elle était. Il l’avait vue au tribunal au moment du délibéré, en larmes et tremblante comme si elle avait compris quelque chose, à propos du garçon qui était mort, que personne d’autre n’avait compris. Il pensa à la Maben en train de dormir dans son pick-up et il commença à réfléchir et à calculer mais c’était inutile. Elle faisait plus vieille qu’elle ne devait l’être et ça collait à peu près. Il se mit à rire, mais à peine. Il en avait assez vu au cours de sa vie pour ne plus s’étonner de grand-chose.

31

Dans ses rêves elle était debout sur une colline et elle regardait la prairie en contrebas. La petite se tenait au milieu des fleurs sauvages qui lui arrivaient à mi-hauteur et ondoyaient sous le vent et elle semblait tournoyer sur elle-même, sa chevelure soulevée par l’air frais puis retombant puis soulevée de nouveau. Les bras croisés, elle regardait la fillette, bras écartés et mains ouvertes, frôlant de la paume la pointe des fleurs et souriant en les sentant chatouiller la peau tendre au creux de sa main. L’horizon était strié de rose et de bleu et les nuages défilaient dans le ciel comme un train avançant à lente allure.

Elle le vit arriver de loin, rampant ou peut-être ondulant. Seule sa queue était visible. Dressée et dessinant un S, épaisse et reptilienne comme d’une très ancienne créature. Tandis qu’il se rapprochait, le vent se fit soudain plus violent et se mit à siffler, la giflant par bourrasques, et elle appela la fillette. Viens. Viens ici tout de suite, mais la petite ne l’entendait pas. La queue se rapprochait et elle se mit à crier et comme la petite ne l’entendait toujours pas elle cria de plus en plus fort et elle voulut avancer mais ses pieds étaient pris dans la terre et cette chose était tout près maintenant et la petite ne la vit pas arriver et quand sa tête jaillit soudain au-dessus des fleurs sauvages Maben se réveilla en poussant un cri et tomba du siège. La fillette se réveilla et se mit à pleurer quand elle se rendit compte qu’elle était dans le noir et de nouveau dans un endroit inconnu et sa mère se releva et la prit dans ses bras et lui dit je suis là. Je suis là.

32

Boyd avait traîné les pieds. Attendu qu’on lui dise il faut que tu ailles le voir et que tu lui parles. Un policier mort sur une route perdue. Le seul véhicule à arriver sur les lieux, conduit par un homme sorti de prison depuis à peine cinq minutes. En possession d’un fusil chargé. D’un permis de conduire périmé. Quand on lui avait demandé ce qu’il faisait là, il avait répondu qu’il roulait au hasard. Peu importe que Boyd le connaisse ou pas, tout ça faisait un peu trop pour fermer les yeux, et ils n’avaient aucune piste et ils en cherchaient désespérément une. Il ne pouvait plus jouer à cache-cache avec Russell.

Boyd arriva au bureau et but son café. Passa quelques coups de fil qui restèrent sans réponse et s’aperçut qu’on était dimanche matin. Il se servit une deuxième tasse puis se dit autant en finir tout de suite et il alla prévenir à l’accueil qu’il serait de retour vers l’heure du déjeuner. McComb était à une petite dizaine de kilomètres du poste de Magnolia et il évita l’autoroute, préférant suivre la nationale avec son cortège de camions de transport de bois et de feux de croisement. Tout ce qui pouvait le ralentir était bon à prendre.

Dès qu’il arriva en vue de la maison, il remarqua les bâches bleues qui recouvraient les fenêtres. Difficile de les manquer. Pas de pick-up. Il descendit de voiture et fit le tour du bâtiment. Le jardin à l’arrière était envahi par le chiendent et les herbes hautes. Sur le porche, des pots de peinture et des bouteilles de bière vides remplies de mégots. Un chien qui aboyait dans le jardin du voisin, invisible derrière la palissade. Il continua de faire le tour et arriva sur le flanc de la maison au niveau de la fenêtre de la chambre, où il n’y avait pas de rideaux. Des vêtements éparpillés sur le sol. Un drap roulé en boule sur le lit. Des cartons empilés dans un coin. Enfin il alla frapper à la porte, histoire de dire qu’il l’avait fait, puis remonta à bord du véhicule de patrouille. Il se rendit en ville, rentra dans un café et s’installa au comptoir devant une assiette de petits pains en sauce, puis décida d’aller voir chez le père de Russell. C’était le seul autre endroit où il imaginait pouvoir le trouver.

Il s’approcha de la porte de derrière et aperçut M. Gaines assis à la table de la cuisine avec Consuela. Elle mangeait des pancakes tandis qu’il lisait le journal du dimanche, bien calé sur sa chaise. Boyd frappa à la porte et tous deux levèrent la tête. Mitchell se leva à contrecœur et alla lui ouvrir.

« Comment va, monsieur Gaines ? »

Mitchell mit un moment à reconnaître Boyd et il lui tendit la main.

« Entre. »

Boyd le suivit dans la cuisine. Mitchell lui demanda s’il voulait une tasse de café et ignora son refus. Il lui en versa une et une autre pour lui et dit à Boyd de s’asseoir. Puis il mit de côté son journal sur la table et s’installa face à lui.

« Sacré bail que je t’avais pas vu, dit Mitchell. On dirait que tu te laisses pas aller…

— Ça, vous pouvez le dire, répondit Boyd. J’ai épousé une femme qui cuisine pas très bien mais en grande quantité !

— Y a pire.

— C’est sûr. Et mes deux garçons, si je fais pas gaffe, bientôt ça sera encore pire que moi… »

Boyd se tourna vers la femme qui les écoutait discuter et il attendait que Mitchell fasse les présentations mais ce dernier n’en avait apparemment pas l’intention alors il en vint au vif du sujet.

« J’imagine que vous n’avez pas vu Russell ce matin », dit-il.

Mitchell secoua la tête.

« Pas ce matin, non.

— Et vous ne sauriez pas où je peux le trouver, par hasard ?

— Chez lui, j’imagine. Tu es allé voir ?

— Oui. Avant de venir ici. »

Mitchell se redressa et posa les coudes sur la table.

« Il a fait une bêtise ?

— Non. Faut juste que je lui parle. »

Boyd fit tourner sa tasse de café entre ses mains, but une gorgée.

« Je suis navré pour votre collègue. J’étais au magasin hier pour acheter de la nourriture pour poissons et c’est là que j’ai appris, dit Mitchell. Vraiment triste.

— Oui. Le genre de truc qui fait pas trop plaisir aux épouses…

— J’imagine.

— Aux gosses non plus, d’ailleurs. Même quand c’est des gros gaillards comme les miens.

— Ils jouent au foot, tes garçons ?

— Dès qu’ils peuvent. L’aîné a commencé les entraînements d’été cette année.

— Je parie que ça l’embête pas trop.

— Oh, ça non ! Il adore. Ils vont sans doute le faire jouer en défense. Faut voir comme il bouge… »

Consuela finit ses pancakes, se leva et alla rincer son assiette dans l’évier. Puis elle prit le pot de café et remplit les tasses des deux hommes même s’ils y avaient à peine touché. Elle reposa le pot, sortit de la cuisine, puis on entendit s’élever les voix d’une chorale de gospel à la télé.

« C’est pas pour elle que tu es venu ? demanda Mitchell.

— Non. Pas du tout.

— Parce qu’elle fait rien de mal.

— Vous avez pas à vous inquiéter pour ça, monsieur Gaines.

— De quoi je devrais m’inquiéter alors ? »

Boyd repoussa sa tasse sur la table.

« Il faut que je parle à Russell de ce qui s’est passé ce soir-là. Quand on a retrouvé la victime, Russell a débarqué sur les lieux. Tout là-bas au milieu de nulle part. Lui et personne d’autre ce soir-là. Alors faut que j’en cause avec lui. C’est tout.

— C’est tout ?

— Je vous assure.

— Tu le connais, tu sais bien à quoi t’en tenir.

— Je sais.

— Il ferait jamais un truc pareil, Boyd.

— Je sais bien. Mais peut-être qu’il a vu quelque chose. Une voiture, un camion, je ne sais pas, moi. C’est tout. Dites-lui simplement qu’il faut que je lui parle. Dites-lui de m’appeler, moi et personne d’autre. Dès que possible.

— D’accord.

— Merci pour le café, dit Boyd en se levant.

— Puisqu’on parle de Russell, je vais te dire ce que tu pourrais faire.

— Quoi donc ?

— Tenir à l’œil ces deux types. Les Tisdale. Surtout le grand. Il a déjà pété toutes les vitres chez Russell. Et Russell a une belle éraflure sur le côté de la tête, du jour où ils sont venus le chercher à la descente du car.

— Il a prévenu la police ?

— Pour quoi faire ? »

Boyd tendit le bras par-dessus la table et serra la main de Mitchell.

« Je tâcherai de garder un œil ouvert », dit-il.

Mitchell ne se leva pas et se contenta de hocher la tête tandis que Boyd s’en allait. Puis il resta assis et but son café, les yeux fixés sur la porte du frigo. Dans la pièce d’à côté, Consuela écoutait le gospel et tapait des mains en rythme.

Boyd rentra au poste et dès qu’il eut franchi le seuil la standardiste lui dit de rappeler le shérif. Boyd alla s’asseoir dans son bureau et décrocha son téléphone. Oui, je suis allé le voir. Non, parce que je ne sais pas où il est. Chez lui et chez son père. Le vieux n’en sait rien non plus. Oui, c’est peut-être un signe. Je ne sais pas. Oui, monsieur, je vais continuer de chercher. Boyd raccrocha, pivota sur son fauteuil et regarda par la fenêtre. Dans la rue, un gamin en combinaison orange, mains et chevilles enchaînées, se faisait embarquer dans un fourgon qui l’emmenait dans un endroit où il resterait très longtemps. Le fait que Russell ne soit pas chez lui ni chez son père ne lui disait rien qui vaille. Ou le fait que M. Gaines ne l’ait pas vu. Ou que Larry se tienne en embuscade, prêt à défourailler à tout moment. Et ça ne lui plaisait pas plus de se dire que dans le temps, quand ils étaient au lycée, jouer au ballon, vider quelques cannettes les soirs d’été et courir après les filles suffisait à leur bonheur et qu’aujourd’hui leur vie était différente, très différente de ce qu’ils imaginaient sans doute à l’époque. Comment imaginer les complexités de ce qui restait encore à venir ? La seule certitude de Boyd à cet instant, c’était que son boulot consistait à coffrer les sales types, et il espérait de toute son âme que Russell n’en faisait pas partie.

33

Il se réveilla aux premières lueurs du jour, dévoré par les moustiques et tenant à peine sur ses jambes après ces quelques heures de sommeil sur le plateau gondolé du pick-up. Il fit le tour du campement, s’étirant, levant les bras vers le ciel, se contorsionnant, essayant de se défroisser. Le van Volkswagen était parti et le vieux couple était toujours là, toujours assis sur les mêmes chaises devant le même cercle de pierres que la veille, comme s’ils n’avaient pas bougé de toute la nuit. Russell leur adressa un signe de la main et le vieux leva sa tasse en étain en guise de réponse. Maben et Annalee dormaient. Il ne les réveilla pas. Il alluma une cigarette et continua de marcher. L’air semblait empli de fumée à cette heure matinale et il arriva au bord d’une petite crique à peine plus large qu’un pas de porte et il s’agenouilla et plongea la main dans l’eau glacée de la source qui s’y écoulait. Le chèvrefeuille grimpait jusque dans un bosquet de pins et son parfum suave lui donna soudain soif et il se passa la langue sur les lèvres. Il mit ses mains en coupe et y recueillit un peu d’eau qu’il porta à sa bouche.

Bon. Et si c’était bien elle ? Et après ?

Voilà ce qu’il avait passé la nuit à se répéter. Et après ? Je ne lui dois rien. Je ne dois rien à Larry et Walt. J’ai déconné, j’ai payé, et c’est tout. La seule personne envers qui j’aie une dette, c’est ce gamin mort, et pour ça je paierai bien assez vite. Ça viendra pour moi comme ça viendra pour tout le monde. Et quand ce moment sera venu, je me présenterai à la barre et je serai de nouveau jugé et je paierai de nouveau si je dois encore quelque chose. Mais ici-bas je ne dois rien à personne. À personne.

C’était facile de penser aux frères en ces termes. Maben et la fillette, c’était différent. Elle avait quelque chose de spécial. Son allure. L’allure d’une femme habituée à se faire bousculer sans cesse, et qui s’accrochait à cette petite fille et avait tué cet homme parce qu’elle n’en pouvait plus. C’est du moins ce qu’elle lui avait raconté et sans trop savoir pourquoi il l’avait crue. Il espérait que c’était vrai. Il ne voulait pas passer pour une dupe. Mais sa main tremblait sur la crosse de ce revolver, elle tremblait tellement qu’il avait réussi sans la moindre difficulté à s’en emparer comme s’il s’agissait d’un simple brin de paille. Elle ne tenait pas cette arme comme quelqu’un qui a l’intention de tirer. Il croyait comprendre ce qu’elle ressentait et non je ne lui dois rien mais merde. Elle avait raison. Ils ne la croiraient pas. Ils lui prendraient la petite. Et elle finirait par atterrir dans le même genre d’endroit que celui qu’elle fuyait. Elle avait raison.

Il lui avait dit qu’il pouvait l’aider, mais il se trompait. Il ne voyait pas comment elle pourrait s’en sortir si jamais ils retrouvaient ce revolver. Il ne voyait pas comment elle pourrait s’en sortir si quelqu’un ne leur tendait pas la main à toutes les deux. Il se souvint de ses premiers jours derrière les barreaux, seul et terrifié et isolé et confus et s’attendant à tout moment à se faire agresser. L’expression de son visage à l’époque devait être la même que celle de Maben aujourd’hui. Quand il finit par se relever, s’essuyant les mains sur son pantalon, il s’était résigné à l’idée de jouer son rôle de gentil imbécile, et il repartit vers le pick-up, derrière les vitres duquel il aperçut leurs têtes.

Il tapota contre la vitre et ouvrit la portière. Elles avaient toutes les deux la joue en sueur du côté où elles s’étaient allongées. Annalee se frotta les yeux et dit qu’elle avait envie de faire pipi et Maben sortit avec elle et l’emmena dans les bois. Russell grimpa derrière le volant. Le réservoir était quasi plein, sans doute assez en tout cas pour les ramener jusqu’à McComb. Il n’avait qu’à reprendre la route et ne pas s’arrêter, et si jamais elles voulaient descendre, il faudrait qu’elles sautent. Il tourna la tête du côté du vieux couple. Ils avaient fait du feu et la femme tenait une poêle à la main. Russell descendit de voiture et se dirigea vers eux, les salua, et le vieux lui répondit en soulevant légèrement le bord de son chapeau. Le cou hérissé par un rasage approximatif, chemise à manches longues boutonnée jusqu’au col. Elle portait un pull, cheveux gris serrés par un filet. Un gant de travail enfilé sur la main qui tenait la poêle, elle faisait frire des œufs au-dessus du feu.

« Ça sent bon, dit Russell.

— J’ai pas d’argent, dit le vieux.

— On n’a rien, dit la vieille.

— Je demande rien.

— Ma femme sait tirer.

— Tirer quoi ?

— Tout ce qui bouge. Et jamais à côté.

— Si je vous voulais du mal, vous croyez pas que j’aurais plutôt choisi de venir au milieu de la nuit ?

— Je veillais, dit la vieille.

— Moi aussi, dit le vieux.

— Tout ce que je voudrais, c’est un peu à manger. Pour la petite là-bas. Faut qu’elle se mette quelque chose dans le ventre avant qu’on reparte.

— On n’a pas assez », rétorqua la vieille d’un ton sec.

Russell tourna la tête vers la table en aluminium à côté de leur pick-up, sur laquelle étaient posés un pain de mie et une motte de beurre. Juste à côté, une casserole avec une espèce de ragoût à l’intérieur au-dessus duquel bourdonnaient quelques mouches. Un rouleau de Sopalin, des assiettes en carton et une bouteille de bière.

« Et le pain là-bas, demanda Russell, je pourrais vous en prendre quelques tranches ?

— On n’en a pas assez, répéta la vieille.

— Vous êtes sûrement un kidnappeur, fit le vieux. C’est ce que j’ai dit à ma femme hier soir. Ça, ça doit être un kidnappeur. Une femme, une fillette, rien à manger, pas de tente, rien de rien. Un kidnapping.

— Je ne suis pas un kidnappeur. Je suis quelqu’un qui dirait pas non à quelques tranches de pain beurré.

— On n’en a pas assez. »

Russell sortit un billet de cinq dollars de la poche arrière de son pantalon et le posa sur la table. Puis il ouvrit le sachet de pain, en préleva cinq tranches et les beurra avec un couteau en plastique tandis que la vieille se dressait devant le feu et se mettait à crier sur Russell en le pointant du doigt puis à crier sur le vieux et à lui dire de se lever et de faire quelque chose mais le vieux ne bougea pas d’un iota sur sa chaise. Russell déchira un morceau de Sopalin pour envelopper le pain et leur dit que leur ragoût sentait la merde et il repartit vers le pick-up. Maben et Annalee étaient remontées à bord. Russell tendit le pain à Maben et elle demanda c’est quoi ça et il répondit le petit déjeuner. Il démarra et tandis qu’ils quittaient le terrain de camping Russell vit la vieille qui brandissait une cuillère en bois en lui hurlant dessus d’une voix graillonneuse, de plus en plus faible à mesure qu’ils s’éloignaient, et il songea qu’elle avait l’air au bord de la crise cardiaque. Le vieux les salua en levant de nouveau sa tasse de café et elle lui administra un grand coup de cuillère en bois sur l’arrière du crâne.

Russell prit l’autoroute vers le sud et Maben lui dit de les déposer dans la prochaine ville.

« D’accord, dit Russell. À la prochaine ville où je m’arrêterai.

— Il faut qu’on avance.

— Je sais. »

La fillette mangea son pain et essuya le beurre aux coins de sa bouche avec son tee-shirt. Elle tendit une tartine à sa mère et celle-ci la prit. Puis une autre à Russell et il lui dit qu’elle pouvait la manger. Quand ils arrivèrent aux abords de la ville suivante, il ignora la sortie. Puis celle d’après et encore celle d’après et Maben lui dit je ne plaisante pas. Arrêtez-vous.

« Allez, soyez patiente, dit-il.

— Je ne peux pas.

— Si, vous pouvez.

— Non.

— Va bien falloir, à moins que vous ne vouliez sauter en marche. »

Maben croisa les bras comme une enfant boudeuse. Annalee demanda si elle pouvait allumer la radio et Russell dit oui. Une heure plus tard ils arrivèrent à Hattiesburg et il tourna sur la 98 vers l’ouest et une heure plus tard encore ils franchirent la limite du comté de Pike.

« C’est pas vrai, vous vous foutez de moi ou quoi ? » dit Maben.

Russell ne répondit pas. Il sortit de l’autoroute à quinze kilomètres de la ville et prit par l’arrière-pays pour rejoindre la maison de son père. Ils virent les tracteurs qui sillonnaient les champs, soulevant des nuages de poussière, et des vaches debout dans les mares. Un cimetière au sommet d’une colline entouré d’arbres moussus. Un tatou écrasé au milieu de la voie. Il roula jusqu’à l’embranchement de l’autoroute puis tourna à droite et cinq cents mètres plus loin s’engagea dans la petite allée, et les pneus avant crissèrent sur le gravier. Maben ne dit rien. Russell se gara sur le côté de la maison et la fillette pointa du doigt la grange et dit je croyais que les granges c’était rouge.

« Restez là une seconde », dit Russell en retirant les clés et en descendant du pick-up.

Il fit le tour de la maison et trouva son père et Consuela assis sur le porche en train de manger des sandwichs bacon-tomate.

« Tu en veux un ? lui proposa Mitchell.

— Faut que je te parle. »

Mitchell posa son sandwich sur son assiette, comme si ça lui permettrait de mieux l’entendre.

« J’ai besoin de la grange, dit Russell. Ma chambre. La chambre de Consuela.

— Pour toi ?

— Pas pour moi et j’ai juste besoin que tu me dises oui ou non. C’est tout. Je t’expliquerai plus tard et si ça ne te plaît pas je trouverai une autre solution mais pour l’instant j’ai juste besoin de savoir si c’est oui ou non. »

Mitchell regarda Consuela. Ce n’était plus sa chambre.

« Boyd Wilson t’a retrouvé ? Il est venu ce matin, il te cherchait. Il s’est passé quelque chose que je devrais savoir ?

— Je te raconterai mais pas aujourd’hui. Oui ou non, dit Russell. C’est tout ce dont j’ai besoin pour le moment.

— C’est comme tu veux », dit Mitchell.

Russell hocha la tête, retourna au pick-up et leur fit signe de descendre.

« Prenez vos affaires », dit-il à Maben.

Elle mit son sac de toile en bandoulière puis aida Annalee à descendre, la prit par la main et elles rejoignirent Russell et il leur dit de le suivre. Ils passèrent devant la maison, traversèrent le jardin et s’approchèrent de la grange. La porte était à l’arrière du bâtiment, puis une volée de marches et une grande chambre à l’étage. Un lit double, un fauteuil, quelques meubles. Un frigo, un petit placard, un plan de travail et un évier. De grandes lattes de bois au sol, et au plafond des poutres apparentes, un ventilateur suspendu à un châssis cloué aux poutres au milieu de la pièce. Il faisait chaud et humide et Russell, sans même bouger, se mit à transpirer. Il traversa la pièce, alluma l’air conditionné posé dans l’encadrement de la fenêtre puis tira sur la ficelle du ventilateur. Il désigna une porte dans un coin et dit là c’est la salle de bains. Il n’y avait rien dans cette pièce qui soit à Consuela et il se demanda si elle avait jamais mis les pieds ici.

« J’ai chaud, dit Annalee.

— Je vais vous chercher des serviettes et des draps, dit Russell. Il fera plus frais dans pas longtemps.

— Je ne resterai pas ici, dit Maben.

— Pourquoi ? »

Elle ne trouva rien à répondre.

« Je reviens tout de suite », dit Russell.

Il descendit l’escalier, se dirigea vers la maison et Consuela vint à sa rencontre avec un petit tas de serviettes et de draps pliés, un pain de savon et du shampoing. Son père était toujours assis sur la véranda et le regardait sans trahir la moindre expression. Russell remonta dans la chambre et la petite s’était mise dos à l’air conditionné qui faisait voler ses cheveux devant son visage. Maben était assise au bord du lit, en train d’extraire leurs vêtements de son sac de toile, puis elle sortit le revolver et le posa sur le matelas. Russell posa le linge et les affaires de toilette sur le lit à côté d’elle et il leur demanda si elles avaient faim.

« Moi oui ! dit la petite.

— Oui, moi aussi », dit Maben.

Russell retourna dans la maison et demanda à son père ce qu’ils avaient à manger. Mitchell demanda à Consuela de préparer des sandwichs et elle disparut dans la cuisine. Russell s’assit sur les marches de la véranda et essuya la transpiration qui perlait à son front. Il attendit la suite mais il n’eut pas à attendre longtemps. Son père se leva, fit quelques pas dans le jardin puis se retourna face à lui et dit j’imagine que tu as l’intention de m’expliquer ce qui se passe ici au juste.

34

« Je te jure que j’en ai pas la moindre idée, de ce qui se passe au juste », dit Russell en se frottant la nuque.

Il regarda du côté de la grange et de l’étang. Secoua la tête.

« Depuis que je suis descendu de ce car, j’ai comme l’impression qu’il y a quelque chose dans l’air par ici. Quelque chose qui se trame. Je sais pas ce que c’est. Mais je le sens. »

Russell se pencha, arracha un brin d’herbe et le jeta.

« Tu te rappelles quand je ramenais des chiens à la maison parfois ?

— Tes vieux clébards. Je me souviens. Ta mère détestait ça.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils finissaient toujours par décamper au bout de quelques jours et ça te rendait malade.

— Justement. C’est ça que je voulais te dire. Ces deux-là, c’est pareil. Comme ces chiens errants. Peu importe par quoi ils sont passés. Peu importe qu’ils crèvent de faim. Tu leur donnes à manger, un endroit douillet où dormir, et malgré tout ils finiront par se barrer. Et elle aussi, c’est ce qu’elle fera, alors laisse-les rester ici quelque temps et je te garantis qu’un matin on la verra s’en aller en traînant la petite par la main. Et c’est pour ça que je te dirai rien d’autre, à part que je les ai trouvées et qu’elles ont besoin d’un toit et que tu sais très bien pourquoi je ne peux pas les accueillir chez moi. »

Mitchell revint s’asseoir sur la véranda. Consuela sortit de la cuisine, un plateau entre les mains avec des sandwichs jambon-fromage, quelques biscuits secs et du Coca. Elle entra dans la grange et monta l’escalier. Une minute plus tard elle en ressortit et retourna dans la maison, passant devant les deux hommes comme s’ils n’étaient pas là. Russell hésita à dire à son père qui était cette femme mais décida finalement de le garder pour lui. Il se leva, alla dans la grange et les trouva toutes deux assises sur le lit. Pieds nus, en train de manger.

« Quand vous aurez fini, je voudrais que vous preniez ce truc et que vous veniez avec moi. Annalee pourra aller regarder la télé dans la maison. »

Maben hocha la tête. Déglutit avec difficulté une grosse bouchée de son sandwich. Russell regarda autour de lui. Son père et lui avaient aménagé cette chambre dans la grange pour ses dix-sept ans, contre l’avis de sa mère. Un endroit rien qu’à lui, en dehors de la maison mais à portée de main. Il repensa aux filles qu’il avait fait venir en douce pendant la nuit. Aux cerfs traversant le pré sur lesquels il avait tiré depuis la fenêtre. À tous les moments qu’il avait passés ici à traîner et à boire avec ses copains jusqu’à s’en abrutir. Il repensa au jour où il avait dit à Sarah sur le ton de la plaisanterie que c’était là qu’ils s’installeraient quand ils se marieraient et non ce n’était pas Sarah et non il n’était pas marié mais sans l’avoir voulu il ne s’était pas trompé au bout du compte puisqu’il était là à présent avec cette femme et cette gosse dont il essayait de prendre soin. Pour le moment en tout cas. Annalee toussa. Le bruit le tira de sa rêverie et il répéta à Maben de descendre quand elles auraient fini. Avec ça, dit-il en pointant du doigt le revolver. Elle s’arrêta de mâcher et dit je sais que c’est un flingue et elle sait que c’est un flingue alors pourquoi vous appelez pas ça un flingue.

35

Quand les détails de l’histoire furent révélés dans le journal du dimanche, la nouvelle fit le tour de la ville. Un policier assassiné dans la nuit de jeudi. Avec son propre revolver, qu’on n’avait pas retrouvé sur les lieux du crime. Pas de témoins. Pas d’indices. Pas la moindre idée de ce qu’il faisait à l’endroit où on avait découvert le corps. Aucune certitude, sinon qu’il était mort. Tout le monde ne parlait plus que de ça, au café et dans les allées du supermarché et dans la salle d’attente de l’hôpital et aux pompes à essence. Pendant la messe dominicale, chez les baptistes comme chez les méthodistes, les catholiques, les épiscopaliens et tous les autres, un moment de silence fut observé. On pria pour l’agent des forces de l’ordre abattu. On pria pour son âme. On pria pour sa famille. On pria pour la justice et pour que le Seigneur accorde sa pitié au monstre en liberté qui avait pu commettre un acte aussi impie. Les femmes en robe du dimanche poussaient des hauts cris, indignées que de tels barbares puissent se promener en toute impunité au sein de la communauté, tandis que les hommes en complet veston hochaient la tête et déploraient qu’on n’ait toujours aucune piste pour expliquer ce qui s’était réellement passé. Quand on eut dit amen dans tous les lieux saints de la ville et que les fidèles furent sortis sur les marches des églises, certains firent part de leur sidération à l’idée qu’une telle chose ait pu se produire ici. Et d’autres affirmèrent qu’ils n’étaient pas surpris le moins du monde.

36

Annalee suivit Consuela dans la maison et Russell et Maben montèrent dans le pick-up, Maben tenant le revolver enveloppé dans une paire de chaussettes. Debout dans le jardin, Mitchell les regarda partir mais ne rendit pas son salut à Russell quand celui-ci lui fit un signe de la main.

« Lui non plus ne veut pas de nous ici, dit Maben quand ils atteignirent la route.

— Il s’en fiche.

— On ne dirait pas.

— Je vous assure. »

Elle avait coincé l’arme entre ses jambes et les tenait serrées. Russell traversa la ville et passa au-dessus de l’autoroute, et quelques kilomètres plus loin il bifurqua sur un chemin de gravier à moitié bitumé. Les vitres étaient baissées et les cheveux de Maben volaient au vent. Russell attrapa une casquette Peterbilt derrière le siège et la lui tendit. Elle la mit et ramena ses cheveux derrière ses oreilles. Quand ils furent loin de la ville et de toute circulation, elle prit le revolver entre ses jambes et le posa sur le siège entre eux. À un panneau stop il tendit le cou pour voir par-dessus les hautes herbes qui bordaient la route le long des clôtures et il tourna à gauche. Maben restait silencieuse, tapotant du bout des doigts sur sa jambe en rythme avec la chanson qui lui trottait dans la tête. Quelques virages encore et bientôt la route se réduisit à un sentier pas beaucoup plus large qu’un trottoir tandis que les arbres devenaient plus denses, se rejoignant de part et d’autre de la route comme s’ils venaient d’entrer dans un tunnel. Il faisait plus frais sous les arbres et des espèces de plantes grimpantes violettes poussaient à l’ombre, envahissant les bas-côtés. Le chemin dessina un grand virage tortueux puis redevint droit et Russell ralentit en approchant du sommet de la colline. Maben se redressa et se pencha vers le tableau de bord. Arrivés au sommet, Russell s’arrêta. Au pied de la colline, on apercevait le Walker’s Bridge.

Russell redémarra lentement. La brise de l’après-midi faisait bruire les feuillages. Elle regarda. Russell regarda. Attendit qu’elle dise quelque chose.

Elle remonta la visière de la casquette sur son front. La bouche entrouverte.

Mais elle ne dit rien.

Il continua d’avancer doucement. Descendit la colline. S’arrêta au milieu du pont. L’ancien garde-fou en bois vermoulu avait été remplacé par des rambardes en métal. Des initiales, des petits cœurs, un smiley et un pentagramme avaient été tagués à la bombe.

« Il faut que vous vous débarrassiez de ce truc », dit-il.

Elle tourna la tête vers la crique. Le soleil faisait miroiter les rochers humides et le cours d’eau frémissants. Les rives étaient envahies par une végétation luxuriante et un peu plus loin en aval un arbre était tombé en travers de l’onde.

« Je le jetterai pas là-dedans », dit-elle.

Un tremblement dans la voix.

Il sortit du pick-up, fit le tour et ouvrit sa portière. Il lui dit de descendre et se tourna vers la rivière. Elle enleva sa casquette et la posa sur le siège. Baissa la tête, puis la releva et s’essuya les yeux. Et ensuite elle avança de quelques pas sur le pont. Ils s’approchèrent de la rambarde, baissant les yeux vers le cours d’eau et le suivant jusque dans les bois. Le trou creusé par l’accident avait depuis longtemps disparu sous une nouvelle couche de végétation.

« Pourquoi vous m’avez amenée ici ? demanda-t-elle.

— Pour rien », dit-il.

Elle le dévisagea.

« On est censés se connaître ou quoi ? »

Russell indiqua le sommet de la colline et dit y a quelques années ou même un peu plus, comme j’avais rien d’autre à faire un soir, j’ai pris ma voiture et je suis parti en vadrouille. J’ai pas mal bu. J’ai rencontré une fille en ville et on a fricoté un peu et après ça je me sentais encore mieux qu’avant. Alors après l’avoir déposée j’ai continué à rouler et j’ai continué à boire. Tout seul. Pour tuer le temps. Rien d’autre. Mais j’ai fini complètement ivre et à un moment j’ai déboulé sur cette colline. Et je me suis retrouvé dans un sale accident, exactement à cet endroit.

Il enfonça les mains dans ses poches.

« Vous mentez, dit-elle.

— Non.

— C’est impossible.

— C’est ce que je me dis depuis que je vous ai trouvée.

— Vous m’avez pas trouvée. C’est moi qui vous ai trouvé. »

Elle tourna le dos à la rivière et s’adossa à la rambarde.

« Bon sang. J’aimerais bien savoir ce qui fait tourner le monde comme ça. Parce qu’il tourne d’une drôle de façon des fois. Pour certains en tout cas. »

Il ramassa une pierre et la lança dans la crique.

« Je croyais que vous étiez en prison, dit-elle.

— J’y étais. Je suis sorti y a environ trois jours. Pile à l’heure.

— Ça fait combien ?

— Longtemps. Onze ans.

— Russell. C’est ça ?

— C’est ça. »

Elle s’éloigna de la rambarde et fit le tour du pick-up, puis revint vers lui et lui dit je vous ai haï. Je priais tous les soirs pour que quelqu’un vous mette par terre et vous défonce la gueule. Je priais pour ça. Seigneur je disais et puis je me mettais à L’insulter et tout. Je parie qu’Il attendait ça avec impatience tous les soirs. Elle se tourna de nouveau vers la crique et son regard se perdit dans les arbres au loin. Et puis je me suis lassée. D’un coup. Je me suis réveillée un matin et j’étais trop fatiguée pour vous haïr. Trop fatiguée pour haïr ce qui s’était passé. J’étais partie d’ici depuis longtemps et j’étais à bout de souffle et vous n’aviez plus aucune importance.

« Je suis désolé, dit-il.

— Ah non. Commencez pas. Épargnez-moi ce couplet. C’était il y a onze ans. Toute cette saloperie n’a plus aucune importance. Vous m’avez pas écoutée ou quoi ? »

Elle se pencha et s’empoigna les cheveux à deux mains. Marmonna et grommela. Puis se releva et appuya le bas de ses paumes contre ses yeux.

« Je l’ai jamais dit, alors je pensais que je pourrais le dire maintenant.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça change ? dit-elle en laissant brusquement retomber ses bras le long du corps. Ça vous fait peut-être du bien à vous mais ça change rien.

— Non, ça me fait pas vraiment du bien.

— Eh bah, alors fermez-la. »

Elle se remit à marcher de long en large. Laisse tomber, laisse tomber, se répétait-elle. Se frottant les tempes avec les deux index. Puis elle se planta devant lui. Prit deux grandes inspirations et hocha la tête du côté de la crique.

« Je jetterai pas ce revolver là-dedans.

— Il faut que vous le jetiez quelque part. Dans le quart d’heure qui vient. Après ça je repars et je veux plus rouler avec.

— Merde. J’imagine, oui. Vous êtes aussi coupable que moi maintenant.

— Faux. Vous m’avez braqué et vous m’avez dit de rouler. C’est ce que j’ai fait. Mais à part ça, j’ai rien vu. Votre parole contre la mienne.

— Ça fera une chouette discussion, vu les citoyens modèles qu’on est tous les deux.

— Jetez-le.

— Et ensuite ? Ensuite vous me ramenez chez moi. Redresser tous les torts. Payer d’un coup pour ce que vous avez fait.

— J’ai déjà payé. Vous voyez ça comme vous voulez. Moi, la façon dont je vois les choses, une fois que ce revolver a disparu, c’est terminé. Terminé en ce qui vous concerne et ce que vous avez fait et terminé entre vous et moi et ce que je fous ici. Le truc, c’est que j’ai fini par croire tout ce que vous m’avez raconté, et si c’est vrai, eh bien, je suis content que vous ayez buté ce salaud. Je le connaissais même pas mais je me le représente parfaitement. Et si vous m’avez menti, eh bah, je suis un pauvre con. Mais vous n’imaginez pas le nombre de fois où j’aurais voulu pouvoir flinguer le type en face de moi qui me tenait par les couilles. Dieu a entendu vos prières et pas qu’une fois, et Il S’est pas gêné pour les exaucer. Alors vous pouvez être sûre qu’Il est là quelque part.

— Il m’a entendue ce jour-là. Pas les autres fois.

— J’en ai rien à foutre à quel moment Il vous a entendue ou pas. Personne s’en est vraiment sorti à merveille dans cette histoire. »

Maben s’assit par terre sur la route.

« Non. C’est vrai, dit-elle. Mais j’ai pas envie de jeter ce revolver ici. Ça marche pas comme ça. Quelque chose finirait par refaire surface. Et puis la crique est pas assez profonde. Vous le saviez très bien. »

Il hocha la tête.

« Alors pourquoi vous m’avez amenée ici ? » demanda-t-elle.

Mais il ne se donna pas la peine de lui répondre et elle ne se donna pas celle de répéter sa question.

Elle renversa la tête et leva les yeux vers le ciel pâle et vide. Elle avait cherché pendant longtemps quelqu’un à qui adresser ses reproches et maintenant qu’il était là elle en était incapable. Elle avait l’impression que le temps s’était figé. Comme s’ils étaient sur le point de remonter dans le pick-up et de repartir vers autre chose que ce qui les attendait en réalité.

« J’ai une question à vous poser, dit-il. Je me suis toujours demandé pourquoi vous n’étiez pas dans la voiture avec ce garçon. Pourquoi il n’y avait que lui. »

Elle se releva alors. Russell s’adossa à la rambarde et attendit de voir si elle répondrait.

Elle le revoyait, allongé sur le plateau du pick-up. Étendu de tout son long comme elle le lui avait demandé. Immobile comme elle le lui avait demandé. Jeune et fort et tanné par les longues journées d’été. Elle le revoyait allongé là, à l’attendre. Attendre comme elle le lui avait demandé dès qu’ils avaient commencé à se toucher sous le clair de lune. Attends, avait-elle dit. Allonge-toi. Certaine d’en avoir envie mais incertaine quant à la façon de s’y prendre. Elle lui avait dit de s’allonger et de ne pas regarder. Maben tourna la tête vers le bout du pont. Le petit carré d’herbe où elle avait enlevé son short et son tee-shirt et son soutien-gorge et ses tongs, laissant ses affaires entassées sur le sol. Certaine que si elle revenait vers lui ainsi dévêtue elle ne ferait pas demi-tour. Qu’elle ferait ce qu’elle avait envie et ce qu’il avait envie de faire. Elle garda les yeux fixés sur l’endroit exact où elle avait laissé ses vêtements au bout du pont et se souvint de ce moment où elle s’était regardée sous le clair de lune et de ce moment où elle avait pris sa résolution sous le clair de lune. Nue et jeune et ce si beau garçon allongé à l’arrière du pick-up qui l’attendait. Elle se revoyait à cet instant et elle aurait voulu se voir avancer vers le pick-up. Se voir s’allonger sur ce garçon. Voir les mains de ce garçon se poser sur ses hanches et glisser sur son dos et sur ses épaules et sur ses jambes. Voir ce qu’ils s’apprêtaient à faire, mais tout s’était terminé là, alors qu’elle se tenait encore à cet endroit précis, nue, tout avait été interrompu avec le grondement du véhicule qui approchait au loin et la lumière des phares soudain au sommet de la colline, ces phares qui étaient arrivés à toute vitesse, jaillissant comme deux éclairs foudroyants avant qu’elle ait pu crier Jason. Avant qu’elle ait eu le temps de ramasser ses affaires et pas un seul instant la voiture n’avait ralenti. Ce qu’elle voyait à présent, les yeux fixés sur le bout du pont, c’était une jeune fille terrifiée qui plongeait sur le côté dans un fracas de tôle rugissant et elle tourna la tête vers l’autre extrémité du pont, là où son corps tanné de soleil avait disparu dans le noir.

« Maben ?

— Je n’y étais pas, dit-elle, le regard toujours perdu dans les arbres au loin. C’est tout. Je ne sais plus pourquoi. »

Russell avait envie de la secouer. D’obtenir la vraie réponse. Mais il ne bougea pas. Il avait envie de lui balancer une vanne, de lui demander quelle mouche avait bien pu la piquer de sortir avec un Tisdale. Mais il ne parla pas. Vit à son regard qu’elle était incapable d’en dire plus que ce qu’elle venait de lui dire. Maben ouvrit la portière du pick-up, monta et lui dit de l’emmener au lac. Le revolver coulera là-bas, dans le lac.

Il démarra et ils repartirent. Les champs commençaient à s’assécher, uniquement nourris par quelques averses éparses quand il leur aurait fallu un violent orage. Ils croisèrent un gamin juché sur un quatre-roues au bord de la route qui vérifiait s’il y avait du courrier dans la boîte aux lettres, alors qu’on était dimanche. D’autres graffitis, sur des rambardes de ponts et sur l’asphalte. De retour en ville, Russell dit à Maben de planquer le revolver sous le siège et il s’arrêta devant la cabine téléphonique d’une station-service. Il appela son père et lui dit qu’ils ne seraient pas là avant la tombée de la nuit. Faudrait faire dîner Annalee. Mitchell dit que la petite avait envie d’essayer le poisson, si la mère était d’accord. Russell raccrocha, entra dans la station et prit de la bière et ils passèrent l’après-midi à rouler et à boire, empruntant des routes et passant devant des maisons qui faisaient rejaillir en eux certains souvenirs, des choses qu’ils croyaient avoir oubliées. Quand la faim se fit sentir ils achetèrent du poulet dans un drive-in et Russell reprit un pack de bières et ils continuèrent de rouler jusqu’à ce que la nuit tombe et alors ils prirent la direction du lac.

Il ne cherchait pas la rédemption. N’y avait jamais songé tout au long des années, des mois, des semaines et des jours égrenés jusqu’au moment de sa libération. Mais il lui semblait que c’était maintenant une possibilité, qui lui était soudain apparue sous la forme d’une femme aux joues creusées et d’une gosse au front brûlé de soleil et il n’arrêtait pas de dire et de se dire qu’il avait payé et payé encore et qu’il était libre et sans reproche mais quelque chose le taraudait au fond de ses entrailles qui rendait ce sentiment de moins en moins définitif. Tout en conduisant il fit le point sur ce qu’il savait. Sa mère n’était plus là et Sarah n’était plus là. Son père avait changé de vie et la ville aussi. Il était assis à côté de quelqu’un auprès de qui il n’aurait jamais dû se trouver, et pourtant. Il se concentra uniquement sur ces certitudes. Le concret. Ce sur quoi il avait prise. Et ce sur quoi il avait prise avait grand besoin d’être pris en main. Que quelqu’un tende la main et redresse la situation. Il repensa au prêtre et à leur conversation qui n’avait fait qu’accentuer son désarroi face aux questions de l’ici et du maintenant et de l’au-delà, mais plus ils roulaient et plus le jour cédait la place à la nuit, plus il comprenait peu à peu que c’était surtout l’ici et maintenant qui le préoccupait. Cette femme et cette gosse et le pétrin dans lequel elles s’étaient fourrées et son rôle à lui dans tout ça et putain mais j’attends quoi là, et à cet instant les derniers doutes qui le tiraillaient chaque fois qu’il se demandait s’il devait l’aider ou non s’envolèrent, emportés par la brise du soir s’engouffrant en rafales par les vitres baissées du pick-up.

Fais ce que tu as envie de faire et ne regarde pas en arrière, se dit-il.

Comme tout le monde.

37

Il l’emmena à l’endroit où il avait dormi deux nuits plus tôt. Ils descendirent du pick-up. Tous les deux un peu ivres maintenant. Derrière le siège il dénicha un torchon. Il fit glisser le revolver de la chaussette et l’essuya. Puis il l’enveloppa dans le torchon, noua ce dernier et le posa sur le capot comme un petit paquet de linge. Ils passèrent un moment à regarder le ciel et à écouter l’eau clapoter sur la rive. Continuèrent à boire. Et quand le moment fut venu de s’en débarrasser, il lui demanda la permission de s’en charger lui-même. Parce que je le lancerai plus loin que vous. Ils ne le virent pas tomber dans l’eau mais entendirent le bruit. Profond et indubitable. Et elle ne savait pas pourquoi mais c’est à cet instant, en entendant le revolver couler dans le lac, qu’elle eut soudain envie de lui parler de sa vie. Lui parler et lui raconter le jour où elle avait laissé la petite assise sur un matelas étroit dans une pièce au fond d’une baraque délabrée quelque part en lisière d’une bourgade anonyme. Pour aller chercher des clopes ou du chocolat au lait ou autre chose et à son retour un type sorti d’une autre chambre était là et essayait de s’en prendre à la fillette, emprisonnant d’une main ses deux petits poignets tandis que de l’autre il défaisait sa ceinture et sa braguette pour s’en prendre à cette gosse sans défense. Cette petite fille au visage figé. Maben avait soudain envie de lui raconter qu’elle avait laissé tomber le sac en papier kraft contenant Dieu savait quelle connerie dont elle croyait avoir besoin et qu’elle avait sauté sur le dos du type, lui griffant les yeux et essayant de lui enfoncer les doigts dans les orbites jusqu’à la cervelle, essayant de faire jaillir le sang, et puis il avait réussi à se dégager et à la projeter contre le mur et quand elle s’était relevée et ruée sur lui de nouveau il l’avait saisie à la gorge et plaquée de nouveau contre le mur, lui coupant le souffle, pendant que la petite hurlait recroquevillée dans un coin, et alors il s’était retourné vers la gosse tandis qu’elle gisait au sol incapable de respirer. Un râle s’échappant de ses poumons mais pas d’air.

Il allait se jeter sur la fillette mais soudain elle avait retrouvé son souffle comme si Dieu lui avait fait du bouche-à-bouche et alors elle avait enlevé sa ceinture et de nouveau elle avait sauté sur son dos et lui avait enroulé la ceinture autour du cou et elle avait serré et tenu bon tandis qu’il ruait pour essayer de lui faire lâcher prise et lui tirait les cheveux et ensuite il était tombé à genoux et puis il avait perdu connaissance. Le visage cramoisi et l’écume blanchâtre qui moussait au coin de ses lèvres et alors elle avait attrapé la fillette et elles s’étaient mises à courir dans la rue sans savoir où aller mais au moins elles n’étaient plus là-bas et elles ne seraient plus là-bas quand il se réveillerait, s’il se réveillait. Elle ne savait pas pourquoi c’était ce souvenir en particulier qui avait refait surface au moment où le revolver avait sombré dans le lac. Elle ne savait pas pourquoi c’était cet épisode qu’elle avait failli lui raconter, ni pourquoi elle avait soudain envie de lui parler, de lui raconter des histoires pareilles. Il se retourna et lui dit en tout cas y a une chose que je peux vous assurer. Plutôt crever que de retourner en prison. Faudra me passer sur le corps. Vous comprenez ? Et je tuerais moi aussi s’il le fallait pour ne pas y retourner. Vous comprenez ? Elle dit oui, et oui elle comprenait. Ce ton catégorique dans sa voix, et elle comprenait aussi l’expression qu’elle devinait sur son visage masqué par l’obscurité de la nuit et elle aurait voulu lui parler de sa vie mais elle renonça et ferma les yeux et s’imagina sombrant dans le lac en même temps que ce revolver. Toucher le fond, lisse et boueux. Se laisser prendre par la fraîcheur du fond du lac comme jamais de sa vie personne ne l’avait prise.

38

Arrivés chez son père, ils entrèrent par la porte de derrière. Ils trouvèrent la petite endormie sur le canapé, à moitié bordée sous une couverture. Consuela était avachie dans le fauteuil à bascule, la bouche ouverte. La télé était allumée mais tout bas. Mitchell était parti se coucher. Russell se pencha, passa un bras sous les jambes de l’enfant et l’autre sous sa nuque et la souleva. Maben secoua doucement Consuela par le bras pour la réveiller puis lui montra Russell en train de porter Annalee. Consuela hocha la tête et referma les yeux. Maben éteignit la télé puis ouvrit la porte à Russell. Il franchit le seuil avec précaution, s’assurant que la petite ne se cogne pas la tête, et Maben le suivit jusqu’à la grange. Ils montèrent l’escalier et Russell déposa la fillette sur le lit puis cala sa tête sur l’oreiller et elle se mit à gigoter et à marmonner mais elle ne se réveilla pas. Maben posa la couverture sur ses jambes puis se retourna pour dire quelque chose à Russell mais il avait déjà quitté la pièce et redescendait l’escalier. De la fenêtre elle le regarda regagner son pick-up. Puis il s’arrêta et leva la tête vers la grange et alors elle recula pour qu’il ne la voie pas. Quand elle revint à la fenêtre elle vit le pick-up qui s’éloignait dans l’allée.

Tandis qu’il se rapprochait de la maison il sentit tout son corps qui lui réclamait de s’allonger et de dormir. Il tourna dans sa rue et s’arrêta devant chez lui. Pas de lumières. La bâche bleue intacte. Aucun signe de vie à l’intérieur ou à l’extérieur. Apparemment. Il fit le tour du pâté de maisons et, ne constatant aucune différence à son deuxième passage, finit par se garer sous l’auvent et coupa le moteur. Puis il ouvrit la porte, entra, alluma la lumière dans toutes les pièces. Avança d’un pas hésitant. Il avait l’impression d’être seul dans la maison mais n’arrivait pas tout à fait à s’en convaincre.

Quand il eut allumé partout, vérifié derrière chaque porte et dans le moindre placard, il se laissa tomber sur le canapé. Satisfait. Il fit valser ses bottes et défit sa ceinture. Il alluma la télé et commença à regarder le résumé de la journée du championnat de base-ball mais le sommeil s’empara de lui et il fut incapable de lutter. Il enleva ses chaussettes, alla dans sa chambre, enleva sa chemise. Il s’apprêtait à ôter son pantalon quand il se figea tout à coup. Réfléchit une seconde. Puis ressortit de la maison, retourna au pick-up, souleva le siège et attrapa le fusil, puis rentra à l’intérieur et ferma à clé. Il laissa la lumière allumée dans la cuisine et dans le salon et il ferma la porte de sa chambre. Il posa le fusil par terre, parallèle au bord du lit. Puis il éteignit la lampe de chevet et tout était bien éclairé de l’autre côté de la porte. Bien assez en tout cas pour voir approcher quelqu’un, si jamais…

Maben ouvrit les rideaux et le clair de lune inonda la fenêtre. Elle se mit à arpenter la chambre, pieds nus pour ne pas réveiller Annalee. Le bout rougeoyant de sa cigarette flottait dans le noir comme une luciole.

Elle se posta à la fenêtre et regarda le paysage silencieux et leva la tête vers le ciel étoilé. Les pépiements, les coassements, un hululement dans le lointain.

Faut que je me tire d’ici, se dit-elle. Puis elle se remit à faire les cent pas.

C’était trop. L’atmosphère saine et l’air conditionné de cette pièce où elles pouvaient dormir. La Mexicaine qui leur apportait de la vraie nourriture à manger. Les attentions du vieux pour Annalee, et le visage d’Annalee d’où l’angoisse avait soudain disparu. Cet homme qui paraissait faire tout son possible pour les aider sans rien demander en retour. Elle n’était pas habituée à ça. Quelque chose pour rien. Pas dans son monde. Et au creux de cette vaste nuit silencieuse elle était en train de décider qu’il fallait décamper avant que le vent ne tourne. Peu importe ce qu’ils t’offrent à manger et les sourires aimables et peu importe qu’il se mette en quatre pour te venir en aide, ça va pas durer et tu le sais parfaitement. Reste pas là assise sur ton cul comme une conne en attendant que le sol se dérobe sous tes pieds.

Elle tourna le dos à la fenêtre, traversa la pièce et attrapa une cigarette et un briquet sur la table de chevet. Puis elle sortit de la chambre et descendit l’escalier. Elle avança pieds nus dans la rosée humide du jardin, termina sa cigarette et jeta le mégot. Puis après avoir allumé la suivante elle se pencha pour le ramasser et le mettre dans sa poche.

Elle renversa la tête et contempla le ciel immense de la nuit. La lune blanche et le panorama des étoiles et elle repéra la Grande Ourse et peut-être la Petite Ourse mais il y en avait tellement de ces fichues petites loupiotes qu’elles étaient toutes serrées les unes contre les autres et semblaient noyer les constellations. Ce tableau avait presque quelque chose de faux. Comme si les cieux faisaient semblant, se donnaient des allures grandioses mais qu’il aurait suffi de tirer le rideau pour dévoiler la noirceur obscure et abyssale qui se cachait derrière.

Elle se retourna et regarda la fenêtre de la chambre à l’étage de la grange. Annalee était si propre. Si repue. Si profondément endormie. Puis Maben tourna la tête et ses yeux tombèrent sur la Vierge plantée dans le jardin, immense et baignée par le clair de lune. Elle s’approcha d’elle.

Elle ne savait pas grand-chose de la Bible mais elle connaissait Marie parce qu’elle s’était toujours demandé comment elle avait fait. Oui bien sûr l’ange était venu et lui avait tout expliqué mais Maben, pour s’être souvent égarée elle-même dans des rêveries étranges, se disait qu’elle avait très bien pu ne pas le prendre au sérieux. Se réveiller le lendemain et raconter à sa maman les trucs de dingue qui lui trottaient dans la tête. Un ange avec des ailes gigantesques et des cheveux d’or et qui ressemblait à Dieu est venu me dire que j’allais bientôt être enceinte d’une semence divine. Et pas n’importe laquelle mais la semence divine. Truc de dingue. Mais Marie avait écouté l’ange et elle l’avait cru et elle avait entendu les murmures autour d’elle et elle avait vu comme ils la regardaient tous à mesure que son ventre grossissait et Joseph ne lui avait pas encore demandé de l’épouser. Et puis Maben s’était demandé comment Joseph avait fait lui aussi. La Marie qui lui dit je suis toujours vierge et cet enfant n’est pas d’un autre homme mais de Dieu et le bon le fidèle et peut-être naïf Joseph lui dit d’accord pas de problème. Peut-être était-il naïf, en effet, ou peut-être était-ce autre chose, une qualité que Maben était persuadée de ne pas posséder.

Elle regarda la statue de béton un moment, puis elle tendit la main et toucha du bout des doigts la robe de Marie.

« C’est pas si facile », murmura Maben.

Puis elle jeta sa cigarette et se blottit contre la statue. Les bras de la Vierge au-dessus de sa tête et lentement alors Maben lui entoura la taille et la serra dans ses bras. Elle ferma les yeux et se laissa aller de tout son poids contre la statue et en cette nuit pleine de lumière et d’inquiétude elle s’attendait presque à un nouveau miracle. S’attendait presque à ce que la Vierge réponde à son étreinte. Puis à entendre sa voix s’élever par-dessus les bruits du monde naturel et lui chanter une berceuse merveilleuse que Maben n’avait encore jamais entendue. Une chanson mélodieuse et spirituelle qui pénétrerait jusqu’au tréfonds de son âme et, tout doucement, lui rendrait sa liberté.

39

Le lundi matin, il fut réveillé par des coups à la porte. Il se redressa brusquement dans le lit, comme surpris par un mauvais rêve. La lumière du jour se déversait par les fenêtres et il comprit qu’il avait passé une bonne partie de la matinée à dormir. Il enfila sa chemise et son jean, sortit de sa chambre et s’approcha de la porte d’entrée à laquelle on continuait de frapper. Il écarta un pan de la bâche bleue qui recouvrait la fenêtre cassée et aperçut la voiture de patrouille du shérif garée dans l’allée. Il retourna dans la chambre, poussa du bout du pied le fusil sous le lit puis alla ouvrir.

« Salut », dit Boyd.

Russell plissa les yeux, ébloui par le soleil. Tourna la tête pour se détendre la nuque puis recula d’un pas et dit à Boyd d’entrer. Ce dernier s’avança dans le salon et fit le tour du canapé. Russell lui demanda s’il voulait un café et il dit non mais Russell alla quand même dans la cuisine en préparer. Il entendait Boyd arpenter le salon d’un pas traînant. Il laissa le café s’écouler et quand il retourna dans le salon il vit Boyd en train de feuilleter le Playboy.

« Merde alors, fit Boyd. Ça fait un bail que j’avais pas feuilleté ça… C’est moi ou elles sont mieux qu’avant ?

— Je saurais pas te dire », fit Russell.

Il jeta le magazine sur le canapé.

« T’as raison, j’imagine, une jolie fille c’est toujours une jolie fille. »

Russell se frotta les yeux. La nuque. Les avant-bras. Il avait mal partout. Il aurait pu s’allonger par terre et dormir jusqu’à la fin de la journée. Il se laissa tomber sur le canapé, tendit les jambes devant lui, et Boyd s’adossa au mur.

« Qu’est-ce que t’as ? demanda Russell. Arrête de faire comme si de rien n’était, t’es à chier à ce petit jeu-là. »

Boyd laissa échapper un petit éclat de rire nerveux.

« Je me demandais juste où t’étais passé.

— Ici.

— Pas hier. Ni samedi. »

Russell haussa les épaules.

« Ici ou là, Boyd. C’est pas bien grand ici.

— Ton paternel t’a dit que je te cherchais ?

— Dis donc, Boyd, j’ai une idée. On peut continuer à jouer au chat et à la souris pendant un moment, ou alors tu craches ta Valda. »

Boyd vint s’asseoir à l’autre bout du canapé.

« Bon, alors voilà, on a un macchabée sur les bras et une seule piste. Je te dis ce qu’on m’a dit, pas ce que je pense, moi, et d’ailleurs je devrais sans doute même pas te le dire mais je te le dis quand même. Le truc, c’est que quand t’as surgi de nulle part l’autre jour avec ce fusil dans ton pick-up, on a bien été obligés de s’intéresser à toi. Je sais que c’est pas ce fusil qu’on cherche mais le fait est que tu te balades avec un calibre 20 et je sais pas pourquoi. Ce dont je n’ai parlé à personne, soit dit en passant, sinon à l’heure qu’il est tu serais déjà dans la fourgonnette direction Parchman. Et donc voilà, je viens tirer ça au clair maintenant. J’ai dit au shérif que je voulais que ce soit moi. Pas lui. Je lui ai dit que je m’en chargeais. Et il m’a fallu trente-six heures pour te retrouver. Alors tu comprends que j’aie deux, trois questions à te poser, j’imagine. À commencer par mais où t’étais passé, bordel ? »

Russell l’écouta sans bouger d’un cil. La machine à café s’était tue. Il se leva, disparut dans la cuisine puis revint avec deux tasses.

« Puisque tu veux tout savoir, j’ai rencontré une nana à l’Armadillo. Caroline, je crois. Je sais plus. J’étais assez bourré. On a fini par aller chez elle et je te laisse deviner la suite. Ça faisait longtemps, Boyd. J’étais pas spécialement pressé de me tirer le lendemain matin. Et c’est pour ça que mon père ne savait pas où j’étais.

— Ben, mon salaud. T’as pas traîné, dis donc. Je connais des gars au bureau, ça fait deux ans qu’ils ont pas tiré leur crampe.

— J’étais là au bon endroit au bon moment, c’est tout.

— Et si je décidais d’aller vérifier, ça collerait ?

— Aucune raison que ça colle pas.

— Bon, et l’autre soir, sur les lieux du crime ?

— Je te l’ai dit, j’étais dans le coin par hasard. Je roulais. J’avais rien d’autre à faire. Tu sais comment c’est. Tu prends le volant et puis tu te retrouves au cul du monde. Onze ans, j’ai passé derrière les barreaux…

— Je sais.

— Et voilà. C’est tout ce que je peux te dire. Je suis désolé que vous soyez dans l’impasse.

— Dans l’impasse, c’est pas vraiment le mot. Si on avait retrouvé l’arme, ma main au feu qu’on finirait par conclure à un suicide. Mais on n’a rien. Le seul tout petit indice qu’on ait, c’est une bonne femme du foyer en ville qui a appelé les flics l’autre soir pour prévenir que l’une de leurs pensionnaires avait un flingue et qu’elle s’était barrée avec. Mais des conneries dans le genre, on en a tous les jours. Je suis même pas sûr que le shérif ait noté son nom. Mais si ça se trouve, on va devoir courir après celle-là aussi au bout du compte. Il voudrait éviter que tout ça nous retombe dessus mais c’est la direction que ça prend.

— Tu continues de penser que votre gars faisait des trucs qu’il aurait pas dû ?

— Vu qu’aucun incident n’avait été signalé et qu’il avait aucune raison de se trouver là-bas et que son corps est criblé de balles provenant de sa propre arme de service, j’aurais tendance à dire que oui.

— Et les autres sont du même avis ?

— La plupart. Mais bon, y a bien quelqu’un qui a appuyé sur la gâchette. Qu’il ait fait ou non des conneries, peu importe. J’imagine que t’as rien vu cette nuit-là qui mériterait d’être mentionné. Une voiture, une moto, quelque chose. »

Russell secoua la tête.

« J’aimerais pouvoir te dire le contraire. »

Boyd avala quelques gorgées de café puis posa la tasse par terre. Russell se renfonça dans le canapé. Regarda du côté de la cheminée, là où il avait posé la photo de Sarah.

« Tes fenêtres, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Boyd.

— Une tornade.

— Ton père m’a dit que les frangins sont venus t’accueillir…

— Je t’avais déjà dit la même chose.

— Ils sont sérieux à quel point, à ton avis ? »

Russell se redressa.

« Tous les deux ensemble, je sais pas. Mais j’ai comme l’impression que du côté de Larry, oui, c’est du sérieux…

— Le plus taré des deux, depuis toujours. Il a complètement pété les plombs avec sa femme, plusieurs fois. Enfin, ex-femme. Des histoires à la con. Il lui filait des dérouillées devant leur môme pour trois fois rien. Je crois qu’il a même plus le droit de les voir. Il s’est remarié avec une pépette mais paraît qu’elle est du genre volage… Moi, ce que j’en dis, à sa place je ferais gaffe…

— Larry ne m’inquiète pas trop.

— Se promener avec un calibre 20, ça tendrait plutôt à prouver le contraire…

— C’est bien pour ça que je m’inquiète pas trop. Si j’avais pas ce fusil sur moi, et s’il était pas chargé, là oui, je m’inquiéterais.

— D’accord, compris, dit Boyd en se levant. Je suis vraiment désolé d’avoir dû te poser toutes ces questions. Tu le sais.

— Je sais.

— Et tu sais que je te crois sur parole.

— Je sais, dit Russell en se levant à son tour pour lui serrer la main.

— Je suis content d’avoir revu ton père. Et je suis désolé pour ta mère.

— Merci. »

Boyd s’en alla et Russell debout à la fenêtre le regarda regagner la voiture de patrouille. Boyd s’assit derrière le volant, jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et passa une main sur le haut de son crâne légèrement dégarni. Puis il fit marche arrière et disparut.

Russell resta planté derrière la fenêtre comme un mannequin dans une boutique. Maben et la petite vont devoir partir, se dit-il. Pas d’autre solution.

Il retourna s’asseoir sur le canapé, finit son café puis alla dans la cuisine s’en resservir une tasse. Cette fois il resta debout à la fenêtre de la cuisine. De l’autre côté de la rue, une femme déroulait un tuyau d’arrosage dans son jardin, puis elle ouvrit l’eau et alors un petit garçon, tout juste en âge de courir, déboula de sous l’auvent, vêtu d’une simple couche. Il s’avança dans le jardin et quand l’eau l’éclaboussa il poussa un cri et s’enfuit en courant et il continua d’aller et venir sous le jet et de crier et sa mère riait et riait et riait.

Dieu seul sait ce qui pourrait arriver si jamais ils la trouvent chez papa, se dit-il. Ce qu’elle ira raconter pour ne pas se faire pincer. Elle a déjà tué un homme quand elle s’est retrouvée dos au mur, et je ne retournerai pas en prison. Sont tous déjà en train de me pointer du doigt alors que j’ai rien fait du tout, bon sang.

Il vida sa tasse dans l’évier et resta là un moment à regarder le gamin jouer sous le tuyau d’arrosage et il savait que la vie dure ça durait pour toujours et il était navré pour la gosse et il était navré pour Maben. Et il était navré de savoir que cette histoire ne se terminerait pas bien et il se demanda pendant combien de temps encore il lui faudrait veiller à ce que ce fusil reste chargé.

Il prit une douche puis alla chez son père voir comment elles allaient. Il descendit du pick-up, contourna la maison et les aperçut au bord de l’étang. Son père et Consuela et Annalee. Pas de Maben. La Vierge Marie, le visage illuminé de soleil. Son père lui fit signe et il s’approcha. Il lui semblait que chaque journée était un peu plus chaude et lumineuse que la précédente et le temps de les rejoindre au bord de l’étang, il était en nage. Ils portaient tous les trois une casquette de pêcheur pour se protéger du soleil, et celle de la fillette était trop grande et lui tombait sur les sourcils.

« Ça mord ? » demanda Russell.

Annalee montra le bout de son nez sous sa casquette.

« J’en ai attrapé deux. Même un qui était très gros.

— Elle a bien failli se faire emporter, dit Mitchell.

— Et toi avec, dit Consuela.

— Tiens, et moi qui me demandais quand est-ce qu’elle allait desserrer les dents, celle-là, dit Russell.

— Oh, elle sait parler. Mais elle préfère écouter, rétorqua Mitchell.

— Où est ta mère ? demanda Russell à la gamine.

— Là-haut.

— Toujours en train de dormir, je crois », dit Mitchell.

Russell les laissa, se dirigea vers la grange et gravit l’escalier. L’air conditionné avait fonctionné à plein régime toute la journée et il faisait froid dans la chambre et Maben dormait sous une couverture remontée jusqu’au menton. Russell s’assit dans un fauteuil à l’autre bout de la pièce et la regarda. Réfléchissant à ce qu’il allait bien pouvoir lui dire. À la façon dont il allait le lui dire. Dehors il entendit la petite pousser un cri de joie après avoir tiré de l’eau un autre poisson. Une demi-heure s’écoula et il resta assis sans bouger à attendre. Croisant et décroisant les jambes. Enfin elle remua. Se retourna dans le lit, puis se redressa et bâilla et s’étira, et la couverture lui tomba sur la taille. Elle scruta la pièce et vit Russell assis dans le fauteuil.

« Je suis tellement fatiguée, dit-elle.

— Ça m’étonne pas.

— Tellement fatiguée que je peux plus rien faire. Ça vous est déjà arrivé d’être fatigué comme ça ?

— Parfois.

— Où est Annalee ?

— À l’étang.

— Avec qui ?

— Mon père et Consuela. »

Elle s’étira de nouveau. Bâilla de nouveau.

« Pourquoi vous ne m’avez pas raconté ce qui s’est passé au foyer ? » demanda-t-il.

Elle se passa la langue sur les lèvres. Sèches et gercées.

« Comment vous savez ?

— Par un ami. Un policier. Il est passé me voir ce matin.

— Pourquoi ?

— Je roulais dans le coin ce soir-là. Alors ils se sont dit qu’ils avaient quelques questions à me poser. Paraît qu’ils n’ont aucune piste. Mais la dame du foyer aurait appelé les flics pour leur parler d’une femme qui s’était enfuie avec une arme.

— Ils n’ont aucune piste ?

— Aucune. Pour l’instant en tout cas. Et ils vont peut-être bien s’intéresser à vous de plus près si jamais ils trouvent rien d’autre. Vous leur avez raconté quoi au foyer ?

— Je leur ai dit Maben et puis j’ai inventé un nom de famille, et tout le reste, tout ce qu’ils m’ont demandé d’autre, j’ai inventé. »

Russell se gratta le menton.

« Vous en pensez quoi ? demanda-t-elle.

— Sans doute la même chose que vous. »

Il sortit de sa poche de poitrine une cigarette et un briquet. Elle se leva du lit et il lui en offrit une. Elle alla à la fenêtre et regarda Annalee. Debout au bord de l’étang, un poisson-chat qui gigotait au bout de sa ligne et le vieux qui essayait de le décrocher de l’hameçon.

« Y a beaucoup de poissons là-dedans ? demanda Maben.

— Des tonnes.

— J’ai l’impression que ça lui plaît.

— C’est beaucoup plus marrant quand on attrape quelque chose. »

Elle tourna le dos à la fenêtre.

« Vous voulez qu’on parte quand ?

— Je ne veux pas que vous partiez, dit-il. Mais vous allez devoir. »

Elle revint s’asseoir au bord du lit.

« Je vous emmènerai où vous voulez », dit-il.

Elle commença à acquiescer. Pas seulement en hochant la tête mais de tout son corps, oscillant d’avant en arrière. À un rythme régulier. Les yeux dans le vague, comme si elle regardait de l’autre côté d’un canyon, loin, très loin de là.

« Je suis tellement fatiguée », répéta-t-elle en continuant de se balancer.

Sa cigarette se consumait toute seule en un long cylindre de cendre prêt à tomber à tout moment.

« Ils ont pas de piste et ils ont pas le flingue. Vous serez pas obligée de faire profil bas pendant très longtemps. Mais je peux pas vous laisser rester ici, vu comme ils m’ont à l’œil. »

Ses mots n’avaient pas grand sens, ni pour lui ni pour elle. Presque comme s’il ne les avait pas prononcés. La cendre de la cigarette de Maben finit par tomber sur son pied nu et elle arrêta de se balancer. Son regard lointain se dissipa. Elle se tourna vers lui. S’essuya le front du plat de la main. Se remit à fumer sa cigarette. Puis se tourna sur le côté et tendit le bras derrière elle pour l’éteindre dans un cendrier sur la table de chevet.

« J’ai failli partir cette nuit. J’aurais probablement dû.

— Non, probablement pas. Commencez pas à vous balader n’importe où sans rien. C’est comme ça que vous vous êtes retrouvée dans cette situation.

— C’est comme ça que je me retrouve partout de toute façon, dit-elle. C’est juste que je ne voulais pas la laisser, mais je sais pas trop combien de temps elle va encore tenir.

— Vous n’avez vraiment nulle part où aller ? »

Elle secoua la tête.

« Si c’était le cas j’y serais déjà. »

Dehors, ils entendirent la petite pousser un nouveau cri de joie.

« Peut-être qu’elle pourrait…, commença Maben.

— Peut-être qu’elle pourrait, dit Russell.

— Histoire qu’elle se repose un peu. Qu’elle mange un peu.

— Comme vous voulez. »

Maben s’allongea sur le lit. Leva les mains vers le plafond. Suivit des deux index le contour du ventilateur, traçant des petits cercles dans l’air. Puis elle s’arrêta, laissa retomber ses bras en croix.

« Je sais pas si elle peut tenir encore longtemps comme ça, répéta-t-elle.

— Ça ira. Une semaine ou deux et puis vous reviendrez et peut-être que vous pourrez repartir de zéro.

— Je l’ai déjà entendue, celle-là », dit-elle en se tournant sur le côté.

Elle ferma les yeux.

« Dormez autant que vous voulez », lui dit-il. Il partit et elle remonta la couverture sur elle et elle ferma les yeux et elle écouta les éclats de voix de la petite fille chaque fois qu’elle pêchait un poisson. Cette voix qui semblait sautiller dans le silence de la campagne et c’était le son du bonheur et en l’écoutant Maben n’était pas sûre que ça puisse vraiment être la voix de quelque chose qui lui appartenait.

40

Russell retourna au bord de l’étang. Mitchell était en train de décrocher un poisson-chat de l’hameçon de la ligne d’Annalee et la petite suivait des yeux les soubresauts de l’animal qui se débattait. Mitchell libéra le poisson et le laissa tomber dans une glacière dans laquelle d’autres poissons battaient de la queue et suffoquaient. Consuela se tenait debout de l’autre côté de l’étang avec sa propre canne à pêche et sa ligne était droite et immobile dans l’eau.

« Tu vas finir par tous les attraper si tu ne ralentis pas un peu », dit Russell à la fillette.

Annalee lui sourit et demanda si elle pouvait recommencer. Mitchell dit bien sûr, mais quand il se baissa pour ramasser la petite boîte en carton à ses pieds et qu’il l’ouvrit, il s’aperçut qu’il n’y avait plus un seul ver à l’intérieur.

« Faut qu’on aille chercher d’autres appâts. Tu m’accompagnes en ville ? lui demanda-t-il.

— Oui, s’écria-t-elle en lui tendant sa canne à pêche.

— Va là-bas te laver les mains au tuyau d’arrosage et monte dans le pick-up. Je te rejoins », dit Mitchell en posant la canne et la boîte d’appâts vide sur la glacière.

C’est peut-être pas une très bonne idée, avait envie de dire Russell. Faut pas qu’on la voie avec toi. Avec nous. Mais ça signifierait mettre Mitchell dans la confidence et il ne voulait pas. Alors il dit je viens avec vous.

« Parfait », dit Mitchell en donnant une petite tape sur le bras de son fils.

Puis il se tourna et cria vers Consuela de l’autre côté de l’étang. Voy a la tienda.

Russell lui lança un regard en coin et dit je parie que tu te trouves très futé et les deux hommes se dirigèrent vers la maison. Annalee tenait le tuyau d’arrosage d’une main et s’aspergeait l’autre, puis changea de main. Elle éteignit le jet en revissant l’embout du tuyau et traversa le jardin en courant pour rejoindre le pick-up de Mitchell et grimpa à l’intérieur sans l’attendre. Mitchell s’arrêta pour boire au tuyau puis ils montèrent à leur tour dans le pick-up, Annalee assise entre les deux hommes sur la banquette, prête pour la balade.

Boyd entra dans le bureau du shérif au moment où Gina hurlait à Harvey Dennis d’éteindre cette saleté de cigare. Ça schlingue et puis d’abord c’est interdit de fumer ici.

« Oh, ça va, ferme-la ! » lui cria le shérif.

Boyd s’arrêta devant le bureau de Gina et elle se retourna vers lui en pivotant sur son fauteuil. Menue, lunettes remontées sur la tête, et une petite bouche qui paraissait figée à perpétuité sur le sourire qu’elle affichait depuis vingt-cinq ans qu’elle bossait au bureau du shérif.

« Non, encore ? dit Boyd.

— Quand ça commence à partir en couille par ici, ça loupe jamais, il se met à téter son barreau de chaise », dit-elle en ouvrant un tiroir de son bureau pour en sortir une bombe aérosol.

Elle répandit un nuage de désodorisant tout autour de son bureau comme pour le protéger derrière un bouclier magnétique invisible parfumé aux senteurs de prairie.

« J’imagine que je peux entrer ? dit Boyd.

— J’imagine que tu peux. »

C’était un petit immeuble de bureaux, trapu et fonctionnel, sol en lino, murs en parpaings et éclairage industriel. Toutes les parois avaient été peintes dans la même teinte vanille et les couloirs étaient encombrés de meubles de rangement dont l’ouverture nécessitait pour la plupart l’usage d’un marteau ou d’un tournevis. La porte de Harvey était ouverte. Boyd tapa du bout des phalanges sur l’encadrement de bois.

« T’as une seconde ? »

Le shérif avait les pieds posés sur son bureau et un cigare entre les doigts. Sa tête flottait dans un nuage de fumée. Cheveux gris et épais, séparés par une raie droite comme une flèche.

« Je t’accorde autant de secondes que tu veux du moment que t’as quelque chose d’intéressant à me raconter. Mais mon petit doigt me dit que t’es sur le point de m’annoncer que Russell Gaines a fait que dalle et qu’il sait que dalle. »

Boyd entra dans la pièce et s’assit en face de Harvey. Il commença à croiser les jambes mais le fauteuil était trop étroit pour son gabarit et il dut se contenter de s’y affaler.

« Ce désodorisant sert à rien ! pesta Gina.

— Va prendre ta pause déjeuner, lui lança Harvey.

— Il est dix heures et demie.

— Eh bah, va bruncher alors. Va faire un tour. Fous-moi la paix », dit-il en tirant une bouffée de son cigare.

Harvey expulsa la fumée en ligne droite et soupira mais nom de Dieu elle va quand même bien finir par prendre sa retraite un jour.

« Je suis pas sourde ! gueula Gina de l’autre pièce, et ensuite ils entendirent claquer un tiroir puis la porte de son bureau.

— Alléluia ! s’écria Harvey. Donc mon petit doigt m’a pas menti. T’as rien de neuf.

— Rien, confirma Boyd. Pas que je m’attendais à quoi que ce soit en parlant à Russell, cela dit.

— Je parie que Mitchell Gaines est bien remonté contre moi à l’heure qu’il est, mais bon, c’est pas non plus comme si on croulait sous les pistes. Je sais que c’est pas le genre de Russell de faire un truc pareil, mais un type qu’a passé du temps en taule, on sait jamais trop dans quel état il en ressort. Parfois meilleur, parfois pire.

— Parfois pareil.

— Non, pas pareil. Bon Dieu, on dirait pas comme ça mais ça date déjà, cette histoire avec le petit Tisdale. Je m’en souviens comme si c’était hier. Russell qui avait le cou à moitié tranché et les deux bagnoles pliées comme des feuilles d’aluminium. J’en aurais gerbé quand j’ai appris que le gosse était mort, parce que j’ai tout de suite compris ce qui attendait Russell. Surtout quand j’ai trouvé cette bouteille de whiskey vide sous son siège. J’en étais malade quand j’ai dû aller réveiller Mitchell pour lui annoncer ce qui s’était passé. »

Le téléphone sonna et Harvey baissa les yeux vers le combiné.

« Ma main au feu que c’est l’autre tête de nœud du journal. Il a déjà appelé vingt fois et il comprend pas pourquoi le bureau du shérif a aucun commentaire. On a aucun commentaire parce qu’on a que dalle à commenter, et quand on aura quelque chose, je peux t’assurer que ce petit fils de pute sera le dernier informé. »

Ils regardèrent tous les deux le téléphone jusqu’à ce qu’il arrête de sonner, puis le shérif se remit à fumer son cigare.

« Et l’autre, la bonne femme du foyer, on a du nouveau ? demanda Boyd.

— J’ai envoyé Watkins. On a un nom mais qui mène nulle part.

— C’est quoi ? »

Harvey fouilla dans la paperasse entassée sur son bureau. Dénicha un bout de papier poisseux et lut.

« Maben. Maben Jones.

— Quoi ? fit Boyd en se redressant légèrement dans son fauteuil.

— Maben Jones. »

Boyd leva les yeux vers le tube au néon qui grésillait au plafond.

« Ça te dit quelque chose ? demanda le shérif.

— Je crois bien que c’est le nom de la fille qui était là le soir de l’accident. La fille qui était avec Jason Tisdale. Celle qui s’est enfuie en courant sur la route et qui nous a appelés. »

Le shérif reposa les pieds par terre, prit une longue bouffée de son cigare puis regarda attentivement le bout de papier où était écrit maben jones.

« T’as une mémoire d’éléphant, toi, dit-il.

— Ça a donné quoi, les recherches sur le nom ?

— Rien. Apparemment, Maben Jones, ça existe pas. C’est peut-être le nom de famille qu’est inventé.

— Possible, dit Boyd. Maben, c’est pas un prénom qu’on entend tous les jours. »

Harvey lâcha un trait de fumée, pivota sur son fauteuil, se plia en deux et partit d’une quinte de toux rauque.

« T’es pas censé fumer ça ici. »

Le shérif se redressa.

« Enfile un chemisier kaki, fais-toi une gueule de serpent à lunettes, et j’ai un beau job de secrétaire pour toi. »

Boyd chassa le nuage de fumée d’un geste de la main.

« Bon, et maintenant ?

— Et si t’allais faire un tour du côté du foyer, histoire de voir de quoi il retourne ? Demande à quoi elle ressemblait. Si elle avait des tatouages, des trucs comme ça. Si elle avait une voiture, et de quelle marque et tout.

— D’accord », dit Boyd en se levant.

Il passa derrière son fauteuil et regarda autour de lui. Le bureau du shérif était tapissé de coupures de presse encadrées, de diplômes et de photos de petits-enfants accrochés sans ordre particulier. Dans le coin, un porte-chapeaux auquel était suspendu le ceinturon de Harvey, une casquette John Deere verte et un grand imperméable au dos duquel étaient inscrits les mots bureau du shérif du comté de pike en lettres capitales.

« Je te jure, je ferais mieux de plier bagage et de rentrer chez moi, râla Harvey. Dire que j’ai renoncé à une carrière de garde forestier pour cette vie à se taper la tête contre les murs.

— Combien de fois tu vas me resservir ce petit refrain ?

— Pas croyable, hein ? Même moi, je comprends pas. Tout ce que j’avais à faire, c’était passer ma journée à patrouiller et à faire coucou de temps en temps à des types en bateau de l’autre côté du barrage. Regarder les mômes jouer sur les berges et mater leurs mamans en maillot de bain en train de bronzer leurs jolies gambettes. Discuter avec les campeurs, boire une bière avec eux quand ils m’en offraient une. Et j’ai troqué tout ça pour des accidents de voitures, des bonnes femmes tabassées par leur jules et des crétins à qui on a mis un flingue entre les mains. Et maintenant cette saloperie de meth. La cerise sur le gâteau. Les dents pourries et les cervelles cramées. Bon Dieu, mais qu’est-ce qui m’a pris de renoncer aux levers et aux couchers de soleil pour ça ?

Boyd ne répondit pas. Puis demanda à Harvey s’il avait un cigare à lui offrir.

« Je t’ai pas dit d’aller faire un truc ?

— Si, mais il va me falloir deux minutes pour me remettre. »

Le shérif ouvrit un tiroir et en sortit un cigare qu’il lui tendit par-dessus le bureau.

« Te remettre de quoi ? »

Boyd attrapa un briquet posé sur une pile de papiers.

« Eh ben, c’est tellement triste et déchirant, les histoires que tu racontes, c’est pas facile à encaisser. Je jure devant Dieu, la prochaine fois que tu me parles de couchers de soleil, je vais me mettre à chialer comme une petite fille. »

Le shérif se renfonça dans son fauteuil, croisa les chevilles sur un coin de son bureau et dit allez dégage trouve-toi un truc à faire. Boyd alluma le briquet et tira sur le cigare jusqu’à ce que le bout se mette à rougeoyer et que la fumée envahisse la pièce.

« Maben, dit Harvey.

— Ouaip.

— Peut-être que je connaissais sa mère.

— Elle est toujours dans le coin ?

— Non. C’était pas vraiment une citoyenne modèle. Si c’est bien celle à qui je pense.

— Cette Maben. Y avait une gosse avec elle, dit Boyd.

— Et avec ça on a à peu près fait le tour de ce qu’on sait.

— C’est ça.

— Eh bah, alors barre-toi avec ton cigare gratos et va me trouver autre chose. »

41

Boyd avait omis de parler au shérif de la femme que Russell avait rencontrée à l’Armadillo. Caroline. Ça n’avançait sans doute pas à grand-chose, mais il se dit que ça ne coûtait rien de passer au bar poser quelques questions, et qu’il irait voir du côté du foyer plus tard. L’Armadillo n’ouvrant qu’aux alentours de treize heures, il tua le temps en patrouillant sur l’autoroute. Enleva la carcasse d’un cerf écrasé au milieu de la chaussée. Déjeuna au relais routier, histoire de jeter un œil là aussi. Voir s’ils n’étaient pas passés à côté d’une piste.

Enfin il rejoignit le centre-ville et entra dans le bar. Il faisait sombre à l’intérieur, même en plein milieu de la journée, l’endroit n’était éclairé que par une rangée de spots derrière le comptoir, au-dessus des bouteilles d’alcool. Il entendit du bruit à l’arrière du bar, demanda s’il y avait quelqu’un, et un homme en tee-shirt sans manches surgit par les portes battantes. Une caisse de bière dans les bras, qu’il posa sur l’une des glacières, puis il leva les yeux vers l’officier de police, l’air inquiet à l’idée d’avoir fait quelque chose de mal.

« Comment va ? demanda Boyd en se perchant sur un tabouret.

— On fait aller. Et vous ?

— J’ai pas à me plaindre. Pour le moment. »

Les bras du barman étaient presque intégralement recouverts de tatouages et il portait un anneau en argent à chaque oreille.

« Ça vous embête si je vous pose deux, trois questions ?

— Non.

— Vous connaîtriez pas une certaine Caroline par hasard ? Qui viendrait là de temps en temps. »

Le barman ouvrit la caisse de bière. Pinça les lèvres. L’air de réfléchir. Boyd connaissait cette expression. Celle de quelqu’un qui se demande comment il va bien pouvoir répondre.

« Pas qu’elle ait des ennuis, précisa-t-il. Du tout. Personne a d’ennuis.

— Personne ?

— Personne jusqu’à présent. Alors, vous la connaissez ou pas ? »

Le barman fit glisser le couvercle d’une glacière, sortit les bières de la caisse et commença à ranger les bouteilles qui s’entrechoquaient dans un bruit de verre.

« Je crois que je vois de qui vous voulez parler, dit-il.

— Elle ressemble à quoi ?

— Pas mal roulée, dit le barman.

— Allez. Donnez-moi des détails. »

Le type haussa les épaules.

« Brune. Taches de rousseur.

— Quel âge ?

— Ça dépend de la lumière.

— Grosso merdo.

— La trentaine. Quarante ?

— Un nom de famille peut-être ?

— Caroline. Caroline, répéta le barman en fermant les yeux, essayant de visualiser le nom sur la carte de crédit. Caroline Pitts. Caroline Pitts, dit-il en rouvrant les yeux. Non. Potts. Caroline Potts.

— Caroline Potts.

— Je crois.

— D’accord. Merci beaucoup », dit Boyd en se levant.

Le barman lui tendit une bière.

« Un dernier pour la route ?

— Très drôle », dit Boyd en prenant congé d’un petit hochement de tête.

De retour dans la voiture de patrouille, il prit sa radio, appela le standard et demanda l’adresse d’une dénommée Caroline Potts. Puis il remit le contact, alluma l’air conditionné et attendit. Une minute plus tard, il avait l’information qu’il voulait et il se mit en route, tout en se disant que c’était une perte de temps. Que Russell lui avait dit la vérité.

Les quatre maisons formaient un rectangle et elles avaient l’air identiques. Façades blanches. Volets verts. Porte rouge. Il chercha le numéro 12. Emprunta la minuscule allée et frappa à la porte. Le bruit d’une télé allumée à l’intérieur. Il attendit. Pas de réponse. Frappa de nouveau et entendit qu’on baissait le son de la télé. Puis la porte s’ouvrit et une femme apparut sur le seuil, en peignoir, serviette enroulée en turban sur la tête. Quelques cheveux mouillés dépassaient et elle avait des gouttes d’eau sur le cou. Elle avait l’air un peu essoufflée et regarda le shérif comme si elle se trouvait nez à nez avec un animal bizarre.

« Désolé de vous déranger », dit-il.

Elle tira sur les pans de son peignoir et le resserra sur sa poitrine.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.

— Vous êtes bien Caroline Potts ?

— Un problème ?

— Aucun problème. Vous êtes bien Caroline ?

— Oui.

— Caroline Potts ?

— Oui, je vous ai dit.

— J’aurais deux, trois petites questions à vous poser, si vous avez un moment. Ça ne prendra pas longtemps, promis. »

Elle ouvrit la porte en grand et recula d’un pas pour le faire entrer. Laissa la porte ouverte, s’essuya la nuque. Le visage tout frais sorti de la douche et sans apprêts, on voyait clairement les taches de rousseur ressortir sur son nez et ses joues.

« De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle.

— Deux questions et je ne vous embête plus. Si vous me répondez avec franchise.

— D’accord.

— Première question, est-ce que vous connaissez un type qui s’appelle Russell Gaines ? Il dit que vous vous êtes rencontrés à l’Armadillo. »

Elle hocha la tête.

« Possible.

— Qu’est-ce qui est possible exactement ?

— J’ai bien rencontré un type qui s’appelait Russell. Mais son nom de famille, ça, je saurais pas vous dire.

— Vous vous rappelez à quoi il ressemble ?

— Grand, la peau mate, beau mec. Comme tous les types par ici, vous me direz. Un petit début de barbe aussi.

— C’est déjà très bien, dit Boyd. Deuxième question. Est-ce qu’il a passé la nuit ici avec vous ? »

Elle eut l’air soudain contrariée.

« Eh bien, oui, si vous voulez savoir. Mais il n’est pas resté. Il s’est levé au milieu de la nuit et il est parti. Vous allez l’arrêter pour ça ?

— Si je devais arrêter les gens pour ça, j’aurais du pain sur la planche, dit Boyd en essayant d’imaginer ce qu’il y avait sous cette robe de chambre.

— Prévenez-moi si vous vous y mettez, j’aurai un paquet de noms à vous donner. Autre chose ?

— Non. Je ne crois pas », dit Boyd en franchissant le seuil.

Elle était sur le point de refermer la porte quand il se retourna et tendit le bras pour la bloquer.

« Si, une dernière question, dit-il. C’était quel soir ? »

Elle leva les yeux au ciel.

« Jeudi. Ou vendredi peut-être.

— Jeudi ou vendredi ?

— Voilà, c’est ça. En général l’un suit l’autre.

— J’aurais besoin que vous fassiez un petit effort. »

Elle pinça les lèvres. Puis confirma jeudi.

« Vous êtes sûre ?

— Oui, je vous l’ai dit. Jusqu’à ce qu’il décide qu’on avait terminé et qu’il file à l’anglaise.

— Pas samedi alors ?

— Vous êtes dur de la feuille ou quoi ?

— Et j’imagine que vous ne pourriez pas me dire à quelle heure exactement il est parti ?

— Une heure. Deux heures du matin. L’un ou l’autre, comme je vous disais, en général ça se suit. »

Et elle referma la porte. Boyd s’éloigna de la maison. Resta un moment appuyé contre le capot de la voiture de patrouille. Se grattant la tête. Le menton. Puis il reprit la route et continua à cogiter et un mot n’arrêtait pas de revenir en boucle dans son esprit.

Maben.

Il aurait préféré ne jamais avoir entendu ce nom.

Russell n’avait pas tué ce flic, aucun doute possible. Mais il avait menti à propos de l’endroit où il se trouvait le samedi soir. Et une femme répondant au prénom de Maben était arrivée au foyer. Et la fille qui tenait l’accueil pendant la nuit avait trouvé un flingue dans ses affaires. Et ensuite la dénommée Maben avait pris le flingue et embarqué sa petite et elle s’était enfuie.

Merde, se murmura-t-il à lui-même. Il a une foutue bonne raison de m’avoir menti. Boyd se gratta la nuque en regardant les flamants roses. S’il voulait te cacher quelque chose, tu sais très bien où il le planquerait. Là où on planquait la bière et les pétards et les filles. Un téléphone à pièces qu’on avait piqué. Le chien du dirlo qu’on avait emprunté pour quelque temps. T’as pas envie de retourner là-bas, mais t’as pas le choix. Son secret, il le planquerait dans la pièce au-dessus de la grange.

Boyd tourna dans la petite allée gravillonnée devant la maison de Mitchell. Il aperçut le pick-up Ford de Russell mais pas celui de son père. Il resta un moment à l’arrêt derrière le volant, guettant du mouvement dans la maison, mais il ne vit rien et redémarra. Il se gara près du Ford, descendit de voiture, fit le tour de la maison et frappa à la porte de derrière.

« Monsieur Gaines ? »

Il colla le nez à la vitre et regarda à l’intérieur. Pas de lumière dans la cuisine et tout semblait en ordre. Pas d’assiettes ni de verres sur la table ou sur le plan de travail ou dans l’évier. Boyd frappa de nouveau à la porte, appela, mais toujours rien. Il attendit un moment, tendit l’oreille à l’affût d’un bruit provenant de la télé ou de la radio ou d’autre chose mais le silence à l’intérieur était complet.

Il retourna dans le jardin. Le soleil était haut dans le ciel et projetait à ses pieds un mince filet d’ombre tandis qu’il inspectait les lieux. Il aperçut la glacière au bord de l’étang et des chaises en aluminium rouillées sur la véranda. Un cendrier plein sur une table entre les chaises. De l’autre côté de la maison, la pelouse était tondue et tout était calme. Il avait oublié combien ça pouvait être agréable, un endroit aussi calme.

Puis il se tourna vers la grange. Le tracteur et la tondeuse à gazon sous l’auvent. Les pelles et les râteaux accrochés à des clous et les bidons de peinture empilés et les bâches de protection et un tas de rallonges électriques enroulées. Et, dressée devant la grange, une grande statue en béton.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » dit-il en se dirigeant vers la statue.

Il s’arrêta devant, se demanda si elle représentait un ange, mais elle n’avait pas d’ailes et ses vêtements étaient trop ternes, même pour une statue de béton. Et puis il comprit. C’est pas croyable où certains trucs peuvent atterrir en ce bas monde, se dit-il. Il secoua la tête et regarda de nouveau autour de lui. Décida qu’il n’avait pas envie de monter l’escalier et d’aller voir là-haut dans la grange. Pas tout de suite. Mais comme il s’apprêtait à rejoindre son véhicule, du coin de l’œil il vit bouger le rideau derrière la fenêtre. Et pour la première fois il perçut le bourdonnement du caisson d’air conditionné de l’autre côté de la façade de la grange.

Il attrapa la radio accrochée à sa ceinture et la mit sur silencieux. Il se dirigea vers l’escalier sur la façade extérieure et commença à monter lentement, une marche à la fois, en guettant le moindre bruit en provenance de la pièce. Il savait qu’il avait déjà été repéré et qu’il ne prendrait personne par surprise, mais il continua à monter prudemment, les lèvres serrées. Arrivé en haut, il ouvrit l’étui de son revolver et posa la main sur son arme. Puis saisit le bouton de porte du bout des doigts et le tourna comme s’il était sur le point de se briser ou de lui rester dans la main. Il entendit le clic de la serrure et poussa légèrement la porte.

Il resta figé. Écouta. Se prépara à ouvrir grand la porte quand une voix derrière lui se mit à crier.

« Hé ! Que tal ? »

Boyd sursauta. À quelques mètres au milieu de l’escalier se trouvait Consuela. Elle pointait le doigt vers lui et hurlait des phrases brèves et saccadées dont il ne comprenait pas un mot mais en tout cas elle n’avait pas l’air de plaisanter.

« Putain, vous devriez porter une clochette autour du cou ! dit-il.

— Pare ! No suba más !

— Du calme, du calme.

— Váyase de aquí ! Ahora mismo ! »

Ses bras robustes faisaient de grands moulinets en l’air à présent et elle était montée d’une marche et elle avait l’air prête à l’étriper s’il n’obéissait pas à ses injonctions.

« D’accord, d’accord. Calmez-vous, bon Dieu. Je m’en vais.

— Voy a llamar a la policía !

— C’est moi la police », dit-il en désignant son écusson.

Elle continua à crier et à faire de grands gestes et il descendit l’escalier, passa à côté d’elle à petits pas pressés et elle interrompit son manège le temps qu’il s’éloigne et ensuite elle se remit à gesticuler et à brailler. Elle le suivit jusqu’en bas des marches puis dans le jardin tandis qu’il rejoignait sa voiture en toute hâte, tournant la tête tous les trois pas pour s’assurer qu’elle ne lui saute pas sur le dos ou pire encore.

« Eres un rata ! hurlait-elle. Un rata ! »

Il monta à toute vitesse derrière le volant, démarra et fit demi-tour en trombe. Elle continua de fondre sur lui tandis qu’il manœuvrait et quand il s’engagea dans l’allée elle se mit à courir derrière lui, les bras dressés au-dessus de la tête sans cesser de hurler comme un chien de garde enragé dans le nuage de poussière soulevé par la voiture.

Elle le pourchassa jusque sur le chemin de gravier puis il disparut sur la route et alors elle se retourna et fit signe à Maben qui regardait postée derrière la fenêtre.

42

Quand ils revinrent avec leur réserve d’appâts, Russell les laissa reprendre leur partie de pêche, remonta dans son pick-up et rentra chez lui. Il s’assit sur les marches du perron, faisant tourner la bague de Sarah entre ses doigts. Il la leva à la lumière, observant les minuscules éclats brillants qui dansaient à l’intérieur du diamant. Puis il la remit dans la poche où il la gardait depuis que Sarah la lui avait rendue. Il rentra, prit une bière dans le frigo et s’assit sur le canapé face à l’écran éteint de la télé. Il attrapa la télécommande mais n’eut pas le temps d’allumer. Un bruit de voiture dans l’allée. Il se leva, alla regarder à la fenêtre et vit Boyd qui s’approchait de la porte. Bon sang, c’est pas vrai, dit-il. Il ouvrit puis alla se rasseoir et attendit.

Boyd se laissa tomber sur une chaise à côté du canapé. Ne dit rien. Regarda l’écran de télé. Puis Russell. Ce dernier ne tourna pas la tête, continua de boire sa bière en attendant la suite.

« Je suis passé chez ton père tout à l’heure, dit Boyd. Dis donc, sacré barracuda, cette bonne femme.

— Je saurais pas te dire.

— Eh bah, moi je te le dis. Sacré morceau.

— Tant mieux pour Mitchell.

— T’as raison.

— C’est tout ?

— Non. C’est pas tout, dit Boyd. J’ai parlé à Caroline. »

Il se pencha en avant et laissa pendre ses mains entre ses jambes. Russell hocha la tête. Les yeux toujours rivés à l’écran éteint.

« Elle a confirmé que t’étais avec elle. »

Russell prit la télécommande et la posa sur son genou.

« Jeudi soir en tout cas. Mais elle a rien dit à propos de l’autre soir dont tu me parlais. Et elle a dit que le soir où tu étais chez elle, tu t’es tiré au milieu de la nuit.

— Et comment j’aurais fait sinon pour débouler sur ta petite scène de crime, à ton avis ? »

Russell posa sa bière par terre entre ses pieds. Se retourna et planta son regard dans celui de Boyd, qui ne cilla pas. Il avait l’air plus sérieux tout à coup. L’air d’un représentant des forces de l’ordre plutôt que d’un vieux copain.

« Tout ce que tu dis là, ça te rend pas service.

— T’es venu m’arrêter, Boyd ? C’est ça ?

— Je suis venu te dire ce que m’a dit Caroline.

— Bon, eh bah, voilà. Tu me l’as dit.

— Et maintenant je te repose la question. T’étais où samedi soir ?

— Peu importe ce que je te répondrais. Tu t’es déjà fait ton petit scénario. »

Boyd hocha la tête.

« J’ai une femme et des enfants, un foyer. Et quand je retournerai au poste, je rapporterai au shérif ce que m’a dit Caroline. Ce que toi, tu m’as dit. Et ça colle pas. C’est ça que je vais faire, c’est ça que je fais comme boulot et c’est comme ça que ça va continuer. Alors tu peux appeler ça mon petit scénario. Tu peux appeler ça comme tu veux. J’essaie de te donner une chance de me parler, à moi et personne d’autre, mais tu me facilites pas la tâche.

— J’étais ici. Je dormais.

— C’est faux et on en a déjà parlé.

— Je t’ai dit que j’étais dans le coin. Ça veut dire que j’ai bien dû finir par me poser quelque part. C’est pas parce que tu m’as pas vu dans mon lit que j’y étais pas.

— Le lendemain matin tu n’étais pas chez toi.

— Lis la presse, Boyd. C’est marqué dans le journal, vous avez pas retrouvé le flingue. Et tant que vous avez pas retrouvé le flingue, j’aurais été assis sur le capot de la bagnole de ce flic quand vous avez débarqué que ce serait du pareil au même.

— Pas impossible.

— Alors vas-y. Arrête-moi, dit Russell en tendant les poignets.

— Je comprends pas pourquoi tu cherches à tout compliquer.

— Je complique rien du tout. Je suis chez moi, j’ai rien fait, et toi et tes copains vous pouvez planter votre tente dans mon salon si ça vous chante, j’en ai rien à foutre. Tu peux me coller ça sur le dos ou sur celui de Babe Ruth, ça ferait aucune différence, parce que c’est ni lui ni moi qu’avons fait ça. »

Boyd se redressa sur sa chaise et fit claquer ses deux mains sur ses cuisses.

« Tu te rappelles comment s’appelait la fille qui était là le soir de l’accident ?

— Non, Boyd. Je me rappelle pas. C’est pas comme si elle m’avait envoyé des lettres d’amour. »

Boyd posa les mains sur ses hanches. Il avait furieusement envie de se lever et de mettre une grande taloche à Russell mais il se contenta de lui dire arrête de me mentir et il s’en alla.

Russell attendit que Boyd ait disparu, puis il monta dans son pick-up et se rendit à la gare routière. Il acheta un billet qui lui permettrait d’aller jusqu’à Memphis si elle voulait. Un seul. Pas pour la petite.

Il quitta la gare routière, se rendit à pied au café et s’assit au comptoir, le dos tourné aux tables. Il glissa le billet de car dans sa poche arrière, tendit le bras et attrapa le cendrier posé deux tabourets plus loin et alluma une cigarette. Une femme sortit de la cuisine, lunettes posées sur le bout du nez, et lui demanda ce qu’il voulait. Sans regarder le menu il commanda le plat du jour et un café. Il fuma et but son café en écoutant les bruits de la cuisine derrière la porte battante. Une chanson de Merle Haggard passait sur le petit poste de radio posé à côté de la caisse. La porte d’entrée s’ouvrit et il entendit des voix d’enfants qui s’engouffraient dans le café en criant, suivis de leur père qui leur disait de ralentir et de faire attention à ne rien renverser. Des voix de garçons, puis celle haut perchée d’une fille, puis un avertissement du père de famille et Russell se retourna, regarda par-dessus son épaule et vit les jumeaux grimper sur les banquettes d’un box, suivis de leur petite sœur. Sarah s’assit en face d’eux et son mari alla prendre l’une des chaises hautes empilées contre le mur et il y installa la petite fille qui protestait parce qu’elle s’estimait assez grande pour s’asseoir avec les garçons. Russell s’efforça de ne pas les regarder de manière trop appuyée mais il ne pouvait pas s’en empêcher et avant qu’il ait pu se détourner Sarah leva les yeux et l’aperçut. Elle baissa aussitôt la tête puis se tourna vers ses fils et son mari vint s’asseoir à côté d’elle et se remit à gronder les jumeaux pour qu’ils se tiennent tranquilles.

Russell éteignit sa cigarette et demanda à la serveuse de lui remplir sa tasse.

Il n’y avait pas grand monde dans le café et le tintamarre de la petite famille couvrait tous les autres bruits. Russell se recroquevilla sur son tabouret. But son café en les écoutant. Dressant l’oreille chaque fois qu’il entendait la voix de Sarah. Plus sèche avec les garçons qu’avec la petite fille, mais chacune de ses paroles était empreinte d’une tonalité particulière, maternelle. Son mari se chargeait de donner les ordres. Assieds-toi correctement. Il t’a demandé d’arrêter alors arrête. Ne mets pas tes doigts là. Sarah demanda aux garçons de quoi ils avaient envie et s’ils voulaient partager un plat et tu es sûr que c’est ça que tu veux et elle faisait remarquer à la petite les couleurs sur le mur ou la forme de la salière.

Russell avait l’impression que sa commande mettait un temps infini à arriver et quand il fut enfin servi il dévora son assiette, et la purée, les haricots, le pain de maïs et le poulet furent si vite engloutis que la serveuse lui demanda s’il était allé tout jeter à la poubelle pendant qu’elle avait le dos tourné.

Tandis qu’il finissait de manger, la commande arriva à la table de la petite famille et le volume sonore retomba d’un cran, les garçons se taisant pour manger et la petite se taisant pour manger et le père se taisant pour manger tandis que Sarah, elle, faisait tourner sa nourriture dans son assiette du bout de sa fourchette sans rien dire. Son mari s’arrêta de mastiquer et lui demanda si ça allait et elle hocha la tête. Tout va bien, dit-elle. Russell pivota sur son tabouret et se mit face à eux, sa tasse de café entre les mains.

La tête d’un type bien, songea-t-il. À peu près ce à quoi je m’attendais.

Elle dit qu’elle avait besoin d’aller aux toilettes et lui donna un petit coup de coude pour qu’il se décale et il glissa le long de la banquette pour la laisser sortir du box. Elle passa entre les tables, se tourna vers Russell pendant une fraction de seconde puis détourna aussitôt les yeux et disparut dans l’étroit couloir au fond du café où se trouvaient les toilettes. Russell se tourna de nouveau vers la table et le mari n’avait rien remarqué du petit manège entre lui et sa femme, trop occupé à empêcher l’un de ses fils d’enfoncer une frite dans l’oreille de son jumeau.

Alors Russell posa sa tasse sur le comptoir et se dirigea vers les toilettes. La porte des hommes était à gauche et celle des femmes à droite et il se retourna pour vérifier que ni le mari de Sarah ni personne d’autre ne pouvait le voir et il ouvrit la porte des toilettes femmes d’un geste vif, rentra à l’intérieur et la verrouilla derrière lui. Elle était penchée au-dessus du lavabo en train de se passer de l’eau sur le visage et elle leva la tête et le vit dans le miroir et elle était à la fois surprise et pas surprise. Elle tira une serviette en papier du distributeur, s’essuya les mains et le visage, puis se retourna face à lui. Ils étaient séparés de quelques centimètres à peine dans cet espace exigu. Et alors ils se mirent à chuchoter.

« Tu t’es trompé de porte, dit-elle.

— Je ne sais plus lire.

— Mais tu sais toujours cavaler.

— Ou fuir. »

La réplique sembla la piquer au vif et elle baissa les yeux.

« Je plaisantais, dit-il.

— Je sais.

— Il faut que je te dise quelque chose. »

Elle releva les yeux. Se rapprocha de lui. Il posa la main sur son bras et le saisit avec délicatesse, comme un objet fragile.

« S’il arrive autre chose, dit-il en murmurant encore plus bas et en lui serrant le bras, levant les yeux au-dessus de sa tête. S’il arrive autre chose je veux que tu saches que je n’ai rien fait de mal. Y a un tas de gens qui auraient tendance à penser le contraire vu d’où je débarque. Mais je voulais que tu saches ça. »

Elle lui saisit le menton et l’abaissa pour le forcer à la regarder dans les yeux.

« De quoi tu parles ?

— Rien. C’est tout.

— Reste ici.

— Quoi ?

— Reste ici. On ne pourrait pas rester ici et laisser la porte fermée ? Attendre que tout le monde s’en aille et éteindre la lumière et fermer toutes les portes ? Reste ici avec moi.

— C’est pas moi qui ne peux pas, Sarah.

— Reste, répéta-t-elle. On restera ici tous les deux. »

Elle glissa les bras autour de sa taille et sa bouche était tout près de la sienne mais elle s’arrêta. Il sentait son souffle sur ses lèvres tandis qu’elle continuait de chuchoter. Reste. Reste.

« C’est déjà demain, dit-il.

— Je sais. C’est arrivé si vite. Je ne savais pas que ça arriverait si vite.

— C’est arrivé lentement, dit-il. Très lentement. Plus lentement que tout au monde.

— Il faut que je la récupère, Russell, dit-elle en posant la tête dans le creux de son épaule. Il faut que je la récupère.

— Que tu récupères quoi ? »

Il voulait l’entendre le dire. Il voulait qu’elle lui explique et il voulait qu’elle lui dise il faut que je te récupère toi et nous et toutes ces années et il y a forcément un moyen il doit y avoir un moyen. Je veux tout récupérer. Tout. Il attendit qu’elle prononce ces mots. Il attendait depuis toujours et il espérait qu’ils résonneraient comme il l’avait si souvent imaginé, debout dans la cour ou allongé sur sa paillasse humide ou quand il se forçait à avaler la pitance qu’il ne supportait plus de devoir se forcer à avaler. Il avait si souvent imaginé les entendre, ces mots, même après qu’elle eut cessé de venir le voir et même après qu’il eut reçu la dernière lettre et même s’il avait compris qu’elle avait changé de vie. Il attendait qu’elle prononce ces mots et il sentit monter en lui le frisson de l’espoir.

« Il faut que tu récupères quoi ? » répéta-t-il, la main à présent sous ses cheveux, posée sur sa nuque.

Elle se dégagea et releva la tête.

« La bague. Je peux l’avoir ? Je veux juste la récupérer. »

Et dès qu’elle eut prononcé ces mots, il eut l’impression d’entendre de nouveau et tout ressurgit. Tout ce qui avait été étouffé par leurs murmures et son corps si près du sien et le tourbillon d’illusions qui les avait aimantés l’un à l’autre dans cet espace confiné. Il entendait de nouveau les voix du mari et des jumeaux et les chaises qui raclaient le parquet et le bruit métallique des couverts tombés par terre et la porte des toilettes hommes qui s’ouvrait et se fermait de l’autre côté de la paroi. Il retira la main de sa nuque et posa les doigts sur la poche avant de son jean. Sentit le relief de la bague. Se rappela ce qu’il avait prévu d’en faire et essaya de peser le pour et le contre face à cette voix qui demandait à la récupérer. Cette voix et la femme à qui cette voix appartenait et tout ce qu’ils avaient vécu ensemble et son parfum tout contre lui et ce qui l’attendait de l’autre côté de cette porte. Il mit en balance ce qu’il avait prévu de faire de cette bague et le moment présent puis songea à ce qui pourrait advenir au-delà du moment présent. Le lendemain et le jour d’après et encore le jour d’après et Maben avec ses joues creuses et ses mains frêles et Annalee avec son front rose et ses grands yeux étonnés et elles étaient là, vacillant au bord du néant. Il sentait la bague dans sa poche et il comprenait soudain toutes les possibilités qu’elle ouvrait. Il se rendit compte que Sarah n’avait pas prononcé les mots qu’il avait tant de fois imaginés et il comprit qu’elle ne les prononcerait jamais. Quand bien même elle l’aurait voulu.

« Je ne l’ai plus », dit-il.

Et il se détacha d’elle et elle laissa retomber ses bras le long de son corps.

Il vit à son regard qu’elle ne le croyait pas mais elle ne répéta pas sa demande et elle ne l’accusa pas. La petite poussa un cri dans la salle et Sarah sursauta comme si elle venait d’être délivrée d’un sortilège. Elle tourna le dos à Russell, tira une nouvelle serviette en papier et s’essuya le coin des yeux. Le bout du nez. Prit quelques respirations saccadées puis se retourna vers lui. Parvint à se contrôler. Puis elle posa la main sur la poitrine de Russell, ouvrit la porte et sortit.

Il referma derrière elle. S’appuya contre le lavabo, dos au miroir. Espérant que personne ne frappe à la porte et personne ne frappa tandis qu’il écoutait et attendait que la petite famille soit partie. Et quand ils furent partis il sortit des toilettes, régla l’addition et s’en alla.

Il entra dans une boutique de prêts sur gages un peu plus bas dans la rue et il montra la bague et il en obtint à peu près le tiers de ce qu’il se souvenait l’avoir payée puis il marcha encore un peu et poussa la porte de l’Armadillo, s’assit et commanda une bière. Quand il eut fini son verre, il repassa chez lui, planqua l’argent de la bague entre deux assiettes dans le buffet de la cuisine, puis se rendit chez son père. Maben dormait encore et les autres étaient toujours en train de pêcher même s’il n’y avait plus beaucoup de lumière dans le ciel. Il s’installa sur la véranda, alluma une cigarette et regarda autour de lui. Espérant que la pluie arrive. Espérant que quelque chose arrive. S’efforçant de croire qu’il y aurait une fin à tout cela.

43

Il se tenait au milieu de la route à l’endroit exact où seulement quatre jours auparavant ils avaient découvert Clint allongé face contre terre devant sa voiture de patrouille, baignant dans son propre sang noirci. Boyd resta un moment les yeux rivés au sol, les mains posées sur son ceinturon, puis leva la tête et regarda la route. Les champs au loin. Les arbres.

Rien. Ce qui était précisément ce qu’il avait obtenu de la femme du foyer à propos de Maben. Une Blanche toute maigrichonne avec un gosse. Une petite fille. Enfin bon des comme ça on en voit passer un paquet par ici.

Son estomac gargouilla et il se tapota le ventre, secouant la tête en pensant aux kilos qui n’arrêtaient pas de s’accumuler alors qu’il s’était promis d’en perdre, puis il regarda son insigne. Il décrocha l’étoile argentée et la tendit devant lui, l’examinant comme un objet dont il songeait à faire l’acquisition. Le soleil était dissimulé derrière un nuage et l’insigne ne brillait pas. Il l’approcha de sa bouche, souffla un peu d’air chaud dessus et l’essuya sur sa chemise. Puis il l’épingla de nouveau au-dessus de son badge au côté gauche de sa poitrine et poussa un soupir.

C’était une petite juridiction et Boyd avait entendu des choses. N’avait pas pu ignorer les rumeurs. Il était incapable de dire ce qui était vrai, ce qui était faux, et pensait que ça devait se situer quelque part entre les deux, mais il avait entendu bien plus de choses à propos du nouveau qu’il n’aurait voulu en savoir. Il apprécie la liberté conférée par l’insigne si vous voyez ce que je veux dire. Il aime bien passer en Louisiane de temps en temps pour aller dans une vieille baraque là-bas dans les vieilles collines et filer son pognon à des gonzesses à moitié à poil et à moitié ivres qui lui en donnent pour son argent. Il aime bien patrouiller la nuit parce qu’on peut se permettre plus de choses à ce moment-là si vous voyez ce que je veux dire. Il avait entendu tout cela. Rien qui soit de nature à l’incriminer pour quoi que ce soit en particulier. Mais assez pour le conduire jusqu’ici et à se poser la question. Qu’est-ce que Clint pouvait bien foutre dans ce coin en plein milieu de la nuit ?

Puis Boyd se posa la même question à propos de Russell.

Il se baissa, ramassa un morceau de caillasse dans un nid-de-poule et le balança dans les fourrés. Se demandant si le flic ne l’avait pas cherché. Si c’était la première ou la dixième ou la cinquantième fois qu’il venait ici. Cet endroit loin de tout et où il n’y avait rien ni personne à part le ciel pour être témoin de ce que vous trafiquiez.

Peu importe ce qu’il trafiquait, songea Boyd. Il est mort et c’était l’un d’entre nous. Difficile de passer outre. Difficile pour Boyd de ne pas s’imaginer faire lui aussi la une de la presse un jour ou l’autre pour la même raison. Un officier de police assassiné. Apparemment sans motif. Les funérailles auront lieu vendredi. Il laisse derrière lui une femme et deux fils.

Il regagna son véhicule et pensa à ses enfants. À Lacey. Il monta à bord et appela au bureau. Dit qu’il avait terminé son service. Puis il sortit un portable de sa poche de chemise et il appela Lacey et lui demanda si elle avait faim et quand elle répondit oui il lui dit qu’il était en chemin et qu’elle se tienne prête. On sort.

Ils habitaient à deux rues du lycée et il passa devant le terrain de foot. Ses fils étaient là pour l’entraînement d’été qu’il avait lui-même tant redouté jadis. Boyd se gara mais laissa tourner le moteur et il essaya de repérer ses garçons parmi cette déferlante de corps torse nu qui montaient et descendaient les gradins en aluminium au pas de course, le fracas de centaines de pieds résonnant comme des tambours d’acier. L’entraînement était obligatoire pour l’aîné, pas pour le cadet. Mais ce dernier ne voulait pas être en reste et aucun coach n’irait lui interdire de s’entraîner s’il en avait envie. Boyd finit par les apercevoir. Luisants de sueur des pieds à la tête. Comme tous les autres. Tous ces jeunes gens différents de l’année précédente et encore de celle d’avant et qui étaient pourtant les mêmes d’une certaine manière. Les mêmes garçons à cavaler sur les mêmes gradins et à suer la même sueur et à souffler le même air chaud comme des bêtes. Boyd n’avait aucun mal à s’imaginer courir avec eux. Monter et descendre et monter et descendre jusqu’à ne plus en pouvoir et puis remonter et redescendre encore. Sentir à la fois la douleur et la frénésie et la force et la faiblesse, entrelacées en une seule et même sensation comme les spirales d’une corde. Assis derrière son volant, il les regarda et cette scène aurait pu se dérouler vingt ans plus tôt. Ou vingt ans plus tard. Il se frotta les muscles des cuisses. Crut presque éprouver de nouveau la brûlure. Il aurait voulu sortir de son véhicule et défaire son ceinturon et arracher sa chemise et rejoindre les gradins et monter et descendre et monter et descendre avec eux. Il aurait voulu mais il ne pouvait pas.

Et merde, Russell, se dit-il.

Il s’éloigna du terrain de foot, s’arrêta devant sa maison et Lacey était dehors en train d’arroser les fleurs de ses jardinières avec le tuyau. Bon Dieu, y a quand même des choses qui changent pas, se dit-il en la regardant. Elle se retourna et sourit et lui adressa un petit signe de la main et il ressentit alors une telle bouffée de joie qu’il eut presque l’impression de renaître et qu’il devint deux fois plus dur de s’empêcher de penser à ce que ça donnerait à la une du journal. Un officier de police assassiné. Apparemment sans motif. Il laisse derrière lui une femme et deux fils.

44

Larry croyait se souvenir qu’ils jouaient pratiquement tous les soirs de la semaine et se dit qu’il avait donc une bonne chance de le trouver là-bas. Il resta sur un chantier jusque sur le coup de dix-sept heures puis passa chez Buddy’s manger un po’boy aux crevettes arrosé de quelques bières. Il regarda deux ou trois manches du match de base-ball et s’en alla à la fin de la cinquième, s’arrêta au magasin de spiritueux pour acheter une bouteille de bourbon puis à la station-service où il se remplit un grand gobelet de Coca avec des glaçons. Il prit ensuite la route de Kentwood, son bourbon-Coca calé entre les jambes, dans la nuit tombée plus tôt que d’habitude à cause d’une lourde chape de nuages dans le ciel. Écoutant Mötley Crüe. À plein volume. Poussé dans la direction où il voulait aller par l’alcool et les décibels.

Il sortit de l’autoroute à Kentwood. Un alignement de bureaux d’encaissement de chèques et de maisons condamnées. Peu de signes de progrès. Moins encore d’une quelconque volonté de progrès. Il aperçut les lumières des terrains de sport sur la droite, bifurqua puis entra sur l’aire de parking située juste derrière la clôture grillagée. Il fit le tour, ne trouva aucune place libre, monta sur le trottoir et se gara dans l’herbe. Il rechargea son Coca en bourbon puis descendit du pick-up et suivit l’allée qui menait à la buvette et aux gradins.

Des petits frères et petites sœurs couraient en tous sens dans l’allée, le visage cramoisi et les genoux crottés et les cheveux plaqués sur le front par la sueur. Des jeunes filles debout derrière les lignes, mini-shorts et dos cambrés, parlant avec les garçons sur le terrain ou dans la fosse. Des mères assises dans les gradins, feuilletant un magazine ou les mains croisées sur leurs genoux dénudés et des pères et des grands-pères aux abords de la buvette, en train de fumer et de râler contre les arbitres. Il scruta les gradins à la recherche de Dana et, ne la trouvant pas, il s’assit, sirota sa boisson et essaya de se rappeler si son gosse avait treize ou quatorze ans.

Au coup de sifflet de l’arbitre, son gobelet était presque vide et il n’avait pas vu le gamin mais il avait remarqué que deux autres équipes s’échauffaient derrière le terrain. D’après le tableau des scores on en était au début de la sixième manche. Il restait donc encore une chance. Il se dit qu’il avait le temps de se refaire un petit cocktail et se dirigea vers le stand des boissons pour acheter un Coca puis retourna au pick-up. Il versa le Coca de buvette dans le grand gobelet puis y versa la fin de la bouteille de bourbon et repartit vers les gradins.

Il but. Sans vraiment prêter attention au match. Convaincu que si son gamin était là il n’entrerait sur le terrain qu’à la manche suivante. Il faisait chaud et plus chaud encore à cause de l’alcool et il se mit à observer les mères et les jeunes filles autour de lui. Incapable de décider lesquelles il préférait. Et puis soudain il entendit quelqu’un crier vas-y Cody. Et puis quelqu’un d’autre crier à toi de jouer Cody. Montre-leur un peu Cody. Il se retourna vers le terrain et vit alors un grand garçon élancé s’avancer d’un pas chaloupé vers le marbre, le bout de sa batte traînant sur le sol derrière lui jusqu’à ce que le coach posté au niveau de la troisième base lui aboie de se magner le cul et le gamin mit sa batte sur l’épaule et pénétra dans le carré du batteur.

Il laissa fuser une balle lancée en plein centre et l’arbitre gueula strike.

Les voix tout autour continuaient allez Cody. C’est bon. Vas-y. Déroule.

La deuxième balle arriva une fois encore plein centre. Encore un boulet de canon. Cette fois l’arbitre ne se donna même pas la peine de crier et se contenta de faire le signe indiquant un strike.

« Mouline-moi cette batte, nom de Dieu », murmura Larry.

Il frappa maladroitement une balle en cloche et quand il regagna la fosse il balança sa batte contre la clôture et le gamin préposé au matériel dut faire un bond de côté pour l’éviter. Le coach de troisième base accourut dans la fosse et lui passa un savon puis l’obligea à ressortir et à ramasser sa batte. Cody se hissa hors de la fosse d’un air nonchalant, ramassa la batte et la posa sur le râtelier puis repartit s’asseoir dans la fosse. Les femmes dans les gradins secouèrent la tête. Larry entendit un type lâcher une remarque à propos de son comportement.

Il porta le gobelet à ses lèvres et renversa la tête en arrière.

Après l’élimination du troisième batteur, l’équipe de Cody pénétra sur le terrain pour la dernière manche et Larry le regarda traverser le marbre et aller se poster en première base. Elle n’avait pas menti. Il devenait grand. Il échangea quelques balles basses avec ses coéquipiers pendant que le lanceur s’échauffait, puis quand celui-ci lui envoya la balle Cody la frappa et l’expédia jusqu’à la fosse, ratant d’un cheveu le coach qui l’avait obligé à aller ramasser sa batte.

Larry rebut une lampée. Puis descendit des gradins et contourna le terrain jusqu’à la fosse de première base et s’appuya contre le grillage. La première balle fila au ras du sol et l’arrêt-court s’en saisit pour la relancer aussitôt vers la première base. Cody la lança à son tour en tendant le doigt et en regagnant son poste il croisa le regard du type au gobelet géant derrière le grillage.

« Hé », dit Larry.

Le garçon ne répondit pas et ne s’attarda pas. Il tourna le dos et se mit en position face à sa base.

« Hé », répéta Larry d’une voix plus forte.

Les gamins dans la fosse de première base le regardèrent. Ainsi que le coach.

« Je suis en train de jouer, là », dit Cody, sans quitter des yeux ses marques.

Larry continua de siroter son bourbon-Coca. Regarda quelques lancers sans rien dire.

« Les balles rapides, faut les renvoyer », dit-il.

Le garçon l’ignora.

« T’entends ce que je te dis ? Les rapides, tu restes pas là les bras ballants à les regarder passer. »

Cody se baissa, ramassa une poignée de terre battue et la frotta entre ses doigts.

« Viens me voir un de ces quatre, je te montrerai.

— J’ai pas besoin d’aide.

— Ah ? J’aurais pourtant cru… »

Le coach de première base, sans doute un étudiant rentré au bercail pour les vacances d’été, se tourna vers Larry et lui dit de lâcher un peu la grappe au gamin.

« Toi, fous-moi la paix et occupe-toi de tes oignons », répliqua Larry.

Les gamins de la fosse échangèrent quelques murmures.

Il continua à boire. Bien allumé maintenant par la chaleur et l’alcool. Il essuya son visage poissé de transpiration. Marmonna dans sa barbe.

« Elle est où, ta mère ? » demanda-t-il à Cody.

L’arbitre de milieu de terrain se rapprocha de la première base.

« Elle est où, ta mère, bon sang ?

— Je ne veux pas te parler.

— Oh que si, tu vas voir.

— Non.

— Putain, dit Larry en se tournant vers la fosse. Y veut pas parler à son propre père. Non mais c’est quoi, ces conneries. »

La moitié des gamins opinèrent. Les autres tournèrent la tête de côté. Puis Larry posa son gobelet par terre, sortit son portefeuille, prit un billet de vingt et annonça qu’il l’offrait au premier qui lui apporterait une batte. Le coach leur dit de ne pas bouger mais dès qu’il eut reporté son attention sur le match un gamin aux cheveux longs en profita pour attraper une batte et la lui glisser à travers le grillage. Larry lui tendit le billet.

Il alla ramasser son gobelet. Le vida d’un trait et sentit l’alcool lui brûler la gorge. Puis il donna un grand coup de batte contre le grillage et le bruit résonna en écho sur tout le terrain et l’arbitre et les coachs et les gamins en place et les gamins dans la fosse et les spectateurs sur les gradins et les gens en train de fumer à l’écart tournèrent tous la tête vers la droite du côté du type à la batte. Il la brandit et frappa de nouveau le grillage et gueula et maintenant on va voir si tu me parles pas nom de Dieu.

Tout le monde se figea. Puis l’arbitre traversa le terrain pour parler à Larry et Larry se mit à faire de grands moulinets avec sa batte en disant viens vas-y viens. Il l’abattit de nouveau sur le haut du grillage et dit à tout le monde venez tous allez-y venez. Venez par là je vais vous montrer moi putain. Comment on tape dans une putain de balle. Le lanceur regarda l’arbitre et l’arbitre lui dit de continuer à jouer et le match reprit.

Quand les flics arrivèrent cinq minutes plus tard, Larry n’avait pas bougé. La partie avait continué et il ne disait plus rien mais tenait toujours la batte entre ses mains moites. Prêt. Il sentait peser sur lui tous les regards et les gamins s’étaient regroupés au bout de la fosse. À bonne distance du type à la batte. Le gamin aux cheveux longs s’était éclipsé avec son billet de vingt avant de se faire attraper par le coach. Deux voitures de patrouille débarquèrent et ils étaient trois et ils s’approchèrent de lui comme on s’approche d’un animal sauvage. Les mains le long du corps. Sur la pointe des pieds. Larry les avait vus arriver sur le parking et réfléchissait à ce qu’il ferait quand ils seraient en face de lui. Il pensa à la mère de Cody et à ce qu’elle dirait quand elle apprendrait ce qui s’était passé. Deux des trois flics avaient l’air de sortir tout droit de la salle de muscu. Petits mais trapus comme des enclumes et ils n’avaient pas l’air de rigoler.

« Quand tu vois arriver une balle rapide tu tapes ! » cria-t-il à son fils qui était allé se rasseoir dans la fosse.

Puis il se retourna et commença à donner de grands coups de batte devant les trois flics sans réussir à les atteindre et la deuxième fois il tituba et l’un des malabars se rua sur lui avant qu’il ait pu reprendre son équilibre et ensuite ils lui sautèrent tous les trois sur le dos et le plaquèrent au sol, le visage dans la poussière et les genoux sur les reins, et ils lui tirèrent les bras en arrière pour lui passer les menottes. Ils le relevèrent et sa lèvre avait éclaté et le sang et la terre et la bave et la sueur lui coulaient sur le menton et dans le cou. Ils l’emmenèrent et les gosses les regardèrent passer le long du terrain comme s’ils assistaient à une parade de carnaval, et quand ils le poussèrent à l’arrière de la voiture de police il s’effondra sur le côté et il n’essaya même pas de se redresser.

45

Walt était assis à l’extrémité du bar et veillait à discuter suffisamment avec Earl pour que celui-ci s’en souvienne. Il voulait être sûr de se faire remarquer parce que plus tard, quand il dirait à Larry qu’il était sorti et que c’était pour ça qu’il n’avait pas eu le message et qu’il avait mis si longtemps à le rejoindre, il voulait qu’il y ait des témoins pour confirmer. Il voulait rester du bon côté de la barrière le plus longtemps possible.

Il surveillait l’horloge au-dessus du bar, se demandant à quel moment il pourrait rejoindre Larry sans crainte.

Pas tout de suite.

Il n’avait pas aimé se retrouver avec ce fusil pointé sur lui. Et il avait été chamboulé par le flot de paroles de Larry quand ils étaient partis de chez Russell le premier soir. Un putain de fusil sous le nez, avait-il dit. Vas-y, mets-moi un putain de fusil sous le nez et tu verras. Quand est-ce qu’ils vont comprendre, hein ? Quand ? Tu peux me le dire ? Quand est-ce qu’ils vont comprendre qu’y faut pas me chercher ? Vas-y, braque-moi. Pointe ce fusil sur ma tête. Là. Juste là entre les deux yeux. Putain, j’te jure qu’y finiront par comprendre. Un putain de fusil sous mon nez. Il conduisait n’importe comment tout en continuant de déblatérer. Postillonnant partout. Le doigt pointé vers le pare-brise puis vers Walt et de nouveau vers le pare-brise. Y croit quoi, que j’ai la trouille ? C’est pas ça qui va me foutre la trouille. Putain de fusil sous le nez. Vas-y, continue, cherche-moi et tu vas me trouver. Putain, y se croient tous obligés. Pas vrai ? Toujours un truc qu’y se croient obligés de faire. Que s’ils le font pas y vont crever la gueule ouverte, putain. Obligés de prendre leur caisse et de rouler torchés et de débouler comme des connards au sommet de la colline et de buter quelqu’un. Faut qu’ils le fassent. Rien à foutre de ce qui pourrait arriver jusqu’au moment où ça arrive. Obligés. Obligés de jouer aux connards. Rien à foutre de passer pour un connard. Pas le choix. Si je fais pas des conneries la terre s’arrête de tourner. Y faut y faut j’ai pas le choix oh oui mon Dieu maintenant tout de suite y me le faut. Rien à foutre du reste mais allez-y, continuez de me chercher. Tous. Vas-y, fais-toi plaisir. Tu vas voir. Oh putain, ça oui tu vas voir. Je parie qu’il est en train de se bidonner à l’heure qu’il est mais putain je te jure la prochaine fois y se bidonnera moins. La prochaine fois je lui chope ce fusil d’entre les mains et je le lui enfonce dans la gorge. Le fils de pute, me mettre un fusil sous le nez comme s’il venait de débarquer en ville sur un putain de cheval blanc. Il a une dette envers moi et toi et Jason et il le sait parfaitement. Vas-y putain vas-y continue.

Walt avait toujours suivi son frère. La brutalité. L’alcool. Il aimait se bagarrer. Déjà petit. Puis à l’adolescence. Puis à l’âge adulte. Et aujourd’hui encore. Il aimait ça surtout quand le rapport de force penchait en leur faveur, comme c’était le cas la plupart du temps. Il était partant quand Larry avait commencé à évoquer le retour de Russell. Qui avait tué Jason et ne méritait pas de se promener en liberté et on vengera notre petit frère qui ne pourra jamais tirer vengeance lui-même. Il avait attendu ce moment avec impatience. Il avait pris plaisir à tabasser Russell à la gare routière. Et il se réjouissait d’avance à l’idée de remettre ça la prochaine fois, boire et puis le pourchasser.

Mais il n’avait pas aimé se retrouver dans la ligne de mire de ce fusil. Il n’aimait pas que les choses aient pris de telles proportions. Il n’aimait pas avoir peur. Comme quand il était entré dans la pièce et qu’il avait vu Russell planté là avec ce fusil entre les mains. Il avait joué les gros durs, mais quelque chose en lui avait déraillé à cet instant. Première fois qu’il se retrouvait tenu en joue. Toutes ces bagarres dans les bars et sur les parkings mais jamais une arme à feu. Et il avait vu la lueur dans l’œil du type qui les avait tenus en joue et il le croyait capable d’appuyer sur la détente. Balancer la tête d’un mec contre un mur ne lui posait aucun problème et il pleurait Jason comme n’importe quel homme aurait pleuré son frère mais pas question de se faire trouer la peau. Et il allait devoir trouver un moyen de dire ça à Larry.

Il demanda à Earl un autre verre et alluma une cigarette. Il avait écouté le message de son frère quatre fois. J’ai besoin de toi, Walt. À la prison de Kentwood. Viens me chercher. Déconne pas. Ramène ton cul. Putain, mais qu’est-ce que tu fous ? Walt savait que si Larry l’avait appelé de la prison de Kentwood, ce n’était sans doute pas sans raison, mais il ne se sentait pas moins coupable pour autant d’ignorer son frère.

Earl lui apporta sa bière, la posa sur le comptoir, et à cet instant la porte s’ouvrit. Walt tourna la tête et aperçut Heather. Earl lui dit salut et elle lui répondit d’un sourire puis elle demanda à Walt s’il avait des règles strictes quant à ce qu’elle avait le droit de boire en sa présence.

« J’en ai rien à foutre », dit-il.

Elle commanda un verre de vin et tandis qu’Earl la servait elle tendit le bras pour attraper une cigarette du paquet de Walt posé sur le bar.

« Où est ton frangin ? » demanda-t-elle.

Il prit une longue taffe et souffla la fumée par les narines.

« Où est ton mari ?

— Même endroit que ton frangin. »

Il hocha la tête. Se demanda si elle savait ce qu’il savait.

Walt gardait les yeux rivés aux bouteilles d’alcool sur les étagères devant lui. Heather s’était assise de côté et regardait les tables vides autour d’elle. Il but puis lui dit t’es quand même pas croyable.

« Comment ça ?

— J’aime autant pas développer », dit-il.

Il repensa aux conversations qu’il avait eues avec Larry à propos d’elle à l’époque où celui-ci s’apprêtait à l’épouser. Comme quoi les gens changent pas et ce genre de conneries et merde je sais bien qu’elle est chouette mais enfin des filles chouettes y en a treize à la douzaine et tu serais pas obligé de leur passer la bague au doigt et de te ronger les sangs comme tu vas te ronger les sangs pour celle-là.

« Vas-y, dis-moi, fit-elle en lui donnant un petit coup de genou dans la jambe. Qu’est-ce que j’ai de pas croyable ?

— J’ai pas dit non plus que t’étais Wonder Woman, hein. Mais pas croyable dans le genre parfois faut se pincer pour le croire. »

Heather se mit à rire. Elle ne put pas s’en empêcher.

« Tu vois ce que je veux dire ?

— Non, pas du tout. Je ne vois vraiment pas. C’est absurde.

— Pas pour moi. Ni pour Larry.

— Larry ne se soucie pas de moi.

— Tu sais pas de quoi il se soucie, dit Walt.

— Toi non plus.

— Crois-moi, je sais de quoi je parle.

— Tu me balances ça comme ça, que je suis pas croyable et que tu sais ce que Larry a dans la tête. Mais personne ne sait ce qu’il a dans la tête, Larry. Même lui n’en sait rien.

— Tout ce que je sais c’est que t’es pas croyable. »

Elle se remit à rire. Renversa la tête en arrière et dégagea les cheveux de son visage. Se sourit à elle-même dans le miroir du bar.

« Tu ne sais même pas ce que tu racontes, dit-elle.

— Je sais très bien ce que je raconte », dit-il.

Il répondit à son sourire par un regard appuyé et sur son front se dessinait la même petite ride que sur celui de Larry quand il ne plaisantait pas. Il gigota sur son tabouret. Prit une gorgée de bière. Se retourna vers elle et lui dit ce qu’est pas croyable c’est que tu le laisses pas souffler un peu. Ce qu’est pas croyable c’est que tu agisses comme tu agis. Que t’aies besoin de lui mettre le nez dedans. Que t’aies besoin de te foutre de sa gueule. Ça c’est pas croyable. Voilà ce que je voulais dire. Que tu sois pas capable de le laisser souffler un peu de temps en temps. Et maintenant je me casse et tu peux régler la note toute seule. Avec le fric de Larry que t’as dans les poches. T’as tout ce que tu veux. Et moi je suis un pauvre con de rester assis là à te parler alors que je devrais être ailleurs.

Ils avaient mis Larry dans une cellule de détention avec le reste de la tournée du lundi soir. Ils étaient dix. Pas de fenêtre et un banc le long de chaque mur. Le sol poisseux et taché. Odeurs de bière et pire encore. Larry était assis les bras croisés, furieux parce que personne n’avait répondu à ses appels. Furieux parce qu’il était près de minuit et qu’il croupissait encore dans cette cellule. Trois types dans le coin opposé avaient commencé à l’observer du coin de l’œil. Les autres restaient sur leur quant-à-soi. Clope au bec, la semelle battant le sol nerveusement, visage entre les mains.

Deux costauds et un petit. Le petit jactait en montrant Larry du doigt aux deux autres qui se contentaient de hocher la tête en souriant de travers. Larry était resté assis, les coudes posés sur les genoux, mais dès que les deux armoires à glace s’avancèrent il se leva d’un bond. Plus de gras que de muscle, et l’un des deux avait le crâne rasé tandis que l’autre avait des nattes et on aurait dit qu’il avait des traces pâles de rouge à lèvres sur la bouche. Tous les deux en salopette. Torse nu en dessous. Le petit mec resta dans son coin, les jambes croisées et les mains l’une par-dessus l’autre sur son genou comme s’il posait pour un portrait.

« Mon copain aime bien tes bottes », dit le crâne rasé.

Son acolyte aux cheveux nattés désigna les pieds de Larry comme pour clarifier son propos.

Larry se pencha de côté pour lancer un regard au petit mec. Fard à paupières, mascara, le jean retroussé jusqu’aux genoux, et il portait des sandales.

« Content pour elle, dit Larry.

— C’est quelle pointure ?

— La mienne. »

Le type aux nattes commença à se frotter les mains.

« Y pourrait peut-être les essayer ? »

Larry balaya la cellule du regard. Se disant qu’il pourrait trouver du renfort parmi les autres mais il était tout seul.

« Et si je vous filais plutôt vingt dollars ? » dit Larry.

Le colosse natté vint s’asseoir à côté de lui, passa un bras autour de ses épaules et lui dit et si je te faisais plutôt un gros bisou baveux sur ta jolie petite bouche. Puis le crâne rasé s’assit de l’autre côté et Larry voulut se lever mais ils le forcèrent à rester assis. Il se demanda si crier servirait à quelque chose. Ils se serrèrent contre lui comme s’ils câlinaient leur poupée préférée.

« Tu veux que je t’aide à les enlever ou tu le fais tout seul ? demanda le crâne rasé.

— Laissez-moi me lever et je les enlève.

— Enlève-les et on te laisse te lever.

— Ramenons-le à la maison, dit le natté en soufflant dans l’oreille de Larry. J’ai toujours rêvé d’avoir un cow-boy sous la main. »

Larry retira ses bottes.

« Les chaussettes aussi. »

Larry enleva ses chaussettes et les fourra dans les bottes.

« Ce qu’y sont moches, ses pieds, dit le crâne rasé.

— Y a pire, fit l’autre.

— Allez, lâchez-moi, putain, dit Larry.

— T’as intérêt à être gentil, dit le natté. Si ça se trouve on est partis pour passer la nuit ensemble. »

Le grand chauve se leva, prit les bottes et dit à son copain de le suivre. Ils laissèrent Larry et rejoignirent leur ami, et leur ami adressa un petit signe moqueur à Larry tandis que les deux gros bras lui enfilaient les chaussettes et les bottes.

Larry se leva et alla s’agripper aux barreaux de la cellule.

« Walt, espèce d’enculé ! Espèce de connard ! Amenez-moi au téléphone ! Hé ! Y a quelqu’un ? Ramenez-moi à ce putain de téléphone, merde ! »

Une demi-heure plus tard, le geôlier ouvrit la porte et fit signe à Larry de le suivre. Ils traversèrent le couloir et entrèrent dans un bureau où il signa des papiers et récupéra ses clés et son portefeuille. Puis on le fit sortir, traverser un autre couloir, franchir une autre porte et il se retrouva devant Walt.

Walt regarda les pieds de son frère.

« Putain, mais qu’est-ce que t’as fait de tes bottes ? »

Larry passa devant lui et sortit sans répondre. Walt lui emboîta le pas et reposa deux fois la même question mais laissa tomber quand ils furent arrivés au pick-up et que Larry n’avait toujours pas décroché un mot.

Ils quittèrent le poste de police et traversèrent Kentwood pour rejoindre l’autoroute. Walt prit la direction nord et Larry lui dit ma caisse est garée devant le stade espèce de crétin.

« Me traite pas de crétin », dit Walt.

Il fit aussitôt demi-tour et franchit la ligne médiane au lieu d’attendre la prochaine sortie et les phares balayèrent la nuit en cahotant quand il dut enfoncer l’accélérateur pour éviter une voiture qui arrivait en sens inverse. Il s’engagea sur la rampe d’accès et Larry lui dit je te traite de ce que j’ai envie. Puis ni l’un ni l’autre ne prononcèrent un mot jusqu’à ce qu’ils arrivent au parking du stade.

Larry s’apprêtait à ouvrir la portière quand Walt lui dit attends une seconde. Faut que je te dise quelque chose et je veux pas que tu pètes les plombs quand je te l’aurai dit. Toi et moi on sait que Russell doit payer pour ce qu’il a fait mais perso les fusils et les flingues c’est niet. J’ai pas envie de mourir et tu devrais pas toi non plus. Et si on va jusque-là c’est exactement ce qui va se passer et j’ai pas l’intention de bouffer les pissenlits par la racine dans l’immédiat. Personne y gagnerait, ni moi, ni toi, ni Jason. Pour le reste, on fait comme tu veux. »

Larry ouvrit la portière et descendit du pick-up. Lança un regard à Walt.

« Quoi ?

— Alors t’es comme les autres, hein ? dit Larry.

— Quoi, comme les autres ? »

Larry fusilla Walt du regard et sentit le sang bouillonner en lui comme s’il commençait à fondre à l’intérieur, la chaleur dans ses veines attisée par la rage jusqu’à le réduire tout entier à une masse informe et brûlante de chair et d’os. Il continua de regarder son frère sans rien dire puis claqua la portière. Walt n’avait pas envie d’attendre la prochaine navette pour McComb et il redémarra en trombe et les pneus crissèrent sur l’asphalte. Larry alla baisser le hayon de son pick-up, s’assit sur le plateau et regarda le terrain de base-ball désert. Les allées et les gradins déserts. Puis il longea le terrain, pieds nus, entra par le portillon au niveau de la première base et se mit à courir. Il courut et plongea tête la première sur le marbre de la deuxième base puis se releva et se précipita vers la troisième et plongea de nouveau tête la première. La chemise et le jean et les bras et le cou maculés de terre battue rouge. Le cœur à deux cents et le souffle court et il enleva sa chemise et se remit à courir et à plonger, courir et plonger. Le torse et les bras striés d’éraflures et pissant le sang et de la terre plein les narines et les oreilles et sous les ongles et les yeux allumés de haine et de rage.

46

Le lendemain matin, Russell et Maben allèrent au bord de l’étang discuter de la situation. Le dernier car de la journée partait à dix heures du soir. Après la nuit tombée, dit-il, parfait. Vous passez la journée ici en attendant et je viendrai vous chercher. Pas grand risque de croiser qui que ce soit ou qu’on nous voie ensemble. Même si Boyd débarque, on le verra arriver de loin et on aura le temps de vous cacher, vous et la petite. Le car va vers le nord mais s’arrête à Memphis. Vous pourrez descendre où bon vous semble. Maben fumait une cigarette et hochait la tête, observant un nuage d’insectes qui volaient à la surface de l’étang.

Annalee passa la journée à nourrir les poissons puis à les pêcher. À lancer du pain aux canards. À grimper sur le tracteur pour faire semblant de le conduire. À jeter des cailloux dans l’étang ou à grimper aux arbres ou à jouer.

Maben se montra moins insouciante. Inquiète. Tendue. Prête à décamper. Rattrapée par ses instincts nomades. Elle fuma un paquet entier et en redemanda. Russell lui distribuait ses cigarettes comme s’il lui donnait des frites. Il se fichait de ce qu’elle faisait de sa journée, du moment qu’elle ne bougeait pas en attendant de pouvoir monter dans ce car. Quand le soir arriva, il se dit qu’ils étaient sortis d’affaire. Qu’il serait bientôt dix heures et qu’elle partirait sous le ciel noir étoilé et dans quelques semaines ou un mois elle reviendrait et alors ils verraient bien. Pas la peine d’essayer de tout planifier en un seul jour.

Ils dînèrent tard, ayant eu du mal à arracher Annalee à sa canne à pêche, puis Russell et Mitchell allèrent s’installer sur la véranda pendant que les femmes regardaient la télé dans le salon. Seule la lumière à la fenêtre de la grange éclairait la nuit.

« Elle s’en va ce soir, dit Russell.

— Où ?

— Elle en sait trop rien.

— Juste elle ?

— Oui. Juste la grande.

— Et la petite, on va en faire quoi ?

— La garder. Lui donner quelque chose à manger de temps en temps. Tu peux faire ça ?

— Pendant combien de temps ?

— Pas longtemps.

— Et si jamais quelqu’un pose des questions ?

— On dira qu’elle est venue rendre visite à Consuela. Sa nièce ou un truc dans le genre.

— Pas génial comme plan.

— Peut-être, mais c’est le seul que j’aie pour l’instant. »

La porte s’ouvrit et Maben vint rejoindre les deux hommes. Elle prit place dans le fauteuil à bascule à côté de Mitchell.

« On attend qu’il fasse encore un peu plus sombre et ensuite il faut que je repasse chez moi avant d’aller à la gare routière, lui dit Russell. J’ai des trucs là-bas dont vous pourriez avoir besoin.

— Très bien, dit-elle.

— Dès que j’aurai fini mon café.

— Et ici, des choses qui pourraient vous servir ? » demanda Mitchell.

Russell fit non de la tête.

Des traînes de lumière lavande et rose s’étiraient dans le ciel du soir. Des lambeaux de nuage bleu-gris s’étaient couchés sur l’horizon et le poids de la nuit commençait à draper le crépuscule. Mitchell se leva, tapota l’épaule de Maben puis les laissa seuls et alla promener son inquiétude du côté de l’étang.

« De quoi j’ai besoin au juste ? demanda Maben.

— Vous avez combien sur vous ?

— Je sais pas. Mais j’ai déjà eu moins.

— Alors c’est de ça que vous avez besoin. J’ai du cash chez moi. Pas beaucoup. Mais un peu.

— Vous êtes pas obligé de me donner de l’argent.

— Je sais que je suis pas obligé.

— Vous êtes pas obligé de faire tout ça.

— Je sais, répéta-t-il. Faut qu’on y aille. »

Consuela avait préparé un sac pour Maben avec des vêtements propres, une brosse à dents et une brosse à cheveux. Et à la demande de Russell elle avait également glissé un stylo, du papier et plusieurs enveloppes timbrées. Un bout de papier avec l’adresse de Russell attachée par un trombone à l’enveloppe du haut de la pile. Le sac était posé au bord de la véranda et Maben se leva du fauteuil à bascule et le mit sur son épaule. Puis elle s’approcha du seuil et regarda Annalee dans le salon.

« Vous voulez lui dire au revoir ? demanda Russell.

— Déjà fait. Avant de vous rejoindre dehors.

— Vous voulez lui redire ? »

Maben regarda la fillette. Fit un pas en avant, puis s’arrêta. Elle tourna les talons, passa devant Russell, traversa le jardin et monta dans le pick-up.

En chemin ils franchirent le pont en arc qui passait au-dessus de la voie ferrée et quand ils furent au milieu du pont elle jeta un regard rapide vers les rails en dessous.

« Ça a quelque chose de joli, dit-elle.

— Quoi donc ?

— La voie ferrée, la nuit. Les rails qui avancent et qui avancent et vous voyez pas jusqu’où. Mais en ligne droite et parfaite. Comme si c’était impossible de se perdre.

— On peut pas se perdre en train.

— Non, mais vous voyez, dit-elle. Peut-être que joli c’était pas le mot.

— Peut-être.

— Et si jamais vous montez dans le mauvais train ?

— Oui, et alors ?

— Dans ce cas vous seriez perdu.

— Ah oui, c’est juste.

— N’allez pas tout de suite chez vous. Continuons de rouler, dit-elle. On a le temps ?

— Un peu. »

Elle alluma la radio et se tut. Quand ils traversèrent la ville, Russell lui dit de se baisser et elle resta recroquevillée sous le tableau de bord jusqu’à ce que les lumières de la ville soient derrière eux. Ils s’enfoncèrent sur les petites routes obscures et sinueuses. Les arbres et les champs tachetés d’un dégradé d’ombres noires sous le clair de lune et il lui demanda si c’était bon maintenant et elle dit non. Continuez de rouler encore un peu.

Plus tard elle lui dit si vous êtes pas obligé alors je comprends pas pourquoi vous faites tout ça. Personne nous a jamais aidées, moi ou elle. Ils étaient en pleine nature au moment où elle lui posa la question. Incapables de voir plus loin que les phares. Il ne savait pas quoi répondre. Mais elle attendit.

« C’est vous qui m’avez retrouvé », dit-il enfin.

Il la regarda. Son visage dans la lumière pâle du tableau de bord. Son visage épuisé. Son vieux visage. Pas encore trente ans mais déjà le visage de quelqu’un qui est à terre. Le visage de quelqu’un qui s’accroche.

« C’est comme si vous aviez un collier invisible autour du cou et moi aussi, continua Russell. Et comme s’il y avait une même corde invisible qui nous tirait tous les deux en même temps.

— C’est une jolie façon de voir les choses. Comme des âmes sœurs. Mais des âmes mauvaises.

— Mauvaises ?

— C’est peut-être pas le mot juste. Des fois, je trouve pas les mots qu’il faudrait. »

Ils continuèrent de rouler. Les routes de l’arrière-pays comme un refuge.

« Même s’ils finissent par me mettre la main dessus, je dirai à personne que vous m’avez aidée. »

Il bougea sur son siège.

« Vous ferez ce que vous aurez à faire.

— Je suis sérieuse. Je dirai rien.

— D’accord.

— Rien. Je voulais juste que vous le sachiez.

— D’accord. »

Il continua de rouler encore un moment sous les étoiles puis reprit la direction de la ville. Elle ne dit plus rien. Et lui non plus.

47

Quand Larry tourna dans la rue de Russell il ne vit pas le pick-up Ford, et c’était exactement ce qu’il voulait. Il se gara puis se dirigea vers la maison, une bière dans une main et un pied-de-biche dans l’autre. Il tituba sur le trottoir défoncé. Trébucha, lâcha sa bière et la balança d’un coup de pied. Puis reprit son équilibre et continua d’un pas plus prudent. Arrivé devant chez Russell, il fit le tour de la maison et essaya d’entrer par-derrière. La porte était verrouillée. Il poussa la fenêtre à guillotine de la chambre et elle céda un peu. Il cala le pied-de-biche dessous, appuya et la fenêtre se souleva. Il passa une jambe par l’ouverture, puis le reste du corps, et s’assit sur le lit. Il resta dans le noir, immobile, le pied-de-biche sur les genoux. S’il avait reculé de quelques centimètres le talon de ses nouvelles bottes, il aurait heurté le canon du fusil.

Plus il attendait, plus il lui semblait qu’il était seul. Pour une raison ou une autre, il était seul au monde, et il ne voyait pas comment les choses pourraient changer et l’alcool et la sensation de vide se mélangèrent et il se mit à pleurer. Et tandis qu’il pleurait, aucun visage ni aucune voix ni aucun souvenir de sa vie ne lui venait à l’esprit mais une image, celle d’un puits au fond duquel il était assis, la tête levée vers le rond de la lumière du jour. Essayant de se raccrocher à une corde qui se trouvait hors de sa portée. Il pleurait comme un homme qui a perdu la foi et il n’essaya pas d’empêcher les larmes de couler et il était content qu’il n’y ait personne pour le voir ou l’entendre. Il posa le pied-de-biche sur le lit et se mit à arpenter la chambre dans le noir, s’empoignant les cheveux et pleurant comme un damné et tapant du pied dans tout ce qui se trouvait sur son chemin, et à force de sentir les larmes ruisseler sur son visage et dans son cou il éprouva une sorte de pureté, de soulagement, une réponse, une promesse et il continua d’enrager et de pleurer et de se lamenter et de taper du pied. Expulsant toute la haine de son corps comme s’il cherchait à atteindre l’extase. Il continua de marcher à pas lourds dans la chambre en soufflant puis il serra la mâchoire et poussa un grognement et leva les deux poings et les agita vers un Dieu qu’il ne voulait pas connaître.

Puis il ouvrit les mains. Sentit du bout des doigts ses joues et son cou humides de larmes. Il se plia en deux et crut qu’il allait vomir et se dit que ça lui ferait du bien mais il se redressa et tendit les bras et les paumes vers le plafond et poussa un hurlement étouffé en serrant les dents comme s’il n’était pas tout à fait prêt à libérer tout le feu qui le consumait de l’intérieur.

Il revint vers le lit, ramassa le pied-de-biche et se rassit. Il y avait un Beretta chargé sous le siège passager de son pick-up mais ce n’était pas une violence du genre net et sans bavure qu’il recherchait. Il regarda le mur droit devant lui et son sang se remit à bouillonner et dans les ombres tout lui revint aux tripes. Son petit frère Jason qui lui avait été arraché et le fils qu’il n’avait plus le droit de voir et son ex-femme qui le rejetait d’un simple geste dédaigneux de la main. Heather qui se foutait de sa gueule et tous ceux qui étaient au courant de ses frasques et qui le prenaient pour un con et même Walt qui lui tournait le dos à présent. L’ultime trahison. Et puis l’autre enculé de Russell qui se baladait les mains dans les poches en sifflotant. Il serra la barre de fer entre ses paumes moites et serra la mâchoire puis il entendit le Ford rouler dans l’allée et il sut à cet instant qu’il était prêt et qu’il était parti pour faire mal, pour faire très mal.

Il se leva, sortit de la chambre et se glissa dans la salle de bains quand il entendit la porte d’entrée s’ouvrir. La lumière s’alluma dans le salon et il n’aurait pas su dire si les pas qu’il entendait étaient ceux d’un seul homme ou de plusieurs mais ils se rapprochaient et il serra plus fort encore la barre de fer en essayant de se représenter l’emplacement exact du front de Russell au moment où il se retrouverait devant lui. Et quand les pas arrivèrent enfin au seuil de la porte de la salle de bains il avait déjà amorcé son geste et il vit que ce n’était pas celui qu’il visait mais il était trop tard et le pied-de-biche vint heurter à toute volée la tempe de la femme qui s’écroula au sol.

Il se figea, ivre et désorienté, contemplant le corps inerte à ses pieds et Russell se jeta alors sur lui, l’entraîna dans la chambre et Larry lâcha la barre de fer et les deux hommes roulèrent à terre. Russell le saisit à la gorge mais Larry parvint à se dégager et lui envoya un grand coup de boule sur le nez puis un autre et ils continuèrent de rouler l’un par-dessus l’autre dans la chambre, se griffant les yeux et la bouche et la gorge et Larry réussit le premier à se redresser à genoux et il attrapa Russell par les cheveux et fit valdinguer sa tête contre le mur trois fois de suite mais Russell lui mit un coup de coude dans l’estomac et lui échappa et tous deux se relevèrent en même temps. Larry voulut récupérer le pied-de-biche et il s’attendait à ce que Russell le ceinture ou le retienne mais il parvint à sortir dans le couloir et à ramasser la barre de fer et quand il se retourna il vit Russell allongé par terre près du lit. Cherchant quelque chose en dessous et tirant à lui le fusil et Larry n’eut qu’une demi-seconde pour être surpris avant d’entendre la détonation et de sentir le choc et la brûlure dans sa poitrine. Il tituba en arrière, trébuchant sur le corps toujours inerte de la femme et lâchant le pied-de-biche puis se remettant à genoux et essayant de s’enfuir, et un deuxième coup de feu retentit et fit exploser la main qu’il tendait vers la poignée de porte.

Il poussa un cri et retomba sur les coudes mais il continua d’avancer, atteignant la porte et s’écroulant derrière le seuil puis regardant derrière lui, anticipant la prochaine détonation, mais il n’y en eut pas parce que Russell était penché sur la femme et agitait les mains d’un air paniqué. Larry traversa le jardin et réussit à se mettre debout sur le trottoir. Il rejoignit son pick-up comme un pantin désarticulé et au moment où il ouvrait la portière de sa main valide il entendit les sirènes. Il essaya d’attraper les clés dans sa poche et hurla de nouveau en sentant la brûlure lui fendre la poitrine en deux, mais il arriva à enfoncer la clé et les sirènes se rapprochaient et il réussit à démarrer. Il aperçut du coin de l’œil en s’éloignant les lumières des gyrophares qui glissaient sur les maisons du voisinage et il coinça sa main déchiquetée entre ses jambes et il s’enfuit dans la nuit en hurlant de douleur et de colère et en se demandant à qui il avait brisé le crâne.

48

Ils le repérèrent à quinze kilomètres après la frontière de la Louisiane, roulant à 160. Dépassant les autres véhicules à gauche et à droite et franchissant la ligne médiane et donnant des coups de volant comme un forcené qu’on aurait libéré de ses entraves. Sa main blessée coincée sous l’aisselle pour étouffer les pulsations de douleur et empêcher le sang de couler mais pour sa poitrine il ne pouvait rien à part faire semblant de ne pas sentir qu’elle était trouée de part en part. Le ventre et les genoux barbouillés de sang. Il transpirait et il avait réussi à allumer une cigarette et il ignora les gyrophares de la première puis des deux puis des trois voitures de patrouille de la police de Louisiane. Il continua de foncer pied au plancher et il était presque arrivé à Hammond quand il les aperçut à l’horizon. Un barrage de véhicules de police en travers de la route, leurs lumières tournoyant dans les arbres, et il écrasa la pédale d’accélérateur et en se rapprochant il les vit debout devant leurs voitures, fusil armé à l’épaule, et il se mit à rire en pensant à tout ça. À quel point ils devaient être cons pour croire qu’il en avait quelque chose à battre, et ils déguerpirent comme des blattes quand il enfonça le klaxon, et s’ils avaient pu voir le type derrière le volant ils l’auraient vu se marrer en allant se fracasser contre le mur de voitures.

49

Il faisait les cent pas devant la porte des urgences. Fumant une cigarette. Se parlant à lui-même. Russell se demandait où était passé ce fils de pute et s’il s’était déjà vidé de son sang et il s’en voulait à mort de ne pas avoir continué de tirer sur Larry jusqu’à ce que son corps ne puisse être évacué de chez lui qu’à la petite cuillère. Il fuma sa cigarette jusqu’au filtre puis jeta le mégot et en ralluma aussitôt une autre. Il y avait des taches de sang sur sa chemise, le sang de Maben qu’il avait relevée et portée dans ses bras, le sang qui avait coulé de son oreille quand sa tête s’était affaissée sur son épaule. Il l’avait allongée sur la banquette du pick-up et il avait roulé à tombeau ouvert, passant à deux doigts de provoquer des carambolages parce qu’il avait grillé le feu rouge à au moins trois intersections. Deux jeunes gens en blouse médicale avaient surgi par les portes vitrées automatiques et l’avaient sortie du pick-up et posée sur un brancard et il avait tout juste eu le temps de leur dire qu’elle était blessée à la tête avant qu’ils ne disparaissent avec elle à l’intérieur du bâtiment. Il n’avait pas le courage d’entrer et il était resté dehors à marcher en rond et à fumer et à attendre. Une femme derrière le comptoir d’accueil n’arrêtait pas de lui faire signe par la fenêtre en agitant un porte-bloc dans sa direction, l’appelant pour qu’il vienne lui dire ce qu’il savait. Mais il avait montré sa cigarette allumée en guise d’excuse puis l’avait ignorée.

C’est à cet instant que la voiture de patrouille déboula. Boyd aperçut Russell, manœuvra pour se garer puis descendit du véhicule et le rejoignit devant la porte des urgences.

« J’ai appris par la radio, dit-il. Ton adresse était mentionnée. Tu vas bien ?

— J’ai l’air d’aller bien ? »

Boyd désigna du doigt le sang sur l’épaule de Russell.

« C’est à qui, ça ? »

Russell jeta sa cigarette. Se redressa et balaya des yeux le parking. Sentant peser sur lui le regard de Boyd. Conscient qu’il ne savait plus quoi lui dire. Qu’il n’avait plus aucune échappatoire. Presque plus aucune excuse derrière laquelle s’abriter. Conscient que la prochaine décision de Boyd serait d’entrer dans cet hôpital et d’aller voir par lui-même ce qui s’était passé. Et alors il découvrirait Maben. Puis il attendrait qu’elle soit en mesure de parler. Que cela prenne une heure ou un jour ou une semaine, il serait la première personne qu’elle verrait en rouvrant les yeux et alors elle devrait répondre à ses questions et il n’y avait aucun moyen de savoir comment elle répondrait après le coup qu’elle avait pris sur le crâne. Ou si elle serait seulement capable de répondre. Peut-être aurait-elle tout oublié. Peut-être aurait-elle oublié juste ce qu’il fallait. Impossible de prédire ce qui sortirait de sa bouche si du moins elle retrouvait l’usage de la parole. Impossible de savoir ce qu’il lui resterait dans la cervelle.

« Qu’est-ce qui s’est passé, Russell ? Tu peux me le dire soit maintenant, soit plus tard, c’est toi qui vois. »

Russell alluma une autre cigarette.

« Je suis rentré chez moi et Larry était là. Y avait une femme avec moi et il l’a frappée avec un pied-de-biche ou je sais pas quoi. Pensant que c’était moi. Et ensuite on s’est battus et j’ai réussi à attraper mon fusil et j’ai tiré sur ce connard.

— Les flics t’ont déjà interrogé ?

— Pas encore. »

Boyd marchait en rond sur le trottoir. Les mains sur les hanches.

« Bon. Et la nana, c’était qui ?

— Une femme, c’est tout.

— C’est grave ?

— J’imagine. Putain de pied-de-biche en plein sur la tempe. »

Boyd se remit à marcher d’un pas nerveux. Il aurait voulu que Russell crache le morceau et lui dise qui était cette femme sans devoir le lui redemander mais apparemment ça ne sortirait pas tout seul.

« C’était qui ? » demanda-t-il sèchement.

Russell renversa la tête et souffla sa fumée vers le ciel. Frotta les traces de sang sur sa chemise. Puis désigna la voiture de patrouille.

« T’as de l’essence dans le réservoir ?

— Un peu.

— Alors viens. On va faire un tour. »

Russell se mit en route et Boyd lui emboîta le pas. Ils croisèrent une voiture de police en sortant du parking de l’hôpital. Boyd lui demanda où on va et Russell lui dit d’aller vers le lac. Ils traversèrent la ville puis la laissèrent derrière eux sans desserrer une seule fois la mâchoire. La radio diffusa un appel à renforts suite à un accident sur l’autoroute mais ils n’avaient pas besoin de tout le monde et Boyd dit qu’il était occupé du côté de Pricedale, une histoire de tracteur. À l’approche du lac, Boyd ralentit et attendit que Russell lui indique le chemin et celui-ci finit par l’emmener à son endroit favori. La voiture de patrouille s’engouffra sur l’étroit chemin de terre entre les arbres serrés. Ils s’arrêtèrent juste au bord de l’eau.

« Coupe tout », dit Russell.

Boyd éteignit les phares et tourna la clé de contact. Russell descendit de la voiture et alla s’asseoir sur le capot et Boyd vint s’asseoir à côté de lui. Il croisa les bras et attendit. Russell termina sa cigarette, s’avança sur la berge et jeta son mégot dans le lac. Il ne voulait pas retourner là-bas. Les odeurs de cet endroit le poursuivaient. Les hurlements et les menaces et la promesse de ce qui l’attendait quand il reviendrait. Il restait tant de batailles à livrer, mais il savait qu’il était plus à même qu’elle de les endurer.

Il se retourna face à Boyd.

« Tout est dans la confiance. Quatre ans à l’entendre nous seriner ça jour après jour, tu te souviens ? dit Russell. Et je parie que notre bon vieux coach Noland continue de le seriner aujourd’hui encore à qui veut bien l’écouter. Tout est dans la confiance.

— Ce qu’on pouvait en avoir marre de ce couplet, acquiesça Boyd.

— Tacler, tout le monde peut le faire. Courir vite, tout le monde peut le faire. Soulever de la fonte. S’entraîner comme un chien. Mais c’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est de se faire confiance les uns aux autres. Faut faire le job. Faites ce que vous avez à faire. Laissez les dix mecs en face croire que vous êtes là à faire ce qu’il faut. Croire qu’ils font leur job de leur côté et vous le vôtre. C’est ça qui fait la différence.

— Le pire, c’est que ça marchait. On gagnait vachement plus de matchs qu’on n’en perdait. Et la plupart du temps on n’était ni les plus baraqués ni les plus forts.

— Ça non.

— Mais on avait la niaque. Plus que d’autres, sans doute.

— Sans doute.

— Bon, mais j’imagine qu’on n’est pas là pour échanger des souvenirs d’anciens combattants ?

— Non, dit Russell. On n’est pas là pour ça.

— Et pourquoi on est là alors ? »

Russell se rassit sur le capot de la voiture. Jambes croisées. Tendant un doigt vers le lac.

« Là, dit-il. Le flingue de ton gars, il est là-dedans.

— Comment ça, le flingue de mon gars ?

— T’as très bien compris, Boyd. »

Boyd se frotta la bouche. Les yeux.

« Merde, Russell.

— Oui, comme tu dis. »

L’eau clapotait doucement sur la berge. Boyd chassa un moustique. Une chouette hulula et une bête poussa un cri dans la forêt.

« Et maintenant, dit Russell au bout d’un moment, à ton tour.

— De quoi ?

— De me faire confiance.

— Ah non, commence pas.

— Je commence rien du tout. Je veux juste que tu m’écoutes. Sérieusement. Écoute-moi. Je vais te dire la vérité et il faut que tu me fasses confiance et que tu me croies.

— Je vais essayer.

— Pas simplement essayer, dit Russell.

— Hé, je vais pas non plus prêter serment, Russell. Je peux pas faire ça. Tu le sais aussi bien que moi.

— D’accord. Dans ce cas fais de ton mieux et écoute-moi jusqu’au bout. Et m’écoute pas comme un homme de loi.

— Et tu veux que je t’écoute comme quoi alors ?

— Comme si t’étais juste toi et que moi j’étais juste moi et c’est tout.

— Ça fait une sacrée chiée de conditions de la part du mec qui vient de me montrer où était le pétard que tout le putain de comté est en train de chercher.

— Tu sais très bien que c’est pas moi qui l’ai tué. Ou en tout cas tu devrais.

— Et c’est qui alors ?

— Pas quelqu’un qu’était pas dans son bon droit. »

Russell se leva de nouveau. S’avança face à Boyd. Le regardant dans le noir. La silhouette massive de l’ami sur lequel il espérait pouvoir encore compter.

Et alors il se mit à parler.

Il dit à Boyd que la femme aux urgences était Maben mais ça j’imagine que t’avais déjà deviné. Oui, la même Maben. Et puis il lui raconta comment leurs chemins s’étaient recroisés. Maben qui l’avait braqué à la sortie de l’Armadillo et qui lui avait demandé de les emmener, se dépêchant de faire monter la petite à bord du pick-up. Le revolver qui tremblait dans sa main. Il tremblait tellement qu’il m’a suffi de tendre le bras pour le lui prendre. Et puis le long trajet, toute la nuit, et voilà ce que je faisais ce fameux soir-là qui t’intrigue tant. Puis il lui raconta ce que Maben avait subi quand ce flic l’avait arrêtée sur le parking du relais routier et qu’il l’avait embarquée et tout ce qu’il l’avait forcée à faire. Le moment où elle avait cru que c’était fini et où il lui avait dit que ce n’était pas fini. Qu’ils allaient bientôt avoir de la compagnie alors ferme ta gueule. Et la panique de Maben en pensant alors à Annalee qu’elle avait laissée dans la chambre du motel et le moment où elle avait décidé que ça ne se terminerait pas comme ça pour elles et l’instant d’après elle avait le flingue entre les mains puis le flic étendu mort à ses pieds et elle qui s’était mise à courir.

Russell expliqua ensuite à Boyd qu’elle était convaincue que personne ne la croirait et que c’était pour ça qu’elle s’était enfuie et je lui ai dit qu’elle avait raison. Personne ne la croirait. Sauf lui. Lui, il la croyait et il ne savait pas pourquoi ou peut-être que si d’ailleurs mais toujours est-il qu’il avait le sentiment de devoir l’aider. C’est à cause de moi qu’on en est là. Tous. À cause de moi que Maben s’est enfuie avec ce revolver et à cause de moi qu’on est ici tous les deux ce soir. C’est la route que j’ai choisie qui nous a tous amenés là et guidé par quelle force j’en sais rien. Mais quoi qu’il en soit on en est là et je peux pas laisser tomber. Elle est seule au monde avec sa gosse et les choses feront qu’empirer et certains d’entre nous sont capables d’endurer un truc pareil mais y en a d’autres qui ne peuvent pas et qui sont pas censés devoir. La fillette, c’est qu’une gosse. Mais le regard lourd. Comme Maben. Elles ont pris cher, Boyd. Bourlingué Dieu sait où. Si tu l’entendais raconter ce qu’elles ont traversé toutes les deux, toi aussi tu pourrais pas faire autrement que de la croire. Alors je les ai emmenées chez mon père et elles ont pu manger un peu et se reposer un peu et dimanche soir on est venus là elle et moi à cet endroit exact et j’ai pris le flingue et je l’ai balancé à la flotte. Aussi loin que j’ai pu. Et j’espérais qu’avec ça ce serait terminé. Mais apparemment non. J’allais la mettre dans le car ce soir et on avait décidé de passer chez moi d’abord pour que je lui donne un peu de cash et l’autre taré était là et il a failli la tuer. Elle en a bavé, Boyd. Elle en a bavé. Et si je te raconte tout ça c’est pour que tu comprennes tout de suite quand je te demande de la laisser tranquille. Je te dis pas de le faire. Je te le demande. Laisse-la tranquille. L’autre connard a eu ce qu’il méritait. Laisse tomber.

Boyd avait écouté Russell sans bouger, sans moufter. Et il resta immobile et silencieux encore un moment en réfléchissant à ce que lui avait demandé Russell.

« C’est pas si simple, dit-il enfin.

— Si. C’est très simple.

— Non. Pas simple du tout. Loin de là. Tu sais qui y a chez moi en train de dormir à l’heure où on se parle ? Une femme et deux gosses, putain. D’accord ?

— Je sais.

— Eh bah, alors viens pas me dire que c’est simple. »

Boyd descendit du capot et s’avança jusqu’au bord de l’eau. Il se baissa, ramassa un bout de bois et le lança dans le lac.

« J’imagine qu’y a pas mal de gens qui aimeraient bien te toucher deux ou trois mots, dit-il.

— J’imagine, oui, dit Russell.

— Tu l’as lancé où exactement ? demanda Boyd.

— Loin. »

Boyd tira sur son ceinturon. Rajusta son pantalon.

« Allez, viens », dit-il en tournant les talons.

Russell le suivit et monta dans la voiture de patrouille.

« Vas-y, dis-le, fit Russell. Je sais que t’as autre chose à me dire.

— Pas maintenant », répondit Boyd sans le regarder.

Il passa la marche arrière et recula doucement entre les arbres, puis ils quittèrent le sentier de terre et s’éloignèrent du lac. Les lumières des chalets brasillaient sur la rive opposée et un bateau aménagé flottait paisiblement au milieu du lac par cette nuit sans vent. Ils retournèrent à l’hôpital sans parler et Boyd s’arrêta au bord du trottoir au lieu d’entrer dans le parking. Deux voitures de police étaient garées devant les urgences.

« Vas-y, dit Boyd. Mais écoute-moi bien. Je te promets rien et je t’accorde rien. Je t’ai écouté et c’est tout. Je t’ai écouté. Et bon sang, Dieu sait que j’aurais pas dû.

— C’est tout ce que je voulais. Que tu m’écoutes.

— C’est pas tout ce que tu veux. Nom de Dieu. Mais tu te rends compte ce que tu me demandes de faire ? Je sais bien que ça fait un bout de temps que tu vis pas exactement selon les mêmes lois que tout le monde, mais merde. T’as le beau rôle maintenant.

— Y a pas de beau rôle.

— D’accord, peut-être, mais si y a un truc que je sais c’est qu’on a tous les deux beaucoup à perdre. Et moi plus encore que toi, si tu veux mon avis.

— T’as sans doute pas tort.

— Je sais que j’ai raison. Tu crois que t’as vécu l’enfer à Parchman ? Vas-y, balance un flic dans la cour et tu vas voir. Ton séjour là-bas, à côté, je parie que ça te ferait l’effet d’avoir été en colonie de vacances chez les scouts… Je parie que ce que tu verrais, tu le souhaiterais à personne. Et c’est ça qui se profile à l’horizon quand tout ça sera fini. »

Russell resta assis sans répondre. Tourna la tête vers Boyd qui n’avait pas détaché les yeux de son volant. Il ne savait pas quoi dire d’autre. Ne voulait pas en rajouter. Il avait tout déballé, et maintenant arriverait ce qui arriverait.

« Allez, dit Boyd, vas-y. »

Russell hocha la tête, descendit de voiture et se dirigea vers l’entrée de l’hôpital. Fatigué, traînant les pieds. Perclus de douleurs partout où Larry l’avait frappé. Il entendit derrière lui la voiture de patrouille démarrer et s’éloigner. Il aurait voulu trouver un endroit où s’asseoir tranquillement et rester seul un moment, même s’il savait que ça n’arriverait pas. Il entra aux urgences et vit deux policiers à l’accueil. Ils lui annoncèrent que Larry était mort et que Maben était vivante. Puis ils lui demandèrent de se tourner, lui passèrent les menottes et l’escortèrent dehors. Ils le poussèrent à l’arrière d’une des voitures de police et le conduisirent au poste où il se retrouva assis dans une pièce sur une chaise droite devant une table carrée avec une cigarette et un cendrier et il expliqua comment il en était arrivé à tirer sur Larry.

50

Boyd passa devant chez lui et toutes les lumières étaient éteintes sauf la veilleuse au coin du garage qui éclairait l’allée et la voiture de Lacey. Le petit pick-up qu’il avait acheté pour que les garçons puissent se balader était garé dans la rue devant la maison. Dans la remorque accrochée au pick-up, un tracteur-tondeuse, une tondeuse à gazon, un désherbeur et un râteau.

Il dépassa la maison et continua de rouler. Un peu plus loin dans la rue, un système d’arrosage électrique continuait de tourner dans un jardin. Un tricycle sur le trottoir et des poubelles sorties devant les maisons et l’impression que tous les gens du voisinage dormaient bercés par des rêves paisibles.

Depuis quinze ans qu’il était dans la police, il en était venu à reconnaître, bien forcé, que les gens se faisaient parfois des choses atroces et innommables les uns aux autres. S’en prenant à plus faible qu’eux. À plus petit qu’eux. À ceux qui étaient sans défense. Des choses innommables qui le poussaient à venir s’asseoir au bord du lit de ses deux fils, le soir, quand ils étaient petits. Il rentrait tard et ils étaient déjà endormis et il songeait à toutes ces horreurs et il restait dans le noir à les écouter respirer. Leur corps et leur esprit à la merci du monde extérieur, et savoir qu’il ne pourrait pas veiller sur eux toute leur vie le rongeait tandis qu’il les regardait dormir. Assis là dans le noir à prier pour que ses enfants ne soient jamais confrontés à toutes ces horreurs dont il avait été témoin et à s’efforcer de comprendre ce Dieu qui tolérait la faiblesse de l’innocence et la puissance du mal. Le pire de ce qu’il avait vu, il le gardait pour lui. Se refusait à en parler à Lacey, parce qu’il avait peur qu’elle n’en perde le sommeil et il ne voulait pas qu’elle partage ses craintes. Assis là dans le noir au bord du lit de ses enfants, il ne pouvait qu’espérer et il avait continué d’espérer année après année et tandis qu’il roulait dans les rues assoupies de son quartier il se rappela cet espoir. L’espoir que le bien existait en ce monde, quelque part, et qu’il agissait comme une force de protection silencieuse quand il n’y avait personne pour tendre la main. Il songea à cette invisible force du bien et à tout ce qui dépendait d’elle et il se demanda si ce n’était pas elle peut-être qui s’était manifestée le soir où ce flic s’était fait assassiner. Si cette force qu’il avait toujours imaginée n’existait pas réellement.

Il continua de sillonner son quartier, traversa Delaware Avenue puis franchit le pont de l’échangeur et s’enfonça dans le désert de ces routes de l’arrière-pays où il se passait tant de choses. Il y avait quelque chose de magnifique dans la profondeur du ciel et dans le noir des arbres et dans le silence et le vide de ces vastes terres. Il éteignit sa radio et défit son ceinturon. Ouvrit son étui et sortit le revolver et le posa sur le siège à côté de lui. Il appuya sur un bouton de l’accoudoir et son siège s’inclina en arrière et il coupa l’air conditionné et baissa les vitres et le vent chaud s’enroula autour de lui comme l’étreinte d’un vieil ami. Il roula et roula jusqu’à ce que toutes les lumières alentour aient disparu et qu’il n’y ait plus que lui et la terre et la nuit. Quand il fut certain qu’il ne risquait pas de croiser d’autres véhicules, il ralentit, éteignit les phares et continua de rouler à la seule lueur orangée de ses veilleuses qui balayaient la route au ras du sol devant lui comme si la voiture de patrouille était une espèce de vaisseau extraterrestre en mission de reconnaissance sur un terrain inconnu.

Il pensa de nouveau à ses fils. La vitesse à laquelle ils étaient en train de devenir des hommes, et des hommes bien, espérait-il, et il aurait voulu mieux comprendre ce que ça voulait dire au juste, être un homme bien. Il croyait le savoir, jusqu’à ce soir. Croyait pouvoir s’asseoir avec eux dans le salon et leur expliquer ce qu’était un homme bien et comment s’y prendre pour en devenir un soi-même et peut-être en était-il toujours capable mais il savait que la décision qu’il prendrait à propos de cette arme et de ce meurtre, quelle qu’elle soit, infléchirait d’une manière ou d’une autre sa conception de ce qu’était un homme bien. Il savait que quoi qu’il décide, une incertitude demeurerait à jamais en lui qui l’accompagnerait partout, jusque dans son sommeil et au stade et pendant les barbecues dans le jardin derrière la maison et jusque dans ses vieux jours.

Il avait toujours aimé l’insigne et la loi parce que cela lui permettait de savoir où était le bien, où était le mal, et désormais il était perdu, flottant entre ces deux notions, et ce n’était pas sa faute mais peu importait. Il en était là. Il tendit le bras par la vitre et ouvrit la paume face au vent qui lui filait entre les doigts, comme s’il espérait pouvoir attraper au vol un peu de cette force indétectable qui lui apporterait une réponse, mais rien ne s’accrocha à ses doigts et rien ne surgit des ténèbres et à travers la lueur orangée des veilleuses et jusque dans l’habitacle de la voiture pour se nicher tout près de lui. Il laissa son bras dehors et garda sa main ouverte et puis il ralentit et s’arrêta. Coupa le moteur. Éteignit les veilleuses. L’obscurité silencieuse devant lui et derrière lui et tout autour de lui. Il frotta ses mains l’une contre l’autre. Se frotta le visage. Se laissa aller contre l’appuie-tête. Et il demeura là, hébété par le poids de la couronne qui lui avait été donnée.

51

Octobre. La lourdeur de l’été évaporée, remplacée par la légèreté de l’air automnal. Assis au volant de son pick-up sur le parking en face de l’école élémentaire, Russell regardait les premières feuilles tomber des arbres et tapisser l’aire de jeux. Il passa la main sur son visage épaissi d’une barbe soyeuse, plus dense, plus fournie, comme pour amortir un coup si jamais il devait en prendre un. Il leva les yeux vers le rétroviseur, gratta quelques mouchetures de peinture sur le miroir et puis sur ses mains et ses ongles en essayant de calculer combien de temps encore il lui faudrait bosser sur cette maison pour en voir le bout et toucher enfin son chèque. Et puis il fallait qu’il trouve rapidement un autre job. Dans deux petits mois, la clémence du début d’automne ne serait plus qu’un lointain souvenir et il avait besoin d’abattre autant de boulot que possible avant l’arrivée de l’hiver, de la pluie et du froid. Un livre d’exercices était posé sur le siège à côté de lui et il l’ouvrit, observa les majuscules qu’elle avait tracées. Certaines étaient réussies. D’autres laissaient encore à désirer. Elle avait beaucoup de retard à rattraper, disaient-ils, et il savait que c’était un commentaire déjà très indulgent de leur part.

La sonnerie retentit, les doubles portes s’ouvrirent et les enfants sortirent en rang derrière les enseignants. Certains montèrent dans les bus de ramassage scolaire, d’autres traversèrent la rue et s’éloignèrent à pied. D’autres encore se dirigeaient vers le bout de l’allée où les attendaient des voitures, à l’arrière desquelles ils disparaissaient un par un. Chaque jour il devait attendre un moment avant qu’Annalee ne fasse son apparition. Elle disait qu’elle n’aimait pas sortir en même temps que les autres. Qu’elle préférait attendre qu’ils soient tous partis. Une fois la foule des élèves dispersée et les bus et les voitures déjà loin sur les routes, les doubles portes s’ouvrirent de nouveau et une femme portant des lunettes tint la porte à Annalee qui s’avança d’un pas prudent, les bras croisés. Elle regarda à droite et à gauche, puis, satisfaite de ne voir personne, elle leva la tête droit devant elle et Russell lui fit signe, démarra et s’approcha de l’entrée de l’école pour la faire monter à bord.

Elle balança son cartable puis grimpa et il lui dit Salut et elle demanda s’ils pouvaient aller prendre un milk-shake. Ils descendirent Delaware Avenue et s’arrêtèrent au Star Drive-In et elle en commanda un à la banane et lui au chocolat puis ils se rendirent chez Mitchell, où il avait l’intention de la déposer et de la laisser jouer dehors jusqu’à la dernière lueur du jour pour pouvoir peindre tranquillement. Mitchell, Consuela et Maben étaient assis dans le jardin en train d’effeuiller des épis de maïs avant de les lancer dans des petites bassines en étain. Derrière eux, il remarqua que la statue de la Vierge Marie était recouverte d’un drap blanc et il demanda à la petite ce que ça signifiait. C’est un fantôme, répondit-elle. Un grand fantôme blanc. Pour Halloween. Consuela a attaché deux draps ensemble. Cousu, tu veux dire. Cousu, répéta-t-elle. Il hocha la tête et lui dit qu’il rentrerait tout à l’heure et elle descendit du pick-up avec son milk-shake et ferma la portière. Elle se mit à courir puis s’arrêta, se retourna et adressa un petit signe de la main à Russell.

Il avait espéré que son père comprendrait comme lui-même lui avait demandé de comprendre pour Consuela et il avait compris. Je voudrais qu’elles restent dans la grange, mais je paierai les factures, avait-il dit. D’accord, avait dit Mitchell. Mais ça va pas être facile. Je sais, avait-il dit. Mais elle sera remise sur pied en un rien de temps. Et ça ira mieux alors. Et c’est à peu près tout ce qu’ils s’étaient dit à ce sujet. Mitchell emmenait Annalee pêcher au bord de l’étang et lui faisait faire des tours de jardin sur le tracteur et Consuela avait essayé une ou deux fois de lui confectionner une robe, sans rencontrer grand succès jusqu’à présent. Maben se déplaçait d’une chaise à l’autre. Elle était souvent prise de vertiges. Mais pas aussi souvent qu’au début. Elle commençait à pouvoir donner un coup de main en cuisine. Elle apprenait auprès de Consuela. Ils dînaient presque tous les soirs ensemble chez son père, puis ils s’installaient sur la véranda et faisaient chacun leur tour un peu de lecture à la petite dans la fraîcheur du soir tombant. Puis, une fois les livres refermés et la veillée terminée, Maben et Annalee souhaitaient bonne nuit aux trois autres et se dirigeaient vers la grange et disparaissaient en haut des marches et Consuela partait alors faire sa lente et mélodieuse petite promenade dans le jardin, tournant autour de la Vierge Marie et de l’étang. Puis elle revenait vers eux, posait la main sur l’épaule de Mitchell en passant et rentrait dans la maison et Russell et Mitchell buvaient encore un ou deux verres de bourbon avant d’aller se coucher à leur tour. Un quidam passant devant la maison et apercevant cette petite famille ne lui aurait rien trouvé d’étrange ou de remarquable.

Il repartit en ville et finit son milk-shake au volant. La maison dont il refaisait la peinture ces jours-ci était située dans son quartier, et il s’arrêta devant et admira son œuvre. La peinture avait un peu bavé sur les encadrements de fenêtres, mais rien qu’un petit coup de racloir ne puisse résoudre. Les façades impeccables. Pas une éclaboussure sur le toit à première vue. Il avait prévu de revenir bosser encore une ou deux heures, mais le milk-shake lui pesait sur l’estomac et il se dit que ça pouvait attendre. Inutile de se précipiter, de toute façon, tant qu’il n’avait pas trouvé une autre maison à repeindre après celle-ci.

Il redémarra et roula au hasard des rues de la ville et, comme chaque fois dans ces moments-là, il se mit à songer à Boyd. Ils s’étaient croisés deux, trois fois sur la route et ils s’étaient fait signe mais ça s’était arrêté là. Parfois, la nuit, quand il n’arrivait pas à fermer l’œil, il repensait à ce qu’il avait demandé à Boyd et il se sentait coupable. Si jamais il se passait quelque chose, c’était son vieux copain qui risquait le plus gros. Mais il revoyait alors Maben, exilée dans ce monde de ténèbres et de silence, les yeux fermés, et il n’y avait rien d’autre à faire qu’espérer que personne ne parlerait plus jamais de cette histoire. Il avait entendu dire que le shérif avait fini par partir à la retraite, vaincu par la frustration de l’enquête, et à tout prendre il n’aurait pas pu imaginer signe plus rassurant.

Pourtant, quelque chose continuait de le travailler. Comme s’il craignait d’être inconséquent et irresponsable en s’autorisant à laisser passer ne serait-ce qu’une seule journée sans rester sur ses gardes. Il dormait très peu et, chaque fois qu’il se l’autorisait, ses rêves le ramenaient à cette cellule et les visions qui le hantaient semblaient parfois si réelles qu’il ressentait en se réveillant la même angoisse que là-bas à l’époque, tous les matins, au moment où le bruit des hommes et du métal le tirait brutalement de son sommeil. Mais, dans ses rêves, il ne quittait jamais sa cellule, et il était seul dans la prison, et la lumière était toujours grise et il entendait en permanence une voix féminine qui l’appelait et il ne parvenait jamais à trouver d’où provenait cette voix. La voix d’une femme rongée par l’inquiétude et qui l’appelait certaines nuits, mais d’autres nuits, les pires, cette voix qu’il entendait en rêve était spectrale. Un gémissement dans le noir. Se réverbérant en écho sur les parois de la prison vide et il ne savait jamais si ce fantôme était là pour l’aider ou si c’était lui au contraire qui était censé l’aider et alors il se réveillait en panique.

Il repensait à ce rêve en sillonnant les rues familières de sa ville et il pensait à Boyd et il imaginait qu’un jour peut-être, alors qu’ils se trouveraient tous chez son père, une armada de voitures déboulerait dans l’allée toutes sirènes hurlantes. Il alluma une cigarette et sortit le bras par la vitre ouverte. Songea à retourner chez son père et à attaquer le bourbon un peu plus tôt que d’habitude. S’asseoir sur la véranda, regarder le jour décliner et le soir tomber sur la terre comme une couverture descendue la border pour la nuit. Quelques minutes plus tard, il tourna dans l’allée et il lâcha l’accélérateur et laissa le pick-up terminer sa course en silence sur le gravier, espérant voir ce qu’ils faisaient avant qu’ils ne le remarquent.

Il s’approcha et les vit tous les quatre dans le jardin derrière la maison. Annalee et Mitchell et Consuela debout. Maben assise à côté d’eux. Ils avaient enlevé le drap qui recouvrait la statue et chacun le tenait par un coin et ils le secouaient, le faisant ondoyer dans les airs telle une grande vague blanche. Russell descendit du pick-up, s’avança vers eux puis s’arrêta. Annalee le vit et l’appela. Viens, dit-elle. On va te faire une petite place. Il demeura immobile à les observer un moment et puis il vit la Vierge Marie. Le soleil était bas dans le ciel rougeoyant derrière elle et son ombre s’étirait à leurs pieds. Il lui sembla qu’elle se penchait vers eux, les bras grands ouverts, comme pour les accueillir tous dans une même étreinte. Comme pour leur dire venez. Venez dans mes bras.

Remerciements

Merci à Birney Imes, Maridith Geuder, Matthew Guinn, Andrew Kelly, Erinn Holloway, Sean Doyle, Daniel Woodrell, Jason Richman et Yuli Masinovsky. Un remerciement tout particulier à Lee Boudreaux et à l’équipe des éditions Lee Boudreaux Books et Little, Brown. Ainsi qu’à Ellen Levine, arrivée pile au bon moment. Merci, enfin, à Sabrea, puisses-tu ne jamais te lasser de me porter.