À la mort de sa tante, Maria Stepanova se retrouve à vider un appartement plein de photographies surannées, de vieilles cartes postales, de lettres, de journaux intimes et de souvenirs : les vestiges d’un siècle de vie en Russie. Cette découverte déclenche chez elle un irrésistible besoin d’explorer les archives dont elle a hérité. Et de retracer l’histoire de sa famille et de l’Europe depuis la fin du XIXe siècle, en révélant les non-dits, les mensonges, les faux-fuyants. Comment faire émerger la vérité et retranscrire ce passé familial ? Doit-elle privilégier une simple description des archives ? Ou s’atteler à la rédaction d’une fiction ? Puisant dans diverses formes – essai, fiction, mémoire, récit de voyage et documents historiques –, Maria Stepanova donne vie à un vaste panorama d’idées et de personnalités et propose une exploration entièrement nouvelle et audacieuse de la mémoire – ou de son impossibilité. Comment assembler les morceaux épars de l’histoire personnelle et ceux de la grande histoire ? À l’ère du selfie, la mémoire n’est-elle pas évincée par la pseudo-éternité de l’image ? Au gré des chapitres, les portraits de ses ancêtres de l’époque tsariste ou de l’ère stalinienne côtoient de grandes figures, comme celles de Walter Benjamin, Charlotte Salomon ou Francesca Woodman. Convoquant des écrivains comme Roland Barthes, W. G. Sebald, Susan Sontag et Ossip Mandelstam, Maria Stepanova signe un grand texte littéraire, empreint d’une rare curiosité intellectuelle, d’une portée universelle. Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard
TITRE ORIGINAL :
Pamiati pamiati
Ce livre a été publié avec le soutien de l’Institut
de la Traduction Littéraire de Russie.
Couverture : © Anton Raphael Mengs,
ISBN : 978-2-234-08695-1
The original Russian edition was published in 2017
by Novoe Izdatelstvo.
© Maria Stepanova 2017.
© Suhrkamp Verlag Berlin 2018.
All rights reserved by and controlled through
Suhrkamp Verlag Berlin.
© 2022, Éditions Stock pour la traduction française.
première partie
« Une ou deux fois Alice avait jeté les yeux sur le livre que lisait sa sœur ; mais quoi ! pas d’images, pas de dialogues ! “La belle avance, pensait-elle, qu’un livre sans images, sans causeries !” »
« Grand-mère dit : “On voit bien que c’est pas de son âge. Bois avec les vivants, bois jusqu’à plus soif, mais pas avec les morts.” Je n’avais pas saisi.
“Avec les morts ? Je comprends pas.
– Un peu, oui ! répliqua grand-mère. Même que c’est avec les morts qu’on boit le plus. Mais toi, bois pas. Tu vides un godet, cent ans passent, t’en vides un autre, cent ans repassent. T’en vides un troisième, c’est du pareil au même. Tu sors dans la rue, t’as manqué trois cents ans. Personne te reconnaît, c’est plus la même époque.”
Je me suis dit : “Ils veulent me faire peur, comme à un gosse.” »
« Quelle horreur ! s’écrièrent les dames. Que trouvez-vous là d’étonnant ? »
Chapitre I
Le journal d’une autre
Ma tante était morte, la sœur de papa, elle avait un peu plus de quatre-vingts ans. Nous n’étions pas proches, ce qui sous-entendait une longue suite de rancœurs familiales, on ne voyait pas les choses de la même façon ; mes parents avaient, comme on dit, des rapports « pas simples » avec elle. On ne se voyait pas souvent et rien d’intime ne s’était noué entre nous. On s’appelait de temps en temps mais, avec les années, débranchant son téléphone (« Je ne veux plus entendre personne ! »), elle s’était de plus en plus retranchée dans le cadre qu’elle s’était aménagé, s’enfonçant dans l’épaisseur des choses, dans le fourbi qui avait envahi son petit appartement.
Tante Galia vivait dans un rêve de beau : rêve de réorganisation définitive des objets, de rafraîchissement des peintures murales, d’accrochage des rideaux. Des années auparavant, elle s’était lancée dans un grand nettoyage qui avait peu à peu gagné tout son logis, un processus sans fin de secouage et de tri – il fallait absolument classer, systématiser, la moindre tasse demandait réflexion, les livres et les papiers cessaient d’en être pour devenir des envahisseurs, submergeant les lieux en piles, en tas, se dressant en barricade. Elle avait un deux pièces. Au fur et à mesure que les choses investissaient l’espace, Galia déménageait de l’une à l’autre, n’emportant avec elle que le strict nécessaire. Mais le processus de tri et de réévaluation reprenait là aussi. La maison vivait en vidant ses entrailles, incapable de les remettre à leur place. Déjà, il n’était plus rien d’important et de non-important, tout comptait à un titre ou un autre, surtout les journaux jaunis, collectionnés depuis des décennies, les hautes colonnes de coupures de presse qui étayaient les murs et le lit. La maîtresse des lieux ne se trouvait désormais de place que sur le petit sofa avachi. C’est là que nous nous étions installées, au milieu d’un océan déchaîné de cartes postales et de programmes télé, en ce jour qui m’était particulièrement resté en mémoire. Elle voulait à toute force me faire avaler je ne sais quelles courgettes, me gaver de précieux chocolats – réserve spéciale invités – et, mal à l’aise, je refusais en secouant la tête. Au sommet de la colonne la plus proche, un article intitulé « Quelle icône correspond à votre signe astral ? » En haut de la coupure, le nom du journal et la date de publication avaient été soigneusement recopiés – écriture parfaite, encre bleu foncé sur le papier inerte.
* * *
Nous sommes arrivés environ une heure après le coup de téléphone de la garde-malade. L’escalier était dans la pénombre et semblait bourdonner : sur les marches et le palier, se tenaient, debout, assis, des inconnus qui, Dieu sait comment, avaient appris le décès de ma tante et s’étaient précipités les premiers, en volée, pour proposer leurs services funéraires, leur aide pour les papiers – pas de souci, on s’en charge, on fait les démarches, on se débrouille ! Qui les avait informés ? La milice ? Les médecins ? L’un d’eux avait réussi à se glisser avec nous dans la pièce et il restait planté là, sans même retirer son blouson.
Tante Galia était morte dans la soirée du 8 mars, fête soviétique des mimosas et des canetons de cartes postales, un de ces jours fériés où, dans notre famille, on avait coutume de se réunir, ouvrant toute grande la large table du salon ; l’eau gazeuse coulait à flots dans les verres sombres, couleur rubis, on servait obligatoirement quatre salades : carottes et noix, betteraves et ail, salade au fromage, et la « grande égalisatrice » : la salade Olivier*1. Toutefois, cela ne s’était plus produit chez nous depuis une trentaine d’années, peu avant que mes parents ne s’installent en Allemagne. Furieuse, Galia était restée en Russie où les journaux s’étaient mis à publier des choses troublantes : horoscopes, recettes de cuisine, nouveautés pour se soigner soi-même.
Elle refusait obstinément d’être hospitalisée et avait de bonnes raisons pour cela. Ses parents – mon grand-père et ma grand-mère – étaient morts à l’hôpital, et elle avait fait l’expérience de la médecine d’État. On avait pourtant été à deux doigts d’appeler l’ambulance et elle n’y aurait pas échappé si, à cause des fêtes, il n’avait été décidé d’attendre le lundi suivant et la reprise du travail. Galia avait ainsi eu la possibilité de se coucher sur le flanc et de mourir dans son sommeil.
La seconde pièce, celle de la garde-malade, s’ornait de photos et de dessins de mon père, disposés en damier, il y en avait beaucoup, sur toute la largeur du mur ; plus près de la porte, une photo en noir et blanc, qu’il avait prise dans les années 1960, une de ma série préférée sur la clinique vétérinaire. Une très belle photo : assis le long d’un mur, attendant le médecin, un chien et son maître, un gamin renfrogné et son boxer serré contre lui.
* * *
L’appartement était abasourdi, il se ratatinait, débordant de choses soudain dévaluées. Dans les angles de la grande pièce, les carcasses desséchées, muettes, de téléviseurs. Un énorme réfrigérateur neuf était littéralement farci de chou-fleur et de miches de pain congelés. (« Michenka*2 aime le pain, achètes-en beaucoup ! ») Dans les bibliothèques, ces livres que l’on a coutume de saluer en venant en visite, comme des êtres proches :
Quand j’entrepris, quelques jours plus tard, de trier les papiers, je ne trouvai, parmi les photos et les cartes de vœux, pratiquement rien d’
Penchée sur ce contenu, occupée à faire ce qu’il fallait, je découvrais avec effarement combien, dans cette maison où on lisait, on avait peu écrit. J’appuyais doucement, d’un doigt tremblant, sur les rares touches de mots à même de fonctionner. Des phrases d’un passé récent ou lointain, histoires du propriétaire d’un barbet, questions sur la santé du
Et pourtant, l’appartement avait été un lieu d’écriture, comme je ne tardai pas à le découvrir. Parmi les choses dont tante Galia avait refusé de se séparer jusqu’à son dernier jour, qu’elle réclamait et touchait fiévreusement, se trouvaient quantité d’agendas couverts de notes quotidiennes, chronique de nombreuses années, « pas de jour sans une ligne1*4 », aussi incontournable que le lever et la toilette. Ils reposaient encore à son chevet, dans une grande boîte en bois. Ils remplirent deux gros sacs dans lesquels je les emportai chez moi, ruelle aux Bains, où je me mis aussitôt à les lire, en quête d’un récit, d’une explication, d’un « ovale ». Je les ai lus de A à Z ; c’étaient d’étranges carnets.
* * *
Pour les passionnés de journaux intimes et de carnets, ceux-ci se répartissent en deux catégories. La première a un discours visant à devenir officiel et explicatif, donc à bénéficier d’un auditoire. Le cahier se transforme alors en polygone de débogage et d’essais du « moi extérieur » de l’auteur. Ainsi le journal de Marie Bashkirtseff apparaît-il comme une longue déclaration, un interminable monologue adressé à une instance invisible mais clairement compatissante.
Les journaux intimes de l’autre sorte m’intéressent plus, ceux qui se présentent comme un outil de travail ajusté à la main de tel ou tel artisan et qui, de ce fait, ne peut guère servir à d’autres. Un outil de travail – la formule est de Susan Sontag qui, des dizaines d’années durant, a pratiqué le genre. Elle ne me semble pourtant pas tout à fait exacte. Les carnets de Sontag, et pas seulement les siens, ne sont pas un simple moyen de caser dans un sac, façon joue d’écureuil, des idées auxquelles il faudra revenir, ou de jeter sur le papier une ébauche rapide en trois points de ce qui s’est passé, afin d’être en mesure de se le remémorer quand il en sera besoin. Cette pratique est absolument nécessaire à un certain type d’individus, sorte de treillis métallique susceptible de maintenir leur rattachement au réel et leur certitude que ce lien est indissoluble. Ces écrits-là ne visent qu’un lecteur, mais très intéressé. Comment donc ! On ouvre le cahier à n’importe quelle page et on peut se convaincre qu’on ne rêve pas ; il y a là un éventail de preuves tangibles que la vie a une histoire, une durée et, plus encore, que tout point du passé reste à portée de main.
La plupart des choses (si richement présentées dans les notes de Susan Sontag, listes de films et de lectures, inventaires de jolis mots séchés comme des champignons, suc extrait du passé) ne débouchent presque jamais directement sur quoi que ce soit, il n’en découle rien : elles n’évoluent pas en livres-articles-films, ne deviennent pas le fondement ou le point de départ d’un travail réel. Elles n’ont pas vocation à expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit (à la rigueur à celui qui les jette sur le papier, mais à une telle allure et de façon si négligente qu’il est parfois malaisé de retrouver ensuite ce que l’on voulait dire exactement). Ce sont de simples réfrigérateurs ou, comme autrefois, des glacières, des endroits où l’on conserve les denrées périssables de la mémoire, un territoire où l’on engrange témoignages et confirmations, gages matériels de relations immatérielles, pour reprendre la formule de Gontcharov2.
Il y a là quelque chose de vaguement déplaisant, ne fût-ce qu’en raison du trop-plein ; je suis d’autant mieux placée pour le dire que je suis de ces gens-là, mes notes de travail me semblent souvent un ballast, un poids mort excédentaire dont j’aimerais me débarrasser. Mais alors, que restera-t-il de moi ? Dans
* * *
Les journaux de ma tante Galia étaient d’un autre type. Tandis que je les lisais, leur texture, évoquant un maillage grossier, me devenait plus mystérieuse et plus intéressante.
Au temps de mon enfance, dans les grandes expositions de peinture, on voyait toujours un type particulier de visiteurs. Étrangement, c’étaient surtout des femmes, elles passaient d’une toile à l’autre, se penchant pour lire les cartouches, prenant des notes sur des bouts de papier ou dans de petits carnets. J’avais fini par comprendre qu’elles recopiaient bêtement, les uns après les autres, les titres des tableaux, fabriquant une sorte de catalogue fait main, copie presque immatérielle de ce qu’elles avaient vu. Je me demandais à quoi cela leur servait, jusqu’au jour où il me devint clair que c’était une illusion de possession : l’exposition prendrait fin et serait disséminée, mais le papier garderait tel quel l’ordre des tableaux et sculptures qui leur passaient devant le nez, il ne les laisserait pas disparaître.
Les journaux de Galia constituaient une liste similaire d’événements du quotidien, liste étonnamment détaillée et tout aussi étonnamment secrète. Ils rapportaient avec une précision extrême des choses telles que l’heure du lever et du coucher, les titres d’émissions télévisées, le nombre d’appels téléphoniques et le nom des interlocuteurs, ce qu’on avait mangé et ce qu’on avait fait. Galia évitait soigneusement, en revanche, le contenu de la journée, ce qui l’avait remplie. On trouvait, par exemple : « Lu. » Mais lu quoi ? Et quelle était la signification de cette lecture ? Il en allait ainsi de tout ce qui formait sa longue vie si intégralement consignée. Pas un mot sur
Il me semblait qu’à un moment cette vie allait pointer le nez, une unique fois peut-être, mais se montrer et tout dire. Cette vie n’était-elle pas faite de lecture intensive, donc de pensée, ainsi que du discret bouillonnement de foucades et d’avanies en tous genres, qui signifiaient beaucoup pour ma tante et l’occupaient longtemps ? Il devait bien en rester quelque chose, tout cela devait bien se démêler
Or il n’y avait rien de tel. Il y avait des nuances, des demi-tons, il y avait des replis du texte qui recelaient des émotions – un « hourra ! » dans les marges, quand papa et moi téléphonions, quelques phrases amères, qui demeuraient hermétiques, pour les anniversaires des parents. Et c’était à peu près tout. À croire que le grand but de chaque note, de chaque volume consciencieusement noirci chaque année, était de laisser un témoignage sûr de sa vie extérieure – en gardant pour elle sa vraie vie, intérieure. Tout montrer. Tout dissimuler. À conserver pour l’éternité.
Qu’y avait-il qui lui tînt tellement à cœur dans ces cahiers ? Pourquoi les avait-elle gardés jusqu’à son dernier souffle, craignant de les perdre et demandant qu’on les place plus près d’elle ? Sans doute ces écrits, ce qu’ils avaient donné – or ils avaient donné un récit sur la solitude et l’imperceptible glissement vers le néant –, avaient-ils malgré tout pour elle la force d’un acte d’accusation : le monde et nous devions lire tout cela et comprendre enfin combien nous avions mal agi envers elle.
Ou bien, on avait peine à l’imaginer, ces événements chiches conservaient pour elle une part de joie qu’elle jugeait important d’immortaliser, de compter au nombre des « manuscrits qui ne brûlent pas3 » et qui parlent sans chercher d’aucune façon à témoigner. Si c’était cela, elle y avait réussi.
Il y avait pourtant une note pas comme les autres, du 17 juin 2005.
* * *
Les mois, les années avaient passé. Les cahiers de Galia gisaient, épars, se mêlant peu à peu à d’autres papiers, de ceux qu’on laisse au-dessus de la pile, signifiant par là qu’on en aura bientôt un besoin urgent. Les voici donc qui vieillissent à portée de main, comme des objets du quotidien. J’y ai repensé malgré moi lorsque je me suis trouvée à Potchinki.
Petite ville perdue, surnuméraire*8, du district d’Arzamas, à deux cents kilomètres et pas mal de broutilles de Nijni-Novgorod, Potchinki jouissait dans la famille d’une réputation douteuse. Tous en étaient partis soixante-dix ans ou je ne sais combien d’années plus tôt, et personne n’avait envie d’y revenir. Nabokov définit l’existence comme un interstice de pâle lumière entre deux éternités d’une parfaite noirceur. De ces deux éternités, la première est celle où nous ne sommes pas encore – une béance plus grande. Et Potchinki, localité on ne peut plus tranquille, représentait ce genre de trou noir dans la mémoire familiale, n’intéressant personne.
La famille, je crois, y avait été immense, je me rappelais vaguement des histoires de cousins, de cousines, plus d’une dizaine, des photos de télègues*9 attelées et de constructions en bois, le tout masqué par l’histoire plus tardive des incroyables aventures de mon arrière-grand-mère, Sarah Guinzbourg, native de Potchinki. Elle avait eu le temps, Dieu sait comment, au cours de son existence, d’être envoyée en prison au temps du tsarisme, de vivre à Paris, de faire des études de médecine, de soigner les enfants soviétiques, dont maman et moi, et tout ce qu’on racontait sur elle avait un petit goût de lauriers de légende. Mais nul ne se risquait à en vérifier les sources.
Il y avait, malgré tout, quelqu’un dans la famille qui s’apprêtait à se rendre à Potchinki – laquelle, en un siècle, s’était ratatinée jusqu’à devenir un gros bourg –, comme il se serait préparé pour une expédition polaire, et voulait convaincre de partir avec lui parents proches et lointains, dont moi parmi les seconds. Ce quelqu’un avait des yeux incroyablement clairs et, sorte de petit moteur personnel, un enthousiasme permanent, dont il évoquait l’origine avec les aînés. Il était rarement à Moscou et, lors d’une de ses visites au cours de laquelle il souhaitait discuter de son voyage, il ne trouva plus mes parents. Ils vivaient désormais en Allemagne, et c’était moi qui représentais la famille. L’idée d’une de ces équipées sentimentales ne m’avait jamais effleurée, mais elle m’inspira subitement : pour la première fois, le berceau de la famille me parut accessible, donc réel. Et plus mon interlocuteur soulignait les difficultés de l’expédition et les distances qui rendaient ce périple assez peu vraisemblable, exigeant des préparatifs, un plan, une idée, plus il me devenait clair qu’il devait être possible d’atteindre au but. Ce Lionia*10, qui venait de Saratov, voulait aller à Potchinki
Or, je m’en rapprochais peu à peu. J’ignore ce qui m’éperonnait et ne voyais vraiment pas ce que j’escomptais y trouver. Toujours est-il qu’à la veille de prendre la route, je m’offris une séance d’internet – un peu comme on fait un focus. Il apparut que l’endroit était vraiment d’outre-tombe. Une vieille carte le montrait loin après Arzamas, dans le district de Loukoïanov, tout près du Boldino de Pouchkine*12, parmi des lieux-dits répondant aux noms d’Outka et de Poguibelka*13. Les trains ne se montraient jamais dans la région, il fallait compter quelque trois heures de route pour rejoindre la moindre gare de chemin de fer. Il fut décidé d’éviter les fantaisies : on irait en voiture à partir de Nijni.
Le signal du départ fut donné de bon matin, par les avenues roses qui ne s’étaient pas encore remises de l’hiver. Étrange milieu urbain pas tout à fait amnésique, mi-constructions industrielles, mi-maisons en bois, ces dernières, avec leurs palissades et leurs jardinets, ne cédant pas un pouce de terrain aux temps nouveaux, paysage qui plongeait dans des ravins pour revenir ensuite au verre et au vitré. Une fois sur la grand-route, la voiture partit toute seule, prenant une allure insensée, une allure de compétition. Mon conducteur, père d’un garçon de trois mois, gardait les mains sur le volant et un silence dédaigneux. La route montait et descendait en vagues molles, sous les sapins une neige dont nous n’avions plus idée s’étendait en caparaçon. Le monde pâlissait à chaque kilomètre. Dans les hameaux noircis, des églises toutes neuves, blanches comme des couronnes dentaires, luisaient d’un éclat de faïence. Je m’étais munie d’un guide qui me promettait la beauté d’Arzamas, depuis longtemps laissée loin derrière, sur la droite, et d’une brochure sur Potchinki, parue une vingtaine d’années plus tôt. Y était mentionnée l’échoppe du juif Guinzbourg, qui vendait des machines à coudre, et c’était tout. On n’avait pas entendu parler de l’héroïque Sarah.
Nous avons roulé des heures. Enfin sont apparues de mornes collines dans des tons de cuivre sombre, pas celles de la Toscane de Mandelstam, non, celles de l’Ombrie, aussi régulières que des inspirations/expirations. Çà et là, le reflet vite éteint de l’eau. Après la fourche menant vers Boldino, les statues de Pouchkine se multiplièrent ; la légende voulait que son amante paysanne fût native de ce Loukoïanov qui donnait son nom au district. De petits troupeaux d’arbres étaient figés.
La ville était rangée le long de la rue principale, d’où partaient, à droite et à gauche, des perpendiculaires soignées. De l’autre côté de la route, une belle église classique. Sur la place déserte, où l’on n’avait qu’une envie : prendre la tangente au plus vite pour aller là où il y avait des choses à voir et à toucher, nous fûmes accueillis par Maria Alexeïevna Foufaïeva, historienne de la vie de Potchinki. En ce dimanche, on avait ouvert pour nous la bibliothèque, le centre culturel du coin, où avait lieu une exposition : quelqu’un avait envoyé d’Allemagne des aquarelles centenaires représentant des maisons et des rues. Leur auteur appartenait à une famille allemande qui avait vécu à Potchinki à la fin du xixe siècle, et me revint en mémoire un nom entendu dans l’enfance : Götling. Les tableaux étaient
C’était tout, comme dans les journaux de tante Galia, où il fallait se contenter de bulletins météo, d’une liste de courses et de programmes télé. Ce qui se cachait derrière, hésitant, zonzonnant, ne se hâtait guère de se dévoiler et n’avait peut-être pas du tout l’intention de le faire. On nous offrit du thé, on nous mena en promenade. Je fouillais le sol du regard, à croire que j’espérais y trouver un kopeck.
Le bourg n’avait pas gardé, en les resserrant, les contours de ce qui avait été une ville à l’existence centrée sur la plus grosse foire aux chevaux du district, voire de tout le
Passé le pont sur la Roudnia, à quelque distance se trouvait une entreprise qui avait tout d’une ville en déshérence : les haras du régiment de Cavalerie de la Garde, construits au temps de Pouchkine. L’élevage des chevaux n’avait pas commencé avec eux, il y en avait eu ici bien avant : « étalons argamaks et nagaïs, coursiers, hongres et juments, nogaïs, poulains de troupeaux, poulains russes ». Puis, sous Catherine II, on était passé au stade industriel, et l’immense haras aux lignes classiques, à la blancheur craquelée, à la petite tour centrale affaissée, effondrée, au portail repris en miroir de l’autre côté du carré, avait eu vocation à devenir le rempart de la civilisation, îlot ordonnancé du pétersbourgisme. Le haras ne s’était définitivement étiolé qu’assez récemment, dans les années 1990. La plaine le cernait à présent, léchée à nu par le long hiver. Dans les paddocks ouverts, erraient les derniers chevaux, roux, lourdauds, avec des « franges » blondasses de rustauds. Ils levaient la tête et venaient blottir leur museau dans nos mains tendues. Le ciel était à présent aveuglant – éclairci, le front aérien des nuages4 ! –, la peinture écaillée révélait des dessous rose chair.
Nous étions repartis et avions parcouru la moitié du chemin quand je compris soudain que je n’avais pas fait le plus important : il était impensable qu’il n’y eût pas ici un cimetière, juif ou autre, où reposeraient tous
*1. Salade très prisée des Russes. Créée dans les années 1860 par le chef franco-belge Lucien Olivier, elle est de toutes les fêtes, dans tous les foyers. (
*2. Un des diminutifs affectueux du prénom Mikhaïl.
*3. Il est de coutume en Russie, avant de quitter la maison pour partir en voyage, de s’asseoir en silence quelques instants, afin que tout se passe bien.
*4. Les notes chiffrées indiquent des références et citations placées en fin de volume.
*5. Traduction libre de
*6. Son locataire. (
*7. Rue qui comptait de nombreux services publics où l’on s’acquittait de ses factures d’eau, d’électricité…
*8. Au temps de l’Empire de Russie, entraient dans la catégorie dite « surnuméraire » des villes qui, suite à la suppression d’un district, n’avaient plus le statut de villes, avec les avantages y afférents, et n’étaient le centre administratif d’aucun territoire.
*9. Voitures de charge à quatre roues.
*10. Diminutif familier du prénom Leonid.
*11. Selon la légende, la ville de Kitej, menacée d’être envahie par les Tatars, aurait été sauvée par Dieu en raison de sa piété. Elle serait ainsi devenue invisible aux mécréants, et seuls les cœurs purs peuvent en voir le reflet, à l’aube, dans les eaux du lac Svetloïar.
*12. Domaine de la famille Pouchkine, où le poète passe trois mois à l’automne 1830, en raison d’une quarantaine imposée par une épidémie de choléra.
*13. Littéralement, « Le Canard » et « La Perdition ».
*14. Établissement d’enseignement secondaire dans la Russie impériale, dont le nom est emprunté au
*15. Ancienne unité administrative, correspondant à une province.
Chapitre II
Des commencements
La première fois, j’avais tourné autour de ce texte pendant plus de trente ans sans l’écrire, le laissant reposer-mûrir dès la deuxième ou la troisième page du cahier d’écolier à lignes. Le volume et l’importance de ce qui s’annonçait étaient si grands qu’ils induisaient un confortable « pas maintenant ».
À vrai dire, l’histoire de ce livre se résume à une collection de renoncements, de moments où je m’en débarrassais de toutes les façons possibles, où je repoussais à plus tard, à quand-je-serais-une-meilleure-fille, comme quand j’étais petite, où je lui consentais, dans la mesure de mes forces, quelques menus sacrifices évidemment insuffisants, jetant çà et là, sur des lambeaux de papier, dans un train ou pendant une conversation téléphonique, des sortes de marques (des
Les Mémoires russes du début du xxe siècle évoquent un amusement de l’enfance : on dépose au fond d’une tasse des lamelles jaunâtres, on les recouvre d’eau et elles se mettent à étinceler d’invraisemblables couleurs chinoises ou japonaises, une floraison de l’étranger, de l’au-delà des mers. Je ne l’avais jamais vu – et maintenant, où était passé tout cela ? En revanche, il y avait, dans l’arsenal familial, des trésors de nouvel an datant de grand-mère, dont un petit bonhomme-qui-fume, un mouflet de la taille d’une allumette, fumant de façon convaincante des cigarettes blanches microscopiques – et de la fumée s’envolait, et le feu se changeait en cendres, jusqu’au jour où la réserve de cigarettes fut à jamais épuisée. Désormais, on ne pouvait plus que narrer l’exploit du bonhomme, ce qui, tout bien considéré, avait des airs de
Ainsi, la première fois, j’avais entrepris d’écrire ce livre à l’âge de dix ans. Dans l’appartement de la ruelle aux Bains, j’avais tapé les premiers caractères de ce chapitre. Dans les années 1980, il y avait, près de la fenêtre, un bureau au bord éraflé, éclairé par une lampe orange, sur le pied en plastique blanc de laquelle j’avais collé une décalcomanie, la plus belle qui fût : sous un ciel sombre et neigeux, une maman ourse pelucheuse transportait sur une luge un petit sapin et un mini-ourson, assis de guingois ; sur un côté était fixé un sac empli de cadeaux. Il y avait, sur la feuille de décalcomanies au vernis terne et collant, cinq ou six images, on les découpait une par une, on les mettait à tremper dans une jatte d’eau tiède. Puis il fallait habilement détacher de la feuille la pellicule transparente et colorée, et la plaquer vite-vite sur une surface nue, la redresser, lisser les plis. Je me rappelle, sur les portes du buffet de la cuisine, un garçonnet-chat portant cape et masque de carnaval, de même qu’une pingouine et son petit dans le crénelage rose-vert d’une aurore boréale. Mais les ours étaient les plus chers à mon cœur.
Impression que si j’énumérais, un à un, les lambeaux de ma vie passée qui m’étaient restés en mémoire, qui, il y a vingt ans encore, avant les travaux de rénovation, s’usaient et noircissaient sur les portes du buffet de la cuisine, et qui, aujourd’hui seulement, revivaient et s’étaient emplis de couleur – gros gamin coiffé d’un sombrero et vêtu d’un domino de carnaval ! demi-masque isolé, entouré des monogrammes d’une canetille de Noël ! –, je me sentirais mieux. « C’est alors qu’il crut sa fin venue ! », comme disent les contes. Alors, je me désagrégerais en centaines de choses et babioles vétustes, pourries, ternies. Impression que ma vie consistait à en faire le catalogue. Impression qu’à cette occupation, j’avais grandi.
La deuxième fois que, sans en avoir conscience, j’avais entrepris d’écrire ce livre, j’avais seize ans – une année d’adolescence un peu tordue et sauvage. J’étais à la fin d’une histoire d’amour qui me semblait, à l’époque, ultra-importante, absolument déterminante. Au fil du temps, elle avait tellement pâli, s’était tellement éventée que je serais bien incapable, aujourd’hui, de ranimer ce sentiment de commencement-de-tout, avec lequel je l’avais traversée. Mais je garde le souvenir précis d’une trame. Quand il était devenu clair que tout était fini, sinon dans ma tête, du moins
Faut-il préciser que je ne me rappelle plus un seul de ces quarante mots que, tant d’années auparavant, je craignais tellement d’oublier ?
* * *
Néanmoins, l’idée même d’extraire-soustraire par bribes, au jugé, mon histoire ou l’histoire en général, de la tirer-retirer des ténèbres de l’inconnu et du sous-entendu, continue de me travailler. Le stade initial de cette opération salvatrice fut pour moi une activité ordinaire : notes jetées sur des enveloppes pendant une conversation téléphonique, mémentos en trois mots dans mon carnet de travail, fiches invisibles qui se complètent sans système, à la hâte, et ne sont jamais regardées, tout cela est une composante de mon « aujourd’hui ». Simplement, les gens avec lesquels on peut encore parler de
J’ai toujours su, en même temps, que j’écrirais un jour un livre sur ma famille. Il y eut d’ailleurs une époque où je pensais que c’était l’affaire de ma vie (une somme de vies réunies en un tout, dans la mesure où, le sort en avait ainsi décidé, j’étais la première et la seule de la famille à avoir une raison de tenir un discours tourné vers l’extérieur, passant de la conversation intime des
Amusant, quand on y songe, qu’une part considérable des efforts de mes grands-mères et grands-pères ait justement visé à ce qu’ils restent invisibles. Atteindre à la discrétion voulue, se perdre dans les ténèbres domestiques, se maintenir à l’écart de la grande Histoire, avec ses monstrueux narratifs et ses marges d’erreur de millions de vies humaines. Consciemment ou non – allez savoir ! –, ils avaient fait ce choix. À l’automne 1914, quand ma jeune arrière-grand-mère avait quitté la France en guerre pour rentrer en Russie par des chemins détournés, elle aurait pu, par exemple, reprendre ses anciennes activités et
Dans ma prime jeunesse, j’en éprouvais un malaise qu’il m’était difficile de mettre en mots et dont j’avais honte de prendre tout à fait conscience. Il avait à voir avec – comment dire ? – la construction de l’intrigue : force m’était de reconnaître que ma parentèle n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour rendre notre histoire intéressante à raconter. C’était particulièrement net pour les commémorations de guerres – la dernière en date, à ce moment-là, n’avait que quarante ans, mon âge d’aujourd’hui. Aux fêtes de l’école venaient des grands-pères inconnus, couverts de fleurs et de médailles ; ils ne racontaient pas grand-chose (on avait quelque peine à reconditionner ce qu’ils avaient vécu en contes et légendes), mais ils se tenaient raides près du tableau noir – témoignages vivants, faute d’être témoins. Mon grand-père Lionia, lui, n’avait pas fait la guerre, il était ingénieur et avait œuvré à l’arrière. On pouvait fonder plus d’espoirs sur le grand-père Kolia, avec son livret d’officier et l’ordre de l’Étoile rouge dont il avait été décoré. Toutefois, on nous avait expliqué que, pendant le conflit, il
Un temps, on avait eu l’impression que non, malgré tout : il était suspect
Dieu sait par quel miracle mon père était de ceux qui avaient survécu et grandi dans une vraie famille, avec une mère, un père, une sœur. Je connais deux versions du dénouement de cette histoire, dont celle qui avait cours dans mon enfance semble un joli conte de Noël et est sans doute apocryphe. Nous y viendrons en temps voulu. En tout état de cause, l’histoire du grand-père militaire ne collait d’aucune façon : dans le récit familial, grand-père avait le rôle d’un copeau de bois pris dans un tourbillon, ce qui ne cadrait visiblement pas avec le discours que l’on tenait en chœur sur la guerre et la victoire.
De fait, tout le monde avait des parents acteurs de l’Histoire. Et les miens, alors, qui étaient-ils ? Des figurants ? Aucun d’eux n’avait combattu ni été victime des répressions (il y avait des allusions opaques à une arrestation et des interrogatoires concernant mon autre grand-père, néanmoins, là aussi, les choses apparemment s’étaient tassées, on y avait échappé), aucun n’avait été sous la botte allemande ni ne s’était trouvé au cœur des grands carnages du siècle. Seule l’histoire du fils de Verotchka, sœur de mon arrière-grand-mère, tombé à vingt ans sur le front de Leningrad, faisait exception, mais ce n’était pas une histoire de guerre, c’était le récit d’une injustice et il était hérissé de tant d’aiguilles de glace, les photos de ce gamin dans ses bottes de feutre aux bouts ronds ne pouvaient tellement pas déboucher sur un avis de décès que, comme pour ma mère avant moi, dont j’ai hérité toutes les expressions et les noms, aujourd’hui encore, j’ai la vue qui se brouille et la gorge qui se noue au simple mot de Liodik*1.
Il n’y avait pas non plus, dans ma famille, de célébrités, si l’on entend par là l’armée d’active des arts ; ma parentèle semblait s’en tenir obstinément à une sorte de discrétion civile. Elle comportait des médecins, beaucoup de médecins et d’ingénieurs, des architectes (qui, toutefois, n’œuvraient pas dans le grandiose, ils concevaient des projets non de flèches ou de façades, mais de routes et de ponts), des comptables et des bibliothécaires. Une vie paisible, à l’écart, semblait-il, des moulins tournoyants de la modernité. Presque aucun d’entre eux n’avait intégré le Parti, là encore, sans rien de démonstratif ; simplement, leur vie paraissait se dérouler dans les profondeurs d’une
* * *
De temps à autre, toujours le soir et, généralement, les jours de repos ou en ces jours de repos particuliers qu’offrent la maladie et la convalescence, maman me conviait brusquement à regarder les photos. Non sans effort (cette partie de l’armoire étant collée au divan, il fallait se montrer habile), on ouvrait le meuble et, pour mon plus grand bonheur, un tiroir contenant de petites boîtes. Elles renfermaient ces pièces de monnaie que j’aimais tant, des photos d’identité et d’autres, de toutes périodes : plages de galets de la Crimée d’avant-guerre, hochets centenaires ayant appartenu à Dieu savait qui, boîte à compas de grand-père (« Quand tu seras grande, je te la donnerai »), bricoles variées. Les albums reposaient à côté, et il y en avait beaucoup. Certains étaient si pleins que le cuir s’en était complètement usé, d’autres, à l’inverse, étaient vides, mais on les sortait aussi. Le plus impressionnant était tendu de cuir roux et muni d’une attache plaquée argent ; un deuxième, noir et verni, s’ornait d’un château féodal jaune sur une colline, accompagné du mot « Lausanne », écrit en travers. Un troisième était de style Art nouveau, avec des monogrammes en métal et une MrsButterfly démodée depuis un siècle. Il y en avait en quantité, des gros, des maigres, des grands, des petits. Les pages étaient d’une lourdeur oubliée de nos jours, la tranche était argentée et il y avait des encoches où l’on insérait les photos. On ne pouvait s’empêcher d’être saisi d’une légère tristesse en constatant que ces encoches ne convenaient plus aux photos actuelles sur papier brillant – trop larges ou trop étroites et franchement trop légères. Celles d’autrefois avaient l’air plus solides et résistantes, elles étaient prévues pour durer et, bizarrement, mettaient en doute les moindres tentatives de m’insérer dans le cadre voisin.
Des récits se rattachaient aux photos. Des gens à grosse barbe, des gens portant lunettes à fine monture avaient directement à voir avec nous, c’étaient des arrière-grands-pères, des arrière-arrière-grands-pères (certains « arrière » étaient superflus, je les ajoutais mentalement pour plus de consistance), leurs relations et amis. Des gamines se révélaient être des grand-mères ou des grand-tantes dont les noms se ressemblaient à les confondre. Les portraits des tantes Sania, Sonia, Soka se succédaient, l’échelle des âges changeait, mais pas l’expression des visages. Elles étaient assises ou debout sur fond d’intérieurs brumeux ou d’invraisemblables paysages. On les passait en revue depuis le commencement et, à la moitié de la soirée, tout devenait flou, ne restait qu’une impression de volume. Un grand volume ; une dispersion géographique incommensurable : Khabarovsk et Gorki*2, Saratov et Leningrad, où tous ces gens ou leurs enfants ternis par les ans avaient vécu, autant de lieux qui ne reliaient pas l’histoire familiale à un point précis, mais, une fois de plus, la projetaient dans un « non-ici ». C’était un bonheur d’arriver enfin au petit album où je trouvais ma mère enfant, la mine renfrognée dans la Ialoutorovsk de l’évacuation, tenant une poupée à Nakhabino, dans la région de Moscou, en costume marin et agitant de petits drapeaux au jardin d’enfants. C’était plus à ma mesure, accessible ; en un sens, c’était pour cela que nous le faisions : voir maman enfant, boudant, effrayée, courant à toutes jambes sur un chemin de terre oublié depuis des années, signifiait aborder un nouveau territoire, devançant le temps proche où je serais plus vieille et pourrais la cajoler et la plaindre. En regardant les choses par les yeux inversés de l’âge, je comprends aujourd’hui que la piqûre de pitié et d’égalité qui m’avait alors transpercée avait été faite trop tôt ; elle avait eu, néanmoins, le mérite d’exister : je n’avais pas eu l’occasion d’être plus vieille qu’elle et de la prendre en pitié.
Des années plus tard seulement, je remarquai que toutes les reliures, les légendes et les bords dorés des photos (car les bords en étaient épais et il y avait, au dos, des monogrammes, des légendes, le nom du photographe et de la ville où la photo avait été prise) provenaient
Il y avait aussi des albums de cartes postales (qui se révélèrent par la suite être une
J’aimais par-dessus tout une petite série de villes nocturnes – jardins crépusculaires, tramway illuminé prenant un virage serré, manège désert, enfant perdu près d’un parterre de fleurs, tenant un cerceau devenu inutile, grands immeubles et fenêtres insupportablement rousses, comme pommadées, derrière lesquelles se déroulait encore la vie d’antan.
L’ensemble, d’un bleu sombre semé de lumières, exsudait la quintessence de la mélancolie, et était doublement, triplement inaccessible. Mélancolie, parce que l’impossibilité de voyager était une composante évidente de notre quotidien : ceux de notre monde n’allaient pas à l’étranger (et les deux ou trois de nos connaissances qui en avaient le droit étaient entourées du halo doré d’une réussite rare et chère, qui ne concernait pas tout un chacun). Mélancolie, également, parce que le Paris contemporain du guide dû à Maurois ne ressemblait en rien au précédent, bleu foncé et noir, d’où il ressortait que l’ancien, quelque nom qu’on lui donnât, avait depuis longtemps disparu sans retour. À l’instar des cartes de visite ou des enveloppes blafardes, d’un mauve mat à l’intérieur, les cartes postales demandaient à être utilisées séance tenante, mais il était impossible de se représenter ce que l’on pouvait bien en faire, ici et maintenant. Aussi les albums étaient-ils refermés et remisés sur l’étagère, les cartes postales étaient redistribuées dans les boîtes, la soirée s’achevait comme s’achèvent les soirées.
On parvenait toutefois à adapter à la vie nouvelle des choses de cet ancien monde (la maison en était pleine, reposant sur elles comme sur des pattes) : des dentelles jaunies, alambiquées, me furent cousues sur un costume de mousquetaire pour le carnaval de l’école ; une autre fois, un chapeau noir en provenance de Paris, orné d’une plume d’autruche d’une longueur invraisemblable et ondulant de façon tout aussi fantastique, se révéla également fort utile. Impossible d’enfiler les petits gants en cuir (ils s’étaient racornis avec le temps, mais on avait l’impression qu’ils n’étaient simplement pas à la bonne taille et, comme la sœur de Cendrillon, j’avais honte de mes gros os). Deux ou trois fois par an, on sortait les tasses Gardner*4, légères et colorées, pour prendre le thé, quand on avait des invités. Cela arrivait pour les fêtes, bottines dépareillées du quotidien, où toutes les lois étaient dévoyées et où l’on pouvait faire ce qui d’habitude était interdit. Tous les autres jours, les albums gisaient. Cependant, le temps passait.
À ce moment du récit, il convient de dire tout net que notre famille était des plus ordinaires, ni riche ni notable, et qu’en réalité la charge de
* * *
Quand on y pense, il est étrange que, toute ma vie, j’aie eu le souci de me remémorer ces gens, alors que ni à l’époque ni aujourd’hui je n’y étais à ce point prête. Il ne s’agissait aucunement de répéter ce qui avait eu lieu. Chaque plongée dans les grottes sous-marines du passé sous-entendait précisément cela : l’énumération de ces noms et circonstances – en me gardant de rien ajouter ou interpréter – ne m’obligeait pas à retenir cette liste par cœur. Des choses sautaient d’elles-mêmes dans ma mémoire, façon resquilleurs de tramway, en général une fable ou une curiosité, équivalent verbal du
Pourtant, je ne posai pas toutes les questions et ne retins pas tout, en dépit d’une faculté à assimiler facilement l’inutile et d’une mémoire de singe pour les mots. Le puzzle ne s’assembla pas : restèrent la ritournelle « Sania-Sonia-Soka », prononcée en « chaussettes de l’archiduchesse », et une certaine quantité de photographies sans nom, sans note explicative, histoires volatiles sans support humain, et visages familiers d’inconnus.
Tout cela ressemblait au mah-jong que j’avais à la campagne. La datcha (modeste : une petite pièce, un bout de cuisine, une terrasse, un lambeau de terre marécageux auquel s’agrippaient, obstinés, des pommiers) était située à Saltykovka, dans la région de Moscou. Des décennies durant, ma famille y avait transporté tout ce qui avait fait son temps et trouvait là, solides, les conditions d’une seconde vie. Chez nous, semblait-il, on ne jetait jamais rien et les choses vieillies densifiaient le monde, le rendaient moins équivoque. Les
On savait que mon arrière-grand-mère avait rapporté le mah-jong de l’étranger (et comme nous avions à la maison deux kimonos, un grand et un petit – le mien –, auxquels la vieillesse avait conféré la légèreté d’une plume, je ne doutais pas que l’étranger se situât du côté du Japon). Le sac contenait de petites plaques en os brun foncé, au ventre blanc couvert de mystérieux hiéroglyphes que je ne parvenais pas à décrypter, ce qui, en conséquence, m’empêchait de ranger l’espèce de barque avec les barques ou la volute d’une plante avec ses semblables. Il y avait trop de catégories et si peu d’éléments apparentés que c’en était angoissant, je finissais par me dire qu’au fil des années, des plaques avaient dû se perdre, ce qui m’embrouillait définitivement. Il était évident qu’il y avait un système, mais tout aussi claire était l’impossibilité de le percer, voire, sur cette base, d’en imaginer un autre, le mien, moins compliqué. Il était même interdit d’emporter une plaque dans sa poche, afin de ne pas dépareiller l’ensemble.
Alors que m’apprêtais à me remémorer pour de bon les choses, il apparut soudain nettement que je n’avais rien à disposition. Des soirées à la lumière des vieilles photographies, ne restaient ni dates, ni données, ni même le simple pointillé des liens familiaux : qui était le cousin de qui, et qui le neveu. Ce gamin aux grandes oreilles, portant une veste à boutons dorés, et cet adulte aux grandes oreilles, vêtu de drap d’officier, étaient manifestement une seule et même personne, or qui étaient-ils pour moi ? Je me rappelais – et encore, je n’en aurais pas juré ! – qu’il avait nom Grigori, mais cela ne m’aidait guère. Les gens qui composaient ce monde, avec ses valences, ses liens parentaux et sa garantie de chaleur interurbaine, étaient morts, dispersés, perdus. L’histoire de la famille, que je m’étais remémorée dans le rythme progressif du récit linéaire, s’était désagrégée dans ma conscience en petits carrés fragmentaires, en commentaires d’un texte absent, en hypothèses que nul ne pouvait m’aider à vérifier.
Il faut dire qu’en plus, autour des récits de maman, s’enroulait un certain nombre de sujets d’une véracité douteuse, de ceux qui pimentent la succession ordinaire des générations, mais dont l’existence n’est possible qu’à titre d’apocryphe, d’annexe incertaine d’un savoir précis.
Je me rappelle fort bien comment, au temps oiseux de l’adolescence, j’avais voulu faire mon intéressante en racontant à quelqu’un l’histoire d’une malédiction familiale : il avait épousé, par passion, une aristocrate polonaise ruinée et avait dû pour cela se convertir au christianisme, ce qui lui avait valu la malédiction de son père, lequel ne lui avait plus adressé la parole. Ils avaient vécu dans la misère et étaient bientôt morts de phtisie.
Dans la réalité, l’histoire ne se terminait pas par la phtisie. Les albums de la famille recelaient des photos du fils déchu, projeté dans un avenir visiblement heureux, avec lunettes et petits-enfants, sur fond de soviétisme ordinaire. Quant à l’aristocrate polonaise, avait-elle vraiment existé ou l’avais-je ajoutée à l’histoire pour que ce soit plus beau ? Polonaise, parce que l’étranger intrigue toujours ; aristocrate, pour diluer un peu la litanie fastidieuse des marchands, juristes et médecins par quelque chose qui n’était pas nous mais n’était pas non plus commun ? Je ne sais pas, je ne m’en souviens pas. Il y a quelque chose dans le récit de maman, on y voit poindre l’étincelle de l’imagination, mais il n’est plus possible de la grossir pour atteindre à la graine initiale. C’est ainsi que demeurera dans mon histoire une aristocrate polonaise incertaine, cause certaine, incontestable, du malheur familial. Car il y eut malédiction, comme il y eut la misère, et mon arrière-arrière-grand-père ne revit plus jamais son fils. Ensuite, c’est un fait, tous sont morts.
Il y eut une autre chose, qui m’est échue en partage et a directement à voir avec la construction de cette histoire, avec la façon dont elle est racontée et par qui : l’image féminine de notre lignée, suite de femmes fortes, se tenant debout toutes seules (bornes jalonnant le siècle). Leurs destins apparaissaient en gros plan ; s’accrochant les unes aux autres, se fondant les unes dans les autres, elles formaient le premier plan d’une photographie multicéphale. C’est étrange, quand on y pense : elles avaient toutes un mari, mais les hommes de cette famille étaient nettement moins dans la lumière, à croire que cette histoire ne comptait que des héroïnes et se montrait avare de héros. Il y avait là, au demeurant, une part de vérité, toutefois les hommes n’y étaient pour rien : la lignée ne reposait pas sur eux et ce n’était pas de leur faute. L’un était mort jeune, un autre plus tôt encore, un troisième était occupé à des choses curieusement non-essentielles. La dernière ligne de transmission était la partie du récit dans laquelle la joyeuse bousculade de la diversité s’était déjà rangée en
* * *
Au fond, qu’avais-je en tête, à quoi m’apprêtais-je durant toutes ces années ? À élever un monument à ces gens, à faire en sorte que, jamais mentionnés, jamais remémorés, ils ne disparaissent pas. En réalité, il apparut que, jusqu’alors, je ne me les remémorais pas moi-même. Mon histoire familiale se compose d’anecdotes rarement associées à des visages et des noms, de photographies identifiées pour un quart d’entre elles à peine, de questions que l’on échouait à formuler parce qu’il n’y avait pas de point de départ, ni personne, de toute façon, pour les poser. Et malgré tout, je ne pouvais pas faire l’impasse sur ce livre.
Il y a, dans l’essai de Rancière sur les figures de l’Histoire, une observation importante et, plus généralement, de nombreux sujets, pour ainsi dire, de première nécessité. Par exemple, que la tâche de l’art est de montrer des choses invisibles, ce qui me plaît énormément, d’autant que Grigori Dachevski*6 y voyait la tâche de la poésie (tirer les objets sous la lumière du visible). Mais l’essentiel pour moi est ailleurs. En réfléchissant sur l’Histoire, Rancière oppose soudain le
On eût pu espérer assembler ces choses et en faire un Osiris inerte, le corps collectif d’une famille qui n’existait plus à la maison. Ces bribes de souvenirs, ces décombres du vieux monde formaient un tout, ils étaient dotés d’une sorte particulière d’unité. Ce tout, défectueux, incomplet, principalement constitué de béances et d’absences, ne serait ni pire ni meilleur que n’importe quel individu ayant vécu sa vie et survécu – lui, ou plutôt, inerte, son
Un corps infirme, privé de la possibilité de lier ce qu’il se rappelle en un récit cohérent, a-t-il envie d’être vu ? Et même en imaginant qu’il ne veuille plus rien, est-il acceptable d’en faire l’objet d’un récit, un objet d’exposition, le bas rose de l’impératrice Sissi ou la lime rouillée, maculée de sang, par laquelle tout se termina pour elle ? En exposant ma famille à la
Le plus vraisemblable est que je n’apprendrai rien de neuf les concernant, ce qui rend mon écriture encore plus impossible. Il n’y a là ni intrigue, ni enquête, ni l’enfer de Péter Esterházy découvrant que son père adulé était un informateur de la police secrète, ni le paradis de ceux qui, dès leur naissance, savent tout de leurs proches, s’en souviennent et le portent dans leur tête avec honneur. Tel n’est pas mon cas et mon livre sur la famille traite non de la famille mais d’autre chose. Sans doute de la façon dont est structurée la mémoire et de ce qu’elle attend de moi.
* * *
Vers la fin du printemps 2011, un ami m’invita à Saratov. Il s’agissait de faire une sorte de conférence sur le site internet pour lequel je travaillais. Nous nous étions donné rendez-vous pour discuter de ce projet dans un café de Moscou. Mon ami faisait beaucoup pour sa chère ville de Saratov, y conviant différentes personnalités censées parler de choses intéressantes.
La conversation passa rapidement de la conférence à Saratov elle-même, pays de mon arrière-grand-père où je n’étais jamais allée. Mon ami avait une tablette au contenu inattendu : des dizaines de cartes postales d’avant la révolution, scannées Dieu savait où et présentant des vues de la ville : le vert et le blanc y dominaient, arbres et églises, et à force de les passer en revue, les contours en devenaient flous, de sorte que je me rappelle seulement l’immense eau du fleuve, semée de bateaux. Et puis, me dit mon ami, j’ai téléchargé le bottin
Mon arrière-grand-père s’appelait Mikhaïl Davidovitch Friedman, ce qui nous laissait quelque chance. On le découvrit aussitôt dans le bottin, il n’y en avait qu’un, il vivait paisiblement dans la Saratov d’il y a un siècle, rue de Moscou (manifestement, une artère importante). Je demandai si cette rue existait toujours. Elle existait. Je partis pour Saratov.
L’immense eau du fleuve était aussi vide qu’une assiette et les rues se précipitaient vers elle en tortillons. Au blanc et au vert avaient succédé, pour l’essentiel, des centres commerciaux et de petits restaurants japonais, à croire qu’on n’en avait pas encore inventé d’autres sortes. La steppe était toute proche. Devant les portes ouvertes des ateliers et magasins de confection, des mannequins de femmes montaient la garde, vêtus de robes de mariées aussi somptueuses que poussiéreuses. Les larges volants ruchés ondulaient, jaunis par le vent et le sable. Ayant redemandé l’adresse, je me rendis rue de Moscou de bon matin.
La maison était méconnaissable, même si je ne l’avais jamais vue. Sa large face grise était défigurée-détronchée par une couche de ciment, percée de vitrines, on y vendait des chaussures. On pouvait toutefois emprunter une passerelle basse et atteindre la cour.
Là, je promenai longuement mes mains le long des briques humides de Saratov. De ce côté, tout était en place et même plus. La cour de mon arrière-grand-père, que je n’avais jamais vue et que nul ne m’avait décrite, se reconnaissait sans erreur possible, on ne pouvait s’y tromper : jardinet bas s’ornant d’un buisson de boules dorées, murs tors – mélange de bois et de brique –, quelque chose qui ressemblait à une chaise défoncée, postée sans raison près de la clôture – tout cela était
Une semaine plus tard environ, mon ami de Saratov m’appela. Confus, il m’avoua qu’il s’était trompé d’adresse. La rue était la bonne, mais pas le numéro. Excusez-moi, Macha*7, je suis terriblement confus.
Et voilà à peu près tout ce que je sais de la mémoire.
*1. Un des diminutifs du prénom Leonid.
*2. Nom de Nijni-Novgorod de 1932 à 1991.
*3. Le « beau coin » est traditionnellement, dans la maison, le « coin aux icônes ».
*4. Célèbre manufacture de porcelaine, créée en 1766, aux environs de Moscou, par l’Anglais Francis Gardner. La manufacture est bientôt parrainée par Catherine II et recevra, jusqu’à la révolution, de nombreuses commandes de la cour impériale.
*5. Ivan Sytine (1851-1934) : célèbre éditeur de la période prérévolutionnaire, il publie des œuvres de littérature, mais aussi des encyclopédies, des livres pour enfants et des périodiques, souvent à l’attention d’un large public.
*6. Grigori Dachevski (1964-2013) : poète, traducteur, critique littéraire.
*7. Diminutif de Maria.
Chapitre III
Un certain nombre de photographies
1.
Une grande salle d’hôpital au sol en damier. Le soleil vient cogner dans les hautes vitres des fenêtres cintrées et la partie droite est illuminée à en paraître blanche. Au demeurant, il y a du blanc à foison. Les lits sont posés les pieds devant, leur dos forgé tendu d’une toile. On voit de grands oreillers, on voit la tête des malades, des moustachus regardent par ici, vers l’objectif, l’un d’eux s’est soulevé sur ses coudes, tandis que l’infirmière arrange quelque chose près de son épaule. Elle est le seul être féminin dans l’immense salle. Dans le coin gauche a lieu l’événement des photos : une table, un autre moustachu en tenue d’hôpital, appuyé sur des béquilles, exhibe un sourire méridional plein de dents. Sur la table, papiers, registres, feuilles de température : là sont assis les deux principaux protagonistes, au centre de la composition, ceux pour lesquels on est venu photographier et qui rayonnent du contentement insouciant des visiteurs. Voyez celui-ci, en costume de ville : bottes étincelantes, petit col, il est renversé contre le dossier d’une chaise viennoise. Le second est en gris : sous ses moustaches également, la blancheur de l’amidon. Plus loin, des infirmiers attendent, mains jointes sur la poitrine ou sur le ventre ; pieds des lits et côtes des colonnes sont en parallèle, quelqu’un risque un œil derrière l’une d’elles, à croire que tous ont présence obligatoire. Dans un angle, un palmier de garde adresse des signes. Les fenêtres sont des flaques de lumière, les flous sont les plus intéressants, là où la blancheur a dissous le cadre et commence à ronger la silhouette de l’infirmière et l’occupation qui est la sienne.
2.
Impossible, si l’on n’est pas au courant, de deviner que l’on voit un cadavre – juste un tas de chiffons sur une table basse en marbre, autour de laquelle sont assis des étudiants attentifs. C’est une leçon pratique d’anatomie. Plus près, une autre table supportant aussi une chose indistincte : un sac ? un paquet de quelque chose ? Non, pas moyen de le discerner.
Six femmes se pressent autour, blouses blanches passées par-dessus leurs robes sombres de tous les jours. En bordure, un homme – le seul de l’équipe – s’est détourné, se demandant s’il devait esquisser un sourire ou se renfrogner. Les autres, cependant, sont à l’œuvre. L’homme a un pince-nez comique et, dans son dos, on distingue un tableau noir envahi de craie. Par là-bas, si on y regarde à deux fois, que ne voit-on pas : schéma végétatif vasculaire, reste d’un cours, profil d’un militaire coiffé d’une haute casquette, profil d’une beauté fumant une cigarette, le menton volontaire, et, complètement de face, lunaire, le rond souriant d’un visage auquel sont accolées des oreilles impressionnantes. Ça, c’est sur le côté. Autour de la table, une version féminine de la
3.
Une vieille petite photo, qui semble plus vieille encore parce qu’elle a perdu ses couleurs. En bas, écrit en rose : « CHERSON » et « B. WINEERT ».
Tout indique le milieu des années 1870. La fiancée est solidement posée, tel un verre sur une nappe, la robe de mariée en lourd tissu s’étale en triangle, la cape descend sur le ventre, les boutons sont alignés, le large visage est encadré de dentelles. À côté de cette autorité tranquille, appuyé contre elle comme à un portillon, le fiancé paraît irréel, et cela ne tient pas à la logique simple et grossière d’un mariage inégal et des contes d’Odessa, c’est comme cela, à croire que nous assistons à l’union d’un triangle et d’un filigrane. Os et visage fins, évoquant une bougie ou la fin d’un morceau de savon, le fiancé est dégingandé et on a l’impression qu’il va fondre dans son surtout de fête aux revers bien marqués, de sorte que la fiancée le retient par un coude. Le surtout est trop droit, le haut-de-forme, dont il n’est pas familier, évoque un lapin dans la main d’un prestidigitateur. L’éphémère beauté de mon arrière-grand-père paraît si fragile qu’on a peine à se le représenter, vingt ou trente ans plus tard, en père de famille et propriétaire de quoi que ce soit. Enfant, je croyais que la photographie barbe-broussailleuse de l’autre arrière-grand-père était celle du premier devenu vieux et j’étais horrifiée de ce changement. Mais il n’y a que deux photographies de Leonti Liberman et, sur les deux, on a le sentiment qu’il va se diluer dans le décor, avant même que ne lui pousse une moustache.
4.
Des enfants jouent au croquet dans le petit pré d’une datcha de la région de Moscou. Les adultes sont assis sur un banc ou debout, adossés au tronc d’un grand pin. La vieille maison en rondins, avec ses mansardes et ses clochetons, sort de l’image. Les fenêtres sont largement ouvertes. Le jeu est interrompu, tous se tournent vers le photographe : fillettes portant chaussettes hautes et robes blanches, évoquant plus des chemises, gamins aux pieds nus de la datcha voisine, les maillets de croquet sont figés, les boules reposent à terre. Seule une enfant, à droite, prise par le jeu, est penchée vers le sol, ses épaules nues sont courbées, arquées par l’effort, jambe droite écartée, profil incliné, pied qui s’avance sur une même ligne invisible, cheveux courts, coupés au bol, qui laissent entrevoir une tendre et longue nuque. De la fillette, pareille à un garçonnet grec, émane une anxieuse concentration, l’enfermement-renfermement emblématique du bas-relief. Tous les autres forment des groupes, des couples ; elle seule est au premier plan, non loin des autres, et pourtant, dirait-on, c’est l’extrémité de la photographie, l’aile la plus éloignée de la grande maison.
5.
Longue jupe noire jusqu’au plancher, chemisier clair : une inconnue sur fond de balustrade, une maison de brique entortillée de lierre, des volets peints, ouverts. Des enfants d’environ deux et cinq ans se profilent derrière la femme, au niveau des épaules, comme deux ailes. Elle les tient par la main – ses coudes se rejoignent sur sa poitrine. Sur les côtés, deux hommes, plus près de nous. Le plus grand a croisé les jambes et fourré les mains dans ses poches, chemise flottante retenue par une ceinture, cheveux bouclés en bataille. C’est Sachka, alias Sancho Pança, ami et fervent admirateur de l’arrière-grand-mère Sarah. Le second, plus âgé, porte pince-nez et tunique de toile grossière, il a l’air abattu. Et je comprends soudain que je l’ai déjà vu, je le connais, voyons, c’est Iakov Sverdlov ! Une dizaine d’années plus tard, il deviendra président du Comité exécutif central panrusse et signera les résolutions de la terreur rouge et de la « transformation de la république des soviets en camp militaire généralisé5 ».
6.
La première chose qui attire l’œil : le slogan d’une banderole sur le fond d’un bois de bouleaux touffu.
« Il est pour la bonne santé
de l’anatomie ouvrière
un moyen sûr :
la culture physique ! »
La photo est à ce point dallée de corps de femmes que le regard se porte involontairement vers le haut, où l’on ne voit que des troncs d’arbres et les lettres blanches du calicot. Ce qui se produit là évoque le schéma d’un composé chimique complexe. Les rangées supérieures sont debout, les suivantes accroupies de plus en plus bas, voire couchées, étalées, pareilles à des ondines dans un océan de bras nus, de shorts et de maillots uniformes. Au total, quelque quatre-vingt-dix personnes, mais les visages se ressemblent étonnamment ou peut-être sont-ils simplement comprimés par l’usure et le refus de toute expression. Aussi est-il intéressant de les examiner un à un ; il semble alors, en passant d’un visage à l’autre, que l’on voie les phases successives d’une même mimique. La photo a visiblement été prise à la maison de repos Raïki, où l’arrière-grand-mère Sarah était médecin en 1926 ou quelque chose d’approchant ; sa fille Liolia, âgée de dix ans, est dans la rangée du bas, la tête prise dans un foulard, un absurde châle à franges sur les épaules. Pour ne pas la confondre et retrouver la
7.
Une lourde carte à bordure dorée, le dessin d’un paysage brumeux, sur lequel se détache, paraissant d’autant plus puissant, un banc de fonte pattu, aux accoudoirs alambiqués. Y est assis David Friedman, le père de mon arrière-grand-père, médecin à Nijni-Novgorod. Il retient de la main droite, par le collier, un setter irlandais, digne race de chiens de chasse homologuée vingt ans plus tôt, en 1886. Il est presque impossible de détailler les vêtements de l’arrière-arrière-grand-père, tant ils résistent à être vus : robuste manteau à col d’astrakan, sorte de pantalon, sortes de chaussures d’aucune sorte, pince-nez au bout d’une longue chaîne, qui attire l’attention sur les yeux. Des yeux dans lesquels on croit lire de l’angoisse, mais peut-être les yeux n’ont-ils rien à y voir, peut-être cela tient-il à la façon dont les jambes sont collées l’une à l’autre, à croire que l’homme s’apprête à partir et qu’il va, là, tout de suite, se lever. Dans notre famille comme dans de nombreuses autres, impossible de songer au départ sans obligatoirement « s’asseoir avant le voyage », sans observer une minute et demie de silence, pendant laquelle ledit voyage réussit à prendre toute son importance. Le chien est nerveux et s’agite sur place. Tous deux mourront en 1907, le même jour, disait maman.
8.
Une photo où il ne se passe rien. Juste un visage, mais cela suffit amplement. Barbe démesurée en éventail, qui se dédouble au niveau du torse, au-dessus de boutons, ailes du nez largement écartées, sourcils rapprochés au-dessus, tête couverte d’un duvet gris et qui, néanmoins, paraît nue. Aucun fond : derrière le visage, le vide. La photo est celle d’Abram Ossipovitch Guinzbourg, mon autre arrière-arrière-grand-père, père de quatorze enfants, marchand de la première guilde, qui a démarré son affaire dans la ville de Potchinki et que les archives locales ne prennent pas en considération. Il évoque tout entier la Foudre divine (il n’eût pas toléré d’autre formulation). La première chose qui retient l’attention sur les vieilles photographies, ce sont les yeux : un regard vague, parce que privé de point d’appui (l’appui de ceux qui pourraient te reconnaître), un regard fixe, droit devant.
Ici, le regard est dirigé vers la gauche, il ne cherche pas, mais
9.
Une grande – 20x30 centimètres – copie d’une vieille photographie. Au dos, on lit : « 1905. De gauche à droite : 1. Guinzbourg 2. Baranov 3. Halper 4. Sverdlova. L’original se trouve au musée-réserve de Gorki, no 11281. Chargée de recherche Gladinina (?). » Au-dessus du numéro, un tampon bleu et rond.
C’est l’hiver. Neige piétinée, blancheur fastidieuse dégouttelant des sombres pelisses duveteuses et des toques. La saleté qui macule parfois les vieilles photographies par piquetis et par bandes, balayant l’image. L’arrière-grand-mère Sarah, qui occupe la première place, semble plus vieille que ses dix-sept ans. Sa petite toque, de ces bibis que l’on fixait à l’aide d’épingles, a glissé sur sa nuque, une mèche de cheveux s’est échappée et pend ; le visage aux joues rondes est battu par le vent, on voit qu’elle a froid : une de ses mains est logée profondément dans une manche de son manteau, l’autre est fermée, poing serré. L’œil droit, blessé sur une barricade, est tendu d’un bandeau noir, comme ceux des pirates des Caraïbes. On est à Nijni-Novgorod, pendant le soulèvement des quartiers de Sormovo et Kanavino, qui a éclaté le 12 décembre 1905 et sera, après trois jours de combats de rue, écrasé par l’artillerie.
Dans la mémoire familiale, cette photo s’intitulait « Grand-mère sur les barricades », même si l’on n’y voit pas de barricade – derrière les protagonistes se dresse un mur de brique blanc et, sur le côté, dans la mélasse de neige, un genre de petite palissade. Lorsqu’on y regarde de plus près, on remarque combien ceux qui sont postés là sont jeunes : un beau moustachu en tunique grise du Kouban ; Halper, que je n’ai pas connu, et ses grandes oreilles ; une amie de grand-mère au visage enfantin, agrémenté de hautes pommettes. Soixante ans plus tard, ne demeureront, dans la mémoire des archives officielles, que les femmes : Sarah Guinzbourg et Sarah Sverdlova, « la petite Sarah », sœur de son célèbre frère, sur un banc près de la Maison des vieux bolcheviks, deux dames chenues emmitouflées dans d’épais manteaux, se chauffant au soleil hivernal, serrant contre leur ventre des manchons à l’ancienne mode.
10.
Matin à la datcha : quelqu’un est assis dans un fauteuil en rotin, on ne voit que les jambes et le bas d’une robe rayée. La terrasse, la table recouverte d’une toile cirée, dans une débauche de porcelaine : tasses, sucriers, beurrier grêlé, grand vase de fleurs et de feuillages et, plus loin, casserole dont on ne distingue pas le contenu. Une jeune fille en robe d’été prend un petit-déjeuner sélectif et précautionneux : coudes hors de la nappe, couteau dans la main droite, fourchette dans la gauche, les pieds, chaussés d’escarpins à la mode (menue bride enserrant la cheville, bout arrondi), reposent sur le barreau de la chaise. Une autre lui fait face, qui, penchée sur un verre de thé, en remue le sucre. Des genoux bronzés émergent d’un pan de robe colorée, les bras nus renvoient la lumière, les cheveux sont pris dans une résille. Vérifiant, l’œil perçant, que Liolia mange correctement, une vieille femme porte tablier et foulard blanc couvrant la tête : c’est nounou Mikhaïlovna, qui s’est aboutée à la famille et y est restée pour toujours. On doit être en 1930 ; sur un banc, une pile de journaux, avec, sur le dessus, un nouveau numéro d’
11.
Une photo couleur de gravier ; on se dit qu’au toucher elle doit être rugueuse. Tout y est gris : visage, robe, gros bas de laine, mur de brique, porte en bois, végétation épineuse du jardinet. Une femme plus toute jeune est assise sur une chaise viennoise, les mains à demi croisées sur la poitrine, comme si elle avait esquissé un geste, puis oublié ce qu’elle voulait faire, laissant une de ses mains dissimuler son ventre. Le sourire n’a pas non plus eu le temps de gagner tout le visage – celui-ci est simplement calme, à croire que les aiguilles du temps se sont figées, que midi règne, heure paisible d’assentiment dépassionné. Le dénominateur de cette image est manifestement une extrême pauvreté dont tout, ici, parle la langue : les lourdes mains sans bagues, la toile de l’unique robe à disposition sont cousines de la piétaille végétale sur le sol, elles ont les mêmes racines. Nulle tentative de s’apprêter un peu avant de poser pour l’éternité, d’offrir à son quotidien un jour de repos mérité ; la réalité nue, parce qu’il n’y a pas le choix. C’est mon arrière-grand-mère, Sophia Axelrod, grande lectrice de Cholem Aleichem, quelque part aux environs de Rjev. Et l’année peut être n’importe laquelle : 1916, 1926, 1936, il n’y avait guère de chances que cela change avec le temps.
12.
Une fillette âgée de cinq ans tient entre ses bras une énorme poupée prêtée pour la photo. Une poupée somptueuse : lourde tresse, joues vermeilles, volant brodé de la robe, haut kokochnik*2, fauteuil en rotin. Elle suscite un émoi sacré, impossible de la regarder et, à la place, les yeux ardent de ravissement, braqués sur l’objectif : la voilà ! nous voilà ! Le gros et le maigre (la petite est maigrelette, la poupée impressionnante et hautaine), le noir et le blanc (la petite est brune, elle a des boucles en bataille, la tresse de la poupée lui descend jusqu’à la ceinture, pas un cheveu ne dépasse), l’aimant et l’aimé. Les bras enfantins portent leur trophée avec un soin religieux : une main tient délicatement mais solidement la taille, l’autre effleure à peine les doigts de porcelaine. La photo est en noir et blanc et j’ignore de quelle couleur est la robe brodée de cerises ou le nœud pattu au sommet du crâne de maman.
13.
Au bord d’une rivière, au milieu ou à la fin des années 1930, deux jeunes femmes posent devant l’appareil, sans cesser de rire. L’une a déjà libéré ses cheveux, elle se penche, pour un peu elle ferait tomber dans l’herbe son châle blanc tricoté ; l’autre retient son petit chapeau menacé par les attaques d’un vent invisible. Elles portent des robes courtes et légères, déjà leurs sacs sont par terre, les pièces de linge dont elles se sont débarrassées gisent en boule à leurs pieds.
14.
Il pleut, des gens errent, perdus, dans la prairie détrempée. Ils sont nombreux, une vingtaine, hommes à canotier, femmes en longue jupe dont le volant balaie l’herbe mouillée ; au-dessus des têtes, les coupoles incertaines de petits parasols. Loin à l’horizon, un mur protégeant Dieu sait quoi ; sur la droite, le reflet d’une eau grise. Ils se tiennent, les uns proches, d’autres plus éloignés, par deux, par trois, solitaires, et plus on les fixe, plus il apparaît évident que le paysage d’outre-tombe doit ressembler à cela, rivage originel où chacun est abandonné à soi-même.
Au dos de la photographie, joliment calligraphié, avec boucles et fioritures, on peut lire en français : « Montpellier, 22 VII 1909. Souvenir de notre expédition zoologique à Palavas. Tristesse… Le temps s’était gâté. Dr H[adji] Guentchev – suit une adresse –, Mademoiselle S. Guinzbourg, Potchinki. » Il y a, du côté de Palavas-les-Flots, des flamants roses, ce qui explique l’aspect « zoologique » de ce voyage ancien. Il y a cent ans, la ville était déserte, l’église Saint-Pierre flambant neuve, il n’y avait pas les hôtels d’aujourd’hui.
Parmi ceux qui se promènent sous le ciel bas, une femme se tient très droite. Elle est à l’écart, ne regarde pas l’objectif, son dos étroit dans sa jaquette claire d’été est l’axe de la photo, le pilier central de son manège immobile. Elle a rejeté en arrière sa tête qu’enserre un chapeau rigide, dans ses mains un bouquet touffu. On ne voit pas son visage, mais il me plaît de penser qu’il s’agit de mon arrière-grand-mère Sarah.
*1. Hebdomadaire illustré créé en 1899. Il reparaît, dans la Russie soviétique, à partir de 1923 et reste jusqu’à ce jour un magazine populaire.
*2. Coiffure féminine traditionnelle.
IV
Le sexe des morts
J’avais une douzaine d’années et fouillais l’appartement en quête de choses intéressantes. Il y en avait beaucoup et il s’en ajoutait chez nous à chaque décès – laissées
D’emblée, il était clair que c’était une photographie, non quelque « image », carte postale ou, par exemple, petit calendrier en couleur. Elle représentait une femme nue. Étendue sur un divan, celle-ci fixait l’objectif. Une photographie d’amateur, assez ancienne pour avoir eu le temps de jaunir, mais l’impression qu’elle suscitait n’avait rien à voir avec ce que sous-entendaient les lettres parisiennes de mon arrière-grand-mère ou les blagues rimées de grand-père. La photo n’ajoutait rien au sentiment de parenté qui vous serrait la gorge, aux innombrables visages du demi-chœur noir et blanc de ce dichorée familial qui se tenait toujours dans mon dos, à la soif de savoir que déclenchait cet inconnu-connu – Nice la nuit, sur les cartes postales d’avant la révolution. La photo recelait manifestement de l’interdit (ce qui ne me troublait guère, moi qui, en cachette de mes parents, étais justement partie à la recherche de cet interdit), une vague inconvenance (même si la nudité affichée de cette femme était franche et candide) et, plus curieux, elle n’avait aucun rapport avec moi. C’était quelque chose d’étranger. Et que le portefeuille fût resté sans propriétaire n’y changeait rien.
La femme étendue sur le divan de cuir n’était pas belle. Du moins selon mes critères de l’époque, façonnés par le musée Pouchkine et les images de la
Ce regard était direct et utilitaire, il se passait quelque chose entre la femme et son témoin, ou il allait se passer quelque chose. Pour tout dire, ce regard était en lui-même un
C’était précisément l’absence de cet autre qui donnait à la scène un tour aussi inconvenant. C’était, au sens strict, un
* * *
S’il me fallait expliquer ce que j’ai contre les images, je dirais qu’elles recèlent un mal commun, que je qualifierais d’amnésie euphorique : elles ne se rappellent pas ce qu’elles signifient, d’où elles viennent, à qui elles sont apparentées, et ne s’en sentent pas plus mal. Pour
Un siècle passé à répéter que la marque ou le problème de notre temps est la surproduction de matériaux visuels, le remplacement des pesants charrois de descriptions chargées de sens par de légers traîneaux d’images ! C’est parfaitement juste, et le problème n’est pas tant dans le poids du chargement, qui ne paraît insurmontable qu’au début, que dans le fait que les vivants aussi, pas seulement les morts, se perdent dans le couloir de verre de la démultiplication. Un essai de Krakauer sur la photographie décrit ce processus avec une évidence toute photographique, et l’on peut suivre les différents stades de notre attention à partir d’une photo de grand-mère : la façon dont l’aïeule disparaît sous nos yeux, se noyant dans les plis du vêtement, ne laissant à la surface de l’image que le petit col, la tournure, le chignon.
Il en va de même pour chacun d’entre nous, dans la mesure où le moindre
La mécanique de la photographie ne vise pas non plus à conserver ce qui est. La logique de son fonctionnement évoque plutôt la façon dont on préparerait un envoi pour ses descendants ou pour des extra-terrestres – informations sur l’humanité, anthologie de ce qu’elle a de meilleur, tentative d’autodescription en exposant les réalisations de notre civilisation : shakespeare-monalisa-cigare, pénicilline-iPhone-kalachnikov. Cela rappelle les préparatifs de funérailles égyptiennes, organisées comme de vastes valises emplies de tout le nécessaire. Mais si l’on prend pour hypothèse, chez les mêmes descendants/extra-terrestres, une curiosité que rien n’effraie, celle-ci ne pourrait être satisfaite que par une bibliothèque illimitée d’images, qui, tel un grenier, recèlerait
La photographie relève en premier lieu de changements qui sont toujours les mêmes : on grandit, puis on se dissout, avant de sombrer dans le néant. J’ai eu l’occasion de voir plusieurs projets photographiques se déroulant sur des décennies. Ils se baladent sur les réseaux sociaux, suscitant l’attendrissement, la nostalgie ainsi que cette sorte de curiosité malsaine des gens jeunes et en bonne santé pour ce qu’ils ne voient pas encore comme un avenir. Ici, un jeune Japonais se photographie avec son fils : le temps passe, le gamin a un an, quatre, douze, vingt. Une bobine qui s’enroule et se déroule en accéléré : l’un se gonfle de vie comme un ballon d’air, tandis que l’autre se dégonfle, se ratatine et s’assombrit. Là, des sœurs – australiennes ? – qui ont un an de différence et se photographient ensemble depuis quarante ans, année après année ; chaque nouvelle image montre avec plus d’évidence le vieillissement, la déception, les petits signaux de l’anéantissement. De ce point de vue, l’art est à l’opposé de la photo : n’importe quel corpus de textes réussi est la
Je parle ici d’une photographie d’un type particulier, une photographie de masse – ce qui ne doit rien au hasard –, englobant dans un large cercle de craie tous les reporters professionnels, les amateurs et leurs clichés réalisés au moyen de leurs téléphones, et une panoplie de variantes intermédiaires. Ces clichés ont pour caractéristique commune que photographes et spectateurs y croient dur comme fer : le résultat de ce qu’ils ont produit a valeur de document, il montre la réalité saisie telle quelle, sans fard verbal – la rose est une rose, la grange une grange. La photographie artistique, avec ses tentatives de tordre et de reconstruire le monde visible pour la plus grande gloire de la perception individuelle, ne m’intéresse que sur des points non prévus par l’auteur, là où la réalité contrarie le dessein et flatte le spectateur qui remarque
* * *
L’appareil photo, toutefois, a aussi des capacités qui vous laissent ébaubi. Il permet ainsi de convoquer un homme, un animal ou une chose comme un tout, une unité de texte, de décaler du réel le bonnet léger des signifiants, en ignorant superbement le signifié. Il met, pour la première fois, un signe d’égalité entre l’homme et son image – il y suffit de multiplier les images.
Il y a un siècle ou deux, le portrait était un témoignage exhaustif et, à de rares exceptions près, la seule chose, au fond, qui restait de toi (et pour toi). Il devenait, en quelque sorte, la justification de ta vie, son point focal, et le métier impliquait le labeur à la fois de l’artiste et du portraituré. Au temps de la peinture, le dicton « Chacun a le visage qu’il mérite » correspondait pleinement à la réalité pour ceux qui, dans l’organisation sociale, avaient droit au visage non commun de la mémoire ; ce visage était celui du portrait.
Ou – plus important encore – le visage de l’écriture. La plus grande part de l’héritage mémoriel était textuelle – journaux intimes, correspondances, Mémoires. À compter de la moitié du xixe siècle, les plateaux de la balance – écrit et visuel – s’inversent, les piles de photographies prenant de l’ampleur. Ces dernières ne présentent plus à la mémoire « moi telle que je suis », mais « moi, samedi, en amazone ». Le nombre de photos de famille n’est limité que par les cadres sociaux, les moyens financiers ; néanmoins, Mikhaïlovna elle-même, la nounou paysanne de grand-mère, avait trois photographies qu’elle gardait précieusement.
La vieille-dame-peinture (j’appellerai ainsi pour plus de commodité la capacité à reproduire manuellement le vivant, le matériau peut varier) est obsédée par l’impossibilité de la ressemblance, et elle se passionne d’autant plus pour sa tâche : donner une image exhaustive, unique, exacte aussi, c’est-à-dire différente ; proposer au portraituré un concentré de lui-même – de lui non pas maintenant, mais toujours, un cube compressé de l’essentiel. Au fond, c’est de cela que traitent tous les récits de Gertrude Stein qui, au fil des ans, s’était mise à ressembler de plus en plus à son portrait par Picasso, ou la façon dont l’homme peint par Kokoschka perd la raison et devient pareil à celui du tableau.
Objets constants de l’attention de la vieille dame, nous comprenons par trop qu’en place d’une ressemblance, celle-ci nous vend un horoscope : un modèle d’interprétation avec lequel on peut tomber d’accord (ce miroir me flatte) ou contre lequel on peut s’insurger. En revanche, avec l’apparition de l’image photographique, pour la première fois Madame Bovary peut déclarer sans hésiter : « C’est moi » – et choisir entre trente-six tirages les plus attrayants. La vie lui tend un nouveau miroir, et celui-ci reflète à profusion, sans rien exiger en retour ni s’appesantir sur rien.
C’est là que peinture et photographie divergent : l’une vers sa fin proche et inéluctable, vers la désincarnation ; l’autre vers ses réserves sans fond. Au partage de l’héritage, l’une reçoit la maison et le jardin, l’autre n’a que ses yeux pour pleurer. Marthe a pris le réel, Marie est restée à parler dans la langue des abstractions et des installations.
* * *
L’invention de la photographie numérique a fait coexister l’hier et l’aujourd’hui avec une intensité inouïe à ce jour, comme si, le vide-ordures cessant de fonctionner dans un immeuble, les détritus du quotidien demeuraient sur place. Plus besoin d’économiser la pellicule, il suffit d’appuyer sur un bouton, et même ce qui est effacé reste stocké dans la mémoire de l’ordinateur. L’oubli, singe du néant, s’est doté d’un frère jumeau, la mémoire morte de stockage. On regarde avec amour l’album de photos de famille :
C’est ainsi que je vois ces gigantesques poubelles d’images, ratissant toutes les scories, tous les clichés ratés, les deuxièmes et troisièmes doubles, la queue d’un chien s’échappant du cadre, le plafond d’un café photographié par inadvertance. On peut en avoir une idée sur les réseaux sociaux, où sont suspendus des milliers de photos manquées, fixées par un tag comme par une épingle. Leur avenir ? Un cimetière alternatif, les gigantesques archives de corps humains dont nous ne savons rien, sinon qu’ils ont été.
Effroyable est cette immortalité, et plus effroyable encore le fait qu’elle nous est imposée. Ce qu’enregistrent actuellement les photographies n’est autre que le
Aux temps anciens, le « je-ne-mourrai-pas-complètement » était affaire de choix. On pouvait y échapper et opter pour le lot commun : et « l’humble pécheur Dmitri Larine, esclave de Dieu et lieutenant-colonel, goûte sous cette pierre un éternel repos6 ». L’impossibilité de disparaître semble à présent inéluctable. Que nous le voulions ou non, une étrange existence prolongée nous attend, dans laquelle notre apparence physique se conserve jusqu’à la fin des temps ; ne disparaît que ce qui était
Le luxe de se dissoudre, de sortir des radars, est désormais inaccessible à quiconque.
On se retrouve sous l’objectif comme sous l’averse, en se disant : « Et voilà, c’est parti ! » Qui va regarder tout cela ? Quand ? Notre apparence extérieure, décollée de nous par des milliers de caméras de surveillance dans les gares, aux arrêts de tramway, dans les magasins et les entrées d’immeubles, évoque les empreintes digitales laissées par l’humanité avant l’invention de la criminalistique. Elle n’a pas d’alphabet, elle n’a que la nouvelle (ancienne) multiplicité des feuilles dans une forêt.
L’invention de l’enregistrement, l’invention des archives ont fait disparaître de la vie sa part non reproductible. Comment jouait Mademoiselle George, comment chantait Bosio, tout cela nous était transmis par les moyens du Verbe et demandait un effort à ceux que la chose intéressait : il fallait deviner, reconstituer, se représenter. Aujourd’hui, tout le passé est à portée de main. Et plus long est l’enregistrement, plus il bloque les êtres dans une zone de demi-mort. Leur enveloppe corporelle bouge et parle, leur voix terrestre résonne à n’importe quel moment, ils peuvent repousser, séduire, susciter le désir (le corps d’un côté, le nom de l’autre, à l’instar des sous-titres au cinéma). Le summum est la pornographie des temps passés : des corps morts sans nom, fonctionnant mécaniquement, alors que leurs propriétaires sont depuis longtemps réduits à l’état de poussière ou de cendres.
Mais le corps lui-même se trouve hors de la légende : il n’a pas droit à une plaque avec son nom et des explications, il n’a pas de signes distinctifs. On lui retire après coup toute mémoire, toute trace de ce qui lui est arrivé, son histoire, sa biographie, sa mort, ce qui lui confère une indécente contemporanéité. Et plus il est nu, plus il est proche de nous et loin de la mémoire humaine. De ces êtres, nous ne savons que deux choses : qu’ils sont morts et qu’ils ne songeaient pas à léguer leur corps à l’éternité. Ce qui, auparavant, avait un sens purement fonctionnel – tourbillon du désir, rapide comme la molette d’un briquet, et de sa satisfaction –, ce qui ne visait pas à devenir un nouveau
Toutes les lois naguère décrites par Krakauer et Barthes s’appliquent ici : le
* * *
Une collectionneuse russe avait acheté au Sri Lanka une boîte de photographies qui, Dieu sait pourquoi, l’avaient impressionnée au point que, l’année suivante, elle y était retournée pour acquérir la totalité des archives. Et d’entamer des recherches, de trouver des traces de cette famille disparue – à la fin du siècle, il n’en restait pas le moindre survivant –, de tout faire pour lui offrir la curieuse immortalité qui échoit parfois aux objets n’ayant plus de propriétaire. Qu’avaient donc ces gens pour être définitivement distingués de la multitude des sans-rien-de-particulier ? Manifestement, ce qui différencie une pièce de musée de ses sœurs ordinaires : une
Il y a là, si on y pense, une asymétrie voulue, au moins autant que dans l’existence d’une noblesse héréditaire ou, disons, dans les beaux-arts qui, sans laissez-passer, franchissent des portes fermées aux autres. Il est, toutefois, des photos
Que les êtres, comme leurs portraits, ne puissent échapper à la différence fondamentale, la première de toutes – la division en « intéressant » et « pas intéressant », entre « attirant » et « pas trop » –, est d’une profonde injustice. Tous, au fond – à commencer par nos corps et leur pragmatisme –, sont solidaires de la tyrannie du choix, toujours en faveur du beau et de l’attrayant (aux dépens de ce qui ne peut prétendre à notre attention et demeure du côté sombre de ce monde). Les préférences ne viennent ni de l’éducation ni de l’âge : les bébés de trois mois votent aussi solidairement pour les vraies valeurs de beauté, de santé et de symétrie.
Mais au-dessus de la loi commune, qui affirme l’agrément comme gage de fertilité et la norme comme garantie contre les désagréments, il en est une autre abolissant tout ce qui vient d’être dit. Elle exige de nous une sélection non naturelle, qui ne laisse que le surhumain, en d’autres termes le non-pleinement humain. Elle implique que l’homme dépasse ses capacités physiques par une suite de déformations lui conférant les traits de la divinité ou de l’autoparodie.
Qu’en est-il, alors, de ceux qui forment incontestablement la majorité – la population des « simplement humains » : deux yeux, un nez, une bouche, rien de particulier ? La beauté exige de nous transgression, déformation, outrance, ailes ou contours. La nature, elle, cherche à
J’aime d’autant plus les photographies qui laissent entendre démonstrativement qu’elles n’ont aucun besoin d’interlocuteur et ne souhaitent pas me remarquer. Elles sont une sorte de répétition du néant, de la vie sans nous, du moment où il nous sera interdit d’entrer dans la pièce. La famille prend le thé, les enfants jouent aux échecs, le général se penche sur une carte, la vendeuse dispose les gâteaux ; ainsi se voit réalisé le très ancien et inexpugnable désir de jeter un coup d’œil par toutes les fenêtres d’un immeuble aux nombreux appartements et d’arracher au pot magique7 ce que les uns et les autres ont prévu pour le déjeuner. Le sens de ce rêve réside dans la volonté d’être un instant non-soi, d’être entièrement un autre qui ne nous ressemble en rien. La plupart des vieilles photos sont ici impuissantes, tout ce dont elles sont capables, c’est de ne pas en démordre :
Il en va de même des déchets de production – images n’ayant pas justifié les espoirs du photographe et, de ce fait, non vraiment réalisées. Chien que sa course a rendu flou et qui semble interminable, pieds dans des escarpins sur un trottoir mouillé, passant se retrouvant par hasard devant l’objectif ; au temps des tirages papier, ces clichés étaient les premiers mis de côté et détruits. Ils ont aujourd’hui un lustre particulier, le charme de ne pas nous être destinés (ni à quiconque). Ils ne sont à personne, autrement dit ils sont à moi, instants qui ont survécu par erreur, libres de toute attache, dérobés à la vie par la vie même. Ces images-là sont impersonnelles à l’extrême, et c’est pour cela qu’elles sont bien ; elles libèrent celui qui les contemple du fardeau de l’héritage, de la mémoire historique, de la conscience et du devoir envers les disparus, offrant à la place des images, catalogue cohérent du passé et du futur, d’autant plus juste qu’il doit plus au hasard. Une fois libéré du sens, on a une chance d’ajouter le sien propre : la liberté d’interprétation change l’image en miroir baignant dans le carré de son lac toutes les versions proposées. Les
*1. Allusion à l’ouvrage de Nikolaï Koun,
Non-chapitre
Leonid Gourevitch, 1942 ou 1943
Le contenu de la lettre de mon grand-père permet de la dater : 1942-1943. Il a trente ans, il est transporté dans un hôpital de Moscou pour y être opéré d’urgence – c’est un spécialiste précieux, indispensable au front. Sa femme, sa mère, sa fille ont été évacuées dans une petite ville de Sibérie, Ialoutorovsk.
Sur un papier brun grossier, écrit à l’encre violette et transparaissant au verso :
[Deux lignes barrées d’un trait épais.]
*1. Liolia, Lioletchka, Lioka, Olia : autant de diminutifs du prénom Olga.
*2. Natouska, Natoulia, Natacha : diminutifs du prénom Natalia.
V
L’Aleph et ses suites
Je parle trop des choses, et il semble que ce soit inévitable. Ceux pour lesquels j’écris ce livre ont achevé leur existence avant que celui-ci n’ait commencé la sienne, et les choses sont apparues comme leurs seules remplaçantes légitimes. La broche au monogramme de l’arrière-grand-mère, le talith de l’arrière-grand-père, les fauteuils ayant survécu par miracle à leurs propriétaires, à deux siècles et deux appartements, sont tout autant ma parentèle que les inconnus des albums photo. Le savoir qu’ils proposent est trompeur, mais il émane d’eux, comme d’un poêle, la chaleur rassurante de la continuité. Et je repense soudain à la tante Galia, à ses précieux journaux, à l’amoncellement de ses agendas, comprenant qu’il sera impossible de rien conserver.
Dans
Je songe aussi à Janet Malcolm, à la maison où elle s’installe à Vienne et qui deviendra l’
J’avais appris incidemment que près de l’endroit où je travaillais, se trouvait un cimetière juif, le plus ancien de Vienne : j’avais ouvert au hasard un guide dans la boutique d’un musée. Le cimetière avait vu le jour en 1450 et avait été assassiné juste avant la guerre : après l’Anschluss, on l’avait rasé, puis, le temps ayant passé, on avait décidé de lui rendre sa place. Les monuments funéraires n’avaient pas disparu, ils gisaient sous la terre, en clandestins, on les avait ramenés à la lumière et vaguement disposés dans la large cour herbeuse de la grande maison de retraite qui avait eu le temps de s’installer là, quand ils n’y étaient plus.
Il y avait ce qu’on appelle des
Il apparut que le bâtiment était tendu d’un long et large balcon, orienté vers un champ entouré de murs. Les herbes en étaient chamboulées par le vent, là, en bas, à quelques mètres, et il était clair qu’on l’avait voulu ainsi : le balcon avait été volontairement porté à une hauteur permettant au présent de tenir avec certitude le passé pour passé – un passé restauré, circonscrit, apaisé. Ajoutons qu’il était rigoureusement impossible de descendre à l’endroit où les herbes, au vu et au su de tous, étaient devenues complètement folles, il y avait bien un escalier, mais il était fermé par un verrou de fer sans équivoque.
Cependant, quelque chose se passait par là-bas, la partie du champ la plus éloignée était recouverte d’une structure aveugle en toile, aux longs pans verts, à un angle de laquelle deux individus s’affairaient au-dessus de pierres. Les stèles me faisaient face, elles ne ressemblaient pas aux semi-fauteuils des cimetières ordinaires : on eût dit des portes, des portails pour des non-transports vers on ne savait quoi, certaines laissaient deviner l’envolée d’une arche. Au cimetière de Wurtzbourg où repose ma mère, on trouve parfois des ébauches de dessins figuratifs, discrets saluts à ceux qui restent : flamme simplette en stuc, deux mains donnant une bénédiction, étoile de David. Rien de tel ici, juste des lettres, du texte : le cimetière pouvait se lire comme un livre – feuillets épars, cousus au petit bonheur. L’un de ces textes s’agençait en demi-cercle ascendant ; un « livre » – il était le seul – présentait, galopant de droite à gauche, un cheval miniature pareil à un lièvre.
Les vieillards, cependant, avaient fait mouvement de l’autre côté de la frontière de la vitre éclairée, et l’on voyait une jeune fille vêtue de blanc essuyer soigneusement les tables de la cantine. Ici, sur le balcon, il n’y avait personne, ni à côté des cendriers ni plus loin où glougloutait une fontaine, tandis que sur l’eau sombre voguaient, le ventre en l’air, des canetons tout jaunes qu’on eût dits en plastique. J’ai lu qu’on avait découvert en ce lieu nombre de pierres tombales, deux ou trois cents, or on eût pu croire qu’il n’y en avait pas.
L’herbe était très haute, ce n’était pas l’herbe des villes, mais celle, irréductible, des friches. Des vagues la parcouraient.
Il était pourtant encore une tombe dont j’appris l’existence quelques jours plus tard. Un ami me demanda si j’avais vu le poisson, à savoir ce qui ressemblait à deux pavés jetés l’un sur l’autre, alors qu’il s’agissait d’un gros poisson de pierre recroquevillé sur lui-même. L’histoire était la suivante : Siméon, un juif de Vienne, avait acheté un poisson pour son dîner. Il s’apprêtait à le faire cuire quand, sur la table de la cuisine, le poisson avait ouvert la bouche et dit : «
Au Muséum d’histoire naturelle, les fenêtres étaient tendues de je ne sais quoi et Vienne apparaissait au travers comme derrière un épais rideau de cendres. Dans une rassurante pénombre à l’ancienne mode, l’échelle de Lamarck se déroulait à l’envers : modèles expérimentaux du laboratoire naturel, ours grands et petits, nombreux chats tachetés, le parc aux cerfs et antilopes du chevalier, avec leurs cous, leurs bois, les girafes et tous les autres, dont certains, déjà plus culture que nature, présentaient des points et des stries rappelant des pots en terre. Venaient ensuite des oiseaux empaillés, encore plus morts, ratatinés jusqu’à n’être plus qu’une boule, mais conservant leurs couleurs, et des rangées terrifiantes de bocaux, collection de trucs osseux liés à des sons et directement extraits de celui qui les produisait. Dans le tas, au milieu des perroquets et des corneilles, se trouvait un oiseau gris, rembourré de duvet, avec d’étranges étincellements de rouge près de la queue et au-dessus des yeux, répondant au nom d’
Karl Kraus disait : «
C’était une figurine de trois centimètres, en faïence blanche, d’une qualité toute relative, un garçonnet bouclé, nu, qui aurait pu passer pour un amour, n’étaient ses hautes chaussettes. Je l’avais acheté dans une brocante à Moscou, où l’on s’était aperçu un peu tard que le passé coûtait cher. On y trouvait, malgré tout, des trucs à quelques kopecks. C’est ainsi que, sur un éventaire de bijoux fantaisie, j’avais repéré une grande boîte dans laquelle ces gamins blancs étaient jetés en petit tas. Étrangement, aucun d’eux n’était intact, ils présentaient tous diverses mutilations : l’un avait perdu ses jambes ou son visage, tous étaient ébréchés ou couturés. Je les avais longuement examinés, cherchant le plus sympathique, et j’avais enfin trouvé le plus joli. Il n’était presque pas abîmé et avait le brillant d’un cadeau. Ses boucles, ses fossettes étaient bien en place, de même que ses chaussettes, jusqu’aux ondulations du tricot ; il n’avait pas la moindre tache sombre sur le dos, il possédait ses deux mains, ses deux bras, bref, il n’avait aucun défaut qui pût empêcher de l’admirer.
J’avais, bien sûr, demandé à la vendeuse si elle n’en avait pas un encore en meilleur état et j’avais eu droit, en réponse, à une histoire dont j’avais décidé de vérifier l’exactitude. Ces figurines de quelques sous avaient été fabriquées pendant un demi-siècle en Allemagne, à partir des années 1880. On les vendait partout, dans les épiceries, les quincailleries, mais ce n’était pas l’essentiel : bon marché, modestes, elles servaient à amortir les chocs lors des transports de marchandises, à empêcher que les objets lourds de l’époque ne se frottent mutuellement les côtes, se heurtant dans l’obscurité. Autrement dit, ces gamins étaient fabriqués pour être mutilés. Puis, juste avant la guerre, l’usine avait fermé ses portes. Les stocks étaient restés sous clé jusqu’à ce qu’ils soient la cible d’un bombardement. Un peu plus tard, on avait ouvert les caisses, où l’on n’avait trouvé que des débris.
C’est alors que j’avais fait l’acquisition de mon gamin, omettant de noter le nom de l’usine et le téléphone de la vendeuse, mais sachant avec certitude que j’emportais dans ma poche la fin de mon livre, la solution qui se trouve d’ordinaire dans les dernières pages des cahiers de problèmes. Il disait tout à lui seul. Qu’aucune histoire n’arrivait entière jusqu’à la fin, sans pied cassé ou visage en miettes. Que lacunes et béances étaient les inéluctables compagnes de la survie, son moteur caché, le mécanisme de son accélération future. Que seul le trauma nous tirait de la production de masse pour nous changer en
Au demeurant, la figurine que j’avais choisie n’était pas la plus infortunée : les autres, les sans-tête, je les avais laissées dans la boîte. En d’autres circonstances, un peu plus d’un siècle auparavant, l’école viennoise d’histoire de l’art affirmait que le Beau ne valait que pour des choses « neuves » et « intactes », alors que les vieilles choses, fragmentées et fanées, étaient jugées monstrueuses. Bref, poursuis-je, la conservation d’un objet constitue sa dignité, elle est le petit col amidonné sans lequel il perd tout droit à un rapport avec les hommes.
Il en était bien ainsi : malgré tout ce que je pensais de l’incomplétude et du caractère fragmentaire du moindre témoin ayant survécu, j’exigeais, au fond, intégrité et conservation. Je ne voulais pas que la mutilation de mon garçonnet de faïence soit trop grave ; pour le dire plus brutalement, je voulais qu’il me soit agréable à voir. À demi anéanti un siècle plus tôt, il devait avoir l’air
Ce qui illustrait plus ou moins l’intégrité de mon histoire familiale et personnelle se changea d’un coup en allégorie de l’impossibilité de raconter cette histoire, de l’impossibilité de conserver quoi que ce soit et de mon incapacité totale à me construire à partir des morceaux d’un
VI
Une histoire d’amour
Au dernier jour de mon séjour à Vienne, je retournai à deux endroits qui se ressemblaient vaguement. Il s’agissait, pour être précis, de deux systèmes de conservation-accumulation, conçus pour prendre soin des restes de l’existence humaine, de ce qui demeure une fois que l’on n’existe plus.
Dans la crypte de l’église Saint-Michel, avec toute la méticulosité possible, avaient été inventoriés et rangés des ossements humains. Accumulés sous l’église des siècles durant, ils avaient été triés par type et par taille, les tibias avec les tibias, et disposés en fagots réguliers. Des crânes lisses avaient été rangés ailleurs. La dame qui conduisait notre excursion faisait montre du dynamisme ravageur des guides, lançant des ordres sur les directions à prendre, droite-gauche, plaisantant sur la fragilité de la vie terrestre et attirant notre attention sur le bon état de conservation des escarpins et du corsage en soie d’une femme enceinte, au visage couleur de pomme de terre, exposée aux regards dans un cercueil à part. «
Ma seconde halte fut au Josephinum, le musée d’anatomie, du moins de ce que l’on en savait au xixe siècle : le corps considéré comme un temple et ouvrant volontiers son intérieur au spectateur éclairé. En visitant cette académie de médecine militaire, je rendais hommage à l’arrière-grand-mère Sarah, à son amant bulgare qui avait fait sa médecine à Vienne, à l’édifice complexe des
Les corps du Josephinum n’étaient pas gagnés par le vieillissement – à la différence de leurs modèles qui se gâtaient vite –, faits de cire d’abeille pure, pour la plus grande gloire des Lumières, de la raison et du tangible. Il y en avait tout un régiment : plus de mille modèles anatomiques, commande de l’empereur Joseph II, réalisés sous le contrôle de Paolo Mascagni, auteur d’un magnifique atlas anatomique, philosophe et libre-penseur. Ils avaient franchi les Alpes à dos de mule, tandis qu’à proximité – de Grenoble à Toulouse – la France réveillée se tournait et se retournait sur sa couche, et que, déjà, s’annonçait 1789. Ils avaient ensuite emprunté le Danube, été exposés pour le bien de la science, et se trouvaient à présent, bon pied bon œil, dressés dans leurs boîtes de verre et de bois de rose, tels des athlètes vainqueurs.
L’homme de raison est servi dans ces salles comme un mets, la cavité abdominale ouverte, dans laquelle, comme au restaurant, sont disposés de jolis organes brillants, foie laqué, testicules pareils à des joujoux, suspendus à des cordelettes tels des hochets. Appuyées sur un coude ou étalées, ces « majestés en cire8 », dénudées jusqu’au squelette ou jusqu’au rouge de la chair, au milieu des fils déroulés des vaisseaux, révèlent la texture nervurée du tissu musculaire, les plaques graisseuses, les râteaux intelligents des pieds et des mains. Les marquises de Somov*1 ont renversé leurs petites têtes bouclées, découvrant les lombrics et les tuyaux qui forment leur gorge. Tout cela dégage un parfum d’indifférente immortalité : aine duveteuse, collier ornant un cou intact, mécanique du corps, ouverte comme un étui.
Un jour ordinaire, je me serais sans doute réjouie de l’existence de ce temple de l’architecture humaine, je l’aurais pris comme exemple, comme nouvelle preuve des
* * *
Il y a huit ans, une amie a constitué un gros livre d’interviews d’écrivains qui parlaient d’eux-mêmes : ils racontaient leur enfance, leur adolescence, leurs amitiés et leurs affrontements, leurs premiers poèmes. Le résultat était remarquable. Je n’étais pas du lot. Nous avions essayé deux fois, avec, me semble-t-il, un intervalle de deux ans, mais cela ne fonctionnait pas.
Je lisais alors le livre de Marianne Hirsch
Le travail postmémoriel est une tentative de faire revivre ses morts, de les doter d’un corps et d’une voix, de les animer selon son expérience et son entendement. Ainsi Ulysse convoquait-il les âmes des morts. Elles arrivaient à tire-d’aile, attirées par l’odeur du sang sacrificiel. Il y en avait des nuées, elles criaient comme des oiseaux ; il les chassait, ne laissant approcher du feu que celles avec lesquelles il voulait s’entretenir : le sang était inévitable, sans lui aucune conversation n’était possible. Aujourd’hui, pour que parlent les morts, force est de leur faire une place dans notre corps et notre esprit, de les porter en nous comme un enfant. Cependant, la charge postmémorielle repose aussi sur les épaules des enfants, la deuxième et la troisième génération de ceux qui ont survécu et se sont permis de jeter un coup d’œil en arrière.
Intentionnellement, j’ai passé jusqu’à présent sous silence le fait que les frontières postmémorielles tracées par l’auteur étaient d’une rigidité voulue. Elle a créé et emploie le terme de
Il en résulte un grossissement angoissant, persistant, du passé dans la conscience de ceux qu’il hypnotise. Ce ressenti est peut-être particulièrement fort pour ceux que la catastrophe a lâchés sans avoir eu le temps de les mordre, ceux dont les proches n’ont pas connu les camps d’extermination, mais qui, pour citer Hirsch, ont été des « personnes déplacées, des réfugiés, victimes de persécutions et de ghettoïsation ». La situation de survivant déclenche inévitablement une sorte de défocalisation éthique : difficile de ne pas comprendre que la place occupée dans l’atmosphère de ce monde pourrait aisément être occupée par un autre ; bien plus, qu’elle appartient de droit à ces autres, anéantis, irréalisés. Primo Levi l’évoque avec une franchise extrême : « Ceux qui survivaient étaient les pires, ceux capables de s’adapter. Les meilleurs sont tous morts. »
Les
Cette singulière fascination est un angle de vue constant qui assure la présence du passé dans le présent, présence si puissante qu’elle fonctionne comme un filtre antilumière ou des lunettes noires, tantôt nous masquant le jour présent, tantôt le peignant sous d’autres couleurs. L’impossibilité de sauver ce qui a péri rend notre regard particulièrement intense – si ce n’est pas le regard de la Méduse, sous lequel le monde en voie de disparition se pétrifie et se change en statue-monument, c’est du moins celui d’Orphée : un instantané renvoyant le non-vivant au vivant.
Beaucoup se livrent aujourd’hui à des tentatives de sortir la mémoire de son retranchement, de l’obscurité intra-utérine de la
Le postmémoriel apparaît donc comme une variété du langage intérieur, définissant une continuité, traçant des liens horizontaux et verticaux (et les coupant, peut-être, pour ceux qui ne sont pas en droit de parler cette langue). De plus, il se change en milieu nourricier dans lequel la réalité est à même de se transformer, modifiant ses couleurs et ses ratios familiers. Susan Sontag décrivait naguère la photographie de façon similaire : « … elle n’est pas, avant tout, une forme d’art. À l’instar de la langue, la photographie est un milieu, dans lequel (entre autres) se créent des œuvres d’art. » Et, tout comme la langue, tout comme la photographie, le postmémoriel va bien au-delà de sa fonction première : il ne renvoie pas seulement au passé, il change aussi le présent ; il fait de la présence du passé la clé du quotidien.
Le cercle de ceux qui sont pris dans le transfert thermique passé-présent est considérablement plus large que celui des individus ressentant un lien avec l’histoire des juifs d’Europe, voire l’existence d’un trauma-blessure à l’origine d’une fracture dans le tissu du temps, sous la forme d’un point de non-retour, d’une frontière entre « alors » et « maintenant ». Cette frontière elle-même, perçue par le regard familial, la mémoire orale, ressemble trop à celle qui sépare le temps de l’innocence et, disons, celui de l’obscurcissement de la conscience. Les souvenirs de ma grand-mère, les Mémoires de l’arrière-grand-mère, les photos de l’arrière-grand-père témoignent d’
* * *
La mémoire est tradition orale, l’histoire est écriture ; la mémoire se soucie de justice, l’histoire de précision. La mémoire moralise, l’histoire compte et apporte des correctifs. La mémoire est personnelle, l’histoire rêve d’objectivité. La mémoire se fonde non sur le savoir, mais sur l’expérience : covécu, com-passion, expérience assourdissante de la douleur, qui exige d’y prendre une part immédiate. Par ailleurs, le territoire de la mémoire est peuplé de projections, d’imaginaire, de déformations – spectres de notre aujourd’hui, tournés en arrière. En un sens, le postmémoriel considère le passé comme une matière brute, destinée à être traitée et rédigée-corrigée. Sous leur forme originelle, les images photographiques apparaissent comme une nourriture qu’il est impensable d’ingérer crue, qu’il est donc nécessaire de soumettre à un traitement complexe et réfléchi, afin qu’elle devienne bonne à l’emploi.
Le problème est que le milieu nourricier du post-mémoriel – ou nouvelle mémoire – semble autrement plus large que l’éventail des choses et des phénomènes devenus le matériau des travaux de Hirsch. Sans compter que l’histoire du xxe siècle a largement semé à travers le monde les foyers de changements catastrophiques, et qu’une bonne part des vivants peuvent se considérer comme des survivants –
De ce point de vue, chacun de nous est, actuellement encore, témoin et acteur de la catastrophe qui dure : face à une disparition prochaine, prendre appui sur le passé, souhaiter le préserver telle une réserve d’or, relève du fétiche, objet d’amour commun, zone d’un consensus qui n’est pas nommé. Les événements des cent dernières années n’ont pas contribué à la solidité de l’humanité, ils l’ont en revanche contrainte à considérer l’hier comme une sorte de valise de réfugié, dans laquelle on a rassemblé avec soin ce que l’on a de plus cher. Il y a beau temps que sa valeur réelle ne signifie plus rien, démultipliée par la conscience que voilà tout ce qui nous reste. Un héros du
Le passé, n’importe quel passé, est devenu, au cours des dernières décennies, précisément ce portrait. Dans le milieu nourricier de la mémoire, les choses et les événements sont pour nous autres, survivants, ce qui a été préservé par miracle et dont la présence est sans prix, du simple fait que cela nous est parvenu.
Tzvetan Todorov dit quelque part que la mémoire devient de nos jours un objet de vénération pour les masses. J’ai de plus en plus l’impression que l’obsession de la mémoire n’est que la base, la condition nécessaire à l’apparition d’un nouveau culte : la religion du passé, comprise à l’ancienne, comme un fragment de l’âge d’or, attestant que c’était mieux avant. La plasticité de pâte à modeler de la mémoire la rend aisément substituable à la foi, en fait une espérance tournée vers le passé. Sa subjectivité et son caractère sélectif permettent de choisir n’importe quel segment historique n’ayant, depuis beau temps, plus rien à voir avec l’histoire : pour l’un, les années 1930 seront le paradis perdu de l’innocence et de la permanence. Cela vaut particulièrement pour les temps d’anxiété et de peur devant l’inconnu. Comparé à un avenir vers lequel on ne veut pas aller, ce qui s’est déjà produit est en quelque sorte domestiqué et semble même supportable.
Ce culte a un double, et tous deux se réfléchissent l’un l’autre, pareils aux deux extrémités d’un fer à cheval. Au milieu, s’est figée la contemporanéité qui doute d’elle-même. L’enfance est le second objet de notre amour coupable ; elle aussi paraît condamnée, parce qu’elle
Le monde contemporain, avec ses projets conservateurs et ses reconstructions – tentatives de devenir
* * *
Les réseaux Facebook d’amateurs d’ancien blâment volontiers ceux qui viennent y négocier la vente de leur bric-à-brac familial. Comment pouvez-vous vendre une icône ? C’était peut-être celle de votre grand-mère ? Ça ne vous fait pas dépit de vous séparer de ce merveilleux sucrier ? On vient ici faire des acquisitions, mais les échanges de passé contre espèces sonnantes et trébuchantes sont inadmissibles, on veut les recouvrir d’une couronne de regret rituel. L’héritage de la grand-mère doit rester dans la famille ; les tasses nomades font mine d’être des reliques familiales ; il est de bon ton que l’ancien soit cher à votre cœur.
Nous avions, chez nous, une liasse de coupures de presse extraites du magazine
Il n’était personne pour blâmer mes parents, on se moquait éperdument de ce genre de chose. Bien plus, on devinait, dans le caractère irrationnel de leur comportement, l’audace de la jeunesse : trente ans après la guerre, être prêt à se séparer de choses intactes, solides, loin d’être hors d’usage, témoignait d’une certaine foi dans la solidité de l’existence. D’autres maisons gardaient pour les mauvais jours des piles de savon à lessive, de céréales, de sucre, et des boîtes rondes en carton de poudre dentifrice.
*1. Allusion au
*2. Rue très ancienne du centre de Moscou.
VII
L’injustice et ses facettes
Il y a bien longtemps, le beau-père d’une de mes amies était hospitalisé à Moscou. C’était un mathématicien, il avait combattu au front – un homme remarquable à bien des titres. Il était clair qu’il ne lui restait quasiment plus de temps à vivre, une semaine tout au plus. Or voici qu’un matin il demande à sa belle-fille de revenir le jour même, dans la soirée, avec sa mère. Dans un lointain autrefois, il lui était arrivé une chose à laquelle il avait repensé tout au long de son existence et dont il n’avait parlé à personne. Visiblement, un miracle s’était produit dans sa vie, quelque chose d’étonnant, qui n’entrait pas dans le cadre d’une conversation ordinaire et qu’il avait tu. Il craignait à présent de n’avoir pas le temps de le raconter et priait donc ses proches de venir et de l’écouter. Ce soir-là, il n’avait plus de forces ; au matin, il sombra dans l’inconscience et rendit l’âme quelques jours plus tard, sans avoir pu dire, finalement, ce qu’il souhaitait. Cette histoire – de même que la possibilité-impossibilité de connaître une chose indispensable et salvatrice – a plané au-dessus de moi en nuage, changeant constamment de signification. J’en tirais le plus souvent une morale toute bête, comme une invite à exprimer d’urgence tout ce que l’on pouvait ; parfois, il me semblait que dans certains cas la vie elle-même entrait et éteignait la lumière, afin de ne pas plonger dans le trouble ceux qui restaient.
C’est étrange, ai-je dit récemment à mon amie, vous n’avez jamais su ce qu’il voulait vous confier. Je me demande souvent ce qui lui est arrivé et quand – pendant la guerre, sans doute ? Elle m’a demandé de répéter, comme si elle n’en croyait pas ses oreilles, sans pourtant mettre en doute ma sincérité et mon sérieux. Puis elle m’a répondu doucement qu’il n’était jamais rien arrivé de tel. Étais-je bien sûre qu’il s’agissait de sa famille, peut-être m’étais-je embrouillée dans mes souvenirs ?
Nous n’en avons plus reparlé.
* * *
Quand la mémoire confronte passé et présent, c’est en quête de justice. La passion de la justice brûle de l’intérieur, comme un prurit, tout système établi, contraignant à chercher, à exiger le châtiment, plus encore si cela concerne des morts dont nous restons les seuls soutiens.
L’exigence de justice ne s’étend généralement pas à une forme d’inégalité, injustice fondamentale, degré extrême d’irrespect du système – si l’on entend par là l’ordre du monde – envers l’homme. La mort fait sauter les frontières (entre le néant et moi), elle redistribue valeurs et appréciations sans me demander mon avis, me prive du droit d’être englobée dans une communauté (hormis celle, gigantesque, qui réunit tout ce qui disparaît). Avec elle mon existence n’appartient plus à personne. Notre cœur, qui n’incline pas à se résigner à l’injustice, ne recherche rien d’autre que la victoire sur la mort, l’élimination de cette tare fondamentale. Des siècles durant, nous avons eu une promesse de salut – la résurrection universelle, à la fois non sélective et individuelle. Pour l’exprimer différemment, le salut est certain à une condition : qu’il y ait quelque part, à côté et en plus de nous, une sage mémoire, susceptible de retenir dans sa main toute chose et tout être ayant existé ou encore à venir. Le sens des services funéraires religieux et l’espoir de ceux qui y assistent se résume au « Mémoire éternelle », qui, de fait, équivaut à une garantie de
La société laïque retire de l’équation l’idée de salut, et la construction perd aussitôt son équilibre. Sans instance salvatrice, la conservation devient quelque chose d’éminemment respectable, un musée, une bibliothèque – et, par là même, un accumulateur garantissant une forme d’immortalité symbolique : jour indéfiniment prolongé, unique variante de
À l’approche du xixe siècle et de ses révolutions techniques, la mémoire se change soudain en pratique démocratique, et l’archivage en œuvre importante et commune. Cela porte un autre nom et est perçu différemment, mais la brusque nécessité de se pourvoir en photos de famille devient de plus en plus aiguë. La voix distante du corps, résonnant par une volonté extérieure, suscite d’abord l’effroi ou la stupeur, mais, peu à peu, la cloche du gramophone est domestiquée et, dans les datchas de la région de Moscou, on écoute la Valtseva*1. Tout cela s’effectue lentement, et il semble, au début, que le sens de ce qui se déroule est clair, qu’il se résume à l’ancien système de collecte de modèles. Nous ne retenons que des choses importantes, la voix de Caruso, un discours du Kaiser. Le cinéma fait son apparition, mais il a, lui aussi, une signification purement fonctionnelle – un moyen supplémentaire de raconter une histoire. À présent, depuis la guérite rétrospective de l’expérience tardive, on comprend que l’on (qui ?) envisageait tout autre chose, menant au point culminant de ce progrès – la vidéo dans les maisons et la perche à selfie, permettant à tout un chacun de tout conserver. L’immortalité telle que nous la connaissons est perçue comme un
Dans les salons du xxe siècle commençant, les animaux empaillés étaient encore en vogue, il y en avait de toutes sortes, des têtes de cerfs ou de sangliers aux petits oiseaux rembourrés de sciure avec tant de délicatesse que ces créatures, dans le plumetis de leur plumage, paraissaient vivantes et tellement moins agitées que lorsqu’elles voletaient et gazouillaient ! La littérature a gardé des histoires de dames entre deux âges, faisant ainsi empailler des générations de chiens et de chats défunts, avant que la maison, ses pare-feu devant la cheminée et ses lourdes tentures ne partent à l’encan, en même temps qu’une douzaine de terriers poussiéreux.
Le statut mouvant, problématique, acquis par les morts en nos temps de reproductibilité technique a fait de leur existence un
La vague qui déferle depuis deux siècles nous a rattrapés, mais au lieu de la ressuscitation10 du passé, tout s’est terminé par des artisans spécialisés dans la taxidermie et la fabrication de moulages. Les morts ont appris à parler avec les vivants : leurs lettres, leurs messages sur les répondeurs, dans les
Les concepteurs à l’origine de ce spectre verbal – en mémoire d’un ami – ont eu suffisamment de matière, l’ère numérique permettant de ne rien effacer. Au lieu d’une –
L’éventail des possibilités offertes par les nouveaux vecteurs d’information modifie les modes de perception : ni l’histoire, ni la biographie, ni le texte de la personne considérée, ni celui des autres ne sont perçus comme une chaîne, comme des événements se déroulant dans le temps, raboutés par la colle des causes et des conséquences. D’un côté, on ne peut que s’en réjouir : dans le monde nouveau, nul ne partira en claquant la porte, offensé, il y a de la place pour tout dans l’espace infini du stockage. D’un autre côté, le vieux monde des hiérarchies et des narrateurs tenait sur la sélectivité, le fait qu’on ne dit pas tout, pas toujours. En un sens, avec la nécessité du choix (entre le mauvais et le bon, par exemple), disparaît la ligne du bien et du mal, ne reste qu’une mosaïque de faits et de points de vue pris pour des faits.
Le passé se change en
* * *
Le 30 mai 2015, j’ai définitivement quitté l’appartement de la ruelle aux Bains où j’avais passé les quarante années bibliques réglementaires + un an, étonnée moi-même d’y être restée aussi longtemps : tous mes amis n’avaient cessé de bouger, parfois de pays en pays, moi seule attendais je ne sais quoi, à l’instar des Charlotte d’antan dans leurs propriétés familiales où, avant elles, étaient demeurées leurs grand-mères, leurs mères, avec le vide à la fenêtre où naguère se dressaient, comme à Odessa, les peupliers pyramidaux du Sud plantés par le grand-père. Après les travaux de rénovation, qui avaient eu le temps de vieillir eux aussi, les choses semblaient s’être accoutumées à vivre à des places nouvelles, mais la nuit, lorsqu’on fermait les yeux et qu’on se figurait le volume vide de l’appartement, elles revenaient d’une certaine façon, se mêlant dans l’obscurité, de sorte que le lit dans lequel j’étais couchée coïncidait avec les contours du bureau de l’époque, dont l’abattant me couvrait la tête et les épaules ; au-dessus de nous, très haut, se trouvait l’étagère avec les trois singes en porcelaine qui refusaient de voir, d’entendre et de parler, tandis que, dans la pièce voisine, les épais rideaux orange, le lampadaire recouvert d’un châle de soie et les grandes photographies anciennes réinvestissaient les lieux.
De tout cela il ne restait rien aujourd’hui, il n’y avait nulle part où s’asseoir, l’appartement s’était changé en une série de boîtes vides – de celles où l’on garde des boutons et des bobines de fil –, les chaises et les divans s’étaient dispersés dans d’autres maisons ; dans la pièce du fond la lumière était allumée, intranquille comme en journée, les portes elles-mêmes étaient déjà grandes ouvertes, dans l’attente des nouveaux propriétaires. Les clés passèrent de main en main, je regardai une dernière fois le ciel pâle surplombant le balcon, et la vie se mit à débarouler, plus vite qu’elle ne l’aurait pu auparavant. Le livre du passé s’écrivait pendant que j’allais de place en place, triant les souvenirs que j’emportais avec moi, comme la dame du poème pour enfants comptait ses bagages – tableau, corbeille, carton à chapeau et tout petit chien11. C’est ainsi que, de relais en relais, j’arrivai à Berlin où le livre se figea, et moi avec lui.
Le joli quartier à l’ancienne où je m’installai avait jadis été considéré comme russe et avait toujours été littéraire : les noms des rues étaient familiers, Nabokov avait habité la maison d’en face, deux immeubles plus loin un homme avait, par consentement mutuel, mangé vivant un camarade, et dans la petite cour carrée étaient postées, à une borne à vélos, une douzaine de bicyclettes – celles des voisins. Ici, tout témoignait d’une certaine solidité, au demeurant relative si l’on songeait que, depuis des années, la ville comptait plus, pour l’humanité, par ses vides et ses béances que par les édifices qui avaient succédé à certains de ces vides. Je me plaisais à penser que mes notes sur l’impossibilité de la mémoire pouvaient s’écrire de l’intérieur d’une impossibilité étrangère – d’une ville dont l’histoire était une plaie qui refusait de se refermer en se couvrant de la peau rose de l’oubli.
Elle semblait avoir désappris, cette ville, à devenir douillette, et ses habitants l’avaient admis ; çà et là, un chantier était en cours, qui ne cicatrisait jamais, les rues étaient barrées de boucliers rouges et blancs, on incisait l’asphalte, découvrant des entrailles granuleuses de terre, le vent baguenaudait, déblayant le terrain pour de nouvelles friches. Devant chaque entrée d’immeuble, de petits carrés de cuivre, fichés dans le trottoir, étaient éloquents, même si l’on ne prenait pas la peine de s’arrêter pour lire les noms et calculer l’âge de ceux que l’on avait arrachés à ces maisons lumineuses hautes de plafond, pour les transporter à Terezin ou Auschwitz.
L’appartement était gai avec ses carreaux Metlakh, mais je ne pouvais rien faire des raisons qui m’avaient conduite là. J’aménageai plus ou moins les lieux, disposai mes papiers et allai m’inscrire à la bibliothèque. Une fois détentrice de la carte, munie d’une photographie dentue qui m’était un peu étrangère, je ramenai toutes mes activités à l’inlassable et régulière intranquillité, dont les petites roues dentées me tournaient dans le ventre. Je ne me rappelle plus très bien ce que je faisais tous les jours, je passais surtout, me semble-t-il, de pièce en pièce, jusqu’à ce que je comprenne que la seule chose qui me réussissait alors était précisément de me déplacer. Le mouvement m’était, en quelque sorte, une excuse, mes projets non réalisés étaient évincés par le nombre de pas, par la distance parcourue. J’avais aussi un vélo, une vieille bête hollandaise, au cadre incurvé et au maigre phare jaune frontal. Autrefois blanche, la bestiole faisait entendre, dans sa course, un reniflement métallique, à croire que le contact de l’air usait ses dernières forces, et elle émettait une sorte de tic-tac en ralentissant.
Les déplacements à bicyclette prenaient ici un caractère nouveau, inconnu ; toute la ville vivait sur roues, toute la ville pédalait avec une diligence doublée d’une certaine décontraction, comme si c’était ce qu’il fallait faire, comme si ce comportement n’avait rien d’étrange pour un adulte. Le soir, quand il ne restait de nous que la douce stridulation et la lumière se déplaçant rapidement, la structure de la ville devenait encore plus fantomatique, prévue pour que l’on passe, sans en avoir conscience, de non-ici en non-ici, comme dans ce texte de Kafka où un cavalier galope dans la steppe, sans étriers, sans bride, sans cheval, et bientôt sans lui-même. La rue semblait même obligeamment se perdre lorsque apparaissait une nouvelle monture, lui déroulant un plan incliné, afin que son déplacement ne lui coûte pas le moindre effort, afin qu’elle ne s’aperçoive pas qu’elle fonçait quelque part. Cette facilité n’était pas exempte d’un souci d’hygiène : les vitrines, les piétons et les petits chiens n’étaient pas séparés de moi ne fût-ce que par une vitre de voiture, mais la vitesse et le bourdonnement d’insecte de mon moyen de transport rendaient tout alentour impénétrable et un peu flou, on eût dit que je m’étais déjà fondue dans l’air invulnérable qui vous filait entre les doigts.
Combien, pensais-je, avaient dû regretter la perte de cette impression d’invisibilité et d’invulnérabilité ceux qui, d’une façon ou d’une autre, étaient bientôt devenus air et fumée, alors qu’ils n’étaient encore que condamnés à marcher sur la terre par la disposition du 5 mai 1936, privant un certain nombre de citadins du droit de posséder et d’utiliser une bicyclette ! De plus, comme il apparut par la suite, une disposition supplémentaire les obligeait à rester du côté ensoleillé de la rue, sans la moindre chance de se fondre parmi les ombres ou, pire, de se permettre le luxe de se glisser ainsi, sans obstacle. Ajoutons qu’il leur était également interdit de recourir aux transports en commun, à croire que quelqu’un s’était fixé pour tâche de leur rappeler que la machine corporelle, la machine de chair, était désormais leur unique bien, la seule chose sur laquelle ils pussent compter.
Par un soir pluvieux d’octobre où tous ceux que je croisais montraient une inclinaison peu naturelle, plus conforme à celle des arbres sous le vent, je tournai (de la Knesebeckstrasse dans la Mommsenstrasse, et ensuite seulement dans la Wielandstrasse, aurait écrit Sebald) dans la rue où avait vécu, naguère, Charlotte Salomon, laquelle, en vertu de certaines circonstances, me semblait presque une parente, et me dirigeai vers la maison qu’elle avait habitée de sa naissance à 1939, date à laquelle on l’avait expédiée d’urgence en France pour tenter de lui épargner le lot commun. Les pires histoires de fuite et de salut sont celles qui ont une fin trompeuse, celles où, après le miracle, survient la mort qui, à l’affût, s’est couverte d’un poil repoussant. Tel fut le cas de Charlotte. Pourtant, cette maison berlinoise s’était séparée en douceur de sa petite fille, qui n’avait sans doute pas eu à contempler de sa fenêtre les foules de manifestants munis de leurs calicots obliques ; néanmoins, ces choses apparaissaient au moindre fenestron, et ces jolis cadres Art nouveau, aux petits carrés rationnels, faisaient tout bonnement leur œuvre. À présent, derrière le rideau de pluie qui s’épaississait, brûlait une faible lumière, non pas dans tout l’immense appartement, juste dans une pièce, laissant les autres crépusculaires, de sorte qu’on devinait, plus qu’on ne les appréciait, la hauteur de plafond et les stucs.
Peu à peu, j’appris à aimer le métro dans ses variantes aérienne et souterraine, l’odeur orpheline de viennoiseries et de caoutchouc, le plan monstrueux des lignes et directions. Les pigeonniers de verre des stations, avec les arcs de leurs voûtes qui laissaient croire qu’on pouvait s’y mettre à l’abri, me paraissaient être des constructions provisoires auxquelles on ne pouvait se fier. Cependant, je me calmais toujours, étrangement, quand nous pénétrions dans les entrailles de fer de la gare centrale, comme si son casque transparent était l’assurance d’un répit, d’une éclipse fugace et totale, avant de ressortir à la lumière. Sur le quai tourbillonnait en permanence une foule dense, le wagon s’emplissait d’un coup à craquer, des gens entraient avec un vélo, d’autres avec une énorme contrebasse dépassant toutes les têtes dans sa funèbre caisse noire, d’autres encore avec un petit chien qui se tenait sagement assis, à croire qu’on en faisait une ultime photo en noir et blanc. À cette époque déjà, il me semblait que tout cela advenait dans un passé depuis longtemps exfolié, à portée de main. Par instants, on pouvait même contempler le wagon éclairé et s’observer soi-même à distance, comme s’il s’agissait d’un train d’enfant, avec des bonshommes en plastique disposés sur les banquettes. La ville humide tournoyait à la fenêtre, telle une grande roue couchée, offrant aux regards les mêmes vides et trouées de lumière où apparaissaient parfois des choses plus compactes, une colonne ou une coupole, un cube ou une sphère.
Dans le non-temps advenu, tout était proche, surtout lorsqu’on traversait des lieux familiers, des lieux que j’avais oubliés et qui me revenaient en mémoire, et tous convenaient pour me réchauffer un instant. J’avais passé quelques jours ici, autrefois, dans un hôtel qui avait une étrange façon d’amuser ses clients. Étroit et long, le hall était éclairé de turquoise, on avait l’impression de marcher dans une paille de cocktail, mais tout au bout, là où s’entassaient les clients, plumes ébouriffées, une cheminée brûlait d’une flamme vive, exhalant une chaleur visible. Il fallait se tenir juste à côté du comptoir du portier pour comprendre que tous étaient réunis autour d’un trompe-l’œil : le feu se déployait sur toute la largeur d’un écran accroché au mur, il y crépitait, créant une atmosphère douillette, bénéfique et sans danger. En même temps que ma clé en plastique, on m’avait remis deux bonbons acidulés turquoise, évoquant des médicaments, et je les avais emportés à mon étage, dans l’étroite pièce en forme de lit, où le lavabo se combinait astucieusement avec l’armoire et la penderie. En revanche, le mur d’en face était vide, aucun tableau ou photographie ne vous y détournait de l’essentiel ; car, là encore, il y avait un écran, moins grand, où brûlait une bûche. On entendait depuis le seuil la flamme craqueter, mâchonner et, à peine entrée, je pris place sur le couvre-lit turquoise, puis, conformément à ce qui était prévu, fixai mon regard dans la gueule de l’âtre.
Vers le milieu de la nuit, avant d’avoir saisi où se trouvait l’interrupteur, je commençai à comprendre la morale de l’histoire, la leçon que les hôteliers proposaient à leurs clients, en discret programme obligatoire, un peu comme les petits poèmes qui ornent les objets dans ces régions – écrits ou brodés de manière alambiquée : « Dieu tend la main à qui se lève matin. » Rappelant le miracle des trois enfants dans la fournaise12, la seule bûche posée verticalement n’était d’abord léchée par les flammes que tout au bord, comme s’il s’agissait d’un nimbe spécialement préparé, annonciateur d’un prochain martyre. Puis la chaleur prenait de la vigueur, au point que j’eus l’impression qu’elle effleurait aussi mon visage. La flamme se déroulait, sifflant et rapetissant, avant d’arriver tout en haut de l’écran, tandis que son bourdonnement d’abeille s’intensifiait. Peu à peu, la bûche perdait en incandescence, le tableau s’assombrissait, et voici que, çà et là, le bois exhalait un soupir et tombait en cendres, en charbons ardents. Alors l’écran devenait noir, il était pris d’une brève convulsion, l’image se rétablissait brusquement et, de nouveau, j’avais devant les yeux la bûche ressuscitée, pleine de vie, à croire qu’aucun malheur ne lui était arrivé. Ces trucs (ou plus exactement cette vidéo qui me semblait de plus en plus épouvantable au fur et à mesure que le temps passait) se répétaient, et le pire était que je portais toujours plus d’attention à ce qui se produisait, dans l’espoir, peut-être, de débusquer une légère différence, une modification du scénario. Mais le bois continuait de ressusciter d’entre les morts et les ténèbres s’ouvraient encore et encore.
*1. Anastasia Valtseva (1871-1913) : chanteuse de variétés connue pour ses interprétations de romances russes et tsiganes.
Non-chapitre
Sur une feuille de papier gris, mou, défraîchi, un texte tapé à la machine.
Le mariage de mes grands-parents ne fut enregistré qu’au début des années 1940.
« Ne pas
[Tampon du comité du Parti communiste du district de Tver]
[Ajout manuscrit :]
VIII
Failles-accrocs et diversions
Il arrive que l’on reçoive une image recelant une surprise – une carte postale ou un lien internet. Le visage de la photo a paru à l’expéditeur étonnamment semblable au vôtre – disposition des traits, cheveux, yeux, nez. Mises en regard, ces images prennent brusquement un autre aspect et montrent simplement qu’elles n’ont rien en commun, hormis leur dénominateur : vous. Bref, on a raison de dire que toutes les coïncidences sont fortuites.
Ou peut-être pas. Mais alors, que signifient ces ressemblances, pourquoi suscitent-elles chez l’expéditeur comme chez le destinataire cette allégresse intérieure, à croire qu’une découverte essentielle a été effectuée, qu’un mécanisme secret a été mis à nu ? Il est tentant de les considérer comme l’expression d’un ordre différent : une sélection non par parenté ou voisinage, mais par dessein, parce que cela rime avec un modèle qui vous est inconnu. Difficile de ne pas accorder de valeur aux preuves de ce rythme intérieur, et les écrivains, de Nabokov à Sebald et inversement, se réjouissent de ces échos et correspondances : une date de décès sur une pierre tombale coïncidant avec le jour de la naissance ; les objets bleus qui indiquent forcément, magiquement, la bonne issue ; une ressemblance avec la Séphora de Botticelli ou avec l’arrière-petite-fille de machin-truc, qui devient motif de passion.
Il semble, au demeurant, que dans cette organisation lacunaire et poreuse du monde, les non-rimes (les choses n’ayant ni analogues ni précédents) soient beaucoup moins nombreuses que les rimes :
Mais ce n’est pas la seule variante. L’anthropologue Bronisław Malinowski évoque l’effroi et le malaise suscités par le classique
Toute allusion à une ressemblance familiale est perçue comme une offense, une incongruité : un individu ne ressemble à personne, il ne reproduit rien, il existe pour la première fois et ne représente que lui-même. Le nier signifie douter de son existence. Ou encore, selon Mandelstam :
Helga Landauer est l’auteur d’un petit film (d’une quinzaine de minutes) qui fait partie de mon ordinaire et que je regarde de temps à autre, comme on relit un livre. Il porte le titre intraduisible de
Des gens coiffés d’absurdes casques s’agitent sur une eau peu profonde, leur barque est à deux doigts de chavirer. Pieds nus, des matelots les portent sur leur dos, tels des paquets. Des ombrelles frémissent au-dessus de la surface.
Des dentelles se balancent au courant d’air.
Masse sombre du feuillage, parapluie protégeant le chevalet d’un peintre, lumière trouble de la pluie.
Des enfants, comme des faons, regardent à l’abri des arbres.
Une rame brise l’eau étincelante que traverse une longue ride. Soleil : impossible de distinguer qui est dans le bateau.
Un sourire jusqu’aux oreilles, tel un crâne, une dame tire de l’eau une canne à pêche.
Puissance triomphale des chapeaux de femmes, avec leur fourrure, leur plume, leur aile, le déferlement de l’excès.
Masse du feuillage, dans lequel foisonne le vent : pareils à de petites bêtes, les enfants parcourent l’image de part en part.
Grandes fleurs dans un vase blanc, presque invisibles sur leur table, comme tout le non-essentiel.
Moustache et biceps d’un athlète.
Moustaches et chapeaux melons de passants pressés, l’un d’eux nous aperçoit et soulève son chapeau.
Vélocipèdes et canotiers, cannes et porte-documents.
Un pin incliné. Un homme vêtu de sombre déambule à la limite de la mer, on ne voit que son dos.
Des gens qui marchent, des gens encore et encore.
Les petits trains rigolos des parcs de loisirs se hâtent ; leurs passagers font des signes de la main.
Évoquant de menus rongeurs, des enfants jettent des coups d’œil, cachés derrière les branches.
Des arbres morts gisent au bord de la route.
Un homme en vêtement de travail puise de l’eau dans ses mains jointes et fait boire un petit chien.
Des pigeons se posent sur une allée du parc.
Une gamine munie d’une ombrelle cherche les siens dans la foule.
Des montgolfières s’élèvent, rondes, aux flancs satinés.
Deux hommes – l’un est inquiet, l’autre tente de l’apaiser.
Des femmes en jupe longue chassent de leurs éventails des ballons sur le gazon.
Un sourire bonhomme, vaguement gêné, apparaît dans le coin gauche, comme si on allumait soudain la lumière.
En hâte, on porte au débarcadère de longues rames en forme de palmes.
L’eau se jette sur la rive, reflue, laissant à nu le gravier.
Des chaises pliantes projettent des ombres sur le sable mouillé.
Blanc, tout blanc, le ciel au-dessus de l’estrade des musiciens.
La danse fait voleter les jupes.
Un gamin vend des violettes.
Sur une table, des journaux et des verres d’eau ; dans une soucoupe, un paquet de cigarettes Chesterfield. « Buffalo Bill », indique le titre.
Un mur de brique éclairé par le soleil.
Une enseigne : « Dancing tous les soirs ».
Un cheval agite ses courtes chaussettes.
Des cageots pleins de raisin – je vous en mets une livre ?
Cheveux de dentelières penchées sur leur ouvrage.
Main dans sa main.
Petit col fatigué de sa journée.
Chapeau rabattu sur les yeux.
Une voiture passe l’angle.
Boutons d’un accordéon.
Les moineaux, alors, étaient plus chétifs, et les roses plus opulentes.
Des hommes coiffés d’une casquette suivent du regard des hommes à chapeau.
Une main féminine arrange le voile d’une mariée.
Cuiller retournée contre la soucoupe d’une tasse à café.
Des gens en maillot de bain s’agitent dans l’eau grise.
Derrière la grille d’un jardin, de l’herbe et des troncs d’arbres.
Ombrelles à rayures, cabines à rayures, robes de plage à rayures.
Brouette esseulée, levant les bras au ciel.
Des drapeaux claquent au vent.
Un chien court sur le sable.
Ombre d’une table sur les lattes brillantes d’un plancher.
Rien de plus simple que de compter les corsages blancs, les jupes sombres, les dentelières à leur ouvrage et ceux qui trinquent aux portes d’un café, messagers de la mémoire, remplissant une fonction qui ne m’est que trop claire. Tout cela, bien sûr, relève de la chronique, du film documentaire : et ce qui se passe là peut être interprété comme un requiem pour le vieux monde (du moins une de ses parties : il résonne, autant qu’il m’en souvienne, depuis des décennies, sans que percent vraiment des voix d’auteurs). Le générique du film, longue liste de noms, s’achève sur une unique phrase de la réalisatrice : les dernières scènes ont été tournées sur des plages d’Europe à la fin du mois d’août 1939. Et j’ajoute, comme si ce n’était pas évident : autrement dit, juste avant la fin de tout.
Les films documentaires qui tentent d’exhumer les vestiges de ce
Et il n’est jamais venu à l’esprit de quiconque, semble-t-il, de libérer ces gens, de leur offrir une ultime chance d’être eux-mêmes (et non les représentants types d’une rue des années 1920), de ne représenter et de ne signifier qu’eux-mêmes. C’est précisément ce que fait Landauer, sans leur retirer une seconde d’écran : chacun a, dans le film, la place et le temps que l’opérateur a réussi à filmer. La liberté de ne rien sous-entendre, qui est d’ordinaire le propre de la vie et non de l’art, fait de
Pourtant, comme je viens de le comprendre, à un moment chacune de ces personnes lève brusquement les yeux et regarde la caméra, moi, nous – et il s’agit d’un des instants les plus étonnants du film : le regard ne rencontre jamais celui auquel il est destiné ; à tel point qu’en dix (douze ou je ne sais combien) visualisations, je n’ai pas eu conscience d’un seul
* * *
Kouzmine*1 est l’auteur d’un récit sur une gouvernante anglaise qui vit en Russie. Elle est sans nouvelles de son frère, la guerre a éclaté, elle va au cinéma et voit ce que, dans mon enfance, on appelait les actualités – de brefs reportages consacrés aux mobilisés en uniforme, envoyés au front. Elle entreprend alors de promener son regard sur les visages et les manches, dans l’espoir d’une impensable rencontre. Or le miracle se produit, la foi triomphe : elle reconnaît son frère, pourtant, comme dans le conte, ce n’est pas grâce à son visage (ils sont désormais tous pareils), mais par ce qui le distingue du rang, par ce qui fait qu’il ne ressemble pas aux autres – un petit trou dans son pantalon. Je crois qu’il s’agit d’un des premiers textes du siècle, dans lequel les individus réussissent à se trouver grâce à des pertes – accrocs et failles, acteurs du destin commun.
Le passé, comme chacun sait, excède toute mesure ; sa surabondance (que l’on s’obstine à comparer à une inondation, voire au Déluge) est écrasante, sa pression submerge l’intégralité de ce qui est accessible à la conscience et en devient incontrôlable, indescriptible en son entier. Force est donc de lui faire réintégrer son lit, de le simplifier et de le redresser, en refoulant ce volume vivant dans le canal d’un récit. L’abondance et l’incohérence des
Mais à la différence de la nature, les disparus sont infiniment dociles, ils nous autorisent à faire d’eux tout ce qui nous passe par la tête. Il n’est pas une interprétation à laquelle ils s’opposeraient, pas une humiliation qui les contraindrait à se révolter : leur existence se trouve très en dehors de toute zone de droit, en dehors de tout
La facilité avec laquelle les défunts acceptent ce que nous faisons d’eux incite les vivants à aller toujours plus loin. L’industrie de la mémoire a une jumelle de l’ombre, l’industrie de la remémoration (et d’une compréhension approximative), qui utilise la réalité d’autrui comme une matière première à traiter. Il y a quelque chose de terrifiant dans les portefeuilles tout neufs et les cahiers d’écolier d’où vous regardent les visages de vieilles photographies qui ont, depuis beau temps, perdu leur nom et leur destin ; il y a quelque chose d’humiliant dans les histoires authentiques envoyées baguenauder dans la sensibilité des romans « de la vie d’avant », à croire que, sans mélange de sang vivant, le texte, sous l’édredon, ne s’animera pas. Autant de formes d’une étrange perversion qui nous condamne à déshumaniser nos prédécesseurs, auxquels nous imposons nos passions et faiblesses, nos amusements et appareils optiques, les excluant peu à peu du monde, nous parant de leurs habits, comme s’ils avaient été cousus pour nous.
Mais que pouvons-nous en faire ? Des morts, les vivants connaissent surtout (à l’exception de ceux qui nous sont apparentés, de même que tout antisémite connaît un juif
Le passé gît devant nous, monde immense, bon à coloniser : pillage rapide, lente transformation. Il semblerait que toutes les forces de la culture soient employées à préserver le peu qui reste ; le moindre effort mémoriel devient prétexte à triomphe. Sans cesse, surgissent de nouvelles aposiopèses, des gens oubliés de leur temps et découverts comme des îles : pionniers de la photographie de rue, petites chanteuses, journalistes de terrain. Il serait aisé de se réjouir de cette fête – boutique fraîchement créée de produits coloniaux, où l’on peut choisir n’importe quel souvenir autochtone en l’interprétant à son gré, sans prêter la moindre attention à ce que signifiait tel masque ou tel hochet à son époque et dans son lieu d’origine. Le présent est à ce point persuadé d’être le maître du passé – comme, autrefois, des deux Indes, connaissant de lui autant que ce que l’on savait d’elles – qu’il ne remarquera sans doute pas les fantômes errants, lesquels font fi des frontières.
* * *
En longeant le dos gris des tombes, dans le cimetière juif où repose ma mère, et en regardant de-ci de-là, j’entreprends de rappeler ses voisins à la vie par les emblèmes invisibles cachés derrière leurs noms : arbres roses, roses aussi les montagnes, étoiles, cerfs, êtres d’amour et êtres de liberté, Wurzbourgeois pur sucre, Souabes de chez Souabe ; un Miron Isaakovitch Sosnovitch esseulé (avec son arbre totémique*2 inaudible pour une oreille locale), de Bakou (mais né, explique la pierre, à Białystok) ; morts pendant la Première Guerre mondiale, morts à Terezin, morts à temps, c’est-à-dire avant tout ce qui a suivi, en 1932, 1920, 1880, 1846. Ils se révèlent être de ma famille en raison de cette terre commune, de ces bosquets de noms et de leur signifié – tout ce que je sais de cette parentèle.
Il arrive aussi qu’un nom entrouvre, après coup, un fenestron sur son sens glaçant d’outre-tombe, à croire que l’on eût pu prédire un destin tiré tel un billet de loterie étymologique, et y échapper. Le Musée juif de Berlin a une salle réservée à ce que l’on qualifie d’histoires familiales : photographies d’enfants, petites tasses, violons de ceux qui n’ont pu y échapper. Sur un écran qui me fixe, un film familial passe et repasse, de ceux qui, en nos temps de
Là, comme dans le film de Helga Landauer, le passé d’autrui a toute liberté d’affirmer qu’il a eu lieu et de taire qu’il n’est plus. Néanmoins, nous disposons de quelques éléments fiables pour nous représenter la fin. Une caractéristique vaguement terrifiante de la vidéo est ici particulièrement nette : au contraire de n’importe quel texte ancien, soulignant avec toute la force possible la différence entre « alors » et « maintenant », la vidéo insiste sur la ressemblance, sur la continuité, sur le fait qu’il n’y a pas de différence. Les tramways, les trains filent de la même façon, le
Ce
L’image rend en effet le récit inutile, et il est à noter que le siècle nouveau en a fait une forme privilégiée de récit. « Une image vaut mille mots », c’est aussi une vérité : au lieu de résoudre un problème, on peut, en douce, regarder la solution à la fin du manuel. De nos jours, on peut même parler de ce qui s’est perdu en termes visuels, comme du visible et de l’invisible, ce dernier étant précisément compris comme « perdu ». Les choses qui excèdent le cadre de l’intérêt général sont des
Il y a malgré tout quelque chose d’étrange. Si l’on regarde le monde par les yeux de Google Images, à travers des séries de visuels, il apparaît que l’image (notamment la photographie, tablier masquant la chair de la connaissance pleine et entière) s’intéresse au réel là où celui-ci se fractionne en facettes du privé, en dizaines d’histoires concrètes, dont chacune est pourvue d’une documentation photographique.
Je ne songe pas ici à l’inévitable et nécessaire déformation de la réalité que décrit Sontag dans son fameux livre sur la photographie, à savoir qu’au nom du bon angle de vue (ou de l’angle de vue
Quand je regarde la chronique filmée de la famille Ascher, la pente enneigée de 1934, la trace sombre des skis et les fenêtres illuminées, la vidéo apparaît comme le simple transmetteur d’un savoir tout prêt sur ce qu’il en était alors des gens qui ressemblaient à ceux-ci. Cendres et poussière, cendres et poussière de neige, destin commun à
*1. Mikhaïl Kouzmine (1872-1936), poète, prosateur, dramaturge, critique littéraire.
*2. Le nom du personnage vient de
Non-chapitre
Ma grand-mère a à peine dix-huit ans, mon grand-père est son aîné de quatre ans. Ils se sont rencontrés « aux datchas », parmi un groupe d’étudiants en architecture, réuni du côté de Saltykovka. Ils ne se marieront que dans quelques années : Sarah Guinzbourg, la mère de Liolia, tenait à ce que la petite achève d’abord ses études de médecine et a mis un temps fou à se résigner à son échec.
1.
Olga Friedman à Leonid Gourevitch, 25 novembre 1934
2.
Olga Friedman à Leonid Gourevitch. Sans date.
[Au verso]
[Au dos, de la grosse écriture de mon grand-père]
*1. Autre diminutif affectueux de Leonid.
*2. Nouveau diminutif de Leonid.
IX
La question du choix
« Le monde est une tombe commune sacrée, en tous lieux, donc, reposent les cendres de nos pères et de nos frères », dit le canon funéraire orthodoxe. La terre étant une (et nous-mêmes ne faisant qu’un), le lieu de rencontre des vivants et des morts qu’est traditionnellement le cimetière peut être n’importe quel lambeau de terre sous nos pieds. Néanmoins, le cimetière
Cet annuaire de l’humanité comporte tout le nécessaire, en abrégé simplement, se résumant pour l’essentiel à des noms et des dates. A-t-on besoin de plus ? De toute façon, nous ne lirons que deux ou trois noms familiers : qui pourrait garder en mémoire un volume de milliers de pages ?
Si l’on prend pour hypothèse que ceux qui reposent là sont un tant soit peu sensibles au fait que nous nous souvenons d’eux, il ne leur reste qu’à espérer une lecture inopinée – un passant qui s’arrête, un homme qui, Dieu sait pourquoi, a distingué dans la rangée de pierres tombales telle ou telle en particulier. Il s’immobilise, lit, plein d’une curiosité à l’ancienne de ce qui fut avant lui. Cette foi dans la vision salvatrice d’un étranger, dans ses yeux se promenant de lettre en lettre le long des lignes de pierre, les emplissant d’une vie éphémère, de la chaleur d’une chaîne téléologique, rend orphelines les tombes anonymes dont les pierres ont perdu leurs traits et qui n’ont personne pour les déchiffrer. Il semblerait qu’une stèle funéraire soit quasi superflue, sorte de panneau de signalisation (passant, ci-gît un homme…), le plus important n’y est pas, il est au-dessous, et chacun reconnaît les siens. Pourtant, étrangement, une brève notice concernant le nom de celui qui est au-dessous et l’âge qu’il avait, est indispensable : pour quelle raison et dans quel but, c’est une autre question.
C’est là un besoin très ancien, antérieur au christianisme et à sa foi dans la résurrection universelle. Dans un livre comparant pied à pied deux corpus de textes inattendus (Celan et Simonide de Céos), Anne Carson affirme que c’est précisément devant une tombe – où ne se trouvent que la mort d’autrui, la pierre et le besoin de déchiffrer l’inscription – que la poésie sort de sa coquille sonore et éclot en art de l’écrit, adressé à ceux qui regardent et voient, à ceux aptes à faire de ce qui est gravé dans la pierre une part de leur mémoire, de leur ordre intérieur. L’épitaphe devient le premier genre de la poésie écrite, l’objet d’un contrat particulier entre les vivants et les morts, d’un pacte de salut mutuel. Les vivants offrent aux morts une place dans leur mémoire et croient que – pour citer le poète – nos morts ne nous abandonneront pas dans le malheur13.
Un poète, quel qu’il soit, est ici indispensable : il fait œuvre de salut, rend les vies portatives, séparant le signe du corps, la mémoire du lieu où ce corps repose. Une fois lue, l’épitaphe devient brusquement volatile : moyen de transport, bulletin d’absence offrant aux morts une nouvelle nature verbale et des possibilités illimitées de se mouvoir dans les espaces intérieurs et extérieurs de la mémoire, dans les anthologies de la poésie mondiale et les couloirs de nos esprits. Mais que leur sont nos anthologies ?
« Le poète est celui qui sauve les morts », dit Carson. Pas toujours, et pas tous : on manque de place ou de mots pour tous, force est de choisir une ligne, la logique sélective de la pitié, du hasard, d’une inclination particulière ou du principe de l’obole versée à Charon pour franchir le Styx et sombrer dans le néant. Le poète, manifestement, touche lui aussi des drachmes pour fournir un billet retour. Et l’injustice, sur la rive, attend le poète comme les passagers.
Le cimetière, avec sa modeste panoplie de noms et de dates, est plus honnête ; dans les limites de son territoire, il ne choisit pas et s’efforce de se remémorer tout un chacun. Cela explique, sans doute, qu’il se soit transporté aux abords de nos villes, à la périphérie de la vue et de la conscience, à croire que le volume du vécu des autres et le nombre de ces autres excèdent ce que l’esprit peut retenir. Ces personnes déplacées de l’histoire humaine, rayées de tous les comptes et privées de tout droit, hormis celui d’avoir une inscription, une petite plaque, de rares fleurs les jours de fête, ces morts, telle une mer agitée, cernent notre quotidien. Ils se font parfois plus visibles qu’à l’accoutumée. En ces rares instants, la réalité semble s’écarter ; tandis que mon frêle esquif glisse à la surface de l’eau noire, des visages émergent des ténèbres au-dessous, et l’on peut encore distinguer, détailler chacun d’eux, le tirer de là en le logeant dans le halo d’une attention concentrée.
Mais comment choisir ? Et qui ? Dans l’espace entre l’évidente nécessité de sauver tout le monde, sans se poser plus de questions, et celle, tout aussi évidente, inhérente à l’homme, forcée jusqu’au craquement dans les os, de choisir
* * *
Il y a, aux Archives d’État de la Fédération de Russie, un département ouvert au public, sorte de brèche dans le mur, où trône une dame gardienne qui délivre aux lecteurs des tickets permettant d’occuper une place temporaire dans l’épaisseur du passé. Sur sa table de travail est posé un gros appareil, assez monstrueux dans son obsolescence de blindé, qui lui sert à apposer des tampons. Il date des années 1930 et fonctionne encore vaillamment. Pour qu’il entre en action, il faut une force physique qui n’a rien d’une plaisanterie : on doit faire tourner un moulinet de fer autour de son axe, un peu comme une plaque tournante, alors le tampon se pose sur le papier avec un claquement. En attendant mon passe, je ne pouvais détacher les yeux de ce qui était accroché à la cloison, sur la gauche. Quelqu’un y avait collé une image de magazine représentant une fleur découvrant ses délicates entrailles, au cœur desquelles était fixé par une punaise un papillon découpé dans du papier.
Faute d’habitude, il me fallut du temps pour venir à bout de ce que les habitués connaissaient parfaitement, à savoir les usages locaux, l’ordre simple réglant la rotation des archives et de la documentation qui allait avec. Dans la grande salle éclairée par des vitres du sol au plafond, il y avait foule, les gens étaient serrés, on entendait le froissement continu des pages feuilletées en quête d’informations. Ce dont j’avais besoin était disséminé dans différents fonds, munis de numéros d’inventaire et d’appellations qui ne renseignaient guère ; peu à peu, pourtant, comme le dos d’un gros poisson émerge des profondeurs d’un lac, apparut le contour d’une possible demande. Les noms ordinaires de ma parentèle, tous ces Guinzbourg, Stepanov, Gourevitch, rallongeaient encore le travail et, pareilles à des boules de naphtaline, de petites pelotes d’informations durcies par le temps me tombaient dessus, qui n’avaient rien à voir avec l’histoire de ma famille mais dessinaient des portes – sortes de
En 1930, paraissait à Leningrad un curieux petit livre intitulé
Ce qu’évoque Tolstoï avec un évident ravissement, ce qui lui a servi de modèle et de source d’inspiration, n’est autre que les rapports de tortures du xviie siècle, des témoignages de fonctionnaires anonymes, greffiers, copistes, avec participation des prévenus et recours aux chevalets, aux pinces, au feu. Tolstoï s’extasie sur leur façon d’aller à l’essentiel, « tout en gardant les caractéristiques du discours des torturés », « leur concision, leur précision », de sorte que le lecteur parvient à voir et à toucher « la langue russe pure, que ne dévoient ni les formes mortes du slavon d’église ni les efforts effectués pour en faire un discours pseudo-littéraire d’importation. C’était la langue que parlaient les Russes il y a un millier d’années, mais que nul n’écrivait jamais ».
Je dois dire qu’il s’agit d’un texte talentueux, construit de manière à rendre le sujet captivant, à lui conférer – au prix de quantité de petits trucs d’écriture – une forme de respectabilité ; quelque chose comme un filet à ressort éthique permettant à l’auteur de frémir devant l’enthousiasme du lecteur, sans tomber dans le trou sans fond qui s’ouvre dès que l’on se rapporte à ce qui se passe actuellement (qui, au demeurant, se passera toujours, tant que vivront les écrits des greffiers) et au type de locuteur dont on goûte la langue. Le
Ce que Tolstoï ne dit pas, c’est que le charme de ce discours (sur lequel plane l’ombre ancienne du péché et de la tentation), ce qui fait la souplesse de la syntaxe et le choix minutieux des mots, est précisément la contrainte à laquelle les auteurs étaient soumis. Cette contrainte ne s’impose pas d’elle-même : elle n’est pas le fruit d’une volonté, mais la résultante d’une douleur. Le russe de ceux que l’on juge et torture est enfant d’une effroyable concordance, que des mains étrangères t’arrachent, au sens propre du terme. Cette langue est dépourvue de toute nécessité intérieure, elle n’est pas un ornement, mais une empreinte, la trace, crue comme un morceau de viande, d’événements non linéaires. Ce discours n’inclut ni dessein ni interlocuteur, et nous pouvons ne pas douter un seul instant que celui qui parle ait voulu que jamais il ne résonne. C’est un cas extrême de ce que Rancière qualifie de « monument », une information se résumant entièrement à ce qui en a été le prétexte et qui ne vise ni longévité, ni auditeur, ni compréhension. Le discours est ici pris par surprise, au point extrême du tourment et de l’humiliation, à la limite de l’effondrement.
Et de même que tout ce qui n’est pas destiné à un œil extérieur, de même que, sur une photographie, une ombre tombe sur la nuque d’une femme qui ne nous voit pas et est toute à son paisible ouvrage, les paroles d’un détenu à l’interrogatoire, les paroles du délateur et du témoin ont un relief particulier. Nous voyons ce que nous ne devrions voir en aucune circonstance, et cet événement reste béant dans notre esprit à l’instar d’un trou d’obus, à l’instar de ce que l’historienne Arlette Farge qualifie de brèche dans le tissu des jours. Elle s’ouvre quand, hors de tout plan et programme, le regard se pose sur des choses auxquelles il ne s’attendait pas.
La langue des documents et des productions judiciaires devient révélation, non parce qu’elle n’est pas recouverte du vernis brillant de la littérature, du désir de bien dire ; il s’agit d’autre chose : ce discours et son objet n’ont pas de subjonctif permettant d’exprimer le doute, le souhait, l’hypothèse. Pour eux, il n’est pas de passé, ils en ont déjà été arrachés ; ils n’ont pas non plus d’avenir – impossible de les apercevoir de ce point de vue-là. Les documents d’archives se trouvent intégralement dans le présent, ils ne voient qu’eux-mêmes, leur
Dans l’ouvrage consacré par Arlette Farge à la poétique et à la pratique du travail d’archives, l’éclairage est crépusculaire, à croire que le discours se déroule dans des catacombes. Farge ne cesse de décrire les ténèbres et la difficulté de s’y mouvoir ; elle parle de l’épaisseur des archives comme d’une roche dans laquelle on distingue les taches de différents métaux. Je me représente souvent comment, au long des siècles, l’information se fige en un immense corps collectif, très semblable au corps de la terre elle-même, densifié par des millions de vies ayant perdu leur signification première, des corps gisant côte à côte, sans espoir que quiconque les identifie et les distingue.
Comparé aux archives et à leur « surabondance de vie », le goulot de l’Histoire est étroit : elle se contente de quelques exemples, de deux ou trois détails un peu importants. Les archives reviennent à la chose elle-même, à la singularité de chacun des événements qui nous sont inconnus. Il se passe, en outre, d’étranges phénomènes : la généralisation semble s’exfolier, elle devient granuleuse, se redissociant en grains ronds d’existences humaines ; les parties du tout lèvent comme de la pâte à pain, les règles se donnent des airs d’exceptions. Les ténèbres du passé se changent en une sorte de pellicule semi-transparente constamment suspendue devant nos yeux, déformant les proportions et les rapports entre les objets. Celan évoque ce genre de
* * *
Par un jour de juillet si torride que la touffeur emplissait la ville à ras bord, je me trouvais dans une petite pièce des archives régionales de Kherson, penchée sur des documents du comité révolutionnaire. L’une des six tables du lieu, qui évoquaient des pupitres d’écoliers, était recouverte, comme d’une nappe, du plan (blanc sur fond bleu foncé) d’une usine de matériel agricole sur laquelle je reviendrai. Avec ses différents services et ses ailes, l’usine était énorme, elle manquait d’espace, certains de ses bâtiments pendouillaient au bord de la table et n’étaient pas entièrement visibles. Je venais d’achever la lecture d’un rapport de la commission médico-sanitaire locale, dans lequel on apprenait qu’en 1905, « le sagou rose du boutiquier Ioffé était en réalité coloré à l’aniline et qu’une livre et demie en avait été détruite », que, « dans toutes les brasseries, on utilisait une tasse d’eau pour laver les verres – il était suggéré de se pourvoir d’un réservoir muni d’un robinet ». Entre autres mesures d’hygiène, des programmes étaient imposés à la population, concernant la propreté et la remise en ordre des cours, latrines, fosses d’aisances et décharges. Au nombre des contrevenants, on désignait les habitants de la rue Potemkine, Savouksan, Tikhonov, Spivak, Kotliarski, Faltz-Fein, Gourevitch. Chaque fois que je tombais sur le nom de mon arrière-arrière-grand-père, surtout dans ce genre de circonstance imprévue, voire ambiguë, je ressentais comme une piqûre de soudaine proximité, comme si le texte du rapport perçait un petit trou à l’aide d’un objet pointu – et voici que mon œil fouillait les poubelles des cours, en quête de nourriture.
Mais il n’y avait plus rien pour moi dans les cours et les boutiques. Le vide régnait également dans le dossier du comité révolutionnaire de Kherson pour la terrible année 1920, qui regorgeait pourtant de papiers manuscrits ou tapés à la machine – ordres, enquêtes, demandes. Parmi ceux qui adressaient des requêtes pour des proches se retrouvant sans emploi ni logement, qui priaient qu’on leur rende un piano réquisitionné, ne figurait aucun Gourevitch – j’eus beau feuilleter les documents du début à la fin et retour, en vain. Pourtant, je continuais – impossible de faire autrement. « Je demande que me soit accordée une avance de soixante (60) mille roubles, pour aménager et organiser sommairement la Section des enquêtes criminelles de la ville de Kherson, dont la charge m’a été confiée. » « Je confirme que le citoyen Pritzker est le père de Maria Pritzker, qui a fui les persécutions des Blancs (c’est une “lutteuse”). Il a été arrêté à la place de sa fille en fuite, et dépouillé. Il est indispensable de lui prêter assistance. » « Prière de me dire d’urgence qui a donné l’ordre de perquisitionner le domicile du ci-devant archevêque de l’église de la Trinité et de réquisitionner ses biens. Ces renseignements sont indispensables pour rapporter au GOUBVOIENKOM*5. »
Il semble que depuis soixante-dix ans nul n’ait eu en main ces papiers, la fiche de demandes étant vide. Impossible ou presque de distinguer, derrière le « voile mobile », les
Çà et là, ce qui ressemblait à un chœur se divisait en voix distinctes, le texte se gonflait de bulles de littérature. « Les innombrables déménagements (le quatrième en une semaine) de la Section administrative ont marqué d’un certain nomadisme les employés comme les solliciteurs. Tous se déplacent, s’agitent, et cela n’a aucun sens », écrivait le responsable adjoint de cette même Section, le camarade Fissak, justifiant la nécessité de bender (
J’avais l’impression de voguer sur un lac noir impénétrable, dans une sorte de fragile esquif, me penchant jusqu’à toucher l’eau ; des profondeurs, montaient les petites taupinières incolores de têtes. Il y en avait de plus en plus, elles surnageaient, pareilles à des pelmeni*6 ballottant contre les bords d’une casserole d’eau bouillante. On devinait à peine les visages et il fallait tirer à l’aide d’une lourde gaffe ceux qui étaient les plus proches, les retourner, les fixer sans pour autant les identifier. Parmi ceux qui bougeaient muettement les lèvres, je ne reconnaissais aucun des miens, il ne restait presque plus de place dans l’embarcation, la poupe débordait de sacs au contenu incompréhensible. Comme il arrive dans les rêves, cela n’avait pas de fin – il n’y avait que ce calme mouvement sans issue, le fait qu’il était impossible de prendre à bord qui que ce soit, ni même d’éclairer, au moyen d’une lampe de poche, une bouche entrouverte, pareille à une fente ; impossible de distinguer ce qui se disait, et comment choisir – au demeurant, un choix était-il possible ?
Il n’est sans doute plus grand mensonge que l’impression d’être en mesure de prolonger, ne fût-ce que d’un jour, une existence, d’offrir la possibilité de barboter encore un peu à la surface, de paraître une dernière fois à la lumière, avant que ne s’abattent les ténèbres absolues et définitives. Pourtant, à mon pupitre en contreplaqué des archives, je notais les mots d’autrui, le
En haut du texte, au crayon rouge, la même chose qu’en bas, à la machine, en bleu : « Conformément à la résolution du Commissaire aux Armées, transmettre pour information. »
*1. Mikhaïl Zochtchenko (1894-1958) : écrivain satirique très populaire, ce qui lui vaut l’inimitié du pouvoir qui le persécute.
*2. Oguépéou, Guépéou, KGB, autant d’appellations successives de la police politique soviétique.
*3. Premier grand procès stalinien (1928), il condamne pour sabotage des ingénieurs de la ville minière de Chakhty.
*4. Le 8 janvier 1930, l’écrivain Vladimir Sillov était arrêté et condamné à mort pour « espionnage et propagande contre-révolutionnaire ».
*5. Commissaire régional aux armées.
*6. Sorte de raviolis sibériens.
deuxième partie
« Nous voyons ceux dans la lumière,
Mais pas ceux dans l’obscurité. »
Bertolt Brecht
I
Il se cache, le juivaillon
La correspondance de mon arrière-grand-mère, miraculeusement préservée (des dizaines de cartes postales ayant déambulé un peu partout, franchissant les frontières des lointaines Russie, France, Allemagne d’avant-guerre), est une curiosité dans son incomplétude. Les correspondants font allusion, ici ou là, à des lettres écrites ou reçues, promettent d’écrire à nouveau, en détail. Toutefois, aucune de ces longues lettres, qui ont manifestement existé, ne s’est conservée, et l’explication en est là, à la surface, par trop évidente : l’engouement collectif pour tout ce qui est visuel ne date pas d’hier. Quand, enfant, je feuilletais nos deux albums rebondis de cartes postales, où un squelette étreignait une belle statue de marbre, où Nice, la nuit, brillait de tous ses feux, l’idée ne m’effleurait pas de jeter un coup d’œil derrière l’image, où les caractères et les tampons de la poste se bousculaient. J’avais raison : la famille ne gardait pas des lettres, mais ce qu’il y avait au recto, le sémillant côté face. Inutile d’en revenir au texte, tous savaient bien sans cela sur eux-mêmes ce qu’ils devaient savoir.
Lorsque, à un siècle de distance, j’ai entrepris de tout lire, les événements se sont docilement rangés, formant une chaîne et, peu à peu, j’ai compris qui répondait à quoi et ce qui s’ensuivait. Outre le sujet principal, immédiat, outre les détails – très peu nombreux – mentionnés à l’arrache, un point sautait aux yeux : rien, dans ces billets, ne se rapportait aux juifs, ne fût-ce que le plus superficiellement du monde (fêtes, rites et tout ce qui aurait été en lien avec la tradition religieuse). De fait, cela se comprenait : l’arrière-grand-mère, jusque dans son grand âge, se qualifiait de « bolchevik sans-parti ». Il y avait, pourtant, autre chose : on n’usait pas du yiddish, langue du bannissement et de l’humiliation. Dans les lettres apparaissaient tantôt le latin, jargon professionnel du diagnostic et de l’expertise, tantôt des incrustations de français et d’allemand. Mais les mots de l’univers domestique, qui auraient pu être, pour les correspondants, des mots de passe et des rappels, de petits phares de reconnaissance, étaient comme exclus de l’usage, inappropriés pour la conversation. Une fois seulement, alors qu’il était question des affaires familiales et des examens de printemps, mon futur arrière-grand-père employa brusquement une phrase relevant de ce mystérieux registre : « (“es redtzech a zai”) », avec cette double barrière de guillemets et de parenthèses, comme s’il plaçait la formule dans une vitrine de musée. Cela signifie « es redt zich azoi », expression étonnante dont le sens immédiat est : « il en est vraiment ainsi », et qu’il faut comprendre à l’envers, à savoir : « c’est ce qu’il est convenu de penser, mais je n’y crois pas ». Quel en était le sens, ici ? Manifestement, le plus évident : une tentative de se démarquer de ceux qui parlaient de cette façon, de délimiter, avec son interlocutrice, un territoire commun de non-inclusion dans le tourbillon du judaïsme, des avis et intonations de la communauté. C’est pourtant ainsi, bruyamment, incorrectement, que parlaient les juifs de leur enfance ; c’est ainsi que – de l’avis d’observateurs extérieurs – eux-mêmes auraient dû parler.
Mandelstam eut encore le temps, dans les années 1930, de lire les souvenirs du poète Gueorgui Ivanov*1. Dans son cycle en prose intitulé
On pourrait croire, ici, à une parodie mettant en évidence des différences de classe, mais j’y vois précisément une allusion au judaïsme (il n’est pas question de pauvreté, d’un mélange comique d’arrogance et de manque d’assurance, encore moins de poésie) ; simplement, d’emblée, on souligne la façon dont la figure de Mandelstam est considérée dans les milieux littéraires de la première décennie du xxe siècle. La qualité de juif, dirait-on, paraît si exotique qu’elle masque tout le reste. Il est peu de documents se rapportant aux débuts littéraires du poète qui ne mettent, d’une manière ou d’une autre, l’accent sur ses
Le 18 octobre 1911, Andreï Biely écrit à Alexandre Blok : « Ne crois pas que je sois devenu un cent-noir*6. Mais dans le bruit de la ville et la songerie des campagnes, perce de plus en plus le remuement menaçant des races. » Blok prête aussi l’oreille à ce grondement souterrain, il s’intéresse aux rapports entre aryens et juifs, de même qu’entre
Pour être remarqué, le
L’appartenance au monde de la culture implique un renoncement tacite au judaïsme. Souligner le second est perçu comme démodé, « à croire qu’après la chute de l’Empire romain, existent encore des peuples et la possibilité de fonder la culture sur leur essence nationale brute », écrit Pasternak. Au demeurant, dans l’amour des masses pour les racines ancestrales et l’artisanat populaire, dans l’essor des ateliers d’artistes de Vienne et d’Abramtsevo, avec leurs dessins et leurs coqs, on a le sentiment qu’un seul groupe, avec ses particularismes, est exclu de la fête commune. Toutefois, au début du siècle, les juifs d’Europe, éclairés, éduqués, sécularisés, ne se sentent rien de commun avec leurs parents de la
Les trois issues qui, au tournant du siècle, s’imposent aux jeunes générations ne se distinguent guère les unes des autres. Révolution, assimilation, sionisme, telles trois figures allégoriques, se tiennent, solitaires, au fronton d’un édifice désert. Le rêve d’un État juif, tout juste imaginé par Herzl, n’a pas encore eu le temps de se former et de se consolider, on en est toujours à discuter ardemment du choix entre le yiddish et l’hébreu. Nombreux sont ceux qui jugent le second préférable – rejet du
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La seconde chose que l’on remarque, en lisant les lettres surgies de 1907 et 1908, est la chaleur qui émane de cette fusion non calculée ; et en même temps que cette chaleur, sa source, égale à ce que le monde extérieur, posté en observateur, reproche aux
Où est donc Katia ? Fania est à Naples. Je n’ai pas l’adresse de Vera, en revanche l’adresse de Fania est la suivante… Ida Schlummer a demandé de vos nouvelles. Je vous renvoie l’adresse de Fania. J’ai rendu visite aux vôtres, ils voulaient vous adresser un télégramme. Si vous passez à Lausanne, saluez les sœurs Vigdorchik.
Ce qui, pour un œil extérieur, passe pour un grouillement comique (bientôt traduit en innombrables caricatures montrant les juifs s’immisçant, tels des cafards, dans toutes les fentes possibles, blattes à éliminer au DDT, « coccinelle-youpinelle*8 »), est de l’ordre d’une assurance pour artistes de cirque, un filet de sauvetage, de reconnaissance et de parenté. Toutefois, cela finit par être pesant, pas seulement pour ceux qui regardent de l’extérieur, mais pour les juifs eux-mêmes. La logique de l’assimilation, avec sa foi dans le progrès et le point d’appui de la maxime qui, dans ses différentes variantes, affirme que « tout le monde ne sera pas pris dans le futur », exige de reconnaître au fond de son cœur qu’il y a toutes sortes de juifs. Ainsi les Viennois éclairés et germanophones souffrent-ils affreusement de l’afflux de leurs coreligionnaires
Tout cela rappelle beaucoup Blok et son souhait de distinguer les
Impossible de juger par soi-même du succès de cette entreprise, il y faut une instance, une expertise extérieures, un observateur en mesure de suivre le cours de cette transmutation et d’apprécier dans quelle mesure on s’est rapproché de la
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Le héros de Proust observe avec intérêt les bizarreries de Bloch, juif caricatural, doté d’une affectation et d’un maniérisme élaborés avec soin par l’auteur (il en va de même d’un autre personnage type, l’homosexuel Charlus). Bloch fait montre, entre autres caractéristiques, d’un antisémitisme ostentatoire, se lamentant parce que ces juifs sont littéralement partout, avec leurs nez et leurs avis sur tout ! « Un jour que nous étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi, nous entendîmes d’une tente de toile contre laquelle nous étions, sortir des imprécations contre le fourmillement d’Israélites qui infestait Balbec. “On ne peut pas faire deux pas sans en rencontrer, disait la voix. Je ne suis pas par principe irréductiblement hostile à la nationalité juive, mais ici il y a pléthore. On n’entend que : Dis donc, Apraham, chai fu Chakop. On se croirait rue d’Aboukir.” L’homme qui tonnait ainsi contre Israël sortit enfin de la tente, nous levâmes les yeux sur cet antisémite. C’était mon camarade Bloch. » Cet épisode a son équivalent russe tragi-comique en miroir, un extrait d’une lettre de Pasternak, écrite en 1927 : « Alentour, il n’y a pratiquement que de la juiverie, et il faut entendre ça, c’est à croire qu’ils appellent contre eux la charge, qu’ils se dénoncent eux-mêmes : pas le moindre soupçon d’esthétique. »
À la différence de Proust lui-même, son narrateur n’a pas à supporter le poids de son appartenance juive ni de son homosexualité. Le rôle dévolu à ce dernier par l’auteur est celui d’un observateur pur, qui n’a pas le regard déformé par les maux honteux du siècle – dont l’un est constitué, de son point de vue, par les juifs assimilés – et qui ne saurait dire ce qui est le plus impardonnable : le fait d’être différent ou le désir d’être comme tout le monde. Pour lui, la réalisation de ce désir est clairement vouée à l’échec. Dans la même page que la plage de Balbec, on assiste à une sorte de parade des
Il va néanmoins de soi que ces gens portant la marque d’une origine orientale, comme les qualifiait Hoffmann un siècle auparavant, pouvaient en effet être mal élevés et ridicules : tel est souvent le lot de ceux qui ont dû se fabriquer une solide habitude de la souffrance et se méfier des cadeaux inattendus de la vie. Les enfants juifs de la Belle Époque formaient la première ou la deuxième génération de ceux qui avaient bénéficié d’une éducation mondaine, résultat d’une suite de décisions dont chacune les éloignait toujours plus du foyer de la tradition. En même temps que cette formation, entraient dans leur vie des centaines de nouvelles notions, de nouvelles règles de conduite et d’habitudes quotidiennes qu’il fallait forger de zéro, sans parler des choses de la
Dans les années 1900, la langue nouvelle, maladroite, inhabituelle commençait par les plages et les bains de mer, les salons de peinture, les pièces enfumées où se réunissaient les étudiants en médecine. Les premières tentatives d’évoquer l’universel comme sien avaient un aspect parodique – comportement démonstratif, volonté pataude de montrer comme un
Dans une lettre de 1909 adressée à Viatcheslav Ivanov, Mandelstam, alors âgé de dix-huit ans, fait tous les efforts du monde pour correspondre au
C’est là une imitation touchante et convaincante de ce qui sera plus tard le thème des premiers chapitres du
Dans la suite de mes comparaisons assez douteuses, je me remémore une histoire lue autrefois. Durant l’année qui suit la révolution, à la Maison des écrivains de Saint-Pétersbourg, on annonce une soirée consacrée à la poésie nouvelle. Il y a là un buste de Nadson, poète mort jeune, incroyablement célèbre dans les années 1890 et complètement oublié vingt ans plus tard. La vieille Maria Dmitrievna Vatson, l’amie du poète, confie à Akhmatova : « Je veux l’emporter d’ici, sinon ils risquent de l’offenser. »
Je crains, moi aussi, de les offenser. Je le crains d’autant plus que je ressens plus moi-même cette offense, cette parenté de sang et ce voisinage avec chacun d’eux, dissimulant sa judaïté telle une tare honteuse, ou l’arborant telle une cocarde, au vu et au su de tous. Très bientôt, ce choix sera fictif. Qu’importera ce qu’un juif aura fait de lui-même, de sa semence, de son âme immortelle et de son corps si vite dégradé ! Il ne pourra – le xxe siècle en fera la démonstration – modifier le contrat avec le monde extérieur. Même le droit du faible (trahison et reniement familiers de toutes les nuits de la Saint-Barthélemy) se verra aboli avec tous les autres ; pour les camps d’extermination, tout sera bon, y compris les athées et les convertis.
Le 20 avril 1933, Thomas Mann note dans son journal : « Jusqu’à un certain point, je peux comprendre l’exaspération suscitée par l’élément juif. » Il commente ici la loi, tout récemment adoptée, interdisant de garder des juifs dans le service d’État, première des dizaines de restrictions imaginées aux fins de désincarnation, d’instauration d’une dynamique régressive de
Au début des années 1950, ma mère, alors âgée de douze ans, se rendait chaque matin à l’école de la Grande Ruelle de l’Institut – une école ancienne de Moscou, dotée d’un vaste escalier d’honneur. Des rampes lisses grimpaient en douceur et, d’en haut, du dernier palier, Vitka, un voisin de cour d’immeuble de maman, criait, penché, par toute la volée de marches : « Gourevitch ! Elle s’appelle comment, ta grand-mère ? » Grand-mère – Vitka et ma mère le savaient parfaitement – s’appelait Sarah Abramovna. Sarah aurait suffi pour se sentir vulnérable. Mais flanqué d’Abramovna, cela confinait au grandiose. Ainsi redoublée, rugissante comme le lion, avec une absence d’ambiguïté qui frisait l’impudeur, SARAH ABRAMOVNA explosait tous les cadres : exister avec un nom pareil était d’un comique homérique.
*1. Gueorgui Ivanov (1894-1958) émigre en France après le coup d’État d’octobre 1917, d’où la quasi-impossibilité de se procurer ses œuvres en Union soviétique, à partir de la période stalinienne.
*2. Poète et critique d’art (1877-1962), éditeur de la revue
*3. Poète, critique littéraire (1869-1945), elle s’installe à Paris dans les années 1920, où elle joue, avec son mari Dmitri Merejkovski, un rôle culturel et artistique important dans l’émigration, comme elle l’avait joué dans les dix premières années du siècle, à Saint-Pétersbourg.
*4. Valeri Brioussov (1873-1924), l’un des fondateurs et des chefs de file du symbolisme russe.
*5. Poète symboliste, Viatcheslav Ivanov (1866-1949) tient un salon littéraire dans les années 1900, chez lui, dans l’immeuble de Saint-Pétersbourg appelé « la Tour ».
*6. Les cent-noirs : organisation pogromiste qui sévit en Russie à la fin du xixe siècle et au début du xxe.
*7. Ancienne mesure de distance équivalant à 1,06 kilomètre.
*8. Allusion au texte
*9. En anglais dans le texte.
Non-chapitre
1.
Alexandre à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, 24 décembre 1905. Sur la photographie, que l’on a coutume d’intituler dans la famille
Sur une carte postale, une reproduction de la
De quoi débattaient-ils avec les S.-R., en ce mois de décembre ? Et qui participait aux disputes ? Si je me fie au cercle des relations de mon arrière-grand-mère, Sancho et ses amis étaient proches des bolcheviks, et il s’agissait sans doute de la nécessité de la terreur révolutionnaire. Le parti S.-R. venait tout juste – suite au Manifeste d’octobre*2 – d’annoncer la dissolution de son Organisation de combat. Les bolcheviks, eux, jugeaient indispensable de poursuivre l’action terroriste et les expropriations*3 ; les S.-R. demeuraient fermes sur leurs positions : entre l’automne 1905 et l’automne 1906, 3 611 fonctionnaires d’État seront assassinés.
Pour se « remplumer » (le mot reviendra dans une autre lettre), Sarah retourne chez elle, à Potchinki, rejoindre son père et ses sœurs. À Nijni, elle est au
2.
Platon à Sarah Guinzbourg (en prison), 9 février 1907. Une harpiste aux pieds nus, aux yeux de braise et à la crinière brune, est assise sur un rivage désert et triste. Sur la carte postale : « Nathaniel Sichel,
Sarah Guinzbourg est arrêtée pour diffusion de littérature clandestine et emprisonnée à Saint-Pétersbourg, à la forteresse Pierre-et-Paul. La « petite Sarah » – tout indique qu’il s’agit de Sarah Sverdlova – n’est pas seulement une amie proche, pour la vie, de mon arrière-grand-mère, elle a aussi un frère plutôt effrayant.
En citant Pouchkine, le camarade Platon commet deux erreurs touchantes : il parle d’« aube » en place d’« étoile », emploie « tracera » au lieu d’« écrira »*6. Celui qui porte le nom de guerre de « Platon » est un homme peu ordinaire. Ivan Adolfovitch Teodorovitch, fils et petit-fils d’insurgés polonais, révolutionnaire professionnel, ami et compagnon de lutte de Lénine, est membre du Comité central du POSDR*7 (chargé des « planques », comme l’indique un rapport de police). Dix ans plus tard, il sera le premier commissaire du peuple soviétique en charge de l’alimentation et quittera presque aussitôt le Conseil des commissaires du peuple pour protester contre le communisme de guerre*8. Trente ans après, le 20 septembre 1937, il est condamné à la peine capitale par le collège militaire de la Cour suprême, et fusillé.
La Deuxième Douma d’Empire venait d’être formée, la première n’avait survécu que soixante-douze jours, celle-ci se maintiendrait trente de plus, avant que ces parlementaires russes ratés ne soient renvoyés dans leurs foyers. La gauche y était en effet nombreuse, plus du tiers. On s’étonne, aujourd’hui, à détailler la liste des députés d’alors : on y trouve un nombre énorme de paysans (169), trente-cinq ouvriers et seulement six industriels, vingt prêtres, trente-huit enseignants, et même un poète, Édouard Treïmanis-Zvārgulis, qui vivait à Riga et écrivait en letton. Le camarade Platon s’était présenté, lui aussi, mais n’avait pas été élu.
3.
Sanka à Sarah Guinzbourg, 12 août 1907.
4.
Sanka à Sarah Guinzbourg, 17 octobre 1907. Une carte postale représentant un tableau intitulé
5.
Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Montpellier. 25 mars 1909. Un couple antique, une blonde tend à un brun une somptueuse rose ; il s’incline et la respire avec application.
6.
Sanka à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, avant le 13 juillet 1909. Des vieux, des vieilles, des mères, des enfants, abattus, voûtés, font la queue pour avoir une soupe gratuite, mais la porte reste close ; le tableau s’intitule
7.
Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, destination Montpellier, 29 décembre 1909. Une lettre pratico-pratique : une petite écriture perlée emplit la page à ras bord, les passages du français à un semi-russe semblent fautifs, résultat de la hâte et de l’émotion. Dans deux jours, on fête le nouvel an, l’arrivée de Sarah est imminente.
8.
Rachel Guinzbourg (la sœur cadette) à Sarah, 3 janvier 1910. Une carte postale sans tampon de la poste (on y voit des enfants en haillons qui s’affairent auprès d’une colombe ; l’image s’intitule
9.
Sanka à Sarah Guinzbourg, 4 janvier 1910. Une carte postale allemande, avec un tampon de Berlin. Elle représente un couple de paysans qui se font des mamours dans les seigles. Lui a une moustache couleur de blé, elle une jupe de couleur vive. Sur le côté, un bref poème de
10.
Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, 26 décembre 1909. Une jeune fille aux grands yeux se languit devant une fenêtre ouverte, les cheveux répandus sur ses épaules, ses mains inutiles croisées sur ses genoux. Légende : « Rishon.
11.
Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Nancy, printemps 1910. La Volga bleu azur et grise sous la haute muraille du kremlin de Nijni-Novgorod.
12.
Sanka à Sarah Guinzbourg, destination Paris, 1911.
13.
Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, 27 juillet 1912.
[Au verso]
14.
Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, Tarnovo, 29 octobre 1912.
Le
15.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 1913. Une photo de Paris prise depuis Notre-Dame ; les ponts de la Seine.
16.
Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, septembre 1913.
17.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, octobre 1913.
18.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, Paris, 15 novembre 1913.
Les jurés venaient d’innocenter pleinement le juif Menahem Beilis, accusé de crime rituel sur la personne d’un gamin de Kiev âgé de 12 ans ; on avait coutume de comparer ce procès retentissant à l’affaire Dreyfus.
19.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, Paris, 18 février 1914.
20.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 19 mars 1914.
21.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 29 mars 1914.
22.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 8 mai 1914.
23.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, octobre 1914. La carte postale est envoyée, cette fois, de Russie, elle représente le pont Anitchkov*18. La Première Guerre mondiale a éclaté en juillet.
24.
Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Petrograd*19, octobre 1914. Un dessin de Leonid Pasternak*20 : un matelot blessé est effondré contre un mur, le visage noyé de rouge. Ajouté à la main : « Voici la dernière esquisse de Pasternak, inspirée de notre vie d’aujourd’hui. Vraiment bien traduit. Micha. »
25.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, novembre 1914.
26.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 20 novembre 1914.
27.
Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, avant le 25 novembre 1914.
28.
Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 4 décembre 1914.
29.
Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, 10 avril 1915.
* * *
La
*1. Les socialistes-révolutionnaires.
*2. Manifeste du 17 octobre 1905, dans lequel Nicolas II annonçait l’instauration d’une Douma (Parlement) représentative.
*3. Il s’agit de hold-up perpétrés par les révolutionnaires (dont les bolcheviks) pour renflouer les caisses des partis.
*4. Un des diminutifs du prénom Alexandre.
*5. Créée en 1849, l’usine de Sormovo entreprend notamment, deux ans plus tard, la construction de bateaux à vapeur en métal. Elle est, au début du xxe siècle, le théâtre d’importants troubles ouvriers.
*6. Il commet une troisième erreur : Pouchkine n’écrit pas « Vos noms », mais « Nos noms ».
*7. Parti ouvrier social-démocrate de Russie, fondé en 1898. Après la scission en bolcheviks et mencheviks (1903), il éclate en 1912. Les bolcheviks forment alors le Parti communiste de Russie.
*8. Expression désignant la période 1918-1921, durant laquelle les bolcheviks instaurent des mesures très dures, notamment d’effroyables réquisitions qui achèvent de ruiner les campagnes.
*9. Sarouska, Saroussia, Sarotchka : diminutifs de Sarah.
*10. Couvre-chef très répandu chez les cosaques du Kouban.
*11. Les passages de cette lettre en romain sont en français et en caractères latins dans le texte original.
*12. Pièce d’Alexandre Ostrovski (1823-1886).
*13. Pensées d’amour.
*14. Appellation familière ancienne de Saint-Pétersbourg, qui a encore cours aujourd’hui.
*15. En caractères latins dans le texte.
*16. Un des diminutifs de Mikhaïl.
*17. Les passages de cette lettre en romain sont en français et en caractères latins dans le texte original.
*18. À Saint-Pétersbourg.
*19. Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le nom par trop « allemand » de Saint-Pétersbourg est changé en Petrograd.
*20. Le peintre Leonid Pasternak (1862-1945) est le père de Boris Pasternak.
II
Les selfies et leurs suites
Les jeunes contemporains de Rembrandt – Sandrart, Houbraken, Baldinucci – seront les auteurs du récit de la vie du maître par amour de ses tableaux ; ou, plus exactement, dans une tentative de dépeindre un cas curieux, de montrer un exemple de comment-il-ne-faut-pas-faire. La liste est longue de ce qui est reproché au peintre, mais la panoplie des griefs est étrangement monotone : outre la « monstruosité des visages plébéiens » et les lettres tordues de la signature, on lui fait endosser la responsabilité de ce qui découlera en droite ligne de ces défauts fondamentaux – une déformation du goût, un penchant pour le fripé, le mâchonné, le ridé, pour les escarres et les marques de bretelles, pour tout ce qui porte la trace d’une rencontre avec la vie.
Le refus de, ou l’incapacité à, se contenter du meilleur, du trié sur le volet, du modèle – « savoir choisir le plus beau du beau » – représentait pour les premiers biographes de Rembrandt un grave péché et devait pouvoir s’expliquer par son origine, son éducation et cette façon de n’en faire qu’à sa tête qui en dérivait. Autre révélation que tous soulignent (en particulier Sandrart, qui le connaissait personnellement), son désir de s’en tenir à la nature ; et puisque, à l’époque, tout événement devait avoir un prétexte-modèle, ils indiquent le Caravage, alors principal adepte du culte criminel de la nature.
Je ne sais s’il faut tellement s’y fier ; s’il faut se former auprès de la nature, à son école de déclin à vie, autant le faire sans aide extérieure. Il est pourtant à Vienne, au musée d’Histoire de l’art, une œuvre du Caravage qui me ramène aussitôt à Rembrandt, bien que les deux ne riment guère. Il s’agit du
Si l’on reste un moment à contempler David et son trophée, l’équilibre entre celui qui a été tué et celui qui a tué, l’un tendre et l’autre raidi, entre l’obscurcissement et l’illumination, en un mot entre
À cet instant, le triangle (deux personnages et toi, le spectateur) s’ouvre, s’arque, formant une sorte de fer à cheval : dans son arc invisible sont tassés-compressés tous les âges de ce visage en mouvement, du début à la fin. Ce que je vois est l’expression littérale du classique « ainsi les âmes regardent-elles d’en haut le corps qu’elles ont abandonné ». L’auteur (qui offre ici aux regards non pas un corps, mais
Les experts jugent authentiques (peints de la main de Rembrandt, avec, parfois, la participation de son atelier) quelque quatre-vingts autoportraits, dont cinquante-cinq semblent être de pures huiles sur toile. C’est énorme, le dixième de l’immense héritage du maître. Certains tableaux, faute, sans doute, d’une toile prête à l’usage, ont été peints directement par-dessus d’autres, seconde couche de peinture recouvrant la représentation première. Les toiles ainsi réutilisées n’étaient pas forcément des tableaux de Rembrandt, c’était, au sens propre, du
Lui et seulement lui ; les vieilles œuvres devenaient pour le maître comme un brouillon, un carnet permettant une réaction rapide, peut-être parce que pour les autres portraits le commanditaire payait la toile (ou la fournissait à l’artiste). En rang d’oignons, examinés les uns après les autres, les autoportraits forment un semblant de catalogue, une collection de reflets capturés sur un rythme de réactions rapides, suivant la nature.
La rapidité avec laquelle l’objet doit passer sur la toile semble avoir eu de l’importance pour Rembrandt, plus que d’autres circonstances et obligations. « Son singe apprivoisé vint à mourir, alors que le maître avait à moitié réalisé le portrait d’un homme, de sa femme et de ses enfants. Et comme il n’avait pas de toile prête sous la main, il peignit son singe mort sur le [même] tableau. Les commanditaires protestèrent aussitôt, ils ne voulaient pas que leurs images soient disposées autour d’une répugnante bête morte. Mais il était si amoureux de son esquisse du singe qu’il préféra ne pas achever le tableau et le garder pour lui, tout plutôt que de l’effacer. Ainsi fut fait. Le tableau servit ensuite de cloison à ses élèves. »
Une collection majeure de la Société néerlandaise des études rembrandtiennes consacre un gros volume à ces autoportraits. L’une des thèses de l’article qui les accompagne est un avertissement : nous ne devons pas ranger ces autoportraits dans une catégorie à part, en les présentant comme un projet ou un sous-projet, un journal intime lyrique courant sur des années ou une exploration de soi à la Montaigne.
Le compilateur de l’ouvrage, Ernst van de Wetering, s’insurge contre l’éternelle tendance humaine à reraconter le passé en usant d’un lexique contemporain, qui présente l’histoire des œuvres de Rembrandt comme une quête identitaire (ou une étude de sa réalité intérieure, élargissant le terrain de l’introspection). Il s’agit, en réalité, d’une nouvelle tentative vouée à l’échec d’aller
Quand les éléments de notre quotidien commencent à partir dans tous les sens, blackboulant toute tentative de système d’interprétation, on se met à tâtonner pour trouver une rampe d’appui et l’on se réjouit de la moindre allusion à une structure. Bien plus, on perçoit des structures dans toute succession logique, accueillant avec joie les hasards et faisant crédit aux coïncidences comme à des signes de parenté intérieure. Nombre de textes remarquables sont consacrés au
Les têtes de Rembrandt sont, d’une certaine manière, proches des matériaux pédagogiques à la mode, des recueils de modèles fixant à l’intention des futurs artistes les expressions extrêmes de la souffrance, de l’étonnement, de l’horreur, de la joie. Cette logique (fondée sur une confiance ancienne dans les
C’est ce dont traite Houbraken, le plus clément des critiques malveillants de Rembrandt, qui voit avant tout dans son travail un dédain de la méthode, un peu comme une tentative de traverser la rue au rouge.
Le crédit accordé au standard donné une fois pour toutes est ici moins intéressant que la conviction qu’il existe des frontières entre les émotions (comme entre les types humains) que l’on peut séparer d’une ligne correctement tracée. La colère et la pitié sont conçues comme des états statiques, voire des phases d’un même processus, mais le point où elles se mêlent n’est pas perçu comme un espace à part, il y a entre elles un trait infranchissable. Comparant le
Ce que les contemporains reprochent en chœur à Rembrandt est précisément son irrespect des limites ou son incapacité à tracer une ligne, à distinguer clairement ceci et cela, la lumière et les ténèbres (ce que l’on tenait pour le principal mérite d’un dessinateur). Tous s’accordent sur ce point, à croire que s’est enclenché un système collectif de sécurité : inacceptable est sa manière même de peindre, « sans contours ni frontières, ce qui est réalisable au moyen de lignes intérieures et extérieures, alors qu’il procédait exclusivement par touches furieuses qui allaient se répétant ». « Dans la mesure où les contours doivent être nets et précis, et afin de dissimuler le danger [de leur absence] dans ses travaux, il emplissait ses tableaux d’une noirceur impénétrable ; il en ressortait qu’il n’exigeait rien de ses toiles, sinon qu’y soit préservée l’harmonie d’ensemble », « … de sorte qu’on distingue à peine une figure d’une autre, bien qu’elles soient, le plus soigneusement du monde, peintes d’après nature ». La tentative de s’opposer à ce que Pouchkine appellera le
Il n’est pas, dans son univers, de frontières définies entre la figure et le fond, entre la couleur et le noir. J’irai même plus loin : entre le portrait et le non-portrait-
* * *
Andrew Small qualifie de
De tous les autoportraits, il n’en est pas un qui soit rétrospectif : c’est l’aujourd’hui qui est fixé, d’ores et déjà prêt à devenir un matériau utilisé, un
L’idée (quelle qu’en ait été la formulation à l’époque) était peut-être non de porter sur une courbe le début d’un nouveau segment, mais de graver-imprimer fondamentalement le typique. J’ai été ceci, je ne le serai jamais plus.
De fait, le genre du selfie, qui occupe tellement le monde contemporain, est organisé de la même façon : à la recherche des différences s’est substituée la production de répétitions. Le visiteur des réseaux sociaux sait que les photographies y apparaissent souvent en bottes ou en bouquets – quelques autoportraits réalisés au même endroit, offerts au monde à la suite, purement et simplement en raison d’une impossibilité de
L’essentiel est toutefois au milieu ; comme toujours, les
Pour Cocteau, le cinéma est le seul art qui gomme l’œuvre de la mort. Les autoportraits de Rembrandt, qui ne visent qu’à cela, s’agencent dans une sorte de protocinéma, tandis que les kilomètres de selfies réalisés par l’humanité et placés en accès libre, me semblent une inversion, la chronique d’une mort en public, qui n’intéresse plus personne depuis longtemps.
Il est d’autant plus tentant de considérer la succession des toiles de Rembrandt comme un déroulé, un genre de roman graphique, dont le
L’élément
Il y a aussi l’oreille, et son pavillon charnu. Un apocryphe veut que Rembrandt ait
Les semblances de Rembrandt, bougonnes-étonnées-ironiques-satisfaites-autosatisfaites-méfiantes-désespérées-distantes-frisées-lissées, constituent une sorte de gradation, qui est aussi une école. Le visage paraît apprendre à correspondre pleinement à n’importe quelle norme imposée… et à la rejeter.
Les autoportraits tardifs, parcimonieux, fonctionnent encore plus à l’économie, avec leurs chapeaux sombres et petits bonnets de lin blanc, sous lesquels sont testés à la file les visages de la réconciliation, du désespoir, de la raillerie. Ils semblent parvenir au même bilan, à une qualité particulière du regard, qu’il est plus simple de définir sur un mode apophatique, en évoquant ce qu’il n’y a pas. Il y manque, je crois, la principale caractéristique du genre, la tentative de
Les autoportraits de Rembrandt sont des êtres différents, ils ne recherchent pas l’attention, ils proposent, au contraire, la leur, avec toute la largesse possible. Cette qualité commune à l’espace intérieur du tableau – et au regard qui vous accueille sur le seuil – s’ouvre et vous laisse entrer, elle forme un doux creux pour un séjour partagé, un espace intra-utérin, évidemment prévu pour l’adieu. Qu’est-ce qui, en l’occurrence, se sépare de quoi, qu’est-ce qui finit, à peine commencé ? Il suffit de nous rappeler que nous regardons (ne fût-ce que le portrait au vêtement jaune) littéralement par les yeux de Rembrandt, à partir de sa tête, à croire que celle-ci est un télescope qui, pour un sou de cuivre, rapproche de nous un segment lointain du réel, afin qu’à cet instant nous nous quittions nous-mêmes avec tendresse et gratitude. Ce qui se passe alors est la disparition simultanée des deux plateaux de la balance, des deux termes de l’équation, du
III
Goldchain ajoute, Woodman soustrait
Il y a, dans l’
Sur le territoire de l’Europe contemporaine, aux plaies à peine refermées, avec ses trous noirs et ses traces de déplacements-
Les choses de l’ancien temps, prises au dépourvu, se révèlent maladroites, gênées dans leur nudité : on dirait qu’elles ne savent plus à quoi s’occuper. Privées de leurs précédents propriétaires et fonctions, elles sont vouées à une existence pure ; c’est ainsi qu’un homme part à la retraite et, d’un coup, désapprend à vivre. Il me paraît toujours étrange qu’on en parle
Trois vieux chapeaux noirs.
Une toque polonaise rouge.
Une ceinture de cuir rouge.
Une paire de manchettes noires.
Deux paires de vieilles chaussures.
Une chevalière en argent.
Des pantoufles de couleur pourpre.
* * *
Le livre de Rafael Goldchain
Goldchain naît au Chili en 1953, il est un survivant (
Le commencement du
Vient un jour où l’on doit réunir les parcelles éparses de ce qui vous est connu en une
Quand l’auditeur est un enfant, la simplification n’est pas seulement naturelle, elle est indispensable : les angles s’arrondissent, les lacunes paraissent se combler d’elles-mêmes. Le récit du passé risque toujours de devenir celui de l’avenir ; force est de rendre le savoir supportable en évitant les zones douloureuses et en restaurant les liens distendus, faute de quoi le monde s’écroulera. À la fin des années 1950, Lioubov Chaporina, l’une des chroniqueuses les plus attentives et les plus caustiques de la Russie postrévolutionnaire, ayant vécu deux guerres, le blocus*1, les Purges staliniennes, n’espérant plus rien et ne croyant plus à grand-chose, se retrouve soudain en vacances en Suisse, chez des parents aisés. Elle voudrait raconter, partager, déposer son savoir entre d’autres mains, or c’est précisément ce qui est impossible ; on ne veut ni écouter ni évoquer ce qui n’a d’importance que pour elle : « Sacha n’a pas permis qu’on m’interroge sur le blocus et sur la guerre. » Elle a pour cela une sorte de compréhension d’outre-tombe – c’est ainsi, sans doute, d’en haut et de loin, que les fantômes doivent considérer les peurs des vivants. « Moi, je n’en aurais pas parlé, tant il est douloureux de l’aborder. »
De l’énorme clan des Goldchain qui vivaient en Pologne il y a un siècle, ne restent que des photographies – toutes sont dans le livre, dans les dernières pages, une des annexes. Le livre a un avant-propos, vient ensuite un avertissement de l’auteur, enfin seulement on en arrive à l’essentiel : les quatre-vingt-quatre photographies qui reconstituent le corps de la famille. Toutes sont faites comme en studio, sur un fond monochrome neutre, en buste, le bas des clichés se situant quelque part au niveau des côtes ou du ventre. Il y a là des hommes portant chapeau, des femmes coiffées de bibis, des vieilles massives au regard perçant et des petits élèves de yeshiva, oreilles en feuilles de chou, des paysans du shtetl et des messieurs très dignes, auxquels on colle spontanément un respectueux « don Moïse » ou « don Samuel ». L’auteur ne joue pas à Croque la pomme avec le spectateur, je ne le ferai pas non plus, il n’y a aucune raison – qu’il y ait un problème dans cet album de famille saute aux yeux, pas besoin de bulles pour l’expliquer. Tous, d’âges et de sexes différents, ont le même visage, la ressemblance familiale se transforme en perspective de miroir, et la famille Goldchain est une collection d’autoportraits de l’auteur, réalisés pour restaurer le lien perdu, tentative de se trouver soi-même dans les traits d’autrui.
« Mon premier autoportrait sous l’apparence d’un ancêtre s’inspire du physique de mon grand-père maternel, don Moïse Rubinstein Kronhold, qui a vécu chez nous de 1964 à 1978 ; il est né du désir de créer, par les seules forces de la mémoire, une image susceptible de définir ma vie à un niveau profond, une image que je puisse montrer en disant : “Voilà d’où je viens.” »
Guennadi Aïgui*2 est l’auteur d’un livre poétique dans lequel, avec une grande finesse, silence après silence, sont mis en mots les premiers mois de sa fille. Il y parle de ce qu’il appelle la
D’emblée, les photographies imaginaires de la famille imaginaire – telle qu’elle aurait pu être et qu’elle n’est pas devenue – frappent par leur abondance. On est en présence d’une extraordinaire multitude de types humains, à croire qu’il s’agit d’une arche où tout ce qui bouge doit être représenté. On songe au défilé des métiers sur les photographies d’August Sander, à cette différence près que les héros sont membres d’une même famille, comme si les Goldchain étaient appelés à peupler une nouvelle terre et devaient, de ce fait, tout prévoir. Il y a là des paysans et des citadins, deux chefs cuisiniers, et l’auteur donne l’impression de devenir fou lorsqu’il en arrive au domaine musical : sont représentés le violon, le saxophone, l’accordéon, le tambour, encore le violon, la trompette – une exposition kafkaïenne de métiers où, derrière chaque étal, se tient (ou risque un œil de chaque barrique) toujours le même homme. Plus riche est le choix, mieux on voit le fond : les différences s’effacent presque aussitôt, sur les parois du tonneau ne reste que le typique – profession, âge, costume et sa qualité, le cadre de la
Il est, dans la parentèle de l’auteur, des gens dont celui-ci ne sait rien, il ne connaît que leur nom, et son opération de sauvetage exige de leur inventer des vêtements et une apparence. Parfois, l’autoportrait est raté – impossible de saisir la ressemblance avec l’homme-modèle réel. Ces portraits-là fonctionnent néanmoins, on leur fabrique des noms et la famille devient plus nombreuse : un Haïm Itzik Goldchain apparaît, qui, par pur hasard, n’existait pas auparavant. « Nous voyons l’image en noir et blanc d’un homme qui, vraisemblablement, a vécu en Pologne après 1830, lit-on dans l’avant-propos. Il s’agit sans doute aussi d’un Goldchain, dans la mesure où il ressemble à tous les autres. » Ainsi la tentative de raconter au fils l’histoire familiale tourne-t-elle au périple dans le royaume des morts, afin de séjourner à leur place, d’être chacun d’eux, de leur donner la possibilité de jeter un coup d’œil en eux-mêmes, comme par une petite lucarne. L’auteur devient une
La façon dont le livre est agencé dit beaucoup sur la mécanique de la vision de l’auteur : après les prologues, les autoportraits et les notices laconiques concernant les héros/modèles, on trouve les carnets tenus par l’auteur durant les années de préparation du projet, tout ce qu’il est parvenu à rassembler, y compris ses hypothèses, ses fantaisies et quelques
On y arrive malgré tout, pas souvent, et ce n’est donc pas pour rien que je m’efforce de trier le texte comme des grains de sarrasin, les différents schémas, les attitudes diverses à l’égard du passé, qui paraissent fonctionnels et fonctionnent. Anna Akhmatova disait qu’il n’était rien de plus ennuyeux que les rêves et les fouteries d’autrui. Les histoires des autres respirent aussi la poussière et la chaux. Il ne manque pas de moyens de changer l’inintéressant en son contraire, de le rendre envoûtant, mais bien peu y parviennent. Rafael Goldchain en a inventé un de plus : créer, pour lui-même et son fils, une illusion de continuité, une famille dans laquelle l’ensemble de la parentèle se complète des demi-chœurs d’une « famille imaginaire », d’individus dotés de vos traits et de votre regard. Un monde de compensation, où tout ce qui a été perdu est rendu au centuple, où Job a encore plus d’enfants et de brebis, où l’imprévu sous toutes ses formes est aboli.
La catastrophe est supplantée, le trou se referme, les choses reprennent leur place, tous sont vivants, plus de lacunes ni de non-dits. Une sorte de paradis d’avant la chute (trop nombreux sont, aujourd’hui, ceux qui pensent que telle était l’Europe de 1929 ou la Russie de 1913), une toile de fond devant laquelle on a envie de se faire photographier : j’y étais ! Mais il n’est pas où revenir. Le serment de fidélité à l’histoire familiale devient l’anéantissement de celle-ci, une parodie de résurrection des morts : soi se substitue à l’autre, le connaissable cède la place à l’imaginaire,
* * *
Le musée de l’Holocauste, à Washington, met en exergue un genre particulier de documents, d’abord masqués aux regards des visiteurs : en règle générale, il s’agit de vidéos ou de séries de photographies, véritablement effroyables – comment le dire de façon plus précise ? Elles sont encore plus incompatibles avec la vie que tout le reste, que ce qu’on montre dans le musée. Ces écrans sont séparés de nous par une petite barrière contre laquelle il faut se coller pour les apercevoir. Cela vise sans doute à ce que les gens puissent s’autoriser à plisser les yeux, à se protéger volontairement, non de la connaissance de ce qui s’est passé et qui est toujours là, à l’intérieur, boule qui roule de la gorge au ventre, mais des
Il me semble parfois, au demeurant, que les barrières sont nécessaires pour les protéger, eux, de nous, afin que la nudité précédant et suivant la mort demeure l’affaire des défunts, qu’elle n’illustre rien, qu’elle n’appelle à rien et ne serve point de fondement pour des déductions et des associations tardives. Le problème n’est pas que cette brève mise à l’envers de la vie – une simple vidéo –, avec coutures et fibres apparentes, soit une variété de l’expérience déformante décrite par Chalamov : elle n’a tout bonnement ni sens ni utilité, on ne peut ni l’appliquer à quoi que ce soit ni la
Plus le contemporain remonte loin dans le passé (jusqu’aux genoux, jusqu’à la ceinture, jusqu’à la poitrine, et hop ! un, deux, trois, le héros de la vieille pièce de théâtre se transforme en statue de marbre !), plus nettement résonne la discussion sur l’appartenance de ce passé : discussion sur le droit à posséder tel ou tel lambeau du vieux monde et sur ceux qui ne jouissent pas de ce droit. D’ordinaire, les héritiers et défenseurs sont les plus proches par la connaissance ou la naissance, savants, parents, compagnons de pensée ; viennent ensuite tous ceux qui tiennent ces morts pour
* * *
Certains, néanmoins, réussissent parfois à œuvrer sur le terrain de la mémoire, « en y demeurant, mais en ressortant secs », pour reprendre l’expression de Prigov*3, paraissant ne pas remarquer où ils se trouvent. Dans l’histoire (fort brève) de Francesca Woodman, il n’est rien qui semble évoquer les ecchymoses du passé, voire un intérêt particulier pour le vieux monde. Fille d’artistes, sœur d’artiste, elle se lance dans la photographie dès l’âge de treize ans. À sa mort, à vingt-deux ans, il reste une certaine quantité de traces, quelques vidéos et une multitude de négatifs, reliés par une cohésion rare, une unité pas même de la méthode, mais de la problématique. Difficile (surtout pour elle) de formuler ce dont elle s’occupe, ce qui est l’objet de son travail perfectionniste, obsessionnel. En tout cas, les lettres de Woodman (tapées dans le feu de l’action, elles s’interrompent parfois, il y a des blancs, il faut recommencer, elles rappellent beaucoup sa petite voix grinçante d’enfant, qui résonne en off dans les vidéos), ses lettres, donc, ne cherchent pas à évaluer les tâches qu’elle s’est fixées. Le plus simple est de les définir comme des bulles à la surface de ruisseaux, de l’eau entourant des pierres.
Ceux qui écrivent sur Francesca Woodman se divisent d’ordinaire en deux camps : pour faire court, les biographes et les formalistes. Les deux catégories sont de plus en plus nombreuses : la nature des travaux de Woodman et sa disparition prématurée lui ont assuré une forme particulière de gloire. Elle n’a pas tardé à devenir une icône pour la jeunesse et les malheureux – une déesse de plus au panthéon postromantique, où l’on n’établit guère de différence entre Rimbaud et Kurt Cobain, et où l’on prise l’incompatibilité avec la vie. Dans le cas de Francesca Woodman, dont le matériau favori (et le thème, et l’un des principaux modes d’expression) était le corps féminin, ce sujet se lit aisément comme une impossibilité de vivre dans un monde d’hommes, sous le regard des hommes, ou une tentative désespérée d’éviter ce regard, de se cacher ou de feindre d’être quelqu’un d’autre. Ainsi Rosalind Krauss déchiffre-t-elle le message de Woodman, dans l’un des premiers articles qui lui ait été consacré, au début des années 1980 ; ce texte est à l’origine d’une histoire de la réception de ses photographies comme une chronique de la disparition, un commentaire préalable à sa propre mort. Au fur et à mesure que cette version trace son chemin, le mot le plus fréquemment employé à propos de Woodman est
Les photographies offrent tous les arguments en faveur de cette interprétation et de beaucoup d’autres. Elles ont pour milieu naturel la lumière brumeuse de la mutation, de transformations et déformations diverses, qui ne laissent aucune possibilité de les considérer comme merveilleuses ou ne fût-ce qu’anomales : dans l’univers de Woodman, tel est le cours naturel des choses. Pasternak évoque, dans un poème,
À dix-sept, dix-huit, vingt ans, Francesca aime jouer aux déguisements de ce type, elle aime porter des vêtements anciens, ceux que l’on qualifiera plus tard de
Le côté
« Aucun organisme vivant n’est en mesure de garder un jugement sain dans un contexte d’absolue réalité. Certains estiment que même les alouettes et les sauterelles font des rêves en dormant. » Ainsi s’ouvre un roman de Shirley Jackson écrit en 1958, l’année de naissance de Francesca Woodman ; il s’intitule
Je citerai quelques commentaires concernant la désincarnation de Francesca sur ses propres photographies : « son corps devient transparent, étrangement impalpable, presque immatériel, érodant les frontières entre le corps humain et ce qui l’entoure » ; « son corps, surpris en mouvement par l’appareil, est comme une tache de brume, à croire qu’elle n’a pas de corps, qu’elle est aussi inhumaine que l’air autour d’elle » ; elle est « un fantôme dans la maison d’une femme artiste ». Il me faut manifestement, ici, dire ce que je voulais retenir, tant que c’était encore possible : la mort de Francesca Woodman était un suicide, l’aboutissement d’une longue dépression et, comme fréquemment, d’un ensemble de coïncidences stupides et douloureuses – vol de sa bicyclette, refus de lui attribuer une bourse, relations dégradées avec son amant. De la même façon, parlant du suicide de Maïakovski, on finit tôt ou tard par évoquer une grippe tourmentant le poète.
Le suicide éclaire n’importe quel destin, à la façon d’un puissant projecteur : malgré nous, il épaissit encore les ombres et souligne les échecs. Pourtant, la famille et les amis de Francesca réfutent de manière convaincante l’interprétation biographique de son travail, s’efforçant d’attirer l’attention sur un autre aspect, formel – le brillant étudié de ces petites images, leur humour particulier, le langage des coïncidences et des correspondances, les rimes visuelles, les ombres de Breton et de Man Ray, les bras se transformant en branches de bouleau, et les branches votant « pour ». « Elle ne cherchait pas à disparaître », affirment, l’une après l’autre, son amie et sa mère, irritées par l’insistance avec laquelle les critiques soulignent le motif de cette disparition. Néanmoins, lorsqu’on regarde ces photos, il est franchement difficile, en réponse, de résister au désir de se fondre, de se dissoudre dans le cadre proposé, intérieur ou paysage. Ou de se fondre dans l’auteur jusqu’à en être indissociable. C’est un lieu commun, aujourd’hui, de qualifier Woodman de maître de l’autoportrait – banalité qui empêche presque de voir que nombre de corps, voire de visages, qui nous semblent, pour ainsi dire, le
Ce sont des amies, des modèles, des connaissances ; parfois nous distinguons leur visage, parfois elles se ressemblent étrangement, parfois encore elles sont masquées par des objets muets : assiettes, mugs noirs, photographies de Francesca elle-même. Certaines n’ont pas du tout de visage et sont présentées comme des parties du corps sans propriétaire, coupées de nous par un coin du cliché, jusqu’à être des vagabondes sans abri : voici des jambes tendues de bas, et voilà (sur une autre photo) des seins et des clavicules, un bras sortant d’un mur, un corps de femme qui s’envole, un saut, un tourbillon. L’ensemble, manifestement, n’appartient à personne et peut, tel un parapluie noir ou un bas froissé, être tenu pour une circonstance du lieu, une partie de l’intérieur d’une maison vide en ruine, de ces maisons – les seules – que photographiait Woodman. Toutefois, si l’on se demande à qui appartiennent ces bras dépareillés, ces jambes, ces omoplates, quelle créature (quelle sorte d’existence) se tient derrière eux, on peut émettre l’hypothèse qu’ils forment une unité, quelque chose comme un corps collectif – le
Woodman intitule une de ses photographies
L’érotisme de ces images va bien au-delà de la route linéaire du désir humain ; tissu blanc serré, à peine touché par le soleil, il est en quête d’une rencontre/d’un éclairage, plus que d’une épaule féminine à nu. Les intérieurs et les paysages de Woodman fourmillent de blanches fiancées-willis, innombrables, dénudées, se balançant comme des algues. Mais autant qu’on les nourrisse, elles jettent des regards (de loups) dans la forêt d’autres possibilités : leur zone d’intérêt passe sur la frontière de leur peau, aucun effleurement de l’extérieur n’est comparable au mécanisme des aventures enclenché de l’intérieur. De ce point de vue, les fantômes sont parfaitement inoffensifs, car entièrement centrés sur eux-mêmes et ce qui leur est arrivé ; que Woodman ait qualifié ses photographies d’« images avec spectres » paraît ici très exact.
Le corps, le nôtre et celui d’autrui, se révèle ici, bien sûr, un matériau indispensable, une argile à pétrir : force est d’en vérifier la solidité et la fragilité simultanément. Sur l’un des autoportraits, un fil de téléphone transparent, entortillé, sort de la bouche de Francesca, comme si elle vomissait des bulles de savon. Sur d’autres, les bris coupants d’un miroir sont enfoncés dans le ventre et les cuisses, les seins et les flancs sont saisis dans des pinces à linge qui pointent, pareilles à des becs. C’est le temps qui passe : l’homme devient flou, les objets gardent leurs contours ; il n’y a plus de différence entre soi et autrui, il n’y a qu’une infinie et impersonnelle tendresse. C’est la substance pure de l’inconscience ; un océan sans fenêtre, pour citer Mandelstam, en constante dispersion, se gonflant, se rétrécissant, conservant un visage et l’écrasant soudain ou le lacérant. Parfois, pas toujours, rarement, à la surface du flot apparaissent des ondulations : quelque chose le presse de l’intérieur, quelque chose enfle, apparaît comme involontairement, s’affûtant et se faisant de plus en plus dur. Ainsi, noyé émergeant de l’eau noire, le passé s’infiltre-t-il dans le contemporain. Ainsi, sans disparaître, sans se fondre dans le décor, mais pointant hors des petites fleurs et du badigeon de chaux qui s’effrite, se cristallisant et se concentrant, empreinte après empreinte, apparaît le corps de Francesca. Dans une vidéo, elle est enroulée dans du papier sur lequel elle écrit son nom, lettre après lettre, puis déchire l’emballage de l’intérieur et naît à la lumière.
*1. Le blocus de Leningrad, pendant la Seconde Guerre mondiale, qui dura près de neuf cents jours.
*2. Poète et traducteur d’origine tchouvache (1934-2006).
*3. Dmitri Prigov (1940-2007) : poète, prosateur, l’un des plus brillants représentants de l’art conceptuel russe.
IV
Mandelstam rejette, Sebald ramasse
« Je n’ai jamais vu Moscou aussi riche, calme, tranquille et joyeuse. Même moi, son calme me gagne… »
En décembre 1935, Nadejda Mandelstam arrive à Moscou afin d’intercéder pour son époux en relégation à Voronej. Dans
L’arc large des années 1930 porte tellement les couleurs du temps que tableaux et textes fraternisent par-delà les têtes des auteurs : le temps et le lieu de naissance leur sont plus chers que la parenté directe. Ils ont une sorte de dénominateur commun dont on a quelque peine à parler. C’est une sensation – retrouvant brusquement sa place – de confort douillet, de densité et de continuité du tissu vital, qui donne aux hommes, avec leurs droits qui n’en sont pas et leur courte mémoire, un sentiment fallacieux d’enracinement dans le présent. Elle connaît les promesses à faire, cette sensation (« Au printemps nous augmenterons notre surface habitable,/ j’occuperai la chambre de mon frère*3 ») ; la vie devient plus gaie*4, en 1935 les citoyens obtiennent l’autorisation officielle de fêter le nouvel an, et le pacte du travail commun et de la fête collective est scellé à la résine de sapin.
Les nouveaux poèmes de Mandelstam, ceux de Voronej, ne revendiquent pas un passé récent ou un présent accessible par les sensations, ils tentent de détacher, à l’aide de ciseaux de tailleur, un gros morceau oblique de l’avenir, de faire un bond en avant et de parler la langue de tout-le-pays, qui n’existe pas encore. Et ils y parviennent.
Le travail qu’ils effectuent a, selon Mandelstam, une signification essentielle, une importance évidente, et doit être apporté à Moscou, telle une pépite ou tel un épi gigantesque, telle une réalisation de l’économie populaire. C’est avec cela que Nadejda Mandelstam arrive en ce lointain hiver ; pour elle et son époux, il est clair qu’il suffira au monde de l’écriture d’entrevoir ces vers pour que ceux-ci trouvent leur place au soleil de verre de l’avenir tout proche –
Or, cette certitude de l’urgence et de l’impossibilité de repousser ce qui est écrit les contraint à se hâter et à précipiter le malheur.
« Je suis globalement contente de moi en ce moment, j’ai fait et je fais tout ce qui est possible. Ensuite, on ne peut que se soumettre à l’inéluctable… n’aller nulle part, ne rien demander, ne rien entreprendre… Jamais je n’ai compris avec une telle acuité qu’il ne fallait pas agir, faire du bruit et agiter la queue. »
Non, visiblement, il n’y avait pas d’autre solution.
* * *
Une dizaine d’années plus tôt, en 1926, Marina Tsvetaïeva est à Londres pour la première et la dernière fois de sa vie. « Je pars pour dix jours à Londres où, pour la première fois en huit ans (quatre soviétiques, quatre dans l’émigration), j’aurai du TEMPS. (J’y vais seule.) »
Ce TEMPS (en majuscules) accordé par miracle, elle le passe d’une manière inattendue, tout sauf touristique : en quelques jours, sans relever la tête, elle écrit un texte furieux, qu’elle ne réussira pas à faire publier de son vivant. Cet article s’intitule
C’est en toute transparence que l’emportement passe à une discussion sur le passé – le cœur du livre, la raison pour laquelle il a été écrit, et avec quoi. Le temps a fui, le rejet est resté ; en 1931, Tsvetaïeva écrit à une amie quelques lignes sur « … la prose mort-née haïssable de Mandelstam,
Tsvetaïeva ne voit dans le
Il faut, bien sûr, prendre en compte le degré d’embrasement – que l’on se représente par trop bien aujourd’hui – de la conscience des lecteurs de part et d’autre de la frontière soviétique. La poésie et la prose ont désormais une seconde, voire essentielle, fonction : témoigner d’un choix politique (qui, tel un curseur, peut se déplacer dans un sens ou un autre, au gré des circonstances).
Le tournant n’est pas encore achevé, mais il est irréversible. Tout retour en arrière est impossible. Le pacte avec l’avenir est scellé du simple fait du passage, de la participation au bouleversement-déplacement général. Pour Mandelstam comme pour de nombreux autres, il y a cette emprise des « derniers feux de la liberté », une nuance d’ivresse sans ambiguïté, et les vers du nouvel an sur le changement de destin, écrits sur fond de « bruit du temps », ne sont pas seulement une tentative d’adieu, ils sont le signe d’un rejet de
* * *
Avec quelle rapidité tous se plongent dans les souvenirs, comme s’il fallait fixer sans délai un passé qui se désagrège à vue d’œil, avant que ne l’emporte le vent. Chaotiques, passant dans un grondement, tels des chariots transportant le bric-à-brac d’une datcha, les années 1920 deviennent brusquement un temps de Mémoires.
Le
L’héritage du siècle, avec sa roue des changements, ruptures et autres violences perpétrées contre le réel, s’est finalement résumé à la reconstruction du passé, à la transformation de celui-ci en parc thématique sur les pelouses duquel un visiteur de l’avenir est en mesure de se promener. Ce qui a commencé avec Proust s’est poursuivi avec le
Sur le fond des grands et moins grands livres canoniques de mémoire, le récit de Mandelstam occupe une place à part, petite construction décalée dans un quartier activement occupé par autre chose. Le
La tâche du
« Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. S’il n’en était que de moi, je me contenterais de faire la grimace en me remémorant le passé. Je le répète, ma mémoire n’a rien d’amoureux, elle est hostile et travaille non à la reproduction, mais à l’éviction du passé. »
C’est un cadre étonnant pour un homme qui s’était préparé, précisément, à la
Il en résulte un texte très étrange, avant tout par son degré de concision, la force avec laquelle les unités tactiles, auditives, olfactives, sont réduites-compressées en masse sombre veinée d’ambre, en couches pierreuses où l’on ne peut rien voir sans lampe de mineur. Les formules qui se dévoilent toutes seules n’ont pas où établir leur campement ; la moindre phrase est scellée, telle une porte donnant sur un couloir. Le passé est décrit comme un paysage (voire un problème géologique, doté d’une histoire et de moyens d’être résolu), le récit de l’enfance se mue en texte scientifique.
La logique paraît être la suivante : l’auteur entreprend de cartographier un lieu où il ne veut pas revenir. Aussi commence-t-il par en extraire le facteur humain, petite flamme de tendresse presque inévitable lorsqu’il est question de mémoire ancienne. Le texte se déroule à basse température, d’hiver à hiver, dans des nuages de vapeur et des chuintements de fourrures. La température ambiante d’une pièce est ici un luxe inconcevable ; le froid est le milieu naturel. Il est intéressant de noter que, dans la langue du montage vidéo, « geler » signifie « arrêter », faire un
La visée de la nature morte historique qui occupe Mandelstam est de produire, à l’encontre de la tendresse enfantine et familiale, un schéma exact, une formule plastique de ce qui est en train de disparaître. Cela fonctionne à l’instar d’un défilé militaire : les rangs et les figures géométriques se répondent – reflet des manches bouffantes dans le dôme de la gare de Pavlovsk, volumes vides des places et des rues qui s’emplissent d’une masse humaine, architecture complétant la musique. Toutefois, en dépit de tous les régiments, couve et fume la petite flamme des années 1890 – univers musqué, emmitouflé de fourrures, du
Il ne s’agit pas là d’un schéma compréhensible, dans lequel la démonstration des horreurs du tsarisme promet une proche révolution ; c’est ainsi, immédiatement, que Tsvetaïeva interprète le
C’est de ce « maintenant » que Mandelstam contemple les funérailles du siècle, comme, quelques années plus tard, il observera l’échelle de Lamarck et sa tentation permanente de la désincarnation, de la tombe verte universelle. Le frisson et le plaisir suscités par la vue du passé récent (c’est ainsi, parfois, que les hommes regardent un singe), voilà ce qui distingue le premier texte en prose de Mandelstam de ceux, très proches et plus débonnaires, de ses voisins de genre. La mémoire, ici, n’est pas sentimentale, elle est fonctionnelle et agit tel un accélérateur. Elle ne vise pas à expliquer à l’auteur d’où il vient, et d’autant moins à réaliser une copie de son berceau pour y être bercé encore et encore. Elle travaille à la séparation, prépare la rupture sans laquelle il est impossible de devenir soi-même. Il faut repousser de soi le passé pour prendre la vitesse nécessaire. Sans cela, l’avenir ne commencera pas.
Certes, à la lumière de l’après-mort, il peut sembler que cette séparation soit sans objet –
* * *
Dans un entretien tardif, Sebald en vient à raconter l’histoire d’une expérience scientifique. On plonge un rat dans un réservoir empli d’eau et on attend de voir combien de temps il tiendra. Ce n’est pas long, une minute, puis le rat meurt d’un arrêt du cœur. Mais on offre soudain à certains une possibilité de s’en sortir : alors que l’animal est à bout de forces, une éblouissante écoutille s’ouvre, menant vers la liberté. Quand on replonge dans l’eau les miraculés, ils se comportent différemment : ils nagent, nagent le long des parois jusqu’à ce qu’ils crèvent d’épuisement.
Autant que je sache, cette histoire n’apparaît pas dans les livres de Sebald, et c’est peut-être tant mieux. La situation d’extrême désespoir dont part l’écrivain, insensiblement pour le lecteur, est ici mise à nu avec une netteté quasi intolérable, il lui manque l’équilibre des qualités naturelles d’un bon texte, le son, l’intonation qui disent la présence d’un auteur : tu n’es pas seul, à chaque degré descendu on continue de parler avec toi. L’anecdote des rats, avec ses analogies et conclusions évidentes, prive de fondement toute construction. Personne à qui parler, il n’y aura pas de miracle et l’espoir même d’un salut ne fait que prolonger l’expérience, que repousser la mort, laquelle, en l’occurrence, paraît presque charitable.
Si l’on y réfléchit, aucun texte de Sebald ne peut être lu comme une consolation, quelque sens que l’on donne à ce mot ; la variante qui veut que, dans les ténèbres où nage et suffoque la vie, une main se tende, est d’emblée exclue. La méfiance polie avec laquelle Sebald contourne les sujets frôlant le
« À la lumière de ce que nous savons aujourd’hui de la destruction de Dresde, écrit Sebald, il nous paraît incroyable que l’homme qui se tenait alors dans les nuées d’étincelles de la Brühlsche Terrasse et observait le panorama de la ville en flammes, ait pu conserver un jugement sain. Le fonctionnement normal de la langue ordinaire dans les récits de la plupart des témoins fait douter de l’authenticité de l’expérience qu’ils évoquent. En quelques heures, une ville entière périt dans les flammes, avec tous ses bâtiments et ses arbres, tous ses habitants et ses animaux, tous les meubles et les biens possibles, et cela ne pouvait qu’entraîner une embolie et une paralysie des facultés intellectuelles et émotionnelles de ceux qui furent sauvés. » En s’appuyant sur les quelques sources allemandes, sur les souvenirs des pilotes alliés et les témoignages de journalistes, il décrit le feu qui monte à deux mètres de hauteur, de sorte que les cockpits des bombardiers chauffent comme des boîtes de conserve, l’eau bouillante dans les canaux et les cadavres dans les flaques de leur propre graisse. Dans la logique de l’énumération sebaldienne, quel que soit le sujet, il n’est pas de place pour une théodicée : il y manque l’espace où l’on pourrait se tourner vers Dieu avec des paroles d’interrogation ou de reproche – tout le champ est rempli à ras bord, telle une arche en train de couler ou une fosse commune, de ceux qui n’ont pas été épargnés.
De ce point de vue, Sebald n’est pas contraint de choisir entre (pour citer Primo Levi) ceux qui ont sombré et ceux qui ont été sauvés, entre ceux qui ont péri et ceux qui devront encore mourir. Le sentiment de fraternité face au sort commun, comme dans une ville assiégée ou un navire en perdition, rend sa
Cette optique, ce regard porté sur le monde, à travers, dirait-on, une couche de cendres, un
Attends voir que je me couche près de lui…
Va, plante-les-clous21 !
Le discours de Sebald, toutefois, ne se contente pas de suivre ceux qui partent, on le dirait rattaché à leur rang oblique comme la pluie, il est une des personnes déplacées sur la route du passé. Dans sa
Il est, toutefois, amusant de noter que dès qu’on s’approche de ces textes, émerge en flotteur le problème de leur crédibilité, à croire qu’en répondant à la question du rapport entre dessein et vérité, nous saurons si nous pouvons nous fier à l’auteur. Ainsi les guides de haute montagne, où la moindre erreur peut être fatale, font-ils leur choix. Pourtant, l’intérêt persistant pour la carcasse documentaire du récit, pour les prototypes de tel ou tel personnage, pour leur degré de parenté ou de relations avec l’auteur, pour est-ce-le-gamin-de-la-photo, pour
Je suis si prête à accepter, de la part de cet auteur, toute confusion de ce qui a ou n’a pas été, du documentaire et du fictif, afin que fonctionnent les appareils lumineux et que se mettent en mouvement les plaques transparentes du passé, se recouvrant les unes les autres, brillant au travers des unes et des autres, que, lorsque, traversant le texte, apparaît tout à coup la base réelle (oui, cela a existé, c’est son oncle, la photographie est tirée des archives familiales, c’est tout à fait fidèle à l’original), je ressens une étrange angoisse, à croire que le modèle choisi se révèle soudain être un cas particulier. Cette sensation est la plus forte en ce qui concerne les images.
La dernière partie des
Dans l’ensemble, les images sont généreusement distribuées dans ses pages, tels les cailloux du Petit Poucet, qui l’aident à retrouver le chemin du logis ; mais celle-ci n’est pas montrée, elle est racontée et, sous cette forme verbale, je l’ai devant les yeux. Voici le ghetto de la ville de Łódź, quelque chose comme un atelier ouvrier, demi-jour, semi-obscurité, trois femmes sont penchées sur les losanges et les triangles d’un tapis qu’elles tissent. L’une d’elles, dit Sebald, a des cheveux blonds et un air de fiancée ; impossible de discerner les traits de la deuxième dans la lumière crépusculaire, quant à la troisième, elle me regarde tout droit, de sorte que je me vois contrainte de détourner les yeux.
Je n’avais jamais pensé que je verrais cette photographie. À l’instar du fameux portrait de la mère de Barthes dans le jardin d’hiver, qui n’existe pas dans le grand livre écrit sur lui, elle me semblait tout à la fois non-inventée et non-existante, et il était d’autant plus étrange d’admettre qu’elle correspondait exactement à sa description. Le portrait des trois jeunes filles est dû à un homme nommé Genewein, un nazi, directeur financier du ghetto ; durant ses instants de loisir, il s’efforçait de documenter le travail du domaine dont il avait la charge, à l’aide d’un appareil photographique Movex 12, confisqué. Il y a même des photos couleur : ici des enfants en rang, vêtus de marron et de brun, coiffés de casquettes de travers. Mais celle au tapis et aux tisseuses est en noir et blanc et, à la différence des autres, elle ne vous paralyse pas immédiatement d’effroi, tant elle imite bien la vie, avec ces femmes assises tranquillement devant l’objectif et le rétroéclairage qui se déverse d’une fenêtre en fond, effleurant les cheveux et les épaules, comme s’il ne se produisait rien de particulier. Tout cela est ainsi raconté dans les
*1. Allusion au jardin Neskoutchny (littéralement : qui n’est pas ennuyeux), le plus ancien jardin public de Moscou.
*2. C’est la nuit que, dans les années trente, avaient lieu les arrestations.
*3. Extrait d’un poème de Boris Pasternak datant de 1931. L’expression « surface habitable » se substitue aux notions d’appartement ou de logement après le coup d’État bolchevique. Chaque citoyen soviétique a désormais droit à un certain nombre de mètres carrés. (Le poème de Pasternak ne dit pas « au printemps », mais « cet hiver ».)
*4. Déclaration-slogan de Staline en 1935 (« La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie »), alors que la situation économique est catastrophique après la collectivisation des campagnes et que les Purges arrivent à grands pas.
*5. Diminutif du prénom Ossip.
*6. En français dans le texte.
*7. Journal hebdomadaire, avec gravures et suppléments gratuits, très apprécié en Russie par la petite et moyenne bourgeoisie. Il paraît de 1869 à 1918.
*8. Marina Tsvetaïeva rentre en Russie soviétique en 1939. Ostracisée, elle se pend deux ans plus tard.
Non-chapitre
Sans date, écrit après 1944 et le retour d’évacuation.
Adressé à Berta Leontievna Gourevitch, la mère de son mari qui vivait à part.
V
D’un côté, de l’autre
Garçonnets et fillettes de porcelaine, grands et petits, colorés – bouche de couleur vive, petit chapeau de cheveux noirs ou jaunes – ou, meilleur marché, blancs-sans-fantaisie, étaient fabriqués en Allemagne depuis des décennies, depuis les années 1840. Dans la Thuringe solide comme ses chênes, se trouvait une ville modeste, Köppelsdorf, où existaient des usines entières de poupées ; ces dernières étaient, pour la plupart, chères, grandes, avec de vrais cheveux, des corps faits de la meilleure peau mégie, et du vermeil sur leurs joues de biscuit. Il en était aussi de plus simples : les fours des usines Heubach cuisaient des milliers de poupées à un sou ou deux, que l’on vendait partout, à l’instar des berlingots ou du savon ordinaire. Elles ressemblaient d’ailleurs à des restes de savon, leurs bras qui ne pliaient pas étaient tendus devant elles, leurs pieds à chaussettes étaient rigides. Par souci d’économie, on ne les vernissait que côté face, leurs dos restaient grossiers, mal cuits.
On raconte tout et son contraire sur la façon dont elles étaient traitées
La plus grande partie de cette armée de glaise était vendue bien au-delà des frontières allemandes. Les plus petites, hautes d’un pouce*1, valaient un penny ou quelques
Charlotte est un nom classique du monde germanique, peuplé de Lotte blondes, population presque plus dense que celle des Marguerite-Gretchen. La Lotte du suicidaire Werther, avec ses pommes et son pain, ses rubans roses sur sa robe, devient, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la muse de Thomas Mann, la Lotte de Goethe, que l’on fut contraint de se remémorer en 1939, quand le vieux monde craqua sous les bottes du nouveau. Cependant, les poupées allemandes ne furent des Charlotte qu’en Amérique.
Le 8 février 1840, le
L’histoire de
Figées, fondues, brillantes, les figurines venues d’Europe par la mer, porteront, dans le Nouveau Monde, le nom de
Arthur Rimbaud, qui s’intéressait à tout ce qui était nouveau et résolument moderne, envoyait à ses proches de longues listes de choses absolument indispensables, dictionnaires, ouvrages de référence, appareils et gadgets en tous genres, qu’il fallait lui faire parvenir, non sans difficulté, en Abyssinie. Les colis arrivaient à Harar, il manquait toujours quelque chose, mais l’appareil photo parvint à bon port. Des photographies réalisées par Rimbaud, sept se sont conservées ; le 6 mai 1883, dans une lettre à sa mère, il décrit trois autoportraits, dont celui où il est, bras croisés, dans une bananeraie. Sur une autre, il se tient près d’une palissade basse, dont les barreaux évoquent des rails grossièrement dessinés ; au-delà, commence un vide que rien ne vient rompre et qui emplit tout l’espace du cliché. Au fur et à mesure que le gris (la terre) se change en gris (la non-terre), on peut tenter de situer quelque part, là-bas, l’horizon, mais l’image ne permet pas de fonder cette hypothèse. Si l’on se fie aux mots, l’entrepreneur R., portant pantalons blancs, est photographié « dans le jardin d’un café » et « sur la terrasse d’une maison » ; néanmoins, il serait difficile de trouver un lieu qui ressemble moins à un jardin. D’un autre côté, ce que nous voyons nous plonge dans la plus grande perplexité : quelque chose a dû aller de travers au moment du développement ou du tirage. Peu à peu, toutes les images réalisées par Rimbaud – la place d’un marché avec ses auvents, un dôme-mourmolka*2 à veinures, un homme assis à l’ombre d’une colonne, entouré de pots et de bols – pâlissent à devenir blanches, un processus que l’on ne peut arrêter. Les photos disparaissent sous nos yeux, lentement mais sûrement, de même que sèche le petit rond de buée laissé par un verre à la surface d’une table.
Google Maps s’efforce de renouveler le plus souvent possible, mais pas toujours ni partout, les photos faites depuis le cosmos. Nombre de villes, avec leurs boulevards, leurs agences touristiques et leurs monuments hirsutes, conservent, des mois sinon des années durant, un digne immobilisme : si, par un soir neigeux, on approche de ses yeux une image satellite de Moscou, on aperçoit des flaques plates de feuillage vert et des toits d’été. Plus près du centre du monde, celui que le programme électronique tient pour son salon plein d’animation, les changements sont plus rapides, mais la vitesse reste insuffisante. Une femme se sépare de son amant, il a mis sa voiture en miettes, l’a envoyée à la casse, il a quitté la ville, elle l’a viré de ses amis sur Facebook, mais autant qu’on examine la carte, le rectangle incolore de l’ancienne voiture reste garé près de la porte.
Dans un récit documentaire sur Istanbul, Ohran Pamuk décrit une variété particulière de tristesse locale, nommée
Pamuk cite, en outre, Walter Benjamin, selon lequel les caractéristiques exotiques et pittoresques d’une ville intéressent surtout ceux qui n’y vivent pas. Tout bien considéré, on peut dire la même chose d’autres formes du passé, non seulement de ses enveloppes de pierre, avec ses tours et petits balcons qui cèdent aisément au vieillissement, mais aussi de toutes les sortes de boîtes et d’étuis que l’homme emplit pour les vider ensuite. Maisons, lits, vêtements, chaussures et chapeaux, odieux aux contemporains, n’ont pas le temps de se décomposer qu’ils se chargent d’un nouvel éclat d’outre-tombe. Cela explique, me semble-t-il, l’engouement pour le fameux
Plus le contemporain joue aux années passées, plus celles-ci lui sont étrangères, plus profondément elles s’enfoncent, au point de ne plus pouvoir être discernées. L’impossibilité d’une connaissance exacte est une solution physiologique évitant les atteintes au passé, une nécessité hygiénique pour
… alors, je me suis proposé de distinguer trois formes de mémoire.
La mémoire de ce qui n’est plus, mélancolique, inconsolable, tenant un compte précis des pertes et des manques, sachant pertinemment que rien ne reviendra.
La mémoire de ce qu’on a reçu : repue, une mémoire d’après-déjeuner, contente de ce qu’elle a obtenu.
La mémoire de ce qui n’a pas été, semant les fantômes en place de ce qui est vu – ainsi, dans le conte russe, la plaine vide se couvre-t-elle d’une forêt lorsqu’on y lance un peigne magique. La forêt aide les héros à échapper aux poursuites ; la mémoire fantôme fait quelque chose de ce genre pour des communautés entières, les dissimulant à la réalité nue et à ses courants d’air.
L’objet de la remémoration peut, en outre, être le même. Tout bien considéré, il est toujours le même.
Ma peur d’oublier, de laisser échapper de mes mains ou de mon esprit ne fût-ce qu’une part du passé encore chaud était justifiée, qui plus est exaltée par l’Ancien Testament ; la mémoire, en outre, y est inculquée au peuple comme une obligation, et le non-respect de cette obligation entraîne une mort certaine. Les chapitres du Deutéronome adjurent constamment de se souvenir : « Garde-toi d’oublier l’Éternel, ton Dieu, au point de ne pas observer Ses commandements, Ses ordonnances et Ses lois, que je te prescris aujourd’hui. » Le livre de Yosef Hayim Yerushalmi intitulé
La crainte de l’oubli est due à des événements historiques hors du commun, perçus comme sans précédent. Les interdits et les obligations des juifs étaient, en quelque sorte, le résultat de ces événements, leur empreinte sur la cire humaine meuble. Mais, de génération en génération, de siècle en siècle, la tradition judaïque n’effectue pas la moindre tentative de description historique de ce qui est arrivé, ensuite, au peuple élu, à croire que le Pentateuque supprimait le besoin même de poursuivre le récit. On raconte que Velimir Khlebnikov*3 perdait tout intérêt à dire ses propres vers et qu’il s’arrêtait au milieu d’un mot : « Bref, etc. » Yerushalmi décrit un sentiment similaire avec d’autres mots : « Il se peut qu’ils aient su de l’Histoire ce dont ils avaient besoin. Il se peut qu’ils s’en soient même défiés… »
Non qu’
De fait, la mémoire juive est libre de l’obligation de se rappeler tout ce qui s’est produit au cours de l’Histoire, libre de choisir ce qui est significatif et essentiel, en coupant ce qui ne l’est pas. Ses contraintes sont d’un autre ordre ; l’exigence de
Cependant, l’imagination des nazis œuvre, en quelque sorte, en restant dans la logique du monde juif, à croire qu’ils cherchent frénétiquement à confirmer ou réfuter quelque chose, à vérifier la solidité du contrat passé par ces gens avec leur Dieu. Leurs actions punitives sont planifiées dans un autre calendrier, qui ne distingue pas jours de fête et jours de jeûne. Les massacres de Babi Yar*4, à Kiev, sont fixés à la veille de Roch Hachana ; la liquidation du ghetto de Minsk est prévue pour Sim’hat Torah ; le nettoyage du ghetto de Varsovie commence pour Pessah. Si l’on y songe, ces
Le dibbouk décrit par Isaac Bashevis Singer est cependant « devenu joyeux, il chante, rime à tout-va et le peuple en est pétrifié, c’est qu’on n’entend pas souvent des choses pareilles ! Et lui raille les femmes et leurs manies, la façon dont elles bénissent les bougies, coupent le pain, trient les pois, ce qu’elles font dans le mikvé et comment elles prient… Il se moque de la manière dont on célèbre les noces, dont on danse pour, ensuite, accompagner les jeunes mariés jusqu’à leur lit ; il en vient même à imiter le son de la flûte, des cymbales et d’autres instruments, obligeant en outre la femme à tordre son museau, à grimacer, et les gens sont pris de frayeur ». Ainsi le passé, lorsqu’il se refuse à partir, s’accroche-t-il au présent, ainsi s’implante-t-il dans la peau, y laissant ses disputes, parlant diverses langues, agitant des grelots, de sorte qu’il n’est pas joie plus grande pour l’homme que d’entendre et de se remémorer ce qui ne lui est jamais arrivé, de pleurer ceux qu’il n’a pas connus et d’appeler par leurs petits noms ceux qu’il n’a jamais vus.
Un bon livre raconte comment se construisent les relations avec les morts dans une lointaine tribu. Elles sont réglées en détail, comme il sied à un protocole diplomatique, et fondées sur un système compliqué d’accords et de concessions. L’ouvrage décrit, entre autres, des hasards purs, par exemple le moment gênant où, sur une route sombre, on se heurte à un mort, semblable à une colonne d’air glacial. J’aurais voulu citer un passage, mais ce n’est pas possible : j’ai lu à vue ce livre sur les oiseaux fantômes, dans un magasin à l’étranger, et j’ai peur que ma mémoire ne le trahisse. Cela me rappelle un peu mes propres entretiens avec le passé, basés sur des faits solides comme une reliure, mais qui paraissent bien volatils quand il faut les reproduire et imposent que l’on se résigne à d’inévitables inexactitudes : ainsi achève-t-on, d’après une simple serre ou une plume, le dessin d’un oiseau devenu une ombre.
En revanche, le fait que les êtres du passé se changent par trop facilement en une chose inconnue et souvent non humaine, n’est un secret pour personne. Dans un récit ancien de Petrouchevskaïa*5, un aviateur tire de son cockpit un billot de bois plus ou moins carbonisé, en disant : « Et voici mon navigateur. » Cette histoire
Le rêve est consigné avec un flou volontaire : l’Akhmatova onirique a-t-elle bel et bien vu son fils (il avait été élevé par d’autres, avait grandi loin d’elle, été arrêté une première, puis une seconde fois, changé par les camps à en être méconnaissable) dans le marbre poli d’une table ? Ou la table, dans le rêve, était-elle son enfant, à l’instar du billot de bois navigateur ? Un enfant de marbre à quatre pattes, en place du rose petit Liova, trouvé par elle dans l’impossible et céleste Grèce ? Une table-fils, sur laquelle on étend les morts afin de les préparer pour l’inhumation, pareille à cette pierre où avait été lavé et enduit de myrrhe le corps du Christ. Dans son
Le philosophe Iakov Drouskine était un autre orphelin des premières années de guerre. Il était l’ami des
Drouskine est le seul survivant, incapable de comprendre pour quelle raison et dans quel but, il ne s’est pas retrouvé dans la liste. Il ne cesse pas un instant de s’entretenir avec les disparus. Ses cahiers philosophiques accordent de plus en plus de place à ses rêves, durant lesquels il rencontre ses amis tués et tente de s’assurer qu’il s’agit bien d’eux, que les voici enfin revenus. Il ne parvient néanmoins pas à y croire, ses expérimentations ne donnent rien. Ici, Drouskine et ses camarades incisent la poitrine d’un homme qu’ils ont pris pour Lipavski, « afin de vérifier si c’est un rêve », mais ils cessent aussitôt de comprendre ce que cela prouve au juste. Là, un des fantômes se refuse à le reconnaître, un autre se met à ressembler à un écrivain soviétique (tout comme il aurait pu se transformer en billot de bois, en table de marbre ou en armoire-penderie). Le 11 avril 1942, Drouskine décrit dans son journal une nouvelle rencontre avec ses amis morts. Ils lui apparaissent sans cesse, bien plus que les vivants : « Nous étions de nouveau tous ensemble et je préparais une collation – de l’eau gazeuse. Nous nous sommes regardés et avons éclaté de rire. À qui ressemblaient-ils ? Tenez, L[ipavski] ! Lui et moi avions le plus changé. Mais voici un autre L. – qui ne se ressemble plus du tout. Et en voici un troisième… dont je n’aurais jamais dit que c’était L. Et D.I. [Harms] ? Je ne l’aurais pas reconnu. Peut-être que ce n’était pas D.I., pourtant ce devait être lui. Il y avait d’autres gens, parmi lesquels Choura*11 [Vvedenski], mais qui était-il ? Il y avait aussi Poulkanov. Lui, même son nom avait changé. »
Poulkanov est un nom rare ; parmi les amis de Drouskine, il ne s’en trouve pas. Le rêve a manifestement mis ce nom, telle une tenue de camouflage ou des lunettes d’espion, sur quelqu’un d’autre, demeuré inconnu. Celui-là est parvenu à se cacher, nous ignorons de qui il s’agit ; peut-être du dormeur lui-même.
*1. Ancienne mesure russe équivalant à 2,54 cm.
*2. Toque traditionnelle à fond plat, en fourrure ou en velours.
*3. Velimir Khlebnikov (1885-1922), poète inclassable, qui révolutionne la langue en même temps que le monde.
*4. Ravin aux abords de Kiev où, entre la fin septembre 1941 et l’année 1942, furent massacrées par les nazis entre cent mille et cent cinquante mille personnes, juives pour la plupart.
*5. Ludmila Petrouchevskaïa (née en 1939) : nouvelliste, dramaturge et romancière.
*6. Vsevolod Ivanov (1895-1963) : romancier qui occupe une place majeure dans la littérature soviétique officielle à partir des années 1920.
*7. Prénom et patronyme d’Anna Akhmatova.
*8. Poème majeur, écrit entre 1935 et 1940.
*9. Autre appellation de la police politique soviétique.
*10. Alexandre Vvedenski (1904-1941), poète dont l’influence a été considérable dans le milieu artistique non officiel.
*11. Un des diminutifs d’Alexandre.
VI
Charlotte ou la désobéissance
J’aime beaucoup les livres, les films, les histoires qui commencent ainsi : un homme arrive, par exemple, dans une modeste maison de la province française profonde, il ouvre les fenêtres, sort sur le balcon, déplace les meubles pour les agencer à son goût. Il déballe ses livres, crapahute sous la table pour brancher son ordinateur, étudie le contenu du buffet et choisit la tasse qu’il utilisera. Il emprunte pour la première fois un sentier forestier qui le mène au village, achète du fromage et des tomates, s’installe à une table de l’unique café du lieu, boit du vin ou un petit noir, plisse les yeux au soleil, rentre chez lui. Il regarde la télévision, admire le paysage par la fenêtre, jette un coup d’œil dans un livre, admire le plafond. S’il est écrivain, il se met au travail dès le matin. Son dimanche sera gâché, parce que la guerre éclatera.
À la fin de l’année 1941, Charlotte Salomon, âgée de vingt-quatre ans, fait une chose assez étrange. Elle quitte brusquement Villefranche-sur-Mer et la villa où elle vivait avec ses grands-parents ; ce qui arrive alors se nomme différemment aujourd’hui : en réalité, elle n’a plus d’argent, sa grand-mère est morte, et on les garde, elle et son grand-père, par pitié ou par caprice, à l’instar d’autres juifs allemands qui, naguère, étaient gens respectables, mais qui ne savent plus désormais où aller. Charlotte part comme on se lève soudain pour quitter une pièce. Elle s’installe à Saint-Jean-Cap-Ferrat et rompt bientôt tout contact avec ses amis et relations. De quoi vit-elle ? On n’en a pas vraiment idée. Une chose est sûre : elle réside dans un petit hôtel au nom désuet de La Belle Aurore. Elle y passe un an et demi, complètement seule, occupée à ce qui sera son
Ce qu’elle produit ne ressemble décidément à rien de connu et, dans les années 1940, paraît encore plus étrange. C’est trop impressionnant, difficile à éditer, encore plus difficile à exposer. Cela prend trop de temps et exige d’être lu (regardé ?) intégralement. Les gouaches réalisées en format A4, dans une telle hâte qu’il faut les suspendre aux murs de la chambre afin qu’elles sèchent au plus vite, sont recouvertes d’un calque sur lequel, en différentes couleurs, sont calligraphiées des répliques, des remarques d’auteur et des sortes d’instructions – indication, par exemple, de la phrase musicale que le lecteur doit avoir en tête quand il regarde le tableau. La tâche est parfois plus complexe : il convient de relier à la mélodie le texte,
La musique vers laquelle se tourne Charlotte (ou CS, comme elle signe son
L’intonation élevée, bientôt remplacée par un virelangue railleur, les dialogues discordants qui couvrent la voix de l’auteur, sont plus compréhensibles si l’on se remémore qu’il s’agit de théâtre. Voici la couverture de la pièce ou du programme, avec caractères à boucles et monogrammes, voici la liste des personnages, voici que, comme autrefois, Prologue et Épilogue arrivent sur la scène, apportant leurs avertissements et explications. La pièce, toutefois, n’a pas la place de donner toute sa mesure. L’énorme volume de
Aussi étrange que cela paraisse, exposer correctement ces travaux est tout aussi impossible, et pas seulement en raison de l’espace colossal nécessaire pour les dérouler comme ils ont été conçus, les uns après les autres, en respectant la ligne du récit. De fait, ils
Il est cependant tout aussi difficile de ne voir qu’en partie ces travaux ; une vitrine est réservée à Charlotte Salomon au Musée historique juif d’Amsterdam qui conserve les archives de l’artiste, mais sur les mille trois cents gouaches réalisées, seules huit sont exposées. Il est risqué, en outre, de les garder trop longtemps à la lumière, force est donc d’en changer constamment. On prétend qu’il est encore plus risqué de les lire comme un livre, ainsi qu’elles ont été conçues, en suivant le caprice de sa main : le moindre effleurement cause aux pages un tort irréparable. Jamais vu
De sa visée Salomon disait : « Il faut se représenter le surgissement de ces travaux comme suit. Un homme est assis au bord de la mer. Il dessine. Soudain, un thème musical lui vient à l’esprit. En le fredonnant, il comprend brusquement que la mélodie correspond exactement à ce qu’il tente d’exprimer sur le papier. Un texte se forme dans sa tête, et voici que notre homme se met à chanter l’air en y appliquant ses propres paroles, il chante encore et encore, jusqu’à ce que le tableau lui paraisse achevé. Souvent, il se retrouve avec deux textes, alors commence un duo ; il arrive même que tous les héros aient à chanter leurs propres textes, et l’on est en présence d’un chœur… L’auteur s’est efforcée – ce qui transparaît le mieux, sans doute, dans la Partie Principale – de sortir complètement d’elle-même [
* * *
Cette « nature sentimentale » relève de l’ironie mauvaise. Néanmoins, puisqu’il est question de « vie ? » ou de « théâtre ? », cela n’a rien d’exagéré, l’intrigue a toutes les qualités d’un roman de boulevard, on ne peut feindre de ne pas le voir, l’œuvre respire l’ardeur et le froid. La narratrice, que Salomon appelle l’Auteur, déroule devant le spectateur l’histoire de plusieurs générations, où prennent place huit suicides, deux guerres, plusieurs histoires d’amour et le cortège triomphal du nazisme. Ceux qui savent que la fable suit de près l’histoire réelle de la famille de Charlotte (or la perception de « l’opérette en trois couleurs » comme d’un récit autobiographique, voire d’un journal intime, est le fruit d’une longue tradition) savent aussi comment tout cela s’est terminé. En septembre 1943, les nazis « purgent » la Côte d’Azur des juifs ; les efforts du gouvernement de Vichy leur semblent insuffisants – au demeurant, ils l’étaient –, plusieurs dizaines de milliers de réfugiés vivent alors sur les bords de la mer azuréenne, comme si de rien n’était. La comparaison des juifs – aussi permanente que le murmure de l’eau – avec des insectes nuisibles, punaises et cafards, s’est désormais figée en équivalence définitive, l’heure est donc venue d’y mettre bon ordre. La rafle, conduite par Alois Brunner, se révèle d’une grande efficacité ; on désinfecte, entre autres, la villa d’une Américaine à Villefranche-sur-Mer. Elle a nom L’Ermitage et c’est là que réside, sans se cacher particulièrement, un couple de juifs, composé de Charlotte Salomon et de l’homme qu’elle a épousé quelques mois plus tôt. On vient les chercher nuitamment, les voisins entendent des cris. Le 10 octobre, le chargement (tant de « pièces », lit-on dans les documents officiels) arrive à Auschwitz. Le même jour, Charlotte, âgée de vingt-six ans, se retrouve dans le groupe de ceux qui sont voués à être liquidés, à peine ont-ils franchi les portes du camp. C’est assez surprenant : une femme jeune, pleine de forces, sachant en outre dessiner, avait en principe quelques chances de tenir un peu plus longtemps. Mais Charlotte en est à son troisième mois de grossesse, ce qui, visiblement, est rédhibitoire.
La réaction d’horreur et de pitié qui nous envahit devant ces faits est par trop forte et détermine bien des choses ; une inertie de longues années conduit à voir dans le travail de Salomon la confession spontanée (manifestement sans artifice) d’un cœur pur. L’ombre de la Catastrophe qui plane sur lui induit quelques déformations assez sérieuses, avec, en général, les meilleures intentions du monde. Toute histoire de victime est vouée à devenir emblématique, flèche indiquant le destin commun et la perte commune. L’histoire de Charlotte Salomon est décrite comme typique, la résultante de strates empilées, d’un contexte politique et culturel, de lois irrévocables et terribles. C’est précisément contre cela qu’elle a tenté de s’insurger, se figurant, je crois, qu’elle en était sortie vainqueur.
Presque tous les textes consacrés à Salomon ces dernières années, nous mettent en garde contre un risque évident : celui de prendre son travail pour la chronique d’une mort, établie par la victime. Le
Au cours de l’été 1941, Charlotte Salomon est littéralement envoûtée, sidérée par sa chance : elle compte parmi ceux – peu nombreux – qui ont échappé au malheur. Dans son texte, outre le début : « L’action se passe dans les années 1913-1940, en Allemagne, puis à Nice, France », surgit une autre date, assez étrange : « Entre le ciel et la terre, après notre ère, en l’an I du nouveau salut. » Ainsi Noé et ses fils, ou les filles de Loth, auraient-ils pu présenter leur situation. Ainsi Salomon voyait-elle la sienne ; le monde familier n’était plus, de même que tous ceux qu’elle aimait ou détestait, ils étaient morts, avaient disparu, se trouvaient en d’autres contrées. Elle-même était, en quelque sorte, le premier être d’une terre nouvelle, la destinataire imprévue d’une ineffable grâce – on lui avait fait don d’un monde renouvelé, sauvé. « Écume, rêves, mes rêves à la surface bleue. Qu’est-ce qui vous fait pétrir et vous pétrir vous-mêmes de cette douleur, de cette souffrance ? Qui vous en a donné le droit ? Rêve, réponds-moi : qui sers-tu ? Pourquoi me tends-tu une main secourable ? »
Quand, aussitôt après la guerre, le père et la belle-mère de Charlotte sont en mesure de se rendre à Villefranche, dans l’espoir d’y trouver quelque chose – traces, rumeurs, témoignages –, on leur remet un dossier à propos duquel Lotta (ainsi l’appelait-on en famille) avait dit à une de ses relations : « Il y a là toute ma vie. » La logique du
En images : à croire qu’il s’agit d’une petite fille, de l’âge d’Anne Frank, peut-être, ou plus jeune encore. Le journal, genre féminin traditionnel – sorte de miroir-mon-beau-miroir, expression spontanée, désordonnée, de sentiments –, dont le charme tient à son caractère direct et à sa simplicité. Le journal d’Anne, réécrit-corrigé au point de consoler le lecteur plus que de le tourmenter, résonne alors dans le monde entier, devenant à vue d’œil le texte le plus influent sur la Catastrophe, un moyen d’y penser sans avoir en permanence devant les yeux les cadavres, les fosses, les rails, repoussant tout cela aux dernières pages de l’épilogue : ensuite, tous furent arrêtés. Consciemment ou non, les premiers éditeurs de Salomon le prennent pour modèle, soulignant les similitudes entre Charlotte-l’auteur et Charlotte Kahn, l’héroïne du livre de la jeune victime si prometteuse et qui disposa de si peu de temps.
La jeunesse, avec ses excès et son côté mal fini, est ici le mot-clé ; la légende qui court sur Salomon souligne obstinément et sans fondement son extrême jeunesse. En 1939, quand ses parents l’éloignent d’Allemagne et l’envoient chez ses grands-parents (munie d’un petit sac et de raquettes de tennis, afin que son départ n’ait pas l’air suspect), elle a déjà vingt-deux ans et l’expérience d’une liaison tout à fait adulte avec l’amant de sa belle-mère : cette dernière affirmera toutefois, jusqu’à la fin de ses jours, que Charlotte a tout inventé.
C’est là qu’on bute sur la différence entre la réalité et le texte romancé ; la tradition imposée par la famille se lance ici dans un slalom assez comique : tantôt elle affirme la parfaite concordance de l’auteur et du héros (c’est un journal) ; tantôt elle jure ses grands dieux qu’
Dans le
* * *
On peut, par exemple, raconter la chose de la manière suivante. Dans une vieille et digne famille juive assimilée, dont les murs s’ornent de portraits dans des cadres ouvragés, qui va en Italie comme à la datcha, qui, à Noël, allume les bougies sur le sapin et, aux moments d’émotion, chante
Les gouvernantes, les vues des villes d’eaux se succèdent, l’enfant grandit ; elle a nom Charlotte, comme sa tante morte et sa grand-mère vivante – la ronde des Charlotte ne doit pas s’arrêter. Un jour, son bosseur de père (« Ne me distrayez pas et je deviendrai professeur ! ») fait la connaissance d’un des plus grands aboutissements de la culture, une femme blonde qui chante du Bach. Dans
La jeune Charlotte, alors âgée de quatorze ans, est ravie de ce mariage de la science et de l’art (la médecine et la musique, Albert Salomon et Paula Lindberg) ; rien ne saurait mieux définir ses sentiments envers sa belle-mère que le mot de
Le corpus de base de
À une étape de son travail sur
Cela explique peut-être que les gouaches consacrées à Polinka Bimbam respirent l’obsession érotique. La limite, néanmoins, au-delà de laquelle on pourrait parler de relations amoureuses, n’est jamais franchie ; la narratrice maintient à dessein le récit à cette frontière, elle ne procède que par allusions (« nos amoureux sont à nouveau réconciliés »). Une feuille fixe en accéléré le mouvement de deux femmes allant l’une vers l’autre – une fillette dans sa chambre d’un bleu azur, sa belle-mère près de son lit,
Les relations entre Daberlohn et Polinka restent, toutefois, peu claires, territoire de supputations et de projections. Ce qui importe à l’extrême pour le texte et la narratrice est de les présenter comme un triangle dont Charlotte représente un côté non négligeable : celui d’une rivale à égalité, adulte. Le professeur, qui avait promis à Polinka Bimbam que son chant atteindrait à la perfection, ne peut pas ne pas aimer la cantatrice : d’une part parce qu’elle est sans pareille dans le monde du
Tout cela se déroule sur fond de foules qui marchent au pas, de bouches ouvertes en un braillement, d’enfants se vantant des stylos réquisitionnés dans une boutique juive. Sur une des feuilles représentant Berlin au temps de la Nuit de cristal, parmi les enseignes des magasins condamnés (Kohn, Zelig, Israël & Co) il en est une au nom sans ambiguïté de Salomon. Pour décrire ce qui se passe alors dans son milieu, Charlotte invente le mot composé
En 1936, la juive Salomon est admise à l’Académie des arts de Berlin, une situation impensable si l’on se réfère aux lois alors en vigueur et qui ne peut s’expliquer que par cette bravoure insensée qui fait tomber les villes et par un embarras général devant pareille insolence. Par la suite, l’administration sera contrainte de se justifier et sa réponse vaut d’être mentionnée : Charlotte a été autorisée à suivre les cours en raison de son asexualité, non susceptible, nul ne l’ignore, d’éveiller l’intérêt des étudiants aryens. On trouve dans
Trois ans plus tard, Charlotte est envoyée en France, contre son gré, chez ses grands-parents qui, de plus en plus démunis, tentent néanmoins de conserver le mode de vie qui leur est familier. Dans le livre publié en 1969, la feuille dans laquelle elle fait ses adieux à Daberlohn (nouvelle étreinte muette, qui renvoie à Klimt) est qualifiée de fantaisie ; jusqu’à son dernier souffle, Paula Lindberg affirmera que le triangle amoureux du
* * *
La
Le sujet du
Sur le dessin, la famille et les amis. C’est l’une des dernières soirées berlinoises, Charlotte sera bientôt obligée de partir. Tous s’égosillent, aucun n’entend les autres.
L’épilogue de
Parmi les choses demeurées dans le texte de Charlotte Salomon, dessinées mais non dites – savoir fantomatique qui n’apparaît pas assez précisément pour être appelé par son nom –, figurent deux questions non résolues et insolubles. Les relations de la Cendrillon d’opérette avec la diva Polinka en est une ; l’un des rares amis de Charlotte parlera de « problème qu’elle ne réglera pas ». La seconde question qui plane sur l’intégralité du récit concerne son grand-père qu’elle haïssait. L’ombre de
Dans la lettre inédite par laquelle Charlotte Salomon voulait achever son opérette, la cachetant comme une enveloppe et l’adressant à son interlocuteur idéal, on trouve un aveu inattendu – auquel on peut ou non ajouter foi. Il est vrai qu’il a tout d’un
Pourtant, ce grand-père lui fait, malgré lui, un cadeau incroyable, quoique plutôt déprimant : un
Ainsi, à partir de révélations inattendues, commence à se dérouler l’énorme système de
« Ma vie a commencé lorsque grand-mère a décidé de mettre fin à ses jours… lorsque j’ai appris que ma mère avait aussi attenté à sa vie… À croire qu’un monde s’était ouvert à moi dans toute son horreur et sa profondeur… Alors qu’on ne pouvait plus rien pour ma grand-mère et que je me tenais devant son corps ensanglanté, voyant ses petits pieds qui bougeaient encore dans l’air, tressaillant par réflexe… alors que je jetais sur elle un drap blanc et entendais grand-père dire : “Elle l’a tout de même fait”, j’ai compris qu’une tâche m’attendait et qu’aucune force au monde ne m’arrêterait. »
* * *
La funeste particularité du destin et du travail de Charlotte Salomon est que celle-ci est vouée à demeurer, aux yeux du spectateur, une éternelle ingénue : une gamine discrète et muette, telle qu’elle se représente, y mettant tout son désespoir et sa haine d’elle-même. Et cela marche ; le lecteur a un réflexe naturel de défense, il veut la couvrir d’un drap blanc de compassion et de compréhension, comme elle l’a fait pour sa grand-mère. Nous ne savons à peu près rien de Salomon au cours de ses derniers mois, mais rien n’est sans doute très éloigné des véritables désirs de l’Auteur de l’opérette, qui met à nu, les uns après les autres, sans concession, tous les mécanismes qui font se mouvoir ses héros.
Pour le directeur du musée d’Amsterdam, le problème de
Le moment est peut-être venu de s’éloigner de ce récit. Pour aller où ? On voudrait parler du
Cela non plus n’est pas vrai. Tout ce qui a été évoqué – et beaucoup d’autres choses – existe ici : il y a l’écriture traumatique, il y a ce qu’on peut appeler une optique féminine, des indications de la Catastrophe, la pensée magique enfantine – ce que je dessinerai sera ! De fait, toutes les lectures ont leur raison d’être et sont fondées ; ce qui gêne, en réalité, c’est la non-correspondance entre l’ampleur du
C’est un projet titanesque, impossible à reproduire, qui nécessiterait un musée à lui seul, et même dans ce cas on ne pourrait tout exposer comme il faut ; un énorme livre qui n’entre dans aucun sac ; un texte qui implique des heures et des jours non de lecture linéaire, mais de lente observation ; tout cela est affreusement gênant pour l’entourage. Tout est dérangeant, à commencer par l’intensité de ce travail : les « rangs serrés », pour reprendre la formule de Tynianov, compliquent sinon la compréhension, du moins la simple consommation de cette opérette moderniste. Au fait, est-ce vraiment moderniste ? La façon dont Salomon mélange les techniques picturales, les optiques, les règles du jeu, paraît aujourd’hui plus moderne que dans les années 1940, où la
Il y faut un autre verbe : Salomon n’imite pas, elle utilise, elle s’approprie non la manière, mais le système, elle le digère et reste identifiable. Lorsqu’on regarde les feuilles de
J’ai toujours envie de parler du
L’ordre du monde (et son Théâtre avec une majuscule), contre lequel Salomon guerroie, l’indigne, précisément, parce qu’il est condamné et incapable de résister, trop occupé à se duper lui-même, à trouver un fétu de paille auquel s’accrocher. Au chevet du siècle agonisant, elle ne sait si elle doit l’aimer ou le haïr, le sauver ou l’achever, et décide de renoncer, de le maudire, de trahir tous ses terribles secrets. C’est ce que fait le
Chez Salomon, les frontières sont abolies, et chaque feuille peut être examinée sans fin, comme un huit ou un ruban de Moebius. Tout arrive en même temps : le même personnage effectue une série d’actions que l’on distingue à peine, à croire que l’auteur vise à conserver pour l’éternité toutes les phases de son mouvement. On ne peut que se perdre en conjectures sur le laps de temps écoulé entre tel et tel mouvement, des mois ? des minutes ? voire les deux ? La coexistence de plusieurs plans temporels dans le même travail confère au
Tout, dans ce lieu, dans ce monde, est à l’étroit. Les gens, familiers ou anonymes, tourbillonnent et se multiplient ; bien que la liste des personnages soit limitée, on a l’impression d’une foule, comme dans une gare ou sur la rive du Léthé. L’amplitude du temps apparaît ici avec une évidence extrême – son caractère répétitif, sa monotonie, sa besace transparente emplie de corps, de gestes, de conversations. Et cet espace déborde d’une saturation de couleur physiquement insoutenable – rouge, bleu, jaune et toutes leurs combinaisons. La fonction de chaque couleur dans l’univers de Salomon est décrite en détail par Griselda Pollock ; chacun des héros se voit attribuer non seulement une phrase musicale, mais aussi un code de couleur : « le bleu pour la mère, le jaune pour la diva, femme à la voix d’or… et le rouge pour le bavard à l’imagination débridée, prophète fou, prônant l’art de vivre après le passage par la mort, à l’instar d’Orphée – vers les enfers et retour. Le mélange de rouge et de jaune signifie danger de mort et de folie… » Toutefois, la force de ce travail réside dans la façon dont il résiste à toute interprétation, en premier lieu à celle que propose la narratrice elle-même, citant comme un texte sacré les théories de son héros, celui qui, à la page suivante, la plaque contre un mur dans un couloir obscur : « Ça rime à quoi ce petit cou ?! Tu sais que ta mère est pas près de revenir ? »
Telle était, manifestement, une des grandes visées du texte dessiné et des dessins parlants : le rejet de toute capacité à juger. Le moindre point de vue est ici compris comme extérieur ; rien de ce qui se passe n’est motivé ni expliqué, n’ayant droit qu’à la causticité glaciale de l’observateur. Si Charlotte attribuait vraiment des fonctions magiques à son travail, elle ne se trompait pas : elle a réussi à barricader la pièce du passé, de telle sorte qu’on entend ce dernier s’agiter et se cogner contre les murs.
Pour une oreille russe, le mot allemand
*1. Relevant de la tradition russe orale, le
*2. En caractères latins dans le texte.
Non-chapitre
1.
À mon grand-père Nikolaï Stepanov, de la part de sa nièce. Sans date : vraisemblablement juin 1980. Le mois précédent, ma grand-mère, Dora Zalmanovna Stepanova, née Axelrod, petite, ronde, aux grands yeux, était morte. Avec grand-père Kolia*1, ils étaient du même âge, tous deux nés en 1907. Il ne lui survivrait que de cinq ans.
Galina, fille de Macha, la petite sœur préférée de mon grand-père, vivait tout près d’elle, dans le village d’Ouchakovo, région de Kalinine. Naguère, il était de coutume dans la famille de s’écrire longuement et souvent. Cet été-là, grand-père interrompra sa correspondance avec sa sœur et se taira pour longtemps.
2.
De mon grand-père à Galia, sa nièce. Brouillon inachevé. Juin 1980. Âgée de cinquante ans, ma tante Galia, dont il est également question dans cette lettre, se débrouillait à sa façon de son chagrin : avec grand-père, intraitable dans ses jugements et exigences, elle n’était guère en amitié, et il fallut des mois pour qu’ils parviennent à s’entendre.
3.
Nikolaï Stepanov à sa sœur Maria. Automne 1980. Mon grand-père, âgé de soixante-treize ans, tente de changer un peu le tour qu’a pris sa vie. Dans le deux pièces de la chaussée Chtcholkovskaïa où il vit avec sa fille, chacun se débrouille de son côté. Dans la lettre à laquelle il répond ici, sa sœur lui donne, à sa demande, pas à pas des instructions : il est incapable de préparer les plats les plus simples.
Suivent de vieilles offenses remâchées, des allusions au fait que grand-père prise plus je ne sais quels camarades de Rjev que sa parentèle. Des conseils, aussi, pour organiser sa vie.
4.
Nikolaï Stepanov à Natalia Stepanova. Grand-père lui écrit à Miskhor, une maison de repos en Crimée, où nous passions nos vacances en juin 1983 ; il se peut qu’il n’ait finalement pas envoyé cette lettre, c’est un brouillon et la version définitive ne se trouve pas dans les papiers de maman.
5.
Brouillon d’une lettre de grand-père à sa sœur. La date manque, mais je pense qu’il s’agit de 1984 voire 1985, période durant laquelle il perdait rapidement la mémoire et devenait de plus en plus triste et lointain.
*1. Un des diminutifs du prénom Nikolaï.
*2. Galia, Galotchka, diminutifs du prénom Galina.
*3. Gelée de fruits très appréciée en Russie.
*4. Les Jeunesses communistes.
VII
Voix : Jacob, photo : Esaü
Dès que l’on tente de s’y retrouver dans les choses et les notions du passé, on voit celles qui peuvent être portées, tel un vieux vêtement, et ce qui a rétréci, s’est avachi comme un pull mal lavé. Les gants jaunis en chevreau, de même que les armures de chevalier dans les musées, semblent appartenir à des écoliers ou des poupées – et cela vaut pour certaines intonations et opinions que l’on dirait trop petites pour nos représentations de la taille humaine ; on les regarde à travers des jumelles inversées, et tout apparaît avec une netteté de fourmi, dans un infini lointain, comme dans un oculaire de microscope. Sebald décrit une maison sans propriétaire, où l’on peut voir non seulement des tapis poussiéreux et des ours empaillés, mais aussi « des clubs de golf et des raquettes de tennis, si petits qu’on les croirait destinés à des enfants ou desséchés par le temps ». Il semble parfois que tout l’ancien (intransmissible, inutilisable, peu adapté aux besoins du jour) soit perçu comme
Le roman
L’histoire est celle d’un modèle posant
Au début du xxe siècle,
Il va de soi que l’antisémitisme, aussi naturel que le chant des oiseaux et qu’il ne vient à l’esprit ni de l’auteur ni des lecteurs d’expliquer ou de fonder, est une des caractéristiques du livre – au demeurant, un bon roman –, de même que les piques contre tout ce qui est allemand ou les considérations sur la beauté des femmes (une « apparence misérable » entraîne la naissance d’enfants au sang vicié, ce qui est impardonnable). La seule différence est peut-être que, au contraire des autres remarques faites négligemment, comme des évidences, le judaïsme de Svengali envoûte curieusement le narrateur lui-même. Il remet encore et encore le sujet sur le tapis, avec des instruments assez primitifs : cheveux gras, yeux effrayants, accent comique, humour vil, malpropreté corporelle et morale, sans oublier un grand talent capable de vaincre momentanément jusqu’à la saine répulsion des héros à favoris, amateurs d’hygiène. « Il chantait tout le temps dans sa tête ; refrains de cafés-concerts des plus pitoyables, chansons de gamins des rues, berceuses de nourrices, il avait la magie de transformer tout cela en phrases musicales d’une profondeur ensorcelante. Il mettait en musique jusqu’au vacarme des rues. On eût pu croire que c’était impossible ; mais en cela précisément résidait sa magie. »
La palpitante et complaisante série de George du Maurier (comme le veut la mode de l’époque, le roman est écrit et publié en feuilleton, au rythme d’un chapitre par mois) respire la satisfaction voire l’autosatisfaction qui lie l’auteur et ses lecteurs. « La vie leur paraissait extraordinairement attrayante, là, dans cette ville remarquable, en ce siècle remarquable, à cette époque remarquable de leur existence pas encore figée, avec son avenir parfaitement indéterminé. » L’action se passe à la fin des années 1850 et, là aussi, tout semble doré par le souffle rétrospectif de la
À l’ère postromantique, cette articulation représente à nouveau une menace, elle est gage de scandale à n’importe quel moment. La force brute de la virtuosité qui monte de la rue ne dédaigne aucun moyen, elle croît sur les déchets et la crasse, vit entre les mains d’étrangers –
* * *
La principale des multiples activités de George du Maurier est le métier de caricaturiste. Des dizaines d’années durant, il collabore au magazine
Une femme en robe d’intérieur et un homme en costume, coiffé d’un melon, étudient le contenu d’une cave à vin. Quelques bouteilles ont déjà été choisies, le couple examine les autres. Or, il n’y a pas de vin dans les flacons, il y a des voix. La légende, toujours prolixe chez cet auteur, explique : « Dans le Téléphone, le Son se change en Électricité, puis le Circuit se referme, et il redevient du Son. Jones transforme en Électricité toute la Musique agréable qu’il entend au cours de la saison, il la verse dans des bouteilles et la laisse reposer jusqu’aux Réceptions de l’Hiver. Le moment venu, il ne reste qu’à choisir, déboucher, fermer le Circuit. Et voilà ! »
Il y a là Rubinstein, Tosti, la fine fleur de l’époque, qui a voleté dans les airs pendant un siècle et demi ; des vedettes d’opéra dont on ne connaît les voix que par des récits, à l’exception des enregistrements d’Adelina Patti réalisés au début du xxe siècle, mais c’est une curieuse sensation : les sons passent difficilement le goulot de la bouteille et l’on est stupéfié par cette colorature de 1904, comme on le serait par un chatouillis d’outre-tombe.
Dans les tiroirs inférieurs de l’armoire polie de mes parents, un gisement de partitions. Il n’y avait personne, dans notre famille qui avait perdu sa pratique musicale, pour les trier. Quand nous avions déménagé en 1974, le piano qui demeurait rue Pokrovka depuis soixante-dix ans s’était retrouvé parmi les
Il en allait autrement des vieilles partitions qui, brumisées à l’aveugle (pour moi qui y étais indifférente) au jus de baies noires des consonances, en intéressaient d’autres par leurs titres impensables dans l’usage soviétique, par leurs textes de fourmis, qu’il fallait suivre, passant d’une intrigue à l’autre, de mesure en mesure, de syllabe en syllabe : il gît le nez dans l’o-reil-ler, Tom le pe-tit Noir, en Al-gé-rie il est né… Il y avait parfois des images – je me rappelle vaguement la couverture de la « Valse de salon
* * *
Les partitions dont mes parents faisaient l’acquisition n’étaient guère sophistiquées, prévues pour faire un peu de musique à la maison, quand on avait des invités : il s’agissait essentiellement de valses-fox-trots-tangos, afin qu’on puisse tout de suite danser, de romances qui affirmaient que
Le plus intéressant est au verso : serrés, ligne à ligne, les titres retenus, une ou deux centaines par feuille, on prend ici la mesure du volume sonore disparu, souterrain, chassé à la périphérie du monde connu.
Pourquoi, barine*4, plisser ainsi tes beaux yeux ?
Suis-je l’aimé ?
Je vous aime si follement
Et malgré tout je vous aime
Non, je ne me joue pas de vous
Dans tes yeux brillaient des larmes
Blonde enchanteresse
Hier j’ai rêvé de vous
En le quittant elle disait
Point ne te faut diadème d’or
Dis-moi pourquoi
Il t’a trompée avec une autre
Oublie, ça n’en vaut pas la peine
Autant de « romances et chansons de la série “La vie tsigane” » : répétés un nombre incalculable de fois, les
Ce que le prévoyant George du Maurier suggérait de mettre en bouteilles est déjà conservé, enroulé en disques noirs scintillants. Avec l’arrivée des enregistrements, les modestes imitatrices d’Adelina Patti, qui occupent de leurs voix le terrain des arias et des romances de Glinka, n’ont plus de raisons de s’échiner. Caruso et Chaliapine entrent dans toutes les maisons et n’ont pas besoin d’intermédiaires. Au siècle suivant, on ne chante plus, on chantonne, on connaît les mélodies non plus par les partitions, mais grâce aux voix, grâce aux modèles eux-mêmes, inimitables. On écoute de la musique plus qu’on en fait. Sans qu’on s’en aperçoive, elle a cessé d’être une affaire domestique ; à peu près à la même époque, la notion de maison découvre sa nature éphémère, elle se révèle presque inconsistante, de la taille d’une taie d’oreiller que l’on peut plier et mettre dans sa valise. La musique, comme bien d’autres choses, s’est changée en instance de l’autorité
* * *
Au fur et à mesure que croît la distance temporelle qui sépare de nous les morts, leurs traits en noir et blanc deviennent de plus en plus nobles et beaux. J’ai connu le temps où la phrase courante : « Quels étonnants visages, il n’y en a plus des comme ça, aujourd’hui ! », se rapportait exclusivement aux photographies d’avant la révolution. Elle vaut aujourd’hui pour les soldats de la Seconde Guerre mondiale ou pour les étudiants des années 1960. Et c’est la pure vérité : des visages comme ceux-là, il n’y en a plus aujourd’hui. Nous ne sommes pas eux. Ils ne sont pas nous. L’image est un attrape-nigaud dans le sens où elle semble abolir cette terrible évidence au profit de parallèles simplets. Ces gens ont un enfant dans les bras. Parfait, cela nous arrive aussi. Cette jeune fille est exactement comme moi, à ceci près qu’elle est en jupe longue et qu’elle porte un petit chapeau plat. Grand-mère boit son thé dans ma tasse, et je porte sa bague. Eux aussi. Nous également.
Mais si léger et convaincant (total et exhaustif) que semble le savoir proposé par la chronique photographique, les mots
* * *
Seule la photographie montre le cours du temps comme si ce dernier n’existait pas, la longueur des jupes est tout ce qui change. Il en va autrement du texte, entièrement composé de temps : ce dernier ouvre tout grands les vasistas des voyelles et fait grincer les chenilles des chuintantes, il remplit les blancs entre les paragraphes, démontrant, hautain, tout l’éventail de nos différences. La première chose que l’on ressent, penché sur une page de vieux journal, est un lointain sans espoir. Les textes écrits
L’intonation est une servitude sonore et linguistique à laquelle on n’échappe pas –
Outre le roman
En avril 1901, le journal
L’idée de compléter la faune exotique des parcs zoologiques par des enclos où serait exposé un homme de raison dans son milieu naturel est si évidente qu’elle ne suscite pas la moindre interrogation, le moindre embarras. Ce que l’on appellera plus tard
En 1878, tandis que le couple progressiste du dessin de George du Maurier étudie les bouteilles contenant de la musique, à l’Exposition universelle de Paris, en même temps qu’un phonographe et un mégaphone, sont montrés un
Les amazones arrivent ici à point nommé et le spectacle qu’elles offrent est plus intéressant que celui des tristes Inuits et de leurs chiens hirsutes. Cette fois, le danger est presque réel : ces guerrières qui ont, pendant deux cents ans, protégé le trône du Dahomey, restent une force impressionnante, un objet de légendes, de rêves moites et de romans d’aventures. La guerre larvée entre le Dahomey et les Français prend fin en 1892, les amazones sont défaites ; armées de machettes et de sortes de haches, elles ne pouvaient résister longtemps aux balles, et les longues baïonnettes nouveau modèle assuraient aux Européens une supériorité dans le corps-à-corps. Un an auparavant, déjà, on transportait à Paris une troupe de Dahoméennes domptées, qui faisaient des démonstrations d’exercices d’entraînement. Pour survivre, il faut toujours imiter les images que les étrangers ont de vous.
* * *
Quand je regarde les mots et les objets des morts, disposés pour notre commodité dans les vitrines des musées littéraires, ou prêts pour l’impression, soigneusement conservés, il me semble de plus en plus souvent que je suis, moi aussi, devant la barrière au-delà de laquelle se trouve l’alignement muet, concentré, d’êtres
Les lettres de jeune fille de ma grand-mère, que je retape ligne à ligne, les chansons soviétiques consignées par Galia sur des feuilles de papier machine, les lettres d’un philosophe, le journal intime d’un tourneur, tout cela m’évoque de plus en plus le cerveau, les os du bassin et les organes génitaux de Saartjie Baartman, conservés dans le formol. La Vénus hottentote, comme on se plaisait à l’appeler, est l’objet favori de l’intérêt scientifique à l’aube du xixe siècle. La forme de son corps, le diamètre de ses mamelons et les lignes de ses fesses sont tenus pour la preuve vivante de la justesse de diverses théories évolutionnistes et le fondement d’hypothèses plus audacieuses encore. Le célèbre naturaliste Georges Cuvier porte une attention toute particulière à la longueur des lèvres de son vagin. On l’exhibe devant des étudiants en médecine, puis devant des amateurs éclairés, enfin au cirque. Il est même permis, parfois, de la tripoter. Pire : elle doit encore servir l’humanité après sa mort. À Paris, le Muséum d’histoire naturelle expose consciencieusement ses restes pendant cent cinquante ans et n’y renonce qu’en 1974. Nous autres, du passé et du présent, sommes infiniment vulnérables, désespérément intéressants, absolument sans défense. Surtout quand nous ne sommes plus.
*1. Poétesse née en 1948, décédée en 2010, et curieusement sous-estimée.
*2. Boisson traditionnelle fermentée, à base de blé (pain), de baies ou de fruits.
*3. Alexandre Vertinski (1889-1957) : l’un des chanteurs les plus célèbres de son temps. Il émigre en 1918, rentre en URSS en 1943, où il sera à la fois très populaire et toujours à la limite d’avoir des problèmes avec les autorités.
*4. Dans la Russie prérévolutionnaire, titre respectueux employé envers les aristocrates et les maîtres de domaines.
*5. Maria Babanova (1900-1983) : actrice, prix Staline 1941, médaille de bronze de la Comédie-Française au début des années 1960.
*6. Premier établissement d’enseignement supérieur destiné aux jeunes filles en Russie. Les cours Bestoujev existent de 1878 à 1917.
*7. Mikhaïl Gasparov (1935-2005), philologue, historien de la littérature antique et de la poésie russe, théoricien de la littérature, poète, essayiste, traducteur.
*8. Il est de coutume en Russie, encore aujourd’hui bien que plus rarement, de mettre des majuscules aux pronoms dans les lettres. Il s’agit à l’origine d’un emprunt à l’allemand.
*9. Alors qu’il est masculin aujourd’hui.
*10. À Moscou, à côté de la place Rouge.
VIII
Liodik ou le silence
Au printemps 1942, sur les routes de ce qui, en temps de paix, s’appelait la région de Leningrad, marchaient dans le crépuscule des groupes de soldats soudés en une chaîne et s’accrochant de toutes leurs forces les uns aux autres. Ils avaient d’ordinaire à leur tête quelqu’un qui s’orientait dans l’espace un peu mieux que les autres. Ce dernier repérait, à l’aide d’un bâton, les ornières, les corps des hommes et des chevaux, et la litanie des aveugles, qui le suivait comme elle pouvait, évitait ces obstacles. Leur maladie, au nom grec de nyctalopie, commence ainsi : la personne cesse de distinguer le bleu foncé et le jaune ; son champ de vision se rétrécit et quand elle entre dans un local éclairé, des taches de couleur dansent devant ses yeux. Le populaire l’appelle la
Leonid Himmelfarb, cousin de mon grand-père, alors âgé de dix-neuf ans, se trouvait dans les forêts et marécages entourant ces routes : depuis l’automne précédent, son régiment de fusiliers, le 994e, tenait les positions dans la région, ayant dû, à plusieurs reprises, renouveler entièrement ses effectifs et son commandement. De tout ce temps, Liodik – comme on l’appelait en famille – avait écrit à sa mère évacuée dans la lointaine ville sibérienne de Ialoutorovsk. Il était encore chez les siens un an plus tôt – ses premières lettres avaient été envoyées en mai des camps militaires des environs de Louga. Dans l’une d’elles, il disait qu’il était allé à Leningrad porter des papiers pour entrer à l’école d’aviation : « Mais, naturellement, je n’ai pas été pris, j’ai été déclaré inapte. »
Le 1er septembre 1939, premier jour de la guerre mondiale, l’URSS adoptait la loi sur les obligations militaires, qui imposait la conscription. Désormais, les enfants et petits-enfants de ceux dont l’origine sociale était jugée douteuse – anciens nobles, manufacturiers, marchands, officiers de l’armée tsariste, prêtres*1, paysans aisés – étaient jugés aptes ; précisons qu’ils devaient servir en tant que simples soldats et que les écoles militaires leur restaient fermées. Sur le moment, cette innovation parut presque démocratique, dictée par une logique d’égalité. Toutefois, la même loi abaissait d’un coup l’âge de l’appel, qui passait de vingt et un ans à dix-neuf (et dix-huit pour ceux qui n’avaient pas été au-delà de l’école secondaire). Liodik écrivait que dans sa tente pour dix on dormait au chaud, confortablement, qu’ils s’étaient fabriqué une table, un banc, avaient un peu embelli les lieux alentour, et il promettait d’apprendre à mieux jouer aux échecs. Selon les nouvelles normes, la ration de pain était de huit cents grammes, et non plus d’un kilo, on avait instauré un jour sans viande pour lequel on avait prévu du fromage, et tout cela était sinon joyeux, du moins intéressant et compréhensible.
Il y a, dans les papiers de maman, une enveloppe à part, contenant les lettres et des photographies de Liodik enfant. Le petit garçon chaussé de bottes de feutre et de caoutchoucs vernis, coiffé d’une toque d’astrakan rabattue sur les yeux, avait eu une place importante dans sa propre enfance, l’absence en avait fait, en quelque sorte, un garçon de son âge, et sa mort à vingt ans à peine serait à jamais une nouvelle effarante. Au décès de sa mère,
Au crayon sur une feuille de cahier à lignes :
De fait, Liodik avait été mobilisé d’emblée, il s’était retrouvé dans la guerre alors que celle-ci n’avait pas encore commencé. Cette lettre est écrite le jour de son anniversaire : il a tout juste dix-neuf ans. Les troupes allemandes font déjà mouvement pour encercler Leningrad. À Tcherepovets, on forme en hâte, avec des évacués, des adolescents d’hier, des résistants locaux enrégimentés, avec tous ceux qui tombent sous la main, la 286e division, qui comprend le 994e régiment de fusiliers. Que l’on jette aussitôt au cœur de la bataille.
Du côté de la gare de Mga*3, se trouve la rivière Nazia ; alentour, des lieux appelés Voronovo, Poretchié, Michkino, Karboussel, tout un espace – seize-vingt kilomètres – de terre marécageuse et de forêts. Kirill Meretskov, qui commande le front du Volkhov et y a laissé des centaines de milliers de soldats, se remémore, des années plus tard : « J’ai rarement vu un endroit moins propice à l’offensive. Les lointains infinis des forêts, les fondrières, les champs de tourbe noyés d’eau, les routes défoncées sont à jamais gravés dans ma mémoire. » Là, dans les fondrières, le 994e régiment de fusiliers végétera pendant trois ans, s’efforçant d’avancer, reculant pour installer son campement, cédant et maintenant tour à tour ses positions.
Cela commence dès le mois de septembre, où le convoi se fige dans le brouillard, sans pouvoir atteindre la voie d’évitement ; Dieu sait pourquoi, nos avions ne sont pas là, alors que les Allemands sont proches. On décharge les wagons pendant une alerte aérienne, en glissant et en trébuchant, on traîne dans le taillis armes et télègues. Les chevaux tirent péniblement les charrettes à essieux de bois. Suivent des semaines de bombardements incessants. En même temps que les bombes, tombent du ciel des tonneaux aux parois percées de trous, qui font entendre un long hurlement insoutenable. Çà et là, des cuisines de campagne se perdent dans la forêt, redoutant de traverser les zones à découvert. La faim commence à se faire sentir. Comme armes, on ne dispose que de fusils. Le 11 septembre, près du village de Voronovo, quand les chars allemands passent à l’attaque, c’est la panique, les hommes se dispersent dans les marécages. En quelques jours, la division perd la moitié de
Étrangement, on peut reconstituer de manière assez détaillée ces jours et ces semaines ; un certain nombre de textes, d’interviews, de lettres appartenant à ceux qui ont alors survécu entre Voronovo et la Nazia ont été conservés. Nous n’avons pas eu d’artillerie pendant deux mois, se souvient un commandant de bataillon du 996e régiment, voisin. Outre les fusils, on donne à chacun une grenade à main et une bouteille contenant un mélange inflammable. Le temps se rafraîchit, il n’y a plus de pain, juste des biscuits. Pas d’alcool non plus. On a droit à un repas chaud par jour. Certains récupèrent les capotes des cadavres et les portent par-dessus les leurs. On rampe dans la neige jusqu’à l’état-major et retour. On partage entre les compagnies la viande des chevaux tués et on la fait bouillir.
« Un jour nous n’avons pas eu l’ordre de passer à l’attaque. Les Allemands ne nous ont pas non plus bombardés et leurs canons n’ont pas tiré. On n’entendait même pas de tirs de fusils. Sur toute la ligne de défense des marécages de Siniavino régnait un silence strident… Vous comprenez, une journée de silence ! Au bout de quelques heures, les hommes ont été pris d’une peur panique, un état d’angoisse effroyable… Certains étaient à deux doigts de balancer leur arme et de filer à l’arrière… Nous autres, du commandement, on faisait le tour de la ligne en essayant de calmer les hommes, à croire que les chars allemands arrivaient sur nous. »
Dans les lettres de Liodik, rien de cela n’est mentionné, pas la moindre allusion. Sur chacune d’elles, le tampon obligatoire : « visé par la censure militaire » ; en l’occurrence, le censeur n’avait pas à s’inquiéter. Un ouvrage consacré au front du Volkhov cite une lettre d’un lieutenant Vlassov, datée du 27 octobre 1941 : « Les premières gelées et la neige mettent hors d’eux les fascistes*4, surtout quand, à travers leurs jumelles, ils voient nos soldats de l’Armée rouge dont tous les vêtements sont doublés d’ouate, qui portent de chaudes chapkas et ont, par-dessus tout ça, leur capote. Eux, à ce que nous en voyons, n’ont toujours que de courtes vestes… Tout ce qu’on peut dire, c’est que les opérations de combat sont à notre avantage et que les officiers de Hitler n’auront pas le plaisir de déjeuner à l’hôtel Astoria, ce dont ils rêvaient. » Ce tableau, avec chapkas et congères, on le voit comme dans les jumelles évoquées ; la pointe d’humour et la certitude de la victoire sont obligatoires pour le commandement. Néanmoins, nul ne s’attend à ce qu’un lieutenant cache, par exemple à sa femme, qu’il est, malgré tout,
C’est pourtant ce que fait Liodik Himmelfarb, concentré pour ne rien raconter de lui. Il ne cesse de poser des questions, en premier lieu sur la santé de sa mère qui le tourmente : son travail ne la fatigue-t-il pas trop ? Il lui demande de ne pas s’inquiéter pour lui, tout, absolument tout, est parfait. S’il est resté silencieux pendant plus d’un mois, c’est à cause de l’« effroyable paresse » qui s’empare de lui « dès qu’il s’agit d’écrire des lettres ». Rien de nouveau de son côté. Lionia, Liolia, leur nouveau-né, Sarah Abramovna vont-ils bien ? Et oncle Sioma et sa femme ? Que dit oncle Boussia ? Comment allez-vous tous, mes très chers ? Simplement, je t’en prie, ne t’inquiète pas pour moi, c’est inutile, superflu. Porte-toi bien et sois heureuse. Porte-toi bien et sois heureuse. J’ai tout ce dont j’ai besoin.
* * *
Au tout début de la guerre, à Leningrad, Daniil Harms et le peintre Pavel Zaltsman se rencontrent par hasard chez des amis. On sait bien de quoi ils parlent : il n’y a aucune illusion à se faire. À un moment, Harms évoque l’avenir proche : « Nous fuirons en rampant, sans jambes, nous agrippant à des murs de flammes. » Marina, son épouse, se remémore la veille de l’arrestation du poète : il fallait porter une table dans le couloir, mais « il avait peur que survienne un malheur si on la bougeait ». Harms est arrêté le 27 août. Dans sa cellule de la prison des Croix, il entend peut-être vrombir l’air pur de ce 8 septembre où les lourds bombardiers lâchent leurs bombes sur les entrepôts Badaïev.
Beaucoup ont gardé le souvenir de cette journée ensoleillée : à Levachovo, dans la banlieue de Leningrad, l’étudiant Nikolaï Nikouline voit exploser les obus de la DCA, pareils à des morceaux d’ouate dans le ciel d’azur. « L’artillerie tirait comme une folle, de manière désordonnée, sans causer le moindre dégât aux avions. Ces derniers ne se donnaient pas même la peine de manœuvrer, ils ne modifiaient en rien leur formation et, comme s’ils ne remarquaient pas les tirs, volaient obstinément vers leur but… C’était terriblement effrayant, et je m’aperçus soudain que je m’étais caché sous un morceau de bâche. » Dans le sable sifflaient et s’éteignaient les bombes incendiaires.
Quand tout se calme, on voit qu’une fumée noire recouvre la moitié du ciel en direction de la ville. Lioubov Vassilievna Chaporina, âgée de soixante-deux ans, regarde du même côté par sa fenêtre. « Haut dans le ciel, les petites boules blanches des explosions, les tirs désespérés de la DCA. Tout à coup, de derrière les toits, grossit rapidement un nuage blanc, il va de plus en plus loin, d’autres s’amoncellent sur lui, tous sont dorés par le soleil couchant, ils emplissent le ciel, deviennent de bronze et, d’en bas, monte une bande noire. Cela ressemble si peu à de la fumée qu’il me faut du temps pour admettre qu’il s’agit d’un incendie… Un tableau grandiose, d’une sidérante beauté. »
Les journaux intimes et les carnets du blocus, au cours de l’effroyable hiver 1941, ne disent pas autre chose, à croire que ce mot de « beauté » explique quoi que ce soit, ou plutôt isole – çà et là surgissent des aires se distinguant étonnamment du reste du texte. Ces zones, qui rappellent des bulles se formant sous la glace, sont aménagées par différents auteurs pour voir et décrire la beauté. La ville affamée, entièrement absorbée par la question de sa survie, tombe parfois dans la contemplation : ainsi s’endort-on par grand froid, sans plus craindre de geler. Le rythme du texte change. Ce qui s’écrivait en hâte – vite, fixer, ne pas laisser les choses sombrer dans l’oubli –, relevant un détail, des conversations, des blagues, tenant la chronique quotidienne de la déshumanisation, s’accorde soudain une longue pause afin de contempler les nuages et de décrire les effets de lumière. C’est d’autant plus frappant lorsqu’on saisit à quel point tous ceux qui écrivent sont accaparés par le labeur acharné de la survie. Leurs témoignages ont en vue un destinataire, le futur lecteur qui prendra conscience de ce qui s’est passé dans toute son horreur et sa honte, qui pourra entrevoir les arrestations et les relégations, les bombardements nocturnes, les tramways figés, les baignoires emplies de saletés gelées à manger, la peur et la haine dans les files d’attente pour le pain.
Néanmoins, les longues digressions n’ont, me semble-t-il, ni visée consciente ni sens immédiat ; je les qualifierais volontiers de « lyriques », n’était leur caractère curieusement impersonnel. Une vision détachée, qui paraît n’appartenir à personne, qui n’a pas de
De la même façon progressent, avec de longues interruptions-comas, les Mémoires de ceux qui combattent durant ces mois aux environs de Leningrad et voient de leurs yeux les projecteurs, gigantesques lustres au-dessus de la glace, descendant du ciel en parachute, et les jaillissements de flammes multicolores palpitant sur la ville en feu. Il semble que ces territoires voués à la mort se dédoublent soudain, se reflètent entre eux, comme s’il n’y avait aucune différence entre la ville assiégée qui périt (sept cent quatre-vingt mille personnes mourront durant la première année du blocus) et le front.
La
Les gens qui peuplaient la ville et le front changeaient aussi rapidement que leurs représentations du possible et du naturel. Le
Durant l’été 42, la faim et le froid refluèrent un peu, ce qui entraîna un nouveau problème inédit, quelque chose comme un écart entre le répit offert et l’inertie de la lutte pour l’existence entée dans la chair. Un petit coussin de cuir dans un fauteuil (charmant cadeau de l’ancienne vie) suscitait une pesante perplexité : « la possibilité surgissait d’un retour des choses à leur vocation première. » Mais qu’en faire ? Et que faire des rayonnages de livres, que faire des livres eux-mêmes ? Voici qu’ils avaient rampé plus près de nous, simplement on ne voyait pas encore dans quel but les prendre en main. La capacité irréfléchie de chauffer les poêles, de monter l’escalier glacial avec un seau d’eau, de supporter le poids des gamelles, des sacs, des cartes de rationnement, l’accablant rituel quotidien du réveil et des préparatifs – tout cela était le lot d’un homme nouveau. Dans le monde ainsi changé, il était préférable de se séparer de son ancien
Envoyé au front durant l’été 1941, Nikouline raconte à peu près la même chose ; à la fin de l’automne, il connaît, lui qui souffre de dystrophie et est complètement perdu, un changement inattendu. Plein de poux, à bout de forces, il passe une nuit dans une fosse, où il pleure de cafard et de faiblesse. « Des forces me revinrent je ne sais d’où. Au matin, je rampai hors de mon trou, errai dans les trous déserts des Allemands et trouvai une pomme de terre gelée, dure comme la pierre. J’allumai un feu… Alors commença ma renaissance. J’eus soudain des réflexes de défense, de l’énergie. J’eus du flair, lequel me souffla la conduite à tenir. J’eus de la poigne. J’entrepris de trouver de quoi bouffer… Je me mis à ramasser des biscuits et des croûtes près des entrepôts, des cuisines, bref, je trouvais à manger partout où je pouvais. Et on me prit en première ligne. »
L’homme nouveau, capable, qui a appris à survivre, n’est pas seulement utile à lui-même, il l’est aussi à l’État – il sert la cause et, là encore, il n’y a plus de différence entre la ville-front et la ligne de feu. La pensée qui anime les textes du blocus de Guinzbourg est précisément celle de l’utilité, entendue de façon particulière. Le monde occidental s’est révélé impuissant face à Hitler, dit-elle. Le seul qui a pu en venir à bout aura été le Léviathan soviétique : un système terrorisant, corrompant, dépersonnalisant l’individu au point que celui-ci a appris à se sacrifier sans presque s’en rendre compte. Alors que l’individuel se figeait d’horreur, se décomposait, avait une conduite stupide ou vile, le sens vint sous le signe d’une résistance collective à un mal incontestable. Des entrailles de la ville agonisante (de l’intérieur du sacrifice accompli), Guinzbourg se propose, et propose à sa classe d’intellectuels libres, une autre sorte de mobilisation : le renoncement au privé/à l’égoïsme, au nom d’une
Conformément à cette logique de
« Habitants de grandes villes, ne soupçonnant pas que la lune existât ailleurs qu’à la datcha, nous trouvions naturel, une chose allant de soi, qu’il y eût de la lumière, la nuit, dans les rues. Je me rappelle comment cela m’apparut la première fois. Tout était d’un noir absolu, l’obscurité d’une nuit de novembre. La noirceur du ciel se distinguait difficilement de celle des immeubles qui se dressaient, énormes boîtes (çà et là, des fentes mal colmatées laissaient passer un filet de lumière). D’étranges tramways bleus circulaient, ils paraissaient à étage, car ils se reflétaient profondément dans la noirceur mouillée de l’asphalte.
Sur la Nevski*5, en perspective, apparaissaient et se rapprochaient les gros feux jumeaux des voitures, tantôt d’un bleu sombre, ainsi qu’il convenait, tantôt verdâtres ou, curieusement, d’un orangé sale. Les feux avaient pris une importance inouïe. Ils allaient par paires (et en chaîne), et brusquement, dans le brouillard, exhalaient un rayon concentré ou une corne. »
Le texte qui, jusqu’à présent, se déroulait entre compte-rendu et généralisation, commence sous nos yeux à
* * *
À la moitié de l’automne, la ville commence seulement à se refroidir. On dit la famine inévitable, mais on peut encore trouver à manger dans les cafés. Après une attaque aérienne,
À l’encre violette sur un bout de papier :
Au même moment, Chaporina note dans son journal que les trognons de choux qu’elle a trouvés en dehors de la ville font, cuits à l’étuvée, un bon plat et qu’il serait bien d’en avoir en réserve. Soir : Liodik a déjà quitté ses proches, il marche par les rues non éclairées, il lui faut encore rejoindre son unité. À la nuit, les nuées se sont dissipées, on commence à voir les étoiles, et Chaporina s’attend à des
Le même jour, les éclaireurs allemands rapportent au commandement de la 18e Armée l’état d’esprit des habitants de la ville assiégée et recommandent de diversifier la propagande. « Il est indispensable d’utiliser des tracts. C’est un moyen d’agir par surprise, à même de semer la confusion chez l’ennemi en présentant les mesures adoptées par les Soviets comme servant les intérêts allemands. Par exemple, les ouvriers ne doivent pas refuser de prendre les armes, car, à l’instant décisif, ils devront les retourner contre les dirigeants rouges. » Il y a là un curieux écho des paroles reproduites dans l’acte d’accusation du dossier de Harms. Si l’on en croit un informateur anonyme du NKVD, il aurait dit naguère : « Si l’on me force à tirer à la mitrailleuse depuis les greniers dans des combats de rue contre les Allemands, je ne tirerai pas sur ceux-là, mais sur
En admettant que ce soit vrai, il n’était pas le seul. Les rapports du NKVD cités dans l’ouvrage sur le blocus de l’historien Nikita Lomaguine tiennent un compte détaillé des sentiments défaitistes dans Leningrad assiégée. En octobre, on relève entre deux cents et deux cent cinquante « marques d’antisoviétisme » par jour, et trois cent cinquante en novembre. Devant les magasins où, dès 3 ou 4 heures du matin, des files d’attente se forment et où des foules de gamins mendient des croûtons de pain, on explique que les Allemands
Je ne sais pourquoi, je songe ici à la façon dont, aux premières semaines de la guerre, Lev Lvovitch Rakov, naguère amant de Kouzmine, savant, bel homme et dandy russe, tentait de rassurer une amie dans un café de Leningrad qui brillait encore de tous ses feux. « Allons donc, pourquoi vous inquiéter ainsi ? disait-il. Bon, les Allemands vont venir, mais ils ne tiendront pas longtemps. Ensuite, ce seront les Anglais et nous lirons tous du Dickens. Et ceux qui ne voudront pas ne liront pas. »
Dickens s’est révélé fort utile dans la Leningrad du blocus, faisant office tantôt de remède réconfortant, tantôt de source de chaleur. Étrangement, on relisait surtout, et on lisait aux enfants,
La lettre est envoyée par l’intermédiaire des tantes, et le jeune homme aurait pu écrire librement, sans méfiance. Il ne le fait pas et ne le fera jamais. À l’automne 41, le nombre de lettres en provenance du front de Leningrad retenues par la censure ne cesse d’augmenter, rien que dans la ville elles se comptent par milliers. Mais même celles qui parviennent à leur destinataire se distinguent des lettres de l’enveloppe de ma mère, en premier lieu par un désir non dissimulé de partager ce qui se passe alentour. Ici, on demande d’envoyer des choses, des papirosses, on décrit le fonctionnement d’une batterie de mortier, on explique les particularités du travail d’instructeur politique. Là, on promet de vaincre l’ennemi jusqu’au dernier et on raconte comment on procède (« Chère sœur Mania, les peurs ne manquent pas au front, c’est insupportable »). Leonid Himmelfarb, lui, continue d’écrire que
C’est impossible à vérifier, mais je ne peux me défaire de l’idée qu’une angine, en ces semaines, n’était pas un motif suffisant pour se retrouver des premières lignes à l’hôpital, surtout à Leningrad. Il n’était pas si simple d’atteindre la ville. L’explication qui vient tout de suite à l’esprit est une blessure dont Liodik ne veut pas parler à sa mère – explication à la fois vraisemblable et improuvable. Les carnets de Nikolaï Nikouline indiquent qu’au front on n’était pas malade :
Le 16 novembre, le 994e régiment de fusiliers essuie un feu nourri d’artillerie. Il fait froid, dans les – 20 ºC. Pas moyen, dans les marécages, de construire des casemates, on se retranche comme on peut. Les Allemands avancent et occupent une partie de nos tranchées ; leurs canons tirent en continu, ne nous laissant pas progresser d’un mètre. Le lendemain, l’attaque s’enraye, l’ennemi recule. La terre est gelée, on trouve des fosses toutes prêtes, creusées dès l’automne, on y balance quatre cents cadavres. Les autres, russes et allemands, restent à gésir en première ligne, la neige ne tarde pas et recouvre ce qu’elle peut.
La lettre de Liodik datée de novembre est envoyée le 27. D’où écrit-il ? Allez savoir… Que lui est-il arrivé ? Impossible de le deviner ou d’expliquer pourquoi les parentes de Leningrad n’ont pas écrit aux
Au début du mois de décembre, Chaporina remarque que les gens ont le ventre gonflé par la faim. Les passants ont un teint jaune tirant sur le verdâtre, comme en zinc, « il y en avait beaucoup comme cela en 18 ». On raconte que quelqu’un a vu deux individus morts de froid dans la rue. Durant ces semaines, le
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La dangereuse obsession de la nourriture – on pouvait aisément s’y enliser, ne plus vouloir bouger – forme le contenu secret de la vie pendant le blocus. Il était terrifiant mais si doux d’en parler, et on s’efforçait d’éviter le sujet, surtout en public, au travail, dans l’espace de la
Les lettres de Leonid Himmelfarb ne soufflent mot de la nourriture.
Cette lettre est particulière, un peu étrange, on la dirait écrite sous un angle différent des autres. Les précédentes commencent par une cascade de questions et s’achèvent par la panoplie symétrique des salutations (à tante Betia, Lionia, Liolia, l’ordre est toujours le même : du cœur chaleureux de la famille à des parents plus éloignés), qui paraîtraient formelles sans la nostalgie qu’elles recèlent. On la perçoit le plus nettement non dans les mots, mais derrière eux, dans le nombre même des lettres – parviennent-elles à leur destinataire ? –, dans l’insistance (comment allez-vous, mes très chers ?) des répétitions. On pourrait croire qu’il préférerait envoyer un télégramme, mais qu’il est contraint, à la place, de remplir tout l’espace de la feuille de cahier avec la même question qui ne le laisse pas en repos. La correspondance est l’unique moyen d’atteindre ses proches, tout en se gardant de leur laisser entrevoir ce qui se passe vraiment. Les bords ne s’écartent que très rarement et, dans la percée ainsi formée, l’envers apparaît, fugitif. Durant l’été, Liodik écrira à sa tante, mon arrière-grand-mère : « Je suis heureux que vous soyez tous installés, que vous ayez votre petit carré de terrain, et même des poulets. La phrase dans laquelle tu dis que nous laisserons tout cela avec plaisir quand nous rentrerons à la maison m’a fait beaucoup rire. Aussi bien que vous soyez là-bas, on est toujours mieux chez soi, inutile de le dissimuler, pas vrai ? »
Le propos sur la formation est le seul où une angoisse poignante est perceptible. Le sujet est tout entier compressé en quelques lignes mal assurées, dans lesquelles le choix effectué (« j’étais obligé d’accepter ») ne semble pas tout à fait fixé et l’on souhaiterait entendre ce qu’en dira maman : « Écris-moi à ce sujet. »
Les commandants intermédiaires, de sections, de compagnies, manquaient désespérément au front ; aux environs de la nouvelle année, ils avaient dû être presque tous renouvelés sur le front du Volkhov. Le 4 octobre 1941, paraît l’ordre no 85, appelé à corriger cette situation : « Sur la création, auprès des états-majors des armées et divisions, de cours visant à former des commandants subalternes et intermédiaires ». Cet ordre, Staline l’a rédigé en personne, réduisant en conséquence les délais prévus pour cette formation : ils ne sont plus que d’un mois dans la zone du front, de deux dans les états-majors des armées. Le deuxième point concerne directement Liodik et sa récente expérience des combats :
2. Créer auprès des états-majors des armées une formation à l’intention des sous-lieutenants appelés à prendre le commandement de sections. Les cours pourront accueillir jusqu’à deux cents hommes.
Les effectifs seront complétés par des sergents et par les meilleurs des caporaux qui se seront illustrés au combat, y compris ceux rétablis après une blessure légère. Le temps de formation sera fixé à deux mois.
3. On sélectionnera pour assurer la formation les meilleurs éléments des états-majors et des unités des armées.
Un correctif sera apporté au troisième paragraphe : Staline modifiera les « meilleurs éléments », optant pour une formulation plus réaliste : les éléments « compétents ». Les exigences concernant les instructeurs sont minimales, la formation est extrêmement courte. Les commandants intermédiaires, qui doivent emmener leurs hommes à l’attaque, sont les premiers à tomber, ils meurent par milliers, il en faut de nouveaux, le pays n’en est jamais rassasié. Ils sont plus présents sur le devant de la scène que les soldats du rang, et la faute retombe sur eux lorsqu’une compagnie fait soudain retraite sous un feu nourri ou qu’une sentinelle quitte un instant son poste pour se réchauffer un peu.
L’existence famélique menée en première ligne est moins chiche que ce qui attend un élève dans la ville assiégée. En 1941, on révise sans cesse à la baisse les normes alimentaires pour les soldats, mais les combattants de la ligne de front ont encore droit à ce qui, bien souvent, est un luxe à dix kilomètres au nord. On leur donne aussi du gros-gris. Ils touchent quatre-vingt-dix grammes de pain, auxquels s’ajoutent viande, céréales, pommes de terre et oignons ; à ceux qui ont le scorbut on distribue des comprimés de vitamine C. Dans les hôpitaux militaires, la ration des blessés est assez généreuse. Elle comprend non seulement six cents grammes de pain, de la viande, du poisson, mais aussi du beurre et du lait, du sucre, des jus de fruits ou des extraits de fruits et de baies. Pour les convalescents, la ration de pain monte jusqu’à huit cents grammes. En comparaison, la vie des élèves est miséreuse, et la rumeur s’en répand dans les unités.
Bien que Liodik ne redoute pas la faim et qu’il n’ait pas vu de ses yeux ce qui se passe à Leningrad durant ces mois, il a toutes les raisons de s’angoisser. Les enfants et petits-enfants de prêtres, d’aristocrates ou de marchands sont bons pour le service dans le rang, mais les postes d’officier leur sont interdits. De ce point de vue, tout n’est pas rose pour Leonid Himmelfarb : il a de la famille à l’étranger, dont on conserve, dans les vieux albums, de nouvelles photos en couleur ; et puis il y a ses grands-pères, dont on s’efforce, dans les enquêtes et questionnaires, de ne pas préciser l’origine et la situation. Les promotions dans l’armée rendent ces choses un tout petit peu plus visibles ; les enquêtes, avec leurs « n’a pas fait partie de », sont vérifiées plus sérieusement, le fait d’être un simple soldat a l’air plus suspect. Il y a sans doute autre chose pour Liodik : la gêne de quitter ses camarades de première ligne. Lui qui ne veut jamais rien
Les Mémoires d’Ivan Zykov, soldat du front, décrivent les formations de Leningrad, mais à un grade plus élevé, à l’intention des commandants de bataillons. Elles avaient lieu dans une école du quartier de la Grande Okhta ; les élèves y dormaient, le nagant*8 sous l’oreiller, les fusils chargés en faisceaux. Ils ne sortaient quasiment pas dans la ville, il n’y avait d’ailleurs rien à y faire, hormis se remémorer le Leningrad d’avant-guerre, « la majesté et la beauté de ses quais et perspectives ». L’école n’était pas chauffée, les canalisations étaient gelées depuis novembre. Quelque part, affirmait-on, des théâtres fonctionnaient, et les acteurs, hâves, montaient sur la scène pour
« Assurer le ravitaillement était compliqué. Les cuisiniers étaient des civils ; des élèves étaient désignés, chaque jour, pour livrer l’eau et fendre le bois. L’eau, puisée dans la Neva, était transportée dans un grand tonneau sur une luge, l’opération se répétait de nombreuses fois par jour. À quelque quatre cents mètres, une maison en bois était débitée. On s’y rendait à pied, on portait à dos d’homme une paire de rondins, on les sciait, les fendait, les apportait à la cuisine. À toi de jouer, cuisinier, prépare-nous de la soupe et de la kacha ! Voici le déjeuner prêt, mais on ne nous permet pas d’entrer dans la cantine. Il faut d’abord faire la queue près d’un tonneau contenant une décoction d’aiguilles de pin ou de sapin : on a ordre d’en emplir son quart et de la boire pour éviter le scorbut. Alors seulement, va déjeuner, mon gars ! »
Le froid persistera encore longtemps, longtemps. « La neige tombait, tombait, tombait. La place, le quai, le palais d’Hiver écaillé, l’Ermitage aux vitres cassées, tout cela me semble quelque chose de lointain, de fantastique, une ville de conte, morte, au milieu de laquelle se meuvent, se hâtent jusqu’à leur dernier souffle, d’irréelles ombres chinoises. »
Aux environs de février, le cannibalisme devient le sujet permanent des conversations : journaux et carnets s’emplissent de sombres rumeurs sur ce thème. « Le professeur D., médecin légiste, affirme que le foie d’un homme mort d’inanition-épuisement n’est pas bon ; toutefois, mélangé à de la cervelle, c’est excellent. Comment le sait-il ??? » On colporte la chose, accompagnée de la sempiternelle question : « légende ou réalité ? », de détails outrageusement naturalistes, qui renvoient d’un bond le conteur et l’auditeur en arrière, du côté de la
* * *
Au printemps 1942, la vie, malhabile, commença presque à contre-cœur à reprendre ses anciennes formes. Les distributions de produits alimentaires augmentèrent ; le marché revint et, avec lui, la possibilité d’acheter des choses. La ville, devenue plus simple et rude, prit sous le soleil les traits d’un village ; çà et là, la terre était dénudée, bonne pour des potagers, ici on récolterait des pommes de terre, des choux, des concombres. En avril, les Leningradois sortirent dans les rues, afin de les purifier des traces de l’effroyable hiver ; il n’avait pas disparu, il s’exhalait de la moindre fente, mais les changements semblaient paradisiaques. L’euphorie, instable, vacillante (on n’osait y croire, on avait simplement envie de souffler un peu sous son soleil de verre), rejaillit dans les textes du blocus au cours de ces semaines et de ces mois. Au début de l’été, Klavdia Naoumovna écrit à son fils : « La vie s’anime, je dirais même qu’elle bat son plein, comparée à l’hiver. Les gens sont propres, ils portent à nouveau des habits corrects. Des tramways circulent, des magasins rouvrent peu à peu. On fait la queue devant les parfumeries – il y a eu un arrivage de parfums à Leningrad ! Certes, le flacon coûte cent vingt roubles, mais les gens achètent et m’en ont acheté. Cela m’a fait un plaisir fou. J’aime tant le parfum ! Je me parfume et j’ai l’impression d’être rassasiée, l’impression que je rentre à l’instant du théâtre, du concert ou d’un café. Cela vaut particulièrement pour le parfum Moscou rouge. » Chaporina lui fait écho – l’air est merveilleux, et ces radis ! On n’a rien de spécial à espérer – « il n’empêche, nous sommes vivants ».
Otter, héros et alter ego de Lidia Guinzbourg, éprouve la même impression de satiété incrédule en se réveillant un matin avec « le sentiment pas encore annihilé d’une absence de souffrance ». Le texte d’
Sur le front de Leningrad, un semblant d’heureuse accalmie. Quand la neige disparut, écrit Nikouline, on découvrit des
Je reçois des lettres de toi,
Et j’entends ta voix qui résonne,
Alors je vois, entre les lignes,
Le petit foulard devant moi.
* * *
Avant la guerre,
Pour les aimées, les désirées,
Canarde le mitrailleur,
Pour l’humble petit foulard bleu
Qui couvre les épaules chères.
D’autres chansons, parmi les plus populaires, connaissent ce genre d’aventure.
La fameuse
Aussi étonnant que cela puisse paraître, en temps de guerre soldats et officiers continuent de percevoir leur solde. Les normes de 1939 prévoient entre cent quarante et trois cents roubles par mois pour un fantassin et un peu plus pour les artilleurs et les tankistes. En situation de guerre, s’y ajoutent des
Cette lettre est la dernière. Le 25 août, rapportant dans son journal les propos d’une relation, Chaporina note entre parenthèses : « Je suis là, à écrire et, quelque part aux environs de la ville ou dans les faubourgs, retentit une intense canonnade, c’est un duel d’artillerie, la basse tonne, menaçante, tel un gros orage qui approche. »
Le 27 août, est lancée la funeste offensive de Siniavino, destinée à briser le blocus à l’endroit le plus étroit. Pour effectuer leur jonction, les unités soviétiques n’ont que seize kilomètres à parcourir, à travers des forêts et des marécages littéralement farcis, depuis un an, de positions allemandes, de casemates, et semés de champs de mines. Des barbelés courent sur des centaines de mètres, auxquels s’ajoutent des retranchements fortifiés munis de fenêtres de tir, entourés de fossés emplis d’eau marécageuse. « Les canons ne cessent de tonner, tandis que la radio diffuse une joyeuse musique. À en croire la rumeur, nous sommes passés à l’offensive », écrit Chaporina.
Le 994e régiment de fusiliers a pour mission de s’emparer du village de Voronovo et de s’y retrancher ; de l’autre côté de la rivière, se trouvent deux maisons de repos à moitié en ruine, que les Allemands tiennent aussi. Dans ses Mémoires, le commandant du 1er bataillon se montre très précis : un feu nourri plaque les fantassins contre terre, quelques chars parviennent à franchir le pont et comprennent trop tard qu’ils sont seuls, que nul ne les suit, cinq jours et cinq nuits de combats incessants et vains, et les officiers tombent les uns après les autres. « Le commandant du 3e bataillon [
Zykov reviendra invalide de la guerre. La mère de Liodik Himmelfarb recevra un avis de décès standard, lui annonçant que son fils est tombé le 27 août, au premier jour de l’offensive. Sebald, qui aimait les analogies – signes d’affinités électives unifiant le tissu vital –, aurait pu noter qu’un an plus tôt exactement, le même jour, Harms était arrêté. D’un autre côté, dans les ténèbres de ces morts en gros, dates et anniversaires étaient pures conventions, on ignorait les dates réelles. Alexandre Goutman, qui commandait un bataillon dans le régiment voisin, racontait que les avis de décès « mort au combat » étaient rédigés pour tous les soldats à la file : on était bien souvent dans l’incapacité de récupérer les corps sur le champ de bataille, « le compte des morts était tenu approximativement ». Les dernières choses que l’on pouvait discerner dans la ténèbre qui s’avançait remontaient à quelques heures avant que tout ne commence.
« La mission est claire pour tout le monde, tous sont prêts pour l’offensive. Nous passons le relais de notre zone de défense à une unité qui arrive à peine. Le régiment part vers le point de rassemblement ou, pour le dire autrement, nous occupons nos positions de départ en vue de l’offensive. Nous dînons dans la forêt, fixons les postes d’observation et, au petit bonheur, nous installons pour dormir. Pour beaucoup, ce sera la dernière nuit de leur vie, or personne n’y pense, tous n’ont qu’une idée en tête : vaincre et survivre. La nuit passe, une nuit de bivouac, sans alertes particulières. À 6 heures du matin, on fume une papirosse, les combattants vérifient leurs armes, prennent sur eux des munitions, des cartouchières, leurs capotes roulées, des masques à gaz. Nous attendons le commandement. À 8 heures précises, on commence à préparer l’artillerie et les mortiers dans toutes les troupes de la 54e armée qui forment le groupe de Siniavino. À 9 heures, les troupes se mettent en marche. »
* * *
* * *
Les lettres de Liodik évoquent, çà et là, un enfant, pour l’instant sans nom, on ne sait de quel sexe, né ou à deux doigts de naître. Cet
*1. Rappelons que les prêtres orthodoxes sont le plus souvent mariés et pères de famille.
*2. Diminutif du prénom Berta.
*3. À une cinquantaine de kilomètres de Leningrad.
*4. Le mot
*5. La plus grande avenue de Saint-Pétersbourg.
*6. Appelés aussi
*7. Cigarettes russes à long tube de carton.
*8. Revolver créé par la firme belge Nagant et fabriqué pour l’armée russe, puis soviétique, entre 1895 et 1944.
*9. Isaac Dounaïevski (1900-1955) : compositeur, auteur d’une bonne douzaine d’opérettes, de musiques de film et de chansons très populaires.
*10. Autre diminutif de Leonid.
IX
Joseph ou l’obéissance
Il y a dans la ville de Wurtzbourg un palais, et dans ce palais un plafond, œuvre de Giambattista Tiepolo, qui ne ressemble à rien de ce qui existe au monde ; c’est là, d’évidence, une remarque inepte, car tout se ressemble au monde,
Le premier à arriver sur les lieux est l’artiste lui-même, qui séjourne trois ans dans cette ville pour lui septentrionale, avant que toute la compagnie ne se montre au plafond – perroquets, singes, nains, indigènes, alligators, jambes pâles de divines créatures, à demi dissoutes dans la roseur de l’air. Tout cela écrase notre monde avaricieux, suggérant la possibilité d’une réalité plus captivante que celle par nous construite.
Cet arc-en-ciel a bien failli tout entier partir en fumée le 16 mars 1945, quand, en dix-sept minutes, furent lâchées sur Wurtzbourg soixante-dix-huit tonnes de fer et de feu. La place sur laquelle, par un soir de printemps 1933, on brûlait des livres, était méconnaissable ; de la résidence du prince-évêque qui en faisait partie ne restait qu’un fantôme. Le palais n’avait plus de toit, ce que les flammes n’avaient pas dévoré était endommagé par l’eau et la suie. Le pâle plafond sculpté de la salle du trône, dont le méticuleux relief évoquait des fonds marins plus qu’une salle d’apparat, semblait n’avoir jamais existé ; plumes et hampes de flèches formaient le dessin d’arêtes de poisson rongées, quant aux lances réunies en gerbes, elles pouvaient sans effort passer pour des mâts de navires engloutis.
Aujourd’hui, tout a été restauré – sculptures, miroiterie, et cette pièce à l’étonnante couleur, dans laquelle l’argent vire au vert comme s’il n’y avait pas de différence entre eux. L’immense plafond, ses merveilles, ses alligators, étincellent à nouveau. Dans son ouvrage sur Tiepolo, Roberto Calasso parle de cette lumière rose comme d’un ultime sourire de l’Europe ancienne. Caractérisant la population bariolée de la fresque, il avance une idée fascinante. Nous observons, écrit-il, un exemple d’une autre humanité, qui n’a rien d’exotique et, en même temps, rien de provincial (diabolique différence, aurait ajouté l’exotique Nègre Pouchkine*1). Cette population peut être en relation et en fraternité « avec toute figure imaginable, homme ou demi-dieu, nymphes et autres habitants des fleuves et rivières*2. Pour Tiepolo, l’Indienne auréolée de plumes qui chevauche son alligator n’est nullement plus extraordinaire que les musiciens européens qui jouent à la Cour. » Dans la
Le sculpteur Joseph Cornell est surtout connu pour ses
Toutes les boîtes de Cornell sont vitrées ; on peut y voir un semblant de dérision quant à leur contenu, à croire que celui-ci est prévu pour qu’on touche chaque chose, qu’on y saupoudre du sable de couleur et qu’on fasse passer les boules de verre d’une coupe dans sa poche. Scellées telles des vitrines de musée, les boîtes, simultanément, promettent le jeu et sous-entendent que ce jeu est repoussé pour longtemps. D’ordinaire, le destinataire est déjà
La Taglioni n’arrive en Russie qu’en 1837 ; la peu vraisemblable histoire du noble bandit sonne différemment dans la version originelle : en place d’une peau de panthère étendue sur la neige, on parle d’un tapis déroulé sur la route détrempée, et il n’est pas question de cubes de glace. La seule
Cornell meurt un an avant son soixante-dixième anniversaire, le 29 décembre 1972. Cette date lui aurait plu, déposée dans un coffret de fête, entre Noël et le nouvel an ; il était, en outre, né la veille de Noël. Il passe toute sa vie au même endroit,
Après la mort de son frère, Cornell répète à maintes reprises que celui-ci était meilleur artiste que lui ; son frère (comme le fait remarquer un critique venimeux) dessinait essentiellement des souris et se passionnait sérieusement pour les circuits de chemins de fer destinés aux enfants. Une énorme série de travaux mémoriaux lui est consacrée, signée de deux noms : Joseph et Robert Cornell. Le mécanisme simple et triste caché derrière ce désir de faire coexister encore un peu les deux noms, de réaliser encore quelque chose
Le système complexe de rimes intérieures élaboré par Cornell durant les années de ses recherches historiques et de ses expéditions dans les magasins d’antiquités permet sans grande difficulté de relier tout ce qu’on veut à tout ce qu’on veut ; tel est le secret plaisir de ses activités. Il tient Baudelaire et Mallarmé pour ses maîtres ; l’idée, importante pour les deux, des
* * *
Ceux qui vivaient en Union soviétique dans les années soixante-dix peuvent voir dans les boîtes de Cornell l’équivalent des
Pour faire un
Comme tous les trésors (Sésame, ouvre-toi !), ceux-ci n’étaient pas en sûreté et l’on pouvait, par avance, faire ses adieux aux choses qui se trouvaient là. Peu connaissaient ces petits
En surface, ils n’étaient pas bons à grand-chose. Le système esthétique de la vie soviétique tardive, système élaboré et, dans son genre, assez convaincant, reposait sur des règles non écrites qui, d’une façon ou d’une autre, tournaient autour de l’idée d’
Dans les fermes et les campagnes de notre immense pays, on cachait dans la terre – en attendant – des carabines à canon scié, les nagants des grands-pères, parfois des pièces de dix roubles-or de l’époque du tsarisme. Plus près de Moscou, dans les potagers des datchas, il y avait de l’antisoviétisme dans les ténèbres humides, manuscrits et livres de la sédition qu’il était dangereux de garder même au grenier. Mais notre rapport, en apparence insensé, à ces caches dans la terre, a peut-être un lien direct avec ce qui nous occupe : nous cachions à des yeux étrangers la beauté qui manquait alentour et que nous ne voulions pas partager avec n’importe qui.
Des années plus tard, j’ai rencontré l’expression
* * *
En décembre 1936, dans une galerie de New York, Joseph Cornell présente à un petit groupe de spectateurs son premier film. Il s’intitule
Parmi les spectateurs, se trouve Salvador Dalí, alors âgé de trente-deux ans. Vers le milieu de la projection, il bondit sur ses pieds, renverse le projecteur, hurle que Cornell l’a pillé. Cette idée, insiste-t-il, était dans son inconscient à lui, Dalí, ce sont ses rêves
Après le départ de Dalí et Gala, la projection reprend ; des indigènes d’un bleu sombre, vêtus de pagnes bleutés, repoussent, à l’aide de perches, des crocodiles vers la rivière, le vent fait bouger les palmiers, une femme d’une éblouissante beauté s’approche de quelque chose, regarde attentivement, recommence une ou deux fois. Le soleil s’éclipse ; à la surface de l’eau apparaît une bulle ronde comme un œil. La femme joue avec un petit singe. Ce film ne sera plus montré nulle part ; au demeurant, il a déjà rempli sa fonction.
Il est à noter que Dalí estimait qu’on lui avait volé ce qui n’appartenait ni à lui ni à Cornell, du moins en termes de droits d’auteur ou de cycles de travail cinématographique. Ce qui est montré ce jour-là à la galerie Julien Levy, est constitué, à l’exception de quelques cadres, de fragments du film d’aventures
Au lieu de foncer pour sauver Dieu sait qui, l’héroïne, invariablement vêtue d’habits de style colonial clairs, est vouée à ce que l’on peut qualifier d’existence pure – organique. Dès les premières images, où la caméra se faufile dans l’obscurité indigène vers la case éclairée dans laquelle dort Rosa et l’aperçoit enfin à travers un rideau transparent comme une vitre, elle paraît infiniment rapetissée, à croire que nous jetons un coup d’œil dans l’une des boîtes de Cornell. Sur une table, un chapeau blanc ; la jeune femme se meut dans un espace illuminé, son visage est presque immobile, au montage seuls ses vêtements changent, une robe, une autre, un petit trench-coat blanc et souple, aux revers arrondis. Elle dit quelque chose, serre ses mains contre sa poitrine, mais nous n’entendons rien : le film parlant s’est changé en film muet. Certains de ses mouvements se répètent, une fois, deux fois, trois fois, comme s’il était indispensable que nous suivions le moindre de ses gestes, telle la croissance d’une fleur dans son épanouissement progressif. Le plus souvent, il s’agit d’une chronique de l’observation : l’héroïne se fige et observe, elle recule d’un pas et regarde à nouveau. À un moment, le rajah amoureux écarte le rideau et offre à la femme blanche un spectacle rarissime : une éruption volcanique. Ils la contemplent ensemble, tels des cinéphiles sur un balcon plongé dans les ténèbres. Lui porte un turban de toile fine ; elle a une robe du soir qui lui descend jusqu’aux pieds. Devant eux, le feu et la ténèbre. On voit distinctement un énorme perroquet – hôte permanent des travaux de Cornell.
Tous les films de Cornell sont agencés à peu près de cette façon ; aucun ne dure plus de vingt minutes, et en règle générale ils sont plus courts. On ne les commente guère, et cela se comprend : tous sont assez étranges. Dans l’un d’eux, intitulé
Cornell évacue du processus temporel tout ce qui lui est cher, pareil à l’enfant aux ciseaux qui découpe dans un livre l’image de son tsarévitch ou de son cheval préféré ; ainsi, dans les années trente soviétiques, allait-on voir et revoir un film consacré à un commandant rouge ; un film célèbre, dans lequel s’entrechoquent et s’affrontent, une ultime fois, le vieux monde et le nouveau, entièrement refait. Une scène d’« attaque psychologique » en sera décrite par Mandelstam, alors en relégation dans son Voronej : le moment où apparaissent, « une mortelle papirosse entre les dents/ Les officiers de la toute dernière mouture/ Dans l’aine béante de la plaine » ; les armées blanches vont à l’attaque au son du tambour, comme à la parade, et, sans un mot, tombent sous le crépitement de la mitrailleuse. « Ils sont beaux à voir », dit un soldat rouge à un autre. Parmi les figurants engagés pour cet épisode, tirés du non-être afin de confirmer, une fois de plus, le bon droit des vainqueurs, et
Dans la tradition mémorielle russe, des histoires sont constamment liées au film
Il en va toujours ainsi : on a sans cesse l’impression que pour qu’un héros s’en sorte, pour qu’il reste avec nous, invulnérable, éternellement vivant, il suffit de tendre la main et de donner quelques coups de ciseaux afin de le découper du contexte, de l’extraire du filet des causes-conséquences. Après tout, n’a-t-on pas tué Pouchkine, dit Tsvetaïeva, parce qu’il ne serait jamais mort, qu’il aurait vécu éternellement ? Enfant, j’effectuais souvent cette opération à la fois simple et désespérée : mon héros préféré (ou mon « méchant » favori) disparaissait soudain, selon mon bon vouloir, d’une page de livre, où tout, notamment la belle sur son mustang moucheté, gênait notre bonheur ; alors, écarquillant les yeux avec angoisse, il tentait de se repérer dans les trois pièces de notre appartement en panneaux de béton, où plus personne ne menaçait désormais notre possibilité d’être ensemble. Aujourd’hui encore, quand on repasse soudain
La fameuse directive concernant l’affaire Mandelstam exige que celui-ci soit « isolé mais préservé » : il semble que le travail de bagnard, obstiné, effectué des années durant par Cornell, ait justement visé à
Il l’évoque à plusieurs reprises ; en deux mots, cette histoire se résume à une unique brève vision,
* * *
Le volume de tout ce qu’il fallait sauver sans délai excédait les possibilités de Cornell, comme, au demeurant, de tout être vivant. Dans les conversations des
Un exemple : « D.H. a dit ce qui l’intéressait. À savoir : écrire des vers et, dans ces vers, apprendre diverses choses ; la prose ; l’illumination, l’inspiration, l’éclaircissement, la superconscience, et tout ce qui y est lié ; les voies permettant d’y atteindre ; diverses connaissances ignorées de la science ; le nul et le zéro ; les nombres, en particulier non séquentiels ; les signes ; les lettres ; les caractères et les écritures ; tout ce qui est insensé et absurde du point de vue de la logique ; tout ce qui suscite le rire, l’humour ; la sottise ; les naturalistes ; les signes anciens réinventés, peu importe par qui ; le prodige ; les trucs (sans soutien technique) ; les interrelations humaines ; le bon ton ; les visages humains ; les odeurs ; l’anéantissement du dégoût ; la toilette, le bain, la baignoire ; la propreté et la saleté ; la nourriture ; la préparation de certains plats ; la décoration de la table du déjeuner ; l’aménagement de la maison, de l’appartement, de la pièce ; les vêtements d’hommes et de femmes ; les questions concernant la façon de les porter ; fumer (la pipe et les cigares) ; ce que font les gens quand ils sont seuls avec eux-mêmes ; le sommeil ; les carnets ; l’écriture sur papier à l’encre ou au crayon ; le papier, l’encre, le crayon ; la consignation quotidienne des événements ; de même pour le temps qu’il fait ; les phases de la lune ; la vue du ciel et de l’eau ; la roue ; les bâtons, les cannes, les sceptres ; la fourmilière ; les petits chiens au poil lisse ; la Kabbale ; Pythagore ; le théâtre (le mien) ; le chant ; les offices et les chants religieux ; les rituels en tous genres ; les montres de gousset et les chronomètres ; les plastrons ; les femmes, mais uniquement celles qui correspondent à mon type préféré ; la physiologie sexuelle des femmes ; le mutisme. »
C’est la liste de Harms ; on pourrait s’en servir comme guide pour l’entrepôt intérieur de Joseph Cornell, où les boules, les pipes en terre et les visages humains, à côté des astres et des volatiles, étaient disposés dans des dossiers, des boîtes et des caisses, attendant leur heure. Il est important de noter que tout cela a lieu presque au même moment : Cornell et Oleïnikov s’intéressent au ballet, au cinéma et à la photographie, de même qu’aux
Je ne peux m’empêcher de penser que ces deux textes étonnants se complètent et se commentent l’un l’autre, sans le savoir. Parmi les choses auxquelles s’attache Cornell, je citerai au hasard :
Lipavski donne sa liste en dernier : « Les destins ; la trajectoire de la révolution ; la vieillesse ; l’extinction des besoins ; l’eau, le courant ; les tuyaux, les galeries, les tubes ; la sensualité tropicale ; le lien de la conscience avec l’espace et la personne ; à quoi pense un chef de wagon pendant le travail ; les cheveux, le sable, la pluie, le bruit de la sirène, la membrane, les gares, les fontaines ; les coïncidences dans la vie. »
Lisant à la suite ces guides coïncidant dans le temps (avec leurs fontaines communicantes, leur sable, leurs phases de la lune correspondantes), j’ai jugé que deux détails étaient importants. Le premier, évident, concerne les relations avec le monde extérieur : quatre
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Les journaux de Cornell sont entièrement composés de l’énumération de ce qu’il a lu et vu, recherche avide de nouvelles pratiques qui lui soient proches. Cornell lit Breton et Borges, il est ami avec Duchamp, suit Dalí, est en correspondance avec la moitié du monde, cite Magritte (il a un collage assez sinistre, dédié à la mémoire de son frère, dans lequel le train de Magritte s’envole d’une cheminée comme un oiseau de sa cage), en appelle à Brancusi et Miró, sa petite bibliothèque des aventures de l’art contemporain est lue et relue jusqu’à l’usure. Tel est son contexte, tels sont ses interlocuteurs. L’étrangeté de la situation vient de ce que nul ne lui répond vraiment : lui, qui les connaît tous, existe dans le vide cotonneux d’une semi-reconnaissance. L’histoire de l’art s’est ingéniée à accepter Cornell sans le remarquer, à l’instar d’un étranger présent au vernissage d’une exposition à la mode.
Cela n’a rien d’étonnant : hommes et bêtes reniflent toujours
Or l’amour est un sentiment pataud, absurde, qu’on croirait spécialement inventé pour insuffler à l’homme une part d’humilité et d’auto-ironie ; une impression d’équilibre perdu, liée à des situations comiques et à une incapacité de se conduire en être libre – en apesanteur. L’amour a son poids propre, qui courbe celui qui aime jusqu’à terre, vers sa faiblesse et sa finitude, comme si ses jambes étaient pétrifiées jusqu’aux genoux. Il est lourd à porter ; plus pesante encore est la position de témoin. Cela explique en partie, me semble-t-il, l’incomplétude de la gloire de Cornell, son aspect de guingois : à la différence de Hopper ou, disons, de Georgia O’Keeffe et de leurs choses fabriquées qui s’éloignent grandement de leurs auteurs, ses boîtes demeurent un
Dans les lettres et les souvenirs des relations de Cornell, on voit, çà et là, se condenser un nuage de malaise. Le fardeau de l’enthousiasme ressenti par l’artiste devant chaque phénomène de la Création est en effet difficile à porter : la vie semble constituée pour lui de desserts en tous genres et de points d’exclamation, d’écume rose et de ballons. Au fur et à mesure de la lecture de ses journaux, lettres, notes de travail, la chaîne bien huilée des exclamations et des révélations, cette débauche d’enthousiasme commencent malgré tout à irriter, de même que les petits mots en français dont Cornell colorie sa réalité banlieusarde. C’est là un
L’impétueux Cornell, avec ses boîtes et ses découpages, son pistage quotidien des jeunes
De ce point de vue, l’artiste fécond Cornell, adepte de la science chrétienne, comptant les heures jusqu’au moment d’aller s’acheter une glace, est le frère de Henry Darger, gardien à Chicago, écrivant dans sa chambrette un interminable roman graphique sur de petites martyres et la guerre céleste. L’un et l’autre travaillent constamment, ne connaissant, dirait-on, d’autre moyen de survivre jusqu’à la fin de la journée, ils multiplient les variantes, accumulent les documents indispensables dans des quantités qui suffiraient pour des dizaines d’années, les répartissent dans des enveloppes (chez Darger, cela donne : « Images d’enfants et de plantes » et « Nuages : à dessiner » ; chez Cornell : « Chouettes », « Dürer », « Best white boxes » ; le mot nymphette apparaît, en outre, fréquemment dans son vocabulaire) ; tous deux ont d’inlassables relations ambiguës avec leurs héros. Il y a là une incandescence que leur envieraient les saints : la flamme régulière des illuminations et des révélations ne faiblit jamais. « Expérience transcendantale samedi matin », « tout un monde de souvenirs inattendus et importants » sont partie intégrante de leur menu quotidien. « Petit déjeuner à la cuisine : toast, cacao, œuf à la coque, tomate, petit pain – autant de mots entièrement inadéquats pour exprimer la gratitude que l’on ressent à chaque expérience de ce genre. »
* * *
La mémoire est le dernier bien immobilier accessible à ceux qui sont privés de tout le reste. Ses salles et ses couloirs non aérés retiennent la réalité dans des cadres. Les dossiers et les caisses dans lesquels Cornell garde ses préparatifs de travail évoquent quelque chose comme la cave ou le grenier d’une maison où l’on ne jette rien ; ses boîtes sont les pièces de réception où l’on accueille les invités.
Les chroniques journalières de Cornell évoquent une visite au Muséum d’histoire naturelle de New York, la salle de la bibliothèque où il copie quelque chose en regardant le portrait ancien d’une princesse indienne. « Jamais je n’avais été dans ces salles où tout est si paisible et où rien n’a changé, sans doute, depuis au moins soixante-dix ans… J’ai flâné en bas et remarqué, là aussi pour la première fois, une collection de nids d’oiseaux dans leur état naturel, comprenant tous leurs œufs ». Il se rend au planétarium, contemple ses étoiles diurnes, décrit, avec le plaisir d’un proche parent, les vitrines contenant tout l’attirail astronomique possible. Ce musée, ses Indiens et ses dinosaures, sont l’image d’un paradis immobile, éternellement accessible, impérissable, pas seulement pour lui. L’adolescent héros du célèbre
« Que de vitrines de ce genre il y avait dans ce musée ! Et à l’étage, il y en avait encore plus ; là, les cerfs buvaient l’eau de ruisseaux et les oiseaux migraient vers le sud pour l’hiver. Les oiseaux les plus proches étaient momifiés et pendaient sur des barbelés, et ceux qui se trouvaient derrière étaient simplement dessinés sur le mur, pourtant on avait l’impression qu’ils volaient vraiment vers le sud et si, penchant la tête, on les regardait de bas en haut, on les voyait pour de bon filer dans cette direction. Ce qui était extra dans ce musée c’est que tout restait toujours exactement pareil. Y avait jamais rien qui bougeait. On pouvait passer cent mille fois, l’Esquimau continuait de pêcher, il avait déjà attrapé deux poissons, les oiseaux continuaient à voler vers le sud, les cerfs à boire de l’eau du ruisseau, et leurs bois étaient toujours aussi beaux, leurs pattes toujours aussi fines, et l’Indienne, là, à la poitrine dénudée, tissait toujours le même tapis. […] Rien ne serait différent. Rien, excepté vous. »
J’aime me trouver en ce lieu, surtout dans les salles des vieux dioramas. La dignité tranquille avec laquelle les bêtes mortes posent sur fond de montagnes et de forêts, comme mes arrière-grands-parents sur fond de brumes et de jardins artificiels, paraît immuable ; le monde réel, avec sa sciure et ses poils, se change sans bruit ni coutures apparentes en son illusoire continuité, en lointains roses et abîmes noisette, en cette perspective moussante-attendrissante dont j’ai gardé le souvenir sur les timbres-poste des albums de mon enfance. Le bleu sombre y est tel qu’on ne peut pas ne pas songer à Cornell, un okapi aux pattes gainées de petits bas à rayures tend le cou pour arracher une feuille qui baye aux corneilles, des rennes exhibent leurs bois, un lynx se déplace prudemment dans la neige, dans l’air surchauffé le moindre son résonne. Puis apparaît une forêt automnale, humide, rousse, grêlée, et je me mets à pleurer doucement dans ma tête, parce que c’est la forêt des environs de Moscou où j’allais en promenade avec papa et maman, il y a des milliers de verstes de cela, et que nous nous contemplons à nouveau mutuellement.
*1. Le bisaïeul d’Alexandre Pouchkine, du côté de sa mère, était un Abyssinien offert à Pierre le Grand, à l’âge de huit ans. Ibrahim (qui deviendra Hannibal) sera anobli par le tsar. Pouchkine, fier de son ancêtre, formera le projet d’écrire un roman sur son histoire (roman laissé inachevé), sous le titre
*2. Dans la mythologie slave, fleuves et rivières sont peuplés d’esprits des eaux (
*3. Vassili Ivanovitch Tchapaïev (1887-1919) : combattant de l’Armée rouge, Tchapaïev deviendra une légende soviétique grâce au roman
*4. Cacher, dissimuler.
*5. Nikolaï Karamzine (1766-1826) : écrivain et historien, auteur d’une monumentale
*6. En français et en caractères latins dans le texte.
X
Ce que j’ignore
À Moscou, sur la place de la Loubianka occupée depuis cent ans par les immeubles aux nombreux étages de la Tchéka-Oguépéou-NKVD-KGB-FSB, se trouve un monument non moins remarquable, que l’on a accoutumé de qualifier du simple nom de pierre : la pierre des Solovki. Elle fut apportée de ces îles septentrionales où, en 1919, avait été ouvert un camp de concentration, l’un des premiers camps soviétiques. Il y en eut ensuite beaucoup d’autres.
Chaque année, à l’automne, au jour fixé, on s’y rend pour prendre part à la cause commune. L’organisation est la suivante : on remet à chacun un petit carré de papier sur lequel sont écrits le prénom, le nom, la profession d’une personne fusillée dans les années de la terreur communiste ; les gens vont en file jusqu’à la pierre où ils prononcent ces noms à voix haute. Cela dure toute la journée, sans que l’on arrive au bout ; la queue ne diminue pas, même le soir quand il commence à faire vraiment froid. Ceux qui ont ainsi perdu des proches, parents, grands-pères, grand-mères, nomment indifféremment les leurs et des étrangers. Des bougies brûlent près de la pierre. L’an dernier, notre fils âgé de dix ans a fait la file, il semblait savoir où il était et pourquoi, mais, à un moment, le froid l’a saisi et il a commencé à se hérisser ; puis il a écouté les noms et les dates, s’est agrippé à son père et a fondu en larmes. Cet homme, disait-il, a été tué le 6 mai, le jour de mon anniversaire. Papa, on n’a pas le droit, papa !
* * *
Donc, une date de naissance signifie quelque chose. Prenez ma grand-mère Liolia, née un 9 mai, le Jour de la Victoire (avec deux majuscules, telles deux tours) – je marchais à peine que l’on m’avait déjà informée de ce fait important. Maman aimait à se remémorer le printemps 1945, le retour d’évacuation, le feu d’artifice au-dessus du Kremlin, la longue table où, ce jour-là, se trouvaient parents, amis, habitants de l’appartement communautaire, le fait que tout cela semblait un dénouement naturel, un cadeau d’anniversaire longuement attendu. Grand-mère était née en 1916, mais c’était un détail négligeable : avec la victoire générale, sa discrète fête personnelle paraissait acquérir une plénitude définitive, confirmant qu’elle ne devait rien au hasard.
Le lien naturel de ma grand-mère avec le 9 mai était, dans le mythe familial, si intangible que je me suis rappelé, il y a peu de temps seulement, qu’en réalité la petite Liolia (petite tasse à monogramme, petite cuiller à une dent*1) était née un 26 avril, dans l’ancien monde au calendrier – julien – particulier*2. J’ai aussi songé que son père, mon arrière-grand-père Micha, avait eu, à sa naissance, un autre prénom qu’il avait gardé un certain nombre d’années ; on trouve, parmi de vieux papiers, une attestation délivrée à Mikhel Friedman, étudiant en pharmacie, et j’ai beau me crever les yeux, je n’arrive pas à repérer l’instant de la transformation, la seconde où quelque chose bouge et où l’arrière-grand-père réapparaît, différent, jeune juriste, adjoint d’un avocat, chaussures étincelantes aux pieds, avec des volumes de Tolstoï. Je sais seulement qu’il avait donné à un neveu étudiant cet unique conseil : « Aménage-toi une vie intéressante. » La sienne l’avait-elle été ?
Changer de prénom était monnaie courante pour ces gens, comme passer d’une ville à une autre. Une blague de l’émigration, datant du début du xxe siècle, met en scène un juif qui doit prendre un nouveau nom de famille, américain. Il en invente un et l’oublie,
Le plus intéressant d’une histoire personnelle est ce qu’on en ignore ; dans celle des autres, il y a le magnétisme animal des affinités électives, qui pousse à retenir infailliblement telle histoire sur une centaine. Dans un conte, un apprenti magicien doit subir une épreuve : reconnaître sa bienaimée parmi une dizaine d’oiseaux, une dizaine de renards, une dizaine de jeunes filles impossibles à distinguer les unes des autres. Sebald fonde sa méthode – un moyen de penser et de parler – sur le refus du choix. Néanmoins, lorsqu’on lit ses livres, on a peu à peu l’impression qu’il n’y a rien, hormis de petites routes de fourmis menant à des rimes inattendues. « Inconcevable, pensais-je. Comment les affinités électives surgissent-elles ? Et qu’en est-il des analogies ? Comment expliquer que l’on se voie dans un autre, et si ce n’est soi, du moins son prédécesseur ? » À l’en croire, cela se fait tout seul, par la force des choses ; ainsi la pie embarque-t-elle dans son nid tout ce qui lui tombe sous le bec. Mais Sebald est plus ému encore par les coïncidences de dates, les anniversaires, coïncidences de morts et d’événements à travers lesquels on voit ce qui nous concerne. Ces voisinages, manifestement, le réchauffent plus que ceux liés aux noms ; au demeurant, il ressent quelque attachement pour son homonyme et voisin, le graveur Hans Sebald Beham, né en 1500, dans Nuremberg toute proche. Et, en effet, les êtres dénudés, athlétiques et mélancoliques, qui peuplent les travaux de ce premier Sebald, se comportent à peu près comme le héros-narrateur du second. Chargés de guirlandes ou de grosses boules, ils supportent patiemment les attouchements d’autrui, comme s’ils n’avaient absolument rien à y voir, ils étreignent des chevreaux, nourrissent de leur sein des vieillards, sont assis ou debout sous le signe de leurs planètes, sans perdre jamais leur air distrait commun, à croire qu’ils ne sont pas tout à fait des hommes, plutôt des figures d’air libre à travers lesquelles on peut passer.
Notre Sebald, lui, et je le suis sur ce terrain, aime par-dessus tout les coïncidences numériques, la seconde où, d’une page ou d’une pierre tombale, vole à notre rencontre (tel l’oiseau de l’objectif du photographe) une date nous concernant directement. Le livre d’Eliot Weinberger sur les fantômes d’oiseaux commence ainsi par mon anniversaire ; il est écrit, dès la première ligne : « Le 9 juin 1603, Samuel de Champlain assiste aux célébrations de la victoire des Algonquins sur les bords de la rivière Ottawa. » Il va de soi que toutes les conversations qui ont lieu ce jour-là m’intéressent particulièrement, teintées de vert ou de carmin ; sur la même page en surbrillance, le sagamore des Algonquins raconte comment nous sommes venus au monde. Une fois l’univers entier créé, Dieu ficha quelques flèches dans un sol bien sec, lesquelles se transformèrent en hommes et en femmes qui peuplèrent la Terre. Là, il vaut la peine de s’interroger sur les raisons qui nous poussent à faire remonter notre généalogie aux armes ou à la station debout, à la nécessité et à l’obligation de nous tenir droits.
D’un autre côté, le besoin de nous rejeter en arrière pour nous y retrouver dans cette fameuse généalogie n’est pas venu de nulle part, à l’instar de ma stupide habitude de calculer des intervalles de temps : me remémorant tel ou tel jour, j’effectue parfois mentalement une opération dont je ne vois pas moi-même le sens. « Si ce jour-là avait eu un enfant, me dis-je, il aurait tel âge. » C’est exactement cela : pas moi ni quelqu’un d’autre, mais l’événement lui-même, comme si ce qui avait changé mon monde était la naissance d’un être nouveau. Ces enfants sans existence, qui ont peuplé ma terre, comptent déjà un certain nombre d’années et sont eux-mêmes assez nombreux ; le plus souvent, je m’en remémore un. Si le 15 janvier 1998, jour où Moscou était éblouissante et glacée, et Wurtzbourg grise, suante de l’intérieur, la mort de maman était devenue un enfant, il aurait aujourd’hui dix-neuf ans.
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« Un soir, à Moscou, dans l’appartement d’E.P. Pechkova*4, Lénine, écoutant l’
“Je ne sais rien de mieux que l’
Cet extrait des souvenirs sur Lénine écrits par Maxime Gorki et censurés par le pouvoir soviétique, est souvent cité, notamment le passage sur les « têtes à cogner ». On prétend aussi que le narrateur a confondu les sonates : une fois dans l’émigration, Dobrowen affirme qu’il a joué pour le Grand Guide la
Il ressort que tout cela a eu lieu et n’a pas eu lieu ; on a fait de la musique, mais une autre, il y a eu une tempête, mais dix jours plus tard, le « on vous expulsera » a été prononcé, mais était-ce à ce moment-là ? Dans cet appartement, Gorki aussi était un invité, il y avait belle lurette qu’Ekaterina Pechkova et lui ne vivaient plus ensemble ; le célèbre pianiste Dobrowen, avec son étrange pseudonyme évoquant un bon vin comme il l’expliquait lui-même, portait en réalité le nom comique de Barabeïtchik. À l’époque, il était une véritable star, les écoliers collectionnaient les cartes postales avec son portrait. Il y a, dans mes archives, parmi les photographies, celle-ci : cheveux bouclés, plastron amidonné, cernes sous les yeux,
Comment cette carte s’était-elle retrouvée dans notre album, d’où venait-elle ? Isaïe Abramovitch Shapiro, beau-frère de mon arrière-grand-père, était un médecin (maladies de la peau et vénériennes, il pratiquait à la foire de Nijni-Novgorod) connu dans la ville. Il vivait sur la Pokrovka (de même, au demeurant, que la famille du révolutionnaire Sverdlov), une rue cossue et chère ; sur une autre photographie, il est avec sa femme et leurs trois enfants – chapkas de mouton, manteaux assortis de pèlerines –, ils sont assis parmi des bouleaux dans un jardin enneigé, sur les fameuses chaises Thonet aux pattes fines, qui s’insinuaient partout. L’imposant Isaïe Abramovitch ne pouvait connaître Issaïtchik que par Nijni-Novgorod, dont ils étaient tous deux originaires. Gorki aussi : leur maison, à Pechkova et à lui, est toujours là, sur la colline, et c’est une des rares choses au monde où tout est comme avant : assiettes à joyeux liseré, longue table dans la salle à manger, vaste divan à rouleaux escamotables, lits métalliques pour les invités, lavabos en faïence et, ce qui est un peu effrayant, bouquets cueillis par les maîtres de maison il y a cent ans et quelques, plantes insouciantes des bords de route, condamnées désormais à la vie éternelle. On m’a rapporté que la bonne conservation des lieux, rare à l’époque, s’expliquait par la prévoyance d’une femme : la Pechkova savait pertinemment qu’elle avait épousé un grand écrivain et elle s’était efforcée de tout laisser pour l’avenir : stores, portières, jouets de son fils vivant et de sa fille morte en bas âge. Quand son mariage avec Gorki s’était délité, elle avait entrepris d’élever
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Chaque fois que je fais un saut dans une librairie, j’ai l’impression que les titres de ce genre sont de plus en plus nombreux. C’est particulièrement net dans cette partie du monde où l’on écrit et pense en caractères latins ; aujourd’hui, par exemple, dans une librairie de New York, ils sont en rangs serrés, exhibant leur couverture :
Il s’est produit une chose étrange : il semblerait que la foi dans la matérialité de ce qui était avant nous ait vacillé, l’image lisse a révélé sa base épineuse en pixels et, sans preuves tangibles, sans manteau enveloppé dans des couches de papier de soie, l’existence de Proust serait quelque peu mise en doute. Je me suis même dit qu’il y avait là une injustice vaguement tordue : l’homme responsable d’un siècle de
Le passé est grossi ou réduit, on le rapproche de ses yeux de façon à ne plus rien voir, hormis un mouchoir, on lui donne d’autres noms, on l’apprivoise par des analogies. La seule chose qui ne le cède en rien à l’aujourd’hui est la science de l’oubli. Dieu sait pourquoi, il paraît impossible de laisser les morts en paix, de les mettre en jachère (de même que les paysans font reposer un champ en ne l’ensemençant pas pendant un an ou plus).
Nous plongeons dans l’eau de l’Histoire comme si nous y cherchions de la poussière d’or. La fièvre de la chasse au trésor s’empare de nous – chasse aux trophées, chasse aux bijoux indiscrets. L’écriture des biographies devient une forme de roman policier : à la recherche de Sapho, à la poursuite de Salinger, sur les traces de Balenciaga. Pour cent choses que l’on ignorait de Kafka, il en est cent que ce dernier ignorait de lui-même, on pourrait croire que l’unique moyen d’entrevoir le vieux monde serait de le prendre au dépourvu. Ce qui est destiné à la publication perd tout intérêt, comparé à ce qui demeure dans les marges ; les brouillons noyés sous la sciure des corrections et des variantes intéressent plus le lecteur que le produit final et son brillant. Mais le plus
Apparemment, tandis que je réfléchissais à tout cela, le vieux monde est sorti de ses rives pour inonder le quotidien ; la recherche du temps perdu est devenue la principale occupation, autour de moi les gens se sont adonnés avec abnégation à la lecture, l’écriture, l’éclaircissement de leur rapport à l’hier. Ce que je m’apprêtais seulement à faire, trier mes papiers, fouiller-retourner les archives, aller ici ou là voir de mes yeux, s’est brusquement révélé une part du mouvement général, un de ces points blancs semés en abondance sur nos écrans. « Aller voir » – tous paraissaient n’avoir que cette occupation en tête, comme s’il était impossible d’imaginer autre chose, comme s’il s’agissait d’une nouvelle variété de Grand Tour, de grand périple européen, obligatoire pour tout homme instruit et en ayant les moyens. Le vide qui avait empli les villages incendiés, les gens qui peuplaient des pièces qui n’étaient pas les leurs, font désormais partie du programme imposé, à l’instar des ruines romaines et des théâtres parisiens.
Je lis tous ces livres comme on boit de la vodka, à la file, sans m’étonner de n’être pas rassasiée – chaque nouveau texte exige que l’on cherche et assimile le suivant : impossible de restreindre ou d’arrêter l’augmentation d’un savoir absurde. Tout cela ne ressemble guère à la construction, grandissant peu à peu, étage après étage, d’un espace à vivre ; c’est nettement plus proche d’un effroyable dégel à la guerre, où seuls les vêtements permettent de repérer ceux qui ont passé l’hiver sous la neige. J’aurais peut-être voulu demeurer isolée dans le cercle de craie de mon obsession, mais il y a autant de monde que dans la salle d’attente du médecin, où les maladies des autres passionnent et effraient tout à la fois. Tous se sentent directement concernés. Lorsqu’on me présente quelqu’un, je laisse toujours passer le moment où mon nouvel interlocuteur et moi plongeons, ravis, dans les histoires de nos grand-mères et arrière-grands-pères, dans les comparaisons de noms, de circonstances et de dates, pareils à des bêtes qui ont enfin trouvé un point d’eau et qui boivent, frissonnant sous cette fraîcheur paradisiaque. D’ordinaire, cela se produit une demi-heure après le premier « b’jour ».
Je n’ai qu’un regret ; la recherche, de même que la quête du Graal, répartit ceux qui en sont en deux catégories : les chanceux et les malchanceux, or j’ai toujours été parmi les seconds, zélés et infortunés. L’espoir de découvrir enfin le noyau dur de l’énigme, une clé capable d’ouvrir, dans notre vieil appartement, un couloir secret, ignoré, où le soleil brillerait et où des portes donneraient sur de nouvelles pièces, ne m’a jamais quittée, depuis, sans doute, qu’à l’âge de sept ans on m’a emmenée dans un pré circulaire, pour me montrer le Champ des Bécasses. Je savais fort bien de quoi il retournait ; c’était le lieu d’une très ancienne bataille menée par le prince de Moscou contre le khan tatar, et il se trouvait à deux pas, non loin de la ville, à quelques heures de voiture. Je lisais et relisais alors le poème de Pouchkine ; son héros, pèlerin enchanté que l’on qualifie tantôt de chevalier, tantôt de preux, est conduit dans son errance jusqu’au champ de la lointaine bataille, la
Je savais donc parfaitement à quoi ressemblerait le Champ des Bécasses (« Ô plaine, plaine, qui t’a ainsi semée d’os inertes31 ? ») et je n’attendais pas autre chose. L’espoir d’un spectacle dramatique, voire effrayant, était douillettement rééquilibré par la conscience d’un rapide profit : j’avais l’intention d’en rapporter un souvenir, pas trop gros mais impressionnant, il s’en trouverait forcément parmi les crânes et les boucliers qui rouillaient sous les cieux. Il y aurait lieu, sans doute, de récupérer quelques pointes de flèches à porter dans ma poche ; un élégant petit poignard ferait aussi mon bonheur.
Or le champ était vide, parcouru en vagues par la seule herbe verte et nue. Notre chien courait en tous sens, aboyant, sans rien trouver. À l’écart, se dressait un obélisque qui n’avait rien d’imposant. Et c’était tout. Le trait principal du champ de cette
Cette injustice manifeste était, en outre, permanente, elle illustrait une habitude qui ne se laissait pas expliquer. Dans des greniers inconnus, au milieu des pigeons crevés et du bric-à-brac, se trouvaient des éditions anciennes et d’autres trésors ; je ne voyais simplement pas le moyen y accéder. En revanche, ma copine de classe Ioulia Guelfer ne cherchait rien du tout ; elle était juste assise dans le sable près de la vieille église, non loin de l’école, quand elle était tombée sur une vraie pièce de cinq kopecks du temps de Catherine II, noircie à en paraître verte, avec, côté face, l’aigle bicéphale tsariste. Des années plus tard, on me rapporta un autre succès du même genre, après quoi je dus me résigner pour toujours : une amie d’amie, fatiguée, est assise dans un square, à Rome, et dit à son interlocutrice, en fouillant la terre de son talon : « Maintenant, j’aimerais trouver une antique pièce de monnaie. » Et elle en tire aussitôt une du sol friable – de la terre à pins –, telle une précieuse bague à écailles de poisson. C’est ce qui arrive à ceux que le passé nourrit directement, comme s’il tentait d’indiquer ou de réfuter quelque chose. Dans mon cas, au contraire, il ne cesse d’éloigner la cuiller de ma bouche béante et, visiblement, il sait ce qu’il fait.
* * *
On m’a raconté que dans un musée littéraire – or c’est là que tous les mots et toutes les choses d’un écrivain doivent se précipiter, en quête sinon d’immortalité, du moins d’un repos mérité –, se trouve un tiroir de bureau où repose « un petit sac contenant des affaires de Marina Tsvetaïeva ». On prétend qu’il y fut apporté d’Elabouga par Murr*8, âgé de seize ans, après le suicide de sa mère et avant qu’il ne disparaisse lui-même. Le petit sac a survécu, et le fait qu’on n’écrive pas de livres à ce sujet, le fait qu’on ne l’expose pas, est la démonstration de l’envers des vestons de Proust et autres memorabilia, de la facilité avec laquelle ces choses tombent, telle une clé dans un trou, dans une absolue inconscience, dans la poche profonde du néant.
Ce qui se trouve dans le tiroir n’est pas inventorié, donc n’existe pas vraiment, et l’on ne peut que présumer que l’
Parmi les livres, les papiers, les chaises, les plastrons que j’ai reçus en héritage, il y a trop de choses que l’on a oublié d’étiqueter, afin d’expliquer (ou au moins de laisser entendre) d’où elles viennent et en quoi elles me sont liées. La photographie du pianiste Dobrowen voisine, dans l’album, avec un tirage de très bonne qualité d’un célèbre portrait de Nadejda Kroupskaïa, la veuve de Lénine ; au dos, de la grosse écriture de mon arrière-grand-mère : « Qui vous a apporté cette photo de Nadejda Konstantinovna ? J’en avais vu une très différente, un portrait en pied, chez Moïsseï Abramovitch. S. Guinzbourg, 1956, 2/VII. » Il semble que cette photo de Kroupskaïa soit due au concubin de Sarah. Vient ensuite le tampon de l’atelier photographique qui se trouvait à proximité, rue Miasnitskaïa. Jamais je n’aurai le fin mot de cette histoire ; les grandes et terribles figures du siècle – Kroupskaïa, Sverdlov, Gorki – ont glissé hors de la mémoire familiale, comme si elles n’y avaient jamais été, et il n’est aucune possibilité de vérifier.
Un jour, maman me montra brusquement – j’avais quinze ans – une chose qui ne m’est plus jamais retombée sous la main, autant que j’aie retourné la maison en quête de curiosités. C’était une petite bourse – à peine la moitié de ma main – faite d’une dentelle aérienne, avec, à l’intérieur, quelque chose de rigide : pliée en quatre, craquelée aux pliures, une feuille de papier. Là, bien au centre, était soigneusement écrit : « Viktor Pavlovitch Nelidov ». Ma grand-mère Liolia, fille de Sarah, avait gardé toute sa vie cette petite bourse dans la pochette de son sac à main qu’elle tenait serré contre elle. Je posai des questions. Maman ignorait de qui il s’agissait. J’insistai : comment fallait-il le comprendre ? Comme ça, répondit maman. La conversation était terminée.
Dès que j’apparais, le passé refuse, séance tenante, de s’agencer en quelque chose d’utile, en narratif tricoté, constitué de recherches et de trouvailles, de preuves et de découvertes. La moindre histoire, la moindre chose soulignent qu’elles sont un trésor acquis, mais qu’il faut les voir et les comprendre en elles-mêmes, sans recourir à des notes, sans essayer de les relier à d’autres. La division entre ce qui est à moi et ce qui est à autrui a, la première, cessé de fonctionner : tout, alentour, se rapportait d’une façon ou d’une autre au monde de mes morts. Je me suis à peine étonnée quand, dans un tiroir du vieux bureau acheté par hasard, j’ai trouvé des bandes de carton, portant, écrit à la main en français : billets d’un cinéma parisien pour deux films parus juste avant la première guerre. L’un d’eux, tourné en 1910, empruntait son titre à un vers de Victor Hugo :
* * *
La parenté est parfois la résultante d’un simple contact. Ici, me revient en mémoire l’expérience bien connue que l’on effectuait dans les années 1950 avec des bébés singes. On les retirait à leurs mères velues pour les placer dans une volière où les attendaient des ersatz : des représentations de singes, dont l’une était réalisée en fil de fer, et une autre en un truc poilu et doux. Tous les petits s’efforçaient, comme un seul, de se loger dans les bras de la duveteuse, où l’on pouvait se nicher, contre laquelle on pouvait se serrer, que l’on pouvait entourer de ses bras. Au fur et à mesure de l’expérience, le contact avec la
Tandis que, mois après mois, je retapais à l’ordinateur les lettres et papiers de mes proches en essayant de déchiffrer les caractères microscopiques, la cursive d’une conversation refroidie, je commençais vraiment à les comprendre mieux et à les aimer plus. L’imitation, semble-t-il, se termine toujours par quelque chose de ce genre : l’homme qui recopie à la main
C’est ainsi que je retapai, texte après texte, me réjouissant et m’étonnant, les lettres de mon propre père, envoyées en 1965 de la région de Baïkonour où l’on travaillait secrètement, à l’époque, à la construction du secteur spatial. Des soldats y étaient employés, mon père et son ami Kolia Sokolov y étaient des sortes d’instructeurs civils qui rationalisaient le processus. Je connaissais, dès l’enfance, l’histoire de papa attrapant, dans la steppe kazakhe, un malin petit renard corsac, et essayant de l’apprivoiser. Mais le fier animal refusait de boire et de manger, il avait le mal de la liberté et, au bout de deux jours, il fut relâché. Il y avait des lettres dans les papiers de tante Galia, et pas une ou deux, beaucoup, concernant le petit corsac, la vie là-bas, tout jusqu’à la façon de monter une tente où l’on dormait sous une sorte de baldaquin formé d’un drap mouillé que l’on arrosait d’un seau d’eau pour la nuit. Les hommes et les choses de ces lettres, au fur et à mesure que celles-ci s’écrivaient, s’installaient dans ma tête, comme s’ils y avaient toujours été, prolongement naturel de mon paysage intérieur. Alors âgé de vingt-six ans, mon père trouvait une voiture de hasard et allait boire un coup avec un groupe de géologues moscovites, il se prenait de bec avec le chef de chantier pour savoir qui se ferait un atelier d’un bout de hangar sans propriétaire, était furieux contre ses monteurs, empaillait une marmotte, demandait qu’on lui envoie un fusil par la poste en l’enveloppant dans une courte pelisse, bref, se comportait comme les héros des bons films soviétiques montrant de joyeux gars, acteurs de la construction socialiste. De fait, je ne m’en étonnais pas : les lettres avaient été écrites cinquante ans plus tôt.
À un moment, sans trop réfléchir, j’envoyai le fichier de lettres à papa et lui demandai si je pouvais les citer dans un livre. Je ne doutais pas un instant d’avoir son autorisation : c’étaient des textes magnifiques, drôles, vivants et infiniment loin de nous, aujourd’hui. Mais il y avait autre chose : les lettres que j’avais trouvées et recopiées étaient devenues miennes dans ma tête, part d’une histoire générale dont j’avais accoutumé depuis longtemps d’être l’auteur. Découvertes dans un tas de papiers, ne servant plus à personne, on pouvait en faire ce qu’on voulait, les jeter ou les garder, elles dépendaient en outre de ma volonté de publication. Les citer signifiait les sauver-conserver ; les laisser dans la boîte – les vouer à une longue obscurité ; qui, sinon moi, devait décider qu’en faire ? Sans en avoir conscience, j’étais dans une logique de
Or les morts n’ont aucun droit ; n’importe qui peut disposer n’importe comment de leur propriété et des circonstances de leur destin. Les premiers mois-années, l’entrepreneuse humanité tente de se conduire convenablement – force est maintenir dans des cadres l’intérêt pour les détails pas encore refroidis, ne fût-ce que par respect des vivants, de la famille et des amis. Avec le temps, les convenances, les lois communes, les copyrights semblent céder telle une digue sous la pression de l’eau, et aujourd’hui cela se produit plus vite qu’avant. Les destins des défunts sont un nouveau Klondike ; l’histoire de gens dont, de fait, nous ne savons rien, devient un sujet de romans et de films, de spéculations sentimentales et de révélations galopantes. Nul ne les défendra, nul ne nous demandera de comptes.
Aveu profondément comique, ce genre de sentence suscite d’ordinaire les rires, à l’instar de Tsvetaïeva qui, il y a un siècle, disait qu’elle avait de la peine à se résigner à la mort d’Orphée, à toute mort de poète. Au début du nouveau siècle, les morts, majorité invisible et indescriptible, sont devenus une nouvelle
Enfant, j’ai été très impressionnée par un dialogue que rapporte Korneï Tchoukovski*10 dans
Quand nous faisons marcher ou tournons et retournons entre nos mains des disques de gramophone, quand nous triturons les bijoux, les portraits de ceux déjà
Je pense que cela changera forcément – changement dont nous serons les témoins, comme celui qui s’est produit au cours des cent dernières années pour d’autres humiliés, dépouillés de leurs droits.
Papa mit plusieurs jours à me répondre, puis il me téléphona par Skype et me dit qu’il voulait me parler. Il ne m’autorisait pas à utiliser ses lettres dans un livre ; il ne voulait pas les voir publiées. Même celles sur le petit renard ? Même celles sur le petit renard. Il espérait que je le comprendrais. Il y était catégoriquement opposé. Tout était très différent, me dit-il sans détour.
J’étais horrifiée et vexée : entre-temps, les
J’aurais pu continuer à tenter de le persuader, j’aurais même eu des arguments. Que tu sois
Je ne prononçai pas tout cela à voix haute, par bonheur nous avions terminé la conversation, et ma conviction d’avoir raison allait croissant, jusqu’à ce que je saisisse que
J’ai peur d’imaginer ce qu’aurait répondu grand-mère Sarah à la demande de publier sa correspondance. Mais on n’interroge pas les morts.
J’avais compris mon père de la façon suivante : ses comptes-rendus de sa vie au Kazakhstan étaient une sorte de stylisation visant à distraire ses proches, à les amuser. Là où je me représentais un roman picaresque, des aventures dans un décor colonial, lui se rappelait la saleté, l’abattement, les soûleries effrénées ; les baraquements et les hangars minables au bout du monde, les obscénités des soldats, les vols incessants, sans limites. Sa hardiesse, le ton alerte de ses récits étaient faux, mais le temps les avait conservés. Il y avait pire : si ces lettres, tellement détaillées, ne pouvaient être un
Il doit en être ainsi. On regarde la photo de sa parentèle comme un
* * *
Une des choses les plus étonnantes que j’ai trouvées dans les caisses familiales et les boîtes de mes Stepanov ne ressemble pas du tout à une chose. C’est un feuillet de bloc-notes plié en quatre à la verticale, que quelqu’un avait conservé. Il ne comportait qu’une phrase, sans adresse, date ou signature, dont l’écriture n’appartenait à aucun de ceux que je connaissais bien : celle de grand-père, ou de Galia. Étrangement, cette phrase me stupéfia, à croire que j’en étais la destinataire. Mais peut-être tout tenait-il, précisément, au fait que cette note n’était
Je n’ai pas aussitôt identifié la citation, même si, en passant, j’ai noté la beauté et la justesse des mots ; j’avais l’impression que ce qui se passait sur la feuille était une tentative de dire quelque chose de soi, mais de manière à ne rebuter ni ne déprimer quiconque. Quelqu’un qui m’était bien connu et tout à fait inconnu en était secrètement arrivé à la formule bilan, et le fait que ces mots étaient empruntés aux
Le texte original était : « Le quatrième siège fut bientôt occupé par une dame ou demoiselle, parente, gouvernante ou simplement une habitante de la maison, ce qu’il était fort malaisé de déterminer, une chose, en tout cas, sans bonnet, dans la trentaine, enveloppée d’une robe bariolée. Il est ainsi des figures qui n’existent pas en elles-mêmes, vagues mouchetures ou tachetures de hasard, elles sont toujours à la même place et bougent à peine la tête. Déjà, on les confond avec les meubles et l’on se dit que jamais, au grand jamais, un mot n’est sorti de leur bouche, puis on les retrouve dans une chambre de bonne ou au cellier, et là… aïe, aïe, aïe33 ! »
Il était devenu :
C’est ainsi, sans doute, que je voyais mes proches et leur vie fragile, imperceptible, pareille à un œuf tacheté : il suffisait d’appuyer dessus et il se cassait. Et qu’ils (pas moi) aient en réalité montré, autrefois, leur capacité à survivre (et avec eux les fauteuils en cuir qui n’étaient pas d’un goût exquis ou la collection d’œuvres classiques) les rendait plus vulnérables encore. Sur le fond des figurants solidement établis sur la scène de l’Histoire, les locataires, leurs albums photo et leurs cartes de nouvel an semblaient voués à l’oubli. Pire : je n’en avais moi-même presque plus le souvenir. Néanmoins, au milieu de ce qui était inconnu, à moitié su, obscurci, je savais irrévocablement quelques choses de ma famille.
Nous n’avions pas eu de morts au temps de la révolution et de la Guerre civile.
Nous n’avions pas eu de victimes des répressions.
Pas de victimes de l’Holocauste.
Pas de tués, excepté Liodik.
Pas de gens qui avaient tué.
Nombre de ces choses se trouvaient brusquement douteuses ou se changeaient en d’évidentes contre-vérités.
Un jour, j’avais alors dix-douze ans, je posai à maman une de ces questions que l’on ne pose qu’à cet âge : « Qu’est-ce qui te fait le plus peur ? » J’ignore à quelle réponse je m’attendais. Sans doute : la guerre. Il était d’usage, en Union soviétique, de remplacer le ciel étoilé kantien par un ciel
À mon grand désarroi, maman répondit aussitôt un truc incompréhensible. On avait l’impression qu’elle avait depuis longtemps une réplique toute prête et qu’elle attendait, mine de rien, que quelqu’un lui pose la question. Cette réponse, qui me laissait perplexe, se grava dans ma mémoire. Je redoute, dit maman, la violence contre les individus.
Des années, des décennies ont passé ; aujourd’hui, c’est moi qui ai peur des violences contre les individus. Je suis une professionnelle de cette peur, à croire que celle-ci, la colère et la capacité de résister sont plus vieilles que moi, qu’elles ont été polies à en briller par de nombreuses générations. Cela ressemble un peu à une pièce dans laquelle on pénètre pour la première fois, comme si on y avait passé sa vie entière (et les démons qui la partagent avec moi, à l’instar de la parabole de l’Évangile, la
Chaque illustration, chaque livre et photographie, parmi les dizaines que j’ai lus ou vus, ne fait que confirmer ce que je me rappelle – ce que mes entrailles se rappellent – par trop. Peut-être cette vieille peur est-elle née en 1939, quand mon grand-père Kolia, encore jeune, rendait son arme de service et attendait d’être arrêté. Peut-être est-elle venue plus tard, en 53, avec l’affaire des blouses blanches*11 : mon arrière-grand-mère et ma grand-mère, toutes deux médecins et juives, rentraient le soir et restaient côte à côte, muettes, sous la lampe, dans leur pièce d’appartement communautaire, attendant, elles aussi, le dénouement. Peut-être cela remonte-t-il à l’année 19, qui vit la disparition de mon arrière-grand-père Isaac, lequel avait trop bien réussi – il
Bien des années plus tard, j’allai au musée de l’Holocauste à Washington, en quête d’un conseil, et je suis reconnaissante, aujourd’hui encore, à la personne avec laquelle je m’entretins alors. Nous avions pris place à une longue table en bois, dans la bibliothèque qui recèle, semble-t-il, tout ce qui a pu paraître sur n’importe quelle question susceptible d’être considérée comme juive. J’ai exposé mes demandes et obtenu des réponses ; puis mon interlocuteur, historien, m’a demandé sur quel sujet j’écrivais. J’ai entrepris de le lui expliquer. A-ah ! a-t-il dit, c’est un de ces livres où l’auteur voyage à travers le monde, à la recherche de ses racines, il y en a beaucoup actuellement. Oui, ai-je répliqué, cela en fera un de plus.
*1. Il était de tradition, en Russie, d’offrir aux nouveau-nés une cuiller en argent à une dent. On en donnait un léger coup sur la première dent de l’enfant, ce qui garantissait la bonne et indolore poussée des suivantes.
*2. La Russie n’adopte le calendrier grégorien qu’après 1917. Le calendrier julien reste en vigueur dans l’Église orthodoxe.
*3. Un des diminutifs du prénom Vladimir.
*4. Ekaterina Pavlovna Pechkova (1876-1965) : militante socialiste-révolutionnaire ; elle épouse Maxime Gorki en 1896. Le couple se sépare en 1904.
*5. Maria Fiodorovna Andreïeva (1868-1953) : actrice, puis femme politique bolchevique, elle est la maîtresse de Maxime Gorki de 1904 à 1921.
*6. En russe
*7. Piotr Nikolaïevitch Wrangel (1878-1928) est le chef civil et militaire du dernier gouvernement blanc. Depuis la Crimée, il poursuit la lutte contre les bolcheviks d’avril à novembre 1920, puis organise magistralement l’évacuation de ses troupes et de nombreux civils.
*8. C’est à Elabouga, au Tatarstan, que Marina Tsvetaïeva se suicide en 1941. Murr est le petit nom qu’elle donnait à son fils, Gueorgui Efron. Né en 1925 dans l’émigration, il part en Russie avec sa mère et mourra au front en 1944.
*9. En français et en caractères latins dans le texte.
*10. Korneï Tchoukovski (1882-1969) : journaliste, poète, critique littéraire, traducteur. Ses poèmes-contes pour enfants sont très populaires, aujourd’hui encore, en Russie.
*11. En janvier 1953, des médecins soviétiques – tous juifs – sont accusés d’avoir assassiné deux dirigeants et de projeter d’en tuer d’autres. Ils sont arrêtés, menacés d’être exécutés ou déportés. Mais Staline meurt en mars, et l’affaire – machination de la police politique – est abandonnée.
troisième partie
« Elle vit que tout ce qui ornait sa maison s’était envolé vers le ciel : plateaux, nappes, photos de famille, chaufferettes pour le thé, crémier en argent de grand-mère, maximes brodées au fil de soie et d’argent, tout, tout, tout ! »
« Force m’est ici d’éclaircir ma généalogie. »
I
On n’échappe pas à son destin
… et pendant tout ce temps, disait ma mère de sa voix médiumnique de conteuse, pendant tout ce temps, en Russie, Micha, son futur mari et ton futur arrière-grand-père, l’attendait. Et quand la Première Guerre mondiale a éclaté, elle l’a rejoint après toutes ses errances, ils se sont enfin trouvés et, dès lors, ne se sont plus quittés. Pour leurs noces, il lui a offert la petite broche que je porte les jours de fête, aux initiales SGF, Sarah Guinzbourg-Friedman, et au dos, simplement : « On n’échappe pas à son destin ».
Ce « on n’échappe pas à son destin », sur ce disque d’or à la rondeur de médaille pour collier de chien, accroché au
Et tout ce temps, répétait maman de telle façon qu’il ne subsistait aucun doute sur l’identité de l’héroïne principale de notre histoire familiale, elle l’a passé en France. Grand-mère avait fait ses études à la Sorbonne, dans la plus grande faculté de médecine – cela allait sans dire –, elle était médecin à son retour en Russie. De couleur crème, le diplôme de la Sorbonne, sa calligraphie avec ses pleins et ses déliés, son tampon gros comme un cadenas de grange, témoignaient, eux aussi, du sérieux du travail accompli et d’une victoire méritée, mais tout cela le cédait au magnétisme du sujet majeur. L’arrière-grand-mère Sarah avait passé à Paris les sept années bibliques réglementaires – de même que Jacob avait travaillé sept ans pour obtenir la main de Rachel – et, curieusement, était réapparue comme d’outre-tombe, vers nous autres à venir, comme si la vie étonnante que l’on menait de l’autre côté du probable ne signifiait rien pour elle. Pour moi qui gravissais peu à peu les rayonnages de littérature française, des
J’avais cinq ans à sa mort – elle en avait quatre-vingt-dix, avait survécu de deux ans à sa fille qu’elle adorait, la cherchant en vain dans les deux pièces de leur appartement communautaire, regardant tantôt dans l’armoire, tantôt dans le buffet : Liolia ? Peu à peu, elle avait donné à sa petite-fille, Natacha, le nom de sa fille, à croire que dans la poupée russe familiale, il était possible de déplacer n’importe quelle figure sans que le sens général en soit changé. Elle passait son temps sur le divan Saltykov de la datcha, vêtue d’un léger peignoir bariolé, toute petite, desséchée jusqu’au trognon, et paraissait presque transparente dans la pâle lumière de jasmin. Mais elle regardait toujours vers l’avant avec une ténacité griffue, une ténacité d’insecte, de sorte que l’on comprenait : ce qui se profilait aurait quelque peine à la digérer
Quelque chose l’avait poussée, en février 1914, à envoyer à son futur mari quelques cartes postales avec des esquisses crayonnées de vieilles femmes, puis, une quinzaine de jours plus tard, à lui demander s’il avait bien reçu ses vieilles. Elle avait devant elle ses examens à l’Université + deux guerres, la naissance d’un enfant, la révolution, l’évacuation, les maladies de sa fille et de sa petite-fille, « l’affaire des blouses blanches » qui n’avait pas eu le temps de toucher notre famille, le pédalage dans la semoule à la suite de son AVC – ce qu’on appelait alors tout simplement le gâtisme. La netteté parfaite, hardie, de ses jeunes années n’avait pas disparu, elle semblait même s’être aiguisée et s’exprimait à présent en côtes, mandibules, élytres, sourcils pesants au-dessus de son visage et de son corps menus, presque enfantins.
Peu auparavant, au début des années 1960, Ruth, une cousine de maman à je ne sais quel degré, était venue de Saratov à Moscou et avait vécu assez longtemps sur la Pokrovka. Rentrant le soir, elle trouvait Sarah dans la pièce enténébrée, seule, dans son fauteuil à bascule. « Grand-mère, pourquoi tu restes sans lumière ? Tu devrais plutôt lire un bout de roman ! – Il suffit, ma chère, que je ferme les yeux pour que me reviennent de ces bouts de romans à vous faire balancer-tanguer ! »
* * *
On dit aussi que dans sa vieillesse, elle
Plus tardivement, presque à la veille de sa mort, son chant avait pris d’autres directions, à croire que sa prime jeunesse lui était revenue, passant par sa gorge, libérant tout ce qui avait été oublié depuis longtemps et n’avait plus de sens : la sourde, l’effrayante
Quand on lit des souvenirs sur des révolutionnaires du début du xxe siècle, on a le sentiment qu’ils chantaient sans cesse, remplaçant ainsi démonstrativement, semble-t-il, le simple discours humain. Les récits des grèves et de la conspiration sont structurés par la musique, comme le feraient des virgules ou des tirets : « ils remontaient le fleuve en chantant des chansons révolutionnaires », « ils revenaient dans leurs barques, en chantant à nouveau des chants révolutionnaires et en brandissant des drapeaux rouges », « après son discours, le meeting se conclut par un chant », « la
Là, quelque part, indiscernable au milieu des étudiants et des jeunes filles, avec leurs proclamations de 1er Mai et leurs tracts, marche, main dans la main, comme l’écrit son compagnon, Sarah Guinzbourg, âgée de dix-sept ans. Le
Pour mes quatorze ans, en 1986, ma mère décida de me montrer sa ville préférée ; tu vas voir Leningrad, promit-elle. C’étaient les nuits blanches, et nous passions, toutes les deux, d’un banc public un peu humide à un autre, maman se fatiguait trop vite pour envisager de longues promenades, toutes s’achevaient bientôt en essoufflement, bancs et pigeons, lesquels étaient en abondance sur le trottoir fissuré. Néanmoins, dès le premier soir, nous allâmes jusqu’au fleuve*4 par le canal des Cygnes et, sur l’autre rive, se détacha une muraille sombre et brilla l’or d’une grande flèche. C’est, Macha, la forteresse Pierre-et-Paul, dit maman ; grand-mère Sarah y a été emprisonnée. Alors, nos cous eurent un même mouvement d’oie, ils se tendirent et plongèrent en une sorte de salut à la jeunesse de Sarah, comme si nous voulions sortir de nos propres peaux.
La forteresse Pierre-et-Paul fut, en son temps, l’objet de notre visite attentive, de même que les jets d’eau de Peterhof, les vases et les statues de l’Ermitage, et jusqu’aux fantaisies chinoises d’Oranienbaum ; je suis effarée de tout ce que nous avions réussi à faire. Je tentais, çà et là, de mendier un cadeau, comme si un nouveau lieu ne pouvait me réjouir si je n’en rapportais pas un modeste trophée-
Cela étant, chaque fois, depuis, que je me suis rendue à Saint-Pétersbourg, je suis allée jusqu’à la Neva et, postée face au mur de granit de la forteresse, face à l’ange en haut de la flèche, face à l’étroite plage le long de la muraille, j’ai refait ma révérence d’oie, tendant mon cou et le figeant, saluant… mon arrière-grand-mère ? ce
La prison du bastion Troubetskoï, contemporaine de la chanson qui raconte comment
Allez la trouver, à présent ! Elle n’était pas, tant s’en faut, la seule dans ce cas ; on se figure difficilement, de nos jours, après ce qui a suivi, que les jeunes gens de ce monde-là étaient à fond dans la
Il y a aussi des photos de graffitis remontant à la période où la prison a cessé d’en être une, au milieu des années 1920. L’un d’eux, entouré d’un cadre dessiné pour donner l’impression d’un vrai tableau, voire d’une fenêtre, montre une femme assise près d’une table, vêtue d’une blouse légère à manches bouffantes : devant elle, des fleurs dans un grand vase, un beurrier en argent, une théière-bouilloire sur pied. La femme n’est pas belle, il semble donc que l’auteur se soit inspiré d’un modèle réel. Son visage simple traduit une sorte d’étonnement concentré, elle a allumé une cigarette et exhale une première bouffée sans cesser de sourire. Ses cheveux sont ramassés en chignon. De l’autre côté de la vitre, la lumière et les ombres de l’été – effrayant de penser à quel point nous ne sommes pas là.
La lettre du camarade Platon contenant des citations de Pouchkine et exprimant l’espoir d’une Douma d’Empire renouvelée, d’opposition, ainsi que de la victoire sur les forces obscures, avait été envoyée à Sarah, « dans votre casemate », en février 1907. La carte de la harpiste n’a de tampon ni de la poste ni de la prison. Dix ans plus tard, à l’automne 1917, sur fond de confusion et d’effondrement, il se passera une chose étrange dans les archives de la forteresse : elles disparaîtront dans des circonstances incompréhensibles, il en demeurera à peine une petite moitié. La trace de Sarah, pour le plus grand bonheur de celle-ci, avait pu se changer en fumée dès cette époque : dans aucun des questionnaires conservés elle ne mentionne ni son passé révolutionnaire ni l’épisode de la prison. « En tant que juive, les établissements d’enseignement supérieur m’étaient interdits en Russie ; j’ai donc été contrainte de faire mes études à l’étranger », écrit-elle à propos de son séjour en France ; en fait, étant fille d’un marchand de la Première Guilde (« marchand de la Première Guilde de Loukoïanov », est-il inscrit sur son certificat de mariage), elle pouvait tout à la fois vivre et étudier dans les deux capitales de Russie, dans n’importe quelle université de Moscou et Saint-Pétersbourg. La légende familiale rapporte la chose comme suit : pour cette petite, avec sa révolution, on s’était démené, on avait appuyé sur des boutons, fait jouer les relations et leviers qu’on avait à disposition. Cela n’avait pas été vain ; on lui avait proposé de choisir entre la relégation à Touroukhansk*5 et un départ dans l’autre sens, pour étudier, recouvrer la santé, bref débarrasser le plancher. C’est ainsi que les cartes postales suivantes avaient été envoyées de Montpellier.
En quarante ans de vie dans la Russie soviétique, sachant ce qu’il en était des uns et des autres, ayant derrière elle l’univers domestique de l’antédiluvienne Nijni-Novgorod, avec ses lecteurs-déclamateurs, ses assemblées et ses thés chez les Pechkov, ayant été petit chef à un moment, ayant traversé les Purges et fréquenté les réunions, Sarah Guinzbourg, étrangement, n’avait jamais tenté d’entrer au Parti. Les occasions ne lui en avaient pas manqué, mais elle ne les avait jamais mises à profit. Son départ pour la France, comme on sort de l’eau sur la terre ferme, avait marqué une sorte de passage irrévocable, sans retour en arrière : la révolution était terminée pour elle, autre chose avait commencé.
Bien des années plus tard, elle s’était rendue une unique fois de Moscou à Nijni qui, depuis un moment, portait le nom de Gorki. On l’avait menée au musée, en haut de la falaise dominant la Volga. La guide lui avait raconté en détail la vie héroïque des bolcheviks de la ville, passant de photo en photo. L’une d’elles, qui semblait sale en raison des flocons de neige qui s’étaient collés à l’appareil, montrait un groupe de très jeunes gens, sur fond de palissade basse. Ils étaient quatre, le visage d’une des femmes était barré d’un absurde bandeau noir, son bonnet était de guingois, pointant en queues de lièvres. Sanka en était aussi, qui ne se ressemblait pas. C’étaient les barricades de Sormovo, décembre, avait déclaré la guide, on sait peu de choses de ces gens, sans doute y a-t-il un moment qu’ils ne sont plus de ce monde. Vraisemblablement, avait enchéri l’arrière-grand-mère Sarah en se dirigeant, d’un pas résolu, vers la vitrine suivante.
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Sur la vieille photographie, la place de Potchinki est vide, une télègue se traîne, attelée de deux chevaux, un artisan se tient à l’entrée d’une échoppe ; là, avec la dernière insolence, viennent aussi se frotter des poules.
C’était, manifestement, un endroit très paisible à l’une des extrémités lointaines du monde. La ville en bois était enfoncée jusqu’au poitrail dans les jardins. Rien n’était volumineux, mais il y avait tout pour attirer l’attention – les collines arrondies, que l’on qualifiait respectueusement de montagnes, la rivière Roudnia où l’on avait eu le bonheur de trouver une défense d’un animal antédiluvien, laquelle mesurait deux archines*6, le bon goût des collégiales, la
Je n’étais pas parvenue à trouver une trace de sa présence, la petite ville, transformée en bourg, gardait à peine le souvenir de son fils Solomon,
Les marchands de la Première Guilde étaient exemptés des châtiments corporels. Parmi les choses auxquelles ils avaient droit, il y avait le commerce de gros à l’intérieur du pays et à l’étranger, pour toutes sortes de produits, russes et étrangers ; ils pouvaient posséder des bateaux à vapeur et des navires, les envoyer, chargés, au-delà des mers, être propriétaires de fabriques et d’usines, hors distilleries, de magasins, d’entrepôts et de caves ; avoir des bureaux d’assurances, s’occuper de transferts d’argent, être inclus dans les contrats gouvernementaux et bien d’autres choses encore. Les marchands juifs avaient un statut à part, non négligeable : à compter de 1857, l’appartenance à la Première Guilde donnait à toute la famille, et même à la domesticité, la possibilité de vivre sans problème hors de la zone de résidence*7, dans n’importe quelle ville de l’empire, y compris – sous certaines conditions – les deux capitales. Cela coûtait cher ; la cotisation annuelle versée à la guilde était au minimum de cinq cents roubles (elle représentait 1 % du capital déclaré, lequel ne pouvait excéder cinquante mille). La communauté juive de Nijni-Novgorod n’était pas très nombreuse, même à la fin du xixe siècle ; dans la minuscule Potchinki, les juifs étaient une curiosité. Les statistiques établies en 1881, quatre ans avant la naissance de Sarah, indiquent que dans tout le district de Loukoïanov, vivaient onze personnes de confession juive, et je soupçonne que le nom de famille des onze était Guinzbourg.
Le grand-père n’avait pas connu le temps où tout s’était mélangé, où tous s’étaient mariés entre communautés, où les enfants du prêtre Orfanov, qui officiait à la cathédrale de la Nativité, s’étaient apparentés aux Guinzbourg. Son héritage avait été également partagé entre les frères et les sœurs ; toute la part de Sarah avait été engloutie dans ses années d’études à Paris. Elle était rentrée, disait-on, sans un sou vaillant, « était arrivée avec, pour tout bien, un carton à chapeau ». Je ferme les yeux et je la vois sur le quai de la gare de Brest-Litovsk, son carton à chapeau à la main, pas très grande, indépendante, se promenant toute sa vie en indépendante. Je ferme les yeux plus fort et me rappelle le chapeau de Paris, noir, avec sa plume d’autruche ondulée-bouclée à l’extrême ; il avait survécu à sa propriétaire et se profilait encore sur les photographies de mon enfance.
Ce que je ne parviens pas, en revanche, à me représenter, autant que je plisse les yeux, ce sont le bruit et le pelage du quotidien de l’époque ; le thé au jardin chez les Guetling, Vera la sœur, tenant un volume de Nadson, les heures interminables durant lesquelles le chariot se traîne jusqu’à Nijni, le champ trempé de rosée où l’on cueille la bardane, la rivière, le grenier où l’on fume en cachette. Potchinki était la maison où l’on venait se reposer, pleurer tout son saoul,
Dans ce tas de cartons, il est encore une photographie que j’aime depuis l’enfance, bien qu’elle produise un effet plutôt comique. Les femmes de la famille Guinzbourg y sont en rang, de la plus vieille à la plus jeune, nuque à nez, à demi tournées vers l’appareil. Au-devant, des matriarches au large fessier, aux lourds cheveux, au buste menaçant, aux visages tranquilles d’héroïnes. Viennent ensuite, par ordre décroissant de volume (c’est ainsi que, dans les manuels scolaires, un singe courbé évolue jusqu’au
La carte médicale de parturiente remplie en 1916 me fournit un ensemble d’informations factuelles regorgeant de détails, qui rendent le processus de la connaissance presque contre nature. Je suis la seule au monde à savoir qu’il s’agit de sa première grossesse, que les douleurs ont commencé le soir, que les contractions ont duré 19 heures 40 minutes, que sa petite fille, encore sans nom, ne pesait que 2 420 grammes et qu’elle a été en bonne santé toute une semaine, tant qu’elles étaient à l’hôpital.
Il n’est rien de plus étranger que les papiers des morts, avec leurs contradictions et leurs lacunes, leur habitude obsolète des allusions et des sous-entendus. Dans le document d’identité délivré à Sarah Guinzbourg en 1924, Saratov figure comme son lieu de naissance ; dans son autobiographie plus tardive, il s’agit de Potchinki. Pas de divergence de dates, c’est le 10 (le 22, d’après le nouveau calendrier, le nôtre aujourd’hui) janvier 1885. Dans la même autobiographie, elle mentionne son père,
Elle était née, donc, en 1885, avait terminé ses études secondaires en 1906, à vingt et un ans, était en prison en 1907, en France de 1908 à 1914. Retour en Russie, examens d’État, afin de valider son diplôme étranger, « serment à la Faculté ». Nous sommes en 1915, l’année de son mariage ; en 1916, naît Liolia et, sur place, à Saratov, Sarah commence à exercer.
J’ai conservé sa plaque en laiton, avec, gravé en lettres noires : DOCTEUR S.A. GUINZBOURG-FRIEDMAN. Elle n’avait pas tenu longtemps ; un an plus tard, on avait réformé l’orthographe*9, puis toute la vie familière s’était retrouvée de guingois. La plaque était pourtant restée, de même que la pleine boîte de cartes de visite glacées, apportée à Moscou, telle une promesse non tenue que l’on ne peut oublier. Des choses de ce genre, initiées et non réalisées, il y en avait eu beaucoup. En mars 1917, Mikhaïl Friedman, le mari de Sarah, était devenu avocat assermenté – on a du mal à imaginer, aujourd’hui, quels efforts avaient été nécessaires. Outre la formation juridique, un avocat au service de l’État devait effectuer une sorte de stage, travailler au moins cinq ans comme adjoint d’un autre avocat, parcourir des kilomètres loin de chez lui au gré des besoins officiels, saisir les finesses des régulations-règlements. Dans le passeport de l’arrière-grand-père, où, aux dernières pages, devaient figurer toutes les nuits passées en dehors du lieu de résidence officiel, fleurissaient les tampons de villes russes. À Kostroma et Nijni, où les habitants de la Volga se rendaient comme on passe de sa chambre à la nursery, succédaient Orenbourg (petits chevaux cosaques qui avalaient les verstes dans la poussière de la steppe), Penza, Orel, Tambov, Tsaritsyne (une demoiselle répondant au nom d’Ivanova, et qui s’y entendait manifestement, lui demandait sur une carte postale en provenance de cette ville : « Comment s’est passé Yom Kippour ? A-t-il été facile de jeûner ? »), Saint-Pétersbourg, Yalta, Syzran, Kazan, Voronej, Varsovie. La géographie de ses déplacements ne répond à aucune logique, mais ils s’arrêtent d’un coup.
Le passeport, sur lequel je me penche actuellement (sans limite de validité ; prix : 15 kopecks), est délivré par la police municipale de Saratov, « le 23 mai 1912 ». Le détenteur est désigné comme étant Mikhel Davidovitch Friedman, la langue des documents ne fait aucune concession aux tentatives de s’assimiler, d’être comme tout le monde. Né le 15 décembre 1880, de taille moyenne, de confession judaïque ; la colonne concernant le service militaire indique
Étonnant comme leur vie d’alors,
Il avait, comme tout le monde, plusieurs enfants, petites baies semées sur les chemins de l’ère nouvelle ; les garçons, Micha et Boria, parlaient de leur nounou-
Mikhaïl Davidovitch Friedman, qui écrivait à son neveu de
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La faculté de faire l’impasse sur de grands intervalles de temps, si commode dans un roman, devient effrayante lorsqu’on la perçoit en soi-même et qu’il est question des vivants. En fait, je veux dire : des morts – au demeurant, il n’y a aucune différence. Les jeunes années de grand-mère Sarah – avant la naissance de Liolia – ont un parfum de
Ce qui m’intéresse le plus dans l’histoire familiale, ce sont les dix-quinze années qui suivent la révolution, durant lesquelles le cours des choses se ralentit soudain et, traînant lourdement sa panse broyée, se laisse tomber sur de nouveaux rails. Ces années à demi aveugles, au cours desquelles meurent, partent, déménagent arrière-grands-pères et grand-mères, ne sont pas du tout documentées. Mes aïeux préféraient ne pas écrire de lettres ni tenir de journaux ; quant aux photos qui se sont conservées, elles ne montrent que des détails, le bord extrême du tableau, tandis qu’au centre s’effectuaient des choses que je ne comprends absolument pas. Voici le jeu de croquet de la datcha, les murs en rondins de la maison de Serebriany Bor*16, de stupides gymnastes féminines sous des affiches qui rimaillent, Sarah, en compagnie de Liolia, triste, hâve, sur un tertre au bord d’une rivière, et, à côté, quelques visages de l’ancienne vie, la parentèle, dont je ne connais pas les noms. Au fur et à mesure que grandit la fille (photos de classe, sur lesquelles les gamines se serrent contre l’institutrice, cartes postales d’amie, partition de la
Sarah a évidemment réussi l’essentiel : ne pas disparaître. Elle est entrée, comme dans l’eau, dans l’existence confortable d’un spécialiste qualifié, évitant les sanatoriums et les consultations de femmes. Le tourbillon des activités utiles dans lesquelles elle était engagée, et sa fille qui avait depuis longtemps décidé d’être médecin comme maman, donnaient une impression élastique de participation à l’effort commun. Impossible de deviner ce que ces gens pensaient de ce qui produisait alentour – on n’a ni documents ni fondement pour cela. Ni les lettres – d’ailleurs, il n’y en avait pas – ni les livres de la bibliothèque familiale (volumes de Tolstoï et de Tchekhov, munis de l’ex-libris « Avocat stagiaire M. Friedman », petits tomes de Blok, Akhmatova et Goumiliov, un autre, dépenaillé, de Boborykine*17) ne permettent de puiser un collage présentant une image soviétique ou antisoviétique. Lorsque, en 1934, Liolia Friedman, âgée de dix-huit ans, décide de se marier, sa mère donne son accord, en posant néanmoins aux amoureux une condition
Liolia, jeune fille au teint vermeil, ayant le sens des responsabilités, obéit docilement : selon leur accord avec Lionia,
Ialoutorovsk, dans la neige et la fumée, avec ses combinats laitiers et ses jardins d’enfants qui avaient besoin d’un médecin expérimenté, est presque le dernier endroit où l’on voit Sarah en pied (
La ville n’était préparée ni à la guerre ni à un siège. Dès le printemps, une Commission d’évacuation de la population de Moscou en temps de guerre avait été créée, qui s’efforçait d’élaborer un plan d’action possible ; on y discutait des moyens de transporter efficacement à l’arrière un million de Moscovites. Le dossier de la Commission comprend une résolution furieuse de Staline : « Au camarade Pronine. Je juge intempestive votre proposition d’évacuation “partielle” de la population de Moscou “en temps de guerre”. Je demande que soit liquidée la Commission d’évacuation et que cessent les discussions sur le sujet. Quand il sera nécessaire – en admettant que ce le soit – de préparer l’évacuation, le Comité central et le Conseil des Commissaires du peuple vous en informeront. » Cette résolution date du 5 juin 1941.
La capitale devint folle pour quelques mois, on plongea dans la fuite comme dans une trouée de glace, les directions et départements de toutes sortes évacuaient leurs employés, nul n’attendait ceux qui étaient à la traîne, certains prenaient leurs affaires et partaient à pied. Le 16 octobre, quand les Allemands furent tout près des quartiers périphériques de la capitale, Emma Gerstein manqua le train où on lui avait promis une place. Akhmatova, qui aurait pu la prendre avec elle, avait fait ses bagages et était partie dans la nuit. « J’allais par les rues et pleurais. Alentour voletaient, dispersés par le vent, des lambeaux de documents et de brochures marxistes déchirés. Les salons de coiffure étaient pleins, ces dames faisaient la queue sur les trottoirs. Les Allemands arrivaient, il fallait être bien coiffée. »
Cependant, à Ialoutorovsk, Sarah regroupait la famille sous son aile. Lionia, le mari de sa fille, ingénieur urbaniste, se devait d’être à Moscou ; il resta seul dans l’appartement communautaire à moitié vide de la Pokrovka. Sarah fit venir officiellement Berta, sa mère ; arriva ensuite sa sœur Vera, dont le mari et le fils, Liodik, étaient à la guerre. Il n’y avait là ni calcul ni noblesse d’âme particulière, c’était plutôt l’instinct d’essaim, exigeant de s’assurer que tous les
Ils reviennent à Moscou en 1943. Le 9 mai 1945, anniversaire de Liolia, les hautes fenêtres de l’appartement de la Pokrovka sont largement ouvertes, elles recèlent un printemps vert comme des larmes, tous les habitants de l’immense appartement communautaire sont réunis autour d’une table dressée. Il y a là la parentèle, les amis, des gens arrivés par hasard, presque de la rue, de semi-inconnus venus faire un tour, et la jeune Viktoria Ivanova, chanteuse au prénom de victoire, dans sa robe bleue, qui chante de sa voix merveilleuse le
Dès ce soir-là, l’histoire de Sarah pâlit peu à peu, elle se dissout dans les ténèbres qui vont aller s’épaississant pendant une trentaine d’années. Maman, je m’en souviens, liait l’AVC de grand-mère à « l’affaire des blouses blanches » qui devait implacablement la dévorer, de même que Liolia. Son livret de travail gris, resté vierge jusqu’en 1949, commence à se remplir, et pas de n’importe quoi : le pays lutte contre le cosmopolitisme, le Comité antifasciste juif*20 est supprimé, les arrestations se multiplient, on retire certains livres des bibliothèques, les publications de littérature yiddish s’arrêtent, une nouvelle vague de licenciements s’abat sur la capitale. Je ne sais ce qui est le plus dangereux pour le
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Je commençai à
Mes périples avaient à présent une justification solide : j’écrivais un livre sur les
Je notai soigneusement ces
Il apparaissait donc que l’on pouvait, au sens propre, entrer dans la peau de l’Histoire, passer une ou deux nuits sous le même toit que ma jeune arrière-grand-mère, sous le même plafond. Il fallait partir de Londres par le train qui s’étirait, tel un fil, dans le tunnel sous la Manche, pour se trouver brusquement dans les vertes prairies françaises, qui semblaient s’être faites coquettes pour l’occasion.
Je regardais par la fenêtre et songeais que j’étais affreusement lasse de penser sans cesse à ma famille. Elle m’empêchait de plus en plus de regarder sur les côtés et de voir autre chose : ainsi les grilles du Jardin d’été*24 et leur séduisant dessin masquent-elles au regard extérieur ce qui se passe à l’intérieur. Toutes choses du présent et du passé étaient depuis longtemps liées à (elles
Et nous voici, toutes les deux, sautant sur les bordures, descendant la longue rue Claude-Bernard, dans le cinquième arrondissement, là où devaient vivre des gens tels que Sarah Guinzbourg, et pas seulement parce que la Sorbonne et le Val-de-Grâce étaient à côté : simplement, c’était le quartier des hôtels bon marché et des meublés, où les étudiants, tels des moineaux, voletaient de-ci, de-là, sans quasiment s’éloigner de leur point de départ, réconfortés par leur chaleur collégiale. Sarah avait aussi passé dans cette rue un certain nombre de semaines ou de mois, l’immeuble verdelet de six étages, agrémenté de balcons, était toujours à sa place. Ce quartier, peu cher mais sacrément bien, où les escaliers sentaient la fumée et la poudre amollie, avait été retaillé dans les années 1860 ; il se refusait toutefois à devenir plus respectable.
Réveillée de bon matin dans ma mansarde du sixième étage, je tâte mentalement le volume de la pièce, le plafond en pente, la vieille petite table, peut-être d’époque, les cheminées authentiques, très blanches sur le fond du ciel gris, à la fenêtre : sans quitter son lit, on en compte au moins une dizaine. Mon arrière-grand-mère avait aussi pu loger dans cette chambre. Pourquoi pas ? Plus c’était haut, moins c’était cher ; elle avait également pu occuper n’importe quelle autre pièce. Si j’escomptais un accueil particulier (payé d’avance avec ma carte de crédit sur le site de l’hôtel) de la part du surnaturel, un rêve spectaculaire avec participation de Sarah et de ses relations, des
Le propriétaire de l’hôtel, un homme plus tout jeune aux yeux en berne, se tient avec la dignité discrète d’une cariatide : il me devient étrangement clair que, sans cesser de deviser avec moi, il porte sur ses épaules le bon ordonnancement du bâtiment, ses escaliers et les enveloppes craquantes des lits. Il a acheté l’hôtel à la fin des années 1980, a refait les étages de chambres et chambrettes qui en ont vu de toutes les couleurs, installé un ascenseur mais conservé le vieux passage souterrain menant, dans l’obscurité, du côté de la Seine. Il ne sait pas grand-chose de l’ancienne vie de cette maison de rapport, sinon qu’un des appartements microscopiques avait été occupé par le couturier Kenzo ; sa mémoire ne va pas jusqu’au début du xxe siècle, mais tout a toujours été identique : étroit, tassé, le nid à vivre de gens qui n’étaient pas riches. « Au fait, vous êtes juive », dit-il soudain.
Une bonne vingtaine d’années plus tôt, nous étions, mon futur ex-mari et moi, sur le perron d’un café en Crimée, attendant l’ouverture. C’était par un midi paresseux d’août. Les établissements du rivage qui se réchauffait rapidement avaient des noms qui étaient autant d’allusions à une possibilité de se rafraîchir : les tables du Flocon de Neige étaient encore désertes, mais les portes en étaient grandes ouvertes. Au demeurant, nous allions toujours au Fraîcheur, qui ne se distinguait en rien du Flocon, et, cette fois aussi, nous y étions fidèles. La saison des vacances tirait à sa fin, nul ne se hâtait nulle part, et moins que tout autre un groupe qui ne ressemblait à rien et s’approchait lentement de nous sur l’asphalte brûlant. Un homme vêtu d’un pantalon crasseux, avec une petite barbe blonde, menait à la bride un très vieux cheval ; un gamin bouclé d’environ six ans, d’une incroyable beauté, se tenait à deux mains au pommeau de la selle. Même à l’heure où l’on languissait ardemment d’un porto, leur présence était invraisemblable, plagiat direct et éhonté d’un film soviétique sur la Guerre civile et les armées blanches en Ukraine. Le cheval aussi était blanc, mais couvert de poussière à en paraître roux. L’homme amena sa bête droit vers le seuil où nous étions assis et, le visage sans expression particulière, lança : « Vous êtes, pardonnez-moi,
«
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La plus vieille faculté de médecine de France accueillait volontiers des étrangers ; les journaux du Suisse Thomas Platter le Jeune, qui y faisait ses études à la toute fin du xvie siècle, décrivent la terre un peu rouge de ces régions et son incroyable fertilité, le vin local, si fort qu’il faut le couper de deux tiers d’eau, les élégants citadins, habiles en intrigues et en ruses, rompus à la danse et au jeu. À Montpellier, il n’y a pas moins de sept aires pour jouer à la balle, note Thomas ; on ne comprend pas où ces gens trouvent autant d’argent à gaspiller. Pour Sarah, l’étranger commence là ; à cette nuance près qu’au tout début, mon arrière-grand-mère, âgée de vingt-deux ans, s’est peut-être trouvée sous le toit de verre de la
Ils étaient des centaines voire des milliers comme elle. Les études de médecine en France étaient les moins onéreuses selon les standards européens. À compter des années 1860, où les universités avaient plus ou moins commencé à s’ouvrir aux femmes, ces établissements s’étaient emplis d’une population d’étudiantes russes ; jusqu’en 1914, elles représentaient 70 ou 80 % des femmes qui y étudiaient la médecine. Il était de bon ton de ne pas les aimer, leurs camarades, filles et garçons, se plaignaient de leurs manières, de leur allure négligée, de leur radicalisme politique et, plus encore, de leur volonté d’être les premières, rejetant, tels des coucous, les autochtones à l’extrémité (ou en dehors) du nid. Déjà, Kropotkine écrivait qu’à l’université de Zurich, les professeurs, vexants, citaient invariablement les étudiantes en exemple aux étudiants.
L’une d’elles se remémorait, des années plus tard, que dans les années 1870 « les femmes russes exigeaient non seulement des droits égaux pour tous, mais aussi des privilèges, occupant les meilleures places et apparaissant toujours au premier plan ». Elles vivaient en cercle étroit, dans des quartiers où la langue russe résonnait plus que les autres, elles étaient au régime pain-thé-lait, agrémenté d’un « tout petit bout de viande ». Elles fumaient frénétiquement, allaient par les rues sans être accompagnées. Elles discutaient sérieusement de la possibilité de manger une pleine assiettée de prunes ou de framboises, tout en restant des femmes pensantes et des camarades. Les journaux de Berlin les appelait les
Il va de soi, en outre, qu’une énorme part des étudiants de Russie se composait de juifs ; c’était leur chance, leur billet gagnant – un médecin diplômé pouvait exercer dans tout l’empire de Russie. Au début du xxe siècle, Paris comptait plus de cinq mille étudiants en médecine étrangers, qui faisaient concurrence aux autochtones pour une place sur les bancs de la faculté.
En 1896, à Lyon, les étudiants manifestent, affirmant que les étrangers, surtout les femmes, évincent les étudiants français des cliniques et des amphis. En 1905, les étudiants d’Iéna lancent une pétition demandant que l’on cesse d’accueillir les juifs russes, en raison de leur « comportement insolent ». En 1912, alors que Sarah est déjà à la Sorbonne, des grèves estudiantines traversent toute l’Allemagne ; les revendications sont toujours les mêmes : limiter la présence des étrangers. À Heidelberg, les Russes s’adressent aux étudiants locaux en les priant de comprendre leur situation et de ne pas les juger trop sévèrement. Une irritation mutuelle plane dans l’air, telle une petite fumée. Les femmes
En 1907, le prix du magazine
Le mari de la doctoresse, le père de la doctoresse. « Tu m’as causé plus de chagrin que tous mes autres enfants », écrit Martin Ludwig Zakrzewski à sa fille, en réponse à l’annonce de ses succès académiques ; et il ne s’agit plus d’un roman, mais de ce qu’on appelle un
Mon autre arrière-grand-mère, Betia Liberman, native de Kherson, rêvait elle aussi d’être médecin, mais cela n’avait rien donné, hormis la légende familiale. Il lui avait semblé nécessaire de tester sa résistance : supporterait-elle la vue d’un corps inanimé, n’aurait-elle pas peur ? C’est ainsi qu’à l’âge de quinze ans elle courait, au crépuscule, à la morgue municipale et, moyennant quelques sous, on lui permettait d’y passer quelque temps, jusqu’à ce qu’elle soit convaincue qu’elle tiendrait, qu’elle était prête. Ce furent les études qui posèrent problème ; au lieu de la médecine, il lui échut, toute jeune, comme cela arrive souvent dans les contes, un prince émérite, un mariage aisé et, on l’espère, heureux, une maison cossue, la blancheur et la paix d’une
Personne, au demeurant, ne contredisait jamais Sarah, semble-t-il : ni son père, ni ses frères, ni ceux qu’elle aimait. Sa qualité de médecin était si naturelle et sans ambiguïté qu’il n’y avait là rien à discuter. La voici dans cette Montpellier à la terre rouge et au soleil aveuglant. La vie, de même que le programme d’études, y est réglée depuis des siècles, tout se déroule comme au temps de Platter : le professeur de botanique organise pour les étudiants des excursions estivales, qualifiées dans les lettres de Sarah d’
Il est bien d’être étudiant en terre étrangère, où l’on paraît peser moins mais grandir, où l’on parvient soudain à ne plus être tout à fait soi, à être un autre, comme si la pelure des potentialités utilisées était restée derrière, avec la langue maternelle et le poids de l’amour courbant l’individu jusqu’à terre. L’étudiant, ainsi qu’il sied à un explorateur, vit, léger, et remarque tout ce qu’il y a d’intéressant alentour ; voici Thomas Platter qui boit du lait accompagné de pain noir, qui calcule ses dépenses en chandelles et en gants, visite la glorieuse ville d’Avignon, où on lui montre la rue aux Juifs, barrée aux deux extrémités par des portes que l’on boucle pour la nuit. Ces juifs sont au moins au nombre de cinq cents, ils n’ont le droit de rien, hormis de vendre des vêtements, des armures, des bijoux et tout ce que l’homme peut porter sur lui ; ils ne peuvent acheter ni maisons, ni jardins, ni champs, ni prés, ni dans la ville ni en dehors. Tout travail leur est interdit, excepté ceux qui viennent d’être mentionnés, ainsi que les opérations de change. Et Thomas de dessiner la tête d’une juive coiffée d’un chapeau tout en hauteur – un croquis rapide, très semblable à ceux de Pouchkine.
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Les étudiants en médecine se distinguaient des autres par leur niveau sonore. Mémoires et rapports de police regorgent d’histoires de joyeuses voyouteries ; au temps de Platter, on
L’université de Paris est alors la plus importante d’Europe ; ses immenses amphithéâtres sont archipleins. Tard dans l’hiver 1914, Sarah écrit à mon futur arrière-grand-père : « On ne peut jamais dire qu’on aura terminé [l’Université] à telle date. » Les statistiques de 1893 indiquent que les trois quarts des étudiants en médecine font, à Paris, plus de six ans d’études jusqu’aux examens finaux, 38 % plus de huit ans, et un grand nombre jusqu’à onze ans. Les études sont continues, six ou sept jours par semaine, avec des autopsies quotidiennes dans le grand amphithéâtre, du travail en laboratoire et les incontournables heures du matin à l’hôpital – visites-auscultations, assistanat, électrothérapie. Thomas Neville Bonner, auteur d’un livre passionnant sur la formation médicale, cite un étudiant qui, au troisième jour de ses études, assiste à une amputation : « La vue de cette jambe abattue comme un arbre… me stupéfia bien plus qu’une autopsie. » Viennent ensuite trois heures de cours, l’amphithéâtre anatomique, le dîner, et de nouveau les livres.
Au moment du terrible
Le prince Serge Troubetskoï, qui séjourne à Paris en 1913 (à l’instar du monde entier, semble-t-il, réuni pour une ultime promenade), écrit : « Il me revient à cette occasion […] un détail qui m’avait alors stupéfié : dans les hôtels où je descendais – à Berlin, Amsterdam, Anvers, Paris –, au jour de mon arrivée, j’allais déjeuner dans la salle de restaurant, chaque fois au son de la même chanson en vogue à l’époque,
Mon arrière-grand-mère, solitaire, intrépide, réside à Paris à compter de la fin de 1910. En septembre 1911, Kafka y fait un tour rapide : au tout début du voyage, il élabore, avec Max Brod, un plan pour une série de guides. Un plan fort bien conçu, quelque chose comme les guides
En ces jours de septembre, Rilke, après un voyage à travers l’Allemagne, arpente Paris ; les journaux évoquent le vol de la
Au début du mois d’avril,
Vers la fin de l’année, la fameuse bande à Bonnot débute dans les hold-up – ses membres sont les premiers à avoir l’idée d’utiliser pour cela l’automobile. Le mouvement chaotique des assassinats et pillages dure un an et s’achève comme il a commencé, dans le sang ; en 1913, trois des membres de la bande, qui ont survécu, sont guillotinés, quelques autres sont condamnés à la prison à perpétuité. L’un, dont la culpabilité n’a pas été prouvée, écope de cinq ans d’enfermement pour détention d’armes à feu. Il s’agit d’un
En 1913, cependant, toute la rue parisienne regarde
Le serpent étrangleur, qui entre en action à la commande, s’inscrirait parfaitement dans la nomenclature des métiers parisiens qui résistent encore dans les années d’avant-guerre. Dans un livre de Luc Sante, qui raconte
Sans doute faut-il dire ici, malgré tout, que, oui, je sais ce que je fais actuellement et pourquoi j’enduis la maigre galette familiale d’un beurre précieux, baratté par d’autres. Pas un mot de tous ces gens dans les lettres de mes familiers, et autant qu’on plonge leur histoire dans celles d’autrui, elle ne gonflera pas. Marcel Proust écrit durant la même année 1913 que l’approche du dilettante qui se contente de se délecter de la mémoire des choses, est entièrement contraire à la sienne. Je suis cette dilettante ; je colorie ma Sarah à l’aide de couleurs d’emprunt, prises à ceux qui n’étaient pas près d’elle, je tente d’en faire la voisine et l’égale de figures dont je sais cent fois plus de choses. Elle reste indifférente à mes efforts.
Un matin, à Paris, c’était au début du mois de mai, j’atteignis en quelque six minutes le jardin du Luxembourg, ses reines de pierre et ses chaises désormais gratuites. Sarah avait dû, à coup sûr, s’y promener. Je m’étais attendue à ce que le lieu lui-même me conduise à une certaine logique d’actions indispensables et me voyais désemparée. La nuit passa comme passent les nuits. Les cheminées, à la fenêtre, ressemblaient à des pots de fleurs, Kafka avait écrit quelque chose de ce genre à leur sujet. Je n’avais fait aucun rêve particulier, ne pensais à rien de spécial. Pendant une demi-journée, je fis le tour, façon patrouille, des facultés de la Sorbonne, doucement mais fermement
Je découvris à proximité plusieurs boutiques ayant d’étranges spécialités. L’une vendait de vieux appareils photographiques et tout ce qui était lié à ce domaine ; des objectifs et des filtres de couleur étaient posés sur des rayonnages, des daguerréotypes voisinaient avec du matériel pour panoramas, dioramas, nocturnoramas. Des images interdites, montrant les seins et les fesses de gens morts, étaient enveloppées de papier de soie et disposées dans de petites boîtes. Il y avait surtout des plaques pour stéréoscopes, constructions à tête d’oiseau en bois, capables de faire des photos en volume. Des images stéréoscopiques, il y en avait des centaines. Il y avait des scènes de famille, colorisées à l’aquarelle, et un déraillement de train qui datait de plus d’un siècle.
Une image se distinguait de toutes les autres. Elle eût fort bien convenu à un stéréoscope, bien qu’il ne s’agît pas d’une photographie ; c’étaient deux dessins qui n’avaient rien de commun et qui, pourtant, semblaient avoir été faits l’un pour l’autre. Chacun comportait des silhouettes noires découpées, distraction remontant déjà à des temps anciens. Sur la gauche, on voyait une porte munie d’un store, quelque chose comme une colonne et, plus loin, un arbre ; sur la droite, en détail bien que peu compatibles, un hussard à shako et un bouc cornu. Dans l’oculaire de verre, ils bougeaient, se combinaient en un même tableau soudain animé, le hussard s’appuyait sur une console avec une sorte de chapiteau, le bouc paissait sous un arbre, le rideau laissait voir le tout. Ces choses qui ne se ressemblaient et n’avaient pas de parenté s’agençaient en une
Je passai les deux dernières nuits et une demi-journée sans sortir de ma chambre. Apparemment, j’avais la grippe et de plus en plus de fièvre. À la fenêtre, les innombrables cheminées se dédoublaient, se détriplaient mieux que dans n’importe quel stéréoscope ; au-dessus roulait un orage persistant, ce qui, au début, me consola, puis cessa d’avoir la moindre signification. Affalée sur mon lit, j’écoutais le grondement et songeais que ce n’était pas la pire issue de cet absurde voyage sentimental. Je n’avais rien à faire ici, et voilà – je ne faisais rien dans cette ville étrangère et belle, dans ce grand lit vide, sous ce toit qui se rappelait ou ne se rappelait pas Sarah Guinzbourg, son accent russe et ses livres français.
Après tout cela, vers le milieu des années 1960, un Français arriva dans l’appartement de la Pokrovka. Qui était-il, d’où sortait-il, allez savoir, toujours est-il qu’on l’accueillit comme il était de coutume dans la maison, avec largesse, avec toutes les salades imaginables et un napoléon*34 maison. Toute la famille était là, y compris l’arrière-grand-mère, âgée de quatre-vingts ans et depuis longtemps rentrée en elle-même. Toutefois, entendant du français, elle s’anima terriblement et passa aussi à la langue de sa jeunesse. Notre hôte resta jusqu’après minuit. Sarah le passionnait par sa conversation, tous deux étaient ravis. Le lendemain matin, elle adopta définitivement le français, comme si elle prenait le voile. On lui parlait russe, elle répondait par de longues phrases étrangères. Avec le temps, on apprit à la comprendre.
*1. Élèves officiers.
*2. Bonbons qui existent en Russie depuis le xixe siècle.
*3. Pour les Pâques orthodoxes, il est de tradition de peindre ou de colorer des œufs. La coloration s’effectue souvent à l’aide de pelures d’oignon.
*4. La Neva.
*5. Village situé dans la région de Krasnoïarsk, où de nombreux révolutionnaires ont dû séjourner.
*6. Ancienne mesure de longueur équivalant à 71,12 centimètres.
*7. Située à l’ouest et au sud-ouest de la Russie (actuelles Biélorussie et Ukraine), la zone de résidence, créée par Catherine II, est le territoire où sont cantonnés les juifs de l’empire.
*8. Lioubov (Liouba) Mendeleïeva (1881-1939), artiste et historienne, fille du physicien et chimiste Mendeleïev, épouse le poète Alexandre Blok en 1903.
*9. En russe, la plaque de Sarah Guizbourg présente des signes de l’alphabet (notamment un
*10. Système instauré dans les armées impériales, au cours des années 1830. Le service militaire était alors très long (plus de vingt ans), ce qui finissait par coûter cher à l’État. Les
*11. Le nom de Pouza fait forcément penser en russe à
*12. Robe traditionnelle à la taille non marquée, munie de bretelles, sous laquelle on portait une blouse à larges manches, souvent brodée.
*13. En Russie, cinq est la note maximale.
*14. Sergueï Botkine (1832-1889) : très célèbre médecin russe.
*15. Année de Purges terribles, comme la précédente.
*16. Grand parc forestier au nord-ouest de Moscou.
*17. Piotr Boborykine (1836-1921) : écrivain médiocre, mais très populaire en son temps.
*18. En décembre 1825, la fine fleur des armées impériales met à profit la mort d’Alexandre Ier pour exiger une Constitution. Nicolas Ier, qui succède à son frère, écrasera dans le sang cette révolte des décembristes.
*19. Abréviation de
*20. Créé en 1942 avec le soutien officiel des autorités, le Comité antifasciste juif d’Union soviétique est peu à peu supprimé en 1948-1949, dans le cadre de la campagne contre le cosmopolitisme, campagne antisémite qui ne dit pas son nom.
*21. En français et en caractères latins dans le texte (
*22. En français et en caractères latins dans le texte.
*23. En français et en caractères latins dans le texte (
*24. À Saint-Pétersbourg.
*25. En français et en caractères latins dans le texte.
*26. En français et en caractères latins dans le texte.
*27. En français et en caractères latins dans le texte.
*28. En français et en caractères latins dans le texte.
*29. En français et en caractères latins dans le texte.
*30. En français et en caractères latins dans le texte.
*31. En français et en caractères latins dans le texte.
*32. En caractères latins dans le texte.
*33. En français et en caractères latins dans le texte.
*34. L’équivalent russe du millefeuille.
II
Le petit Lionia de la chambre d’enfant
Novembre, au milieu de la nuit. Un coup de téléphone à cette heure est toujours effrayant, surtout quand la sonnerie retentit dans les sombres entrailles d’un appartement communautaire, où l’
La maison était située dans les ruelles de la Taganka*1, presque invisible dans la nuit, au milieu d’habitations identiques au front bas, à étage. La porte fut ouverte, une femme en combinaison fit un bond de côté sous la lumière jaune un peu chiche ; là-bas, au fond, se trouvaient une pièce et un lit, et dans le lit, dans un tas de linge, mon volumineux grand-père, nu et mort. Son corps était couvert de taches d’un bleu sombre, toutes les lampes, en ce lieu de hasard, étaient allumées, comme dans les bureaux d’une administration.
Lui non plus n’était pas très âgé, il n’avait que soixante-deux ans. Quelques années plus tôt, sa femme et lui avaient emménagé dans un appartement à eux. Grand-père Lionia prenait une part active aux affaires de l’immeuble ; devant la façade blanche en panneaux de béton sur onze étages, une bande de terre était plantée de lilas et, surtout, de peupliers pyramidaux qui ressemblaient à des harengs, rangés selon un plan qu’il avait conçu. Les mêmes devaient pousser dans la cour de derrière ; comme disait maman, ces arbres lui rappelaient le Sud,
C’était une année charnière pour la famille qui, brusquement, se retrouvait sans les anciens. Avec la mort de ses parents, Natacha Gourevitch, ma mère, devenait la bergère d’un étrange petit troupeau, composé, en plus de moi qui bavardais-m’agitais avec ardeur, des deux arrière-grand-mères de quatre-vingt-dix ans, Betia et Sarah, qui avaient toujours montré l’une pour l’autre une indifférence polie. Force leur était, désormais, de vivre côte à côte. Le fils unique, la fille unique, qui soudain n’étaient plus, représentaient dans leur existence de guingois une sorte de système d’isolation, de laine de bourrage douce et sensible, et la vie nouvelle se révélait pleine d’incompréhensibles courants d’air. Quelqu’un a dit que la mort des parents abattait la barrière nous séparant du néant. La mort des enfants avait déplacé quelque chose de définitif dans la structure de mes arrière-grand-mères ; le néant les baignait à présent de tous côtés.
Pour mes parents, il n’y avait pas l’ombre d’un doute : grand-père avait été tué, Dieu savait pour quelle raison et dans quel but ; quels criminels vivaient donc entre les murs de cette maison maléfique et comment grand-père, paisible et prospère, s’y était-il retrouvé ? On se perdait en conjectures. Après la mort de Liolia, lorsque les funérailles avaient été terminées et que notre concession familiale au cimetière Vostriakovo avait, pour la première fois depuis cinquante ans, rouvert et refermé sa gueule, avalant un nouveau locataire, grand-père avait fait venir sa fille pour parler. Elle avait alors appris qu’il avait une autre femme. Il conviait maman à prendre cette information en personne sensée, à discuter, en quelque sorte, de plans pour l’avenir. La situation avait ses bons côtés : maman pouvait, désormais, s’installer dans le grand appartement de la ruelle aux Bains, où il y avait plus de place pour un enfant que dans l’appartement communautaire de la Pokrovka ; grand-père et son amie, en revanche, s’y installeraient. Tout cela fut examiné avec une efficacité tranquille, comme les autres avantages de la nouvelle organisation : l’amie de grand-père ne travaillait pas à ce moment-là, elle aurait donc le loisir, par exemple, de garder la petite Macha, elle aimait beaucoup les enfants.
J’appris cette histoire par bribes, bien des années plus tard. À mes questions sur la mort de grand-mère et grand-père, j’obtenais une réponse aussi immuable que l’ordre du monde, dont la sinistre symétrie m’envoûtait : il était mort
* * *
Liolia et Lionia. Dans mon esprit, ils avaient toujours formé un couple, avec leurs noms légers, se complétant si bien, à égalité. Leur correspondance semi-enfantine, regorgeant de points d’exclamation et de perles de points de suspension, datait de 1934, où la vie paraissait encore avoir un poids et devoir durer, où il fallait des fiacres pour se rendre à la datcha, où les chariots y transportant les effets, la ménagère, les caisses de linge, les réchauds et les lampes, le samovar, s’étiraient par les rues de Moscou, au matin, comme s’il fallait qu’il en fût ainsi. Nous avions, nous aussi, un samovar, nous l’avons toujours, bien que nul n’ait eu recours à ses services depuis des années. Les formes de vie sérieuse de l’arrière-grand-père avaient, çà et là, encore cours, en dépit des nouvelles mœurs et de la légèreté des rencontres et des coïts, qui avait presque tout d’un cirque. Le moment venu, Lionia avait fait sa demande, laquelle avait été accueillie positivement, avec un ensemble d’obligations et de réserves. Les jeunes mariés ne se pressaient pas de faire des enfants, comme ils l’avaient promis ; la vie avait des allures méridionales, elle fleurait bon la villégiature. On allait aussi à la mer. Les photographies montrent des éboulis de pierres, sur le fond desquels posent les vacanciers, une automobile-scarabée noire, une plaque Gaspra*2, un certain nombre de robes (« frêles papillons, matières duveteuses, jupettes et corsages41 », dira Mandelstam, encore vivant au moment où cette photographie est prise).
Cette vie étincelante a ses aspects ombreux, dont on ne parle pas. Comme tout le monde, ces deux jeunes spécialistes soviétiques remplissent des questionnaires qui comprennent obligatoirement un paragraphe
Le questionnaire de 1938 exige de préciser si le dénommé Gourevitch a servi dans l’ancienne armée, dans les troupes ou les administrations des gouvernements blancs et en quelle qualité. A-t-il pris part aux combats de la Guerre civile, où, quand et à quel titre ? A-t-il été victime de répressions pour activités révolutionnaires avant la révolution d’Octobre ? Il faut également indiquer les
Natacha, sa fille, ne lui pardonnera jamais vraiment l’entrain avec lequel il se précipite vers sa nouvelle vie après la mort de sa femme, ni le fait que son ancienne vie avait clairement un double fond. Lors des soirées familiales consacrées aux photos et aux souvenirs, on ne parle pas de tout cela, mais plus tard, quand je me pencherai sur les caisses sans fond et les rayonnages, je tomberai, par-ci, par-là, sur d’étranges artefacts qui ne sont pas du tout dans le style de la maison : cartes postales, billets, trucs appartenant à un autre mode de vie, captivant, ni le
Puis, lorsque mes parents partirent et que l’appartement se vida, ses fonds commencèrent à se dénuder. On trouvait dans les papiers les choses les plus diverses, notamment une vieille connaissance, la Photographie sur Divan de Cuir, avec sa franchise sans ambiguïté, et une autre, que j’ai présentement devant les yeux.
Ce qu’elle a de choquant tient moins au
La première chose que l’on voit, ce sont les caractères imprimés de la
Je dois préciser ici que, sur le fond des générations de mes concitoyens qui, de toute leur vie, ne mettaient pas le pied à l’étranger, Leonid Gourevitch faisait figure d’heureuse exception : lui avait séjourné en terre étrangère, et je le savais depuis l’enfance. Il était né en 1912, avec un pied bot.
Sur les vieilles photographies, bébé aux yeux si clairs qu’ils en paraissent presque blancs, il est couché sur le ventre, je ne vois rien de particulier à ses pieds, mais je sais qu’on les avait soignés obstinément, méthodiquement, et qu’on avait fini par le tirer d’affaire. Tous les étés, sa mère partait avec lui dans la même clinique suisse, là où il y avait des collines aux flancs verts, que l’enfant grimpait de mieux en mieux. Il se trouva ainsi prêt pour une nouvelle vie qui marqua la fin des voyages. Mais sa Suisse resta gravée dans sa mémoire ; lorsque avaient lieu, en sa présence, les discussions classiques de l’intelligentsia sur les villes et les pays où l’on aimerait aller si l’on en avait la possibilité, et que les Rome-Paris-Tokyo s’abattaient comme des cartes sur la table, il demeurait de plus en plus silencieux. Toutefois, quand on lui posait directement la question, il disait simplement – racontait maman –, comme si le problème était réglé : « J’irais volontiers en Suisse. »
* * *
On affirmait que Lionia avait rédigé sa première thèse sur l’appui de la fenêtre, à l’hôpital où il était censé rester couché et se soigner, mais il ne tenait pas en place. Il s’intéressait toujours à quelque chose et la variété de ses activités donnait des résultats financiers impressionnants : la maisonnée vivait, ignorant la pauvreté ; au milieu des années 1950, on avait eu la petite datcha de Saltykovka, une pièce et demie dans la dépendance d’une vieille maison en bois, deux pommiers, un cerisier, les trains de banlieue que l’on voyait par la fenêtre. Tous adoraient cet endroit. L’activité principale de Lionia – pour autant que, enfant, j’y comprenais quelque chose – n’était pas intéressante, il était ce qu’on appelle aujourd’hui un
Ses articles, ses livres, ses conférences dans trois instituts ne le satisfaisaient pas pleinement, comme s’il sentait qu’il était fait pour quelque chose de plus grand ou quelque chose d’autre. C’est ainsi qu’il allait d’une passion à une autre, à une troisième, cochant sans cesse de nouvelles cases d’un invisible questionnaire. Je subodore que ses sombres histoires de petites amies avaient la même visée – elles n’emplissaient pas sa vie mais masquaient une sorte de béance, une insatisfaction que nul ne percevait.
La coupe de l’existence qui lui était échue était ce qu’on appelle pleine : il projetait des lignes de transport, jouait aux échecs, inventait des choses, décrochant toujours plus de brevets, dont l’un devait à jamais enchanter ma vie, dont je me vantais, enfant, et m’enorgueillis à ce jour : un instrument pour vérifier le degré de maturité des pastèques. L’absurdité même de la chose lui conférait un chic particulier : ce que l’on pouvait savoir d’une chiquenaude (la pastèque répondait par un son plein, montant de ses entrailles) se révélait, en l’occurrence, soumis à un mécanisme plus complexe.
Les poèmes qu’il ne cessait de composer comptaient au nombre de ses passions
Autrefois, avant la guerre, il avait réussi à se tailler une réputation d’homme spirituel, génial pour les conversations à table. Aucun de ceux que j’ai interrogés ne l’a connu ainsi : les amis de maman me parlaient d’un homme très occupé, maussade, qui venait saluer et regagnait aussitôt ses quartiers. L’âme de la maison était Liolia, aimée de tous, aimant tout le monde, préparant tourte sur tourte, brodant nappe après nappe, connaissant tout un chacun, se rappelant tout, tenant l’immense famille, avec ses cousins au troisième et au quatrième degré, à distance d’étreinte, près du cœur. L’affaire des blouses blanches l’avait laissée au chômage, jusqu’à ce qu’une relation de Sarah ne l’invite, elle, une juive diplômée en médecine, à travailler avec elle, dans un centre sanitaire et épidémiologique – un geste d’une noblesse extrême qui, à l’époque, était quasi suicidaire. Liolia y resta toute sa vie, par gratitude ? par manque d’envie de changer de place ?
Après la mort de Liolia, maman demeura très longtemps sans me parler d’elle, puis me demanda tout soudain si je me rappelais grand-mère. Je me la rappelais. Comment elle était ? « Elle m’adorait », répondis-je avec assurance. Elle, en tout cas, proches et moins proches l’
Ce à quoi elle faisait allusion ne trouvait pas à se loger dans le nouveau lexique de l’époque advenue. Une
Parmi les traditions et coutumes dont était farci le mode de vie familial, il y avait ceci : pour le nouvel an, Lionia écrivait un certain nombre de poèmes rigolos, pour sa fille, sa femme, les deux grand-mères, Sarah et Betia, les invités et invitées, si on en attendait. Tout simples, rarement dénués de meilleurs vœux-meilleurs souhaits, ils respiraient le confort douillet que suscite la répétition, lequel se plaque sur les murs de la maison, tel un dépôt jaunâtre dans une tasse de thé. Ils recelaient toutefois une étrange constante, qui m’avait toujours étonnée, et je me demandais quelle impression ils pouvaient produire à Liolia. Un petit bout de poème adressé à Natacha, alors âgée de douze ans, recommande à une fillette d’être :
Un poème de la même série avait été envoyé sur le lieu d’évacuation, dix ans plus tôt, en 1943, mais le ton y était déjà :
Il n’empêche qu’ils parvenaient à s’entendre et que, de l’avis général, ils vivaient heureux – la belle Liolia, son Dickens (ses passages préférés marqués de l’ongle), sa couture, son tricot, et son mari, actif et morose. À Saltykovka fleurissait le jasmin, rue Pokrovka on cuisinait et on recevait les amis. Ils continuaient d’aller en vacances au bord de la mer, toujours tous les deux. On envoyait alors Natacha avec la nounou
Des poètes, à l’époque, on en
Ce qu’il ne convenait pas d’évoquer (et qui passait, manifestement, pour un exemple du fameux entêtement de Liolia) était les relations glaciales, à la limite de l’inexistence, entre elle et
Berta Liberman, épouse Gourevitch, n’avait pas besoin de cela pour vivre en périphérie, discrète, indépendante, conservant la moindre ligne écrite par son fils et sa petite-fille, les images d’enfant, les petits poèmes, les télégrammes. Elle vivait parcimonieusement, ne s’autorisant rien de superflu, économisant plus que tout ses paroles. Elle n’a laissé ni lettres ni journaux – une rareté pour notre parentèle, chacun notant, rimaillant, envoyant des cartes postales sans nombre. L’opaque Betia préférait ne rien raconter d’elle-même ; le silence la recouvrait comme une capuche. Il est vrai qu’on ne lui posait guère de questions. Le résultat est que je ne connais à peu près rien d’elle, hormis l’atmosphère de désapprobation dans laquelle j’ai grandi. Je me rappelle à quel point maman fut piquée au vif quand quelqu’un fit remarquer que je ressemblais à Betia – elle ne dit rien, mais on l’
Il existe une photo de classe où, parmi les têtes bien droites des filles, on trouve la sienne, bouclée. Il y a encore quelques clichés de sa première jeunesse, mais peu. Son enfance s’était écoulée à la limite de la pauvreté – une famille de huit enfants, impossible d’escompter faire de bonnes études, force fut de renoncer au rêve d’une profession médicale. En revanche, les deux sœurs, Betia et Verotchka, étaient d’une rare beauté : blondes aux yeux noirs, dotées d’une ossature fine, avec, dans l’expression, une nuance (à la mode, dès cette époque) de mélancolie contenue. C’était donc, comme l’écrit Tsvetaïeva, qu’il y avait quelque chose à contenir. La légende veut que Betia s’était mariée tôt, et bien mariée, elle avait épousé le fils d’un homme qui, à Kherson, produisait des machines agricoles. Le couple vivait à l’aise (les papiers de mes parents conservaient le plan d’une vaste maison), on soignait l’enfant en Suisse, puis on s’était retrouvé à Moscou, où tout le monde atterrit tôt ou tard. Voilà, en gros, comment je me représentais les choses, et il y avait, au fond, une part de vrai.
* * *
Quelque chose, vers 1925, vaut à Odessa la réputation méritée et définitive de lieu particulier, pas tout à fait soviétique et même pas du tout russe, bizarrement aménagé et, pour cela, aimé de toute la population de l’immense pays. Qu’Odessa ne fût pas la Russie, il fallait être le roi des nuls pour ne pas le reconnaître, dès l’instant où la ville avait été conçue et bâtie ; Ivan Aksakov*9 la trouve « familièrétrangère », sans lien, ni par l’âme ni par la terre, aux autres parties de l’énorme corps de l’empire. Et, en effet, les lois, les usages en vigueur sur tout le territoire de la Russie semblaient ne pas être pris au sérieux à Odessa.
Un voyageur allemand, qui visite la ville au milieu du xixe siècle, affirme qu’ici « chacun parle politique à son gré ; on évoque même la Russie comme s’il s’agissait d’un État étranger ». Les cours des devises étrangères y sont affichés en grec, les noms des rues sont en russe et en italien, la bonne société parle le français, les théâtres présentent des pièces en cinq langues. Les rues éblouissantes, lignées d’ombres, sont arpentées par des Moldaves, des Serbes, des Grecs, des Bulgares, des Allemands, des Anglais, des Arméniens, des Karaïmes. Une source de la même époque prétend que « si Odessa devait arborer le drapeau de la population majoritaire dans la ville, il serait vraisemblablement juif ou gréco-juif ».
Au demeurant, les juifs orthodoxes ne se sentent pas non plus très à l’aise dans la ville : un dicton veut qu’à sept verstes autour d’Odessa, brûlent les flammes de la Géhenne (
Odessa évoque plus les antiques cités méditerranéennes, qui ne se rattachent ni à un pays ni à une culture ; à Odessa, les lois cessent d’avoir un impact, la mafia est immortelle et l’art culinaire sans égal. Simplement, à la différence de Naples, Odessa a surgi, droite comme un petit koulitch*10, faite d’écume et de sable, il y a quelque deux cents ans, et au début elle n’a pas eu le temps de s’inventer une mythologie acceptable.
On le fit donc pour elle, malgré elle, mais, curieusement, en accord avec elle. Un officier russe écrit : « À Odessa, tout est étrangement plus gai, plus jeune. Le juif, dans la rue, rase moins les murs et regarde moins derrière lui, l’étranger vous fixe plus cordialement dans les yeux… Sur le boulevard, on bavarde, on rit, on mange des glaces. On fume dans les rues. » Un visiteur anonyme de Lituanie enchérit, louant la dignité et la tranquillité de la communauté locale, les promenades dans les rues, les conversations dans les cafés, l’opéra italien et la tenue des services religieux ; tout indique que l’on vit ici en sécurité.
Régime à part, langue à part ; au début du xxe siècle, la ville devient le sanctuaire unanimement reconnu du grotesque, elle assure les livraisons de blagues spéciales, largement pimentées de yiddish. C’est le Sud. Le Sud ! Tout est théâtral, autrement dit outrancier, la rue et la maison se confondent sans effort et sans qu’on voie les coutures, la mer et le port sont une toile de fond idéale, et tout ce qui survient est soumis à la loi commune : la scène, les tréteaux existent par amour de la
C’était avant les
Outre les céréales, passaient par les portes fluviales du port « cire, fer, fer-blanc, cuivre, poivre, épices, coton, fromages, pétrole, pommes, soie, safran, or, perles, caviar », on pourrait continuer la liste.
De temps à autre, la vie, légère et colorée, avait des ratés, révélant une doublure grossière : cela se produisait de plus en plus souvent, jusqu’à devenir partie intégrante du bouillonnement quotidien. La violence contractait la ville comme un spasme facial, involontaire et irrépressible. Cité portuaire, Odessa regorgeait d’armes qui, au début, ne nécessitaient pas d’autorisation. Les tirs crépitaient dans les rues tels des feux d’artifice, grévistes et lanceurs de bombes faisaient la une des journaux. Rien que de février 1905 à mai 1906, le terrorisme comptabilisa, dans le
Tout cela se produisait, pour ainsi dire, publiquement, dans les espaces aménagés pour le spectacle de la mégapole cosmopolite ; plus près de son noyau chauffé à blanc, la ville commençait soudain à se diviser en deux catégories : les siens et les étrangers. Dans le roman de Jabotinski*12,
Les échos de pogroms se répandent en épidémie dans tout le sud de la Russie, ils prennent le train avec les cheminots, se bousculent sur les marchés d’embauche, descendent le cours du Dniepr, servent de modèles pour de nouvelles flambées d’une cruauté insensée : « À présent, on va le faire
Je sais, en revanche, autre chose. Dans une de ses lettres du front, Liodik Himmelfarb précise : « Tu n’ignores pas, sans doute, que grand-père est resté à Odessa. Je m’inquiète beaucoup pour lui. » Ses deux grands-pères, juifs, y vivaient. Israël Himmelfarb, le grand-père paternel de Liodik, fut fusillé aux environs d’Odessa en octobre 1941, aussitôt après l’entrée des troupes roumaines dans la ville. Son autre grand-père, le père de Betia et de Verotchka, s’appelait Leonti – Leib – et je comprends à présent que, si je connais l’année, le jour et presque l’heure de la mort de mes autres arrière-arrière-grands-pères, je n’ai rien trouvé sur celui-là, il a disparu, s’est évaporé, comme s’il n’avait jamais existé. D’une beauté incroyable – une beauté de cire – dans sa jeunesse, il évoque, sur un cliché des années 1870, un modèle pour tailleur. Ses filles n’avaient aucune photo de lui adulte. La précision de Liodik est peut-être le dernier endroit où la vie de cet homme émerge à la surface. À la demande « Liberman, Odessa », la base de données de Yad Vashem livre quatre-vingt-une réponses, et seuls quelques-uns de ces homonymes ont un prénom ; les uns apparaissent fugitivement dans des listes de personnes évacuées, les autres ont sombré dans le néant. Pour certains, figure l’initiale d’un prénom, un surnom ou un diminutif, Boussia, Bassia, Bessia Liberman : ceux fusillés ou pendus lors des raids punitifs d’octobre ; ceux brûlés dans les entrepôts d’artillerie de Lustdorf*13 ; ceux qui dormaient, entassés, dans le ghetto de la Slobodka*14 ; ceux tués à Domanevka, Akmetchetovka, Bogdanovka*15 ; à la fin de la guerre, dans cette Odessa aux rues polonaise, grecque, italienne, juive, ne restaient que six cents juifs, et aucun de notre famille.
* * *
Au début des années 1990, quand la faim se fit sentir, mon père se rendit en compagnie d’un ami dans le sud de l’Ukraine, espérant y vendre quelque chose et acheter de la nourriture. Il revint de Kherson avec des photos que maman et lui examinèrent longuement, puis ils tirèrent de la mezzanine le vieux plan d’une maison, étage par étage. Celle-ci, propriété du père de grand-père Lionia, se révéla belle ; elle avait un balcon large comme une vague, que supportaient deux atlantes barbus, les hanches couvertes d’un pagne. L’idée que toutes ces pièces et fenêtres aient pu appartenir à une seule famille était assez étrange et plaisante ; impossible de la mettre en balance avec notre quotidien, où l’on venait d’introduire des cartes de rationnement pour l’alimentation et les cigarettes.
Quand j’entrepris mes mouvements désordonnés de recherche, fouillant pour trouver ce qui restait de l’histoire familiale des cent dernières années, tout ce qui, jusqu’alors, me semblait évident, palpitant et abondamment documenté, se délita sous ma main, à l’instar d’un vieux tissu ; mes hypothèses ne se confirmaient pas, les témoignages ne se hâtaient pas de montrer le bout de leur nez. À une exception près. Sans me faire d’illusions, je tapai dans un moteur de recherche
Il apparaissait qu’une ruelle de Kherson, autrefois nommée en l’honneur de Bauman*16, portait aujourd’hui le nom de mon arrière-grand-père : l’Ukraine se débarrassait de l’héritage communiste. Les usines Gourevitch (il y en avait plusieurs, impossible de s’y repérer au premier coup d’œil) rapportaient un revenu non négligeable, à plusieurs zéros ; une brochure soviétique indiquait avec dégoût qu’en 1913 leur propriétaire avait engrangé plus de quatre millions de bénéfices. Là, je fis une pause, le temps de prendre conscience que c’était aujourd’hui de l’ordre de cinquante millions de dollars, et l’origine des atlantes me parut un peu plus claire. Un site historique offrait aux regards des obligations d’un blanc bleuté, émises en France, en décembre 1911. La
Notre Gourevitch – une source l’appelait Isaac, une autre Israël (je savais que c’était Isaac, une carte de visite de son fils, Vladimir Isaakovitch, était l’un des rares documents qui s’étaient conservés) – était donc un homme connu : on lui télégraphiait à cette simple adresse : « GOUREVITCH, KHERSON ». Il était apparu dans la région au début des années 1880 et avait commencé en créant un atelier de réparation de chariots. Il avait également une fonderie dans la ville. Il en avait fait, des choses, en vingt-cinq ans ! Cette cité méridionale (réverbères à pétrole, jardins, cinq pharmacies, six bibliothèques, deux cent vingt-sept fiacres) comptait plusieurs types de production. L’usine du grand-père était l’une des plus importantes, offrant cinq cents emplois. On avait même une idée des rémunérations : un ouvrier qualifié touchait neuf roubles cinquante par jour, un apprenti quarante kopecks.
Quelque chose me troublait : malgré l’ampleur de la documentation, je n’étais pas parvenue à dénicher quoi que ce soit de vivant, sans lien direct avec l’histoire du capitalisme en Russie. Internet, qui bavarde volontiers sur les dépenses et revenus d’Isaac/Israël, ne m’a montré aucune photographie. Le catalogue de notre (si l’on peut dire) production était imprimé avec beaucoup de goût – coins ouvragés, splendides reproductions de charrues et de semeuses, évoquant d’énormes insectes. Elles portaient des noms à la mode, rappelant plus ou moins ceux de chevaux de course : Univers, Dactyle, Frina et même un
« On peut toujours choisir une couche de terre assez humide pour favoriser la croissance des graines », lit-on dans cette brochure. Pas la moindre information, en revanche, sur les
Étonnantes, cette abondance et cette absence d’informations ; elles devenaient inquiétantes, comme si une chose invisible me tirait par la manche ou le col. Quand on y songe, même chez nous où l’on ne jetait rien qui pût avoir la moindre charge sentimentale, où, des décennies durant, d’antiques plastrons et petits cols de dentelle reposaient dans des valises, il n’y avait pas, Dieu sait pourquoi, de souvenirs de la riche maison de Kherson. C’était curieux. Moi qui avais grandi au milieu de chaises Thonet plus ou moins déglinguées et de porcelaines vieillottes, je repassais l’inventaire dans ma tête. J’avais vu juste : toutes les choses de notre quotidien devaient leur existence à la brève période durant laquelle Sarah et Micha étaient mariés, travaillaient, avaient une maison, un
Je disposais de deux documents. Une carte épaisse, agréable
Ma peu loquace arrière-grand-mère avait néanmoins un récit du passé qu’elle affectionnait. Des amis étaient venus voir le petit Lionia, ils plaisantaient, demandaient : « Tu es qui, toi ? » L’enfant était intimidé, c’étaient pour lui des visages nouveaux ; puis, se troublant définitivement, il avait répondu d’une voix grave : « Je suis le petit Lionia de la chambre d’enfant. »
Durant la même année 1922, Betia et son fils – on ignore pourquoi et comment – se retrouvent soudain à Moscou, où ils sont seuls, tout seuls, comme le Gvidon de Pouchkine et sa mère, la reine, dans leur tonneau goudronné43. Personne ne les connaît, ils ne connaissent personne ; ils n’ont avec eux rien de ce qui serait en rapport avec leur ancienne vie, hormis quelques photographies – robes blanches, pyjamas rayés, le joyeux Vladimir, à l’épaisse moustache, assis sur un banc avec des amis. Dans les questionnaires le concernant, il est écrit, comme de juste : « employé ». Betia travaille à la maison, elle tape avec deux doigts à la machine – une lourde Mercedes à clavier amovible. Elle finit par dénicher un emploi. Lionia va à l’école. La vie s’organise.
* * *
Durant ma première nuit à Kherson, impossible de m’endormir. Il y avait de quoi. Les ténèbres se raréfiaient de plus en plus vite, le petit lac des réverbères jaunes, un peu plus loin, se décolorait, mais les chiens ne se calmaient pas, ils déroulaient dans tout le quartier une chaîne d’aboiements solides et graves. Puis les coqs se mirent de la partie. Derrière la dentelle de la fenêtre, on voyait les crêtes orphelines des maisons et les planches des palissades qui se prolongeaient jusqu’à l’horizon. J’avais choisi cette maison d’hôte au hasard, elle s’était révélée luxueuse : deux étages, une propreté de sou neuf, elle comprenait une table de billard, des natures mortes accueillantes dans de riches cadres, un somptueux fauteuil, énorme tel un monstre marin, qui se tenait bas sur ses pattes arquées. La rue qui y menait n’en finissait pas, elle était caniculaire, mais ici on était toujours au frais, et un chien gros comme un beurrier poussait des cris perçants, implacables, contre les étrangers.
L’usine de l’arrière-grand-père était située juste à côté de la gare, qui n’avait pas changé en un siècle ; le bâtiment jaune avait été construit à la limite de la steppe, en 1907, et l’apparition de la voie ferrée avait donné lieu à une grande fête. Il y avait une fanfare et, désormais, on pouvait aller jusqu’à Nikolaïev en quelque deux heures ; un billet de troisième classe jusqu’à Odessa coûtait un peu plus de sept roubles, et la somme exorbitante de dix-huit roubles cinquante en première. Une source un peu étrange, impossible à affiner, montre Isaac Zelmanovitch parmi des gens réunis sur la place : c’est « le monsieur en habit noir, debout à côté d’une automobile anglaise de la marque
Il s’agit, bien sûr, de la marque Vauxhall*19, spécialisée dans les voitures de sport. Quelques spécimens, datant du début du xxe siècle, se sont conservés ; restaurés, aimés, ils sont évoqués avec tendresse, à croire qu’ils ont su attendre la fin de la catastrophe et ont enfin atteint le rivage sûr d’aujourd’hui. Transparents, dotés d’énormes yeux de verre, montés sur de hauts ressorts, ils semblent être les frères des moissonneuses et des semeuses du catalogue de la firme Gourevitch – étranges coléoptères voués à une existence éphémère.
Nous descendons du train d’Odessa à midi, au moment où le similicuir des sièges commence à nous coller au corps, cependant que la steppe blanche est lasse de courir le long des fenêtres. La ville s’étend rapidement, un peu effrayante. C’est la chaleur de juillet ; on a l’impression qu’on a laissé la cité, en 1919, là où elle était tombée, et que les constructions en béton l’ont recouverte, de la même façon que le tissu cicatriciel se plaque sur une brûlure. En plein centre, à l’endroit où la rue Souvorov coupe la rue Potemkine, devait se trouver notre ancienne maison,
Il apparut que notre Gourevitch était venu de l’Oural où il n’y avait jamais eu le moindre juif. Lui s’était débrouillé je ne sais comment et, jusque vers 1905, il figurait dans les documents de la ville comme un
Tandis que je lisais, me laissant distraire de-ci de-là, la ville se développait peu à peu dans mon esprit, je la comprenais mieux. Déjà, je savais qu’en 1908, pendant que, sur le territoire d’un jardin, on construisait l’usine du grand-père, les théâtres locaux donnaient des pièces aux titres étranges :
Je voulais éclaircir au moins un point : comment et quand il était mort. Parmi les lambeaux d’informations semi-crédibles que l’on pouvait tirer de divers sites, il y avait ceci : en son âge avancé, l’ancien usinier Gourevitch, prenant le soleil, disait avec un petit rire qu’il se rappelait la guerre, la révolution, mais qu’il n’arrivait vraiment pas à se remémorer comment il avait offert son usine au communiste Petrovski. J’essayai de me le représenter
Avant de récupérer l’entreprise, le comité d’usine explique au propriétaire, en février 1918, qu’il est normal que le travail ait cessé et que la faute lui en incombe, parce que, après la révolution, il n’y a plus ni argent ni matières premières. « 1. Établir que les ouvriers ne sont en rien fautifs du manque de matériaux, que le grand responsable est M. Gourevitch lui-même. 2. Qu’il est en mesure d’en fournir, sinon dans l’instant, du moins dans les délais les plus brefs. 3. Qu’en renvoyant des ouvriers, M. Gourevitch vise à purger son usine d’éléments indésirables. La réunion conjointe exige : 1. Qu’aucun des ouvriers ne soit renvoyé sans le consentement du comité d’usine. 2. Que tous les ouvriers touchent leur salaire à taux plein jusqu’au rétablissement du travail normal. »
La suite des événements est de plus en plus difficile à reconstituer. Tout va à vau-l’eau dans la ville, on instaure en urgence un nouveau calendrier, l’usine se fige. Les propriétaires de terres, de maisons, les locataires, les professions libérales ont jusqu’au 23 février pour réunir 23 millions de roubles à verser au fonds de soutien de l’Armée rouge. Ceux qui n’obtempéreront pas seront arrêtés. Cependant, les concerts du pianiste Moguilevski ont du succès, il joue Scriabine et vise à amener le public à « apprécier les derniers chefs-d’œuvre » du compositeur ; sous les fenêtres de la salle, les anarchistes et la milice se mitraillent, les arbres du jardin municipal sont tous transformés en bois de chauffage.
Quand les Autrichiens entrent dans la ville, un ordre fragile s’instaure. L’administration municipale adopte la langue ukrainienne. Il fait de plus en plus chaud et, sur le terrain du club sportif, on joue au football et au
Voilà tout ; les informations sur les arrestations, les pillages et les morts alternent,
Le nom de mon arrière-grand-père sombre peu à peu dans l’oubli ; les archives recèlent encore quelques documents, tels qu’une feuille d’impôts adressée par l’administration de la ville en 1919. En mars 1920, le comité révolutionnaire de Kherson se demande qui va payer l’impôt annuel sur le terrain et les biens de l’usine. La réponse est la suivante, adressée à mon aïeul : « Déclarassion [
Cette dernière occupe une salle presque entière du musée municipal, au milieu des amphores, des chemises brodées et des ferrailles utiles. Énorme, sur ses pattes de fonte écartées, avec son long cou étiré et ses roues pointant sur les côtés, la
* * *
La ruelle Isaac-Gourevitch a récemment changé de nom, en février 2016, sans s’en apercevoir. Elle est formée de portes et de clôtures, ce qui la fait paraître étroite, mais personne ne va s’y promener. À l’angle, on peut lire le nom de la rue, l’ancien : Bauman. Ce lieu n’a aucun rapport avec mon arrière-grand-père, pourtant je suis reconnaissante à Kherson de sa mémoire sélective. La maison aux atlantes de la rue Souvorov, enduite d’une épaisse couche de couleur baie, avec sa cave fermée de planches et sa boutique de souvenirs, n’éveille en moi aucune réminiscence familiale particulière. Nous entrons pourtant dans la cour, nous engouffrons dans l’escalier éraillé pour monter à l’étage, où les vitres colorées de la mezzanine donnent sur la verdure.
Le couloir s’enfonce dans les profondeurs et, étrangement, je le suis jusqu’à un carré de lumière, tout au bout : dans le Sud, on ne ferme jamais les portes à clé. Du linge est étendu, un chat a un mouvement de repli, apparaît, un instant, une éblouissante lumière, l’envers d’un balcon et le ciel au-dessus. Tout cela m’est étranger, tout cela appartient à une femme qui crie dans mon dos que des comme moi, il en circule beaucoup par ici – et je n’ai pas à le regretter.
Ce n’était pas pour rien que mes Gourevitch n’étaient pas revenus ici – ni Lionia et sa moustache imbécile sur son jeune visage, à l’instar de son père autrefois, ni sa mère austère. Dans les dernières années de sa vie, il semble que mon grand-père se soit rendu à Odessa et qu’il y ait même vu quelqu’un. Kherson et Kakhovka, en revanche, se refroidissant, s’étaient déposées tout au fond de sa mémoire, aussi inaccessibles que la Suisse, et il n’y avait rien à chercher là-bas. Pour la forme, il me restait à visiter encore un endroit.
Créé à la toute fin du xixe siècle, il s’appela d’abord le Nouveau Cimetière juif. La veille, alors que nous étions dans un café en compagnie d’un sympathique spécialiste de la région, je lui avais dit que je m’apprêtais à m’y rendre, et il m’avait poliment répondu que le lieu n’était pas dans le meilleur état. C’était une évidence ; il restait peu de juifs, ici. Dès midi, la chaleur était aussi dense et solide qu’un toit, et ma robe me collait aux jambes. Nous avons pris un taxi ; le milieu urbain s’interrompit rapidement, cédant le pas à la confusion, de nombreux chantiers de maisons se dressaient au milieu de vastes parcelles, dont la construction était à peine entamée, comme si quelqu’un en avait coupé un morceau d’un coup de dents et ne l’avait pas complètement mangé. Tout était de couleur lilas et paille, nous longions un champ en friche derrière un grillage, le chauffeur dit que c’était la bonne adresse, mais qu’il ne voyait pas où était l’entrée. Loin devant, se trouvaient des entrepôts ou des garages, nous suivîmes encore et encore la clôture à pied, jusqu’à ce que nous nous heurtions à une barrière fermée dont le loquet ne fonctionnait pas. Il y avait au-delà une sorte de niche vide, puis des monuments funéraires. La clôture n’était pas très haute, on aurait pu la sauter, mais le verrou, à cet instant, céda. J’entrai, mon mari resta à m’attendre.
J’ignorais,
Où qu’on aille, c’était la même chose alentour, j’étais plantée dans un enchevêtrement blond. Ce qui, à distance, semblait de hautes herbes, se composait presque entièrement d’épines acérées, brûlées par le soleil jusqu’à la transparence, auxquelles étaient suspendus de petits coquillages. J’y étais déjà enfoncée jusqu’à la ceinture et solidement prise. Les monuments funéraires s’étaient rapprochés, mais aller jusqu’à eux était impossible, on devinait des fosses profondes à leur pied ; je voyais aussi que, sur certaines vieilles pierres tombales, étaient fixées des plaques portant des noms, qui n’étaient pas antérieures aux années 1950-1960. Pointaient également les dents de clôtures, l’une d’elles étincelait encore d’un bleu ardent. Sous les petites fleurs de la steppe, sous les racines, les bardanes, les coquillages, gisaient les pierres tombales renversées, dont la surface évoquait une peau brûlée. Impossible d’aller plus avant, impossible aussi de revenir en arrière, de faire encore quelque deux cents pas dans cet endroit sans pitié. Je comprenais que des Gourevitch défunts devaient se trouver ici, que je ne les trouverais pas et que je ne voulais plus les approcher. Le passé m’avait délicatement mordu, pas sérieusement, et était prêt à desserrer ses mâchoires ; lentement, très lentement, un pied après l’autre, hurlant plaintivement sous l’effort, je gagnai ce qui, naguère, avait été l’allée d’un cimetière.
*1. Vieux quartier de Moscou.
*2. Station balnéaire en Crimée, aujourd’hui incluse dans la municipalité de Yalta.
*3. Bielomor (Bielomorkanal) : abréviation de
*4. En 1936, les usines automobiles ZIS (usines Staline) se lancent dans la production de limousines d’élite, inspirées des modèles Buick et Cadillac ; ZIM : berline produite entre 1950 et 1959.
*5. Série de procès et de Purges contre des membres du Parti et des hauts fonctionnaires. Ils ont lieu entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, principalement à Leningrad.
*6. Alexandre Griboïedov (1794-1829), écrivain, diplomate. Auteur d’une célèbre pièce,
*7. La littérature de la période stalinienne et, plus généralement, soviétique, présente deux types de personnages, relativement primaires : les héros positifs (souvent des représentants du Parti) et les héros négatifs (saboteurs, traîtres et autres infréquentables).
*8. En français et en caractères latins dans le texte.
*9. Ivan Aksakov (1823-1886) : homme de lettres et fondateur du mouvement slavophile.
*10. Gâteau traditionnel de Pâques, tout en hauteur.
*11. Du nom du marquis de Ribas, bâtisseur d’Odessa.
*12. Vladimir Jabotinski (1880-1940) : brillant orateur, écrivain, il rejoint le mouvement sioniste après l’effroyable pogrom de Kichinev (1903). Il joue un rôle important durant la Première Guerre mondiale, avertit, dès les années 1930, des risques encourus par les juifs de Pologne. Surtout connu comme le fondateur de la droite israélienne, il laisse une œuvre littéraire importante.
*13. Localité proche d’Odessa, fondée en 1805 et devenue une colonie allemande en 1886. Aujourd’hui rebaptisée en Tchernomorka.
*14. Quartier d’Odessa.
*15. Localités en Ukraine.
*16. Nikolaï Bauman (1873-1905) : révolutionnaire russe, mort lors des troubles de 1905.
*17. En français et en caractères latins dans le texte.
*18. Voiture hippomobile légère et basse, à quatre roues.
*19. En caractères latins dans le texte.
*20. Nikifor Grigoriev (1884-1919) : officier de l’armée impériale, puis commandant rouge. En 1919, à la tête d’une brigade de six mille hommes, il s’empare de Kherson, Nikolaïev et Odessa. Ses troupes font régner la terreur, commettent de nombreuses exactions et multiplient les pogroms.
*21. Anton Denikine (1872-1947) : commandant en chef de l’armée des volontaires (contre les bolcheviks) pendant la Guerre civile.
*22. Vera Kholodnaïa (1893-1919) : star du cinéma muet russe.
*23. Nikolaï Evreïnov (1879-1953) : dramaturge, théoricien et historien du théâtre.
*24. Simon Petlioura (1879-1926) : nationaliste ukrainien très actif pendant la Guerre civile. On lui reproche un antisémitisme à l’origine de nombreux pogroms. Il meurt à Paris, assassiné par un anarchiste juif de Bessarabie.
III
Gamins et gamines
Ils vivaient ainsi, la mère, le fils et les deux filles, à Bejetsk. Pour eux, cette ville de district était presque la capitale, malgré les vaches dans les rues tendues de palissades ; il faut dire qu’au village de Jarki – dont les Stepanov étaient originaires –, ils n’avaient rien vu d’autre. Il y avait même des maisons de pierre, et les églises-monastères étaient sans nombre. Le père, Grigori Stepanovitch, était parfois
Un malheur était survenu à l’usine, le père avait été
La suite, il n’y a à peu près personne pour la raconter. Il se trouva dans la ville une famille noble qui prit Nadia et l’éduqua comme sa propre fille, avec tous les livres et les tabliers d’uniforme indispensables. Nul n’aida les autres ; ce fut le début d’une misère noire comme l’abîme.
Je revois grand-père Kolia assis près de notre piano muet, racontant, des heures durant, quelque chose à ma mère. Je peux, aujourd’hui encore, reproduire des pans de ces interminables conversations, non que j’y aie prêté une oreille tellement attentive, mais parce que ce récit était toujours le même, se répétant des dizaines de fois, et seule l’immense attention de maman empêchait son interlocuteur de remarquer que tous connaissaient l’histoire. Celle-ci ne changeait jamais ; au fur et à mesure que la mémoire faisait défaut à grand-père, il s’intéressait de moins en moins à ce qu’il y avait eu entre son enfance orpheline et la mort de sa femme, où l’abandon d’antan était revenu comme s’il n’était jamais parti, le laissant à nouveau seul au monde.
Le point sur lequel il insistait toujours – celui de l’effondrement de sa famille – était l’année où, avec sa mère, la fière Anna Dmitrievna, ils avaient dû mendier. Ils avaient cousu un sac de toile pour y mettre ce qu’on leur donnerait et, main dans la main, étaient allés de maison en maison sous le soleil, toquant aux fenêtres basses. Ils se postaient aussi sur le parvis de l’église, à l’heure où finissait l’office, et les pèlerins fourraient dans leurs mains tendues des kopecks de cuivre et des quarts de kopeck. Cette honte définitive avait, d’un coup, bouleversé sa vie. Son récit, ensuite, avait des ratés, il se désintégrait en une litanie de phrases inintelligibles. Il avait fui la maison et vagabondé, dormant dans des entrepôts de chemin de fer, des maisons vides et on ne savait quelles
À douze ans, j’avais été indiciblement émue par la vie des enfants vagabonds et des jeunes criminels ; je lisais d’une traite les livres d’Anton Makarenko, pédagogue soviétique qui avait dirigé, dans les années 1920, une colonie modèle, où de pittoresques vauriens étaient
Je ne l’oublierai jamais. Grand-père Kolia se mit à chanter d’une voix de ténor haut perchée, les yeux clos, se balançant légèrement, comme s’il se frayait de son corps un chemin vers un puits sombre, qui semblait sans fond. Il ne me voyait manifestement plus, à croire que je n’étais pas à l’origine de ce qui se passait. La mélodie, simple, sirupeuse, qui sortait de sa bouche, ne ressemblait à rien de ce que je connaissais ; aucune hardiesse, aucun romantisme, rien qu’une épouvante qui vous éclaboussait, on eût dit que quelque chose de très ancien remontait à la lumière et, se convulsant, se tenait au milieu de la pièce. C’était ce qu’on appelle une chanson « compatissante », traitant d’un gamin en terre étrangère et de sa
* * *
À la fin des années 1970, grand-père avait soudain accepté de retourner dans sa ville natale pour voir comment elle se portait, si elle était toujours là. La suite ressemble à un film soviétique tardif : mon père et le sien, âgé de soixante-dix ans, rasé de près pour la circonstance, avaient quitté la table du déjeuner, étaient sortis dans la cour et avaient enfourché une moto. L’aîné s’était agrippé au cadet, ce dernier avait mis les gaz, et c’est ainsi que, sans s’arrêter, ils avaient parcouru près de trois cents kilomètres sur les routes défoncées de la région de Kalinine ; ils avaient passé la nuit je ne sais où, et au matin ils étaient à bon port. Là, sans perdre un instant à visiter les curiosités locales, ils avaient quitté une rue pour en emprunter une autre – grand-père faisait le guide – et s’étaient arrêtés près d’une maison basse, qui ne présentait rien de particulier. Le rez-de-chaussée était
Il était resté quelques instants sous le plafond bas, avait regardé de droite et de gauche, puis avait dit qu’ils pouvaient partir. Ils avaient repris leur moto et regagné Moscou.
Les Hauts-de-Bejetsk avaient été, au temps jadis, donnés en apanage au tsarévitch Dmitri, le plus jeune fils d’Ivan le Terrible, mort à l’âge de neuf ans, un jour du mois de mai 169144. Plus tard, quand nous y sommes allés, des vingt et quelques églises dont s’enorgueillissait la petite ville, il n’en restait, entières, que trois ou quatre ; les autres, à demi en ruine et transformées, il fallait s’efforcer de les deviner dans les contours d’entrepôts et de garages. En revanche, une végétation variée se donnait libre cours ; toute gonflée de son importance, elle avait envahi la moindre parcelle vide de l’espace urbain : les bardanes avaient la taille d’une page de journal, des lupins roses et bleus poussaient partout, égayant le tableau. La place de la Nativité, où se trouvait la cathédrale dans laquelle on avait baptisé mon grand-père, était à présent la place de la Victoire, et toute la largeur en était occupée par une flaque profonde dans un encadrement d’herbe. L’énorme cathédrale, avec ses huit autels latéraux, datait du xviiie siècle ; « le dais au-dessus du trône de l’évêque, d’une rare élégance, avec ses seize colonnes » et ses icônes ovales, avait été supprimé à la révolution. Une usine de couture s’était installée là. Aujourd’hui, la cathédrale était décapitée, les fenêtres béaient, pleines de trous, les lupins régnaient là encore, de même que – aussi hautes que moi – les ombrelles de la berce du Caucase.
Nous avions descendu la rue rebaptisée deux fois : la bourgeoise rue de la Nativité avait longtemps été la rue des Citoyens, puis avait pris le nom du bolchevik Tchoudov et s’y était, là encore, accoutumée. À un angle, se trouvait une maison qui n’avait absolument pas changé, celle où avait vécu, dans les années 1920, un autre petit garçon, Liovouchka*2, fils de deux poètes. Son père, Nikolaï Goumiliov, avait été fusillé en 1921. L’enfant avait alors sept ans. Sa mère, Anna Akhmatova, vivait à Saint-Pétersbourg ; elle n’était allée que deux fois à Bejetsk, où Anna Ivanovna Goumiliova s’occupait de son petit-fils. La maisonnette à étage (comme toutes les habitations du lieu) était occupée, on devinait, derrière la clôture, un petit potager. À quelques centaines de mètres de là, avaient vécu, semblait-il, les gens de ma famille, n’importe laquelle de ces constructions noyées dans la végétation pouvait être la nôtre. Durant la même année 1921, Kolia Stepanov, apprenti forgeron, commençait seulement à travailler ; Liova Goumiliov fréquentait l’école soviétique (on
Outre la poussière et les bardanes, sur le chemin menant inévitablement à la place du marché, il n’y aurait rien eu de commun entre ces deux enfants, sans la bibliothèque, « pleine de livres de Mayne Reid, Cooper, Jules Verne, Wells et bien d’autres auteurs passionnants », que, beaucoup plus tard, se remémorerait le savant historien Lev Goumiliov. Elle se trouvait dans la Grand-Rue ; la petite ville en était très fière, l’accès aux livres était ouvert à tous. Il suffisait de se servir, il y avait de ces livres qui plaisent énormément aux gamins de tous âges, « les romans historiques de Dumas, Conan Doyle, Walter Scott ». Là, sans se connaître, se dirigeaient vers les mêmes rayonnages un adolescent, emporté depuis l’enfance dans le tourbillon de la
* * *
Cette vie, force est de la reconstituer par bribes, à travers quelques récits qui s’interrompent et reprennent au même endroit, à travers les livrets de travail, les livrets militaires et les photographies. Le document le plus détaillé est la
Il faut parvenir à le visualiser, rembobiner pour revenir aux sources, à l’endroit où il n’y a rien, hormis un midi caniculaire, où il erre à la suite de sa mère, de maison en maison, où ils tentent de forcer les portes, où elle dit son
Mon grand-père paternel semblait être le seul de la famille auquel la révolution avait été profitable, pluie de juillet s’abattant sur la terre en désir. La vie avait commencé pour lui quand il n’y avait plus d’espoir ; là, tout s’était remis droit et empli de sens. Ainsi, il apparaissait qu’on pouvait corriger l’injustice, comme on redresse un bras cassé, améliorer le monde, le rendre vivable pour des gens tels que Kolia Stepanov. On procurait de la terre et du travail à tout un chacun, par droit de naissance ; le savoir tant désiré – y avait qu’à se servir ! – attendait la
Aux petits soins, la nouvelle réalité parlait la langue des manchettes des journaux et des décrets du Parti, et tout ce qu’elle promettait touchait de près les intérêts de Kolia. Sans quitter la production, on pouvait à présent apprendre des choses importantes pour un homme : le maniement d’une arme, son utilisation dans les règles, le commandement des formations militaires pour le compte desquelles travaillaient les ateliers locaux. L’usine mécanique de Bejetsk s’appelait également
Alentour, régnait la confusion. Les paysans des villages environnants – à Jarki, par exemple – ne se hâtaient guère de partager leur blé avec le nouveau pouvoir ; comme s’ils ne comprenaient pas où était leur intérêt, ils cachaient leurs récoltes n’importe où et répondaient aux injonctions directes de façon hostile et sombre. Au demeurant, le camarade Sverdlov avait donné l’alarme dès 1918 : « Si nous ne les réprimons pas largement parce qu’ils gaspillent leur blé, qu’ils en font de la gnole, s’insurgeant ainsi contre le pouvoir des Soviets, déclarait-il à une séance du VTsIK*4, nous pouvons être certains qu’unis, ils représenteront une force dont nous viendrons, certes, à bout, mais en y consacrant beaucoup plus d’efforts. »
L’heure avait précisément sonné d’en venir à bout. Les anarchistes, assez nombreux dans la région, poussaient les paysans à s’opposer à l’impôt agricole ; dans les villages courait la rumeur d’une guerre prochaine et d’une révolte incontournable, on affirmait que les bolcheviks préparaient un nouvel impôt – cinq roubles par chien, trente kopecks par chat.
Il fallait du blé à tout prix, mais on n’avait pas l’argent pour l’acheter au prix du marché. Déjà, les capitales criaient famine. À un moment, la ration journalière descendit à cent cinquante grammes, au même niveau que, plus tard, dans la Leningrad du blocus. Les tentatives de gagner les campagnes pour y troquer des choses de la ville contre de la nourriture finissaient mal – ceux qui s’y livraient étaient appelés
Il est des segments de temps qui ressemblent à des angles morts ou à des sacs dans lesquels les hommes sont enfermés-empêtrés, indissociables les uns des autres, aiguillonnés par leur bon droit. La grandiose opposition entre le nouveau pouvoir et les campagnes qui lui étaient étrangères et qu’il haïssait, qui ne répondaient pas aux appels et n’obéissaient pas aux ordres, qui se vautraient, obscures et lourdes, dans leur monde inchangé depuis des siècles et qui représentaient 85 % de la population de Russie, pouvait s’achever en victoire de l’un ou l’autre camp, mais les campagnes cédèrent les premières. Dès lors, leur sort était scellé.
En attendant, les révoltes paysannes déferlaient de canton en canton, de bourg en bourg, par tout le
Des
Les Soviets manquent d’hommes rompus au tir et à la discipline, c’est là que des gens comme Nikolaï sont nécessaires – gens réchauffés par le nouveau pouvoir, voyant en lui l’avènement d’une justice nouvelle et prêts à mourir pour lui. Vers cette période, il a seize ans – aujourd’hui, on ne lui vendrait même pas du vin –, il entre dans les TchON, les
L’avantage des TchON était que l’on s’y portait volontaire : énorme organisation (elle comptait six cent mille hommes en 1922), généreusement pourvue en armes que les combattants, à tout hasard, gardaient chez eux, derrière le poêle ou sous le lit, elle n’était pas composée, aux trois quarts, de vrais militaires. Les TchON étaient des formations volantes, surgissant en cas de nécessité. Plus exactement, elles incarnaient authentiquement la nature de l’URSS, camp militaire où chacun, devant sa machine à l’usine ou attablé chez lui, était prêt, à tout instant, à se lever pour défendre la légalité socialiste. Les TchON avaient leur uniforme, leur statut, on les envoyait dans les points chauds de l’époque comme des unités d’élite ; elles n’étaient néanmoins rattachées à l’Armée rouge qu’indirectement, comme si elles y apportaient une ardeur que l’on jugeait déplacée. En revanche, on vous y enrôlait sans attendre – c’était autre chose que l’armée –, dès l’âge de seize ans, et on vous remettait tout de suite un mauser.
En périphérie, où tout fumait encore et était douloureux, les TchON guerroyaient comme n’importe quelle unité ; il n’en allait pas de même dans les
Mon grand-père n’en avait été qu’à partir de 1922, quand la vague de résistance commençait à refluer ; puis, en avril 1924, les unités spéciales avaient été dissoutes par une résolution du Bureau d’organisation du Comité central. Nikolaï Stepanov n’avait pas encore dix-huit ans, et il ne racontait jamais ce qu’il avait fait et vu durant ces deux ans. Quand on allait aux bains, on voyait ses cicatrices, mais à toutes les questions, il répondait : « J’ai pris des coups de fourche, lorsque j’étais dans le détachement alimentaire », et il changeait de sujet. Que gardait-il en mémoire ? Je l’ignore. Dans le paragraphe « Origine sociale » des questionnaires, ce fils et petit-fils de paysans de Bejetsk écrivait invariablement :
* * *
Quand papa se réveillait, quelle que soit l’heure, il voyait, dans la lumière bleue du matin qui pâlissait de plus en plus, son
Parmi les figures ordinaires de ma famille, il est très beau, et sa beauté est précisément « celle d’un marin, d’un militaire, la plus authentique, insoutenable et cruelle beauté virile du héros45 », qui, selon une héroïne de Tsvetaïeva, aurait fait perdre la tête à trois villages. Il n’y a pas de photographies de Kolia Stepanov enfant, et sans doute n’y en a-t-il jamais eu. La première que je connaisse le montre âgé d’une vingtaine d’années ; il est assis, coiffé d’une casquette, portant cravate, il n’a encore ni allure martiale, ni crâne rasé, ni uniforme militaire, mais on comprend déjà qu’il est de cette trempe – de cette génération de rêveurs soviétiques, vouée à disparaître à la fin des années 1940, désirant furieusement accomplir tout ce qu’exigera le pays, construire une ville-jardin et s’y promener. Je les identifie non seulement sur les portraits de l’époque (les uns à casquette, d’autres en veste de cuir, d’autres encore en capote, tous faits du même métal et regardant comme s’ils avaient vu trop de choses), mais aussi dans des films plus tardifs, tournés par des enfants qui n’avaient pas assez pu contempler leurs pères.
On veut se les rappeler jeunes,
Les parents de Dora, Zalman et Sofia Axelrod, étaient des environs de Nevel. Tout ce que je sais d’eux se résume à ceci : lui fabriquait du savon et avait une extraordinaire recette de glaces, qui avait du succès à Rjev. Ils avaient six enfants, qui vivaient en bonne amitié, tous membres de la
On racontait qu’une école avait dû organiser un fonds de livres, et Dora était allée directement trouver le directeur nouvellement nommé, mais il n’était pas dans la salle des enseignants. Elle était alors passée dans le cabinet d’histoire et s’était figée sur le seuil. Dora était de petite taille, or, au niveau de ses yeux, se dressaient de hautes bottes dont les tiges étincelaient ; un homme immense était debout sur le couvercle d’un pupitre et vissait une ampoule. C’est ainsi que s’étaient rencontrés mon grand-père et ma grand-mère, tous deux du même âge, et ils ne s’étaient plus quittés. Lui, avec ses quatre classes d’école rurale, et deux autres à l’école locale du Parti, avait enseigné l’histoire et les sciences sociales, jusqu’à ce qu’il donne sa démission « pour raison de départ dans l’Armée rouge ».
Toutefois, là encore, au cœur même du pouvoir populaire, quelque chose n’avait pas marché. Ce qui aurait pu être l’affaire de sa vie, l’expliquant et la justifiant, le contournait à nouveau, à croire que le prolétaire Nikolaï Grigorievitch, avec sa pureté chagrine, était un « homme de trop46 », ainsi qu’il en existait sous l’ancien régime, et qu’il ne pouvait être pleinement utile à son pays. Ni les livres qu’il ne cessait de lire, ni sa femme et sa petite fille, ni son service d’officier dans une lointaine garnison de l’Extrême-Orient n’étaient en mesure de fendre sa morosité installée une fois pour toutes. Et les Stepanov vivaient toujours à part, à côté des autres mais pas avec eux, le commissaire de cette unité militaire avait rarement des visites et des invités.
Pourtant, je le répète, qu’il était beau ! Droit, jamais un mot de travers, des gestes précis, un discours concis et pesé. Pour ne rien dire de la fossette sur son menton bien raclé. Il avait quelque chose d’un chevalier nourri aux livres de Walter Scott, ce qui ne collait guère avec les affaires de la ville d’Artiom et de ses dix mille habitants tout juste importés. Les premiers temps, néanmoins, il ne se produisit rien de particulier, on se contenta de faire des modifications dans les camps militaires et les bibliothèques que dirigeait Dora. Le malheur survint dans la septième année de leur séjour.
Dans la famille, qui aimait à ramener les grands et effrayants mouvements du monde extérieur à un ensemble d’explications limitées – à taille humaine –, on disait que la sœur aînée de grand-père, Nadejda, était responsable de tout. Elle avait eu le temps, à cette période, de travailler au sein de la représentation de la jeune République soviétique à Berlin, et avait même envoyé de là-bas à son frère un vélo tout neuf, étincelant. Elle continuait de gravir l’échelle interminable du Parti et dirigeait tout un territoire, quelque part en Sibérie ou dans l’Oural. De là, racontait-on, était arrivé un jour un cadeau dangereux, un pistolet de combat, et grand-père, Dieu sait pourquoi, l’avait accepté. C’est ainsi qu’en cette année 1938 il était accusé, entre autres, de détention illégale d’arme à feu. Galia, sa fille, avait gardé en mémoire leur dernier été heureux. Elle se rappelait aussi qu’elle était allée chercher les journaux, traversant un immense champ de seigle, et qu’un camarade de son père (
En cette année 1938, que l’on qualifierait ensuite de Grande Terreur, on atteignait un plafond, on ne pouvait aller plus loin : les camps n’arrivaient plus à digérer l’afflux de détenus, on ne le justifiait plus même par les besoins de la production, il s’agissait purement et simplement d’anéantissement ; on réglait en premier lieu leur compte aux officiers, on trouvait parmi eux des agents étrangers par centaines et par milliers, le camarade Blücher lui-même, que Nikolaï Grigorievitch respectait infiniment et qui commandait l’armée d’Extrême-Orient, avait signé la condamnation du maréchal Toukhatchevski*7, lequel, à la consternation générale, s’était révélé un espion à la solde à la fois des Allemands et des Polonais. Cela s’était passé un an plus tôt, mais les événements amorçaient un nouveau tour et il était clair que notre maréchal ne couperait pas au sort commun*8, les arrestations avaient commencé.
On avait brusquement cessé d’adresser la parole à Stepanov, ses collègues le regardaient comme s’il se trouvait de l’autre côté de la rivière. Puis, à une assemblée du Parti, quelqu’un le traita carrément d’ennemi du peuple. Ce jour-là, en rentrant chez lui, il enjoignit à sa femme de faire ses bagages : elle devait rentrer à Rjev. Dora refusa : s’ils devaient périr, ce serait ensemble.
On ne l’arrêtait toujours pas, mais il avait dû, presque tout de suite, rendre son arme. On était au cœur de l’automne, Blücher, qu’il ne connaissait pas et avait aperçu deux fois dans sa vie, était déjà interrogé à la Loubianka et, comme l’affirmeraient ensuite les juges d’instruction, le suspect s’était lui-même crevé un œil, faisant ainsi obstacle au bon déroulement de l’enquête. Dans la petite garnison où tous se connaissaient, les Stepanov étaient visibles de partout et, dans l’unique magasin, on faisait des bonds pour les éviter, à croire qu’ils étaient contagieux. Grand-père était certain de n’être pas coupable et il se préparait aux interrogatoires, ce qui se révéla inutile : on lui expliqua que les investigations avaient démontré son innocence, on avait de nouveau besoin de lui, on lui enjoignit d’attendre les ordres, qui vinrent à la fin de novembre. Nikolaï était muté dans l’Oural, à Sverdlovsk. Tout cela était incompréhensible.
Ce que l’on appelait tacitement « l’amnistie de Beria », bref laps de temps durant lequel des accusés furent graciés, tandis qu’un certain nombre de détenus rentraient même de camp, était à ce point contraire à toute logique qu’il fallait chercher des ressorts secrets, ne fût-ce que pour sa propre histoire. Dans notre famille, on estimait que grand-père avait dû son salut à la mystérieuse Nadejda – elle avait sans doute dit un mot en sa faveur depuis son trône du comité régional –, que la libération de Nikolaï avait été son dernier cadeau, ils avaient, dès lors, cessé tout contact. Cette version en vaut une autre, mais sur le fond du changement général qui s’était opéré de la façon la plus inattendue, elle est un peu exagérée : les deux tiers, au moins, de ceux qui étaient appréhendés au 1er janvier 1939 avaient été libérés ; les dossiers étaient clos, les accusés acquittés contre toute vraisemblance. Cela n’avait pas duré, mais les Stepanov avaient eu de la chance : la révision des affaires politiques avait commencé par l’armée et le corps des officiers.
La maison de Sverdlovsk les avait stupéfiés – ils n’avaient pas l’habitude – par son luxe qui n’avait rien à envier à celui de la capitale : le soubassement en était bordé de losanges de granit, on entrait par la cour, l’appartement comprenait deux pièces, une grande cuisine et une salle de bains d’un bleu vif. Leur arrivée avait été une respiration longtemps attendue ; en août 1939, naîtrait mon père, l’enfant de ceux qui avaient survécu.
* * *
Une fois par semaine, Nikolaï Grigorievitch faisait la tournée des librairies, en quête de nouveautés. Le système soviétique de distribution était organisé de telle façon que la recherche des livres devenait une sorte d’aventure, une traque : le choix proposé par les magasins était très divers, il en était de bons et de mauvais, les bons étaient mieux fournis. Les éditions frappées de
Grand-père avait constitué, au cours de sa vie, une énorme bibliothèque, et il était clair qu’il avait tout lu. Armé d’un crayon rouge et bleu, il prenait non seulement des notes et laissait des marques, mais les lignes soulignées de rouge montraient les endroits où il s’accordait avec l’auteur. Là où l’écrivain et le lecteur divergeaient, le bleu entrait en action. Ainsi tous les livres supportés par les rayonnages de la rue Chtchelkovskaïa étaient-ils en deux couleurs. Dans certains cas, grand-père effectuait un travail littéralement héroïque, à demi insensé dès cette époque, et littéralement fou aujourd’hui où internet rend accessible n’importe quel texte : je pense qu’il était l’un des derniers copieurs de livres au monde.
Je conserve quelques cahiers reliés maison, dans lesquels grand-père, de son écriture calligraphique, avait copié, chapitre après chapitre, les ornant de lettrines, l’un des volumes de l’
Le petit livre à couverture marron, tenant bien en main, avait été réalisé après la guerre. Vers cette époque, mon grand-père, âgé de quarante ans, avait entrepris de le remplir, mais pas avec n’importe quoi. Tout, l’écriture particulièrement recherchée, l’encre de couleur avec laquelle le nom du propriétaire du cahier était écrit sur la page de garde, indiquait que ce n’était pas un outil de travail, le lieu de notes rapides et de broutilles, mais un
Les recueils de sages pensées en tous genres étaient en vogue à l’époque, comme à toutes les époques ; tous les « pénible à l’instruction, aisé au combat*10 » possibles et imaginables étaient tirés, achetés et lus à des millions d’exemplaires. Mais il s’agissait ici d’une version privée, indépendante : écrites à la main et, en quelque sorte domestiquées, choisies pour lui seul, les paroles des grands hommes devenaient, pour ainsi dire, la propriété de Nikolaï, il s’y attachait, elles étaient siennes, petits drapeaux sur sa carte intérieure. Il avait commencé par Prichvine*11 :
Les citations formaient un ensemble étrangement éclectique : outre les classiques, de Goethe et Voltaire à Tchekhov et Tolstoï, on trouvait des blagues orientales et des dictons populaires. Il y avait, bien sûr, les « classiques du marxisme », qu’un communiste devait obligatoirement étudier : Marx, Engels étaient là, mais Lénine était curieusement absent. Il y avait, en revanche, toute la panoplie de la littérature soviétique, ce qui se trouvait alors sur les rayonnages des bibliothèques – Ehrenbourg, Gorki, Konstantin Fedine*12. Il y avait des discours de Kirov*13, assassiné depuis dix ans, et de Staline (« sans la capacité de dépasser […] notre amour-propre et de soumettre notre volonté à la volonté du collectif – sans ces qualités, il n’y a pas de collectif49 »).
Tout le livre était, de fait, un exercice d’auto-éducation : celui qui l’avait composé et soigneusement complété était une sorte d’animal domestique intelligent et paresseux, qu’il fallait brider, entraîner, contraindre à l’action. La vie lui apparaissait comme un exercice de perfectionnement incessant. L’héroïsme était l’air chauffé à blanc qu’il respirait ; l’exigence d’exploit, de sacrifice, de flamme, était une condition naturelle :
On eût dit que grand-père s’était préparé, avec l’énergie du désespoir, pour quelque réalisation grandiose. En vain. Il s’était éparpillé à travers le temps, comme dans un trou de poche de manteau, trop gros pour ne pas égratigner la doublure, trop clairvoyant pour ne pas se sentir perdu. Outre les exigences, les appels, les déclarations sur le refus des compromis et le service, il était question, dans le cahier marron, de solitude, d’un besoin inextinguible de chaleur. Vers la fin, apparaissait cette note : « Ne te plains jamais de ton sort. Le destin d’un homme lui ressemble, si l’homme est mauvais, son destin le sera aussi. Folklore mongol. »
* * *
Galia égrenait ses souvenirs, et moi, assise à côté du téléphone, je notais sur de petits carrés de papier qu’à Sverdlovsk, un an avant la guerre, Micha, mon père, alors âgé d’un an, tournant autour du sapin décoré de bonbons et de pains d’épice, mordillait tout ce qui était à sa portée. Le premier souvenir de papa venait du même endroit : le vaste escalier de la Maison des officiers est envahi par la masse velue d’un cerf empaillé, qui disparaît quelque part vers le plafond, et on assied le petit sur le haut cou laineux. Je me suis rendue là-bas par la suite, j’ai piétiné dans la neige en contemplant la tour aux armoiries et la flèche ornée d’une étoile.
La nouvelle de la guerre, on l’avait apprise comme suit : c’était un dimanche, on avait organisé un pique-nique ; il y avait là toute l’énorme unité, les officiers et leurs femmes apprêtées, les enfants portant les paniers de nourriture. On avait roulé deux heures environ, étendu les nappes sur l’herbe, quelqu’un s’était baigné, quand un courrier était arrivé au galop : tous les officiers devaient prendre les armes, ils devaient rentrer sur-le-champ, et leurs familles se rassembler. Les hommes étaient aussitôt partis – plus question de baignade ni de petites fleurs. « Et commença ce qui commença. »
La guerre, Nikolaï Stepanov l’avait passée toute entière dans l’Oural, dans les profondeurs de l’arrière ; à ce qu’il semblait, son histoire (
Les Stepanov s’étaient installés à Moscou, ils avaient vu de leurs yeux le feu d’artifice de la Victoire au-dessus du Kremlin et l’immense portrait de Staline dans le ciel qu’illuminaient les fusées. Ils avaient vécu dans de longs baraquements, rue aux Fruits, au-delà de la chaussée de Varsovie. Grand-père était toujours en uniforme, comme si le service de l’armée se poursuivait pour lui au service du personnel des usines et des combinats, où on l’avait dirigé sur demande du Parti. Je buvais par toutes mes fibres les récits sur l’enfance de papa, autant que les livres sur les Indiens ou les pirates.
Il y avait des gens de toutes sortes dans l’appartement communautaire ; certains avaient des pièces pleines à craquer de prises de guerre – ceux-là mangeaient bien, richement. La petite chienne Mirta, un peu maniérée, s’était acoquinée avec l’héroïque bâtard Bobik, et elle n’avait pas tardé à disparaître. De son côté, papa avait trouvé, dans une caisse, le pistolet remis en récompense à son père et, hurlant d’enthousiasme, s’était précipité avec lui dans la cour. Le soir avait été marqué par une visite de la milice, des explications et une bonne correction. Il y avait aussi des matous et des minettes, des barres utilisées par les adultes de la rue aux Fruits pour faire de la culture physique, devant un public d’enfants. Il y avait le pauvre petit lièvre-sergent tricoté, le jouet préféré et le seul. Le père travaillait dans un garage automobile, il partait le matin, « tel Petchorine*14, en capote légère, sans pattes d’épaules ». La mère, comme toujours, était à la bibliothèque ; elle y avait ses
Un jour, il était revenu en sang, la tête massacrée. Le garage était le théâtre d’une guerre invisible de l’extérieur, quelqu’un volait, grand-père s’efforçait de s’y opposer, de faire respecter les principes. Et voici qu’une nuit, dans la neige de janvier, deux hommes l’avaient poursuivi. Ils l’avaient frappé dans le dos avec un tuyau métallique qu’ils avaient ensuite abandonné sur le sol. Le coup avait été plus faible que prévu ; le père s’était retourné et avait frappé l’un des deux assaillants, lequel était tombé, sa chapka avait volé et s’était retrouvée dans une congère ; l’autre avait pris la fuite, le visage dans les mains. Étrangement, Nikolaï avait récupéré la chapka, une chapka chère, la fourrure en était épaisse, et l’avait rapportée chez lui. Micha, âgé de dix ans, l’avait longtemps portée ; il n’y en avait pas d’autre.
La vie était simple, si pauvre et transparente que le moindre petit caillou, dans le fond, semblait à part, inhabituel. Une fois, les parents étaient allés en villégiature à Kislovodsk et en avaient rapporté aux enfants, enveloppée dans deux journaux pliés en deux, une flore extraordinaire : une branche de cyprès, une de mélèze, d’autres encore – la plus belle pièce était une feuille marron, rigide, en forme de sabre ou de gousse gigantesque. Dora avait longtemps gardé l’ensemble, jusqu’à ce qu’il se transforme en fine poussière végétale.
Plus je pense à notre histoire familiale, plus elle me paraît une liste d’espoirs non réalisés : Betia Liberman et sa médecine jamais commencée, son fils Lionia se saisissant de n’importe quelle activité, comme s’il n’avait jamais eu l’essentiel – la seule chose qui comptait ; l’avocat Micha Friedman, mort avant d’atteindre quarante ans, et sa veuve obstinée, qui n’avait pas mené le navire familial à bon port ; ma mère, Natacha Gourevitch, écrivant des poèmes « pour son tiroir », effleurant à peine le papier de son crayon fabriqué spécialement pour que l’écriture pâlisse aussitôt et soit illisible. Mes Stepanov sont là aussi, aux premières loges : Galia, son chant, ses interminables romances recopiées à la main, chantées tout bas, quand nul n’entendait –
Ainsi, aucun n’avait eu ce qu’il voulait.
* * *
Du petit appartement de la rue Chtchelkovskaïa, où les Stepanov avaient passé les vingt dernières années, je me rappelais surtout le niveau supérieur du buffet de la cuisine ; on y rangeait des caoutchoucs noirs, des noix et les pinces permettant de les casser. À la fenêtre venaient se nourrir mésanges et bouvreuils. Sur un mur de la chambre de tante Galia, il y avait des vues campagnardes d’une insoutenable beauté, notamment un paysage d’hiver, avec un ciel jaune de confiserie, que l’on pouvait contempler des heures durant. J’avais passé là une semaine entière, ce qui m’avait laissé le temps de m’y habituer et de me familiariser avec les lieux. Grand-mère Dora m’avait appris à dessiner un chat : il fallait tracer un rond sur le papier, en ajouter un autre plus petit, puis une queue, des pattes, des oreilles et des moustaches. Ce faisant, nous chantions en duo
Grand-père Kolia gardait avec moi ses distances, aux fins d’éducation. Je me rappelle que nous nous étions promenés dans la forêt toute proche, les cimes des bouleaux étaient roses dans le gel ; à la fin de la promenade – j’étais âgée de sept ans –, j’avais trouvé dans la neige un billet vert de trois roubles. Grand-père, qui voyait toujours le côté éthique des choses, avait réclamé justice : notre expédition était commune, nous devions partager l’argent – une fortune, à l’époque !
La même année, si je ne m’abuse, notre jeune chien fou était resté seul sur le siège arrière de la voiture et avait grignoté, en signe de protestation, le livre favori de grand-père, qu’il m’avait confié pour l’été : la nouvelle édition illustrée des
Alors que mon fils n’avait que quelques mois, je m’étais découvert une faculté insoupçonnée (elle se referma par la suite comme un tiroir de bureau), qui se manifestait le plus pleinement dans le métro, quand je me rendais au travail. Il me suffisait de fixer mon regard sur les visages des gens, assis ou debout devant moi, pour que se produise à tout coup le même truc : j’avais l’impression qu’on les sortait brusquement d’un étui ou qu’on soulevait un rideau. Une bonne femme chargée de sacs, rentrant de la datcha, un employé de bureau vêtu d’un costume au pantalon feu de plancher, une vieille, un soldat, une étudiante et ses polycopiés, m’apparaissaient tels qu’ils avaient été à l’âge de deux ou trois ans, joufflus et concentrés. C’était un peu comme un peintre qui, sous la peau, voit le crâne, sa structure exacte. En l’occurrence, à travers les visages acquis au fil des années, pointait une faiblesse-fragilité oubliée. Le wagon se changeait soudain en jardin d’enfants ; on pouvait aimer chacun d’eux.
Sur la route menant de Bejetsk, une fois passé la ville de Kaliazine, son centre inondé, profondément enfoui dans l’eau de la Volga, et son clocher pointant, solitaire, tel un monument, au-dessus de cette eau*17, on peut se retrouver à Serguiev Possad*18 qui compte, entre autres, un vieux et respectable musée du Jouet, créé en 1931. Poupées de bois, d’argile ou de chiffon, patins à glace, petits soldats en peuplent les salles, réunis avec amour, des années durant. On y voit aussi des décorations de sapins, parentes directes de celles que maman et ma grand-mère suspendaient au nôtre : enfants avec des boules de neige, lièvres parachutistes, skis, chats, étoiles ; une étonnante troïka sculptée tire une charrette où, pareilles aux jeunes filles-
Il y avait toutefois deux nouvelles salles, présentant des jouets dont on pouvait nommer les propriétaires – c’étaient eux qui comptaient vraiment ; ces choses étaient exposées pour la première fois, comme si elles n’étaient pas restées dans les réserves de ce musée pendant près de cent ans. Transportés de Livadia, Gatchina, Alexandrov*19, les poupées, bateaux d’Indiens, tambours et guérites avec de petites sentinelles, avaient appartenu à une seule et même famille, dont le père, la mère et les cinq enfants avaient été assassinés à Ekaterinbourg dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918*20. Les filles et le petit garçon s’appelaient Olga, Tatiana, Anastasia, Marie, Alexis, ce dernier – le plus jeune – avait quatorze ans. Sans doute étaient-ils un peu trop grands pour le loto, les mallettes d’habits de poupées, le théâtre mécanique où l’on donnait une unique pièce :
Toutes les vieilles choses sont la propriété de gens morts, les ours en bois et les moujiks des salles voisines ne faisaient pas exception ; la seule différence était qu’ici je savais exactement ce qui était arrivé et quand à leurs propriétaires, et même les petits canons en laiton me paraissaient orphelins, alors que dire du perroquet mécanique dans sa cage dorée ? La plupart des jouets venus de palais avaient été distribués, au début des années 1930, aux orphelins des maisons d’enfants, mais ceux-là avaient survécu et étaient à présent sous verre, tels des souvenirs oubliés qui retrouvent de la vigueur et masquent l’horizon. Je ne me rappelle plus mes pensées d’alors ; je songeais peut-être au petit Iakov Sverdlov, qui aimait tant les bonbons « Cous d’écrevisses » et qui, ensuite, comme beaucoup le croient, avait donné à Ekaterinbourg l’ordre du massacre. Ou bien je songeais que dans la Sverdlovsk*22 d’avant-guerre, le petit Micha Stepanov, âgé de deux ans, grignotait des sapins en pain d’épice, et je me remémorais son lièvre-sergent. Mon fils, lui, avait refusé d’aller au cimetière de Bejetsk et, furieux, était resté, indépendant, en plein soleil, tandis que j’errais parmi les petites clôtures peintes, déchiffrant les noms des innombrables Ivanov, Stepanov, Kouznetsov d’antan. Il m’avait ensuite annoncé qu’il avait changé d’avis : il n’aimait pas les cimetières, mais aurait voulu photographier, dans celui-ci, tous les monuments funéraires : je les aurais mis, une fois pour toutes, sur Instagram pour que plus personne n’oublie jamais rien.
Ma toute ronde et douce grand-mère Dora s’était éteinte en 1980 et, après sa mort, grand-père n’avait pas appris à commencer une vie nouvelle. Peu de temps avant de mourir, à l’automne 1985, il avait emménagé dans la ruelle aux Bains, passant mélancoliquement de la chambre à la cuisine, attendant, impatient, que ma mère rentre du travail : alors il prenait
Un billet de lui s’est conservé – de ceux qu’il écrivait en attendant mes parents :
*1. Diminutif du prénom Nadejda.
*2. Liovouchka, Liova : diminutifs du prénom Lev.
*3. Autrement dit
*4. Abréviation de Comité exécutif central panrusse ; créé en 1917, il fonctionne jusqu’en 1937.
*5. Parce qu’ils se déplaçaient avec de grands sacs de toile pleins d’objets à échanger contre de la nourriture.
*6. Les
*7. Mikhaïl Toukhatchevski (1893-1937) : militaire russe, puis soviétique. Maréchal à quarante-deux ans, il est arrêté en mai 1937 et exécuté à peine un mois plus tard. Il incarne, par excellence, la victime des Purges organisées par Staline dans l’armée.
*8. Vassili Blücher (1889-1938) : maréchal, commandant des forces soviétiques d’Extrême-Orient, il prend part à la condamnation du maréchal Toukhatchevski. Il est bientôt arrêté à son tour, soupçonné d’espionnage au profit du Japon, et meurt sous la torture.
*9. Vassili Klioutchevski (1841-1911) : l’un des plus grands historiens de Russie.
*10. Aphorisme d’Alexandre Souvorov (1730-1800), signifiant qu’un soldat bien préparé et entraîné est plus apte au combat.
*11. Mikhaïl Prichvine (1873-1954) : écrivain prolifique, dont on redécouvre aujourd’hui l’importance.
*12. Konstantin Fedine (1892-1977) : écrivain soviétique qui, au fil du temps et de ses responsabilités au sein de l’Union des écrivains, se conformera de plus en plus à l’idéologie officielle.
*13. Sergueï Kirov (1886-1934) : responsable politique bolchevique, membre du Politburo, il est assassiné à Leningrad, sa ville, en 1934.
*14. Personnage principal du roman de Mikhaïl Lermontov,
*15. Région d’Extrême-Orient, qui appartenait autrefois à la Mongolie et fait aujourd’hui partie de la Fédération de Russie.
*16. Croiseur qui, en octobre 1917, tire un coup de canon à blanc, donnant aux bolcheviks le signal de l’assaut du palais d’Hiver.
*17. Fondée au xiie siècle dans la région de Tver, Kaliazine est connue, à partir du xve siècle, pour son monastère. Ce dernier, ainsi que la majeure partie de la vieille ville, est inondé en 1940, lors de la mise en eau du réservoir de la ville d’Ouglitch. La ville de Kaliazine est alors transférée sur un site plus élevé.
*18. Ville de la région de Moscou, surtout connue pour son monastère de La Trinité-Saint-Serge.
*19. Résidences impériales avant la révolution.
*20. Nicolas II et sa famille.
*21. Paul Ier, fils de Catherine II, qui règne de 1796 à 1801.
*22. Nom soviétique d’Ekaterinbourg.
IV
La fille du photographe
Supposons qu’il s’agisse d’une histoire d’amour.
Supposons qu’elle ait un héros.
Depuis l’âge de dix ans, il s’apprête à écrire un livre sur sa famille, pas sur son père et sa mère, mais sur ses grands-pères et arrière-grand-mères qu’il n’a jamais vus de sa vie, mais dont il sait qu’ils ont existé.
Ce livre, il se promet de le faire… et le repousse : il doit, pour cela, être plus vieux, en savoir plus.
Les années passent, pourtant il ne vieillit pas et en sait encore moins ; chemin faisant, il a réussi à semer le peu qu’il connaissait.
Il s’étonne parfois lui-même de son désir persistant de raconter au moins quelque chose de ces gens qu’on ne remarquait pas et qui, dissimulés dans la partie ombreuse de l’histoire, y étaient restés.
Le héros estime qu’écrire sur eux est son devoir. Mais en quoi est-ce un devoir, et vis-à-vis de qui, s’ils voulaient justement demeurer dans l’ombre ?
Le héros se conçoit comme le produit de sa famille, sa résultante imparfaite – en réalité, il est le maître de la situation. Sa famille est à la merci du narrateur, il en sera comme il le dira, les membres de sa parentèle sont ses otages.
Le héros a peur : il ne sait que choisir dans le sac à histoires et à noms. Peut-il se fier à lui-même, à son désir de cacher ceci et de dévoiler cela ?
Le héros louvoie, s’efforçant d’expliquer son obsession par un devoir envers sa famille, les espoirs de sa mère et les lettres de sa grand-mère. Tout cela parle de lui, pas d’eux.
Il faudrait décrire cette affaire comme une passion, mais le héros est incapable de se voir de l’extérieur.
Le héros agit à son gré et se console en se disant qu’il est obligé d’agir.
Quand on lui demande comment lui est venue l’idée d’écrire ce livre, il raconte aussitôt une des histoires de la famille. Quand on lui demande dans quel but il fait cela, il en raconte une autre.
Il semble que le héros ne puisse ni ne veuille parler à la première personne. D’un autre côté, parler de lui à la troisième personne l’a toujours empli d’effroi.
Le héros tente de jouer un double jeu, de se comporter comme l’ont toujours fait ses parents, autrement dit de s’effacer dans l’ombre. Or, il ne le peut ; autant qu’il s’y efforce, ce livre parle de lui.
Une vieille blague met en scène deux juifs. « Tu dis, commence l’un, que tu vas à Kovno, donc tu veux que je pense que tu te rends à Lemberg. Dans quel but essaies-tu de me duper ? »
* * *
À l’automne 1991, mes parents songèrent soudain à émigrer. Je n’étais pas d’accord. Ils avaient tout juste la cinquantaine – ils avaient mis le temps ! –, le pouvoir soviétique venait de s’effondrer, après avoir tenté, pour finir, de gonfler comme une bulle le putsch raté d’août. Il me semblait à présent qu’il fallait vivre en Russie. Les revues publiaient à la file la poésie et la prose interdites, que l’on ne connaissait que par des copies dactylographiées à l’aveugle ; partout, dans les rues, on vendait de la main à la main des choses colorées, qui ne ressemblaient pas aux précédentes, ennuyeuses, et j’achetai, avec mon premier argent, un fard à paupières bleu, un collant à motifs et un slip en dentelle, rouge comme un étendard. Mes parents voulaient que je parte avec eux, je ne répondais pas : j’espérais encore qu’ils se raviseraient.
Cela dura longtemps, plus qu’on ne le pensait : l’autorisation ne vint d’Allemagne que quatre ans plus tard, et je persistais à ne pas vraiment croire que notre ensemble indissoluble pouvait se disloquer. Mais, déjà, ils se préparaient et me pressaient de prendre une décision ; je ne voulais aller nulle part. Par-dessus le marché, la vie, alentour, me paraissait follement intéressante, cette vie qui, en un sens, avait commencé pour moi, telle une porte à demi ouverte. Je n’arrivais pas à me repérer dans ce qui était si évident pour mes parents, comme s’il me manquait des yeux ; eux avaient eu leur dose d’
Ce fut le début d’un processus évoquant un peu un divorce : ils partaient, je restais, tous les comprenaient, nul n’en parlait à voix haute. Les tripes retournées de l’appartement, les papiers et les objets étaient partagés entre partants et restants, brusquement on n’avait plus sous la main les lettres de Pouchkine et Faulkner, les livres étaient dans des cartons, attendant d’être expédiés.
Maman passa surtout du temps sur les archives. La législation soviétique stipulait que toute chose ancienne, qu’elle fût ou non de famille, ne pouvait quitter la Russie que munie d’un certificat attestant qu’elle n’avait aucune valeur marchande. Le pays, qui avait abondamment vendu les toiles de l’Ermitage, voulait être certain que les biens d’autrui ne lui échapperaient pas. Les tasses et les bagues de grand-mère furent envoyées à l’expertise, de même que les cartes postales anciennes et les photographies que j’aimais tant. Leur ordre traditionnel était à présent chamboulé ; maman, qui ne se fiait pas à ma mémoire, les légendait les unes après les autres et les disposait en piles. Elle collait celles qu’elle sélectionnait dans un énorme album, aux ornements ciselés dans le style japonais, autrefois en vogue. Sur la première page était écrit à l’oblique : « À Sarah, en souvenir de Mitia ».
Ils étaient partis en train, par le chaud mois d’avril 1995 ; la nature était en fête, légère, le ciel au-dessus de la gare de la Brest biélorusse était un peu bêta dans son bleu. Quand les wagons s’étaient ébranlés, tortillant du croupion en un dernier adieu, nous avions tourné les talons et repris le quai dans l’autre sens. C’était plus ou moins désert, comme tous les dimanches. Je me demandais encore si je devais éclater en sanglots, quand un sac à bière me zyeuta depuis la portière d’un train de banlieue et lança d’une traite : « Bousillez les juifs, sauvez la Russie ! » Certes, tout cela est par trop littéraire, mais je le raconte tel quel.
J’étais pourtant allée en Allemagne, à l’époque, j’y avais passé un mois, étudiant sans conviction la possibilité de commencer une vie nouvelle, là ou ailleurs. Dans l’énorme foyer de Nuremberg, où dix étages sur douze étaient occupés par des Allemands ethniques*3 ayant retrouvé leur patrie historique, les deux étages supérieurs, à moitié vides, étaient réservés aux juifs. J’y restai deux jours, seule dans une immense chambre comprenant une dizaine de lits, fixés comme les couchettes d’un train, sur deux niveaux. C’était royal. Personne ne me fut imposé ; en revanche, on me remit des tickets-repas de la taille de timbres-poste, ils étaient verts (ceux des Allemands étaient orange). Je me fis aussitôt du thé et m’assis pour contempler la nuit européenne : loin, à la fenêtre, étincelait, ruisselait de lumière un luna park entouré de végétation sombre ; on voyait un stade et on entendait, près de l’entrée, un des voisins d’en bas jouer de la guitare.
Il ne m’était jamais venu à l’esprit de m’intéresser à mes homonymes, essentiellement, sans doute, parce qu’ils étaient trop nombreux. Guinzbourg, Gourevitch, Stepanov du monde entier – nous sommes du même pelage,
Ils étaient revenus une fois encore à Moscou, six mois avant l’opération de maman. Le pontage coronarien dont elle avait absolument besoin semblait alors une procédure rare et exotique, mais en Allemagne, c’était sûr, ils sauraient s’en débrouiller, pensions-nous. D’ailleurs, on n’avait pas le choix, la malformation cardiaque qu’elle avait de naissance et qu’on lui avait diagnostiquée dans la Ialoutorovsk de la guerre avait fait son œuvre, il n’y avait pas de temps à perdre. J’avais vingt-trois ans et me sentais adulte. Aussi loin qu’il m’en souvienne, nous avions toujours cohabité avec la maladie de maman ; dès l’âge de dix ans, je sortais, la nuit, dans le couloir pour écouter si elle respirait. Tout était en ordre, le matin se levait sans un raté. Je m’y étais peu à peu habituée et ne posais pas de questions inutiles, comme si je craignais de rompre un équilibre déjà fragile. Nous ne parlions pas vraiment de ce qui attendait maman – sinon pour discuter d’un ton alerte de détails insignifiants du quotidien hospitalier. C’est ainsi qu’elle confia d’un ton las à une amie, et pas à moi : « Que veux-tu, ma petite, je n’ai pas d’autre issue. »
Une chose m’avait étonnée, pourtant je m’efforçais d’annuler tout ce qui pouvait laisser entendre que c’était peut-être son dernier séjour ici : sa réticence à
Je me remémorai tout cela bien des années plus tard, quand je tentai de lire à mon père les lettres de ses proches ; il m’écouta une dizaine de minutes, se rembrunissant peu à peu, puis déclara que cela suffisait, tout ce qu’il avait besoin de se rappeler, il se le rappelait sans cela.
Je ne le comprenais que trop bien, à présent ; depuis quelques mois, j’étais de plus en plus souvent dans un état d’esprit où la contemplation des photos me semblait la lecture d’une nécrologie. Vivants et morts, nous étions tous
* * *
Dans les années 1950, papa avait une voisine d’appartement communautaire, la toute jeune et belle Lialia, qui se distinguait par un mode de vie très libre. Quand elle n’était pas chez elle (or elle n’y était jamais), sa mère prenait les appels téléphoniques et, d’une voix aux mille couleurs, disait : « C’est Lialetchka que vous voulez ? Mais Lialetchka, elle est à la bibliothèque. »
Ce printemps-là, c’est moi qui suis allée à la bibliothèque. J’avais eu la chance de passer quelques semaines à la charge d’un antique collège d’Oxford, qui nous avait accueillis, mon livre et moi, avec une extrême cordialité, à croire que mon activité n’était pas une passion honteuse, un papier tue-mouches bien collant où tremblotaient des correspondances à demi défuntes, mais une chose raisonnable et respectable. Dans les pièces blanches de mon logement, lignées par des rayonnages de livres que rien ne venait remplir, et, plus encore, dans les salles à manger et les salles de lecture, la mémoire avait un autre sens, qui m’était étranger : elle n’était pas le but d’une douloureuse expédition, mais la simple conséquence de la
J’étais venue travailler, et je n’y arrivais pas : la vie locale avait un effet apaisant et abrutissant, j’avais l’impression d’être retournée dans un berceau qui n’avait jamais existé. Chaque matin, mes pieds nus se posaient sur le parquet ancien, avec le même sentiment de gratitude ; les jardins, telles des tasses, étaient emplis d’une verdure mouvante, au-dessus de laquelle des rossignols secouaient leurs petites boîtes en fer-blanc. Même la gourmandise avec laquelle la pluie déversait ses réserves sur les façades parfaites et les fantaisies de pierre m’attendrissait. Je me mettais tous les jours à mon bureau où reposaient, empilées, les pages de texte, et je passais des heures à regarder ailleurs.
Ma rue s’appelait Haute,
Il y avait toujours un mouvement complexe, imprévisible : comme dans un théâtre de marionnettes, au son du carillon de l’horloge, allait, à pied, à cheval ou en voiture, une vie infiniment séduisante. Déboulaient, masquant tout, des autobus tout en hauteur ; sur les marches des arrêts, les conducteurs se relayaient, les gens s’apercevaient de loin et ne se perdaient pas des yeux au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient, tentant parfois de se distinguer des autres – ainsi, une fille à peine esquissée, maigre, aux longues jambes, bondit, à un moment, au beau milieu de la rue, elle effectua un saut de cirque, comme si elle claquait des doigts. Bref, rien ne justifiait mon oisiveté, pourtant, pareille aux dames de Géorgie, je passais des heures à ma fenêtre, à détailler les passants ; eux, au lieu de sombrer dans l’oubli, se faisaient de jour en jour plus gros et plus reconnaissables. Je ne cessais de m’étonner, chaque fois que je me retrouvais face à la vitre, et m’apercevais que je pouvais aisément compter les autobus à l’autre bout de la rue qui avait tourné vers le haut. La précision avec laquelle étaient dessinés les passants, leurs minuscules vestes et baskets, m’occupait aussi beaucoup : j’avais affaire, semblait-il, à un mécanisme en action, qui mettait en mouvement l’horloge et les petites figures. Noire et spacieuse, une automobile étincelante prenait le virage, comme si tout se trouvait dans un passé profond, où le détail le plus insignifiant acquérait la dignité d’un témoin. Seulement, il n’y avait rien dont on pût témoigner – à part, et encore, la chaleur qui devenait plus forte et les ombres lilas qui commençaient à palper le trottoir d’en face.
Et voici qu’un jour, une amie m’emmena au musée où était exposé un tableau de Piero di Cosimo, intitulé
Cela ressemblait surtout à un feu d’artifice, comme si le carnaval se prolongeait dans la forêt. Rouges, jaunes, blanches, les braises volantes traversaient la toile dans un craquement assourdissant, que l’on n’entendait pas. J’ai lu que le peintre, outre diverses lubies, avait une peur bleue de l’orage, qu’« il fermait portes et fenêtres, et se terrait dans un coin » ; d’une façon ou d’une autre, c’était perceptible. L’incendie n’était pas seulement le centre du tableau, il était aussi l’
Les animaux, pareils à des galaxies nouvellement créées, fuyaient en partant du centre, dont on ne pouvait détacher les yeux – ainsi plonge-t-on son regard dans une fournaise ou le cratère d’un volcan. Telle une lave, ils ne s’étaient pas encore refroidis – au point que certains avaient des visages humains. Il y avait sans nul doute des hommes dans ce monde,
Les bêtes du tableau vont par deux, comme les habitants de l’Arche, et que certaines soient partiellement des hommes n’afflige ni ne gêne personne. Leurs visages humains se sont accrus dans la fuite – chez le cochon domestique et chez le cerf de la forêt ; leurs traits expriment une tendre et douce songerie. On raconte que l’artiste les a ajoutés au dernier moment, alors que le tableau était presque achevé ; certains y voient aussi des caricatures-teasers, faites à la demande du commanditaire. Pourtant, il n’est rien de comique dans ces hybrides couronnés ; ils évoquent surtout des étudiants philosophes qui s’apprêtaient à se promener sous les chênes.
Cela aussi, je le comprenais ; la transformation était en cours, mais on ne pouvait en suivre la trajectoire. Était-ce l’homme qui devenait une bête sous nos yeux, ou l’animal qui s’humanisait et auquel poussait un visage, comme des jambes ou des ailes ? Le daphné devenait laurier, ou l’ours le chasseur ?
Il en ressortait que dans le monde d’après la catastrophe, les bêtes étaient les derniers hommes survivants ; désormais dotées d’une âme, elles étaient l’unique espoir. Toutes – le lion courbé de peur et de fureur, la famille ahurie des ours, avec leurs têtes de pommes de terre, l’aigle inflexible et le héron mélancolique – étaient porteuses de qualités précises, prêtes à se constituer en
Étonnant, aussi, le fait que le grand héros de ce monde déshumanisé n’était pas un prédateur carnassier, le roi des animaux, mais un innocent herbivore. On n’aperçoit les hommes que d’un côté du tableau, comme si ceux qui échappaient au feu avaient la possibilité, à l’instar des personnages des contes, de choisir d’aller à droite ou à gauche. Le taureau au front puissant de penseur se tient exactement au centre, sur la même ligne que l’arbre de la connaissance, qui divise le tableau en deux parties égales, et que la fournaise. Son expression de réflexion douloureuse le fait ressembler à un pécheur du
Vasari parle en ces termes de Piero di Cosimo : « Il ne permettait pas qu’on balayât ses pièces, ne mangeait que quand la faim l’y obligeait, interdisait qu’on déracinât ou coupât les arbres fruitiers ; bien plus, il laissait la vigne croître de telle sorte qu’elle traînait sur le sol, tandis que les figuiers et d’autres arbres n’étaient jamais taillés. En un mot, il voulait voir toutes choses aussi sauvages qu’il l’était lui-même, déclarant que les créations de la nature devaient être laissées au soin de celle-ci, qu’on ne devait pas les changer à son gré. Il allait souvent observer animaux et plantes, ou d’autres choses encore que la nature fait, souvent, étranges et par hasard, ce qui lui procurait un tel plaisir, une telle satisfaction qu’il ne se tenait plus d’enthousiasme et le répétait moult fois dans les conversations, au point que, bien qu’il fût agréable de l’écouter, il finissait par ennuyer tout le monde. »
Durant la sombre année 1937, Erwin Panofsky décrit Piero comme un exemple d’atavisme émotionnel : c’est un homme profondément antique, projeté dans la contemporanéité, avec toute sa complexité ; en place d’une nostalgie civilisée, il a le mal le plus désespéré de ce qui n’est plus. J’ai le sentiment que cela cache le désir ancien de considérer l’artiste comme
Le tableau de Piero di Cosimo est, à ma connaissance, l’équivalent le plus proche de
* * *
Dans l’un des cahiers où maman notait mes conversations d’enfant, tout en haut d’une page lignée, au-dessus d’un bavardage estival sur les pissenlits et les vaches, elle avait ajouté :
Je me rappelle bien ce jour. Je revois encore ce matin dans la maison inconnue, l’énorme chien sortant de sous une table trop haute pour moi, les encadrements de fenêtres et, plus tard, l’effrayante surface de l’eau qui s’étirait jusqu’au bout du monde : là, je distinguais, se balançant, apparaissant et disparaissant tour à tour, la tête de ma mère qui, Dieu sait pourquoi, avait choisi de nager vers ces lointains où il n’était pas âme humaine. Pour moi, il était clair qu’elle était perdue. Une vie nouvelle, étrangère, commençait, dans laquelle j’étais absolument seule. Je ne pleurais même pas, plantée au bord de l’eau, là où le grand fleuve Volga rencontrait l’aussi grande Oka ; au demeurant, il n’y avait personne pour m’entendre. Quand les adultes étaient revenus, riant, quelque chose, déjà, avait bougé-changé, et c’était irréversible.
La vie, sans doute, ne peut pas ne pas commencer par une catastrophe, souvent survenue bien avant nous et n’ayant aucun besoin de notre participation ou autorisation. On peut même ne pas y voir un
L’histoire de notre maison, pour ce que j’en avais entendu, avait commencé non pas cent ans plus tôt, mais en août 1974. Grand-mère nous avait, à contre-cœur, laissé quitter la table de la datcha et les rideaux ornés de pommes vertes et rouges, pour partir en voyage ; à notre retour, l’endroit était vide et nous étions seuls. Maman s’en voulait, je restais à ses côtés. La terrifiante histoire de la petite fille qui tarde à apporter de l’eau à sa mère malade, puis se précipite, mais tout est déjà fini, des oiseaux volent au-dessus de sa tête et l’un d’eux est sa mère –
Tout ce que j’avais appris par la suite avait été raconté et entendu à la lumière de ce retard ; maman parlait, je gardais ses paroles en mémoire, craignant d’oublier un seul mot et en oubliant malgré tout, fuyant, telle l’enfant de l’histoire, passant la porte pour jouer au-dehors, pour grandir, pour vivre juste comme ça. Je pense qu’elle-même s’était sentie ainsi, jeune, plus que moi aujourd’hui, avec son cahier de recettes écrites au crayon, sa fille âgée de deux ans et les deux vieilles qui ne se reconnaissaient ni mutuellement ni individuellement. Plus tard, elle s’était mise à porter l’alliance de l’arrière-grand-mère Sarah, à l’intérieur de laquelle était gravé MICHA – il apparaissait que l’arrière-grand-père avait le même prénom que mon père, rien ne finissait.
Dans la salle de bains qui servait de laboratoire à papa, dans des bacs cannelés, à la lumière rouge de l’unique lampe, voguaient des carrés de papier brillant. On me permettait de regarder comment apparaissaient les images : le vide complet bougeait soudain, comme l’eau se ride, en coins et lignes incompréhensibles, lesquels, peu à peu, se révélaient des parties d’un tout qui avait un sens. J’aimais par-dessus tout les planches-contacts, feuilles couvertes d’images microscopiques, dont chacune pouvait être agrandie autant qu’on voulait, comme moi, tant que je grandissais. Les petits portraits des parents trouvaient à se loger dans ma poche, rendant un peu plus supportables les soirées au jardin d’enfants ; il apparut, je me rappelle, que j’avais arraché la photo du passeport de mon père, pour l’avoir avec moi.
Mon premier appareil photo avait été un Smena-8, petit, léger, avec des bagues permettant de mesurer l’ouverture du diaphragme et la vitesse d’obturation. On me l’avait offert pour mes dix ans, et je m’étais aussitôt occupée de sauvegarder et préserver. Les pins gris de Saltykovka, les traverses de chemin de fer, les parents d’un ami de datcha, l’eau qui courait sur les pierres, tout cela émergeait parfaitement du néant ; saisis à l’aide de pincettes, les tirages séchaient, mais ne devenaient pas vivants pour autant. Je n’avais pas tardé à abandonner cette activité ; néanmoins, semble-t-il, la leçon n’avait pas été assimilée.
Le livre s’achève. Ce que je n’ai pu sauver s’envole de tous côtés, tels les gros oiseaux plats de
De son fils Grigori, Boussia, on disait : « C’est un
Avant que Mikhaïlovna ne devienne la nounou de grand-mère Liolia, elle avait été mariée à un soldat. Dans les boîtes d’archives où tout se sédentarisait, il y avait aussi des
Peu de temps avant de mourir, tante Galia m’avait offert une robe indienne colorée, en me disant qu’elle ne l’avait
Parmi les photos les plus anciennes, il est une vieille femme coiffée d’un bonnet et vêtue de dentelles, la peau tend ses pommettes, tel un pommeau de canne, ses lèvres sont pincées, ses yeux vous traversent. C’est une arrière-arrière-arrière sans nom, quelqu’un de la famille de grand-père Lionia (au dos de la photographie, on trouve « Kherson », ce qui confirme la chose). Un jour qu’elle avait prévu de faire un tour en bateau à vapeur, on lui avait recommandé de rester chez elle ; cela se passait au printemps, un vent fort et glacial soufflait. Elle avait refusé d’obtempérer, avait pris froid et rendu l’âme quelques jours plus tard.
On a parfois l’impression que l’on peut aimer le passé, à condition d’être certain qu’il ne reviendra plus. Si j’espérais que m’attendrait, au bout du voyage, une boîte à petits secrets pareille à celles de Cornell, spécialement cachée pour moi, j’avais tort. Les lieux où bougeaient, restaient figés, s’embrassaient les gens de ma famille, où ils descendaient jusqu’au fleuve ou bondissaient dans le tramway, n’avaient pas fraternisé avec moi. Le champ de bataille, vert et indifférent, était envahi d’herbe.
C’est comme les jeux de Quest sur ordinateur : quand on ne connaît pas le jeu, on est amené par des astuces jusqu’à des portes étrangères, des portes secrètes mènent à un mur aveugle, nul ne se rappelle rien. Et c’est tant mieux. Un poète a dit que personne ne reviendrait jamais en arrière, un autre – qu’oublier ce qui a été signifie commencer à être.
Le paquet avait été préparé avec tout le soin possible. La boîte était tendue de papier de soie ; dans du papier de soie également, fin et opaque, on avait enveloppé chaque pièce. Je les démaillotais les unes après les autres et les couchais sur la table du déjeuner, côte à côte, de sorte que je voyais toutes les ébréchures, toutes les bosses, la terre qui s’était incrustée dans les flancs de porcelaine, les vides en place de pieds, de mains, de têtes. Des têtes, au demeurant, il n’en manquait pas beaucoup. Certaines conservaient même leurs petites chaussettes, seule pièce de toilette qui leur était autorisée. Pour le reste, elles étaient nues et blanches, comme si elles venaient tout juste au monde, avec toutes leurs mutilations. Les Charlotte gelées, représentantes de la population des
*1. Alexandre Kerenski (1881-1970) : avocat, il joue un rôle important dans les gouvernements provisoires entre la révolution de février 1917 et le coup d’État d’Octobre. Il émigre dès l’arrivée des bolcheviks au pouvoir et se réfugie aux États-Unis.
*2. Alexandre Men (1935-1990) : prêtre orthodoxe, théologien, prédicateur, il est une figure importante de la période connue sous le nom de
*3. Allemands installés en Russie depuis le xviiie siècle, notamment sur les bords de la Volga. Beaucoup ont émigré en Allemagne après l’effondrement de l’URSS.
*4. Niko Pirosmani (1862-1918) : peintre naïf géorgien.
Références
1. Titre du journal de l’écrivain Iouri Olecha (1899-1960).
2. Emprunt au roman d’Ivan Gontcharov
3. Emprunt au célèbre roman de Mikhaïl Boulgakov
4. Premier vers d’un poème de Pouchkine datant de 1820.
5. Résolution du Comité exécutif, en date du 2 septembre 1918. Pour lutter contre « l’intervention impérialiste », décision est prise de placer tous les fronts et toutes les institutions militaires sous le commandement d’un Conseil militaire révolutionnaire et de son commandant en chef.
6. Alexandre Pouchkine,
7. Le pot magique des frères Grimm, dans le conte
8. Allusion au roman de Iouri Tynianov,
9. Dans sa
10. Le terme est, là encore, lié à Nikolaï Fiodorov, qui appelle à ressusciter
11. Petit poème de Samuel Marchak (1887-1964), devenu un classique de la littérature enfantine.
12. Voir Livre de Daniel, chapitre 3.
13. Ainsi se termine une chanson-poème de Vladimir Vyssotski, intitulée
14. La Reine dans
15. Extrait d’un conte pour enfants d’Arkadi Gaïdar,
16. Poème de Mandelstam, écrit en 1935 à Voronej.
17. Allusion, notamment, au
18. Deux textes de Mandelstam écrits respectivement entre 1922 et 1929, 1933 et 1935.
19. Emprunté au Chant X de la
20. Extrait du poème de Mandelstam
21. Poème « Prends pitié
22. Citation tirée de
« La Divina Commedia
Un rideau de fer tombe sur l’Histoire russe en cliquetant, grinçant et crissant.
“La représentation est terminée.”
Le public se lève.
“Il est temps d’enfiler sa pelisse et de rentrer chez soi.”
Il se retourne.
Plus de pelisses ni de maisons. »
Traduction de Jacques Michaut, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1976.
23. Matthieu, 2:18.
24. Tiré du poème
25. Chanson intitulée
26. Chanson, sur un air de valse, extrêmement populaire pendant la Seconde Guerre mondiale et qui le restera longtemps. Son titre complet est
27. Version russe de la chanson mexicaine
28. Matthieu, 6:20.
29. Boris Pasternak dans un poème des années 1930.
30. Dans le poème
31. Extrait de
32. Jeu de l’auteur sur le proverbe russe « Ce qui est écrit à la plume ne se tranche pas à la hache », variante de « Les paroles s’envolent, les écrits restent ».
33. Nicolas Gogol,
34. Matthieu, 12:43-45 ; Luc, 11:26-28.
35. Chant révolutionnaire polonais datant de 1893, repris, notamment, par les révolutionnaires russes et espagnols.
36. Chant révolutionnaire datant de 1896 ou 1897.
37. Il s’agit de la
38. L’auteur joue avec une très ancienne expression russe –
39. Extrait du chant révolutionnaire
40.
41. Extrait du poème d’Ossip Mandelstam
42. Extrait d’
43. Allusion au conte de Pouchkine
44. On a peu de chances de savoir comment est réellement mort le tsarévitch Dmitri, mais la légende populaire, confortée par Pouchkine dans son
45. Extrait d’
46. L’expression vient du
47. En réalité, des livres interdits.
48. Extrait de
49. Cité d’après le roman de Nikolaï Ostrovski,
50. Tiré d’
51. Chant datant de 1828, dont le texte est modifié en 1915 et devient, pendant la Guerre civile, le chant des partisans rouges du fleuve Amour.
52. Extrait de la chanson
Table
Couverture
Page de titre
Page de Copyright
Première partie
I. Le journal d'une autre
II. Des commencements
III. Un certain nombre de photographies
IV. Le sexe des morts
Non-chapitre. Leonid Gourevitch, 1942 ou 1943
V. L'Aleph et ses suites
VI. Une histoire d'amour
VII. L'injustice et ses facettes
Non-chapitre. Nikolaï Stepanov, 1930
VIII. Failles-accrocs et diversions
Non-chapitre. Liolia (Olga) Friedman, 1934
IX. La question du choix
Deuxième partie
I. Il se cache, le juivaillon
Non-chapitre. Sarah Guinzbourg, 1905-1915
II. Les selfies et leurs suites
III. Goldchain ajoute, Woodman soustrait
IV. Mandelstam rejette, Sebald ramasse
Non-chapitre. Liolia (Olga) Gourevitch, 1947 (?)
V. D'un côté, de l'autre
VI. Charlotte ou la désobéissance
Non-chapitre. Les Stepanov, 1980, 1983, 1984-1985
VII. Voix : Jacob, photo : Esaü
VIII. Liodik ou le silence
IX. Joseph ou l'obéissance
X. Ce que j'ignore
Troisième partie
I. On n'échappe pas à son destin
II. Le petit Lionia de la chambre d'enfant
III. Gamins et gamines
IV. La fille du photographe
Références