Boule de Suif / Пышка. Книга для чтения на французском языке

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Герои новелл Ги де Мопассана (1850–1893), вошедших в сборник, – люди разные: это и девица легкого поведения Элизабет Руссе, оказывающаяся гораздо более порядочной, чем ее почтенные попутчики, и Папаша Милон, отомстивший пруссакам за гибель сына, и скучающие буржуа, и предприимчивые молодые женщины.

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Комментарии и словарь О. П. Панайотти

© КАРО, 2016

Boule de Suif

Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.

Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « les Vengeurs de la Défaite – les Citoyens de la Tombe – les Partageurs de la Mort » – passaient à leur tour, avec des airs de bandits.

Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance[1], nommés ofifciers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés.

Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disaiton.

La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient subitement disparu.

Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d’un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s’en allait à pied, entre deux ofifciers d’ordonnance[2].

Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considérât comme une arme[3] leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine.

La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des murs.

L’angoisse de l’attente faisait désirer la venue de l’ennemi.

Dans l’après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d’où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur la place de l’Hôtel-de-Ville[4] ; et par toutes les rues voisines, l’armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur et rythmé.

Des commandements criés d’une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies, de par le « droit de guerre ». Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l’affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d’une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous les maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou l’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du Ciel et en la raison de l’homme.

Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C’était l’occupation après l’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.

Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s’établit. Dans beaucoup de familles, l’ofifcier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’un dont on dépendait tout à fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité. – Et la témérité n’est plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où s’illustra leur cité. – On se disait enfin, raison suprême tirée de l’urbanité française, qu’il demeurait bien permis d’être poli dans son intérieur pourvu qu’on ne se montrât[5] pas familier, en public, avec le soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l’Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.

La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les ofifciers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les ofifciers de chasseurs, qui, l’année d’avant, buvaient aux mêmes cafés.

Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.

Les vainqueurs exigeaient de l’argent, beaucoup d’argent. Les habitants payaient toujours ; ils étaient riches d’ailleurs. Mais plus un négociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voit passer aux mains d’un autre.

Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l’eau quelque cadavre d’Allemand gonflé dans son uniforme, tué d’un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté à l’eau d’une poussée du haut d’un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

Car la haine de l’Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée.

Enfin, comme les envahisseurs, bien qu’assujétissant la ville à leur inflexible discipline, n’avaient accompli aucune des horreurs que la renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s’enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre que l’armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe où ils s’embarqueraient.

On employa l’influence des ofifciers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef.

Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s’étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement.

Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit.

À quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de l’Hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture.

Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l’obscurité ; et l’entassement des lourds vêtements d’hiver faisait ressembler tous ces corps à des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent : – « J’emmène ma femme, » – dit l’un. – « J’en fais autant. » – « Et moi aussi. » – Le premier ajouta : – « Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l’Angleterre. » – Tous avaient les mêmes projets, étant de complexion semblable.

Cependant on n’attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d’écurie, sortait de temps à autre d’une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix d’homme parlant aux bêtes et jurant s’entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu’on remuait les harnais ; ce murmure devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement de l’animal, s’arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu’accompagnait le bruit mat d’un sabot ferré battant le sol.

La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés s’étaient tus ; ils demeuraient immobiles et roidis.

Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace ; et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde.

L’homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d’une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d’une main, l’autre portant sa lumière. Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit : « Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture, vous serez à l’abri, au moins. »

Ils n’y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite ; puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans échanger une parole.

Le plancher était couvert de paille où les pieds s’enfoncèrent. Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses qu’elles savaient déjà depuis longtemps.

Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda : – « Tout le monde estil monté ? » – Une voix du dedans répondit : – « Oui. » – On partit.

La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les roues s’enfonçaient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements sourds ; les bêtes glissaient, souflaient, fumaient ; et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.

Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon de neige.

Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de cette aurore.

Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l’un de l’autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros[6] de la rue Grand-Pont.

Ancien commis d’un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté le fonds[7] et fait fortune. Il vendait à très bon marché[8] de très mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour[9] un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité.

Sa réputation de filou était si bien établie, qu’un soir, à la préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale[10], ayant proposé aux dames qu’il voyait un peu somnolentes de faire une partie de « Loiseau vole », le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.

Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement : – « Il est impayable, ce Loiseau. »

De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.

Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide, était l’ordre et l’arithmétique de la maison de commerce, qu’il animait par son activité joyeuse.

À côté d’eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d’honneur et membre du Conseil général. Il était resté, tout le temps de l’Empire, chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des ofifciers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison.

Elle faisait vis-à-vis[11] à son époux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d’un œil navré l’intérieur lamentable de la voiture.

Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s’efforçait d’accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roi Henri IV qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province.

Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait le parti orléaniste[12] dans le département. L’histoire de son mariage avec la fille d’un petit armateur de Nantes était toujours demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille galanterie, et dont l’entrée fût dififcile.

La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu.

Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes.

Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave[13]. L’une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole[14] comme si elle eût reçu à bout portant[15] une bordée de mitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.

En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.

L’homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu’il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre Septembre[16], par suite d’une farce peut-être, il s’était cru nommé préfet, mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et serviable, il s’était occupé avec une ardeur incomparable d’organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l’approche de l’ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s’était vivement replié vers la ville.

Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts boufifs, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses ; avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir ; et là-dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de « prostituée », de « honte publique » furent chuchotés si haut qu’elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu’un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un air émoustillé.

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sans vergogne[17] ; car l’amour légal le prend toujours de haut[18] avec son libre confrère.

Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l’aspect de Cornudet, parlaient argent d’un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l’industrie cotonnière, avait eu soin d’envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu’il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s’était arrangé pour vendre à l’Intendance française tous les vins communs[19] qui lui restaient en cave, de sorte que l’État lui devait une somme formidable qu’il comptait bien toucher au Havre.

Et tous les trois se jetaient des coups d’œil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l’argent, de la grande francmaçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la poche de leur culotte.

La voiture allait si lentement qu’à dix heures du matin on n’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s’inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l’on désespérait maintenant d’y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la dégager.

L’appétit grandissait, troublait les esprits ; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l’approche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.

Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n’y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant cachait ses réserves dans la crainte d’être pillé par les soldats qui, n’ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu’ils découvraient.

Vers une heure de l’après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude creux dans l’estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps ; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.

De temps en temps, quelqu’un bâillait ; un autre presque aussitôt l’imitait ; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d’où sortait une vapeur.

Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau afifrma qu’il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d’argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. « Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte, comment n’ai-je pas songé à apporter des provisions ? » – Chacun se faisait le même reproche.

Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit ; on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu’il rendit la gourde, il remercia : « C’est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l’appétit. » – L’alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sœurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance qu’il leur envoyait.

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d’une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d’une serviette blanche.

Elle en sortit d’abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confi sous leur gelée ; et l’on apercevait encore dans le panier d’autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu’on appelle « Régence » en Normandie.

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l’odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : « À la bonne heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout. » Elle leva la tête vers lui : « Si vous en désirez, monsieur ? C’est dur de jeûner depuis le matin. » Il salua : « Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n’en peux plus. À la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas, madame ? » Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : « Dans des moments comme celui-ci, on est bien aisé de trouver des gens qui vous obligent. » – Il avait un journal qu’il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu’il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de Suif, d’une voix humble et douce, proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.

Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l’imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur « charmante compagne » si elle lui permettait d’offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit : « Mais oui, certainement, monsieur, » avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu’on eut débouché la première bouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passa après l’avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale[20]. Tout d’un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes ; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l’esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d’une voix mourante qu’elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : – « C’est la faim, pas autre chose. »

Alors Boule de Suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun : « Mon Dieu, si j’osais offrir à ces messieurs et à ces dames… » Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : « Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s’aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi. » – On hésitait, personne n’osant assumer la responsabilité du « oui ».

Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : « Nous acceptons avec reconnaissance, madame. »

Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s’en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de Pont-l’Évêque[21], des petits-fours et une tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.

On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec réserve d’abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.

On s’entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen : « J’ai cru d’abord que je pourrais rester, dit-elle. J’avais ma maison pleine de provisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats que m’expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tourné le sang de colère ; et j’ai pleuré de honte toute la journée. Oh ! si j’étais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m’empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus dififciles à étrangler que d’autres ! Et je l’aurais terminé, celui-là, si l’on ne m’avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j’ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici. »

On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes ; et Cornudet, en l’écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d’apôtre ; de même un prêtre entend un dévôt louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprise dans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d’éloquence où il étrillait magistralement cette « crapule de Badinguet[22] ».

Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne, et, bégayant d’indignation : « J’aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, ah oui ! C’est vous qui l’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’à quitter la France si l’on était gouverné par des polissons comme vous ! » Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l’âme la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.

Le panier était vide. À dix on l’avait tari sans peine, en regrettant qu’il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu’on avait fini de manger.

La nuit tombait, l’obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et l’autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.

Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d’une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des lumières.

On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout à coup un mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l’œil fouillait l’ombre, crut voir l’homme à la grande barbe s’écarter vivement comme s’il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.

Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’était Tôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine et soufler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l’Hôtel du Commerce on s’arrêta.

La portière s’ouvrit ! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs ; c’étaient les heurts d’un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d’un Allemand cria quelque chose.

Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l’on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d’épouvante.

À côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et port ant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d’un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.

Il invita en français d’Alsacien les voyageurs à sortir, disant d’un ton raide : – « Foulez-vous tescentre, messieurs et tames ? »

Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l’officier : « Bonjour monsieur », par un sentiment de prudence bien plus que par politesse. L’autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.

Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l’ennemi. La grosse fille tâchait de se dominer et d’être calme : le démoc tourmentait d’une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu’en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes.

On entra dans la vaste cuisine de l’auberge, et l’Allemand, s’étant fait présenter l’autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits.

Puis il dit brusquement : « C’est pien », et il disparut.

Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandé. Une demi-heure était nécessaire pour l’apprêter ; et, pendant que deux servantes avaient l’air de s’en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d’un numéro parlant.

Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l’auberge parut lui-même. C’était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie.

Il demanda :

– Mademoiselle Élisabeth Rousset ?

Boule de Suif tressaillit, se retourna :

– C’est moi.

– Mademoiselle, l’ofifcier prussien veut vous parler immédiatement.

– À moi ?

– Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.

Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara, carrément :

– C’est possible, mais je n’irai pas.

Un mouvement se fit autour d’elle ; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s’approcha :

– Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des dififcultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger ; c’est sans doute pour quelque formalité oubliée.

Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l’on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d’un coup de tête. Elle dit enfin :

– C’est pour vous que je le fais, bien sûr !

La comtesse lui prit la main :

– Et nous vous remercions.

Elle sortit. On l’attendit pour se mettre à table. Chacun se désolait de n’avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l’appellerait à son tour.

Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, souflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait : « Oh ! la canaille ! la canaille ! »

Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité : « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. »

Alors on s’assit autour d’une haute soupière d’où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau[23] et les bonnes sœurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin ; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu’il élevait ensuite entre la lampe et son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’unique fonction pour laquelle il était né. On eût dit qu’il établissait en son esprit un rapprochement et comme une afifnité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale Ale[24] et la Révolution ; et assurément il ne pouvait déguster l’un sans songer à l’autre.

M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L’homme, râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant : mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l’arrivée des Prussiens, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils disaient, les exécrant, d’abord, parce qu’ils lui coûtaient de l’argent, et, ensuite, parce qu’elle avait deux fils à l’armée. Elle s’adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.

Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, de temps en temps, l’interrompait :

– Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie.

Mais elle n’en tenait aucun compte, et continuait :

– Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. – Oh non ! – Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l’exercice pendant des heures et des jours ; ils sont là tous dans un champ : – et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là. – S’ils cultivaient la terre au moins, ou s’ils travaillaient aux routes dans leur pays ! – Mais non, madame, ces militaires, ça n’est profitable à personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n’apprendre rien qu’à massacrer ! – Je ne suis qu’une vieille femme sans éducation, c’est vrai, mais en les voyant qui s’esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis : – « Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut-il que d’autres se donnent tant de mal pour être nuisibles ! Vraiment, n’est-ce pas une abomination de tuer des gens qu’ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Français ? – Si l’on se revenge sur quelqu’un qui vous a fait tort, c’est mal, puisqu’on vous condamne ; mais quand on extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c’est donc bien, puisqu’on donne des décorations à celui qui en détruit le plus ? – Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça !

Cornudet éleva la voix :

– La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible ; c’est un devoir sacré quand on défend la patrie.

La vieille femme baissa la tête :

– Oui, quand on se défend, c’est autre chose ; mais si l’on ne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir ?

L’œil de Cornudet s’enflamma :

– Bravo, citoyenne ! dit-il.

M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu’il fût fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l’opulence qu’apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu’on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu’il faudra des siècles pour achever.

Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l’aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.

Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.

Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu’il appelait : « les mystères du corridor ».

Au bout d’une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s’entr’ouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s’arrêtèrent. Boule de Suif semblait défendre l’entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n’entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait :

– Voyons, vous êtes bête, qu’est-ce que ça vous fait ?

Elle avait l’air indigné et répondit :

– Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte.

Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s’emporta, élevant encore le ton :

– Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être ?

Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser près de l’ennemi, dut réveiller en son cœur sa dignité défaillante, car, après l’avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup[25].

Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu’il éveilla d’un baiser en murmurant : « M’aimes-tu, chérie ? »

Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s’éleva quelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Follenvie dormait.

Comme on avait décidé qu’on partirait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays[26] et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l’église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses où l’on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu’ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l’apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes étaient à « l’armée de la guerre », indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu’il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café ; un d’eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente.

Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux rat d’église lui répondit : « Oh ! ceux-là ne sont pas méchants ; c’est pas des Prussiens à ce qu’on dit. Ils sont de plus loin ; je ne sais pas bien d’où ; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis sûr qu’on pleure bien aussi là-bas après les hommes ; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n’est pas trop malheureux pour le moment, parce qu’ils ne font pas de mal et qu’ils travaillent comme s’ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu’on s’aide… C’est les grands qui font la guerre. »

Cornudet, indigné de l’entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s’enfermer dans l’auberge. Loiseau eut un mot pour rire : « Ils repeuplent. » M. Carré-Lamadon eut un mot grave : « Ils réparent. » Mais on ne trouvait pas le cocher. À la fin on le découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec l’ordonnance de l’officier. Le comte l’interpella :

– Ne vous avait-on pas donné l’ordre d’atteler pour huit heures ?

– Ah ! bien oui, mais on m’en a donné un autre depuis.

– Lequel ?

– De ne pas atteler du tout.

– Qui vous a donné cet ordre ?

– Ma foi ! le commandant prussien.

– Pourquoi ?

– Je n’en sais rien. Allez lui demander. On me défend d’atteler, moi je n’attelle pas. – Voilà.

– C’est lui-même qui vous a dit cela ?

– Non, monsieur, c’est l’aubergiste qui m’a donné l’ordre de sa part.

– Quand ça ?

– Hier soir, comme j’allais me coucher.

Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.

On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d’incendie.

On voulut voir l’ofifcier, mais cela était impossible absolument, bien qu’il logeât dans l’auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.

Cornudet s’installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d’une considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Cornudet. C’était une superbe pipe en écume[27] admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu’il avait bu, il passait d’un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu’il humait sa moustache frangée d’écume.

Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l’avenir de la France. L’un croyait aux d’Orléans, l’autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait quand tout serait désespéré : un du Guesclin[28], une Jeanne d’Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier ? Ah ! si le prince impérial n’était pas si jeune ! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.

Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l’interrogea bien vite ; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles : L’ofifcier m’a dit comme ça : « Monsieur Follenvie, vous défendrez qu’on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu’ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça sufift. »

Alors on voulut voir l’officier. Le comte lui envoya sa carte où M. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu’il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c’est-à-dire vers une heure.

Les dames reparurent et l’on mangea quelque peu, malgré l’inquiétude. Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée.

On achevait le café quand l’ordonnance vint chercher ces messieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers ; mais comme on essayait d’entraîner Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement qu’il entendait n’avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.

Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l’auberge où l’ofifcier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin :

– Qu’est-ce que fous foulez ?

Le comte prit la parole :

– Nous désirons partir, Monsieur.

– Non.

– Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?

– Parce que che ne feux pas.

– Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe ; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.

– Che ne feux pas… foilà tout… Fous poufez tescentre.

S’étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent.

L’après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d’Allemand ; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine et l’on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder comme otages – mais dans quel but ? – ou les emmener prisonniers ? ou, plutôt, leur demander une rançon considérable ? À cette pensée, une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d’or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes – donna – Boule de Suif avait trente-et-un d’emblée[29] ; et bientôt l’intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s’aperçut que le ménage Loiseau s’entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut ; et, de sa voix graillonnante, il prononça : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a pas encore changé d’avis. »

Boule de Suif resta debout, toute pâle ; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu’elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata : « Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais. »

Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista d’abord ; mais l’exaspération domina bientôt : « Ce qu’il veut ?… ce qu’il veut ? Il veut coucher avec moi ! » cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l’indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C’était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un soufle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l’on eût demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d’elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. Les bonnes sœurs, qui ne se montraient qu’aux repas, avaient baissé la tête et ne disaient rien.

On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ; mais on parla peu : on songeait.

Les dames se retirèrent de bonne heure ; et les hommes, tout en fumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu’on avait l’intention d’interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de l’ofifcier. Mais il ne songeait qu’à ses cartes, sans rien écouter, sans rien répondre ; et il répétait sans cesse : « Au jeu, messieurs, au jeu. » Son attention était si tendue qu’il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d’orgue dans la poitrine. Ses poumons siflants donnaient toute la gamme de l’asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu’aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était « du matin », toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était « du soir », toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria : « Tu placeras mon lait de poule[30] devant le feu, » et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu’on n’en pouvait rien tirer, on déclara qu’il était temps de s’en aller, et chacun gagna son lit.

On se leva encore d’assez bonne heure le lendemain avec un espoir indéterminé, un désir plus grand de s’en aller, une terreur du jour à passer dans cette horrible petite auberge.

Hélas ! les chevaux restaient à l’écurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tourner autour de la voiture.

Le déjeuner fut bien triste ; et il s’était produit comme un refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à cette fille[31], maintenant, de n’avoir pas été trouver secrètement le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l’eût su, d’ailleurs ? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire à l’ofifcier qu’elle prenait en pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d’importance !

Mais personne n’avouait encore ces pensées.

Dans l’après-midi, comme on s’ennuyait à périr, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s’enveloppa avec soin et la petite société partit, à l’exception de Cornudet, qui préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, qui passaient leurs journées dans l’église ou chez le curé.

Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles ; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était une souffrance ; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le monde aussitôt retourna, l’âme glacée et le cœur serré.

Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derrière.

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette « garce-là » allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu’on ne pouvait exiger d’une femme un sacrifice aussi pénible, et qu’il devait venir d’elle-même. M. Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu’à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux. – « Si l’on se sauvait à pied, » – dit Loiseau. Le comte haussa les épaules : – « Y songez-vous, dans cette neige ? avec nos femmes ? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés prisonniers à la merci des soldats. » – C’était vrai ; on se tut.

Les dames parlaient toilette ; mais une certaine contrainte semblait les désunir.

Tout à coup, au bout de la rue, l’ofifcier parut. Sur la neige qui fermait l’horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirées.

Il s’inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure[32].

Boule de Suif était devenue rouge jusqu’aux oreilles ; et les trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d’être ainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu’il avait si cavalièrement traitée.

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d’ofifciers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout ; elle regrettait même qu’il ne fût pas Français, parce qu’il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurément raffoleraient.

Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux, dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le temps.

On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des cœurs exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif. Une cloche tinta. C’était pour un baptême. La grosse fille avait un enfant élevé chez des paysans d’Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l’an, et n’y songeait jamais ; mais la pensée de celui qu’on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.

Aussitôt qu’elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu’à la fin il fallait décider quelque chose. Loiseau eut une inspiration : il était d’avis de proposer à l’ofifcier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir les autres.

M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussitôt. L’Allemand, qui connaissait la nature humaine, l’avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde tant que son désir ne serait pas satisfait.

Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata : « Nous n’allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c’est son métier, à cette gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu’elle n’a pas le droit de refuser l’un plutôt que l’autre. Je vous demande un peu, ça a pris tout ce qu’elle a trouvé dans Rouen, même des cochers ! oui, madame, le cocher de la préfecture ! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la maison. Et aujourd’hui qu’il s’agit de nous tirer d’embarras, elle fait la mijaurée, cette morveuse !… Moi, je trouve qu’il se conduit très bien, cet ofifcier. Il est peut-être privé depuis longtemps ; et nous étions là trois qu’il aurait sans doute préférées. Mais non, il se contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. Songez donc, il est le maître. Il n’avait qu’à dire : « Je veux », et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats. »

Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se sentait déjà prise de force par l’ofifcier.

Les hommes, qui discutaient à l’écart, se rapprochèrent. Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misérable » pieds et poings liés[33], à l’ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d’ambassadeurs, et doué d’un physique de diplomate, était partisan de l’habileté : « Il faudrait la décider », – dit-il.

Alors on conspira.

Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C’était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d’expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n’aurait rien compris, tant les précautions du langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s’épanouissaient dans cette aventure polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l’amour avec la sensualité d’un cuisinier gourmand qui prépare le souper d’un autre.

La gaieté revenait d’elle-même, tant l’histoire leur semblait drôle à la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien dites qu’elles faisaient sourire. À son tour Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits : « Puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre ? » La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu’à sa place elle refuserait celui-là moins qu’un autre.

On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu’il jouerait, des arguments dont il s’appuierait, des manœuvres qu’il devrait exécuter. On régla le plan des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l’assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l’ennemi dans la place.

Cornudet cependant restait à l’écart, complètement étranger à cette affaire.

Une attention si profonde tendait les esprits, qu’on n’entendit point rentrer Boule de Suif. Mais le comte souftla un léger : « Chut ! » qui fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et un certain embarras empêcha d’abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités des salons, l’interrogea : « Était-ce amusant, ce baptême ? »

La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l’aspect même de l’église. Elle ajouta : « C’est si bon de prier quelquefois. »

Cependant, jusqu’au déjeuner, ces dames se contentèrent d’être aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils.

Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d’abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne[34], puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus[35], Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les réduisant à des servilités d’esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l’imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue[36] Annibalentre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.

On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille[37] qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal.

Et tout cela s’était raconté d’une façon convenable et modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l’émulation.

On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.

Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait rien.

Pendant toute l’après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu de l’appeler « madame » comme on avait fait jusque-là, on lui disait simplement « mademoiselle », sans que personne sût bien pourquoi, comme si l’on avait voulu la faire descendre d’un degré dans l’estime qu’elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.

Au moment où l’on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa phrase de la veille : « L’ofifcier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a point encore changé d’avis. »

Boule de Suif répondit sèchement : « Non, monsieur. » Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais l’Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C’était un argument puissant : la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement par l’effet d’une inintelligence heureuse, d’une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n’était pas troublée par les tâtonnements de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; sa foi n’hésitait jamais ; sa conscience n’avait point de scrupules.

Elle trouvait tout simple le sacrifice d’Abraham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d’En Haut ; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l’intention était louable. La comtesse, mettant à profit l’autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens. »

Elle l’interrogeait.

– Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur ?

– Qui pourrait en douter, madame ? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l’inspire.

Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s’intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère.

Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d’elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu’elles étaient arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaient mourir qu’elles auraient sauvés peut-être ! C’était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires ; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des batailles, et, mieux qu’un chef, dompter d’un mot les grands soudards indisciplinés ; une vraie bonne sœur Ran-tanplan dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre.

Personne ne dit rien après elle, tant l’effet semblait excellent.

Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu’assez tard dans la matinée.

Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le temps de germer et de pousser ses fruits.

La comtesse proposa de faire une promenade dans l’après-midi ; alors le comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura derrière les autres, avec elle.

Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les hommes posés emploient avec les filles, l’appelant : « ma chère enfant », la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question :

– Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie ?

Boule de Suif ne répondit rien.

Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester « monsieur le comte », tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu’elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance ; puis soudain, la tutoyant gaiement : – « Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d’avoir goûté d’une jolie fille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays. »

Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société.

Aussitôt rentrée, elle monta chez elle et ne reparut plus. L’inquiétude était extrême. Qu’allaitelle faire ? Si elle résistait, quel embarras !

L’heure du dîner sonna ; on l’attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu’on pouvait se mettre à table. Tout le monde dressa l’oreille. Le comte s’approcha de l’aubergiste, et, tout bas : « Ça y est ? – Oui. » Par convenance, il ne dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria : « Saperlipopette ![38] je paye du champagne si l’on en trouve dans l’établissement » ; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement communicatif et bruyant ; une joie égrillarde remplissait les cœurs. Le comte parut s’apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, pleine de traits.

Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla : « Silence ! » Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il tendit l’oreille en faisant « Chut ! » des deux mains, leva les yeux vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle : « Rassurez-vous, tout va bien. »

On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa.

Au bout d’un quart d’heure il recommença la même farce, la renouvela souvent dans la soirée ; et il faisait semblant d’interpeller quelqu’un à l’étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer : « Pauvre fille ; » ou bien il murmurait entre ses dents d’un air rageur : « Gueux de Prussien, va ! » Quelquefois, au moment où l’on n’y songeait plus, il poussait, d’une voix vibrante, plusieurs : « Assez ! assez ! » et ajoutait, comme se parlant à lui-même : « Pourvu que nous la revoyions ; qu’il ne l’en fasse pas mourir, le misérable ! »

Bien que ces plaisanteries fussent d’un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l’indignation dépend des milieux comme le reste, et l’atmosphère qui s’était peu à peu créée autour d’eux était chargée de pensées grivoises.

Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et discrètes. Les regards luisaient ; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s’ouvrir une route vers le sud.

Loiseau, lancé, se leva, un verre de champagne à la main : « Je bois à notre délivrance ! » Tout le monde fut debout ; on l’acclamait. Les deux bonnes sœurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n’avaient jamais goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, mais que c’était plus fin cependant.

Loiseau résuma la situation.

– C’est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu’on pourrait pincer un quadrille.

Cornudet n’avait pas dit un mot, pas fait un geste ; il paraissait même plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d’un geste furieux, sa grande barbe qu’il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant : « Vous n’êtes pas farce, vous, ce soir ; vous ne dites rien, citoyen ? » Mais Cornudet releva brusquement la tête, et, parcourant la société d’un regard luisant et terrible :

« Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie ! » Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois : « Une infamie ! » et disparut.

Cela jeta un froid d’abord. Loiseau, interloqué, restait bête ; mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant : « Ils sont trop verts[39], mon vieux, ils sont trop verts. » Comme on ne comprenait pas, il raconta les « mystères du corridor ». Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces dames s’amusaient comme des folles. Le comte et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.

– Comment ! vous êtes sûr ? Il voulait…

– Je vous dis que je l’ai vu.

– Et, elle a refusé…

– Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.

– Pas possible ?

– Je vous le jure.

Le comte étouffait. L’industriel se comprimait le ventre à deux mains. Loiseau continuait :

– Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du tout.

Et tous les trois repartaient, malades, essouflés.

On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que « cette chipie » de petite Carré-Lamadon avait ri jaune[40] toute la soirée : « Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l’uniforme, qu’il soit Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n’est pas une pitié, Seigneur Dieu ! »

Et toute la nuit, dans l’obscurité du corridor coururent comme des frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des souffles, des efleurements de pieds nus, d’imperceptibles craquements. Et l’on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là ; il trouble, dit-on, le sommeil.

Le lendemain, un clair soleil d’hiver rendait la neige éblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu’une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d’un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu’ils éparpillaient.

Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.

On n’attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.

Elle semblait un peu troublée, honteuse ; et elle s’avança timidement vers ses compagnons, qui, tous, d’un même mouvement, se détournèrent comme s’ils ne l’avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et l’éloigna de ce contact impur.

La grosse fille s’arrêta, stupéfaite ; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d’un « bonjour, madame » humblement murmuré. L’autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu’elle accompagna d’un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l’on se tenait loin d’elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu’elle avait occupée pendant la première partie de la route.

On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais Mme Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à, son mari : « Heureusement que je ne suis pas à côté d’elle. »

La lourde voiture s’ébranla, et le voyage recommença.

On ne parla point d’abord. Boule de Suif n’osait pas lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d’avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l’avait hypocritement jetée.

Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce pénible silence.

– Vous connaissez, je crois, Mme d’Étrelles ?

– Oui, c’est une de mes amies.

– Quelle charmante femme !

– Ravissante ! Une vraie nature d’élite, fort instruite d’ailleurs, et artiste jusqu’au bout des doigts ; elle chante à ravir et dessine dans la perfection.

Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon – échéance – prime – à terme. »

Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes[41] de l’auberge, engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme.

Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour une course d’oremus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu.

Cornudet songeait, immobile.

Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : « Il fait faim », dit-il.

Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d’où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger.

– Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C’était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu’un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d’autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : « faits divers » sur sa pâte onctueuse.

Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l’une quatre œufs durs et de l’autre le croûton d’un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, làdedans, des étoiles.

Boule de Suif, dans la hâte et l’effarement de son lever, n’avait pu songer à rien ; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d’abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait.

Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu’ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus rapides, coulant comme des gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas.

Mais la comtesse s’en aperçut et prévint son mari d’un signe. Il haussa les épaules comme pour dire : « Que voulez-vous, ce n’est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura : « Elle pleure sa honte. »

Les deux bonnes sœurs s’étaient remises à prier, après avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson.

Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à sifloter la « Marseillaise ».

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie. Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles :

Amour sacré de la patrie,Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,Liberté, liberté chérie,Combats avec tes défenseurs !

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obsurité profonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce, son siflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de Suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu’elle n’avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.

L’ami Joseph

On s’était connu intimement pendant tout l’hiver à Paris. Après s’être perdus de vue, comme toujours, à la sortie du collège, les deux amis s’étaient retrouvés, un soir, dans le monde, déjà vieux et blanchis, l’un garçon[42], l’autre marié.

M. de Méroul habitait six mois Paris, et six mois son petit château de Tourbeville. Ayant épousé la fille d’un châtelain des environs, il avait vécu d’une vie paisible et bonne dans l’indolence d’un homme qui n’a rien à faire. De tempérament calme et d’esprit rassis, sans audaces d’intelligence, ni révoltes indépendantes, il passait son temps à regretter doucement le passé, à déplorer les mœurs et les institutions d’aujourd’hui, et à répéter à tout moment à sa femme, qui levait les yeux au ciel, et parfois aussi les mains en signe d’assentiment énergique : « Sous quel gouvernement vivons-nous, mon Dieu ? »

Mme de Méroul ressemblait intellectuellement à son mari, comme s’ils eussent été frère et sœur. Elle savait, par tradition, qu’on doit d’abord respecter le Pape et le Roi !

Et elle les aimait et les respectait du fond du cœur, sans les connaître, avec une exaltation poétique, avec un dévouement héréditaire, avec un attendrissement de femme bien née. Elle était bonne jusque dans tous les replis de l’âme. Elle n’avait point eu d’enfant et le regrettait sans cesse.

Lorsque M. de Méroul retrouva dans un bal Joseph Mouradour, son ancien camarade, il éprouva de cette rencontre une joie profonde et naïve, car ils s’étaient beaucoup aimés dans leur jeunesse.

Après les exclamations d’étonnement sur les changements que l’âge avait apportés à leur corps et à leur figure, ils s’étaient informés réciproquement de leurs existences.

Joseph Mouradour, un Méridional, était devenu conseiller général dans son pays. D’allures franches, il parlait vivement et sans retenue, disant toute sa pensée avec ignorance des ménagements. Il était républicain ; de cette race de républicains bons garçons qui se font une loi du sans-gêne et qui posent pour l’indépendance de parole allant jusqu’à la brutalité.

Il vint dans la maison de son ami, et y fut tout de suite aimé pour sa cordialité facile, malgré ses opinions avancées. Mme de Méroul s’écriait : « Quel malheur ! un si charmant homme ! »

M. de Méroul disait à son ami d’un ton pénétré et confidentiel : « Tu ne te doutes pas du mal que vous faites à notre pays. » Il le chérissait cependant ; car rien n’est plus solide que Joseph Mouradour blaguait la femme et le mari, les appelait « mes aimables tortues », et parfois se laissait aller à des déclamations sonores contre les gens arriérés[43], contre les préjugés et les traditions.

Quand il déversait ainsi le flot de son éloquence démocratique, le ménage, mal à l’aise, se taisait par convenance et savoir-vivre ; puis le mari tâchait de détourner la conversation, pour éviter les froissements. On ne voyait Joseph Mouradour que dans l’intimité.

L’été vint. Les Méroul n’avaient pas de plus grande joie que de recevoir leurs amis dans leur propriété de Tourbeville. C’était une joie intime et saine, une joie de braves gens et de propriétaires campagnards. Ils allaient au-devant des invités jusqu’à la gare voisine et les ramenaient dans leur voiture, guettant les compliments sur leur pays, sur la végétation, sur l’état des routes dans le département, sur la propreté des maisons des paysans, sur la grosseur des bestiaux qu’on apercevait dans les champs, sur tout ce qu’on voyait par l’horizon.

Ils faisaient remarquer que leur cheval trottait d’une façon surprenante pour une bête employée une partie de l’année aux travaux des champs ; et ils attendaient avec anxiété l’opinion du nouveau venu sur leur domaine de famille, sensibles au moindre mot, reconnaissants de la moindre intention gracieuse.

Joseph Mouradour fut invité, et il annonça son arrivée.

La femme et le mari étaient venus au train, ravis d’avoir à faire les honneurs de leur logis.

Dès qu’il les aperçut, Joseph Mouradour sauta de son wagon avec une vivacité qui augmenta leur satisfaction. Il leur serrait les mains, les félicitait, les enivrait de compliments.

Tout le long de la route il fut charmant, s’étonna de la hauteur des arbres, de l’épaisseur des récoltes, de la rapidité du cheval.

Quand il mit le pied sur le perron du château, M. de Méroul lui dit avec une certaine solennité amicale :

– Tu es chez toi, maintenant.

Joseph Mouradour répondit :

– Merci, mon cher, j’y comptais. Moi, d’ailleurs, je ne me gêne pas avec mes amis. Je ne comprends l’hospitalité que comme ça.

Puis il monta dans sa chambre, pour se vêtir en paysan, disait-il, et il redescendit tout costumé de toile bleue, coiffé d’un chapeau canotier, chaussé de cuir jaune, dans un négligé complet de Parisien en goguette[44]. Il semblait aussi devenu plus commun, plus jovial, plus familier, ayant revêtu avec son costume des champs un laisser-aller et une désinvolture qu’il jugeait de circonstance[45]. Sa tenue nouvelle choqua quelque peu M. et Mme de Méroul, qui demeuraient toujours sérieux et dignes, même en leurs terres, comme si la particule qui précédait leur nom les eût forcés à un certain cérémonial jusque dans l’intimité.

Après le déjeuner, on alla visiter les fermes : et le Parisien abrutit les paysans respectueux par le ton camarade de sa parole.

Le soir, le curé dînait à la maison, un vieux gros curé, habitué des dimanches, qu’on avait prié ce jour-là exceptionnellement en l’honneur du nouveau venu.

Joseph, en l’apercevant, fit une grimace, puis il le considéra avec étonnement, comme un être rare d’une race particulière qu’il n’avait jamais vue de si près. Il eut, dans le cours du repas, des anecdotes libres, permises dans l’intimité, mais qui semblèrent déplacées aux Méroul, en présence d’un ecclésiastique. Il ne disait point : « Monsieur l’abbé », mais : « Monsieur » tout court ; et il embarrassa le prêtre par des considérations philosophiques sur les diverses superstitions établies à la surface du globe. Il disait : « Votre Dieu, Monsieur, est de ceux qu’il faut respecter, mais aussi de ceux qu’il faut discuter. Le mien s’appelle Raison : il a été de tout temps l’ennemi du vôtre… »

Les Méroul, désespérés, s’efforçaient de détourner les idées. Le curé partit de très bonne heure.

Alors le mari prononça doucement :

– Tu as peut-être été un peu loin devant ce prêtre ?

Mais Joseph aussitôt s’écria :

– Elle est bien bonne, celle-là ! Avec ça que je me générais pour un calotin ! Tu sais, d’ailleurs, tu vas me faire le plaisir de ne plus m’imposer ce bonhomme-là pendant les repas. Usez-en, vous autres, autant que vous voudrez, dimanches et jours ouvrables, mais ne le servez pas aux amis, saperlipopette !

– Mais, mon cher, son caractère sacré…

Joseph Mouradour l’interrompit :

– Oui, je sais, il faut les traiter comme des rosières Connu, mon bon ! Quand ces gens-la respecteront mes convictions, je respecterai les leurs !

Ce fut tout, ce jour-là.

Lorsque Mme de Méroul entra dans son salon, le lendemain matin, elle aperçut au milieu de sa table trois journaux qui la firent reculer : le Voltaire, la République française et la Justice.

Aussitôt Joseph Mouradour, toujours en bleu, parut sur le seuil, lisant avec attention l’Intransigeant. Il s’écria :

– Il y a, là-dedans, un fameux article de Rochefort. Ce gaillard-là est surprenant.

Il en fit la lecture à haute voix, appuyant sur les traits, tellement enthousiasmé, qu’il ne remarqua pas l’entrée de son ami.

M. de Méroul tenait à la main le Gaulois pour lui, le Clairon pour sa femme.

La prose ardente du maître écrivain qui jeta bas l’empire, déclamée avec violence, chantée dans l’accent du Midi, sonnait par le salon pacifique, secouait les vieux rideaux à plis droits, semblait éclabousser les murs, les grands fauteuils de tapisserie, les meubles graves posés depuis un siècle aux mêmes endroits, d’une grêle de mots bondissants, effrontés, ironiques et saccageurs.

L’homme et la femme, l’un debout, l’autre assise, écoutaient avec stupeur, tellement scandalisés, qu’ils ne faisaient pas un geste.

Mouradour lança le trait final comme on tire un bouquet d’artifice, puis déclara d’un ton triomphant :

– Hein ? C’est salé, cela ?

Mais soudain il aperçut les deux feuilles qu’apportait son ami, et il demeura lui-même perclus d’étonnement. Puis il marcha vers lui, à grands pas, demandant d’un ton furieux :

– Qu’est-ce que tu veux faire de ces papiers-là ?

M. de Méroul répondit en hésitant :

– Mais… ce sont mes… mes journaux !

– Tes journaux… Ça, voyons, tu te moques de moi ! Tu vas me faire le plaisir de lire les miens, qui te dégourdiront les idées, et, quant aux tiens… voici ce que j’en fais, moi…

Et, avant que son hôte interdit eût pu s’en défendre, il avait saisi les deux feuilles et les lançait par la fenêtre. Puis il déposa gravement la Justice entre les mains de Mme de Méroul, remit le Voltaire au mari, et il s’enfonça dans un fauteuil pour achever l’Intransigeant.

L’homme et la femme, par délicatesse, firent semblant de lire un peu, puis lui rendirent les feuilles républicaines qu’ils touchaient du bout des doigts comme si elles eussent été empoisonnées.

Alors il se remit à rire et déclara :

– Huit jours de cette nourriture-là, et je vous convertis à mes idées.

Au bout de huit jours, en effet, il gouvernait la maison. Il avait fermé la porte au curé, que Mme de Méroul allait voir en secret ; il avait interdit l’entrée au château du Gaulois et du Clairon, qu’un domestique allait mystérieusement chercher au bureau de poste et qu’on cachait, lorsqu’il entrait, sous les coussins du canapé ; il réglait tout à sa guise[46], toujours charmant, toujours bonhomme, tyran jovial et tout-puissant.

D’autres amis devaient venir, des gens pieux et légitimistes. Les châtelains jugèrent une rencontre impossible et, ne sachant que faire, annoncèrent un soir à Joseph Mouradour qu’ils étaient obligés de s’absenter quelques jours pour une petite affaire, et ils le prièrent de rester seul. Il ne s’émut pas et répondit :

– Très bien, cela m’est égal, je vous attendrai ici autant que vous voudrez. Je vous l’ai dit : entre amis pas de gêne. Vous avez raison d’aller à vos affaires, que diable ! Je ne me formaliserai pas pour cela, bien au contraire ; ça me met tout à fait à l’aise avec vous. Allez, mes amis, je vous attends.

M. et Mme de Méroul partirent le lendemain.

Il les attend.

Yveline Samoris

– La comtesse Samoris.

– Cette dame en noir, là-bas ?

– Elle-même, elle porte le deuil de sa fille qu’elle a tuée.

– Allons donc ! Que me contez-vous là ?

– Une histoire toute simple, sans crime et sans violences.

– Alors quoi ?

– Presque rien. Beaucoup de courtisanes étaient nées pour être des honnêtes femmes, dit-on ; et beaucoup de femmes dites honnêtes pour être courtisanes, n’est-ce pas ? Or, Mme Samoris, née courtisane, avait une fille née honnête femme, voilà tout.

– Je comprends mal.

– Je m’explique.

– La comtesse Samoris est une de ces étrangères à clinquant comme il en pleut des centaines sur Paris, chaque année. Comtesse hongroise ou valaque, ou je ne sais quoi, elle apparut un hiver dans un appartement des Champs-Élysées, ce quartier des aventuriers, et ouvrit ses salons au premier venant, et au premier venu.

J’y allai. Pourquoi ? direz-vous. Je n’en sais trop rien. J’y allai comme nous y allons tous, parce qu’on y joue, parce que les femmes sont faciles et les hommes malhonnêtes. Vous connaissez ce monde de flibustiers à décorations variées, tous nobles, tous titrés, tous inconnus aux ambassades, à l’exception des espions. Tous parlent de l’honneur à propos de bottes, citent leurs ancêtres, racontent leur vie, hâbleurs, menteurs, filous, dangereux comme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, l’aristocratie du bagne enfin.

J’adore ces gens-là. Ils sont intéressants à pénétrer, intéressants à connaître, amusants à entendre, souvent spirituels, jamais banals comme des fonctionnaires publics. Leurs femmes sont toujours jolies, avec une petite saveur de coquinerie étrangère, avec le mystère de leur existence passée peut-être à moitié dans une maison de correction. Elles ont en général des yeux superbes et des cheveux invraisemblables. Je les adore aussi.

Mme Samoris est le type de ces aventurières, élégante, mûre et belle encore, charmeuse et féline, on la sent vicieuse jusque dans les moelles[47]. On s’amusait beaucoup chez elle, on y jouait, on y dansait, on y soupait… enfin on y faisait tout ce qui constitue les plaisirs de la vie mondaine.

Et elle avait une fille, grande, magnifique, toujours joyeuse, toujours prête pour les fête, toujours riant à pleine bouche et dansant à corps perdu. Une vrai fille d’aventurière. Mais une innocente, une ignorante, une naïve, qui ne voyait rien, ne savait rien, ne comprenait rien, ne devinait rien de tout ce qui se passait dans la maison paternelle.

– Comment le savez-vous ?

– Comment je le sais ? C’est plus drôle que tout. On sonne un matin chez moi, et mon valet de chambre vient me prévenir que M. Joseph Bonenthal demande à me parler. Je dis aussitôt :

– Qui est ce monsieur ? Mon serviteur répondit :

– Je ne sais pas trop, Monsieur, c’est peut-être un domestique.

C’était un domestique, en effet, qui voulait entrer chez moi.

– D’où sortez-vous ?

– De chez Mme la comtesse Samoris.

– Ah ! mais ma maison ne ressemble en rien à la sienne.

– Je le sais bien, Monsieur, et voilà pourquoi je voudrais entrer chez Monsieur ; j’en ai assez de ces gens-là ; on y passe, mais on n’y reste pas.

J’avais justement besoin d’un homme, je pris celui-là.

Un mois après, Mlle Yveline Samoris mourait mystérieusement ; et voici tous les détails de cette mort que je tiens de Joseph, qui les tenait de son amie la femme de chambre de la comtesse.

Le soir d’un bal, deux nouveaux arrivés causaient derrière une porte. Mlle Yveline, qui venait de danser, s’appuya contre cette porte pour avoir un peu d’air. Ils ne la virent pas s’approcher ; elle les entendit. Ils disaient :

– Mais quel est le père de la jeune personne ?

– Un Russe, parait-il, le comte Rouvaloff. Il ne voit plus la mère.

– Et le prince régnant aujourd’hui ?

– Ce prince anglais debout contre la fenêtre ; Mme Samoris l’adore. Mais ses adorations ne durent jamais plus d’un mois à six semaines. Du reste, vous voyez que le personnel d’amis est nombreux ; tous sont appelés… et presque tous sont élus. Cela coûte un peu cher ; mais… bast !

– Où a-t-elle pris ce nom de Samoris ?

– Du seul homme peut-être qu’elle ait aimé, un banquier israélite de Berlin qui s’appelait Samuel Morris.

– Bon. Je vous remercie. Maintenant que je suis renseigné, j’y vois clair[48]. Et j’irai droit.

Quelle tempête éclata dans cette cervelle de jeune fille douée de tous les instincts d’une honnête femme ? Quel désespoir bouleversa cette âme simple ? Quelles tortures éteignirent cette joie incessante, ce rire charmant, cet exultant bonheur de vivre ? Quel combat se livra dans ce cœur si jeune, jusqu’à l’heure où le dernier invité fut parti ? Voilà ce que Joseph ne pouvait me dire. Mais le soir même, Yveline entra brusquement dans la chambre de sa mère, qui allait se mettre au lit, fit sortir la servante qui resta derrière la porte, et debout, pâle, les yeux agrandis, elle prononça :

– Maman, voici ce que j’ai entendu tantôt dans le salon.

Et elle raconta mot pour mot le propos que je vous ai dit.

La comtesse, stupéfaite, ne savait d’abord que répondre. Puis elle nia tout avec énergie, inventa une histoire, jura, prit Dieu à témoin.

La jeune fille se retira éperdue, mais non convaincue. Et elle épia.

Je me rappelle parfaitement le changement étrange qu’elle avait subi. Elle était toujours grave et triste ; et plantait sur nous ses grands yeux fixes comme pour lire au fond de nos âmes. Nous ne savions qu’en penser, et on prétendait qu’elle cherchait un mari, soit définitif, soit passager.

Un soir, elle n’eut plus de doute : elle surprit sa mère. Alors froidement, comme un homme d’affaires qui pose les conditions d’un traité, elle dit :

– Voici, maman, ce que j’ai résolu. Nous nous retirerons toutes les deux dans une petite ville ou bien à la campagne ; nous y vivrons sans bruit, comme nous pourrons. Tes bijoux seuls sont une fortune. Si tu trouves à te marier avec quelque honnête homme, tant mieux ; encore plus tant mieux si je trouve aussi. Si tu ne consens pas à cela, je me tuerai.

Cette fois la comtesse envoya coucher sa fille et lui défendit de jamais recommencer cette leçon, malséante en sa bouche.

Yveline répondit :

– Je te donne un mois pour réfléchir. Si dans un mois nous n’avons pas changé d’existence, je me tuerai, puisqu’il ne reste aucune autre issue honorable à ma vie.

Et elle s’en alla.

Au bout d’un mois, on dansait et on soupait toujours dans l’hôtel Samoris.

Yveline alors prétendit qu’elle avait mal aux dents et fit acheter chez un pharmacien voisin quelques gouttes de chloroforme. Le lendemain elle recommença ; elle dut elle-même, chaque fois qu’elle sortait, recueillir des doses insignifiantes du narcotique. Elle en emplit une bouteille.

On la trouva, un matin, dans son lit, déjà froide, avec un masque de coton sur la figure.

Son cercueil fut couvert de fleurs, l’église tendue de blanc. Il y eut foule à la cérémonie funèbre.

Eh bien ! vrai, si j’avais su, – mais on ne sait jamais, – j’aurais peut-être épousé cette fille-là. Elle était rudement jolie.

– Et la mère, qu’est-elle devenue ?

– Oh ! elle a beaucoup pleuré. Elle recommence depuis huit jours seulement à recevoir ses intimes.

– Et qu’a-t-on dit pour expliquer cette mort ?

– On a parlé d’un poêle perfectionné dont le mécanisme s’était dérangé. Des accidents par ces appareils ayant fait grand bruit jadis, il n’y avait rien d’invraisemblable à cela.

Rouerie

– Les femmes ?

– Eh bien, quoi ? les femmes ?

– Eh bien, il n’y a pas de prestidigitateurs plus subtils pour nous mettre dedans à tout propos, avec ou sans raison, souvent pour le seul plaisir de ruser. Et elles rusent avec une simplicité incroyable, une audace surprenante, une finesse invincible. Elles rusent du matin au soir, et toutes, les plus honnêtes, les plus droites, les plus sensées.

Ajoutons qu’elles y sont parfois un peu forcées. L’homme a, sans cesse, des entêtements d’imbécile et des désirs de tyran. Un mari, dans son ménage, impose à tout moment des volontés ridicules. Il est plein de manies ; sa femme les flatte en les trompant. Elle lui fait croire qu’une chose coûte tant, parce qu’il crierait si cela valait plus. Et elle se tire toujours adroitement d’affaire par des moyens si faciles et si malins, que les bras nous en tombent lorsque nous les apercevons par hasard. Nous nous disons, stupéfaits : « Comment ne nous en étionsnous pas aperçus ? »

* * *

L’homme qui parlait était un ancien ministre de l’Empire, le comte de L…, fort roué, disait-on, et d’esprit supérieur.

Un groupe de jeunes gens l’écoutait.

Il reprit :

– J’ai été roulé par une humble petite bourgeoise d’une façon comique et magistrale. Je vais vous dire la chose pour votre instruction.

J’étais alors ministre des Affaires étrangères et, chaque matin, j’avais l’habitude de faire une longue promenade à pied aux Champs-Élysées. C’était au mois de mai ; je marchais en respirant avidement cette bonne odeur des premières feuilles.

Bientôt je m’aperçus que je rencontrais tous les jours une adorable petite femme, une de ces étonnantes et gracieuses créatures qui portent la marque de Paris. Jolie ? Oui et non. Bien faite ? Non, mieux que ça. La taille était trop mince, les épaules trop droites, la poitrine trop bombée, soit ; mais je préfère ces exquises poupées de chair ronde à cette grande carcasse de Vénus de Milo.

Et puis, elles trottinent d’une façon incomparable ; et le seul frémissement de leur tournure nous fait courir des désirs dans les moelles. Elle avait l’air de me regarder en passant. Mais ces femmes-là ont toujours l’air de tout ; et on ne sait jamais…

Un matin, je la vis assise sur un banc, avec un livre ouvert à la main. Je m’empressai de m’asseoir à son côté. Cinq minutes après, nous étions amis. Alors, chaque jour, après le salut souriant : « Bonjour, Madame », – « Bonjour, Monsieur », on causait. Elle me raconta qu’elle était femme d’un employé, que la vie était triste, que les plaisirs étaient rares et les soucis fréquents, et mille autres choses.

Je lui dis qui j’étais, par hasard et peut-être aussi par vanité ; elle simula fort bien l’étonnement.

Le lendemain, elle venait me voir au ministère, et elle y revint si souvent que les huissiers, ayant appris à la connaître, se jetaient tout bas de l’un à l’autre, en l’apercevant, le nom dont ils l’avaient baptisée : « Madame Léon ». – Je porte ce prénom.

Pendant trois mois, je la vis tous les matins sans me lasser d’elle une seconde, tant elle savait sans cesse varier et pimenter sa tendresse. Mais un jour, je m’aperçus qu’elle avait les yeux meurtris et luisants de larmes contenues, qu’elle parlait avec peine, perdue en des préoccupations secrètes.

Je la priai, je la suppliai de me dire le souci de son cœur ; et elle finit par balbutier en frissonnant : « Je suis… je suis enceinte. » Et elle se mit à sangloter. Oh ! je fis une grimace horrible et je dus pâlir comme on fait à des nouvelles semblables. Vous ne sauriez croire quel coup désagréable vous donne dans la poitrine l’annonce de ces paternités inattendues. Mais vous connaîtrez cela tôt ou tard. À mon tour, je bégayai « Mais… mais… tu es mariée, n’est-ce pas ? »

Elle répondit : « Oui, mais mon mari est en Italie depuis deux mois et il ne reviendra pas de longtemps encore ».

Je tenais, coûte que coûte[49], à dégager ma responsabilité. Je dis : « Il faut le rejoindre tout de suite. » Elle rougit jusqu’aux tempes, et baissant les yeux : « Oui… mais… » Elle n’osa ou ne voulut achever.

J’avais compris et je lui remis discrètement une enveloppe contenant ses frais de voyage.

* * *

Huit jours plus tard, elle m’adressait une lettre de Gênes[50]. La semaine suivante, j’en recevais une de Florence. Puis il m’en vint de Livourne, de Rome, de Naples. Elle me disait : « Je vais bien, mon cher amour, mais je suis affreuse. Je ne veux pas que tu me voies avant que ce soit fini ; tu ne m’aimerais plus. Mon mari ne s’est douté de rien. Comme sa mission le retient encore pour longtemps en ce pays, je ne reviendrai en France qu’après ma délivrance. »

Et, au bout de huit mois environ, je recevais de Venise ces seuls mots : « C’est un garçon. »

Quelque temps après, elle entra brusquement un matin, dans mon cabinet, plus fraîche et plus jolie que jamais, et se jeta dans mes bras.

Et notre tendresse ancienne recommença.

Je quittai le ministère ; elle vint dans mon hôtel de la rue de Grenelle. Souvent, elle me parlait de l’enfant, mais je ne l’écoutais guère ; cela ne me regardait pas. Je lui remettais par moments une somme assez ronde, en lui disant simplement : « Place cela pour lui. »

Deux ans encore s’écoulèrent ; et, de plus en plus, elle s’acharnait à me donner des nouvelles du petit, « de Léon ». Parfois elle pleurait : « Tu ne l’aimes pas ; tu ne veux pas seulement le voir ; si tu savais quel chagrin tu me fais ! »

Enfin, elle me harcela si fort que je lui promis un jour d’aller le lendemain aux Champs-Élysées, à l’heure où elle viendrait l’y promener.

Mais, au moment de partir, une crainte m’arrêta. L’homme est faible et bête ; qui sait ce qui allait se passer dans mon cœur ? Si je me mettais à aimer ce petit être né de moi ! mon fils !

J’avais mon chapeau sur la tête, mes gants aux mains. Je jetai les gants sur mon bureau et mon chapeau sur une chaise : « Non, décidément, je n’irai pas, c’est plus sage. »

Ma porte s’ouvrit. Mon frère entrait. Il me tendit une lettre anonyme reçue le matin : « Prévenez le comte de L…, votre frère, que la petite femme de la rue Cassette se moque effrontément de lui. Qu’il prenne des renseignements sur elle. »

Je n’avais jamais rien dit à personne de cette vieille intrigue. Je fus stupéfait et je racontai l’histoire à mon frère depuis le commencement jusqu’à la fin. J’ajoutai : « Quant à moi, je ne veux m’occuper de rien, mais tu seras bien gentil d’aller aux nouvelles. » – Mon frère parti, je me disais : « En quoi peut-elle me tromper ? Elle a d’autres amants ? Que m’importe ! Elle est jeune, fraîche et jolie ; je ne lui en demande pas plus. Elle a l’air de m’aimer et ne me coûte pas trop cher, en définitive[51]. Vraiment, je ne comprends pas. » Mon frère revint bientôt. À la police, on lui avait donné des renseignements parfaits du mari. « Employé au ministère de l’intérieur, correct, bien noté, bien pensant, mais marié à une femme fort jolie, dont les dépenses semblaient un peu exagérées pour sa position modeste. » Voilà tout. Or mon frère, l’ayant cherchée à son domicile et ayant appris qu’elle était sortie, avait fait jaser la concierge, à prix d’or. – « Mme D…, une bien brave femme, et son mari un bien brave homme, pas fiers, pas riches, mais généreux. »

Mon frère demanda, pour dire quelque chose :

– Quel âge a son petit garçon maintenant ?

– Mais elle n’a pas de petit garçon, Monsieur !

– Comment ? le petit Léon ?

– Non, Monsieur, vous vous trompez.

– Mais celui qu’elle a eu pendant son voyage en Italie, voici deux ans ?

– Elle n’a jamais été en Italie, Monsieur, elle n’a pas quitté la maison depuis cinq ans qu’elle l’habite.

Mon frère, surpris, avait de nouveau interrogé, sondé, poussé au plus loin ses investigations. Pas d’enfant, pas de voyage.

J’étais prodigieusement étonné, mais sans bien comprendre le sens final de cette comédie.

« Je veux, dis-je, en avoir le cœur net.[52] Je vais la prier de venir ici demain. Tu la recevras à ma place ; si elle m’a joué, tu lui remettras ces dix mille francs, et je ne la reverrai plus. Au fait, je commence à en avoir assez. »

* * *

Le croiriez-vous, cela me désolait la veille d’avoir un enfant de cette femme, et j’étais irrité, honteux, blessé maintenant de n’en plus avoir. Je me trouvais libre, délivré de toute obligation, de toute inquiétude ; et je me sentais furieux.

Mon frère, le lendemain, l’attendit dans mon cabinet. Elle entra vivement comme d’habitude, courant à lui les bras ouverts, et s’arrêta net en l’apercevant.

Il salua, et s’excusa.

– Je vous demande pardon, Madame, de me trouver ici à la place de mon frère ; mais il m’a chargé de vous demander des explications qu’il lui aurait été pénible d’obtenir lui-même.

Alors, la fixant au fond des yeux, il dit brusquement :

– Nous savons que vous n’avez pas d’enfant de lui.

Après le premier moment de stupeur, elle avait repris contenance, s’était assise et regardait en souriant ce juge. Elle répondit simplement :

– Non, je n’ai pas d’enfant.

– Nous savons aussi que vous n’avez jamais été en Italie.

Cette fois, elle se mit à rire tout à fait.

– Non, je n’ai jamais été en Italie.

Mon frère, abasourdi, reprit :

– Le comte m’a chargé de vous remettre cet argent et de vous dire que tout était rompu.

Elle reprit son sérieux, mit tranquillement l’argent dans sa poche, et demanda avec naïveté :

– Alors… je ne reverrai plus le comte ?

– Non, Madame.

Elle parut contrariée et ajouta d’un ton calme :

– Tant pis ; je l’aimais bien.

Voyant qu’elle en avait pris si résolument son parti, mon frère, souriant à son tour, lui demanda :

– Voyons, dites-moi donc maintenant pourquoi vous avez inventé toute cette ruse longue et compliquée du voyage et de l’enfant.

Elle regarda mon frère, ébahie, comme s’il eût posé une question stupide, et répondit :

– Tiens, cette malice ! Croyez-vous qu’une pauvre petite bourgeoise de rien du tout comme moi aurait retenu pendant trois ans le comte de L…, un ministre, un grand seigneur, un homme à la mode, riche et séduisant, si elle ne lui en avait pas donné un peu à garder ? Maintenant c’est fini. Tant pis. Ça ne pouvait durer toujours. Je n’en ai pas moins réussi pendant trois ans. Vous lui direz bien des choses de ma part.

Elle se leva. Mon frère reprit :

– Mais… l’enfant ? Vous en aviez un, pour le montrer ?

– Certes, l’enfant de ma sœur. Elle me le prêtait. Je parie que c’est elle qui vous a prévenus ?

– Bon ; et toutes ces lettres d’Italie ?

Elle se rassit pour rire à son aise.

– Oh ! ces lettres, c’est tout un poème. Le comte n’était pas ministre des Affaires étrangères pour rien.

– Mais… encore ?

– Encore est mon secret. Je ne veux compromettre personne.

Et, saluant avec un sourire un peu moqueur, elle sortit sans plus d’émotion, en actrice dont le rôle est fini.

* * *

Et le comte de L… ajouta, comme morale :

– Fiez-vous donc à ces oiseaux-là !

Une passion

La mer était brillante et calme, à peine remuée par la marée, et sur la jetée toute la ville du Havre regardait entrer les navires.

On les voyait au loin, nombreux, les uns, les grands vapeurs, empanachés de fumée ; les autres, les voiliers, traînés par des remorqueurs presque invisibles, dressant sur le ciel leurs mâts nus, comme des arbres dépouillés.

Ils accouraient de tous les bouts de l’horizon vers la bouche étroite de la jetée qui mangeait ces monstres ; et ils gémissaient, ils criaient, ils siflaient, en expectorant des jets de vapeur comme une haleine essouflée.

Deux jeunes ofifciers se promenaient sur le môle couvert de monde, saluant, salués, s’arrêtant parfois pour causer.

Soudain, l’un d’eux, le plus grand, Paul d’Henricel, serra le bras de son camarade Jean Renoldi, puis, tout bas : « Tiens, voici Mme Poinçot ; regarde bien, je t’assure qu’elle te fait de l’œil. »

Elle s’en venait au bras de son mari, un riche armateur. C’était une femme de quarante ans environ, encore fort belle, un peu grosse, mais restée fraîche comme à vingt ans par la grâce de l’embonpoint. On l’appelait, parmi ses amis, la Déesse, à cause de son allure fière, de ses grands yeux noirs, de toute la noblesse de sa personne. Elle était restée irréprochable ; jamais un soupçon n’avait efleuré sa vie. On la citait comme exemple de femme honorable et simple, si digne qu’aucun homme n’avait osé songer à elle.

Et voilà que depuis un mois Paul d’Henricel afifrmait à son ami Renoldi que Mme Poinçot le regardait avec tendresse ; et il insistait : « Sois sûr que je ne me trompe pas ; j’y vois clair, elle t’aime ; elle t’aime passionnément, comme une femme chaste qui n’a jamais aimé. Quarante ans est un âge terrible pour les femmes honnêtes, quand elles ont des sens ; elles deviennent folles et font des folies. Celle-là est touchée, mon bon ; comme un oiseau blessé, elle tombe, elle va tomber dans tes bras… Tiens, regarde. »

La grande femme, précédée de deux filles âgées de douze et de quinze ans, s’en venait, pâlie soudain en apercevant l’ofifcier. Elle le regardait ardemment, d’un œil fixe, et ne semblait plus rien voir autour d’elle, ni ses enfants, ni son mari, ni la foule. Elle rendit le salut des jeunes gens sans baisser son regard allumé d’une telle flamme qu’un doute, enfin, pénétra dans l’esprit du lieutenant Renoldi.

Son ami murmura : « J’en étais sûr. As-tu vu, cette fois ? Bigre, c’est encore un riche morceau ! »

* * *

Mais Jean Renoldi ne voulait point d’intrigue mondaine. Peu chercheur d’amour, il désirait avant tout une vie calme et se contentait des liaisons d’occasion[53] qu’un jeune homme rencontre toujours. Tout l’accompagnement de sentimentalité, les attentions, les tendresses qu’exige une femme bien élevée, l’ennuyaient. La chaîne, si légère qu’elle soit[54], que noue toujours une aventure de cette espèce, lui faisait peur. Il disait : « Au bout d’un mois j’en ai pardessus la tête[55], et je suis obligé de patienter six mois par politesse. » Puis, une rupture l’exaspérait, avec les scènes, les allusions, les cramponnements de la femme abandonnée.

Il évita de rencontrer Mme Poincot.

Or, un soir, il se trouva près d’elle, à table, dans un dîner ; et il eut sans cesse sur la peau, dans l’œil et jusque dans l’âme, le regard ardent de sa voisine ; leurs mains se rencontrèrent et, presque involontairement, se serrèrent. C’était déjà le commencement d’une liaison.

Il la revit, malgré lui toujours. Il se sentait aimé ; il s’attendrit, envahi d’une espèce d’apitoiement vaniteux pour la passion violente de cette femme. Il se laissa donc adorer, et fut simplement galant, espérant bien en rester au sentiment.

Mais elle lui donna un jour un rendez-vous, pour se voir et causer librement, disait-elle. Elle tomba, pâmée, dans ses bras ; et il fut bien contraint d’être son amant.

* * *

Et cela dura six mois. Elle l’aima d’un amour effréné, haletant. Murée dans cette passion fanatique, elle ne songeait plus à rien ; elle s’était donnée, toute ; son corps, son âme, sa réputation, sa situation, son bonheur, elle avait tout jeté dans cette flamme de son cœur comme on jetait, pour un sacrifice, tous ses objets précieux en un bûcher.

Lui, en avait assez depuis longtemps et regrettait vivement ses faciles conquêtes de bel officier ; mais il était lié, tenu, prisonnier. À tout moment, elle lui disait : « Je t’ai tout donné ; que veux-tu de plus ? » Il avait bien envie de répondre : « Mais je ne te demandais rien, et je te prie de reprendre ce que tu m’as donné. » Sans se soucier d’être vue, compromise, perdue, elle venait chez lui, chaque soir, plus enflammée toujours. Elle s’élançait dans ses bras, l’étreignait, défaillait en des baisers exaltés qui l’ennuyaient horriblement. Il disait d’une voix lassée : « Voyons, sois raisonnable. » Elle répondait : « Je t’aime » ; et s’abattait à ses genoux pour le contempler longtemps dans une pose d’adoration. Sous ce regard obstiné, il s’exaspérait enfin, la voulait relever. « Voyons, assieds-toi, causons. » Elle murmurait : « Non, laisse-moi », et restait là, l’âme en extase.

Il disait à son ami d’Henricel : « Tu sais, je la battrai. Je n’en veux plus, je n’en veux plus. Il faut que ça finisse ; et tout de suite ! » Puis il ajoutait : « Qu’est-ce que tu me conseilles de faire ? » L’autre répondait : « Romps. » Et Renoldi ajoutait en haussant les épaules : « Tu en parles à ton aise, tu crois que c’est facile de rompre avec une femme qui vous martyrise d’attentions, qui vous torture de prévenances, qui vous persécute de sa tendresse, dont l’unique souci est de vous plaire, et l’unique tort de s’être donnée malgré vous. »

Mais voilà qu’un matin, on apprit que le régiment allait changer de garnison ; Renoldi se mit à danser de joie. Il était sauvé ! sauvé sans scènes, sans cris ! Sauvé !… Il ne s’agissait plus que de patienter deux mois !… Sauvé !…

Le soir, elle entra chez lui, plus exaltée encore que de coutume. Elle savait l’affreuse nouvelle, et, sans ôter son chapeau, lui prenant les mains et les serrant nerveusement, les yeux dans les yeux, la voix vibrante et résolue : « Tu vas partir ; je le sais. J’ai d’abord eu l’âme brisée ; puis j’ai compris ce que j’avais à faire. Je n’hésite plus. Je viens t’apporter la plus grande preuve d’amour qu’une femme puisse offrir : je te suis. Pour toi, j’abandonne mon mari, mes enfants, ma famille. Je me perds, mais je suis heureuse : il me semble que je me donne à toi de nouveau, C’est le dernier et le plus grand sacrifice ; je suis à toi pour toujours ! »

Il eut une sueur froide dans le dos, et fut saisi d’une rage sourde et furieuse, d’une colère de faible. Cependant il se calma, et d’un ton désintéressé, avec des douceurs dans la voix, refusa son sacrifice, tâcha de l’apaiser, de la raisonner, de lui faire toucher sa folie ! Elle l’écoutait en le regardant en face avec ses yeux noirs, la lèvre dédaigneuse, sans rien répondre. Quand il eut fini, elle lui dit seulement : « Est-ce que tu serais un lâche ? serais-tu de ceux qui séduisent une femme, puis l’abandonnent au premier caprice ? »

Il devint pâle et se remit à raisonner ; il lui montra, jusqu’à leur mort, les inévitables conséquences d’une pareille action : leur vie brisée ; le monde fermé… Elle répondait obstinément. « Qu’importe, quand on s’aime ! »

Alors, tout à coup, il éclata : « Eh bien ! non. Je ne veux pas. Entends-tu ? je ne veux pas, je te le défends. » Puis, emporté par ses longues rancunes, il vida son cœur : « Eh ! sacrebleu, voilà assez longtemps que tu m’aimes malgré moi, il ne manquerait que de t’emmener. Merci, par exemple ! »

Elle ne répondit rien, mais son visage livide eut une lente et douloureuse crispation comme si tous ses nerfs et ses muscles se fussent tordus. Et elle s’en alla sans lui dire adieu.

La nuit même elle s’empoisonnait. On la crut perdue pendant huit jours. Et dans la ville on jasait, on la plaignait, excusant sa faute grâce à la violence de sa passion ; car les sentiments extrêmes, devenus héroïques par leur emportement, se font toujours pardonner ce qu’ils ont de condamnable. Une femme qui se tue n’est pour ainsi dire plus adultère. Et ce fut bientôt une espèce de réprobation générale contre le lieutenant Renoldi qui refusait de la revoir, un sentiment unanime de blâme.

On racontait qu’il l’avait abandonnée, trahie, battue. Le colonel, pris de pitié, en dit un mot à son ofifcier par une allusion discrète. Paul d’Henricel alla trouver son ami : « Eh ! sacrebleu, mon bon, on ne laisse pas mourir une femme ; ce n’est pas propre, cela. »

L’autre, exaspéré, fit taire son ami, qui prononça le mot infamie. Ils se battirent. Renoldi fut blessé, à la satisfaction générale, et garda longtemps le lit.

Elle le sut, l’en aima davantage, croyant qu’il s’était battu pour elle ; mais, ne pouvant quitter sa chambre, elle ne le revit pas avant le départ du régiment.

Il était depuis trois mois à Lille quand il reçut, un matin, la visite d’une jeune femme, la sœur de son ancienne maîtresse.

Après de longues souffrances et un désespoir qu’elle n’avait pu vaincre, Mme Poinçot allait mourir. Elle était condamnée sans espoir. Elle le voulait voir une minute, rien qu’une minute, avant de fermer les yeux à jamais.

L’absence et le temps avaient apaisé la satiété et la colère du jeune homme ; il fut attendri, pleura, et partit pour le Havre.

Elle semblait à l’agonie. On les laissa seuls ; et il eut, sur le lit de cette mourante qu’il avait tuée malgré lui, une crise d’épouvantable chagrin. Il sanglota, l’embrassa avec des lèvres douces et passionnées, comme il n’en avait jamais eu pour elle. Il balbutiait : « Non, non, tu ne mourras pas, tu guériras, nous nous aimerons… nous nous aimerons… toujours… »

Elle murmura : « Est-ce vrai ? Tu m’aimes ? » Et lui, dans sa désolation, jura, promit de l’attendre lorsqu’elle serait guérie, s’apitoya longuement en baisant les mains si maigres de la pauvre femme dont le cœur battait à coups désordonnés.

Le lendemain, il regagnait sa garnison.

Six semaines plus tard, elle le rejoignait, toute vieillie, méconnaissable, et plus énamourée encore.

Éperdu, il la reprit. Puis, comme ils vivaient ensemble à la façon des gens unis par la loi, le même colonel qui s’était indigné de l’abandon se révolta contre cette situation illégitime, incompatible avec le bon exemple que doivent les ofifciers dans un régiment. Il prévint son subordonné, puis il sévit : et Renoldi donna sa démission[56].

Ils allèrent vivre en une villa, sur les bords de la Méditerranée, la mer classique des amoureux.

Et trois ans encore se passèrent. Renoldi, plié sous le joug, était vaincu, accoutumé à cette tendresse persévérante. Elle avait maintenant des cheveux blancs.

Il se considérait, lui, comme un homme fini, noyé. Toute espérance, toute carrière, toute satisfaction, toute joie lui étaient maintenant défendues.

Or, un matin, on lui remit une carte : « Joseph Poinçot, armateur. Le Havre. » – Le mari ! Le mari qui n’avait rien dit, comprenant qu’on ne lutte pas contre ces obstinations désespérées des femmes. Que voulait-il ?

Il attendait dans le jardin, ayant refusé de pénétrer dans la villa. Il salua poliment, ne voulut pas s’asseoir, même sur un banc dans une allée, et il se mit à parler nettement et lentement.

« Monsieur, je ne suis point venu pour vous adresser des reproches ; je sais trop comment les choses se sont passées. J’ai subi… nous avons subi… une espèce de… de… de fatalité. Je ne vous aurais jamais dérangé dans votre retraite si la situation n’avait point changé. J’ai deux filles, Monsieur. L’une d’elles, l’aînée, aime un jeune homme, et en est aimée. Mais la famille de ce garçon s’oppose au mariage, arguant de la situation de la… mère de ma fille. Je n’ai ni colère, ni rancune, mais j’adore mes enfants, Monsieur. Je viens donc vous redemander ma… ma femme ; j’espère qu’aujourd’hui elle consentira à rentrer chez moi… chez elle. Quant à moi, je ferai semblant d’avoir oublié pour… pour mes filles. »

Renoldi ressentit au cœur un coup violent, et il fut inondé d’un délire de joie, comme un condamné qui reçoit sa grâce.

Il balbutia : « Mais oui… certainement. Monsieur… moi-même… croyez bien… sans doute… c’est juste, trop juste. »

Et il aviat envie de prendre les mains de cet homme, de le serrer dans ses bras, de l’embrasser sur les deux joues.

Il reprit : « Entrez donc. Vous serez mieux dans le salon ; je vais la chercher. »

Cette fois M. Poinçot ne résista plus et il s’assit.

Renoldi gravit l’escalier en bondissant, puis, devant la porte de sa maîtresse, il se calma et il entra gravement : « On te demande en bas, dit-il ; c’est pour une communication au sujet de tes filles. » Elle se dressa : « De mes filles ? Quoi ? quoi donc ? Elles ne sont pas mortes ?

Il reprit : « Non. Mais il y a une situation grave que tu peux seule dénouer. » Elle n’en écouta pas davantage et descendit rapidement.

Alors il s’affaissa sur une chaise, tout remué, et attendit.

Il attendit longtemps, longtemps. Puis comme des voix irritées montaient jusqu’à lui, à travers le plafond, il prit le parti de descendre.

Mme Poinçot était debout, exaspérée, prête à sortir, tandis que le mari la retenait par sa robe, répétant : « Mais comprenez donc que vous perdez nos filles, vos filles, nos enfants ! »

Elle répondait obstinément : « Je ne rentrerai pas chez vous. » Renoldi comprit tout, s’approcha défaillant et balbutia : « Quoi ? elle refuse ? » Elle se tourna vers lui et, par une sorte de pudeur, ne le tutoyant plus devant l’époux légitime : « Savez-vous ce qu’il me demande ? Il veut que je retourne sous son toit ! » Et elle ricanait, avec un immense dédain pour cet homme presque agenouillé qui la suppliait.

Alors Renoldi, avec la détermination d’un désespéré qui joue sa dernière partie, se mit à parler à son tour, plaida la cause des pauvres filles, la cause du mari, sa cause. Et quand il s’interrompait, cherchant quelque argument nouveau, M. Poinçot, à bout d’expédients, murmurait, en la tutoyant par un retour de vieille habitude instinctive : « Voyons, Delphine, songe à tes filles. »

Alors elle les enveloppa tous deux en un regard de souverain mépris, puis s’enfuyant d’un élan vers l’escalier, elle leur jeta : « Vous êtes deux misérables ! »

Restés seuls, ils se considérèrent un moment aussi abattus, aussi navrés l’un que l’autre ; M. Poinçot ramassa son chapeau tombé près de lui, épousseta de la main ses genoux blanchis sur le plancher, puis avec un geste désespéré, alors que Renoldi le reconduisait vers la porte, il prononça, en saluant : « Nous sommes bien malheureux, Monsieur. »

Puis il s’éloigna d’un pas alourdi.

Confessions d’une femme

Mon ami, vous m’avez demandé de vous raconter les souvenirs les plus vifs de mon existence. Je suis très vieille, sans parents, sans enfants ; je me trouve donc libre de me confesser, à vous. Promettez-moi seulement de ne jamais dévoiler mon nom.

J’ai été beaucoup aimée, vous le savez ; j’ai souvent aimé moi-même. J’étais fort belle ; je puis le dire aujourd’hui qu’il n’en reste rien. L’amour était pour moi la vie de l’âme, comme l’air est la vie du corps. J’eusse préféré mourir plutôt que d’exister sans tendresse, sans une pensée toujours attachée à moi. Les femmes souvent prétendent n’aimer qu’une fois de toute la puissance du cœur ; il m’est souvent arrivé de chérir si violemment que je croyais impossible la fin de mes transports. Ils s’éteignaient pourtant toujours d’une façon naturelle, comme un feu où le bois manque.

Je vous dirai aujourd’hui la première de mes aventures, dont je fus bien innocente, mais qui détermina les autres.

L’horrible vengeance de cet affreux pharmacien du Pecq m’a rappelé le drame épouvantable auquel j’assistai bien malgré moi.

J’étais mariée depuis un an, avec un homme riche, le comte Hervé de Ker…, un Breton de vieille race, que je n’aimais point, bien entendu. L’amour, le vrai, a besoin, je le crois du moins, de liberté et d’obstacles en même temps. L’amour imposé, sanctionné par la loi, béni par le prêtre, est-ce de l’amour ? Un baiser légal ne vaut jamais un baiser volé.

Mon mari était de haute taille, élégant et vraiment grand seigneur d’allures. Mais il manquait d’intelligence. Il parlait net, émettait des opinions qui coupaient comme des lames. On sentait son esprit plein de pensées toutes faites, mises en lui par ses père et mère qui les tenaient eux-mêmes de leurs ancêtres. Il n’hésitait jamais, donnait sur tout un avis immédiat et borné, sans embarras aucun et sans comprendre qu’il pût exister d’autres manières de voir. On sentait que cette tête-là était close, qu’il n’y circulait point d’idées, de ces idées qui renouvellent et assainissent un esprit comme le vent qui passe en une maison dont on ouvre portes et fenêtres.

Le château que nous habitions se trouvait en plein pays désert. C’était un grand bâtiment triste, encadré d’arbres énormes et dont les mousses faisaient songer aux barbes blanches des vieillards. Le parc, une vraie forêt, était entouré d’un fossé profond qu’on appelle saut-de-loup ; et tout au bout, du côté de la lande, nous avions deux grands étangs pleins de roseaux et d’herbes flottantes. Entre les deux, au bord d’un ruisseau qui les unissait, mon mari avait fait construire une petite hutte pour tirer sur les canards sauvages.

Nous avions, outre nos domestiques ordinaires, un garde, sorte de brute dévouée à mon mari jusqu’à la mort, et une fille de chambre, presque une amie, attachée à moi éperdument. Je l’avais ramenée d’Espagne cinq ans auparavant. C’était une enfant abandonnée. On l’aurait prise pour une bohémienne avec son teint noir, ses yeux sombres, ses cheveux profonds comme un bois et toujours hérissés autour du front. Elle avait alors seize ans, mais elle en paraissait vingt.

L’automne commençait. On chassait beaucoup, tantôt chez les voisins, tantôt chez nous ; et je remarquai un jeune homme, le baron de C…, dont les visites au château devenaient singulièrement fréquentes. Puis il cessa de venir, je n’y pensai plus ; mais je m’aperçus que mon mari changeait d’allures à mon égard.

Il semblait taciturne, préoccupé, ne m’embrassait point ; et malgré qu’il n’entrât guère en ma chambre que j’avais exigée séparée de la sienne afin de vivre un peu seule, j’entendais souvent, la nuit, un pas furtif qui venait jusqu’à ma porte et s’éloignait après quelques minutes.

Comme ma fenêtre était au rez-de-chaussée, je crus souvent aussi entendre rôder dans l’ombre, autour du château. Je le dis à mon mari, qui me regarda fixement pendant quelques secondes, puis répondit : « Ce n’est rien, c’est le garde. »

* * *

Or, un soir, comme nous achevions de dîner, Hervé, qui paraissait fort gai par extraordinaire, d’une gaieté sournoise, me demanda : « Cela vous plairait-il de passer trois heures à l’affût pour tuer un renard qui vient chaque soir manger mes poules ? » Je fus surprise : j’hésitais ; mais comme il me considérait, avec une obstination singulière, je finis par répondre : « Mais certainement, mon ami. »

Il faut vous dire que je chassais comme un homme le loup et le sanglier. Il était donc tout naturel de me proposer cet affût.

Mais mon mari tout à coup eut l’air étrangement nerveux ; et pendant toute la soirée il s’agita, se levant et se rasseyant fiévreusement.

Vers dix heures il me dit soudain : « Êtes-vous prête ? » Je me levai. Et comme il m’apportait luimême mon fusil, je demandai : « Faut-il charger à balles ou à chevrotines ? » Il demeura surpris, puis reprit : « Oh ! à chevrotines seulement, ça sufifra, soyez-en sûre. » Puis, après quelques secondes, il ajouta d’un ton singulier : « Vous pouvez vous vanter d’avoir un fameux sang-froid ! » Je me mis à rire : « Moi ? pourquoi donc ? du sang-froid pour aller tuer un renard ? Mais à quoi songez-vous, mon ami ? »

Et nous voilà partis sans bruit, à travers le parc. Toute la maison dormait. La pleine lune semblait teindre en jaune le vieux bâtiment sombre dont le toit d’ardoises luisait. Les deux tourelles qui le flanquaient portaient sur leur faîte deux plaques de lumière, et aucun bruit ne troublait le silence de cette nuit claire et triste, douce et pesante, qui semblait morte. Pas un frisson d’air, pas un cri de crapaud, pas un gémissement de chouette ; un engourdissement lugubre s’était appesanti sur tout.

Lorsque nous fûmes sous les arbres du parc, une fraîcheur me saisit, et une odeur de feuilles tombées. Mon mari ne disait rien, mais il écoutait, il épiait, il semblait flairer dans l’ombre, possédé des pieds à la tête par la passion de la chasse.

Nous atteignîmes bientôt le bord des étangs.

Leur chevelure de joncs restait immobile, aucun soufle ne la caressait ; mais des mouvements à peine sensibles couraient dans l’eau. Parfois un point remuait à la surface, et de là partaient des cercles légers, pareils à des rides lumineuses, qui s’agrandissaient sans fin.

Quand nous atteignîmes la hutte où nous devions nous embusquer, mon mari me fit passer la première, puis il arma lentement son fusil et le claquement sec des batteries me produisit un effet étrange. Il me sentit frémir et demanda : « Est-ce que, par hasard, cette épreuve vous sufifrait ? Alors partez. » Je répondis, fort surprise : « Pas du tout, je ne suis point venue pour m’en retourner. Êtesvous drôle, ce soir ! » Il murmura : « Comme vous voudrez. » Et nous demeurâmes immobiles.

Au bout d’une demi-heure environ, comme rien ne troublait la lourde et claire tranquillité de cette nuit d’automne, je dis, tout bas : « Êtes-vous bien sûr qu’il passe ici ? »

Hervé eut une secousse comme si je l’avais mordu, et, la bouche dans mon oreille : « J’en suis sûr, entendez-vous. »

Et le silence recommença.

Je crois que je commençais à m’assoupir quand mon mari me serra le bras ; et sa voix, siflante, changée, prononça : « Le voyez-vous, là-bas, sous les arbres ? » J’avais beau regarder, je ne distinguais rien. Et lentement Hervé épaula, tout en me fixant dans les yeux. Je me tenais prête moi-même à tirer, et soudain voilà qu’à trente pas devant nous un homme apparut en pleine lumière, qui s’en venait à pas rapides, le corps penché, comme s’il eût fui. Je fus tellement stupéfaite que je jetai un cri violent ; mais avant que j’eusse pu me retourner, une flamme passa devant mes yeux, une détonation m’étourdit, et je vis l’homme rouler sur le sol comme un loup qui reçoit une balle.

Je poussais des clameurs aiguës, épouvantée, prise de folie ; alors une main furieuse, celle d’Hervé, me saisit à la gorge. Je fus terrassée, puis enlevée dans ses bras robustes. Il courut, me tenant en l’air, vers le corps étendu sur l’herbe, et il me jeta dessus, violemment, comme s’il eût voulu me briser la tête.

Je me sentis perdue ; il allait me tuer ; et déjà il levait sur mon front son talon, quand à son tour il fut enlacé, renversé sans que j’eusse compris encore ce qui se passait.

Je me dressai brusquement, et je vis, à genoux sur lui, Paquita, ma bonne, qui, cramponnée comme un chat furieux, crispée, éperdue, lui arrachait la barbe, les moustaches et la peau du visage.

Puis, comme saisie brusquement d’une autre idée, elle se releva, et, se jetant sur le cadavre, elle l’enlaça à pleins bras, le baisant sur les yeux, sur la bouche, ouvrant de ses lèvres les lèvres mortes, y cherchant un soufle, et la profonde caresse des amants.

Mon mari, relevé, regardait. Il comprit, et tombant à mes pieds : « Oh ! pardon, ma chérie. Je t’ai soupçonnée et j’ai tué l’amant de cette fille ; c’est mon garde qui m’a trompé. »

Moi, je regardais les étranges baisers de ce mort et de cette vivante ; et ses sanglots, à elle, et ses sursauts d’amour désespéré.

Et de ce moment, je compris que je serais infidèle à mon mari.

Rêves

C’était après un dîner d’amis, de vieux amis. Ils étaient cinq : un écrivain, un médecin et trois célibataires riches, sans profession.

On avait parlé de tout, et une lassitude arrivait, cette lassitude qui précède et décide les départs après les fêtes. Un des convives qui regardait depuis cinq minutes, sans parler, le boulevard houleux, étoile de becs de gaz et bruissant, dit tout à coup :

– Quand on ne fait rien du matin au soir, les jours sont longs.

– Et les nuits aussi, ajouta son voisin. Je ne dors guère, les plaisirs me fatiguent, les conversations ne varient pas ; jamais je ne rencontre une idée nouvelle, et j’éprouve, avant de causer avec n’importe qui, un désir furieux de ne rien dire et de ne rien entendre. Je ne sais que faire de mes soirées.

Et le troisième désœuvré proclama :

– Je paierais bien cher un moyen de passer, chaque jour, seulement deux heures agréables.

Alors l’écrivain, qui venait de jeter son pardessus sur son bras, s’approcha.

– L’homme, dit-il, qui découvrirait un vice nouveau, et l’offrirait à ses semblables, dût-il abréger de moitié leur vie, rendrait un plus grand service à l’humanité que celui qui trouverait le moyen d’assurer l’éternelle santé et l’éternelle jeunesse.

Le médecin se mit à rire ; et tout en mâchonnant un cigare :

– Oui, mais ça ne se découvre pas comme ça. On a pourtant rudement cherché et travaillé la matière, depuis que le monde existe. Les premiers hommes sont arrivés, d’un coup, à la perfection dans ce genre. Nous les égalons à peine.

Un de ces trois désœuvrés murmura :

– C’est dommage !

Puis au bout d’une minute il ajouta :

– Si on pouvait seulement dormir, bien dormir sans avoir chaud ni froid, dormir avec cet anéantissement des soirs de grande fatigue, dormir sans rêves.

– Pourquoi sans rêves ? demanda le voisin.

L’autre reprit :

– Parce que les rêves ne sont pas toujours agréables, et que toujours ils sont bizarres, invraisemblables, décousus, et que, dormant, nous ne pouvons même savourer les meilleurs à notre gré. Il faut rêver éveillé.

– Qui vous en empêche ? interrogea l’écrivain.

Le médecin jeta son cigare.

– Mon cher, pour rêver éveillé, il faut une grande puissance et un grand travail de volonté, et, partant, une grande fatigue en résulte. Or, le vrai rêve, cette promenade de notre pensée à travers des visions charmantes, est assurément ce qu’il y a de plus délicieux au monde ; mais il faut qu’il vienne naturellement, qu’il ne soit pas péniblement provoqué et qu’il soit accompagné d’un bien-être absolu du corps. Ce rêve-là, je peux vous l’offrir, à condition que vous me promettiez de n’en pas abuser.

L’écrivain haussa les épaules :

– Ah ! oui, je sais, le haschich, l’opium, la confiture verte, les paradis artificiels. J’ai lu Baudelaire[57] ; et j’ai même goûté la fameuse drogue, qui m’a rendu fort malade.

Mais le médecin s’était assis :

– Non, l’éther, rien que l’éther, et j’ajoute que vous autres, hommes de lettres, vous en devriez user quelquefois.

Les trois hommes riches s’approchèrent. L’un demanda :

– Expliquez-nous-en donc les effets.

Et le médecin reprit :

– Mettons de côté les grands mots, n’est-ce pas ? Je ne parle pas médecine ni morale ; je parle plaisir. Vous vous livrez tous les jours à des excès qui dévorent votre vie. Je veux vous indiquer une sensation nouvelle, possible seulement pour hommes intelligents, disons même : très intelligents, dangereuse comme tout ce qui surexcite nos organes, mais exquise. J’ajoute qu’il vous faudra une certaine préparation, c’est-à-dire une certaine habitude, pour ressentir dans toute leur plénitude les singuliers effets de l’éther.

« Ils sont différents des effets du haschich, des effets de l’opium et de la morphine ; et ils cessent aussitôt que s’interrompt l’absorption du médicament, tandis que les autres producteurs de rêveries continuent leur action pendant des heures.

« Je vais tâcher maintenant d’analyser le plus nettement possible ce qu’on ressent. Mais la chose n’est pas facile, tant sont délicates, presque insaisissables, ces sensations.

« C’est atteint de névralgies violentes que j’ai usé de ce remède, dont j’ai peut-être un peu abusé depuis.

« J’avais dans la tête et dans le cou de vives douleurs, et une insupportable chaleur de la peau, une inquiétude de fièvre. Je pris un grand flacon d’éther et, m’étant couché, je me mis à l’aspirer lentement.

« Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l’intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l’air, qu’il se vaporisait.

« Puis ce fut une sorte de torpeur de l’âme, de bien-être somnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient cependant d’être pénibles. C’était une de ces souffrances qu’on consent à supporter, et non plus ces déchirements affreux contre lesquels tout notre corps torturé proteste.

« Bientôt l’étrange et charmante sensation de vide que j’avais dans la poitrine s’étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d’être couché dans ce bien-être. Je m’aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s’en était allée, fondue aussi, évaporée. Et j’entendis des voix, quatre voix, deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt ce n’étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c’étaient là simplement les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais ; je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d’esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.

« Ce n’était pas du rêve comme avec le haschich, ce n’étaient pas les visions un peu maladives de l’opium ; c’était une acuité prodigieuse de raisonnement, une nouvelle manière de voir, de juger, d’apprécier les choses de la vie, et avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie.

« Et la vieille image de l’Écriture[58] m’est revenue soudain à la pensée. Il me semblait que j’avais goûté à l’arbre de science[59], que tous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l’empire d’une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus fort. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J’étais un être supérieur, armé d’une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance…

« Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l’orifice de mon flacon d’éther. Soudain, je m’aperçus qu’il était vide. Et j’en ressentis un effroyable chagrin. »

Les quatre hommes demandèrent ensemble :

– Docteur, vite une ordonnance pour un litre d’éther !

Mais le médecin mit son chapeau et répondit :

– Quant à ça, non ; allez vous faire empoisonner par d’autres !

Et il sortit.

Mesdames et Messieurs, si le cœur vous en dit ?

La veillée

Elle était morte sans agonie, tranquillement, comme une femme dont la vie fut irréprochable ; et elle reposait maintenant dans son lit, sur le dos, les yeux fermés, les traits calmes, ses longs cheveux blancs soigneusement arrangés comme si elle eût fait sa toilette encore dix minutes avant la mort, toute sa physionomie pâle de trépassée si recueillie, si reposée, si résignée qu’on sentait bien quelle âme douce avait habité ce corps, quelle existence sans trouble avait menée cette aïeule sereine, quelle fin sans secousses et sans remords avait eue cette sage.

À genoux, près du lit, son fils, un magistrat aux principes inflexibles, et sa fille, Marguerite, en religion sœur Eulalie, pleuraient éperdument. Elle les avait, dès l’enfance, armés d’une intraitable morale, leur enseignant la religion sans faiblesses et le devoir sans pactisations. Lui, l’homme, était devenu magistrat, et brandissant la loi, il frappait sans pitié les faibles, les défaillants ; elle, la fille, toute pénétrée de la vertu qui l’avait baignée en cette famille austère, avait épousé Dieu, par dégoût des hommes.

Ils n’avaient guère connu leur père ; ils savaient seulement qu’il avait rendu leur mère malheureuse, sans apprendre d’autres détails.

La religieuse baisait follement une main pendante de la morte, une main d’ivoire pareille au grand Christ couché sur le lit. De l’autre côté du corps étendu, l’autre main semblait tenir encore le drap froissé de ce geste errant qu’on nomme le pli des agonisants ; et le linge en avait conservé comme de petites vagues de toile, comme un souvenir de ces derniers mouvements qui précèdent l’éternelle immobilité.

Quelques coups légers frappés à la porte, firent relever les deux têtes sanglotantes, et le prêtre, qui venait de dîner, rentra. Il était rouge, essouflé, de la digestion commencée ; car il avait mêlé fortement son café de cognac pour lutter contre la fatigue des dernières nuits passées et de la nuit de veille qui commençait.

Il semblait triste, de cette fausse tristesse d’ecclésiastique pour qui la mort est un gagne-pain. Il fit le signe de la croix, et, s’approchant avec son geste professionnel : « Eh bien ! mes pauvres enfants, je viens vous aider à passer ces tristes heures. » Mais sœur Eulalie soudain se releva. « Merci, mon père, nous désirons, mon frère et moi, rester seuls auprès d’elle. Ce sont nos derniers moments à la voir, nous voulons nous retrouver tous les trois, comme jadis, quand nous… nous… nous étions petits, et que notre pau… pauvre mère… » Elle ne put achever, tant les larmes jaillissaient, tant la douleur l’étouffait.

Mais le prêtre s’inclina, rasséréné, songeant à son lit « Comme vous voudrez, mes enfants. » Il s’agenouilla, se signa, pria, se releva, et sortit doucement en murmurant : « C’était une sainte. »

Ils restèrent seuls, la morte et ses enfants. Une pendule cachée jetait dans l’ombre son petit bruit régulier ; et par la fenêtre ouverte les molles odeurs des foins et des bois pénétraient avec une languissante clarté de lune. Aucun son dans la campagne que les notes volantes des crapauds et parfois un ronflement d’insecte nocturne entrant comme une balle et heurtant un mur. Une paix infinie, une divine mélancolie, une silencieuse sérénité entouraient cette morte, semblaient s’envoler d’elle, s’exhaler au dehors, apaiser la nature même.

Alors le magistrat, toujours à genoux, la tête plongée dans les toiles du lit, d’une voix lointaine, déchirante, poussée à travers les draps et les couvertures, cria : « Maman, maman, maman ! » Et la sœur, s’abattant sur le parquet, heurtant au bois son front de fanatique, convulsée, tordue, vibrante, comme en une crise d’épilepsie, gémit : « Jésus, Jésus, maman, Jésus ! »

Et secoués tous deux par un ouragan de douleur, ils haletaient, râlaient.

Puis la crise, lentement, se calma, et ils se remirent à pleurer d’une façon plus molle, comme les accalmies pluvieuses suivent les bourrasques sur la mer soulevée.

Puis, longtemps après, ils se relevèrent et se remirent à regarder le cher cadavre. Et les souvenirs, ces souvenirs lointains, hier si doux, aujourd’hui si torturants, tombaient sur leur esprit avec tous ces petits détails oubliés, ces petits détails intimes et familiers, qui refont vivant l’être disparu. Ils se rappelaient des circonstances, des paroles, des sourires, des intonations de voix de celle qui ne leur parlerait plus. Ils la revoyaient heureuse et calme, retrouvaient des phrases qu’elle leur disait, et un petit mouvement de la main qu’elle avait parfois, comme pour battre la mesure[60], quand elle prononçait un discours important.

Et ils l’aimaient comme ils ne l’avaient jamais aimée. Et ils s’apercevaient, en mesurant leur désespoir, combien ils allaient se trouver maintenant abandonnés.

C’était leur soutien, leur guide, toute leur jeunesse, toute la joyeuse partie de leur existence qui disparaissaient, c’était leur lien avec la vie, la mère, la maman, la chair créatrice, l’attache avec les aïeux qu’ils n’auraient plus. Ils devenaient maintenant des solitaires, des isolés, ils ne pouvaient plus regarder derrière eux.

La religieuse dit à son frère : « Tu sais, comme maman lisait toujours ses vieilles lettres ; elles sont toutes là, dans son tiroir. Si nous les lisions à notre tour, si nous revivions toute sa vie cette nuit près d’elle ? Ce serait comme un chemin de la croix, comme une connaissance que nous ferions avec sa mère à elle, avec nos grands-parents inconnus, dont les lettres sont là, et dont elle nous parlait si souvent, t’en souvient-il ?

* * *

Et ils prirent dans le tiroir une dizaine de petits paquets de papiers jaunes, ficelés avec soin et rangés l’un contre l’autre. Ils jetèrent sur le lit ces reliques, et choisissant l’une d’elles sur qui le mot « Père » était écrit, ils l’ouvrirent et lurent.

C’étaient ces si vieilles épîtres qu’on retrouve dans les vieux secrétaires de famille, ces épîtres qui sentent l’autre siècle. La première disait : « Ma chérie » ; une autre : « Ma belle petite fille » ; puis d’autres : « Ma chère enfant » ; puis encore : « Ma chère fille. » Et soudain la religieuse se mit à lire tout haut, à relire à la morte son histoire, tous ses tendres souvenirs. Et le magistrat, un coude sur le lit, écoutait, les yeux sur sa mère. Et le cadavre immobile semblait heureux.

Sœur Eulalie s’interrompant, dit tout à coup : « Il faudra les mettre dans sa tombe, lui faire un linceul de tout cela, l’ensevelir là-dedans. »

Et elle prit un autre paquet sur lequel aucun mot révélateur n’était écrit. Et elle commença, d’une voix haute : « Mon adorée, je t’aime à en perdre la tête. Depuis hier, je souffre comme un damné brûlé par ton souvenir. Je sens tes lèvres sous les miennes, tes yeux sous mes yeux, ta chair sous ma chair. Je t’aime, je t’aime ! Tu m’as rendu fou. Mes bras s’ouvrent, je halette soulevé par un immense désir de t’avoir encore. Tout mon corps t’appelle, te veut. J’ai gardé dans ma bouche le goût de tes baisers… »

Le magistrat s’était redressé ; la religieuse s’interrompit ; il lui arracha la lettre, chercha la signature. Il n’y en avait pas, mais seulement sous ces mots : « Celui qui t’adore », le nom : « Henry ». Leur père s’appelait René. Ce n’était donc pas lui. Alors le fils, d’une main rapide, fouilla dans le paquet de lettres, en prit une autre, et il lut : « Je ne puis plus me passer de tes caresses… » Et debout, sévère comme à son tribunal, il regarda la morte impassible. La religieuse, droite comme une statue, avec des larmes restées au coin des yeux, considérant son frère, attendait. Alors il traversa la chambre à pas lents, gagna la fenêtre et, le regard perdu dans la nuit, songea.

Quand il se retourna, sœur Eulalie, l’œil sec maintenant, était toujours debout, près du lit, la tête baissée.

Il s’approcha, ramassa vivement les lettres qu’il rejetait pêle-mêle dans le tiroir ; puis il ferma les rideaux du lit.

Et quand le jour fit pâlir les bougies qui veillaient sur la table, le fils lentement quitta son fauteuil, et sans revoir encore une fois la mère qu’il avait séparée d’eux, condamnée, il dit lentement : « Maintenant, retirons-nous, ma sœur. »

Un bandit corse

Le chemin montait doucement au milieu de la forêt d’Aïtône. Les sapins démesurés élargissaient sur nos têtes une voûte gémissante, poussaient une sorte de plainte continue et triste, tandis qu’à droite comme à gauche leurs troncs minces et droits faisaient une sorte d’armée de tuyaux d’orgue d’où semblait sortir cette musique monotone du vent dans les cimes.

Au bout de trois heures de marche, la foule de ces longs fûts emmêlés s’éclaircit ; de place en place, un pin-parasol[61] gigantesque, séparé des autres, ouvert comme une ombrelle énorme, étalait son dôme d’un vert sombre ; puis soudain nous atteignîmes la limite de la forêt, quelque cent mètres au-dessous du défilé qui conduit dans la sauvage vallée du Niolo.

Sur les deux sommets élancés qui dominent ce passage, quelques vieux arbres difformes semblent avoir monté péniblement, comme des éclaireurs partis devant la multitude tassée derrière. Nous étant retournés nous aperçûmes toute la forêt, étendue sous nous, pareille à une immense cuvette de verdure dont les bords, qui semblaient toucher au ciel, étaient faits de rochers nus l’enfermant de toutes parts.

On se remit en route, et dix minutes plus tard nous atteignîmes le défilé.

Alors j’aperçus un surprenant pays. Au-delà d’une autre forêt, une vallée, mais une vallée comme je n’en avais jamais vu, une solitude de pierre longue de dix lieues, creusée entre des montagnes hautes de deux mille mètres et sans un champ, sans un arbre visible. C’est le Niolo, la patrie de la liberté corse, la citadelle inaccessible d’où jamais les envahisseurs n’ont pu chasser les montagnards.

Mon compagnon me dit : « C’est aussi là que se sont réfugiés tous nos bandits. »

Bientôt nous fûmes au fond de ce trou sauvage et d’une inimaginable beauté.

Pas une herbe, pas une plante : du granit, rien que du granit. À perte de vue[62] devant nous, un désert de granit étincelant, chauffé comme un four par un furieux soleil qui semble exprès suspendu au-dessus de cette gorge de pierre. Quand on lève les yeux vers les crêtes, on s’arrête ébloui et stupéfait. Elles paraissent rouges et dentelées comme des festons de corail, car tous les sommets sont en porphyre ; et le ciel au-dessus semble violet, lilas, décoloré par le voisinage de ces étranges montagnes. Plus bas le granit est gris scintillant, et sous nos pieds il semble râpé, broyé ; nous marchons sur de la poudre luisante. À notre droite, dans une longue et tortueuse ornière, un torrent tumultueux gronde et court. Et on chancelle sous cette chaleur, dans cette lumière, dans cette vallée brûlante, aride, sauvage, coupée par ce ravin d’eau turbulente qui semble se hâter de fuir, impuissante à féconder ces rocs, perdue en cette fournaise qui la boit avidement sans en être jamais pénétrée et rafraîchie.

Mais soudain apparut à notre droite une petite croix de bois enfoncée dans un petit tas de pierres. Un homme avait été tué là, et je dis à mon compagnon :

– Parlez-moi donc de vos bandits.

Il reprit :

– J’ai connu le plus célèbre, le plus terrible, Sainte-Lucie, je vais vous conter son histoire.

Son père avait été tué dans une querelle, par un jeune homme du même pays, disait-on ; et Sainte-Lucie était resté seul avec sa sœur. C’était un garçon faible et timide, petit, souvent malade, sans énergie aucune. Il ne déclara pas la vendetta à l’assassin de son père. Tous ses parents le vinrent trouver, le supplièrent de se venger ; il restait sourd à leurs menaces et à leurs supplications.

Alors, suivant la vieille coutume corse, sa sœur indignée, lui enleva ses vêtements noirs, afin qu’il ne portât pas le deuil d’un mort resté sans vengeance. Il resta même insensible à cet outrage, et, plutôt que de décrocher le fusil encore chargé du père, il s’enferma, ne sortit plus, n’osant pas braver les regards dédaigneux des garçons du pays.

Des mois se passèrent. Il semblait avoir oublié jusqu’au crime et il vivait avec sa sœur au fond de son logis.

Or, un jour, celui qu’on soupçonnait de l’assassinat se maria. Sainte-Lucie ne sembla pas ému par cette nouvelle ; mais voici que, pour le braver sans doute, le fiancé, se rendant à l’église, passa devant la maison des deux orphelins.

Le frère et la sœur, à leur fenêtre, mangeaient de petits gâteaux frits quand le jeune homme aperçut la noce qui défilait devant son logis. Tout à coup il se mit à trembler, se leva sans dire un mot, se signa, prit le fusil pendu sur l’âtre, et il sortit.

Quand il parlait de cela plus tard, il disait : « Je ne sais pas ce que j’ai eu ; ça a été comme une chaleur dans mon sang ; j’ai bien senti qu’il le fallait ; que malgré tout je ne pourrais pas résister, et j’ai été cacher le fusil dans le maquis sur la route de Corte. »

Une heure plus tard, il rentrait les mains vides, avec son air habituel, triste et fatigué. Sa sœur crut qu’il ne pensait plus à rien.

Mais à la nuit tombante il disparut.

Son ennemi devait le soir même, avec ses deux garçons d’honneur[63], se rendre à pied à Corte.

Ils suivaient la route en chantant, quand Sainte-Lucie se dressa devant eux, et, regardant en face le meurtrier, il cria : « C’est le moment ! » puis, à bout portant, il lui creva la poitrine.

Un des garçons d’honneur s’enfuit, l’autre regardait le jeune homme en répétant : « Qu’est-ce que tu as fait, Sainte-Lucie ? »

Puis il voulut courir à Corte pour chercher du secours. Mais Sainte-Lucie lui cria : « Si tu fais un pas de plus, je vais te casser la jambe. » L’autre, le sachant jusque-là si timide, lui dit : « Tu n’oserais pas ! » et il passa. Mais il tombait aussitôt la cuisse brisée par une balle.

Et Sainte-Lucie, s’approchant de lui, reprit : « Je vais regarder ta blessure ; si elle n’est pas grave, je te laisserai là ; si elle est mortelle, je t’achèverai. »

Il considéra la plaie, la jugea mortelle, rechargea lentement son fusil, invita le blessé à faire une prière, puis il lui brisa le crâne.

Le lendemain il était dans la montagne.

Et savez-vous ce qu’il a fait ensuite, ce Sainte-Lucie ?

Toute sa famille fut arrêtée par les gendarmes. Son oncle le curé, qu’on soupçonnait de l’avoir incité à la vengeance, fut lui-même mis en prison et accusé par les parents du mort. Mais il s’échappa, prit un fusil à son tour et rejoignit son neveu dans le maquis.

Alors Sainte-Lucie tua, l’un après l’autre, les accusateurs de son oncle, et leur arracha les yeux pour apprendre aux autres à ne jamais afifrmer ce qu’ils n’avaient pas vu de leurs yeux.

Il tua tous les parents, tous les alliés de la famille ennemie. Il massacra en sa vie quatorze gendarmes, incendia les maisons de ses adversaires et fut jusqu’à sa mort le plus terrible des bandits dont on ait gardé le souvenir.

* * *

Le soleil disparaissait derrière le Monte Cinto et la grande ombre du mont de granit se couchait sur le granit de la vallée. Nous hâtions le pas pour atteindre avant la nuit le petit village d’Albertacce, sorte de tas de pierres soudées aux flancs de pierre de la gorge sauvage. Et je dis, pensant au bandit : « Quelle terrible coutume que celle de votre vendetta ! »

Mon compagnon reprit avec résignation : « Que voulez-vous ? on fait son devoir ! »

Magnétisme

C’était à la fin d’un dîner d’hommes, à l’heure des interminables cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et l’engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées.

On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges, des histoires incroyables mais arrivées, afifrmaient-ils, retombant brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots à ce mystère du magnétisme, le défendant au nom de la science.

Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s’était ancrée si fortement qu’il n’admettait même point la discussion.

Il répétait en ricanant : « Des blagues ! des blagues ! des blagues ! Nous ne discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de tours. Quant à M. Charcot qu’on dit être un remarquable savant, il me fait l’effet de ces conteurs dans le genre d’Edgar Poe, qui finissent par devenir fous à force de réfléchir à d’étranges cas de folie. Il a constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables, il marche dans cet inconnu qu’on explore chaque jour, et ne pouvant toujours comprendre ce qu’il voit, il se souvient trop peutêtre des explications ecclésiastique » des mystères. Et puis je voudrais l’entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez. »

Il y eut autour de l’incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme s’il avait blasphémé dans une assemblée de moines.

Un de ces messieurs s’écria :

– Il y a eu pourtant des miracles autrefois.

Mais l’autre répondit :

– Je le nie. Pourquoi n’y en aurait-il plus ?

Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des communications d’âmes à travers de longs espaces, des influences secrètes d’un être sur un autre. Et on afifrmait, on déclarait les faits indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait : « Des blagues ! des blagues ! des blagues ! »

À la fin, il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches : « Eh bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous les expliquerai. Les voici :

« Dans le petit village d’Étretat[64], les hommes, tous matelots, vont chaque année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l’enfant d’un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son « pé était mort à la mé »[65]. On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant que son « pé était neyé[66] » Un mois après on apprenait en effet la mort du père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils de l’enfant. On cria au miracle, tout le monde s’émut ; on rapprocha les dates ; et il se trouva que l’accident et le rêve avaient coïncidé à peu près ; d’où l’on conclut qu’ils étaient arrivés la même nuit, à la même heure. Et voilà un mystère du magnétisme. »

Le conteur s’interrompit. Alors un des auditeurs, fort ému, demanda : « Et vous expliquez çà, vous ?

– Parfaitement, Monsieur, j’ai trouvé le secret. Le fait m’avait surpris et même vivement embarrassé ; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par principe. De même que d’autres commencent par croire, je commence par douter ; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute communication télépathique des âmes, sur que ma pénétration seule est sufifsante. Eh bien, j’ai cherché, cherché, et j’ai fini, à force d’interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre qu’il ne se passait pas huit jours sans que l’une d’elles ou l’un des enfants rêvât et annonçât à son réveil que le « pé était mort à la mé ». La crainte horrible et constante de cet accident fait qu’ils en parlent toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans confirmation. J’en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si l’homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement réveillée, et l’on aurait célébré l’intervention de Dieu selon les uns, du magnétisme selon les autres.

Un des fumeurs déclara :

– C’est assez juste, ce que vous dites-là, mais voyons votre seconde histoire.

– Oh ! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C’est à moi qu’elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre appréciation. On n’est jamais équitablement juge et partie. Enfin la voici :

« J’avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne songeais nullement, que je n’avais même jamais regardée attentivement, jamais remarquée, comme on dit.

« Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu’elle ne fût pas laide ; enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux quelconques, toute une physionomie terne ; c’était un de ces êtres sur qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, sur qui le désir ne s’abat point.

« Or un soir, comme j’écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me mettre au lit, j’ai senti au milieu de ce dévergondage d’idées, de cette procession d’images qui vous effleurent le cerveau quand on reste quelques minutes rêvassant, la plume en l’air, une sorte de petit souffle qui me passait dans l’esprit, un tout léger frisson du cœur, et immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique, j’ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la tête, et sans un voile, cette jeune femme à qui je n’avais jamais songé plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n’avais point observées, un charme doux, un attrait langoureux ; elle éveilla chez moi cette sorte d’inquiétude d’amour qui vous met à la poursuite d’une femme. Mais je n’y pensai pas longtemps. Je me couchai, je m’endormis. Et je rêvai.

« Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n’estce pas, qui vous rendent maîtres de l’impossible, qui vous ouvrent des portes infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables ?

« Qui de nous, dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n’a tenu, étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, celle dont son esprit était occupé ? Et avez-vous remarqué quelles surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve ? En quelles ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante elles vous enfoncent au cœur pour celle qu’on tient défaillante et chaude, en cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité !

« Tout cela, je l’ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait aux doigts, l’odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil exquis et décevant.

« Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.

« Le jour venu, elle m’obsédait, me possédait, me hantait la tête et les sens, à tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à elle.

« À la fin, ne sachant que faire, je m’habillai et je l’allai voir. Dans son escalier j’étais ému à trembler, mon cœur battait : un désir véhément m’envahissait des pieds aux cheveux.

« J’entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom ; et soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m’assis.

« Je balbutiai quelques banalités qu’elle ne semblait point écouter. Je ne savais que dire ni que faire ; alors brusquement je me jetai sur elle, la saisissant à pleins bras ; et tout mon rêve s’accomplit si vite, si facilement, si follement, que je doutai soudain d’être éveillé… Elle fut pendant deux ans ma maîtresse… »

– Qu’en concluez-vous ? dit une voix.

Le conteur semblait hésiter.

– J’en conclus… je conclus à une coïncidence, parbleu ! Et puis, qui sait ? C’est peut-être un regard d’elle que je n’avais point remarqué et qui m’est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients rappels de la mémoire qui nous représentent souvent des choses négligées par notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence !

– Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat, mon cher monsieur.

Le saut du berger

De Dieppe au Havre, la côte présente une falaise ininterrompue, haute de cent mètres environ, et droite comme une muraille. De place en place, cette grande ligne de rochers blancs s’abaisse brusquement, et une petite vallée étroite, aux pentes rapides couvertes de gazon ras et de joncs marins, descend du plateau cultivé vers une plage de galet où elle aboutit par un ravin semblable au lit[67] d’un torrent. La nature a fait ces vallées, les pluies d’orage les ont terminées par ces ravins, entaillant ce qui restait de falaise, creusant jusqu’à la mer le lit des eaux qui sert de passage aux hommes.

Quelquefois un village est blotti dans ces vallons, où s’engouffre le vent du large.

J’ai passé l’été dans une de ces échancrures de la côte, logé chez un paysan, dont la maison, tournée vers les flots, me laissait voir de ma fenêtre un grand triangle d’eau bleue encadrée par les pentes vertes du val, et tachée parfois de voiles blanches passant au loin dans un coup de soleil.

Le chemin allant vers la mer suivait le fond de la gorge, et brusquement, s’enfonçait entre deux parois de marne, devenait une sorte d’ornière profonde, avant de déboucher sur une belle nappe de cailloux roulés, arrondis et polis par la séculaire caresse des vagues.

Ce passage encaissé s’appelle le « Saut du Berger ».

Voici le drame qui l’a fait ainsi nommer.

* * *

On raconte qu’autrefois ce village était gouverné par un jeune prêtre austère et violent. Il était sorti du séminaire plein de haine pour ceux qui vivent selon les lois naturelles et non suivant celles de son Dieu. D’une inflexible sévérité pour lui-même, il se montra pour les autres d’une implacable intolérance ; une chose surtout le soulevait de colère et de dégoût : l’amour. S’il eût vécu dans les villes, au milieu des civilisés et des rafifnés qui dissimulent derrière les voiles délicats du sentiment et de la tendresse, les actes brutaux que la nature commande, s’il eût confessé dans l’ombre des grandes nefs élégantes les pécheresses parfumées dont les fautes semblent adoucies par la grâce de la chute et l’enveloppement d’idéal autour du baiser matériel, il n’aurait pas senti peut-être ces révoltes folles, ces fureurs désordonnées qu’il avait en face de l’accouplement malpropre des loqueteux dans la boue d’un fossé ou sur la paille d’une grange.

Il les assimilait aux brutes, ces gens-là qui ne connaissaient point l’amour, et qui s’unissaient seulement à la façon des animaux ; et il les haïssait pour la grossièreté de leur âme, pour le sale assouvissement de leur instinct, pour la gaieté répugnante des vieux lorsqu’ils parlaient encore de ces immondes plaisirs.

Peut-être aussi était-il, malgré lui, torturé par l’angoisse d’appétits inapaisés et sourdement travaillé par la lutte de son corps révolté contre un esprit despotique et chaste.

Mais tout ce qui touchait à la chair l’indignait, le jetait hors de lui ; et ses sermons violents, pleins de menaces et d’allusions furieuses, faisaient ricaner les filles et les gars qui se coulaient des regards en dessous à travers l’église ; tandis que les fermiers en blouse bleue et les fermières en mante noire se disaient au sortir de la messe, en retournant vers la masure dont la cheminée jetait sur le ciel un filet de fumée bleue : « I’ne plaisante pas là-dessus, mo’sieu le curé. »

Une fois même, et pour rien, il s’emporta jusqu’à perdre la raison. Il allait voir une malade. Or, dès qu’il eut pénétré dans la cour de la ferme, il aperçut un tas d’enfants, ceux de la maison et ceux des voisins, attroupés autour de la niche du chien. Ils regardaient curieusement quelque chose, immobiles, avec une attention concentrée et muette. Le prêtre s’approcha. C’était la chienne qui mettait bas.[68] Devant sa niche, cinq petits grouillaient autour de la mère qui les léchait avec tendresse, et, au moment où le curé allongeait sa tête par-dessus celles des enfants, un sixième petit toutou parut. Tous les galopins alors, saisis de joie, se mirent à crier en battant des mains : « En v’là encore un, en v’là encore un ! » C’était un jeu pour eux, un jeu naturel où rien d’impur n’entrait ; ils contemplaient cette naissance comme ils auraient regardé tomber des pommes. Mais l’homme à la robe noire fut crispé d’indignation, et la tête perdue, levant son grand parapluie bleu, il se mit à battre les enfants. Ils s’enfuirent à toutes jambes. Alors lui, se trouvant seul en face de la chienne en gésine, frappa sur elle à tour de bras. Enchaînée, elle ne pouvait s’enfuir, et comme elle se débattait en gémissant, il monta dessus, l’écrasant sous ses pieds, lui fit mettre au monde un dernier petit, et il l’acheva à coup de talon. Puis il laissa le corps saignant au milieu des nouveau-nés, piaulants et lourds, qui cherchaient déjà les mamelles.

* * *

Il faisait de longues courses, solitairement, à grands pas, avec un air sauvage. Or, comme il revenait d’une promenade éloignée, un soir du mois de mai, et qu’il suivait la falaise en regagnant le village, un grain furieux l’assaillit. Aucune maison en vue, partout la côte nue que l’averse criblait de flèches d’eau.

La mer houleuse roulait ses écumes ; et les gros nuages sombres accouraient de l’horizon avec des redoublements de pluie. Le vent siflait, souflait, couchait les jeunes récoltes, et secouait l’abbé ruisselant, collait à ses jambes la soutane traversée, emplissait de bruit ses oreilles et son cœur exalté de tumulte.

Il se découvrit, tendant son front à l’orage, et peu à peu il approchait de la descente sur le pays. Mais une telle rafale l’atteignit qu’il ne pouvait plus avancer, et soudain, il aperçut auprès d’un parc à moutons la hutte ambulante d’un berger.

C’était un abri, il y courut.

Les chiens fouettés par l’ouragan ne remuèrent pas à son approche ; et il parvint jusqu’à la cabane en bois, sorte de niche perchée sur des roues, que les gardiens de troupeaux traînent, pendant l’été, de pâturage en pâturage.

Au-dessus d’un escabeau, la porte basse était ouverte, laissant voir la paille du dedans.

Le prêtre allait entrer quand il aperçut dans l’ombre un couple amoureux qui s’étreignait. Alors, brusquement, il ferma l’auvent et l’accrocha ; puis, s’attelant aux brancards, courbant sa taille maigre, tirant comme un cheval, et haletant sous sa robe de drap trempée, il courut, entraînant vers la pente rapide, la pente mortelle, les jeunes gens surpris enlacés, qui heurtaient la cloison du poing, croyant sans doute à quelque farce d’un passant.

Lorsqu’il fut au haut de la descente, il lâcha la légère demeure, qui se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujours plus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre de ses brancards.

Un vieux mendiant blotti dans un fossé la vit passer, d’un élan, sur sa tête et il entendit des cris affreux poussés dans le coffre de bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un choc, s’abattit sur le flanc, et se remit à dévaler comme une boule, comme une maison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont, puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe et, tombant au fond, s’y creva comme un œuf.

On les ramassa l’un et l’autre, les amoureux, broyés, pilés, tous les membres rompus, mais étreints, toujours, les bras liés aux cous dans l’épouvante comme pour le plaisir.

Le curé refusa l’entrée de l’église à leurs cadavres et sa bénédiction à leurs cercueils.

Et le dimanche, au prône, il parla avec emportement du septième commandement de Dieu, menaçant les amoureux d’un bras vengeur et mystérieux, et citant l’exemple terrible des deux malheureux tués dans leur péché.

Comme il sortait de l’église, deux gendarmes l’arrêtèrent.

Un douanier gîté dans un trou de garde avait vu. Il fut condamné aux travaux forcés.

* * *

Et le paysan dont je tiens cette histoire ajouta gravement :

– Je l’ai connu, moi, Monsieur. C’était un rude homme tout de même, mais il n’aimait pas la bagatelle.

Le gâteau

Disons qu’elle s’appelait Madame Anserre, pour qu’on ne découvre point son vrai nom.

C’était une de ces comètes parisiennes qui laissent comme une traînée de feu derrière elles. Elle faisait des vers et des nouvelles, avait le cœur poétique et était belle à ravir. Elle recevait peu, rien que des gens hors ligne[69], de ceux qu’on appelle communément les princes de quelque chose. Être reçu chez elle constituait un titre, un vrai titre d’intelligence ; du moins on appréciait ainsi ses invitations.

Son mari jouait le rôle de satellite obscur. Être l’époux d’un astre n’est point chose aisée. Celui-là cependant avait eu une idée forte, celle de créer un État dans l’État, de posséder son mérite à lui, mérite de second ordre, il est vrai ; mais enfin, de cette façon, les jours où sa femme recevait, il recevait aussi ; il avait son public spécial qui l’appréciait, l’écoutait, lui prêtait plus d’attention qu’à son éclatante compagne.

Il s’était adonné à l’agriculture, à l’agriculture en chambre. Il y a comme cela des généraux en chambre, – tous ceux qui naissent, vivent et meurent sur les ronds de cuir du ministère de la Guerre, ne le sont-ils pas ? – des marins en chambre, – voir au ministère de la Marine, – des colonisateurs en chambre, etc., etc. Il avait donc étudié l’agriculture, mais il l’avait étudiée profondément, dans ses rapports avec les autres sciences, avec l’économie politique, avec les arts, – on met les arts à toutes les sauces, puisqu’on appelle bien « travaux d’art » les horribles ponts des chemins de fer. Enfin il était arrivé à ce qu’on dît de lui : « C’est un homme fort. » On le citait dans les Revues techniques ; sa femme avait obtenu qu’il fût nommé membre d’une commission au ministère de l’Agriculture.

Cette gloire modeste lui sufifsait.

Sous prétexte de diminuer les frais, il invitait ses amis le jour où sa femme recevait les siens, de sorte qu’en se mêlait, ou plutôt non, on formait deux groupes. Madame, avec son escorte d’artistes, d’académiciens, de ministres, occupait une sorte de galerie, meublée et décorée dans le style Empire. Monsieur se retirait généralement avec ses laboureurs dans une pièce plus petite, servant de fumoir, et que Mme Anserre appelait ironiquement le salon de l’Agriculture.

Les deux camps étaient bien tranchés. Monsieur, sans jalousie, d’ailleurs, pénétrait quelquefois dans l’Académie, et des poignées de main cordiales étaient échangées ; mais l’Académie dédaignait infiniment le salon de l’Agriculture, et il était rare qu’un des princes de la science, de la pensée ou d’autre chose se mêlât aux laboureurs.

Ces réceptions se faisaient sans frais ; un thé, une brioche, voilà tout. Monsieur, dans les premiers temps, avait réclamé deux brioches, une pour l’Académie, une pour les laboureurs ; mais Madame ayant justement observé que cette manière d’agir semblerait indiquer deux camps, deux réceptions, deux partis. Monsieur n’avait point insisté ; de sorte qu’on ne servait qu’une seule brioche, dont Mme Anserre faisait les honneurs à l’Académie et qui passait ensuite dans le salon de l’Agriculture.

Or, cette brioche fut bientôt, pour l’Académie, un sujet d’observation des plus curieuses. Mme Anserre ne la découpait jamais elle-même. Ce rôle revenait toujours à l’un ou l’autre des illustres invités. Cette fonction particulière, spécialement honorable et recherchée, durait plus ou moins longtemps pour chacun : tantôt trois mois, rarement plus ; et l’on remarqua que le privilège de « découper la brioche » semblait entraîner avec lui une foule d’autres supériorités, une sorte de royauté ou plutôt de viceroyauté très accentuée.

Le découpeur régnant avait le verbe plus haut, un ton de commandement marqué ; et toutes les faveurs de la maîtresse de maison étaient pour lui, toutes.

On appelait ces heureux dans l’intimité, à mivoix, derrière les portes, les « favoris de la brioche », et chaque changement de favori amenait dans l’Académie une sorte de révolution. Le couteau était un sceptre, la pâtisserie un emblème on félicitait les élus. Les laboureurs jamais ne découpaient la brioche. Monsieur lui-même était toujours exclu, bien qu’il en mangeât sa part.

La brioche fut successivement taillée par des poètes, par des peintres et des romanciers. Un grand musicien mesura les portions pendant quelque temps, un ambassadeur lui succéda. Quelquefois, un homme moins connu, mais élégant et recherché, un de ceux qu’on appelle, suivant les époques, vrai gentleman, ou parfait cavalier, ou dandy, ou autrement, s’assit à son tour devant le gâteau symbolique. Chacun d’eux, pendant son règne éphémère, témoignait à l’époux une considération plus grande ; puis, quand l’heure de sa chute était venue, il passait à un autre le couteau et se mêlait de nouveau dans la foule des suivants et admirateurs de la « belle Madame Anserre ».

Cet état de choses dura longtemps, longtemps ; mais les comètes ne brillent pas toujours du même éclat. Tout vieillit par le monde. On eût dit, peu à peu, que l’empressement des découpeurs s’affaiblissait ; ils semblaient hésiter parfois, quand on leur tendait le plat ; cette charge jadis tant enviée devenait moins sollicitée ; on la conservait moins longtemps ; on en paraissait moins fier.Mme Anserre prodiguait les sourires et les amabilités ; hélas ! on ne coupait plus volontiers. Les nouveaux venus semblaient s’y refuser. Les « anciens favoris » reparurent un à un comme des princes détrônés qu’on replace un instant au pouvoir. Puis, les élus devinrent rares, tout à fait rares. Pendant un mois, ô prodige, M. Anserre ouvrit le gâteau ; puis il eut l’air de s’en lasser ; et l’on vit un soir Mme Anserre, la belle Mme Anserre, découper elle-même.

Mais cela paraissait l’ennuyer beaucoup, et le lendemain, elle insista si fort auprès d’un invité qu’il n’osa point refuser.

Le symbole était trop connu cependant ; on se regardait en dessous[70] avec des mines effarées, anxieuses. Couper la brioche n’était rien, mais les privilèges auxquels cette faveur avait toujours donné droit épouvantaient maintenant ; aussi, dès que paraissait le plateau, les académiciens passaient pêle-mêle dans le salon de l’Agriculture comme pour se mettre à l’abri derrière l’époux qui souriait sans cesse. Et quand Mme Anserre, anxieuse, se montrait sur la porte avec la brioche d’une main et le couteau de l’autre, tous semblaient se ranger autour de son mari comme pour lui demander protection.

Des années encore passèrent. Personne ne découpait plus ; mais par suite d’une vieille habitude invétérée, celle qu’on appelait toujours galamment la « belle Mme Anserre » cherchait de l’œil, à chaque soirée, un dévoué qui prît le couteau, et chaque fois le même mouvement se produisait autour d’elle : une fuite générale, habile, pleine de manœuvres combinées et savantes, pour éviter l’offre qui lui venait aux lèvres.

Or, voilà qu’un soir on présenta chez elle un tout jeune homme, un innocent et un ignorant. Il ne connaissait pas le mystère de la brioche ; aussi lorsque parut le gâteau, lorsque chacun s’enfuit, lorsque Mme Anserre prit des mains du valet le plateau et la pâtisserie, il resta tranquillement près d’elle.

Elle crut peut-être qu’il savait ; elle sourit, et, d’une voix émue :

– Voulez-vous, cher monsieur, être assez aimable pour découper cette brioche ?

Il s’empressa, ôta ses gants, ravi de l’honneur.

– Mais comment donc, Madame, avec le plus grand plaisir.

Au loin, dans les coins de la galerie, dans l’encadrement de la porte ouverte sur le salon des laboureurs, des têtes stupéfaites regardaient.

Puis, lorsqu’on vit que le nouveau venu découpait sans hésitation, on se rapprocha vivement.

Un vieux poète plaisant frappa sur l’épaule du néophyte :

– Bravo ! jeune homme, lui dit-il à l’oreille.

On le considérait curieusement. L’époux luimême parut surpris. Quant au jeune homme, il s’étonnait de la considération qu’on semblait soudain lui montrer, il ne comprenait point surtout les gracieusetés marquées, la faveur évidente et l’espèce de reconnaissance muette que lui témoignait la maîtresse de la maison.

Il paraît cependant qu’il finit par comprendre.

À quel moment, en quel lieu la révélation lui fut-elle faite ? On l’ignore ; mais quand il reparut à la soirée suivante, il avait l’air préoccupé, presque honteux, et regardait avec inquiétude autour de lui. L’heure du thé sonna. Le valet parut. Mme Anserre, souriante, saisit le plat, chercha des yeux son jeune ami ; mais il avait fui si vite qu’il n’était déjà plus là. Alors elle partit à sa recherche et le retrouva bientôt tout au fond du salon des « laboureurs ». Lui, le bras passé sous le bras du mari, le consultait avec angoisse sur les moyens employés pour la destruction du phylloxéra.

– Mon cher monsieur, lui dit-elle, voulezvous être assez aimable pour me découper cette brioche ?

Il rougit jusqu’aux oreilles, balbutia, perdant la tête. Alors M. Anserre eut pitié de lui et, se tournant vers sa femme :

– Ma chère amie, tu serais bien aimable de ne point nous déranger : nous causons agriculture. Fais-la donc couper par Baptiste, ta brioche.

Et personne depuis ce jour ne coupa plus jamais la brioche de MmeAnserre.

Par un soir de printemps

Jeanne allait épouser son cousin Jacques. Ils se connaissaient depuis l’enfance et l’amour ne prenait point entre eux les formes cérémonieuses qu’il garde généralement dans le monde. Ils avaient été élevés ensemble sans se douter qu’ils s’aimaient. La jeune fille, un peu coquette, faisait bien quelques agaceries innocentes au jeune homme ; elle le trouvait gentil, en outre, et bon garçon, et chaque fois qu’elle le revoyait, elle l’embrassait de tout son cœur, mais sans frisson, sans ce frisson qui semble plisser la chair, du bout des mains au bout des pieds.

Lui, il pensait tout simplement : « Elle est mignonne, ma petite cousine » ; et il songeait à elle avec cette espèce d’attendrissement instinctif qu’un homme éprouve toujours pour une jolie fille. Ses réflexions n’allaient pas plus loin.

Puis voilà qu’un jour Jeanne entendit par hasard sa mère dire à sa tante (à sa tante Alberte, car la tante Lison était restée vieille fille) : « Je t’assure qu’ils s’aimeront tout de suite, ces enfants-là ; ça se voit. Quant à moi, Jacques est absolument le gendre que je rêve. »

Et immédiatement Jeanne s’était mise à adorer son cousin Jacques. Alors elle avait rougi en le voyant, sa main avait tremblé dans la main du jeune homme ; ses yeux se baissaient quand elle rencontrait son regard, et elle faisait des manières pour se laisser embrasser par lui ; si bien qu’il s’était aperçu de tout cela. Il avait compris, et dans un élan où se trouvait autant de vanité satisfaite que d’affection véritable, il avait saisi à pleins bras sa cousine en lui souflant dans l’oreille : « Je t’aime, je t’aime ! »

À partir de ce jour, ça n’avait été que roucoulements, galanteries, etc., un déploiement de toutes les façons amoureuses que leur intimité passée rendait sans gêne et sans embarras. Au salon, Jacques embrassait sa fiancée devant les trois vieilles femmes, les trois sœurs, sa mère, la mère de Jeanne, et sa tante Lison. Il se promenait avec elle, seuls tous deux, des jours entiers dans les bois, le long de la petite rivière, à travers les prairies humides où l’herbe était criblée de fleurs des champs. Et ils attendaient le moment fixé pour leur union, sans impatience trop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent se mêler ; et vaguement tourmentés par le désir encore indécis des grandes étreintes, sentant comme des inquiétudes à leurs lèvres qui s’appelaient, semblaient se guetter, s’attendre, se promettre.

Quelquefois quand ils avaient passé tout le jour dans cette sorte de tiédeur passionnée, dans ces platoniques tendresses, ils avaient, au soir, comme une courbature singulière, et ils poussaient tous les deux de profonds soupirs, sans savoir pourquoi, sans comprendre, des soupirs gonflés d’attente.

Les deux mères et leur sœur, tante Lison, regardaient ce jeune amour avec un attendrissement souriant. Tante Lison surtout semblait tout émue à les voir.

C’était une petite femme qui parlait peu, s’effaçait toujours, ne faisait point de bruit, apparaissait seulement aux heures des repas, remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse. Elle avait un air bon et vieillot, un œil doux et triste, et ne comptait presque pas dans la famille.

Les deux sœurs, qui étaient veuves, ayant tenu une place dans le monde, la considéraient un peu comme un être insignifiant. On la traitait avec une familiarité sans gêne que cachait une sorte de bonté un peu méprisante pour la vieille fille. Elle s’appelait Lise, étant née aux jours où Béranger régnait sur la France. Quand on avait vu qu’elle ne se mariait pas, qu’elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait Lison. Aujourd’hui elle était « tante Lison », une humble vieille proprette, affreusement timide même avec les siens, qui l’aimaient d’une affection participant de l’habitude, de la compassion et d’une indifférence bienveillante.

Les enfants ne montaient jamais l’embrasser dans sa chambre. La bonne seule pénétrait chez elle. On l’envoyait chercher pour lui parler. C’est à peine si on savait où était située cette chambre, cette chambre où s’écoulait solitairement toute cette pauvre vie. Elle ne tenait point de place. Quand elle n’était pas là, on ne parlait jamais d’elle, on ne songeait jamais à elle. C’était un de ces êtres effacés qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l’existence ni dans les habitudes, ni dans l’amour de ceux qui vivent à côté d’eux.

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets, ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son ; ses mains paraissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elles maniaient légèrement et délicatement ce qu’elles touchaient.

Quand on prononçait : « tante Lison », ces deux mots n’éveillaient pour ainsi dire aucune pensée dans l’esprit de personne. C’est comme si on avait dit : « la cafetière » ou « le sucrier. »

La chienne Loute possédait certainement une personnalité beaucoup plus marquée ; on la câlinait sans cesse, on l’appelait : « Ma chère Loute, ma belle Loute, ma petite Loute. » On la pleurerait infiniment plus.

Le mariage des deux cousins devait avoir lieu à la fin du mois de mai. Les jeunes gens vivaient les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, la pensée dans la pensée, le cœur dans le cœur. Le printemps tardif cette année, hésitant, grelottant jusque-là sous les gelées claires des nuits et la fraîcheur brumeuse des matinées, venait de jaillir tout à coup.

Quelques jours chauds, un peu voilés, avaient remué toute la sève de la terre, ouvrant les feuilles comme par miracle, et répandant partout cette bonne odeur amollissante des bourgeons et des premières fleurs.

Puis, un après-midi, le soleil victorieux, séchant enfin les buées flottantes, s’était étalé, rayonnant sur toute la plaine. Sa gaîté claire avait empli la campagne, avait pénétré partout, dans les plantes, les bêtes et les hommes. Les oiseaux amoureux voletaient, battaient des ailes, s’appelaient. Jeanne et Jacques, oppressés d’un bonheur délicieux, mais plus timides que de coutume[71], inquiets de ces tressaillements nouveaux qui entraient en eux avec la fermentation des bois, étaient restés tout le jour côte à côte sur un banc devant la porte du château, n’osant plus s’éloigner seuls, et regardant d’un œil vague, là-bas, sur la pièce d’eau, les grands cygnes qui se poursuivaient.

Puis, le soir venu, ils s’étaient sentis apaisés, plus tranquilles, et, après le dîner, s’étaient accoudés, en causant doucement, à la fenêtre ouverte du salon, tandis que leurs mères jouaient au piquet dans la clarté ronde que formait l’abat-jour de la lampe, et que tante Lison tricotait des bas pour les pauvres du pays.

Une haute futaie s’étendait au loin, derrière l’étang, et, dans le feuillage encore menu des grands arbres, la lune tout à coup s’était montrée. Elle avait peu à peu monté à travers les branches qui se dessinaient sur son orbe, et, gravissant le ciel, au milieu des étoiles qu’elle effaçait, elle s’était mise à verser sur le monde cette lueur mélancolique où flottent des blancheurs et des rêves, si chère aux attendris, aux poètes, aux amoureux.

Les jeunes gens l’avaient regardée d’abord, puis, tout imprégnés par la douceur tendre de la nuit, par cet éclairement vaporeux des gazons et des massifs, ils étaient sortis à pas lents et ils se promenaient sur la grande pelouse blanche jusqu’à la pièce d’eau qui brillait.

Lorsqu’elles eurent terminé les quatre parties de piquet de tous les soirs, les deux mères s’endormant peu à peu eurent envie de se coucher.

– Il faut appeler les enfants, dit l’une.

L’autre, d’un coup d’œil, parcourut l’horizon pâle où deux ombres erraient doucement :

– Laisse-les donc, reprit-elle, il fait si bon dehors ! Lison va les attendre ; n’est-ce pas, Lison ?

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix timide :

– Certainement, je les attendrai.

Et les deux sœurs gagnèrent leur lit.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l’ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille, elle vint s’accouder à la fenêtre et contempla la nuit charmante.

Les deux amoureux allaient sans fin, à travers le gazon, de l’étang jusqu’au perron, du perron jusqu’à l’étang. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d’eux-mêmes, mêlés à la poésie visible qui s’exhalait de la terre. Jeanne tout à coup aperçut dans le cadre de la fenêtre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de la lampe.

– Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde.

Jacques leva la tête.

– Oui, reprit-il, tante Lison nous regarde.

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s’aimer.

Mais la rosée couvrait l’herbe. Ils eurent un petit frisson de fraîcheur.

– Rentrons maintenant, dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s’était remise à tricoter ; elle avait le front penché sur son travail, et ses petits doigts maigres tremblaient un peu comme s’ils eussent été très fatigués.

Jeanne s’approcha :

– Tante, nous allons dormir, maintenant.

La vieille fille tourna les yeux. Ils étaient rouges comme si elle eût pleuré. Jacques et sa fiancée n’y prirent point garde. Mais le jeune homme aperçut les fins souliers de la jeune fille tout couverts d’eau. Il fut saisi d’inquiétude et demanda tendrement :

– N’as-tu point froid à tes chers petits pieds ?

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d’un tremblement si fort que son ouvrage s’en échappa ; la pelote de laine roula au loin sur le parquet, et cachant brusquement sa figure dans ses mains, la vieille fille se mit à pleurer par grands sanglots convulsifs.

Les deux enfants s’élancèrent vers elle ; Jeanne, à genoux, écarta ses bras, bouleversée, répétant :

– Qu’as-tu, tante Lison ? Qu’as-tu, tante Lison ?…

Alors la pauvre vieille, balbutiant, avec la voix toute mouillée de larmes et le corps crispé de chagrin, répondit :

– C’est… c’est… quand il t’a demandé : « N’as-tu point froid… à… tes chers petits pieds ?… » On ne m’a jamais… jamais dit de ces choses-là, à moi !… jamais !… jamais !

Le père Milon

Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa flamme cuisante. La vie radieuse éclôt sous cette averse de feu ; la terre est verte à perte de vue. Jusqu’aux bords de l’horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes semées par la plaine semblent, de loin, de petits bois, enfermées dans leur ceinture de hêtres élancés. De près, quand on ouvre la barrière vermoulue, on croit voir un jardin géant, car tous les antiques pommiers, osseux comme les paysans, sont en fleurs. Les vieux troncs noirs, crochus, tortus, alignés par la cour, étalent sous le ciel leurs dômes éclatants, blancs et roses. Le doux parfum de leur épanouissement se mêle aux grasses senteurs des étables ouvertes et aux vapeurs du fumier qui fermente, couvert de poules.

Il est midi. La famille dîne à l’ombre du poirier planté devant la porte : le père, la mère, les quatre enfants, les deux servantes et les trois valets. On ne parle guère. On mange la soupe, puis on découvre le plat de fricot plein de pommes de terre au lard.

De temps en temps, une servante se lève et va remplir au cellier la cruche au cidre.

L’homme, un grand gars de quarante ans, contemple, contre sa maison, une vigne restée, drue, et courant, tordue comme un serpent, sous les volets, tout le long du mur.

Il dit enfin : « La vigne au père bourgeonne de bonne heure c’t’année. P’t-être qu’a donnera. »

La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.

Cette vigne est plantée juste à la place où le père a été fusillé.

* * *

C’était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens occupaient tout le pays. Le général Faidherbe[72], avec l’armée du Nord, leur tenait tête[73].

Or l’état-major prussien s’était posté dans cette ferme. Le vieux paysan qui la possédait, le père Milon, Pierre, les avait reçus et installés de son mieux.

Depuis un mois l’avant-garde allemande restait en observation dans le village. Les Français demeuraient immobiles, à dix lieues de là ; et cependant, chaque nuit des uhlans disparaissaient.

Tous les éclaireurs isolés, ceux qu’on envoyait faire des rondes[74], alors qu’ils partaient à deux ou trois seulement, ne rentraient jamais.

On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au bord d’une cour, dans un fossé. Leurs chevaux eux-mêmes gisaient le long des routes, égorgés d’un coup de sabre.

Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes hommes, qu’on ne pouvait découvrir.

Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une simple dénonciation, on emprisonna des femmes ; on voulut obtenir, par la peur, des révélations des enfants. On ne découvrit rien.

Mais voilà qu’un matin, on aperçut le père Milon étendu dans son écurie, la figure coupée d’une balafre.

Deux uhlans éventrés furent retrouvés à 3 kilomètres de la ferme. Un d’eux tenait encore à la main son arme ensanglantée. Il s’était battu, défendu.

Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.

Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu tors, avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe. Ses cheveux ternes, rares et légers comme un duvet de jeune canard, laissaient voir partout la chair du crâne. La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines qui s’enfonçaient sous les mâchoires et reparaissaient aux tempes. Il passait dans la contrée pour avare et dififcile en affaires.[75]

On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la table de cuisine tirée dehors. Cinq ofifers et le colonel s’assirent en face de lui.

Le colonel prit la parole en français :

– Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n’avons eu qu’à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant et même attentionné pour nous. Mais aujourd’hui une accusation terrible pèse sur vous, et il faut que la lumière se fasse. Comment avez-vous reçu la blessure que vous portez sur la figure ?

Le paysan ne répondit rien.

Le colonel reprit :

– Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je veux que vous me répondiez, entendezvous ? Savez-vous qui a tué les deux uhlans qu’on a trouvés ce matin près du Calvaire ?

Le vieux articula nettement :

– C’est mé.

Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible, avec son air abruti de paysan, les yeux baissés comme s’il eût parlé à son curé. Une seule chose pouvait révéler un trouble intérieur, c’est qu’il avalait coup sur coup[76] sa salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été tout à fait étranglée.

La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et consternés.

Le colonel reprit :

– Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre armée qu’on retrouve chaque matin, par la campagne, depuis un mois ?

Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute :

– C’est mé.

– C’est vous qui les avez tués tous ?

– Tretous, oui, c’est mé.

– Vous seul ?

– Mé seul.

– Dites-moi comment vous vous y preniez.

Cette fois l’homme parut ému ; la nécessité de parler longtemps le gênait visiblement. Il balbutia :

– Je sais-ti, mé ? J’ai fait ça comme ça s’trouvait.

Le colonel reprit :

– Je vous préviens qu’il faudra que vous me disiez tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement. Comment avez-vous commencé ?

L’homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup, se décida.

– Je r’venais un soir, qu’il était p’t-être dix heures, le lend’main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats, vous m’aviez pris pour pu de chinquante écus de fourrage avec une vaque et deux moutons. Je me dis : Tant qu’i me prendront de fois vingt écus, tant que je leur y revaudrai ça. Et pi j’avais d’autres choses itou su l’cœur, que j’vous dirai. Vl’à qu’j'en aperçois un d’vos cavalier ? qui fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange. J’allai décrocher ma faux et je r’vins à p’tits pas par derrière, qu’il n’entendit seulement rien. Et j’licoupai la tête d’un coup, d’un seul, comme un épi, qu’il n’a pas seulement dit « ouf ! » Vous n’auriez qu’à chercher au fond d’la mare : vous le trouveriez dans un sac à charbon, avec une pierre de la barrière.

J’avais mon idée. J’pris tous ses effets d’puis les bottes jusqu’au bonnet et je les cachai dans le four à plâtre du bois Martin, derrière la cour.

Le vieux se tut. Les ofifciers, interdits, se regardaient. L’interrogatoire recommença ; et voici ce qu’ils apprirent.

* * *

Une fois son meurtre accompli, l’homme avait vécu avec cette pensée : « Tuer des Prussiens ! » Il les haïssait d’une haine sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote aussi. Il avait son idée, comme il disait. Il attendit quelques jours.

On le laissait libre d’aller et de venir, d’entrer et de sortir à sa guise, tant il s’était montré humble envers les vainqueurs, soumis et complaisant. Or, il voyait, chaque soir, partir les estafettes ; et il sortit, une nuit, ayant entendu le nom du village où se rendaient les cavaliers, et ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques mots d’allemand qu’il lui fallait.

Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant retrouvé par terre les vêtements du mort, il s’en vêtit.

Alors il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits, inquiet comme un braconnier.

Lorsqu’il crut l’heure arrivée, il se rapprocha de la route et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore. Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre dure du chemin. L’homme mit l’oreille à terre pour s’assurer qu’un seul cavalier s’approchait, puis il s’apprêta.

Le uhlan arrivait au grand trot[77], rapportant des dépêches. Il allait, l’œil en éveil, l’oreille tendue. Dès qu’il ne fut plus qu’à dix pas, le père Milon se traîna au travers de la route en gémissant : « Hilfe ! Hilfe ! À l’aide, à l’aide ! » Le cavalier s’arrêta, reconnut un Allemand démonté, le crut blessé, descendit de cheval, s’approcha sans soupçonner rien, et, comme il se penchait sur l’inconnu, il reçut au milieu du ventre la longue lame courbée du sabre. Ils’abattit, sans agonie, secoué seulement par quelques frissons suprêmes.

Alors le Normands, radieux d’une joie muette de vieux paysan, se releva, et, pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il le traîna jusqu’au fossé et l’y jeta.

Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les plaines.

Au bout d’une heure, il aperçut encore deux uhlans côte à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore : « Hilfe ! Hilfe ! » Les Prussiens le laissaient venir, reconnaissant l’uniforme, sans méfiance aucune[78]. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les deux, les abattant l’un et l’autre, avec son sabre et un revolver.

Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands ! Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme, reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit, dormit jusqu’au matin.

Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin de l’enquête ouverte ; mais, le cinquième jour, il repartit, et tua encore deux soldats par le même stratagème[79]. Dès lors, il ne s’arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à l’aventure, abattant des Prussiens tantôt ici, tantôt là, galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu, chasseur d’hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière lui des cadavres couchés le long des routes, le vieux cavalier rentrait cacher au fond du four à plâtre son cheval et son uniforme.

Il allait vers midi, d’un air tranquille, porter de l’avoine et de l’eau à sa monture restée au fond du souterrain, et il la nourrissait à profusion, exigeant d’elle un grand travail.

Mais, la veille, un de ceux qu’il avait attaqués se tenait sur ses gardes et avait coupé d’un coup de sabre la figure du vieux paysan.

Il les avait tués cependant tous les deux. Il était revenu encore, avait caché le cheval et repris ses humbles habits ; mais, en rentrant, une faiblesse l’avait saisi et il s’était traîné jusqu’à l’écurie, ne pouvant plus gagner la maison.

On l’avait trouvé là tout sanglant, sur la paille…

* * *

Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête et regarda fièrement les ofifciers prussiens.

Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda :

– Vous n’avez plus rien à dire ?

– Non, pu rien ; l’compte est juste : J’en ai tué seize, pas un de pus, pas un de moins[80].

– Vous savez que vous allez mourir ?

– J’vous ai pas d’mandé de grâce.

– Avez-vous été soldat ?

– Oui. J’ai fait campagne, dans le temps. Et puis, c’est vous qu’avez tué mon père, qu’était soldat de l’Empereur premier. Sans compter que vous avez tué mon fils cadet, François, le mois dernier, auprès d’Évreux. Je vous en devais, j’ai payé. Je sommes quittes.[81]

Les ofifciers se regardaient.

Le vieux reprit :

– Huit pour mon père, huit pour mon fieu[82], je sommes quittes. J’ai pas été vous chercher querelle, mé ! J’vous connais point ! J’sais pas seulement d’où qu’vous v’nez. Vous v’là chez mé, que vous y commandez comme si c’était chez vous. Je m’suis vengé su l’s autres. J’m’en r’pens point.

Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses bras dans une pose d’humble héros.

Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine, qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce gueux magnanime.

Alors le colonel se leva et, s’approchant du père Milon, baissant la voix ;

– Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de vous sauver la vie, c’est de…

Mais le bonhomme n’écoutait point, et, les yeux plantés droit sur l’ofifcier vainqueur, tandis que le vent agitait les poils follets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui crispa sa maigre face toute coupée par la balafre, et, gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force, en pleine figure du Prussien.

Le colonel, affolé, leva la main, et l’homme pour la seconde fois, lui cracha par la figure.

Tous les ofifciers s’étaient dressés et hurlaient des ordres en même temps.

En moins d’une minute, le bonhomme, toujours impassible, fut collé contre le mur et fusillé, alors qu’il envoyait des sourires à Jean, son fils aîné ; à sa bru et aux deux petits, qui regardaient, éperdus.

Vocabulaire

A

abréger сокращать, ограничивать

abrutir отуплять; переутомлять, изматывать

abuser злоупотреблять

accouplement f спаривание, совокупление

acuité f острота, резкость

affût m засада

agacerie f надоедание; попытка привлечь внимание

aïeul m, -e f предок, пращур

aigre adj кислый

ambulant, -e adj передвижной, походный; странствующий

ancêtre m предок

ancrer становиться на якорь; закрепляться

anéantissement m уничтожение, убийство

angoisse f необъяснимая тревога, тоска

ankylosé, -e adj неподвижный

appréhension f боязнь, опасение

apprêter s’ готовиться к чему-л.

ardoise f черепица, шифер

armateur m судовладелец

arrogance f высокомерие, надменность

assoupir s’ смягчиться

assouvissement m утоление, удовлетворение

astre m звезда

âtre m очаг

atteindre достигать, добираться

atteler запрягать

attirail m снаряжение

audace f отвага, смелость

auvent m навес

averse f ливень

avoine f овес

B

bagatelle f безделица, пустяк

bagne m каторга

balafre f рубец, шрам (на лице)

balbutier бормотать, шептать

baptême m крещение

bardé, -e adj закованный в латы, в броню

bedeau m церковный сторож

bégayer заикаться, запинаться, лепетать

bercer убаюкивать

blague f шутка; кисет

blamâble adj достойный порицания

blasphémer богохульствовать, кощунствовать; хулить, поносить

blottir притулиться, приютиться

bougeoir m подсвечник

boulet m ядро; обуза

bourgeon m почка (на деревьях)

brancard m оглобля

brandir размахивать, потрясать

breuvage m питье, напиток

brioche f бриошь, сладкий пирог

broche f (зд.) вертел

broyer толочь, дробить

bru f невестка

C

cadavre m труп

caillou m булыжник; препятствие, затруднение

câliner ласкать, нежить

Calvaire m распятие (на дороге)

catin f груб. шлюха

cave m погреб, подвал

céder уступать

cellier m подвал, погреб

cercueil m гроб

chair f плоть

chapelet m четки

chaste adj целомудренный

chaufferette f грелка

chétif, -ve adj тщедушный, чахлый; жалкий

chevrotine f крупная дробь

chope f пивная кружка

cinglant, -e adj хлесткий, оскорбительный

coïncider совпадать

commis m служащий, клерк

confession f исповедь

confiseu||r m, -se f кондитер

considération f внимание

contrainte f принуждение

contrarié, -e adj раздосадованный; нарушенный, расстроенный

convive m, f сотрапезник

coquinerie f плутовство; подлость

coussin m подушка

cramoisi, -e adj темно-красный, багровый

cramponnement m крепление скобой

crapaud m жаба

crapule f негодяй, подлец

crête f гребешок (у птиц); гребень, горный хребет

crispation f подергивание (мускулов); сморщивание;

жест нетерпения

crudité f незрелость; сырая пища; непристойное выражение

cuisse f бедро

cupide adj жадный, алчный, корыстный

cuvette f (зд.) впадина

D

décrocher снимать с крюка; выводить из боя

dédaigneu||x, -se adj пренебрежительный

défaillant, -e adj слабеющий, обессиленный

défilé m (зд.) ущелье

dégourdir разминать (ноги); встряхивать, выводить из оцепенения

dégringoler лететь кубарем, падать

démonté, -e adj спешившийся, слезший с лошади

dénonciation f изобличение, разоблачение; донос

dépecer разрубать на куски

déplacé, -e adj неуместный

déplorable adj плачевный, достойный сожаления

dérobé, -e adj потайной

désœvré, -e adj праздный, ничем не занятый

détresse f бедствие, беда

dévergondage m бесстыдство, распутство

dévoiler разоблачать

dévot, -e adj набожный

difforme adj безобразный, уродливый

digestion f пищеварение

disparate adj неподходящий; разрозненный

docilité f кротость, покорность

dôme m собор; купол, свод

dompter укрощать, покорять, обуздывать

douanier m таможенник

dru, -e adj частый, густой

duplicité f двойственность; двуличие

E

échancrure f расщелина

échantillon m образец

éclaireu||r m, -se f разведчик

écume f пена

écurie f конюшня

effréné, -e adj разнузданный, безудержный

égrener перебирать пальцами

égrillard, -e adj резвый, игривый, вольный

éloquence f красноречие

émanation f проистекание, происхождение

embonpoint m полнота, дородность

emporter s’ выходить из себя

enceinte adj f беременная

ensevelir хоронить; засыпать чем-л.

entente f согласие

épître f послание, письмо

épousseter сметать пыль

équitablement adv справедливо, беспристрастно

escabeau m скамеечка, табуретка, приставная лесенка

estafette f нарочный, посыльный, курьер

étaler растягивать, распространять, простирать

état-major m штаб

étoiler украшать звездами

étrangler душить

éventré, -e adj со вспоротым животом

exaspération f сильное раздражение, ожесточение; обострение болезни

excès m эксцесс, излишество

exigu, -ë adj незначительный, мелкий

exprès adv нарочно, специально

exquis, -se adj изысканный, исключительный

exterminer уничтожать, истреблять

F

faîte m конек крыши; горный хребет

falaise f скала

favoris m pl бакенбарды

fendre раскалывать, колоть

fier верить, доверять

filature f прядильня

filou m жулик, плут, мошенник, шулер

flairer нюхать; чуять

fléau m (зд.) бедствие

flocons m pl хлопья

formellement adv категорически

fouet m хлыст, кнут, бич

frais m pl расходы

friandises f pl сласти

fricot m закуска, еда

fripon m, -ne f плут, мошенник, хитрец

fumier m навоз

furibond, -e adj яростный

futilité f ничтожество

G

gagne-pain m заработок, средства к существованию;

кормилец

garce f (груб.) девка, шлюха

gendre m зять

gibier m дичь

gît 3-е лицо ед. ч. наст. вр. глагола

gésir лежать, покоиться

gonflé, -e adj распухший

gorge f (зд.) ущелье

goujaterie f хамство, грубость

gourde f дорожная фляга

grange f амбар

grivoiserie f непристойность

grosse adj f беременная

grouiller кишеть, копошиться

gueu||x m, -se f нищий, оборванец

guigne f черешня

guttural, -e adj горловой, гортанный

H

hâbleu||r m, -se f хвастун

harde f стая, стадо

harnais m конская сбруя, упряжь

hélas! увы!

hérissé, -e adj ощетинившийся, взъерошенный

hêtre m бук (дерево)

heurter толкать, ударять

humble adj смиренный, униженный, скромный

hutte f хижина

hypocritement adv лицемерно

I

illuminé m ясновидец

immonde adj грязный, нечистый; гнусный, подлый

impayable adj неоплатный, бесценный; уморительный, забавный

inciter побуждать, подстрекать

infamie f бесчестье, позор; гнусность, подлость

inoculer прививать

insolent, -e adj дерзкий, наглый, вызывающий, нахальный

intrépide adj неустрашимый; упорный

investi, -e adj осажденный

invétéré, -e adj закоренелый, закоснелый

irascible adj раздражительный, вспыльчивый

irréprochable adj безупречный

ivoire f слоновая кость

J

jadis adv некогда, когда-то давно

jetée f мол, дамба, насыпь

jeûner голодать, поститься

jonc m тростник, камыш; трость

joug m ярмо, иго, гнет

L

lame f лезвие, клинок

languissant, -e adj немощный, бессильный; томный

lard m свиное сало, шпик

larynx m глотка, горло

las, -se adj утомленный, усталый

litière f подстилка

livide adj мертвенно-бледный, синеватый

loque f лоскут, тряпка

mâchoir f челюсть

maculer прям., перен. запятнать

M

madras m мадрас, легкая полушелковая ткань

madré, -e adj пятнистый; хитрый

magistrat m должностное лицо

magnanime adj великодушный, благородный

malséant, -e adj непристойный, неуместный

maquis m непроходимые заросли кустарника

marée f (морской) прилив и отлив

martyr, -e adj мученический; m, f мученик, страдалец

massacrer убивать

masure f лачуга

mât m мачта

mauviette f полевой жаворонок; тщедушный человек

mendiant m, -e f нищий, побирушка

Méridional m, -le f южанин

méritoire adj достойный похвалы

mijaurée f кривляка, жеманница

mioche m, f ребенок, мальчуган, девчушка

mitraille f мелкая дробь

moine m монах

monture f верховая лошадь

morue f треска

morveu||x m, -se f сопляк

moudre молоть

mousse f мох

N

naufragé m, -e f потерпевший кораблекрушение

navré, -e adj опечаленный, удрученный

négoce m торговля, коммерция

neveu m племянник

nier отрицать

O

obstacle m препятствие

onctueu||x, -se adj маслянистый, жирный; слащавый

opulent, -e adj роскошный, обильный, пышный

orbe m орбита

ordonnance f рецепт

oremus m (разг.) молитва

orifice m отверстие

ornière f колея, выбоина; рутина, косность

ortie f крапива

otage m заложник; залог

outrage m тяжкое оскорбление, обида; ущерб

P

pactisation f сделка

pâlir бледнеть

pâmé, -e adj изнемогающий, лишившийся чувств

parcelle f частица

parois m (рел.) приход

pâturage m пастбище

pécheur m, pécheresse f грешник, грешница

pendule f настенные часы

perclus, -e adj разбитый параличом; бездеятельный

périlleu||x, -se adj опасный, рискованный

persécuter преследовать, подвергать гонениям

phtisique adj чахоточный

pipe f трубка (курительная)

plainte f жалоба, стон

platitude f пошлость; безвкусица; низость, подлость

pommier m яблоня

pont m палуба

poussée f толчок

précoce adj ранний; преждевременный

préjugé m предрассудок

présage m предсказание, предзнаменование

prévenance f предупредительность, услужливость

prodigieusement adv чудесным образом

prodiguer растрачивать, проматывать

prône m проповедь

prophétie f пророчество

propret, -te adj (уст.) чистенький, опрятный

prudence f осторожность

Q

quenotte f разг. молочный зуб

R

raide adj негибкий; напряженный, чопорный

râpé, -e adj потертый, изношенный

rasséréné, -e adj прояснившийся; успокоившийся

rassis, -se adj (зд.) спокойный, степенный, солидный

ravin m овраг; дорога в овраге

recherché, -e adj изысканный

recueilli, -e adj сосредоточенный, собранный

réfugié, -e adj укрывающийся, прячущийся; беженец

rembrunir se темнеть; омрачаться, хмуриться

remise f (зд.) каретный сарай

remuer двигаться

réparer исправлять что-л.

répugnance f отвращение

résigné, -e adj смирившийся, безропотный

revêche adj неуживчивый, несговорчивый

rompre разрывать (отношения)

rosaire m (рел.) четки

rosée f роса

roucoulement m воркование

rouerie f мошенничество, плутни; беспринципность

ruser хитрить

S

salive f слюна

sanglier m кабан

saut-de-loup m ров

savate f (зд.) французский бокс (с применением ударов ногой)

sceptre m скипетр

secousse f толчок, сотрясение; потрясение

selle f седло

sentinelle f часовой

serein, -e adj безмятежный, спокойный

sermon m проповедь

serrure f замок

signer se перекреститься

son m звук

soudard m солдафон

sournois, -e adj скрытный, замкнутый; притворный

suffoquer задыхаться

superstition f суеверие

T

taciturne adj молчаливый, неразговорчивый

talus m откос, скат, склон

tardi||f, -ve adj поздний, запоздалый

témérité f отвага, смелость, дерзость, безрассудство

tempe f висок

terne adj тусклый, бесцветный

terrine f вареное мясо; ~

de foie gras паштет из гусиной печени

timbale f (зд.) кушанье, запеченное в тесте

timonier m коренная лошадь, коренник

tituber пошатываться, спотыкаться

torpeur f оцепенение, онемение; бесчувственное состояние

torrent m поток, ручей

tors, -e adj кривой

tortueu||x, -se adj извилистый; изворотливый, ловкий

torturer мучить

tremper окунать, смачивать

trépassé, -e adj усопший

tribu f племя

tricher жульничать

tronc m ствол

tumultueu||x, -se adj шумный, беспорядочный, бурный

tuyau m труба

U

unanime adj единогласный

V

vanité f тщеславие

vanter se хвастаться

vengeance f месть

vermoulu, -e adj источенный червями

vertu f добродетель

vice m порок

volet m ставень

voûte f свод