En mémoire de la mémoire

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À la mort de sa tante, Maria Stepanova se retrouve à vider un appartement plein de photographies surannées, de vieilles cartes postales, de lettres, de journaux intimes et de souvenirs : les vestiges d’un siècle de vie en Russie. Cette découverte déclenche chez elle un irrésistible besoin d’explorer les archives dont elle a hérité. Et de retracer l’histoire de sa famille et de l’Europe depuis la fin du XIXe siècle, en révélant les non-dits, les mensonges, les faux-fuyants. Comment faire émerger la vérité et retranscrire ce passé familial ? Doit-elle privilégier une simple description des archives ? Ou s’atteler à la rédaction d’une fiction ? Puisant dans diverses formes – essai, fiction, mémoire, récit de voyage et documents historiques –, Maria Stepanova donne vie à un vaste panorama d’idées et de personnalités et propose une exploration entièrement nouvelle et audacieuse de la mémoire – ou de son impossibilité. Comment assembler les morceaux épars de l’histoire personnelle et ceux de la grande histoire ? À l’ère du selfie, la mémoire n’est-elle pas évincée par la pseudo-éternité de l’image ? Au gré des chapitres, les portraits de ses ancêtres de l’époque tsariste ou de l’ère stalinienne côtoient de grandes figures, comme celles de Walter Benjamin, Charlotte Salomon ou Francesca Woodman. Convoquant des écrivains comme Roland Barthes, W. G. Sebald, Susan Sontag et Ossip Mandelstam, Maria Stepanova signe un grand texte littéraire, empreint d’une rare curiosité intellectuelle, d’une portée universelle. Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

TITRE ORIGINAL :

Pamiati pamiati

 

Ce livre a été publié avec le soutien de l’Institut

de la Traduction Littéraire de Russie.

 

Couverture : © Anton Raphael Mengs,

Portrait de Mariana de Silva y Sarmiento,

Duquesa de Huescar, 1775, huile sur toile

ISBN : 978-2-234-08695-1

www.editions-stock.fr

The original Russian edition was published in 2017

by Novoe Izdatelstvo.

© Maria Stepanova 2017.

© Suhrkamp Verlag Berlin 2018.

All rights reserved by and controlled through

Suhrkamp Verlag Berlin.

© 2022, Éditions Stock pour la traduction française.

première partie

« Une ou deux fois Alice avait jeté les yeux sur le livre que lisait sa sœur ; mais quoi ! pas d’images, pas de dialogues ! “La belle avance, pensait-elle, qu’un livre sans images, sans causeries !” »

Lewis Carroll

« Grand-mère dit : “On voit bien que c’est pas de son âge. Bois avec les vivants, bois jusqu’à plus soif, mais pas avec les morts.” Je n’avais pas saisi.

“Avec les morts ? Je comprends pas.

– Un peu, oui ! répliqua grand-mère. Même que c’est avec les morts qu’on boit le plus. Mais toi, bois pas. Tu vides un godet, cent ans passent, t’en vides un autre, cent ans repassent. T’en vides un troisième, c’est du pareil au même. Tu sors dans la rue, t’as manqué trois cents ans. Personne te reconnaît, c’est plus la même époque.”

Je me suis dit : “Ils veulent me faire peur, comme à un gosse.” »

Viktor Sosnora

« Quelle horreur ! s’écrièrent les dames. Que trouvez-vous là d’étonnant ? »

Alexandre Pouchkine

Chapitre I

Le journal d’une autre

Ma tante était morte, la sœur de papa, elle avait un peu plus de quatre-vingts ans. Nous n’étions pas proches, ce qui sous-entendait une longue suite de rancœurs familiales, on ne voyait pas les choses de la même façon ; mes parents avaient, comme on dit, des rapports « pas simples » avec elle. On ne se voyait pas souvent et rien d’intime ne s’était noué entre nous. On s’appelait de temps en temps mais, avec les années, débranchant son téléphone (« Je ne veux plus entendre personne ! »), elle s’était de plus en plus retranchée dans le cadre qu’elle s’était aménagé, s’enfonçant dans l’épaisseur des choses, dans le fourbi qui avait envahi son petit appartement.

Tante Galia vivait dans un rêve de beau : rêve de réorganisation définitive des objets, de rafraîchissement des peintures murales, d’accrochage des rideaux. Des années auparavant, elle s’était lancée dans un grand nettoyage qui avait peu à peu gagné tout son logis, un processus sans fin de secouage et de tri – il fallait absolument classer, systématiser, la moindre tasse demandait réflexion, les livres et les papiers cessaient d’en être pour devenir des envahisseurs, submergeant les lieux en piles, en tas, se dressant en barricade. Elle avait un deux pièces. Au fur et à mesure que les choses investissaient l’espace, Galia déménageait de l’une à l’autre, n’emportant avec elle que le strict nécessaire. Mais le processus de tri et de réévaluation reprenait là aussi. La maison vivait en vidant ses entrailles, incapable de les remettre à leur place. Déjà, il n’était plus rien d’important et de non-important, tout comptait à un titre ou un autre, surtout les journaux jaunis, collectionnés depuis des décennies, les hautes colonnes de coupures de presse qui étayaient les murs et le lit. La maîtresse des lieux ne se trouvait désormais de place que sur le petit sofa avachi. C’est là que nous nous étions installées, au milieu d’un océan déchaîné de cartes postales et de programmes télé, en ce jour qui m’était particulièrement resté en mémoire. Elle voulait à toute force me faire avaler je ne sais quelles courgettes, me gaver de précieux chocolats – réserve spéciale invités – et, mal à l’aise, je refusais en secouant la tête. Au sommet de la colonne la plus proche, un article intitulé « Quelle icône correspond à votre signe astral ? » En haut de la coupure, le nom du journal et la date de publication avaient été soigneusement recopiés – écriture parfaite, encre bleu foncé sur le papier inerte.

* * *

Nous sommes arrivés environ une heure après le coup de téléphone de la garde-malade. L’escalier était dans la pénombre et semblait bourdonner : sur les marches et le palier, se tenaient, debout, assis, des inconnus qui, Dieu sait comment, avaient appris le décès de ma tante et s’étaient précipités les premiers, en volée, pour proposer leurs services funéraires, leur aide pour les papiers – pas de souci, on s’en charge, on fait les démarches, on se débrouille ! Qui les avait informés ? La milice ? Les médecins ? L’un d’eux avait réussi à se glisser avec nous dans la pièce et il restait planté là, sans même retirer son blouson.

Tante Galia était morte dans la soirée du 8 mars, fête soviétique des mimosas et des canetons de cartes postales, un de ces jours fériés où, dans notre famille, on avait coutume de se réunir, ouvrant toute grande la large table du salon ; l’eau gazeuse coulait à flots dans les verres sombres, couleur rubis, on servait obligatoirement quatre salades : carottes et noix, betteraves et ail, salade au fromage, et la « grande égalisatrice » : la salade Olivier*1. Toutefois, cela ne s’était plus produit chez nous depuis une trentaine d’années, peu avant que mes parents ne s’installent en Allemagne. Furieuse, Galia était restée en Russie où les journaux s’étaient mis à publier des choses troublantes : horoscopes, recettes de cuisine, nouveautés pour se soigner soi-même.

Elle refusait obstinément d’être hospitalisée et avait de bonnes raisons pour cela. Ses parents – mon grand-père et ma grand-mère – étaient morts à l’hôpital, et elle avait fait l’expérience de la médecine d’État. On avait pourtant été à deux doigts d’appeler l’ambulance et elle n’y aurait pas échappé si, à cause des fêtes, il n’avait été décidé d’attendre le lundi suivant et la reprise du travail. Galia avait ainsi eu la possibilité de se coucher sur le flanc et de mourir dans son sommeil.

La seconde pièce, celle de la garde-malade, s’ornait de photos et de dessins de mon père, disposés en damier, il y en avait beaucoup, sur toute la largeur du mur ; plus près de la porte, une photo en noir et blanc, qu’il avait prise dans les années 1960, une de ma série préférée sur la clinique vétérinaire. Une très belle photo : assis le long d’un mur, attendant le médecin, un chien et son maître, un gamin renfrogné et son boxer serré contre lui.

* * *

L’appartement était abasourdi, il se ratatinait, débordant de choses soudain dévaluées. Dans les angles de la grande pièce, les carcasses desséchées, muettes, de téléviseurs. Un énorme réfrigérateur neuf était littéralement farci de chou-fleur et de miches de pain congelés. (« Michenka*2 aime le pain, achètes-en beaucoup ! ») Dans les bibliothèques, ces livres que l’on a coutume de saluer en venant en visite, comme des êtres proches : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, un Salinger noir avec un gosse sur la couverture, les reliures bleu foncé de la « Bibliothèque du poète », un Tchekhov gris, un Dickens vert. Sur les rayonnages, de vieilles connaissances : un chien en bois, un autre jaune, en plastique, une sorte d’ours sculpté tenant un fanion au bout d’une ficelle. On les eût cru assis avant de partir en voyage*3, doutant, tout soudain, de leur propre utilité.

Quand j’entrepris, quelques jours plus tard, de trier les papiers, je ne trouvai, parmi les photos et les cartes de vœux, pratiquement rien d’écrit. Il y avait des gisements de sous-vêtements chauds et de caleçons d’officier, de jolies vestes et jupes neuves, en prévision de cérémonies spéciales et, de ce fait, jamais portées, exhalant encore une odeur de magasin soviétique. Une chemise d’homme brodée d’avant-guerre, de menues broches en corne, ajourées, pour jeunes filles – une rose, encore une rose, une grue ; elles avaient appartenu à la mère de Galia, ma grand-mère Dora, et n’avaient plus été portées depuis une quarantaine d’années. Il existait un lien direct incontestable entre toutes ces choses qui ne prenaient de sens et de valeur que comme un tout, dans le cadre commun d’une existence. Or ce tout, à présent, tombait à vue d’œil en poussière. J’avais lu dans un livre sur le cerveau que pour prendre la mesure d’un visage humain, pour l’identifier comme tel, il était moins besoin d’un faisceau de caractéristiques que d’un ovale. Impossible de se passer de l’ovale, il est ce qui limite notre histoire, ce qui en fait une unité intelligible. L’ovale peut être la vie elle-même, tant qu’elle dure, ou, post mortem, la ligne continue du récit de ce qui a été. Docile, ayant la brusque sensation d’être ravalé au rang de déchet, le contenu de cette maison s’était brutalement déshumanisé, avait perdu le pouvoir d’être remémoré et de signifier quoi que ce soit.

Penchée sur ce contenu, occupée à faire ce qu’il fallait, je découvrais avec effarement combien, dans cette maison où on lisait, on avait peu écrit. J’appuyais doucement, d’un doigt tremblant, sur les rares touches de mots à même de fonctionner. Des phrases d’un passé récent ou lointain, histoires du propriétaire d’un barbet, questions sur la santé du petit – mon fils, qui grandissait –, récits d’une randonnée à travers champs remontant aux années 1930 : un tissu de mots se volatilisant rapidement, impossible à reconstituer. « Jamais je n’emploierais le mot “chic”, je dirais “luxueux” », me répétait Galia d’un ton sévère, et d’autres choses encore, mon paternel pour mon père, que ma mémoire a perdues. Des nouvelles d’amies et de voisines, les échos d’une vie solitaire qui s’autoalimentait.

Et pourtant, l’appartement avait été un lieu d’écriture, comme je ne tardai pas à le découvrir. Parmi les choses dont tante Galia avait refusé de se séparer jusqu’à son dernier jour, qu’elle réclamait et touchait fiévreusement, se trouvaient quantité d’agendas couverts de notes quotidiennes, chronique de nombreuses années, « pas de jour sans une ligne1*4 », aussi incontournable que le lever et la toilette. Ils reposaient encore à son chevet, dans une grande boîte en bois. Ils remplirent deux gros sacs dans lesquels je les emportai chez moi, ruelle aux Bains, où je me mis aussitôt à les lire, en quête d’un récit, d’une explication, d’un « ovale ». Je les ai lus de A à Z ; c’étaient d’étranges carnets.

* * *

Pour les passionnés de journaux intimes et de carnets, ceux-ci se répartissent en deux catégories. La première a un discours visant à devenir officiel et explicatif, donc à bénéficier d’un auditoire. Le cahier se transforme alors en polygone de débogage et d’essais du « moi extérieur » de l’auteur. Ainsi le journal de Marie Bashkirtseff apparaît-il comme une longue déclaration, un interminable monologue adressé à une instance invisible mais clairement compatissante.

Les journaux intimes de l’autre sorte m’intéressent plus, ceux qui se présentent comme un outil de travail ajusté à la main de tel ou tel artisan et qui, de ce fait, ne peut guère servir à d’autres. Un outil de travail – la formule est de Susan Sontag qui, des dizaines d’années durant, a pratiqué le genre. Elle ne me semble pourtant pas tout à fait exacte. Les carnets de Sontag, et pas seulement les siens, ne sont pas un simple moyen de caser dans un sac, façon joue d’écureuil, des idées auxquelles il faudra revenir, ou de jeter sur le papier une ébauche rapide en trois points de ce qui s’est passé, afin d’être en mesure de se le remémorer quand il en sera besoin. Cette pratique est absolument nécessaire à un certain type d’individus, sorte de treillis métallique susceptible de maintenir leur rattachement au réel et leur certitude que ce lien est indissoluble. Ces écrits-là ne visent qu’un lecteur, mais très intéressé. Comment donc ! On ouvre le cahier à n’importe quelle page et on peut se convaincre qu’on ne rêve pas ; il y a là un éventail de preuves tangibles que la vie a une histoire, une durée et, plus encore, que tout point du passé reste à portée de main.

La plupart des choses (si richement présentées dans les notes de Susan Sontag, listes de films et de lectures, inventaires de jolis mots séchés comme des champignons, suc extrait du passé) ne débouchent presque jamais directement sur quoi que ce soit, il n’en découle rien : elles n’évoluent pas en livres-articles-films, ne deviennent pas le fondement ou le point de départ d’un travail réel. Elles n’ont pas vocation à expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit (à la rigueur à celui qui les jette sur le papier, mais à une telle allure et de façon si négligente qu’il est parfois malaisé de retrouver ensuite ce que l’on voulait dire exactement). Ce sont de simples réfrigérateurs ou, comme autrefois, des glacières, des endroits où l’on conserve les denrées périssables de la mémoire, un territoire où l’on engrange témoignages et confirmations, gages matériels de relations immatérielles, pour reprendre la formule de Gontcharov2.

Il y a là quelque chose de vaguement déplaisant, ne fût-ce qu’en raison du trop-plein ; je suis d’autant mieux placée pour le dire que je suis de ces gens-là, mes notes de travail me semblent souvent un ballast, un poids mort excédentaire dont j’aimerais me débarrasser. Mais alors, que restera-t-il de moi ? Dans The Silent Woman, Janet Malcolm décrit un intérieur qui rappelle un peu mon cahier – et cette sensation est plutôt désagréable. Y voisinent, je m’en souviens, revues, livres, cendriers débordant de mégots, souvenirs poussiéreux du Pérou, vaisselle sale et cartons de pizzas, bocaux, petites boîtes, ouvre-boîtes, Who’s Who, garants de l’exactitude de ce que l’on sait, et objets garants de rien parce qu’il y a beau temps qu’ils ne ressemblent plus à rien. Pour Malcolm, cet appartement était l’Aleph de Borges, une monstrueuse allégorie de la vérité, une mélasse de faits et de versions non débroussaillés, qui n’avaient finalement jamais acquis l’ordonnancement pur d’une histoire.

* * *

Les journaux de ma tante Galia étaient d’un autre type. Tandis que je les lisais, leur texture, évoquant un maillage grossier, me devenait plus mystérieuse et plus intéressante.

Au temps de mon enfance, dans les grandes expositions de peinture, on voyait toujours un type particulier de visiteurs. Étrangement, c’étaient surtout des femmes, elles passaient d’une toile à l’autre, se penchant pour lire les cartouches, prenant des notes sur des bouts de papier ou dans de petits carnets. J’avais fini par comprendre qu’elles recopiaient bêtement, les uns après les autres, les titres des tableaux, fabriquant une sorte de catalogue fait main, copie presque immatérielle de ce qu’elles avaient vu. Je me demandais à quoi cela leur servait, jusqu’au jour où il me devint clair que c’était une illusion de possession : l’exposition prendrait fin et serait disséminée, mais le papier garderait tel quel l’ordre des tableaux et sculptures qui leur passaient devant le nez, il ne les laisserait pas disparaître.

Les journaux de Galia constituaient une liste similaire d’événements du quotidien, liste étonnamment détaillée et tout aussi étonnamment secrète. Ils rapportaient avec une précision extrême des choses telles que l’heure du lever et du coucher, les titres d’émissions télévisées, le nombre d’appels téléphoniques et le nom des interlocuteurs, ce qu’on avait mangé et ce qu’on avait fait. Galia évitait soigneusement, en revanche, le contenu de la journée, ce qui l’avait remplie. On trouvait, par exemple : « Lu. » Mais lu quoi ? Et quelle était la signification de cette lecture ? Il en allait ainsi de tout ce qui formait sa longue vie si intégralement consignée. Pas un mot sur ce qu’était cette vie, pas un mot sur elle-même et les autres, rien que des informations fractionnées et minutieuses, qui, avec une précision de chroniqueur, fixaient le cours du temps.

Il me semblait qu’à un moment cette vie allait pointer le nez, une unique fois peut-être, mais se montrer et tout dire. Cette vie n’était-elle pas faite de lecture intensive, donc de pensée, ainsi que du discret bouillonnement de foucades et d’avanies en tous genres, qui signifiaient beaucoup pour ma tante et l’occupaient longtemps ? Il devait bien en rester quelque chose, tout cela devait bien se démêler – dans un paragraphe furieux où tante Galia dirait leurs quatre vérités à ce monde et à nous, ses représentants, tout ce qu’elle pensait de nous.

Or il n’y avait rien de tel. Il y avait des nuances, des demi-tons, il y avait des replis du texte qui recelaient des émotions – un « hourra ! » dans les marges, quand papa et moi téléphonions, quelques phrases amères, qui demeuraient hermétiques, pour les anniversaires des parents. Et c’était à peu près tout. À croire que le grand but de chaque note, de chaque volume consciencieusement noirci chaque année, était de laisser un témoignage sûr de sa vie extérieure – en gardant pour elle sa vraie vie, intérieure. Tout montrer. Tout dissimuler. À conserver pour l’éternité.

Qu’y avait-il qui lui tînt tellement à cœur dans ces cahiers ? Pourquoi les avait-elle gardés jusqu’à son dernier souffle, craignant de les perdre et demandant qu’on les place plus près d’elle ? Sans doute ces écrits, ce qu’ils avaient donné – or ils avaient donné un récit sur la solitude et l’imperceptible glissement vers le néant –, avaient-ils malgré tout pour elle la force d’un acte d’accusation : le monde et nous devions lire tout cela et comprendre enfin combien nous avions mal agi envers elle.

Ou bien, on avait peine à l’imaginer, ces événements chiches conservaient pour elle une part de joie qu’elle jugeait important d’immortaliser, de compter au nombre des « manuscrits qui ne brûlent pas3 » et qui parlent sans chercher d’aucune façon à témoigner. Si c’était cela, elle y avait réussi.

11 octobre 2002

Reprenons par la fin. 1 h 45. Ai mis, à l’instant, à tremper les serviettes de toilette, les nuisettes, etc., tout ce qu’il faut, sauf les couleurs sombres. Les draps, ce sera pour plus tard. Avant, rentré tout ce qui était sur le balcon. Dehors, il fait 3°, et si les légumes risquaient de geler ?! Épluché la citrouille que j’ai mise en morceaux dans une boîte, pour la congeler. Trop lente pour tout ! Y ai passé deux heures et même un peu plus, au son du Méli-mélo*5 de la télé. Avant, pris un thé au lait.

Dormi de 16 heures à 18 heures, épuisée, une sieste s’imposait. Auparavant, coup de fil de T.V., depuis le quartier Voïkovski, pour le téléphone. Avant midi, appel du même : est-ce que la télé marche ? En fait, aucune chaîne depuis ce matin. Levée vers 8 heures, quand Serioja*6 faisait sa toilette. À 9 heures passées, après avoir mis un temps fou à me préparer, suis sortie. Le bus 3 est arrivé à 9 h 45, on l’a attendu longtemps. Aurais dû prendre le 171. La foule partout, déjà, tout prenait un temps incroyable. Rue de l’Oural, gare routière, journaux. Mais acheté une citrouille, la première de la saison, et des carottes. Retour à la maison vers midi. Voulais regarder Colombo. La nuit, à 1 h 45, pris ma tension et avalé un cachet. Attendu qu’elle baisse pour reprendre des médicaments. Tournicoté pendant vingt minutes, après ça pas la peine de mesurer ma tension, me suis couchée à seulement 3 heures du matin.

8 juillet 2004

Dès le matin, beau temps, soleil. On a échappé à la pluie. En me levant, bu mon café avec du lait concentré et suis partie vers 11 heures rue de l’Altaï  *7 . Là, la foule. Passé un long moment, jusqu’à 13 heures, près de l’étang. Contemplé la nature, les nuages, le ciel. Chanté. J’étais tellement bien !

Dans les allées, les gens promenaient des chiens, des enfants dans des poussettes, des groupes entiers bronzaient en maillot de bain, se détendaient, s’amusaient.

Payé mes factures, cette fois sans faire la queue, acheté du fromage blanc et repris tranquillement le chemin de la maison. Près de la nouvelle école, une luxuriante végétation – grands trèfles, églantiers – superbe ! Sur le chemin, des gamins jouaient dans une épave de voiture. Ils avaient une bouteille en plastique pleine à ras bord d’espèces de gousses. Il paraît que ça se mange.

11 octobre 2005

Impossible de dormir et pas envie de me lever, de bouger, de faire quoi que ce soit… 10 h 40 : porté le courrier et me suis recouchée. Sveta est venue peu après – elle est tellement dégourdie, elle fera les courses bien mieux que moi ! Pris mon thé et suis restée au lit toute la journée. Remercié Vl. Vass. pour le courrier !…

Il y avait pourtant une note pas comme les autres, du 17 juin 2005.

Dès le matin, téléphoné à Sima. Ensuite, ai sorti mon album. Évidemment, ai dérangé toutes les photos et passé un temps fou à les regarder. Aucun appétit. De remuer ces photos, ça m’a flanqué un cafard ! Pleuré. Tristesse en songeant au passé, à tous ceux qui ne sont plus là et à ma vie stupide, ou plutôt inutile, au vide de mon âme… Ne plus penser à rien.

Me suis recouchée et, bizarrement, ne comprends pas comment, ai dormi toute la journée, sans bouger jusqu’au soir, jusqu’à 20 heures. Bu du lait, fermé les rideaux et me suis remise au lit pour continuer à dormir et quitter la réalité. Dormir, c’est ça qui sauve.

* * *

Les mois, les années avaient passé. Les cahiers de Galia gisaient, épars, se mêlant peu à peu à d’autres papiers, de ceux qu’on laisse au-dessus de la pile, signifiant par là qu’on en aura bientôt un besoin urgent. Les voici donc qui vieillissent à portée de main, comme des objets du quotidien. J’y ai repensé malgré moi lorsque je me suis trouvée à Potchinki.

Petite ville perdue, surnuméraire*8, du district d’Arzamas, à deux cents kilomètres et pas mal de broutilles de Nijni-Novgorod, Potchinki jouissait dans la famille d’une réputation douteuse. Tous en étaient partis soixante-dix ans ou je ne sais combien d’années plus tôt, et personne n’avait envie d’y revenir. Nabokov définit l’existence comme un interstice de pâle lumière entre deux éternités d’une parfaite noirceur. De ces deux éternités, la première est celle où nous ne sommes pas encore – une béance plus grande. Et Potchinki, localité on ne peut plus tranquille, représentait ce genre de trou noir dans la mémoire familiale, n’intéressant personne.

La famille, je crois, y avait été immense, je me rappelais vaguement des histoires de cousins, de cousines, plus d’une dizaine, des photos de télègues*9 attelées et de constructions en bois, le tout masqué par l’histoire plus tardive des incroyables aventures de mon arrière-grand-mère, Sarah Guinzbourg, native de Potchinki. Elle avait eu le temps, Dieu sait comment, au cours de son existence, d’être envoyée en prison au temps du tsarisme, de vivre à Paris, de faire des études de médecine, de soigner les enfants soviétiques, dont maman et moi, et tout ce qu’on racontait sur elle avait un petit goût de lauriers de légende. Mais nul ne se risquait à en vérifier les sources.

Il y avait, malgré tout, quelqu’un dans la famille qui s’apprêtait à se rendre à Potchinki – laquelle, en un siècle, s’était ratatinée jusqu’à devenir un gros bourg –, comme il se serait préparé pour une expédition polaire, et voulait convaincre de partir avec lui parents proches et lointains, dont moi parmi les seconds. Ce quelqu’un avait des yeux incroyablement clairs et, sorte de petit moteur personnel, un enthousiasme permanent, dont il évoquait l’origine avec les aînés. Il était rarement à Moscou et, lors d’une de ses visites au cours de laquelle il souhaitait discuter de son voyage, il ne trouva plus mes parents. Ils vivaient désormais en Allemagne, et c’était moi qui représentais la famille. L’idée d’une de ces équipées sentimentales ne m’avait jamais effleurée, mais elle m’inspira subitement : pour la première fois, le berceau de la famille me parut accessible, donc réel. Et plus mon interlocuteur soulignait les difficultés de l’expédition et les distances qui rendaient ce périple assez peu vraisemblable, exigeant des préparatifs, un plan, une idée, plus il me devenait clair qu’il devait être possible d’atteindre au but. Ce Lionia*10, qui venait de Saratov, voulait aller à Potchinki en famille, songeant par là à quelque chose comme un retour des tribus d’Israël, qui se devaient d’être nombreuses. C’est ainsi que, tout à ses projets, il avait rendu l’âme il y a une dizaine d’années. Potchinki demeurait aussi invisible que Kitej*11.

Or, je m’en rapprochais peu à peu. J’ignore ce qui m’éperonnait et ne voyais vraiment pas ce que j’escomptais y trouver. Toujours est-il qu’à la veille de prendre la route, je m’offris une séance d’internet – un peu comme on fait un focus. Il apparut que l’endroit était vraiment d’outre-tombe. Une vieille carte le montrait loin après Arzamas, dans le district de Loukoïanov, tout près du Boldino de Pouchkine*12, parmi des lieux-dits répondant aux noms d’Outka et de Poguibelka*13. Les trains ne se montraient jamais dans la région, il fallait compter quelque trois heures de route pour rejoindre la moindre gare de chemin de fer. Il fut décidé d’éviter les fantaisies : on irait en voiture à partir de Nijni.

Le signal du départ fut donné de bon matin, par les avenues roses qui ne s’étaient pas encore remises de l’hiver. Étrange milieu urbain pas tout à fait amnésique, mi-constructions industrielles, mi-maisons en bois, ces dernières, avec leurs palissades et leurs jardinets, ne cédant pas un pouce de terrain aux temps nouveaux, paysage qui plongeait dans des ravins pour revenir ensuite au verre et au vitré. Une fois sur la grand-route, la voiture partit toute seule, prenant une allure insensée, une allure de compétition. Mon conducteur, père d’un garçon de trois mois, gardait les mains sur le volant et un silence dédaigneux. La route montait et descendait en vagues molles, sous les sapins une neige dont nous n’avions plus idée s’étendait en caparaçon. Le monde pâlissait à chaque kilomètre. Dans les hameaux noircis, des églises toutes neuves, blanches comme des couronnes dentaires, luisaient d’un éclat de faïence. Je m’étais munie d’un guide qui me promettait la beauté d’Arzamas, depuis longtemps laissée loin derrière, sur la droite, et d’une brochure sur Potchinki, parue une vingtaine d’années plus tôt. Y était mentionnée l’échoppe du juif Guinzbourg, qui vendait des machines à coudre, et c’était tout. On n’avait pas entendu parler de l’héroïque Sarah.

Nous avons roulé des heures. Enfin sont apparues de mornes collines dans des tons de cuivre sombre, pas celles de la Toscane de Mandelstam, non, celles de l’Ombrie, aussi régulières que des inspirations/expirations. Çà et là, le reflet vite éteint de l’eau. Après la fourche menant vers Boldino, les statues de Pouchkine se multiplièrent ; la légende voulait que son amante paysanne fût native de ce Loukoïanov qui donnait son nom au district. De petits troupeaux d’arbres étaient figés.

La ville était rangée le long de la rue principale, d’où partaient, à droite et à gauche, des perpendiculaires soignées. De l’autre côté de la route, une belle église classique. Sur la place déserte, où l’on n’avait qu’une envie : prendre la tangente au plus vite pour aller là où il y avait des choses à voir et à toucher, nous fûmes accueillis par Maria Alexeïevna Foufaïeva, historienne de la vie de Potchinki. En ce dimanche, on avait ouvert pour nous la bibliothèque, le centre culturel du coin, où avait lieu une exposition : quelqu’un avait envoyé d’Allemagne des aquarelles centenaires représentant des maisons et des rues. Leur auteur appartenait à une famille allemande qui avait vécu à Potchinki à la fin du xixe siècle, et me revint en mémoire un nom entendu dans l’enfance : Götling. Les tableaux étaient gemütlich, en couleurs. Augusta Götling, la sœur de l’artiste, avait préparé ma toute jeune arrière-grand-mère pour l’entrée au gymnase*14, là-bas, tenez, dans une pimpante maisonnette fleurie de mauves et portant l’enseigne « Pharmacie ». La maison existait encore, recouverte d’une sorte de béton, elle avait perdu une aile, n’avait plus ni fleurs ni entourages de fenêtres sculptés. Où vivait ma Sarah, au début du xixe siècle, avec sa parentèle, sa vaste cour, sa télègue ? Nul n’en savait rien.

C’était tout, comme dans les journaux de tante Galia, où il fallait se contenter de bulletins météo, d’une liste de courses et de programmes télé. Ce qui se cachait derrière, hésitant, zonzonnant, ne se hâtait guère de se dévoiler et n’avait peut-être pas du tout l’intention de le faire. On nous offrit du thé, on nous mena en promenade. Je fouillais le sol du regard, à croire que j’espérais y trouver un kopeck.

Le bourg n’avait pas gardé, en les resserrant, les contours de ce qui avait été une ville à l’existence centrée sur la plus grosse foire aux chevaux du district, voire de tout le gouvernement*15. Nous avons traversé l’ancienne place du marché, immense espace aujourd’hui envahi d’arbres, avec, quelque part au centre, une statue de Lénine couleur de plomb ; mais la place s’était visiblement désaccoutumée des humains, trop altière pour se trouver une nouvelle destination. De petites maisons-jouets l’encadraient, qu’on eût dit descendues des tableaux de la bibliothèque ; certaines portaient les stigmates d’une rénovation rapide et forcée. On me montra un autre endroit vide : un carré asphalté en place de l’échoppe de Solomon Guinzbourg, frère aîné de Sarah, et nous nous photographiâmes en vitesse – groupe de femmes racrapotées, vêtues de manteaux et coiffées de chapkas. Le vent soufflait. À la limite de l’herbe et de la chaussée, brillait l’argent d’une autre statue : celle du puissant étalon Caporal, qui avait compté vingt ans de bons et loyaux services reproducteurs dans la région.

Passé le pont sur la Roudnia, à quelque distance se trouvait une entreprise qui avait tout d’une ville en déshérence : les haras du régiment de Cavalerie de la Garde, construits au temps de Pouchkine. L’élevage des chevaux n’avait pas commencé avec eux, il y en avait eu ici bien avant : « étalons argamaks et nagaïs, coursiers, hongres et juments, nogaïs, poulains de troupeaux, poulains russes ». Puis, sous Catherine II, on était passé au stade industriel, et l’immense haras aux lignes classiques, à la blancheur craquelée, à la petite tour centrale affaissée, effondrée, au portail repris en miroir de l’autre côté du carré, avait eu vocation à devenir le rempart de la civilisation, îlot ordonnancé du pétersbourgisme. Le haras ne s’était définitivement étiolé qu’assez récemment, dans les années 1990. La plaine le cernait à présent, léchée à nu par le long hiver. Dans les paddocks ouverts, erraient les derniers chevaux, roux, lourdauds, avec des « franges » blondasses de rustauds. Ils levaient la tête et venaient blottir leur museau dans nos mains tendues. Le ciel était à présent aveuglant – éclairci, le front aérien des nuages4 ! –, la peinture écaillée révélait des dessous rose chair.

Nous étions repartis et avions parcouru la moitié du chemin quand je compris soudain que je n’avais pas fait le plus important : il était impensable qu’il n’y eût pas ici un cimetière, juif ou autre, où reposeraient tous les miens. Le conducteur fonçait à cent à l’heure, des noms de lieux défilaient, Sourovatika, Pechelan. J’entrepris de téléphoner à la Foufaïeva : il n’y avait plus de cimetière depuis beau temps, comme il n’y avait plus de juifs à Potchinki. En fait, si, il en restait un, elle le connaissait et connaissait son nom. Étrangement, il s’appelait Gourevitch. Comme ma mère.

*1. Salade très prisée des Russes. Créée dans les années 1860 par le chef franco-belge Lucien Olivier, elle est de toutes les fêtes, dans tous les foyers. (Sauf mention spéciale, toutes les notes sont de la traductrice.)

*2. Un des diminutifs affectueux du prénom Mikhaïl.

*3. Il est de coutume en Russie, avant de quitter la maison pour partir en voyage, de s’asseoir en silence quelques instants, afin que tout se passe bien.

*4. Les notes chiffrées indiquent des références et citations placées en fin de volume.

*5. Traduction libre de Kapoustnik, émission de télévision populaire, mélange de sketches, chansons et autres.

*6. Son locataire. (Précision de l’auteur.)

*7. Rue qui comptait de nombreux services publics où l’on s’acquittait de ses factures d’eau, d’électricité…

*8. Au temps de l’Empire de Russie, entraient dans la catégorie dite « surnuméraire » des villes qui, suite à la suppression d’un district, n’avaient plus le statut de villes, avec les avantages y afférents, et n’étaient le centre administratif d’aucun territoire.

*9. Voitures de charge à quatre roues.

*10. Diminutif familier du prénom Leonid.

*11. Selon la légende, la ville de Kitej, menacée d’être envahie par les Tatars, aurait été sauvée par Dieu en raison de sa piété. Elle serait ainsi devenue invisible aux mécréants, et seuls les cœurs purs peuvent en voir le reflet, à l’aube, dans les eaux du lac Svetloïar.

*12. Domaine de la famille Pouchkine, où le poète passe trois mois à l’automne 1830, en raison d’une quarantaine imposée par une épidémie de choléra.

*13. Littéralement, « Le Canard » et « La Perdition ».

*14. Établissement d’enseignement secondaire dans la Russie impériale, dont le nom est emprunté au Gymnasium allemand.

*15. Ancienne unité administrative, correspondant à une province.

Chapitre II

Des commencements

La première fois, j’avais tourné autour de ce texte pendant plus de trente ans sans l’écrire, le laissant reposer-mûrir dès la deuxième ou la troisième page du cahier d’écolier à lignes. Le volume et l’importance de ce qui s’annonçait étaient si grands qu’ils induisaient un confortable « pas maintenant ».

À vrai dire, l’histoire de ce livre se résume à une collection de renoncements, de moments où je m’en débarrassais de toutes les façons possibles, où je repoussais à plus tard, à quand-je-serais-une-meilleure-fille, comme quand j’étais petite, où je lui consentais, dans la mesure de mes forces, quelques menus sacrifices évidemment insuffisants, jetant çà et là, sur des lambeaux de papier, dans un train ou pendant une conversation téléphonique, des sortes de marques (des aide-mémoire – à partir de ces concentrés de deux ou trois mots, la mémoire devrait assembler et dresser une structure provisoire, la tente à vivre d’un sujet). En place de souvenirs réels dont j’étais dépourvue, fonctionnerait la mémoire toute fraîche d’un récit de quelque chose, qui avait vocation à réhydrater ces notules sèches de manière à ce que s’épanouît une cerisaie.

Les Mémoires russes du début du xxe siècle évoquent un amusement de l’enfance : on dépose au fond d’une tasse des lamelles jaunâtres, on les recouvre d’eau et elles se mettent à étinceler d’invraisemblables couleurs chinoises ou japonaises, une floraison de l’étranger, de l’au-delà des mers. Je ne l’avais jamais vu – et maintenant, où était passé tout cela ? En revanche, il y avait, dans l’arsenal familial, des trésors de nouvel an datant de grand-mère, dont un petit bonhomme-qui-fume, un mouflet de la taille d’une allumette, fumant de façon convaincante des cigarettes blanches microscopiques – et de la fumée s’envolait, et le feu se changeait en cendres, jusqu’au jour où la réserve de cigarettes fut à jamais épuisée. Désormais, on ne pouvait plus que narrer l’exploit du bonhomme, ce qui, tout bien considéré, avait des airs de happy end, le paradis des choses et activités ordinaires disparues consistant manifestement à ce qu’elles soient racontées.

Ainsi, la première fois, j’avais entrepris d’écrire ce livre à l’âge de dix ans. Dans l’appartement de la ruelle aux Bains, j’avais tapé les premiers caractères de ce chapitre. Dans les années 1980, il y avait, près de la fenêtre, un bureau au bord éraflé, éclairé par une lampe orange, sur le pied en plastique blanc de laquelle j’avais collé une décalcomanie, la plus belle qui fût : sous un ciel sombre et neigeux, une maman ourse pelucheuse transportait sur une luge un petit sapin et un mini-ourson, assis de guingois ; sur un côté était fixé un sac empli de cadeaux. Il y avait, sur la feuille de décalcomanies au vernis terne et collant, cinq ou six images, on les découpait une par une, on les mettait à tremper dans une jatte d’eau tiède. Puis il fallait habilement détacher de la feuille la pellicule transparente et colorée, et la plaquer vite-vite sur une surface nue, la redresser, lisser les plis. Je me rappelle, sur les portes du buffet de la cuisine, un garçonnet-chat portant cape et masque de carnaval, de même qu’une pingouine et son petit dans le crénelage rose-vert d’une aurore boréale. Mais les ours étaient les plus chers à mon cœur.

Impression que si j’énumérais, un à un, les lambeaux de ma vie passée qui m’étaient restés en mémoire, qui, il y a vingt ans encore, avant les travaux de rénovation, s’usaient et noircissaient sur les portes du buffet de la cuisine, et qui, aujourd’hui seulement, revivaient et s’étaient emplis de couleur – gros gamin coiffé d’un sombrero et vêtu d’un domino de carnaval ! demi-masque isolé, entouré des monogrammes d’une canetille de Noël ! –, je me sentirais mieux. « C’est alors qu’il crut sa fin venue ! », comme disent les contes. Alors, je me désagrégerais en centaines de choses et babioles vétustes, pourries, ternies. Impression que ma vie consistait à en faire le catalogue. Impression qu’à cette occupation, j’avais grandi.

La deuxième fois que, sans en avoir conscience, j’avais entrepris d’écrire ce livre, j’avais seize ans – une année d’adolescence un peu tordue et sauvage. J’étais à la fin d’une histoire d’amour qui me semblait, à l’époque, ultra-importante, absolument déterminante. Au fil du temps, elle avait tellement pâli, s’était tellement éventée que je serais bien incapable, aujourd’hui, de ranimer ce sentiment de commencement-de-tout, avec lequel je l’avais traversée. Mais je garde le souvenir précis d’une trame. Quand il était devenu clair que tout était fini, sinon dans ma tête, du moins dans les travaux et les jours, j’avais jugé nécessaire de me rappeler l’essentiel – une sorte de florilège : des détails, des points de rencontre, des détours de conversations, certaines répliques. Je voulais les fixer, les préparer pour une description future, un jour. Le récit linéaire ne convenait pas, en l’occurrence, la ligne droite étant ici trop peu convaincante. J’avais donc noté tout ce qu’il me semblait important de ne pas oublier ; sur chaque bout de papier, un mot ou un groupe de mots, qui bâtissait aussitôt dans ma mémoire l’édifice de l’événement : conversation, angle de rue, plaisanterie, promesse. Dans la mesure où tout ce qui s’était passé résistait désespérément, dans ma tête, à la moindre tentative de s’ordonnancer, de suivre un ordre – alphabétique, chronologique, que sais-je encore ? –, la tâche qui m’attendait serait celle-ci : un jour, très bientôt, je mettrais tous ces bouts de papier dans un chapeau (celui de papa – mon père avait un magnifique chapeau gris qu’il ne portait jamais), je les tirerais un à un et, un à un, sujet après sujet, point après point, j’écrirais, jusqu’à ce qu’advînt le temps de laisser reposer en paix cette carte du Tendre, monument élevé à moi-même. Au fil des ans, ces trente ou quarante billets avaient glissé dans les tiroirs de mon bureau de l’époque, ils s’étaient évidés, avaient été engloutis dans les trous noirs des déménagements, des rangements, des grands nettoyages subits.

Faut-il préciser que je ne me rappelle plus un seul de ces quarante mots que, tant d’années auparavant, je craignais tellement d’oublier ?

* * *

Néanmoins, l’idée même d’extraire-soustraire par bribes, au jugé, mon histoire ou l’histoire en général, de la tirer-retirer des ténèbres de l’inconnu et du sous-entendu, continue de me travailler. Le stade initial de cette opération salvatrice fut pour moi une activité ordinaire : notes jetées sur des enveloppes pendant une conversation téléphonique, mémentos en trois mots dans mon carnet de travail, fiches invisibles qui se complètent sans système, à la hâte, et ne sont jamais regardées, tout cela est une composante de mon « aujourd’hui ». Simplement, les gens avec lesquels on peut encore parler de comment c’était sont de moins en moins nombreux.

J’ai toujours su, en même temps, que j’écrirais un jour un livre sur ma famille. Il y eut d’ailleurs une époque où je pensais que c’était l’affaire de ma vie (une somme de vies réunies en un tout, dans la mesure où, le sort en avait ainsi décidé, j’étais la première et la seule de la famille à avoir une raison de tenir un discours tourné vers l’extérieur, passant de la conversation intime des miens, comme d’un bonnet douillet, au hall de gare de l’expérience collective). Le fait que tous ces gens, vivants et morts, n’avaient pu être vus, que la vie ne leur avait pas accordé la moindre chance de demeurer, d’être gardés en mémoire, d’être exposés à la lumière, le fait que leur banalité les avait rendus inaccessibles au simple intérêt humain, me semblait une injustice. Il y avait comme une exigence de parler d’eux, pour eux – il n’empêche qu’il était terrifiant de s’y mettre, de ne pas être l’auditeur et le destinataire curieux, point extrême de la lignée auquel s’adressait, comme des fils qui se rejoignaient, une histoire familiale pleine d’yeux et aux niveaux multiples, mais étrangère et autre. Terrifiant d’être le narrateur, autrement dit l’instance qui sélectionnait et filtrait, celle qui savait quelle part du volume global du non-encore-raconté devait passer à la lumière, et quelle autre était vouée à demeurer dans les ténèbres extérieures ou intérieures.

Amusant, quand on y songe, qu’une part considérable des efforts de mes grands-mères et grands-pères ait justement visé à ce qu’ils restent invisibles. Atteindre à la discrétion voulue, se perdre dans les ténèbres domestiques, se maintenir à l’écart de la grande Histoire, avec ses monstrueux narratifs et ses marges d’erreur de millions de vies humaines. Consciemment ou non – allez savoir ! –, ils avaient fait ce choix. À l’automne 1914, quand ma jeune arrière-grand-mère avait quitté la France en guerre pour rentrer en Russie par des chemins détournés, elle aurait pu, par exemple, reprendre ses anciennes activités et se lancer dans l’agitation révolutionnaire, se retrouver dans les manuels d’histoire et, très possiblement, dans les listes de fusillés. Au lieu de cela, elle s’était placée hors des marges des manuels, où elle n’aurait pas même droit à une notule – dès lors, on ne voyait plus que les tapisseries aquarelles des murs et l’affreux beurrier jaune qui avait survécu à la maîtresse de maison, au vieux monde et au xxe siècle.

Dans ma prime jeunesse, j’en éprouvais un malaise qu’il m’était difficile de mettre en mots et dont j’avais honte de prendre tout à fait conscience. Il avait à voir avec – comment dire ? – la construction de l’intrigue : force m’était de reconnaître que ma parentèle n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour rendre notre histoire intéressante à raconter. C’était particulièrement net pour les commémorations de guerres – la dernière en date, à ce moment-là, n’avait que quarante ans, mon âge d’aujourd’hui. Aux fêtes de l’école venaient des grands-pères inconnus, couverts de fleurs et de médailles ; ils ne racontaient pas grand-chose (on avait quelque peine à reconditionner ce qu’ils avaient vécu en contes et légendes), mais ils se tenaient raides près du tableau noir – témoignages vivants, faute d’être témoins. Mon grand-père Lionia, lui, n’avait pas fait la guerre, il était ingénieur et avait œuvré à l’arrière. On pouvait fonder plus d’espoirs sur le grand-père Kolia, avec son livret d’officier et l’ordre de l’Étoile rouge dont il avait été décoré. Toutefois, on nous avait expliqué que, pendant le conflit, il servait en Extrême-Orient, et l’on n’arrivait jamais à obtenir une réponse à la question de savoir s’il s’était battu.

Un temps, on avait eu l’impression que non, malgré tout : il était suspect après ce qui lui était arrivé – une sombre histoire qui pesait en nuée d’orage sur cette partie de la famille et ne s’achevait jamais en récit. Cela s’appelait : « quand notre père était un ennemi du peuple » et concernait les années 1938-1939, période de l’amnistie non-officielle décidée par Beria, où certains avaient été brusquement libérés, tandis que d’autres, comme grand-père, n’avaient pas eu le temps d’être arrêtés. De quoi il retournait exactement, on le rapportait de façon brumeuse, vite fait, et plus tard seulement, en comparant les dates, je compris qu’à ces jours caviardés avait correspondu la seconde grossesse de grand-mère : mon père était né le 1er août 1939, un mois jour pour jour avant le début de la guerre mondiale.

Dieu sait par quel miracle mon père était de ceux qui avaient survécu et grandi dans une vraie famille, avec une mère, un père, une sœur. Je connais deux versions du dénouement de cette histoire, dont celle qui avait cours dans mon enfance semble un joli conte de Noël et est sans doute apocryphe. Nous y viendrons en temps voulu. En tout état de cause, l’histoire du grand-père militaire ne collait d’aucune façon : dans le récit familial, grand-père avait le rôle d’un copeau de bois pris dans un tourbillon, ce qui ne cadrait visiblement pas avec le discours que l’on tenait en chœur sur la guerre et la victoire.

De fait, tout le monde avait des parents acteurs de l’Histoire. Et les miens, alors, qui étaient-ils ? Des figurants ? Aucun d’eux n’avait combattu ni été victime des répressions (il y avait des allusions opaques à une arrestation et des interrogatoires concernant mon autre grand-père, néanmoins, là aussi, les choses apparemment s’étaient tassées, on y avait échappé), aucun n’avait été sous la botte allemande ni ne s’était trouvé au cœur des grands carnages du siècle. Seule l’histoire du fils de Verotchka, sœur de mon arrière-grand-mère, tombé à vingt ans sur le front de Leningrad, faisait exception, mais ce n’était pas une histoire de guerre, c’était le récit d’une injustice et il était hérissé de tant d’aiguilles de glace, les photos de ce gamin dans ses bottes de feutre aux bouts ronds ne pouvaient tellement pas déboucher sur un avis de décès que, comme pour ma mère avant moi, dont j’ai hérité toutes les expressions et les noms, aujourd’hui encore, j’ai la vue qui se brouille et la gorge qui se noue au simple mot de Liodik*1.

Il n’y avait pas non plus, dans ma famille, de célébrités, si l’on entend par là l’armée d’active des arts ; ma parentèle semblait s’en tenir obstinément à une sorte de discrétion civile. Elle comportait des médecins, beaucoup de médecins et d’ingénieurs, des architectes (qui, toutefois, n’œuvraient pas dans le grandiose, ils concevaient des projets non de flèches ou de façades, mais de routes et de ponts), des comptables et des bibliothécaires. Une vie paisible, à l’écart, semblait-il, des moulins tournoyants de la modernité. Presque aucun d’entre eux n’avait intégré le Parti, là encore, sans rien de démonstratif ; simplement, leur vie paraissait se dérouler dans les profondeurs d’une veine géologique, sans jamais remonter à la surface où le moindre mouvement se remarquait, s’amplifiait et avait des conséquences. Maintenant que leur départ pour les ténèbres ultimes avait mis un point final à leur histoire, on pouvait parler d’eux, les examiner en les rapprochant de ses yeux. Au bout du compte, être vu était, en quelque sorte, inéluctable, et l’être une fois de plus ne pouvait sans doute pas faire de mal.

* * *

De temps à autre, toujours le soir et, généralement, les jours de repos ou en ces jours de repos particuliers qu’offrent la maladie et la convalescence, maman me conviait brusquement à regarder les photos. Non sans effort (cette partie de l’armoire étant collée au divan, il fallait se montrer habile), on ouvrait le meuble et, pour mon plus grand bonheur, un tiroir contenant de petites boîtes. Elles renfermaient ces pièces de monnaie que j’aimais tant, des photos d’identité et d’autres, de toutes périodes : plages de galets de la Crimée d’avant-guerre, hochets centenaires ayant appartenu à Dieu savait qui, boîte à compas de grand-père (« Quand tu seras grande, je te la donnerai »), bricoles variées. Les albums reposaient à côté, et il y en avait beaucoup. Certains étaient si pleins que le cuir s’en était complètement usé, d’autres, à l’inverse, étaient vides, mais on les sortait aussi. Le plus impressionnant était tendu de cuir roux et muni d’une attache plaquée argent ; un deuxième, noir et verni, s’ornait d’un château féodal jaune sur une colline, accompagné du mot « Lausanne », écrit en travers. Un troisième était de style Art nouveau, avec des monogrammes en métal et une MrsButterfly démodée depuis un siècle. Il y en avait en quantité, des gros, des maigres, des grands, des petits. Les pages étaient d’une lourdeur oubliée de nos jours, la tranche était argentée et il y avait des encoches où l’on insérait les photos. On ne pouvait s’empêcher d’être saisi d’une légère tristesse en constatant que ces encoches ne convenaient plus aux photos actuelles sur papier brillant – trop larges ou trop étroites et franchement trop légères. Celles d’autrefois avaient l’air plus solides et résistantes, elles étaient prévues pour durer et, bizarrement, mettaient en doute les moindres tentatives de m’insérer dans le cadre voisin.

Des récits se rattachaient aux photos. Des gens à grosse barbe, des gens portant lunettes à fine monture avaient directement à voir avec nous, c’étaient des arrière-grands-pères, des arrière-arrière-grands-pères (certains « arrière » étaient superflus, je les ajoutais mentalement pour plus de consistance), leurs relations et amis. Des gamines se révélaient être des grand-mères ou des grand-tantes dont les noms se ressemblaient à les confondre. Les portraits des tantes Sania, Sonia, Soka se succédaient, l’échelle des âges changeait, mais pas l’expression des visages. Elles étaient assises ou debout sur fond d’intérieurs brumeux ou d’invraisemblables paysages. On les passait en revue depuis le commencement et, à la moitié de la soirée, tout devenait flou, ne restait qu’une impression de volume. Un grand volume ; une dispersion géographique incommensurable : Khabarovsk et Gorki*2, Saratov et Leningrad, où tous ces gens ou leurs enfants ternis par les ans avaient vécu, autant de lieux qui ne reliaient pas l’histoire familiale à un point précis, mais, une fois de plus, la projetaient dans un « non-ici ». C’était un bonheur d’arriver enfin au petit album où je trouvais ma mère enfant, la mine renfrognée dans la Ialoutorovsk de l’évacuation, tenant une poupée à Nakhabino, dans la région de Moscou, en costume marin et agitant de petits drapeaux au jardin d’enfants. C’était plus à ma mesure, accessible ; en un sens, c’était pour cela que nous le faisions : voir maman enfant, boudant, effrayée, courant à toutes jambes sur un chemin de terre oublié depuis des années, signifiait aborder un nouveau territoire, devançant le temps proche où je serais plus vieille et pourrais la cajoler et la plaindre. En regardant les choses par les yeux inversés de l’âge, je comprends aujourd’hui que la piqûre de pitié et d’égalité qui m’avait alors transpercée avait été faite trop tôt ; elle avait eu, néanmoins, le mérite d’exister : je n’avais pas eu l’occasion d’être plus vieille qu’elle et de la prendre en pitié.

Des années plus tard seulement, je remarquai que toutes les reliures, les légendes et les bords dorés des photos (car les bords en étaient épais et il y avait, au dos, des monogrammes, des légendes, le nom du photographe et de la ville où la photo avait été prise) provenaient du côté de la fiancée, de maman. Du côté de mon père, hormis deux ou trois clichés placés sur un rayonnage de livres, il n’y avait rien. On y voyait grand-mère Dora, jeune, qui ressemblait à ma jeune maman, et l’austère grand-père Kolia qui rappelait Pasternak vieux. Ainsi présents, muets, dans le « beau coin*3 » de la maison, ils paraissaient sans lien avec le vaste cours de l’histoire familiale, ses havres, ses bancs de sable, son estuaire.

Il y avait aussi des albums de cartes postales (qui se révélèrent par la suite être une correspondance, ce qui restait des activités épistolaires de l’arrière-grand-mère Sarah, nouvelles en coup de vent de Paris, Nijni, Venise, Montpellier), toute une bibliothèque de vues englouties. Beautés joufflues et beaux garçons moustachus, enfants russes vêtus de cafetans, symboliques jeunes-filles-et-la-mort, gargouilles et mendiantes. Et, sans rien d’écrit à la va-vite au dos, des villes, vedute italiennes, françaises et allemandes, d’un brun uni.

J’aimais par-dessus tout une petite série de villes nocturnes – jardins crépusculaires, tramway illuminé prenant un virage serré, manège désert, enfant perdu près d’un parterre de fleurs, tenant un cerceau devenu inutile, grands immeubles et fenêtres insupportablement rousses, comme pommadées, derrière lesquelles se déroulait encore la vie d’antan.

L’ensemble, d’un bleu sombre semé de lumières, exsudait la quintessence de la mélancolie, et était doublement, triplement inaccessible. Mélancolie, parce que l’impossibilité de voyager était une composante évidente de notre quotidien : ceux de notre monde n’allaient pas à l’étranger (et les deux ou trois de nos connaissances qui en avaient le droit étaient entourées du halo doré d’une réussite rare et chère, qui ne concernait pas tout un chacun). Mélancolie, également, parce que le Paris contemporain du guide dû à Maurois ne ressemblait en rien au précédent, bleu foncé et noir, d’où il ressortait que l’ancien, quelque nom qu’on lui donnât, avait depuis longtemps disparu sans retour. À l’instar des cartes de visite ou des enveloppes blafardes, d’un mauve mat à l’intérieur, les cartes postales demandaient à être utilisées séance tenante, mais il était impossible de se représenter ce que l’on pouvait bien en faire, ici et maintenant. Aussi les albums étaient-ils refermés et remisés sur l’étagère, les cartes postales étaient redistribuées dans les boîtes, la soirée s’achevait comme s’achèvent les soirées.

On parvenait toutefois à adapter à la vie nouvelle des choses de cet ancien monde (la maison en était pleine, reposant sur elles comme sur des pattes) : des dentelles jaunies, alambiquées, me furent cousues sur un costume de mousquetaire pour le carnaval de l’école ; une autre fois, un chapeau noir en provenance de Paris, orné d’une plume d’autruche d’une longueur invraisemblable et ondulant de façon tout aussi fantastique, se révéla également fort utile. Impossible d’enfiler les petits gants en cuir (ils s’étaient racornis avec le temps, mais on avait l’impression qu’ils n’étaient simplement pas à la bonne taille et, comme la sœur de Cendrillon, j’avais honte de mes gros os). Deux ou trois fois par an, on sortait les tasses Gardner*4, légères et colorées, pour prendre le thé, quand on avait des invités. Cela arrivait pour les fêtes, bottines dépareillées du quotidien, où toutes les lois étaient dévoyées et où l’on pouvait faire ce qui d’habitude était interdit. Tous les autres jours, les albums gisaient. Cependant, le temps passait.

À ce moment du récit, il convient de dire tout net que notre famille était des plus ordinaires, ni riche ni notable, et qu’en réalité la charge de l’ancien, lorsque tout commença à émerger et que les choses retrouvèrent peu à peu leur sens originel, se révéla être ce qu’elle était d’emblée : un musée du quotidien de l’intelligentsia au début du xxe siècle, avec ses meubles Thonet à bout de souffle, sa paire de fauteuils en chêne et le cuir noir de ses Œuvres de Léon Tolstoï dans l’édition Sytine*5. Ce qui pouvait sembler un trésor enfoui en était un, mais dans un sens différent, à part. La pendule sonnait, le baromètre avertissait d’une tempête, le presse-papiers orné d’une chouette ne faisait rien de précis. La principale tâche de ces choses, ni subtiles ni astucieuses, était visiblement de rester ensemble, et elles y étaient parvenues.

* * *

Quand on y pense, il est étrange que, toute ma vie, j’aie eu le souci de me remémorer ces gens, alors que ni à l’époque ni aujourd’hui je n’y étais à ce point prête. Il ne s’agissait aucunement de répéter ce qui avait eu lieu. Chaque plongée dans les grottes sous-marines du passé sous-entendait précisément cela : l’énumération de ces noms et circonstances – en me gardant de rien ajouter ou interpréter – ne m’obligeait pas à retenir cette liste par cœur. Des choses sautaient d’elles-mêmes dans ma mémoire, façon resquilleurs de tramway, en général une fable ou une curiosité, équivalent verbal du punctum de Barthes. Des histoires qui valaient d’être racontées et, au fond, je me moquais bien de savoir si tel parent au col empesé avait été médecin ou avoué. Un sentiment de coupable incomplétude gênait ma mémorisation et me contraignait à repousser à plus tard les demandes de renseignements détaillés. Il était déjà suffisamment clair qu’un jour (quand j’aurais grandi jusqu’à être la fameuse-meilleure-fille) je prendrais un cahier spécial, ma mère et moi nous assiérions côte à côte et elle me narrerait tout depuis le début. Enfin les choses prendraient un sens, il y aurait un système, un arbre généalogique que je dessinerais, une connaissance précise du moindre cousin et neveu, et pour finir : un livre. Pas un instant le doute ne m’effleura quant à la nécessité même de cette remémoration.

Pourtant, je ne posai pas toutes les questions et ne retins pas tout, en dépit d’une faculté à assimiler facilement l’inutile et d’une mémoire de singe pour les mots. Le puzzle ne s’assembla pas : restèrent la ritournelle « Sania-Sonia-Soka », prononcée en « chaussettes de l’archiduchesse », et une certaine quantité de photographies sans nom, sans note explicative, histoires volatiles sans support humain, et visages familiers d’inconnus.

Tout cela ressemblait au mah-jong que j’avais à la campagne. La datcha (modeste : une petite pièce, un bout de cuisine, une terrasse, un lambeau de terre marécageux auquel s’agrippaient, obstinés, des pommiers) était située à Saltykovka, dans la région de Moscou. Des décennies durant, ma famille y avait transporté tout ce qui avait fait son temps et trouvait là, solides, les conditions d’une seconde vie. Chez nous, semblait-il, on ne jetait jamais rien et les choses vieillies densifiaient le monde, le rendaient moins équivoque. Les anciens meubles s’usaient en un rude labeur : caser, rassembler, supporter notre ménage d’été ; absurdes nécessaires d’écriture à encre dans la grange, chemises de nuit centenaires dans la commode et, dans la même pièce, sur l’étagère derrière le miroir, le mah-jong dans un petit sac de toile. Il m’avait intriguée des années durant et j’avais l’espoir, chaque été, de comprendre de quoi il retournait et de le mettre au service de l’humanité. En vain.

On savait que mon arrière-grand-mère avait rapporté le mah-jong de l’étranger (et comme nous avions à la maison deux kimonos, un grand et un petit – le mien –, auxquels la vieillesse avait conféré la légèreté d’une plume, je ne doutais pas que l’étranger se situât du côté du Japon). Le sac contenait de petites plaques en os brun foncé, au ventre blanc couvert de mystérieux hiéroglyphes que je ne parvenais pas à décrypter, ce qui, en conséquence, m’empêchait de ranger l’espèce de barque avec les barques ou la volute d’une plante avec ses semblables. Il y avait trop de catégories et si peu d’éléments apparentés que c’en était angoissant, je finissais par me dire qu’au fil des années, des plaques avaient dû se perdre, ce qui m’embrouillait définitivement. Il était évident qu’il y avait un système, mais tout aussi claire était l’impossibilité de le percer, voire, sur cette base, d’en imaginer un autre, le mien, moins compliqué. Il était même interdit d’emporter une plaque dans sa poche, afin de ne pas dépareiller l’ensemble.

Alors que m’apprêtais à me remémorer pour de bon les choses, il apparut soudain nettement que je n’avais rien à disposition. Des soirées à la lumière des vieilles photographies, ne restaient ni dates, ni données, ni même le simple pointillé des liens familiaux : qui était le cousin de qui, et qui le neveu. Ce gamin aux grandes oreilles, portant une veste à boutons dorés, et cet adulte aux grandes oreilles, vêtu de drap d’officier, étaient manifestement une seule et même personne, or qui étaient-ils pour moi ? Je me rappelais – et encore, je n’en aurais pas juré ! – qu’il avait nom Grigori, mais cela ne m’aidait guère. Les gens qui composaient ce monde, avec ses valences, ses liens parentaux et sa garantie de chaleur interurbaine, étaient morts, dispersés, perdus. L’histoire de la famille, que je m’étais remémorée dans le rythme progressif du récit linéaire, s’était désagrégée dans ma conscience en petits carrés fragmentaires, en commentaires d’un texte absent, en hypothèses que nul ne pouvait m’aider à vérifier.

Il faut dire qu’en plus, autour des récits de maman, s’enroulait un certain nombre de sujets d’une véracité douteuse, de ceux qui pimentent la succession ordinaire des générations, mais dont l’existence n’est possible qu’à titre d’apocryphe, d’annexe incertaine d’un savoir précis.

Je me rappelle fort bien comment, au temps oiseux de l’adolescence, j’avais voulu faire mon intéressante en racontant à quelqu’un l’histoire d’une malédiction familiale : il avait épousé, par passion, une aristocrate polonaise ruinée et avait dû pour cela se convertir au christianisme, ce qui lui avait valu la malédiction de son père, lequel ne lui avait plus adressé la parole. Ils avaient vécu dans la misère et étaient bientôt morts de phtisie.

Dans la réalité, l’histoire ne se terminait pas par la phtisie. Les albums de la famille recelaient des photos du fils déchu, projeté dans un avenir visiblement heureux, avec lunettes et petits-enfants, sur fond de soviétisme ordinaire. Quant à l’aristocrate polonaise, avait-elle vraiment existé ou l’avais-je ajoutée à l’histoire pour que ce soit plus beau ? Polonaise, parce que l’étranger intrigue toujours ; aristocrate, pour diluer un peu la litanie fastidieuse des marchands, juristes et médecins par quelque chose qui n’était pas nous mais n’était pas non plus commun ? Je ne sais pas, je ne m’en souviens pas. Il y a quelque chose dans le récit de maman, on y voit poindre l’étincelle de l’imagination, mais il n’est plus possible de la grossir pour atteindre à la graine initiale. C’est ainsi que demeurera dans mon histoire une aristocrate polonaise incertaine, cause certaine, incontestable, du malheur familial. Car il y eut malédiction, comme il y eut la misère, et mon arrière-arrière-grand-père ne revit plus jamais son fils. Ensuite, c’est un fait, tous sont morts.

Il y eut une autre chose, qui m’est échue en partage et a directement à voir avec la construction de cette histoire, avec la façon dont elle est racontée et par qui : l’image féminine de notre lignée, suite de femmes fortes, se tenant debout toutes seules (bornes jalonnant le siècle). Leurs destins apparaissaient en gros plan ; s’accrochant les unes aux autres, se fondant les unes dans les autres, elles formaient le premier plan d’une photographie multicéphale. C’est étrange, quand on y pense : elles avaient toutes un mari, mais les hommes de cette famille étaient nettement moins dans la lumière, à croire que cette histoire ne comptait que des héroïnes et se montrait avare de héros. Il y avait là, au demeurant, une part de vérité, toutefois les hommes n’y étaient pour rien : la lignée ne reposait pas sur eux et ce n’était pas de leur faute. L’un était mort jeune, un autre plus tôt encore, un troisième était occupé à des choses curieusement non-essentielles. La dernière ligne de transmission était la partie du récit dans laquelle la joyeuse bousculade de la diversité s’était déjà rangée en préhistoire, en degrés qui caracolaient, couraient vers moi avec assurance ; cette partie-là se composait dans mon esprit (et peut-être dans celui de ma mère) exclusivement de femmes. Sarah avait donné naissance à Liolia, Liolia à Natacha, et Natacha à moi. La poupée russe des générations semblait une relève faite uniquement de filles et, puisqu’il en était ainsi, puisque l’une sortait de l’autre, il était échu à la dernière, entre toutes les autres choses, d’avoir le don et la possibilité d’être la seule narratrice.

* * *

Au fond, qu’avais-je en tête, à quoi m’apprêtais-je durant toutes ces années ? À élever un monument à ces gens, à faire en sorte que, jamais mentionnés, jamais remémorés, ils ne disparaissent pas. En réalité, il apparut que, jusqu’alors, je ne me les remémorais pas moi-même. Mon histoire familiale se compose d’anecdotes rarement associées à des visages et des noms, de photographies identifiées pour un quart d’entre elles à peine, de questions que l’on échouait à formuler parce qu’il n’y avait pas de point de départ, ni personne, de toute façon, pour les poser. Et malgré tout, je ne pouvais pas faire l’impasse sur ce livre.

Il y a, dans l’essai de Rancière sur les figures de l’Histoire, une observation importante et, plus généralement, de nombreux sujets, pour ainsi dire, de première nécessité. Par exemple, que la tâche de l’art est de montrer des choses invisibles, ce qui me plaît énormément, d’autant que Grigori Dachevski*6 y voyait la tâche de la poésie (tirer les objets sous la lumière du visible). Mais l’essentiel pour moi est ailleurs. En réfléchissant sur l’Histoire, Rancière oppose soudain le document au monument. Il convient, en l’occurrence, de s’entendre sur les termes. Rancière définit comme document tout compte-rendu de ce qui a été accompli, visant à l’exhaustivité et à raconter une histoire – autrement dit visant à « officialiser une mémoire ». Son contraire est le monument « au sens premier du terme, ce qui garde mémoire par son être même, ce qui parle directement, par le fait que cela n’était pas destiné à parler – la disposition d’un territoire […] qui témoigne de l’activité passée des hommes mieux que toute chronique de leurs entreprises, un objet ménager, un tissu, une poterie, une stèle », un dessin sur un coffre, un contrat conclu entre deux hommes dont nous ne savons rien… Dans ce sens, au fond, le monument-mémorial auquel je songeais était érigé depuis longtemps, j’y avais vécu toutes ces années comme dans une pyramide d’Égypte : entre le fauteuil et le piano, dans un espace balisé par des photos et des objets d’une vie qui était non-mienne et mienne, défunte et se perpétuant. Les boîtes des archives familiales, qui ne recelaient pratiquement aucun discours direct susceptible de servir de témoignage – pour l’essentiel des cartes de vœux, des cartes syndicales, cellules épithéliales du vécu et du non-dit – n’étaient pas de plus mauvaises narratrices que ceux qui pouvaient parler pour eux-mêmes. Il y suffisait de la liste, de la simple énumération des objets.

On eût pu espérer assembler ces choses et en faire un Osiris inerte, le corps collectif d’une famille qui n’existait plus à la maison. Ces bribes de souvenirs, ces décombres du vieux monde formaient un tout, ils étaient dotés d’une sorte particulière d’unité. Ce tout, défectueux, incomplet, principalement constitué de béances et d’absences, ne serait ni pire ni meilleur que n’importe quel individu ayant vécu sa vie et survécu – lui, ou plutôt, inerte, son corpus final.

Un corps infirme, privé de la possibilité de lier ce qu’il se rappelle en un récit cohérent, a-t-il envie d’être vu ? Et même en imaginant qu’il ne veuille plus rien, est-il acceptable d’en faire l’objet d’un récit, un objet d’exposition, le bas rose de l’impératrice Sissi ou la lime rouillée, maculée de sang, par laquelle tout se termina pour elle ? En exposant ma famille à la vue de tous, fût-ce avec tout l’amour possible et les mots les meilleurs dans le meilleur des ordres, je fais malgré tout œuvre de Cham : je révèle la nudité sans défense d’une lignée, ses aisselles sombres et son ventre blanc.

Le plus vraisemblable est que je n’apprendrai rien de neuf les concernant, ce qui rend mon écriture encore plus impossible. Il n’y a là ni intrigue, ni enquête, ni l’enfer de Péter Esterházy découvrant que son père adulé était un informateur de la police secrète, ni le paradis de ceux qui, dès leur naissance, savent tout de leurs proches, s’en souviennent et le portent dans leur tête avec honneur. Tel n’est pas mon cas et mon livre sur la famille traite non de la famille mais d’autre chose. Sans doute de la façon dont est structurée la mémoire et de ce qu’elle attend de moi.

* * *

Vers la fin du printemps 2011, un ami m’invita à Saratov. Il s’agissait de faire une sorte de conférence sur le site internet pour lequel je travaillais. Nous nous étions donné rendez-vous pour discuter de ce projet dans un café de Moscou. Mon ami faisait beaucoup pour sa chère ville de Saratov, y conviant différentes personnalités censées parler de choses intéressantes.

La conversation passa rapidement de la conférence à Saratov elle-même, pays de mon arrière-grand-père où je n’étais jamais allée. Mon ami avait une tablette au contenu inattendu : des dizaines de cartes postales d’avant la révolution, scannées Dieu savait où et présentant des vues de la ville : le vert et le blanc y dominaient, arbres et églises, et à force de les passer en revue, les contours en devenaient flous, de sorte que je me rappelle seulement l’immense eau du fleuve, semée de bateaux. Et puis, me dit mon ami, j’ai téléchargé le bottin Tout Saratov de 1908. Tenez, regardez ! Listes grises de noms et de rues. J’ai essayé de retrouver des parents, ajouta-t-il, mais c’est sans espoir : des Gridassov, y en a dix pages.

Mon arrière-grand-père s’appelait Mikhaïl Davidovitch Friedman, ce qui nous laissait quelque chance. On le découvrit aussitôt dans le bottin, il n’y en avait qu’un, il vivait paisiblement dans la Saratov d’il y a un siècle, rue de Moscou (manifestement, une artère importante). Je demandai si cette rue existait toujours. Elle existait. Je partis pour Saratov.

L’immense eau du fleuve était aussi vide qu’une assiette et les rues se précipitaient vers elle en tortillons. Au blanc et au vert avaient succédé, pour l’essentiel, des centres commerciaux et de petits restaurants japonais, à croire qu’on n’en avait pas encore inventé d’autres sortes. La steppe était toute proche. Devant les portes ouvertes des ateliers et magasins de confection, des mannequins de femmes montaient la garde, vêtus de robes de mariées aussi somptueuses que poussiéreuses. Les larges volants ruchés ondulaient, jaunis par le vent et le sable. Ayant redemandé l’adresse, je me rendis rue de Moscou de bon matin.

La maison était méconnaissable, même si je ne l’avais jamais vue. Sa large face grise était défigurée-détronchée par une couche de ciment, percée de vitrines, on y vendait des chaussures. On pouvait toutefois emprunter une passerelle basse et atteindre la cour.

Là, je promenai longuement mes mains le long des briques humides de Saratov. De ce côté, tout était en place et même plus. La cour de mon arrière-grand-père, que je n’avais jamais vue et que nul ne m’avait décrite, se reconnaissait sans erreur possible, on ne pouvait s’y tromper : jardinet bas s’ornant d’un buisson de boules dorées, murs tors – mélange de bois et de brique –, quelque chose qui ressemblait à une chaise défoncée, postée sans raison près de la clôture – tout cela était mien, toutes choses me furent d’emblée apparentées. C’est ici, me disaient-elles, viens par ici ! Cela sentait pas mal le chat, mais l’odeur des plantes et des herbes l’emportait ; quant à engranger quelque chose en mémoire – il n’y avait rien. D’ailleurs, il n’était pas besoin d’emporter des souvenirs, je me remémorais tout si bien sous ces fenêtres, je devinais avec un tel sentiment de haute précision, de précision naturelle, comment les choses ici, chez nous, étaient agencées, comment vivaient les gens et pourquoi ils s’en allaient. La cour, tout simplement, me serra dans ses bras. Et après avoir piétiné encore une dizaine de minutes, je m’en retournai, ayant fait de mon mieux pour m’approprier les lieux : en retirer une image comme on retire un miroir de son cadre et l’insérer pour de bon dans les encoches de ma mémoire de travail, afin qu’elle ne disparaisse pas, qu’elle se fixe solidement. Et c’est ce qui se produisit. Par les fenêtres du train on voyait de longues rigoles qui évoquaient des fossés d’irrigation courant le long de la voie, puis, à un moment, un petit tourbillon « poussiéreux » s’éleva à un passage à niveau désert.

Une semaine plus tard environ, mon ami de Saratov m’appela. Confus, il m’avoua qu’il s’était trompé d’adresse. La rue était la bonne, mais pas le numéro. Excusez-moi, Macha*7, je suis terriblement confus.

Et voilà à peu près tout ce que je sais de la mémoire.

*1. Un des diminutifs du prénom Leonid.

*2. Nom de Nijni-Novgorod de 1932 à 1991.

*3. Le « beau coin » est traditionnellement, dans la maison, le « coin aux icônes ».

*4. Célèbre manufacture de porcelaine, créée en 1766, aux environs de Moscou, par l’Anglais Francis Gardner. La manufacture est bientôt parrainée par Catherine II et recevra, jusqu’à la révolution, de nombreuses commandes de la cour impériale.

*5. Ivan Sytine (1851-1934) : célèbre éditeur de la période prérévolutionnaire, il publie des œuvres de littérature, mais aussi des encyclopédies, des livres pour enfants et des périodiques, souvent à l’attention d’un large public.

*6. Grigori Dachevski (1964-2013) : poète, traducteur, critique littéraire.

*7. Diminutif de Maria.

Chapitre III

Un certain nombre de photographies

1.

Une grande salle d’hôpital au sol en damier. Le soleil vient cogner dans les hautes vitres des fenêtres cintrées et la partie droite est illuminée à en paraître blanche. Au demeurant, il y a du blanc à foison. Les lits sont posés les pieds devant, leur dos forgé tendu d’une toile. On voit de grands oreillers, on voit la tête des malades, des moustachus regardent par ici, vers l’objectif, l’un d’eux s’est soulevé sur ses coudes, tandis que l’infirmière arrange quelque chose près de son épaule. Elle est le seul être féminin dans l’immense salle. Dans le coin gauche a lieu l’événement des photos : une table, un autre moustachu en tenue d’hôpital, appuyé sur des béquilles, exhibe un sourire méridional plein de dents. Sur la table, papiers, registres, feuilles de température : là sont assis les deux principaux protagonistes, au centre de la composition, ceux pour lesquels on est venu photographier et qui rayonnent du contentement insouciant des visiteurs. Voyez celui-ci, en costume de ville : bottes étincelantes, petit col, il est renversé contre le dossier d’une chaise viennoise. Le second est en gris : sous ses moustaches également, la blancheur de l’amidon. Plus loin, des infirmiers attendent, mains jointes sur la poitrine ou sur le ventre ; pieds des lits et côtes des colonnes sont en parallèle, quelqu’un risque un œil derrière l’une d’elles, à croire que tous ont présence obligatoire. Dans un angle, un palmier de garde adresse des signes. Les fenêtres sont des flaques de lumière, les flous sont les plus intéressants, là où la blancheur a dissous le cadre et commence à ronger la silhouette de l’infirmière et l’occupation qui est la sienne.

2.

Impossible, si l’on n’est pas au courant, de deviner que l’on voit un cadavre – juste un tas de chiffons sur une table basse en marbre, autour de laquelle sont assis des étudiants attentifs. C’est une leçon pratique d’anatomie. Plus près, une autre table supportant aussi une chose indistincte : un sac ? un paquet de quelque chose ? Non, pas moyen de le discerner.

Six femmes se pressent autour, blouses blanches passées par-dessus leurs robes sombres de tous les jours. En bordure, un homme – le seul de l’équipe – s’est détourné, se demandant s’il devait esquisser un sourire ou se renfrogner. Les autres, cependant, sont à l’œuvre. L’homme a un pince-nez comique et, dans son dos, on distingue un tableau noir envahi de craie. Par là-bas, si on y regarde à deux fois, que ne voit-on pas : schéma végétatif vasculaire, reste d’un cours, profil d’un militaire coiffé d’une haute casquette, profil d’une beauté fumant une cigarette, le menton volontaire, et, complètement de face, lunaire, le rond souriant d’un visage auquel sont accolées des oreilles impressionnantes. Ça, c’est sur le côté. Autour de la table, une version féminine de la Leçon d’anatomie du docteur Tulp. Une étudiante brune, un stéthoscope autour du cou, lit un livre devant un auditoire figé. Les visages évoquent ceux de sentinelles montant la garde, un seul est flouté par un sourire, et si l’on a l’impression que tous sont occupés à la même tâche, il n’en est rien. L’une s’étire et regarde en elle-même, une autre sursaute, comme si on la hélait du coin le plus éloigné de la pièce, celle aux lunettes n’a pas eu le temps d’enfiler sa blouse et le pesant corsage brodé à boutons cherche à se faire passer pour un uniforme de médecin. Celle au petit chignon bas, qui tient le livre, est mon arrière-grand-mère Sarah. Tous les regards, tels les rameaux d’un balai, partent dans tous les sens, nul ne veut contempler les tissus et les articulations du mort.

3.

Une vieille petite photo, qui semble plus vieille encore parce qu’elle a perdu ses couleurs. En bas, écrit en rose : « CHERSON » et « B. WINEERT ».

Tout indique le milieu des années 1870. La fiancée est solidement posée, tel un verre sur une nappe, la robe de mariée en lourd tissu s’étale en triangle, la cape descend sur le ventre, les boutons sont alignés, le large visage est encadré de dentelles. À côté de cette autorité tranquille, appuyé contre elle comme à un portillon, le fiancé paraît irréel, et cela ne tient pas à la logique simple et grossière d’un mariage inégal et des contes d’Odessa, c’est comme cela, à croire que nous assistons à l’union d’un triangle et d’un filigrane. Os et visage fins, évoquant une bougie ou la fin d’un morceau de savon, le fiancé est dégingandé et on a l’impression qu’il va fondre dans son surtout de fête aux revers bien marqués, de sorte que la fiancée le retient par un coude. Le surtout est trop droit, le haut-de-forme, dont il n’est pas familier, évoque un lapin dans la main d’un prestidigitateur. L’éphémère beauté de mon arrière-grand-père paraît si fragile qu’on a peine à se le représenter, vingt ou trente ans plus tard, en père de famille et propriétaire de quoi que ce soit. Enfant, je croyais que la photographie barbe-broussailleuse de l’autre arrière-grand-père était celle du premier devenu vieux et j’étais horrifiée de ce changement. Mais il n’y a que deux photographies de Leonti Liberman et, sur les deux, on a le sentiment qu’il va se diluer dans le décor, avant même que ne lui pousse une moustache.

4.

Des enfants jouent au croquet dans le petit pré d’une datcha de la région de Moscou. Les adultes sont assis sur un banc ou debout, adossés au tronc d’un grand pin. La vieille maison en rondins, avec ses mansardes et ses clochetons, sort de l’image. Les fenêtres sont largement ouvertes. Le jeu est interrompu, tous se tournent vers le photographe : fillettes portant chaussettes hautes et robes blanches, évoquant plus des chemises, gamins aux pieds nus de la datcha voisine, les maillets de croquet sont figés, les boules reposent à terre. Seule une enfant, à droite, prise par le jeu, est penchée vers le sol, ses épaules nues sont courbées, arquées par l’effort, jambe droite écartée, profil incliné, pied qui s’avance sur une même ligne invisible, cheveux courts, coupés au bol, qui laissent entrevoir une tendre et longue nuque. De la fillette, pareille à un garçonnet grec, émane une anxieuse concentration, l’enfermement-renfermement emblématique du bas-relief. Tous les autres forment des groupes, des couples ; elle seule est au premier plan, non loin des autres, et pourtant, dirait-on, c’est l’extrémité de la photographie, l’aile la plus éloignée de la grande maison.

5.

Longue jupe noire jusqu’au plancher, chemisier clair : une inconnue sur fond de balustrade, une maison de brique entortillée de lierre, des volets peints, ouverts. Des enfants d’environ deux et cinq ans se profilent derrière la femme, au niveau des épaules, comme deux ailes. Elle les tient par la main – ses coudes se rejoignent sur sa poitrine. Sur les côtés, deux hommes, plus près de nous. Le plus grand a croisé les jambes et fourré les mains dans ses poches, chemise flottante retenue par une ceinture, cheveux bouclés en bataille. C’est Sachka, alias Sancho Pança, ami et fervent admirateur de l’arrière-grand-mère Sarah. Le second, plus âgé, porte pince-nez et tunique de toile grossière, il a l’air abattu. Et je comprends soudain que je l’ai déjà vu, je le connais, voyons, c’est Iakov Sverdlov ! Une dizaine d’années plus tard, il deviendra président du Comité exécutif central panrusse et signera les résolutions de la terreur rouge et de la « transformation de la république des soviets en camp militaire généralisé5 ».

6.

La première chose qui attire l’œil : le slogan d’une banderole sur le fond d’un bois de bouleaux touffu.

« Il est pour la bonne santé

de l’anatomie ouvrière

un moyen sûr :

la culture physique ! »

La photo est à ce point dallée de corps de femmes que le regard se porte involontairement vers le haut, où l’on ne voit que des troncs d’arbres et les lettres blanches du calicot. Ce qui se produit là évoque le schéma d’un composé chimique complexe. Les rangées supérieures sont debout, les suivantes accroupies de plus en plus bas, voire couchées, étalées, pareilles à des ondines dans un océan de bras nus, de shorts et de maillots uniformes. Au total, quelque quatre-vingt-dix personnes, mais les visages se ressemblent étonnamment ou peut-être sont-ils simplement comprimés par l’usure et le refus de toute expression. Aussi est-il intéressant de les examiner un à un ; il semble alors, en passant d’un visage à l’autre, que l’on voie les phases successives d’une même mimique. La photo a visiblement été prise à la maison de repos Raïki, où l’arrière-grand-mère Sarah était médecin en 1926 ou quelque chose d’approchant ; sa fille Liolia, âgée de dix ans, est dans la rangée du bas, la tête prise dans un foulard, un absurde châle à franges sur les épaules. Pour ne pas la confondre et retrouver la sienne, comme dans les contes où le prince doit retrouver sa princesse parmi une dizaine d’autres, on l’a marquée d’une croix à l’encre bleue. Mais on eût pu la reconnaître au détachement avec lequel elle regarde ailleurs.

7.

Une lourde carte à bordure dorée, le dessin d’un paysage brumeux, sur lequel se détache, paraissant d’autant plus puissant, un banc de fonte pattu, aux accoudoirs alambiqués. Y est assis David Friedman, le père de mon arrière-grand-père, médecin à Nijni-Novgorod. Il retient de la main droite, par le collier, un setter irlandais, digne race de chiens de chasse homologuée vingt ans plus tôt, en 1886. Il est presque impossible de détailler les vêtements de l’arrière-arrière-grand-père, tant ils résistent à être vus : robuste manteau à col d’astrakan, sorte de pantalon, sortes de chaussures d’aucune sorte, pince-nez au bout d’une longue chaîne, qui attire l’attention sur les yeux. Des yeux dans lesquels on croit lire de l’angoisse, mais peut-être les yeux n’ont-ils rien à y voir, peut-être cela tient-il à la façon dont les jambes sont collées l’une à l’autre, à croire que l’homme s’apprête à partir et qu’il va, là, tout de suite, se lever. Dans notre famille comme dans de nombreuses autres, impossible de songer au départ sans obligatoirement « s’asseoir avant le voyage », sans observer une minute et demie de silence, pendant laquelle ledit voyage réussit à prendre toute son importance. Le chien est nerveux et s’agite sur place. Tous deux mourront en 1907, le même jour, disait maman.

8.

Une photo où il ne se passe rien. Juste un visage, mais cela suffit amplement. Barbe démesurée en éventail, qui se dédouble au niveau du torse, au-dessus de boutons, ailes du nez largement écartées, sourcils rapprochés au-dessus, tête couverte d’un duvet gris et qui, néanmoins, paraît nue. Aucun fond : derrière le visage, le vide. La photo est celle d’Abram Ossipovitch Guinzbourg, mon autre arrière-arrière-grand-père, père de quatorze enfants, marchand de la première guilde, qui a démarré son affaire dans la ville de Potchinki et que les archives locales ne prennent pas en considération. Il évoque tout entier la Foudre divine (il n’eût pas toléré d’autre formulation). La première chose qui retient l’attention sur les vieilles photographies, ce sont les yeux : un regard vague, parce que privé de point d’appui (l’appui de ceux qui pourraient te reconnaître), un regard fixe, droit devant.

Ici, le regard est dirigé vers la gauche, il ne cherche pas, mais tient quelqu’un ou quelque chose demeuré hors du cadre, le tient si bien que, malgré soi, on tente de se placer là où le regard est porté et où l’on ne voit plus rien depuis belle lurette. Le champ visuel, où l’attention allait et venait librement, est soudain changé en étroit triangle, et tout ce qui s’y passe est régi par le seul poids-grappin d’un regard extérieur.

9.

Une grande – 20x30 centimètres – copie d’une vieille photographie. Au dos, on lit : « 1905. De gauche à droite : 1. Guinzbourg 2. Baranov 3. Halper 4. Sverdlova. L’original se trouve au musée-réserve de Gorki, no 11281. Chargée de recherche Gladinina (?). » Au-dessus du numéro, un tampon bleu et rond.

C’est l’hiver. Neige piétinée, blancheur fastidieuse dégouttelant des sombres pelisses duveteuses et des toques. La saleté qui macule parfois les vieilles photographies par piquetis et par bandes, balayant l’image. L’arrière-grand-mère Sarah, qui occupe la première place, semble plus vieille que ses dix-sept ans. Sa petite toque, de ces bibis que l’on fixait à l’aide d’épingles, a glissé sur sa nuque, une mèche de cheveux s’est échappée et pend ; le visage aux joues rondes est battu par le vent, on voit qu’elle a froid : une de ses mains est logée profondément dans une manche de son manteau, l’autre est fermée, poing serré. L’œil droit, blessé sur une barricade, est tendu d’un bandeau noir, comme ceux des pirates des Caraïbes. On est à Nijni-Novgorod, pendant le soulèvement des quartiers de Sormovo et Kanavino, qui a éclaté le 12 décembre 1905 et sera, après trois jours de combats de rue, écrasé par l’artillerie.

Dans la mémoire familiale, cette photo s’intitulait « Grand-mère sur les barricades », même si l’on n’y voit pas de barricade – derrière les protagonistes se dresse un mur de brique blanc et, sur le côté, dans la mélasse de neige, un genre de petite palissade. Lorsqu’on y regarde de plus près, on remarque combien ceux qui sont postés là sont jeunes : un beau moustachu en tunique grise du Kouban ; Halper, que je n’ai pas connu, et ses grandes oreilles ; une amie de grand-mère au visage enfantin, agrémenté de hautes pommettes. Soixante ans plus tard, ne demeureront, dans la mémoire des archives officielles, que les femmes : Sarah Guinzbourg et Sarah Sverdlova, « la petite Sarah », sœur de son célèbre frère, sur un banc près de la Maison des vieux bolcheviks, deux dames chenues emmitouflées dans d’épais manteaux, se chauffant au soleil hivernal, serrant contre leur ventre des manchons à l’ancienne mode.

10.

Matin à la datcha : quelqu’un est assis dans un fauteuil en rotin, on ne voit que les jambes et le bas d’une robe rayée. La terrasse, la table recouverte d’une toile cirée, dans une débauche de porcelaine : tasses, sucriers, beurrier grêlé, grand vase de fleurs et de feuillages et, plus loin, casserole dont on ne distingue pas le contenu. Une jeune fille en robe d’été prend un petit-déjeuner sélectif et précautionneux : coudes hors de la nappe, couteau dans la main droite, fourchette dans la gauche, les pieds, chaussés d’escarpins à la mode (menue bride enserrant la cheville, bout arrondi), reposent sur le barreau de la chaise. Une autre lui fait face, qui, penchée sur un verre de thé, en remue le sucre. Des genoux bronzés émergent d’un pan de robe colorée, les bras nus renvoient la lumière, les cheveux sont pris dans une résille. Vérifiant, l’œil perçant, que Liolia mange correctement, une vieille femme porte tablier et foulard blanc couvrant la tête : c’est nounou Mikhaïlovna, qui s’est aboutée à la famille et y est restée pour toujours. On doit être en 1930 ; sur un banc, une pile de journaux, avec, sur le dessus, un nouveau numéro d’Ogoniok*1. En couverture, une vague silhouette de femme – que fait-elle ? Impossible de le voir.

11.

Une photo couleur de gravier ; on se dit qu’au toucher elle doit être rugueuse. Tout y est gris : visage, robe, gros bas de laine, mur de brique, porte en bois, végétation épineuse du jardinet. Une femme plus toute jeune est assise sur une chaise viennoise, les mains à demi croisées sur la poitrine, comme si elle avait esquissé un geste, puis oublié ce qu’elle voulait faire, laissant une de ses mains dissimuler son ventre. Le sourire n’a pas non plus eu le temps de gagner tout le visage – celui-ci est simplement calme, à croire que les aiguilles du temps se sont figées, que midi règne, heure paisible d’assentiment dépassionné. Le dénominateur de cette image est manifestement une extrême pauvreté dont tout, ici, parle la langue : les lourdes mains sans bagues, la toile de l’unique robe à disposition sont cousines de la piétaille végétale sur le sol, elles ont les mêmes racines. Nulle tentative de s’apprêter un peu avant de poser pour l’éternité, d’offrir à son quotidien un jour de repos mérité ; la réalité nue, parce qu’il n’y a pas le choix. C’est mon arrière-grand-mère, Sophia Axelrod, grande lectrice de Cholem Aleichem, quelque part aux environs de Rjev. Et l’année peut être n’importe laquelle : 1916, 1926, 1936, il n’y avait guère de chances que cela change avec le temps.

12.

Une fillette âgée de cinq ans tient entre ses bras une énorme poupée prêtée pour la photo. Une poupée somptueuse : lourde tresse, joues vermeilles, volant brodé de la robe, haut kokochnik*2, fauteuil en rotin. Elle suscite un émoi sacré, impossible de la regarder et, à la place, les yeux ardent de ravissement, braqués sur l’objectif : la voilà ! nous voilà ! Le gros et le maigre (la petite est maigrelette, la poupée impressionnante et hautaine), le noir et le blanc (la petite est brune, elle a des boucles en bataille, la tresse de la poupée lui descend jusqu’à la ceinture, pas un cheveu ne dépasse), l’aimant et l’aimé. Les bras enfantins portent leur trophée avec un soin religieux : une main tient délicatement mais solidement la taille, l’autre effleure à peine les doigts de porcelaine. La photo est en noir et blanc et j’ignore de quelle couleur est la robe brodée de cerises ou le nœud pattu au sommet du crâne de maman.

13.

Au bord d’une rivière, au milieu ou à la fin des années 1930, deux jeunes femmes posent devant l’appareil, sans cesser de rire. L’une a déjà libéré ses cheveux, elle se penche, pour un peu elle ferait tomber dans l’herbe son châle blanc tricoté ; l’autre retient son petit chapeau menacé par les attaques d’un vent invisible. Elles portent des robes courtes et légères, déjà leurs sacs sont par terre, les pièces de linge dont elles se sont débarrassées gisent en boule à leurs pieds.

14.

Il pleut, des gens errent, perdus, dans la prairie détrempée. Ils sont nombreux, une vingtaine, hommes à canotier, femmes en longue jupe dont le volant balaie l’herbe mouillée ; au-dessus des têtes, les coupoles incertaines de petits parasols. Loin à l’horizon, un mur protégeant Dieu sait quoi ; sur la droite, le reflet d’une eau grise. Ils se tiennent, les uns proches, d’autres plus éloignés, par deux, par trois, solitaires, et plus on les fixe, plus il apparaît évident que le paysage d’outre-tombe doit ressembler à cela, rivage originel où chacun est abandonné à soi-même.

Au dos de la photographie, joliment calligraphié, avec boucles et fioritures, on peut lire en français : « Montpellier, 22 VII 1909. Souvenir de notre expédition zoologique à Palavas. Tristesse… Le temps s’était gâté. Dr H[adji] Guentchev – suit une adresse –, Mademoiselle S. Guinzbourg, Potchinki. » Il y a, du côté de Palavas-les-Flots, des flamants roses, ce qui explique l’aspect « zoologique » de ce voyage ancien. Il y a cent ans, la ville était déserte, l’église Saint-Pierre flambant neuve, il n’y avait pas les hôtels d’aujourd’hui.

Parmi ceux qui se promènent sous le ciel bas, une femme se tient très droite. Elle est à l’écart, ne regarde pas l’objectif, son dos étroit dans sa jaquette claire d’été est l’axe de la photo, le pilier central de son manège immobile. Elle a rejeté en arrière sa tête qu’enserre un chapeau rigide, dans ses mains un bouquet touffu. On ne voit pas son visage, mais il me plaît de penser qu’il s’agit de mon arrière-grand-mère Sarah.

*1. Hebdomadaire illustré créé en 1899. Il reparaît, dans la Russie soviétique, à partir de 1923 et reste jusqu’à ce jour un magazine populaire.

*2. Coiffure féminine traditionnelle.

IV

Le sexe des morts

J’avais une douzaine d’années et fouillais l’appartement en quête de choses intéressantes. Il y en avait beaucoup et il s’en ajoutait chez nous à chaque décès – laissées comme la mort les avait surprises, au hasard de cette apparence dernière que seul eût pu modifier leur propriétaire, or celui-ci n’était plus. Contenu du dernier sac à main de grand-mère, agencement de ses rayonnages de livres, boutons dans la boîte à boutons, tout s’était arrêté telle une montre, figé tel jour, à tel instant. C’est ainsi que j’avais trouvé, au fin fond des caisses, un truc – un vieux portefeuille en cuir – qui ne contenait qu’une photographie.

D’emblée, il était clair que c’était une photographie, non quelque « image », carte postale ou, par exemple, petit calendrier en couleur. Elle représentait une femme nue. Étendue sur un divan, celle-ci fixait l’objectif. Une photographie d’amateur, assez ancienne pour avoir eu le temps de jaunir, mais l’impression qu’elle suscitait n’avait rien à voir avec ce que sous-entendaient les lettres parisiennes de mon arrière-grand-mère ou les blagues rimées de grand-père. La photo n’ajoutait rien au sentiment de parenté qui vous serrait la gorge, aux innombrables visages du demi-chœur noir et blanc de ce dichorée familial qui se tenait toujours dans mon dos, à la soif de savoir que déclenchait cet inconnu-connu – Nice la nuit, sur les cartes postales d’avant la révolution. La photo recelait manifestement de l’interdit (ce qui ne me troublait guère, moi qui, en cachette de mes parents, étais justement partie à la recherche de cet interdit), une vague inconvenance (même si la nudité affichée de cette femme était franche et candide) et, plus curieux, elle n’avait aucun rapport avec moi. C’était quelque chose d’étranger. Et que le portefeuille fût resté sans propriétaire n’y changeait rien.

La femme étendue sur le divan de cuir n’était pas belle. Du moins selon mes critères de l’époque, façonnés par le musée Pouchkine et les images de la Mythologie de Koun*1. Il y avait par trop d’imperfections choquantes. Elle avait la jambe courte, une petite poitrine et de grosses fesses, un ventre mou sans rien de marmoréen, et tout cela la rendait plus vivante encore, comme il est vivant de tout savoir en ignorant l’existence des modèles. C’était une « adulte » d’une trentaine d’années, comme je le comprends aujourd’hui ; elle n’était pas dénudée, mais précisément très nue, ce qui, au demeurant, n’était pas le plus important. Elle fixait celui qui la regardait, autrement dit l’objectif, en l’occurrence moi, avec une intensité qui interdisait de tenir ce regard pour celui, distrait, d’une déesse ou d’un modèle dans l’atelier d’un artiste.

Ce regard était direct et utilitaire, il se passait quelque chose entre la femme et son témoin, ou il allait se passer quelque chose. Pour tout dire, ce regard était en lui-même un passage, le canal de ce qui devait advenir, son couloir, son trou noir. Le visage, un peu plat, aux joues larges, avec les petites fentes des yeux, était littéralement dévoré par ce regard. Le message n’avait pas de destinataire ; simplement, je me trouvais par hasard à la place de l’observateur et cela rendait la situation triste et absurde. Il était on ne peut plus clair (à la différence de toute forme d’art et d’histoire qui m’eût été nettement adressée et m’eût prise en compte) que la « Photographie sur divan de cuir » ne me visait pas le moins du monde, elle ne voulait pas me voir et savait avec certitude qu’il devait y avoir un autre à ma place, un autre doté d’un prénom, d’un nom et, peut-être, d’une moustache.

C’était précisément l’absence de cet autre qui donnait à la scène un tour aussi inconvenant. C’était, au sens strict, un coitus interruptus, et j’étais, de fait, l’instrument d’une intrusion, je me trouvais au mauvais endroit au mauvais moment, brusque témoin de ce que je n’aurais pas dû voir : le sexe. Le sexe n’était pas dans le corps, dans la pose ou dans le décor qui s’était pourtant fixé dans ma mémoire, mais dans le seul regard, dans sa franchise sans ambiguïté, dans sa volonté d’ignorer absolument tout le reste. Étrange, tout de même, de songer que trente ans plus tôt – et aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes, avec une probabilité de cent pour cent – les deux acteurs de cette scène n’étaient déjà plus de ce monde. Tototte et Toto tombent à l’eau. Qu’est-ce qui reste ? Le sexe, rattaché à rien, dans une pièce vide.

* * *

S’il me fallait expliquer ce que j’ai contre les images, je dirais qu’elles recèlent un mal commun, que je qualifierais d’amnésie euphorique : elles ne se rappellent pas ce qu’elles signifient, d’où elles viennent, à qui elles sont apparentées, et ne s’en sentent pas plus mal. Pour celui qui regarde (instance réceptrice qu’on ne sait plus comment appeler : le lecteur ? le spectateur ?), l’image semble faire plus et servir mieux. Son message parvient plus vite au destinataire, nulles vaines paroles, et surtout elle ne se lasse pas d’entrer en interaction avec lui : elle le stupéfie, l’accroche, le captive. L’image séduit par une illusion d’économie : là où le texte ne fait que dérouler les premières phrases, la photographie a déjà atteint son but, horrifiant, convainquant et cédant, magnanime, la place au texte qui – c’est entendu ! – s’occupera des détails secondaires, racontant ce qui a eu lieu et où.

Un siècle passé à répéter que la marque ou le problème de notre temps est la surproduction de matériaux visuels, le remplacement des pesants charrois de descriptions chargées de sens par de légers traîneaux d’images ! C’est parfaitement juste, et le problème n’est pas tant dans le poids du chargement, qui ne paraît insurmontable qu’au début, que dans le fait que les vivants aussi, pas seulement les morts, se perdent dans le couloir de verre de la démultiplication. Un essai de Krakauer sur la photographie décrit ce processus avec une évidence toute photographique, et l’on peut suivre les différents stades de notre attention à partir d’une photo de grand-mère : la façon dont l’aïeule disparaît sous nos yeux, se noyant dans les plis du vêtement, ne laissant à la surface de l’image que le petit col, la tournure, le chignon.

Il en va de même pour chacun d’entre nous, dans la mesure où le moindre selfie, la moindre photo de groupe ou d’identité, intègrent notre vie dans une chaîne – une histoire qui n’a rien à voir avec celle que nous nous racontons et aimerions transmettre à nos proches en un avant-après linéaire ; œuvres complètes d’instants et de poses choisis-réunis par d’autres que nous, ouverts pour la phrase suivante sortie de bouches et de mentons graisseux. Balzac avait pressenti la chose et refusait d’être photographié, estimant que chaque nouveau cliché exfoliait ou rabotait une nouvelle couche de balzac, et que s’il laissait faire cela de lui, il n’en resterait rien. (Ou bien ne demeurerait qu’une fumée légère, un vague trognon, une couche résiduelle de l’épaisseur d’un masque mortuaire.)

La mécanique de la photographie ne vise pas non plus à conserver ce qui est. La logique de son fonctionnement évoque plutôt la façon dont on préparerait un envoi pour ses descendants ou pour des extra-terrestres – informations sur l’humanité, anthologie de ce qu’elle a de meilleur, tentative d’autodescription en exposant les réalisations de notre civilisation : shakespeare-monalisa-cigare, pénicilline-iPhone-kalachnikov. Cela rappelle les préparatifs de funérailles égyptiennes, organisées comme de vastes valises emplies de tout le nécessaire. Mais si l’on prend pour hypothèse, chez les mêmes descendants/extra-terrestres, une curiosité que rien n’effraie, celle-ci ne pourrait être satisfaite que par une bibliothèque illimitée d’images, qui, tel un grenier, recèlerait tout : chaque minute de chacun d’entre nous. En admettant que l’on réunisse cet effrayant dossier et qu’on le laisse à disposition, il ne se distinguerait guère de celui – loin d’être complet – conservé, accumulé aujourd’hui quelque part dans les airs, dans leurs poches informes, et que l’on ranime d’un simple clic de souris d’ordinateur.

La photographie relève en premier lieu de changements qui sont toujours les mêmes : on grandit, puis on se dissout, avant de sombrer dans le néant. J’ai eu l’occasion de voir plusieurs projets photographiques se déroulant sur des décennies. Ils se baladent sur les réseaux sociaux, suscitant l’attendrissement, la nostalgie ainsi que cette sorte de curiosité malsaine des gens jeunes et en bonne santé pour ce qu’ils ne voient pas encore comme un avenir. Ici, un jeune Japonais se photographie avec son fils : le temps passe, le gamin a un an, quatre, douze, vingt. Une bobine qui s’enroule et se déroule en accéléré : l’un se gonfle de vie comme un ballon d’air, tandis que l’autre se dégonfle, se ratatine et s’assombrit. Là, des sœurs – australiennes ? – qui ont un an de différence et se photographient ensemble depuis quarante ans, année après année ; chaque nouvelle image montre avec plus d’évidence le vieillissement, la déception, les petits signaux de l’anéantissement. De ce point de vue, l’art est à l’opposé de la photo : n’importe quel corpus de textes réussi est la chronique d’un grandissement, une chose qui ne correspond pas pleinement à la chronologie parallèle des premières rides et des taches de vieillesse. En comparaison, la photographie est sans compromis ; elle est certaine que, très bientôt, tout cela ne sera plus et s’efforce, comme elle peut, de tout garder.

Je parle ici d’une photographie d’un type particulier, une photographie de masse – ce qui ne doit rien au hasard –, englobant dans un large cercle de craie tous les reporters professionnels, les amateurs et leurs clichés réalisés au moyen de leurs téléphones, et une panoplie de variantes intermédiaires. Ces clichés ont pour caractéristique commune que photographes et spectateurs y croient dur comme fer : le résultat de ce qu’ils ont produit a valeur de document, il montre la réalité saisie telle quelle, sans fard verbal – la rose est une rose, la grange une grange. La photographie artistique, avec ses tentatives de tordre et de reconstruire le monde visible pour la plus grande gloire de la perception individuelle, ne m’intéresse que sur des points non prévus par l’auteur, là où la réalité contrarie le dessein et flatte le spectateur qui remarque les coutures et les bâtis – grossières chaussures pointant sous une soie de carnaval.

* * *

L’appareil photo, toutefois, a aussi des capacités qui vous laissent ébaubi. Il permet ainsi de convoquer un homme, un animal ou une chose comme un tout, une unité de texte, de décaler du réel le bonnet léger des signifiants, en ignorant superbement le signifié. Il met, pour la première fois, un signe d’égalité entre l’homme et son image – il y suffit de multiplier les images.

Il y a un siècle ou deux, le portrait était un témoignage exhaustif et, à de rares exceptions près, la seule chose, au fond, qui restait de toi (et pour toi). Il devenait, en quelque sorte, la justification de ta vie, son point focal, et le métier impliquait le labeur à la fois de l’artiste et du portraituré. Au temps de la peinture, le dicton « Chacun a le visage qu’il mérite » correspondait pleinement à la réalité pour ceux qui, dans l’organisation sociale, avaient droit au visage non commun de la mémoire ; ce visage était celui du portrait.

Ou – plus important encore – le visage de l’écriture. La plus grande part de l’héritage mémoriel était textuelle – journaux intimes, correspondances, Mémoires. À compter de la moitié du xixe siècle, les plateaux de la balance – écrit et visuel – s’inversent, les piles de photographies prenant de l’ampleur. Ces dernières ne présentent plus à la mémoire « moi telle que je suis », mais « moi, samedi, en amazone ». Le nombre de photos de famille n’est limité que par les cadres sociaux, les moyens financiers ; néanmoins, Mikhaïlovna elle-même, la nounou paysanne de grand-mère, avait trois photographies qu’elle gardait précieusement.

La vieille-dame-peinture (j’appellerai ainsi pour plus de commodité la capacité à reproduire manuellement le vivant, le matériau peut varier) est obsédée par l’impossibilité de la ressemblance, et elle se passionne d’autant plus pour sa tâche : donner une image exhaustive, unique, exacte aussi, c’est-à-dire différente ; proposer au portraituré un concentré de lui-même – de lui non pas maintenant, mais toujours, un cube compressé de l’essentiel. Au fond, c’est de cela que traitent tous les récits de Gertrude Stein qui, au fil des ans, s’était mise à ressembler de plus en plus à son portrait par Picasso, ou la façon dont l’homme peint par Kokoschka perd la raison et devient pareil à celui du tableau.

Objets constants de l’attention de la vieille dame, nous comprenons par trop qu’en place d’une ressemblance, celle-ci nous vend un horoscope : un modèle d’interprétation avec lequel on peut tomber d’accord (ce miroir me flatte) ou contre lequel on peut s’insurger. En revanche, avec l’apparition de l’image photographique, pour la première fois Madame Bovary peut déclarer sans hésiter : « C’est moi » – et choisir entre trente-six tirages les plus attrayants. La vie lui tend un nouveau miroir, et celui-ci reflète à profusion, sans rien exiger en retour ni s’appesantir sur rien.

C’est là que peinture et photographie divergent : l’une vers sa fin proche et inéluctable, vers la désincarnation ; l’autre vers ses réserves sans fond. Au partage de l’héritage, l’une reçoit la maison et le jardin, l’autre n’a que ses yeux pour pleurer. Marthe a pris le réel, Marie est restée à parler dans la langue des abstractions et des installations.

* * *

L’invention de la photographie numérique a fait coexister l’hier et l’aujourd’hui avec une intensité inouïe à ce jour, comme si, le vide-ordures cessant de fonctionner dans un immeuble, les détritus du quotidien demeuraient sur place. Plus besoin d’économiser la pellicule, il suffit d’appuyer sur un bouton, et même ce qui est effacé reste stocké dans la mémoire de l’ordinateur. L’oubli, singe du néant, s’est doté d’un frère jumeau, la mémoire morte de stockage. On regarde avec amour l’album de photos de famille : bien peu y est rassemblé, juste ce qui est resté. Mais que faire d’un album qui recèle absolument tout, le volume intégral, incommensurable de ce qui a été ? Dans les limites que vise la photographie, le volume de vie fixée est égal à la durée réelle de celle-ci ; pas d’à-coups dans la production, mais pas de consommateurs.

C’est ainsi que je vois ces gigantesques poubelles d’images, ratissant toutes les scories, tous les clichés ratés, les deuxièmes et troisièmes doubles, la queue d’un chien s’échappant du cadre, le plafond d’un café photographié par inadvertance. On peut en avoir une idée sur les réseaux sociaux, où sont suspendus des milliers de photos manquées, fixées par un tag comme par une épingle. Leur avenir ? Un cimetière alternatif, les gigantesques archives de corps humains dont nous ne savons rien, sinon qu’ils ont été.

Effroyable est cette immortalité, et plus effroyable encore le fait qu’elle nous est imposée. Ce qu’enregistrent actuellement les photographies n’est autre que le corps de la mort, cette part de moi privée de volonté individuelle et de choix, que n’importe qui peut s’approprier, qui se laisse fixer et conserver sans effort ; ce qui meurt, et non ce qui reste.

Aux temps anciens, le « je-ne-mourrai-pas-complètement » était affaire de choix. On pouvait y échapper et opter pour le lot commun : et « l’humble pécheur Dmitri Larine, esclave de Dieu et lieutenant-colonel, goûte sous cette pierre un éternel repos6 ». L’impossibilité de disparaître semble à présent inéluctable. Que nous le voulions ou non, une étrange existence prolongée nous attend, dans laquelle notre apparence physique se conserve jusqu’à la fin des temps ; ne disparaît que ce qui était nous.

Le luxe de se dissoudre, de sortir des radars, est désormais inaccessible à quiconque.

On se retrouve sous l’objectif comme sous l’averse, en se disant : « Et voilà, c’est parti ! » Qui va regarder tout cela ? Quand ? Notre apparence extérieure, décollée de nous par des milliers de caméras de surveillance dans les gares, aux arrêts de tramway, dans les magasins et les entrées d’immeubles, évoque les empreintes digitales laissées par l’humanité avant l’invention de la criminalistique. Elle n’a pas d’alphabet, elle n’a que la nouvelle (ancienne) multiplicité des feuilles dans une forêt.

L’invention de l’enregistrement, l’invention des archives ont fait disparaître de la vie sa part non reproductible. Comment jouait Mademoiselle George, comment chantait Bosio, tout cela nous était transmis par les moyens du Verbe et demandait un effort à ceux que la chose intéressait : il fallait deviner, reconstituer, se représenter. Aujourd’hui, tout le passé est à portée de main. Et plus long est l’enregistrement, plus il bloque les êtres dans une zone de demi-mort. Leur enveloppe corporelle bouge et parle, leur voix terrestre résonne à n’importe quel moment, ils peuvent repousser, séduire, susciter le désir (le corps d’un côté, le nom de l’autre, à l’instar des sous-titres au cinéma). Le summum est la pornographie des temps passés : des corps morts sans nom, fonctionnant mécaniquement, alors que leurs propriétaires sont depuis longtemps réduits à l’état de poussière ou de cendres.

Mais le corps lui-même se trouve hors de la légende : il n’a pas droit à une plaque avec son nom et des explications, il n’a pas de signes distinctifs. On lui retire après coup toute mémoire, toute trace de ce qui lui est arrivé, son histoire, sa biographie, sa mort, ce qui lui confère une indécente contemporanéité. Et plus il est nu, plus il est proche de nous et loin de la mémoire humaine. De ces êtres, nous ne savons que deux choses : qu’ils sont morts et qu’ils ne songeaient pas à léguer leur corps à l’éternité. Ce qui, auparavant, avait un sens purement fonctionnel – tourbillon du désir, rapide comme la molette d’un briquet, et de sa satisfaction –, ce qui ne visait pas à devenir un nouveau memento mori, continue de tourner comme une machine. En l’occurrence – c’est du moins ce que je ressens –, il s’agit d’une machine à fabriquer de la compassion.

Toutes les lois naguère décrites par Krakauer et Barthes s’appliquent ici : le punctum (la reproduction au-dessus du lit, les hautes chaussettes noires sur les maigres mollets de l’homme) tente de se changer en alphabet, de raconter ce qui se passe à la façon d’une histoire – celle de l’organisation du temps, des goûts, de la sensibilité. En réalité, on ne voit que la nullité qui apparaît brusquement ultime. Ces gens nus, avec leurs fesses, leur petit ventre, leurs moustaches et leur frange à la contemporanéité d’antan, sont livrés à la mansuétude de l’observateur. Ils n’ont ni nom ni avenir, tout cela s’est enlisé dans les années 1920-30-40 qui leur sont échues. Leur occupation sans malice peut être interrompue, accélérée, on peut les contraindre à la reprendre au début, et ils redresseront bras et jambes, refermeront à clé les portes, comme s’ils étaient seuls et tous encore vivants.

* * *

Une collectionneuse russe avait acheté au Sri Lanka une boîte de photographies qui, Dieu sait pourquoi, l’avaient impressionnée au point que, l’année suivante, elle y était retournée pour acquérir la totalité des archives. Et d’entamer des recherches, de trouver des traces de cette famille disparue – à la fin du siècle, il n’en restait pas le moindre survivant –, de tout faire pour lui offrir la curieuse immortalité qui échoit parfois aux objets n’ayant plus de propriétaire. Qu’avaient donc ces gens pour être définitivement distingués de la multitude des sans-rien-de-particulier ? Manifestement, ce qui différencie une pièce de musée de ses sœurs ordinaires : une qualité complexe qui lui donne droit à une attention préférentielle. Dans ces archives (le père de famille, Julian Rust, était un photographe professionnel), il n’est pas de photos ayant une fonction brute, à savoir la conservation utilitaire de ce qui est. Toutes sont aimantées par leur propre perfection, qui donne à l’image le brillant magique d’un objet d’exposition. Famille dans la neige, sous les pattes d’un sapin ; enfant dans un petit traîneau, avec un jeune renne domestiqué ; baigneuses ; cavalières ; bergers allemands ; on dirait des photographies de plateau de cinéma. Et le spectateur attend la suite de l’histoire, de nouveaux clichés, le spectateur veut savoir ce qu’il est advenu des héros.

Il y a là, si on y pense, une asymétrie voulue, au moins autant que dans l’existence d’une noblesse héréditaire ou, disons, dans les beaux-arts qui, sans laissez-passer, franchissent des portes fermées aux autres. Il est, toutefois, des photos intéressantes, autrement dit sorties de l’ordinaire, faites comme ça, sans prétention à un quelconque professionnalisme. Quelle qualité, quelle particularité les rendent envoûtantes, nous privant de toute résistance, nous aidant à ne pas remarquer la présence muette du passé, lequel ne se laisse pas utiliser, telle une lampe ou une carafe, et regarde depuis les poubelles et les étals des antiquaires ?

Que les êtres, comme leurs portraits, ne puissent échapper à la différence fondamentale, la première de toutes – la division en « intéressant » et « pas intéressant », entre « attirant » et « pas trop » –, est d’une profonde injustice. Tous, au fond – à commencer par nos corps et leur pragmatisme –, sont solidaires de la tyrannie du choix, toujours en faveur du beau et de l’attrayant (aux dépens de ce qui ne peut prétendre à notre attention et demeure du côté sombre de ce monde). Les préférences ne viennent ni de l’éducation ni de l’âge : les bébés de trois mois votent aussi solidairement pour les vraies valeurs de beauté, de santé et de symétrie.

Mais au-dessus de la loi commune, qui affirme l’agrément comme gage de fertilité et la norme comme garantie contre les désagréments, il en est une autre abolissant tout ce qui vient d’être dit. Elle exige de nous une sélection non naturelle, qui ne laisse que le surhumain, en d’autres termes le non-pleinement humain. Elle implique que l’homme dépasse ses capacités physiques par une suite de déformations lui conférant les traits de la divinité ou de l’autoparodie.

Qu’en est-il, alors, de ceux qui forment incontestablement la majorité – la population des « simplement humains » : deux yeux, un nez, une bouche, rien de particulier ? La beauté exige de nous transgression, déformation, outrance, ailes ou contours. La nature, elle, cherche à continuer, à pactiser avec la fille d’à côté et sa sympathie prometteuse, son maillot de bain largement échancré, 90-60-90, son acceptation de la litanie des enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants. Dans l’étroit delta entre les deux, se loge une zone de choix individuel, une place pour moi qui regarde, pour ma fidélité à l’idéal et mon aptitude au compromis. Ainsi les choses sont-elles agencées dans le monde des vivants ; mais quand il s’agit des disparus, tout est plus dur, immuable.

J’aime d’autant plus les photographies qui laissent entendre démonstrativement qu’elles n’ont aucun besoin d’interlocuteur et ne souhaitent pas me remarquer. Elles sont une sorte de répétition du néant, de la vie sans nous, du moment où il nous sera interdit d’entrer dans la pièce. La famille prend le thé, les enfants jouent aux échecs, le général se penche sur une carte, la vendeuse dispose les gâteaux ; ainsi se voit réalisé le très ancien et inexpugnable désir de jeter un coup d’œil par toutes les fenêtres d’un immeuble aux nombreux appartements et d’arracher au pot magique7 ce que les uns et les autres ont prévu pour le déjeuner. Le sens de ce rêve réside dans la volonté d’être un instant non-soi, d’être entièrement un autre qui ne nous ressemble en rien. La plupart des vieilles photos sont ici impuissantes, tout ce dont elles sont capables, c’est de ne pas en démordre : moi c’est le réel, et le réel est le réel.

Il en va de même des déchets de production – images n’ayant pas justifié les espoirs du photographe et, de ce fait, non vraiment réalisées. Chien que sa course a rendu flou et qui semble interminable, pieds dans des escarpins sur un trottoir mouillé, passant se retrouvant par hasard devant l’objectif ; au temps des tirages papier, ces clichés étaient les premiers mis de côté et détruits. Ils ont aujourd’hui un lustre particulier, le charme de ne pas nous être destinés (ni à quiconque). Ils ne sont à personne, autrement dit ils sont à moi, instants qui ont survécu par erreur, libres de toute attache, dérobés à la vie par la vie même. Ces images-là sont impersonnelles à l’extrême, et c’est pour cela qu’elles sont bien ; elles libèrent celui qui les contemple du fardeau de l’héritage, de la mémoire historique, de la conscience et du devoir envers les disparus, offrant à la place des images, catalogue cohérent du passé et du futur, d’autant plus juste qu’il doit plus au hasard. Une fois libéré du sens, on a une chance d’ajouter le sien propre : la liberté d’interprétation change l’image en miroir baignant dans le carré de son lac toutes les versions proposées. Les photos trouvées, tels des enfants trouvés, ont précisément l’avantage d’être prêtes à s’objectiver, éliminant une subjectivité désormais obsolète, prêtes à enterrer leurs morts, le photographe comme le photographié. Elles ne cherchent pas à nous regarder dans les yeux.

*1. Allusion à l’ouvrage de Nikolaï Koun, Légendes et mythes de la Grèce antique, dont la première édition date de 1914.

Non-chapitre

Leonid Gourevitch, 1942 ou 1943

Le contenu de la lettre de mon grand-père permet de la dater : 1942-1943. Il a trente ans, il est transporté dans un hôpital de Moscou pour y être opéré d’urgence – c’est un spécialiste précieux, indispensable au front. Sa femme, sa mère, sa fille ont été évacuées dans une petite ville de Sibérie, Ialoutorovsk.

Sur un papier brun grossier, écrit à l’encre violette et transparaissant au verso :

Lioletchka *1 , ma chère,

J’ai reçu ta lettre et (tu sais pourtant que je ne suis pas sentimental), après l’avoir lue et relue, je l’ai rangée dans le carnet où je gardais auparavant la photo de Natouska *2 et la tienne (et, maintenant, une seconde photographie de Natouska), dont je ne me suis pas séparé depuis mon départ. Ta lettre m’a profondément touché et obligé à reconsidérer bien des choses.

À présent que, selon les médecins et en me fondant sur mes propres sensations, on peut supposer que je vais résolument vers la guérison, je suis en mesure d’écrire sur moi quantité de choses que je ne disais pas avant.

À un moment, je me suis senti affreusement mal. Je n’espérais pas m’en tirer.

Les médecins, il est vrai, n’en soufflaient mot, mais… ils autorisaient toutes les visites (ce qui n’est possible que pour les très grands malades), à tout moment. De plus, apprenant que je n’avais pas actuellement de famille à Moscou, ils avaient noté votre adresse à Ialoutorovsk. Je comprenais, bien sûr, de quoi il retournait.

Cependant… mon organisme s’est battu et l’a emporté. Aux instants les plus pénibles – pardonne ma franchise – je ne songeais qu’à Natoulka et cela me soulageait.

Quand le plus dur est passé, je me suis senti atrocement faible, or, tu le sais bien, le plus horrible pour moi est l’impuissance.

J’ai tenu bon, résisté. J’en ai enduré beaucoup (ah, Lioka, tu n’imagines pas ces épouvantables maux de tête, qui – c’était le pire – ne cessaient pas un instant !), jusqu’au moment où, soudain, je ne l’ai plus supporté et me suis relâché.

Toutes sortes de pensées ont afflué à mon esprit. J’ai vu défiler (j’avais beaucoup de temps libre) ma vie manquée… Voilà dans quel « lyrisme pourri » je voulais m’abîmer, noyer les sentiments qui me submergeaient.

J’ai écrit quantité de vers (tu n’imagines pas combien, facilement, librement) durant cette période, et me suis même lancé dans un long poème compliqué, que je n’ai pas achevé.

Une chose m’a grandement influencé (mes nerfs étaient tendus à l’extrême, et le moindre truc sortant de l’ordinaire engendrait pléthore d’émotions, dont je n’avais pas besoin) : dans une chambre, il y avait avec moi un comptable du Combinat de viande de Moscou, un dénommé Tesselko, âgé de cinquante-quatre ans. Cancer de la moelle épinière. Il avait eu une lourde opération, mais qui avait donné des résultats positifs, et il s’était rétabli. Son épouse a quatre ans de moins que lui [la même différence qu’entre Liolia et Lionia, M.S.]. Une femme extrêmement sympathique.

Tu n’imagines pas les soins, l’amour et la tendresse qu’elle lui a prodigués durant ses visites quotidiennes. On sentait dans leurs relations (et chacun le percevait, même les plus endurcis de notre chambre) tant d’amour, d’attachement, d’amitié ! Conséquence de ses précédentes souffrances, le malade était devenu nerveux, instable, chipoteur, parfois d’une cruelle grossièreté, y compris à l’égard de sa femme ; mais elle le comprenait, lui pardonnait tout, et il le sentait, l’appréciait.

« Vous avez une bonne épouse », lui ai-je dit un jour. « Oui », s’est-il contenté de me répondre. Et nous nous sommes tous les deux plongés dans nos pensées.

J’ai songé : voici deux vieux qui vivent et ressentent plus que nous autres jeunes. Quelle existence nous pourrions avoir, si nous appréciions la vie et si nous savions aimer avec la même abnégation, d’un amour sans limites, comme ces deux-là, comme nos parents !

[Deux lignes barrées d’un trait épais.]

J’ai reconsidéré bien des choses, Lioka. J’ai analysé ma vie, mes actes, je me suis efforcé d’envisager nombre de questions de ton point de vue, et j’ai décidé… de changer. Pas en ce qui concerne mon amour pour toi, non. Je t’ai aimée, comme je t’aime à ce jour, avec dévouement, ardemment ; mais en prenant en compte tes travers, la spécificité de ta nature, en m’efforçant de te comprendre dans tout ce que tu fais, et de céder. Quand on y songe, la plupart de nos malentendus sont liés à des détails, et seul notre entêtement entraîne des contrariétés.

Cette décision m’a obligé à me ressaisir, en quelque sorte à devenir plus adulte (même si, par l’âge, il n’y avait à cela aucune nécessité), à me prendre en main. Je me suis senti tout autre, au cours de cette dernière quinzaine, j’ai perçu que j’avais assez de forces pour prétendre occuper la place qui me revient dans la vie, me battre, et vivre, vivre, heureux ! [Biffé.] J’ai compris que la vie et le bonheur étaient entre nos mains et qu’en construisant le nôtre, nous l’apportions aussi à ceux qui nous sont chers.

Et voilà que je reçois ta lettre, pour ainsi dire le prolongement de mes pensées et de mes espoirs.

J’ai répondu : « Pardonne-moi. » Et j’ai eu envie d’être avec vous, ne fût-ce qu’un instant, de serrer fort ta main – la main de ma femme et amie.

Je sais, Lioka, cette lettre est décousue, bancale, mais elle est sincère – elle vient du fond de mon cœur. Je sais aussi que tout ce qui m’affecte aujourd’hui, tu le comprendras.

Mon « lyrisme mélancolique », je l’ai brûlé tout entier, solennellement mais impitoyablement, aujourd’hui [biffé], dans la cuisinière de l’hôpital, en même temps, je présume, que nombre de mauvais instincts que j’avais chevillés au corps.

Ta lettre, Lioka, m’a beaucoup appris, elle m’a insufflé espoir et force. Je t’en suis reconnaissant.

Ceci encore, ma femme bien-aimée,

Pour notre fille il me faut te remercier…

Et pour ce fils que tu as la nécessité,

Le devoir de nous donner.

À la lecture de ces mots

Je vois d’ici ton minois,

Cependant tu n’as pas le choix,

Un refus est hors de propos.

Ton Leonid je demeure sincèrement

Dans l’ardeur de mes sentiments.

Je n’ai décidément pas pu m’empêcher de « rimailler ». Une façon indirecte de te remercier pour la photo de Natoulka : embrasse-la fort pour moi !

*1. Liolia, Lioletchka, Lioka, Olia : autant de diminutifs du prénom Olga.

*2. Natouska, Natoulia, Natacha : diminutifs du prénom Natalia.

V

L’Aleph et ses suites

Je parle trop des choses, et il semble que ce soit inévitable. Ceux pour lesquels j’écris ce livre ont achevé leur existence avant que celui-ci n’ait commencé la sienne, et les choses sont apparues comme leurs seules remplaçantes légitimes. La broche au monogramme de l’arrière-grand-mère, le talith de l’arrière-grand-père, les fauteuils ayant survécu par miracle à leurs propriétaires, à deux siècles et deux appartements, sont tout autant ma parentèle que les inconnus des albums photo. Le savoir qu’ils proposent est trompeur, mais il émane d’eux, comme d’un poêle, la chaleur rassurante de la continuité. Et je repense soudain à la tante Galia, à ses précieux journaux, à l’amoncellement de ses agendas, comprenant qu’il sera impossible de rien conserver.

Dans La Filigonde qui croyait aux catastrophes, l’héroïne de Tove Jansson polit l’argenterie de son grand-père, époussette les cadres de portraits, lessive de petits tapis importants pour elle – des souvenirs –, et attend, craignant de perdre tout cela. La tempête, quand elle se lève (elle survient forcément), balaie d’un coup la maison entière, ses théières et ses serviettes en dentelle. Tout sombre dans le néant, ne reste que le vide de l’avenir. Alors, après la décrue, la filigonde se retrouve avec son dernier tapis et est enfin heureuse, nue comme un ver.

Je songe aussi à Janet Malcolm, à la maison où elle s’installe à Vienne et qui deviendra l’aleph de son livre – des maisons de ce genre, il y en a, ici, à tous les coins de rue. Celle que j’occupe date de 1880 (et dans la cour, comme dans le ventre d’une poupée russe, se trouve une maison plus petite, avec des volets blancs, construite par les propriétaires en 1905, quand la famille a commencé à prendre de l’ampleur).

J’avais appris incidemment que près de l’endroit où je travaillais, se trouvait un cimetière juif, le plus ancien de Vienne : j’avais ouvert au hasard un guide dans la boutique d’un musée. Le cimetière avait vu le jour en 1450 et avait été assassiné juste avant la guerre : après l’Anschluss, on l’avait rasé, puis, le temps ayant passé, on avait décidé de lui rendre sa place. Les monuments funéraires n’avaient pas disparu, ils gisaient sous la terre, en clandestins, on les avait ramenés à la lumière et vaguement disposés dans la large cour herbeuse de la grande maison de retraite qui avait eu le temps de s’installer là, quand ils n’y étaient plus.

Il y avait ce qu’on appelle des zazimki, les premiers frimas affectant les hommes. La rue se rétrécissait peu à peu, sur la gauche se profilait une maisonnette bleue à étage, rappelant celles de Londres où figurent également de petites plaques ovales portant les noms des célébrités qui les ont occupées. Ni plaques ni personne ici, le froid se faisait plus vif, des vieillards chenus-chenus en veston s’étaient mis au chaud dans le grand vestibule, ils n’avaient pas envie de rester dans le vent. Ils étaient maigres – une maigreur joviale de crevettes – et se transportaient lentement à travers l’étage dans leurs fauteuils roulants ou sur leurs deux pattes, s’offrant mutuellement le soutien tendre et vacillant de leurs coudes. Ils avaient en commun leur sourire, le même pour tous, faible, avec lequel ils s’avançaient vers une infirmière et, la regardant de bas en haut, lui posaient une question ou lui fournissaient une réponse. J’y allai aussi de ma question et l’on m’indiqua comment me rendre à l’endroit que je cherchais.

Il apparut que le bâtiment était tendu d’un long et large balcon, orienté vers un champ entouré de murs. Les herbes en étaient chamboulées par le vent, là, en bas, à quelques mètres, et il était clair qu’on l’avait voulu ainsi : le balcon avait été volontairement porté à une hauteur permettant au présent de tenir avec certitude le passé pour passé – un passé restauré, circonscrit, apaisé. Ajoutons qu’il était rigoureusement impossible de descendre à l’endroit où les herbes, au vu et au su de tous, étaient devenues complètement folles, il y avait bien un escalier, mais il était fermé par un verrou de fer sans équivoque.

Cependant, quelque chose se passait par là-bas, la partie du champ la plus éloignée était recouverte d’une structure aveugle en toile, aux longs pans verts, à un angle de laquelle deux individus s’affairaient au-dessus de pierres. Les stèles me faisaient face, elles ne ressemblaient pas aux semi-fauteuils des cimetières ordinaires : on eût dit des portes, des portails pour des non-transports vers on ne savait quoi, certaines laissaient deviner l’envolée d’une arche. Au cimetière de Wurtzbourg où repose ma mère, on trouve parfois des ébauches de dessins figuratifs, discrets saluts à ceux qui restent : flamme simplette en stuc, deux mains donnant une bénédiction, étoile de David. Rien de tel ici, juste des lettres, du texte : le cimetière pouvait se lire comme un livre – feuillets épars, cousus au petit bonheur. L’un de ces textes s’agençait en demi-cercle ascendant ; un « livre » – il était le seul – présentait, galopant de droite à gauche, un cheval miniature pareil à un lièvre.

Les vieillards, cependant, avaient fait mouvement de l’autre côté de la frontière de la vitre éclairée, et l’on voyait une jeune fille vêtue de blanc essuyer soigneusement les tables de la cantine. Ici, sur le balcon, il n’y avait personne, ni à côté des cendriers ni plus loin où glougloutait une fontaine, tandis que sur l’eau sombre voguaient, le ventre en l’air, des canetons tout jaunes qu’on eût dits en plastique. J’ai lu qu’on avait découvert en ce lieu nombre de pierres tombales, deux ou trois cents, or on eût pu croire qu’il n’y en avait pas.

L’herbe était très haute, ce n’était pas l’herbe des villes, mais celle, irréductible, des friches. Des vagues la parcouraient.

Il était pourtant encore une tombe dont j’appris l’existence quelques jours plus tard. Un ami me demanda si j’avais vu le poisson, à savoir ce qui ressemblait à deux pavés jetés l’un sur l’autre, alors qu’il s’agissait d’un gros poisson de pierre recroquevillé sur lui-même. L’histoire était la suivante : Siméon, un juif de Vienne, avait acheté un poisson pour son dîner. Il s’apprêtait à le faire cuire quand, sur la table de la cuisine, le poisson avait ouvert la bouche et dit : « Chema Israël », ce que tout juif se doit de dire avant de rendre l’âme. Peut-être le poisson eût-il pu ajouter quelque chose, mais il était trop tard, on lui avait coupé la tête. Le rabbin avait déclaré qu’il y avait du dibbouk dans l’air, une âme errante séparée du corps. Aussi le poisson avait-il été inhumé avec les hommes et au même titre qu’eux. On se sent parfois pareil à ce poisson, ouvrier de la onzième heure, soldat du dernier appel, qui, à l’instant ultime, réussira peut-être à dire et à faire ce qu’il faut.

Au Muséum d’histoire naturelle, les fenêtres étaient tendues de je ne sais quoi et Vienne apparaissait au travers comme derrière un épais rideau de cendres. Dans une rassurante pénombre à l’ancienne mode, l’échelle de Lamarck se déroulait à l’envers : modèles expérimentaux du laboratoire naturel, ours grands et petits, nombreux chats tachetés, le parc aux cerfs et antilopes du chevalier, avec leurs cous, leurs bois, les girafes et tous les autres, dont certains, déjà plus culture que nature, présentaient des points et des stries rappelant des pots en terre. Venaient ensuite des oiseaux empaillés, encore plus morts, ratatinés jusqu’à n’être plus qu’une boule, mais conservant leurs couleurs, et des rangées terrifiantes de bocaux, collection de trucs osseux liés à des sons et directement extraits de celui qui les produisait. Dans le tas, au milieu des perroquets et des corneilles, se trouvait un oiseau gris, rembourré de duvet, avec d’étranges étincellements de rouge près de la queue et au-dessus des yeux, répondant au nom d’Ægintha temporalis. Aussi temporalis que lui, je lui adressai un signe de tête, comme à un proche, avant de me diriger vers les cirripèdes et les annélides, vers les poissons dressés sur leur queue dans le formol.

Karl Kraus disait : « Immer passt alles zu allem », tout s’accorde à tout, autrement dit, dans la langue de Tsvetaïeva : tout rime. Que chaque nouvel élément de l’enfilade de cette ville pût servir de métaphore m’expliquant ma propre histoire était palpitant, mais ne changeait rien à l’affaire. Je savais que j’avais déjà dans ma poche le véritable aleph de ce récit.

C’était une figurine de trois centimètres, en faïence blanche, d’une qualité toute relative, un garçonnet bouclé, nu, qui aurait pu passer pour un amour, n’étaient ses hautes chaussettes. Je l’avais acheté dans une brocante à Moscou, où l’on s’était aperçu un peu tard que le passé coûtait cher. On y trouvait, malgré tout, des trucs à quelques kopecks. C’est ainsi que, sur un éventaire de bijoux fantaisie, j’avais repéré une grande boîte dans laquelle ces gamins blancs étaient jetés en petit tas. Étrangement, aucun d’eux n’était intact, ils présentaient tous diverses mutilations : l’un avait perdu ses jambes ou son visage, tous étaient ébréchés ou couturés. Je les avais longuement examinés, cherchant le plus sympathique, et j’avais enfin trouvé le plus joli. Il n’était presque pas abîmé et avait le brillant d’un cadeau. Ses boucles, ses fossettes étaient bien en place, de même que ses chaussettes, jusqu’aux ondulations du tricot ; il n’avait pas la moindre tache sombre sur le dos, il possédait ses deux mains, ses deux bras, bref, il n’avait aucun défaut qui pût empêcher de l’admirer.

J’avais, bien sûr, demandé à la vendeuse si elle n’en avait pas un encore en meilleur état et j’avais eu droit, en réponse, à une histoire dont j’avais décidé de vérifier l’exactitude. Ces figurines de quelques sous avaient été fabriquées pendant un demi-siècle en Allemagne, à partir des années 1880. On les vendait partout, dans les épiceries, les quincailleries, mais ce n’était pas l’essentiel : bon marché, modestes, elles servaient à amortir les chocs lors des transports de marchandises, à empêcher que les objets lourds de l’époque ne se frottent mutuellement les côtes, se heurtant dans l’obscurité. Autrement dit, ces gamins étaient fabriqués pour être mutilés. Puis, juste avant la guerre, l’usine avait fermé ses portes. Les stocks étaient restés sous clé jusqu’à ce qu’ils soient la cible d’un bombardement. Un peu plus tard, on avait ouvert les caisses, où l’on n’avait trouvé que des débris.

C’est alors que j’avais fait l’acquisition de mon gamin, omettant de noter le nom de l’usine et le téléphone de la vendeuse, mais sachant avec certitude que j’emportais dans ma poche la fin de mon livre, la solution qui se trouve d’ordinaire dans les dernières pages des cahiers de problèmes. Il disait tout à lui seul. Qu’aucune histoire n’arrivait entière jusqu’à la fin, sans pied cassé ou visage en miettes. Que lacunes et béances étaient les inéluctables compagnes de la survie, son moteur caché, le mécanisme de son accélération future. Que seul le trauma nous tirait de la production de masse pour nous changer en nous concret et sans ambiguïté. Et, naturellement, que j’étais moi-même ce gamin, un produit de fabrication industrielle, un dérivé de la catastrophe collective du siècle passé, sa survivante et son involontaire bénéficiaire, me retrouvant miraculeusement au nombre des vivants et à la lumière.

Au demeurant, la figurine que j’avais choisie n’était pas la plus infortunée : les autres, les sans-tête, je les avais laissées dans la boîte. En d’autres circonstances, un peu plus d’un siècle auparavant, l’école viennoise d’histoire de l’art affirmait que le Beau ne valait que pour des choses « neuves » et « intactes », alors que les vieilles choses, fragmentées et fanées, étaient jugées monstrueuses. Bref, poursuis-je, la conservation d’un objet constitue sa dignité, elle est le petit col amidonné sans lequel il perd tout droit à un rapport avec les hommes.

Il en était bien ainsi : malgré tout ce que je pensais de l’incomplétude et du caractère fragmentaire du moindre témoin ayant survécu, j’exigeais, au fond, intégrité et conservation. Je ne voulais pas que la mutilation de mon garçonnet de faïence soit trop grave ; pour le dire plus brutalement, je voulais qu’il me soit agréable à voir. À demi anéanti un siècle plus tôt, il devait avoir l’air tout neuf.

Ce qui illustrait plus ou moins l’intégrité de mon histoire familiale et personnelle se changea d’un coup en allégorie de l’impossibilité de raconter cette histoire, de l’impossibilité de conserver quoi que ce soit et de mon incapacité totale à me construire à partir des morceaux d’un passé qui n’était pas le mien, ou ne fût-ce qu’à me l’approprier vraiment. Je ramassai tout ce que je pus et l’étalai sur mon bureau, à l’instar des pièces d’un puzzle. C’était irrécupérable.

VI

Une histoire d’amour

Au dernier jour de mon séjour à Vienne, je retournai à deux endroits qui se ressemblaient vaguement. Il s’agissait, pour être précis, de deux systèmes de conservation-accumulation, conçus pour prendre soin des restes de l’existence humaine, de ce qui demeure une fois que l’on n’existe plus.

Dans la crypte de l’église Saint-Michel, avec toute la méticulosité possible, avaient été inventoriés et rangés des ossements humains. Accumulés sous l’église des siècles durant, ils avaient été triés par type et par taille, les tibias avec les tibias, et disposés en fagots réguliers. Des crânes lisses avaient été rangés ailleurs. La dame qui conduisait notre excursion faisait montre du dynamisme ravageur des guides, lançant des ordres sur les directions à prendre, droite-gauche, plaisantant sur la fragilité de la vie terrestre et attirant notre attention sur le bon état de conservation des escarpins et du corsage en soie d’une femme enceinte, au visage couleur de pomme de terre, exposée aux regards dans un cercueil à part. « Wie hübsch », avait-elle lancé non sans provocation : charmant, n’est-ce pas ? Effectivement, cet agencement souterrain, fondé sur la hiérarchie, était assez cosy. Tout ce qui n’avait pas perdu son aspect marchand ne semblait pas encore vraiment désincarné et se voyait exposé sous les projecteurs de la contemplation générale ; le reste était détaillé en pièces de rechange et mis de côté, à la périphérie de l’inconscience et de l’oubli.

Ma seconde halte fut au Josephinum, le musée d’anatomie, du moins de ce que l’on en savait au xixe siècle : le corps considéré comme un temple et ouvrant volontiers son intérieur au spectateur éclairé. En visitant cette académie de médecine militaire, je rendais hommage à l’arrière-grand-mère Sarah, à son amant bulgare qui avait fait sa médecine à Vienne, à l’édifice complexe des sciences exactes de l’époque. Ce qui était tenu, alors, pour la modernité triomphante, la parade des découvertes médicales, la joie de l’étudiant et la fierté du professeur, avait tout, désormais, d’un cabinet de curiosités, sanctuaire d’un ordre ancien qui gardait le souvenir de docteurs moustachus et d’infirmières amidonnées. Le Josephinum recelait toutes sortes de petits tubes et de marteaux, dorénavant au chômage. Instruments chirurgicaux, ciseaux et pinces, microscopes munis de becs métalliques, tout cela était obsolète. Privées de leur propriétaire, les choses s’étaient transformées en une collection de curiosités – langes et hochets d’une profession qui avait grandi depuis belle lurette. Les seuls à n’avoir pas vieilli étaient, en quelque sorte, les corps eux-mêmes.

Les corps du Josephinum n’étaient pas gagnés par le vieillissement – à la différence de leurs modèles qui se gâtaient vite –, faits de cire d’abeille pure, pour la plus grande gloire des Lumières, de la raison et du tangible. Il y en avait tout un régiment : plus de mille modèles anatomiques, commande de l’empereur Joseph II, réalisés sous le contrôle de Paolo Mascagni, auteur d’un magnifique atlas anatomique, philosophe et libre-penseur. Ils avaient franchi les Alpes à dos de mule, tandis qu’à proximité – de Grenoble à Toulouse – la France réveillée se tournait et se retournait sur sa couche, et que, déjà, s’annonçait 1789. Ils avaient ensuite emprunté le Danube, été exposés pour le bien de la science, et se trouvaient à présent, bon pied bon œil, dressés dans leurs boîtes de verre et de bois de rose, tels des athlètes vainqueurs.

L’homme de raison est servi dans ces salles comme un mets, la cavité abdominale ouverte, dans laquelle, comme au restaurant, sont disposés de jolis organes brillants, foie laqué, testicules pareils à des joujoux, suspendus à des cordelettes tels des hochets. Appuyées sur un coude ou étalées, ces « majestés en cire8 », dénudées jusqu’au squelette ou jusqu’au rouge de la chair, au milieu des fils déroulés des vaisseaux, révèlent la texture nervurée du tissu musculaire, les plaques graisseuses, les râteaux intelligents des pieds et des mains. Les marquises de Somov*1 ont renversé leurs petites têtes bouclées, découvrant les lombrics et les tuyaux qui forment leur gorge. Tout cela dégage un parfum d’indifférente immortalité : aine duveteuse, collier ornant un cou intact, mécanique du corps, ouverte comme un étui.

Un jour ordinaire, je me serais sans doute réjouie de l’existence de ce temple de l’architecture humaine, je l’aurais pris comme exemple, comme nouvelle preuve des lumières universelles, du dessein caché en sourire de chat du Cheshire derrière toutes les rimes du quotidien. Mais en cet instant, comme tout alentour ces dernières années, le Josephinum, sa population de cire, ses poêles blancs en faïence, me parurent une réponse de plus à la question qui me tournait dans la tête. Ces beaux corps inanimés avaient été privés de leur sens premier (enseigner, témoigner, éclaircir) et restaient là, vides, de même qu’étaient vides, dans d’autres musées, carrosses et cafetières. Hors d’usage, les choses perdent peu à peu leur matérialité et tournent vers nous un nouveau visage inhumain, retrouvant leur qualité originelle : cire, couleurs et glaise. Le passé s’ensauvage, se couvre d’oubli comme d’une forêt.

* * *

Il y a huit ans, une amie a constitué un gros livre d’interviews d’écrivains qui parlaient d’eux-mêmes : ils racontaient leur enfance, leur adolescence, leurs amitiés et leurs affrontements, leurs premiers poèmes. Le résultat était remarquable. Je n’étais pas du lot. Nous avions essayé deux fois, avec, me semble-t-il, un intervalle de deux ans, mais cela ne fonctionnait pas.

Je lisais alors le livre de Marianne Hirsch The Generation of Postmemory, à peu près comme un guide pour me repérer dans ma propre tête. Ce qu’elle y décrit – intérêt persistant, pressant, pour le passé de sa famille (et plus largement pour tout le cadre humain enserrant ces quelques vies, pour l’épais pelage de sons et d’odeurs, pour les coïncidences et simultanéités, pour les roues synchrones de l’Histoire) – et l’ennui affairé avec lequel je gaspille ma contemporanéité pour aller là-bas, en arrière, vers eux, le sentiment de savoir exactement, viscéralement, comment c’était (itinéraire des tramways, tissus bouffant aux genoux, musique déversée par les haut-parleurs) – tout cela, je le reconnais à mi-phrase, à la moindre citation. Préférer la vie de sa famille à la sienne ne serait rien encore ; c’est plutôt une question d’échelle, de la place que cela prend sur la carte intérieure. « Grandir sous le poids d’une dévorante mémoire héréditaire, régie par des narratifs qui existaient avant ta naissance ou celle de ta conscience, implique le risque que tes propres histoires soient écartées, voire effacées, au profit de tes prédécesseurs », écrit Hirsch.

Le travail postmémoriel est une tentative de faire revivre ses morts, de les doter d’un corps et d’une voix, de les animer selon son expérience et son entendement. Ainsi Ulysse convoquait-il les âmes des morts. Elles arrivaient à tire-d’aile, attirées par l’odeur du sang sacrificiel. Il y en avait des nuées, elles criaient comme des oiseaux ; il les chassait, ne laissant approcher du feu que celles avec lesquelles il voulait s’entretenir : le sang était inévitable, sans lui aucune conversation n’était possible. Aujourd’hui, pour que parlent les morts, force est de leur faire une place dans notre corps et notre esprit, de les porter en nous comme un enfant. Cependant, la charge postmémorielle repose aussi sur les épaules des enfants, la deuxième et la troisième génération de ceux qui ont survécu et se sont permis de jeter un coup d’œil en arrière.

Intentionnellement, j’ai passé jusqu’à présent sous silence le fait que les frontières postmémorielles tracées par l’auteur étaient d’une rigidité voulue. Elle a créé et emploie le terme de postmémoire dans le cadre des Holocaust studies, sur le territoire-cratère resté après la Catastrophe. La réalité qu’elle décrit vient de l’expérience directe, la sienne et une autre, gisant à proximité. C’est le quotidien de ceux dont les parents et grands-parents font le décompte de l’Histoire en partant – comme jadis à partir du Déluge – de la Catastrophe qui a frappé les juifs d’Europe : impossible de l’évincer, de la traiter, elle demeure l’immuable origine, l’immuable pré-texte de leur existence. Le besoin d’asseoir la mémoire de ce qui s’est passé, le besoin de mémorisation comme forme suprême de justice posthume, traduisent une dépendance particulière. C’est un savoir que l’on ne peut ni extirper ni expliquer, et qui aveugle : un éclair très vif, que l’on voit de partout, où que l’on regarde. Dans cette lumière, en effet, tout ce qui n’a pas de rapport direct avec « alors » perd en ampleur et en volume, comme n’ayant pas subi l’épreuve de l’expérience d’une injustice extrême.

Il en résulte un grossissement angoissant, persistant, du passé dans la conscience de ceux qu’il hypnotise. Ce ressenti est peut-être particulièrement fort pour ceux que la catastrophe a lâchés sans avoir eu le temps de les mordre, ceux dont les proches n’ont pas connu les camps d’extermination, mais qui, pour citer Hirsch, ont été des « personnes déplacées, des réfugiés, victimes de persécutions et de ghettoïsation ». La situation de survivant déclenche inévitablement une sorte de défocalisation éthique : difficile de ne pas comprendre que la place occupée dans l’atmosphère de ce monde pourrait aisément être occupée par un autre ; bien plus, qu’elle appartient de droit à ces autres, anéantis, irréalisés. Primo Levi l’évoque avec une franchise extrême : « Ceux qui survivaient étaient les pires, ceux capables de s’adapter. Les meilleurs sont tous morts. »

Les non-meilleurs, favorisés par un hasard géographique ou biographique (en admettant que cela ait été possible à l’époque ou à quelque époque que ce soit), se voient contraints de se plier à un impératif invisible. Il ne s’agit pas seulement de se faire, bon gré mal gré, meilleurs que ce qui leur est dévolu, bien plutôt d’avoir sur le monde une vision évoquant l’image d’un appartement que l’on vient de vider. Ceux qui l’occupaient ne sont plus là, et nous voilà assis sur les divans orphelins, avec au-dessus de nous des photographies qui ne nous appartiennent pas, que nous apprenons à considérer comme proches, sans en avoir vraiment le droit.

Cette singulière fascination est un angle de vue constant qui assure la présence du passé dans le présent, présence si puissante qu’elle fonctionne comme un filtre antilumière ou des lunettes noires, tantôt nous masquant le jour présent, tantôt le peignant sous d’autres couleurs. L’impossibilité de sauver ce qui a péri rend notre regard particulièrement intense – si ce n’est pas le regard de la Méduse, sous lequel le monde en voie de disparition se pétrifie et se change en statue-monument, c’est du moins celui d’Orphée : un instantané renvoyant le non-vivant au vivant.

Beaucoup se livrent aujourd’hui à des tentatives de sortir la mémoire de son retranchement, de l’obscurité intra-utérine de la petite histoire, ils s’efforcent de la rendre visible et audible ; au fur et à mesure que paraissent de nouveaux livres et films, l’opération de sauvetage devient totale, et les histoires d’amour privées prennent des allures de projet collectif. Un projet qui semble se résumer à ce que formulait Hannah Arendt en parlant de la différence entre la chaude densité des communautés chassées du monde dans le non-monde, et la lumière de l’espace public qui est le commencement du monde. Hirsch, au demeurant, décrit le postmémoriel non pas comme un projet ou quelque variante de la sensibilité contemporaine, mais comme quelque chose de beaucoup plus large : ce « n’est pas un mouvement, une méthode ou une idée ; j’y vois plutôt la structure d’un retour du savoir traumatique et de l’expérience incarnée, par-delà et à travers les générations ».

Le postmémoriel apparaît donc comme une variété du langage intérieur, définissant une continuité, traçant des liens horizontaux et verticaux (et les coupant, peut-être, pour ceux qui ne sont pas en droit de parler cette langue). De plus, il se change en milieu nourricier dans lequel la réalité est à même de se transformer, modifiant ses couleurs et ses ratios familiers. Susan Sontag décrivait naguère la photographie de façon similaire : « … elle n’est pas, avant tout, une forme d’art. À l’instar de la langue, la photographie est un milieu, dans lequel (entre autres) se créent des œuvres d’art. » Et, tout comme la langue, tout comme la photographie, le postmémoriel va bien au-delà de sa fonction première : il ne renvoie pas seulement au passé, il change aussi le présent ; il fait de la présence du passé la clé du quotidien.

Le cercle de ceux qui sont pris dans le transfert thermique passé-présent est considérablement plus large que celui des individus ressentant un lien avec l’histoire des juifs d’Europe, voire l’existence d’un trauma-blessure à l’origine d’une fracture dans le tissu du temps, sous la forme d’un point de non-retour, d’une frontière entre « alors » et « maintenant ». Cette frontière elle-même, perçue par le regard familial, la mémoire orale, ressemble trop à celle qui sépare le temps de l’innocence et, disons, celui de l’obscurcissement de la conscience. Les souvenirs de ma grand-mère, les Mémoires de l’arrière-grand-mère, les photos de l’arrière-grand-père témoignent d’alors – d’un monde intact, dans lequel tout et tous sont à leur place, et qui le serait resté sans la venue des ténèbres. De ce point de vue, le postmémoriel est anhistorique. Mais l’opposition même de la mémoire et de l’Histoire est dans l’air, et il est devenu de bon ton de préférer l’une à l’autre.

* * *

La mémoire est tradition orale, l’histoire est écriture ; la mémoire se soucie de justice, l’histoire de précision. La mémoire moralise, l’histoire compte et apporte des correctifs. La mémoire est personnelle, l’histoire rêve d’objectivité. La mémoire se fonde non sur le savoir, mais sur l’expérience : covécu, com-passion, expérience assourdissante de la douleur, qui exige d’y prendre une part immédiate. Par ailleurs, le territoire de la mémoire est peuplé de projections, d’imaginaire, de déformations – spectres de notre aujourd’hui, tournés en arrière. En un sens, le postmémoriel considère le passé comme une matière brute, destinée à être traitée et rédigée-corrigée. Sous leur forme originelle, les images photographiques apparaissent comme une nourriture qu’il est impensable d’ingérer crue, qu’il est donc nécessaire de soumettre à un traitement complexe et réfléchi, afin qu’elle devienne bonne à l’emploi.

Le problème est que le milieu nourricier du post-mémoriel – ou nouvelle mémoire – semble autrement plus large que l’éventail des choses et des phénomènes devenus le matériau des travaux de Hirsch. Sans compter que l’histoire du xxe siècle a largement semé à travers le monde les foyers de changements catastrophiques, et qu’une bonne part des vivants peuvent se considérer comme des survivants – résultat de déplacements traumatiques, de ceux qui les ont subis et de leurs descendants, lesquels ont des choses à se remémorer et à rappeler à la vie au prix de leur propre « aujourd’hui ». Ajoutons que, de cette façon sans doute, le monde des vivants est en corrélation avec le monde des morts : nous dormons dans leurs maisons et mangeons dans des assiettes qui ont perdu le souvenir de leurs anciens propriétaires. Nous évinçons leur fragile réalité au profit de nos représentations et de nos espoirs, nous les rédigeons-corrigeons, les raccourcissons, jusqu’à ce que nous soyons balayés et nous retrouvions là où nous serons nous-mêmes devenus le passé.

De ce point de vue, chacun de nous est, actuellement encore, témoin et acteur de la catastrophe qui dure : face à une disparition prochaine, prendre appui sur le passé, souhaiter le préserver telle une réserve d’or, relève du fétiche, objet d’amour commun, zone d’un consensus qui n’est pas nommé. Les événements des cent dernières années n’ont pas contribué à la solidité de l’humanité, ils l’ont en revanche contrainte à considérer l’hier comme une sorte de valise de réfugié, dans laquelle on a rassemblé avec soin ce que l’on a de plus cher. Il y a beau temps que sa valeur réelle ne signifie plus rien, démultipliée par la conscience que voilà tout ce qui nous reste. Un héros du Don de Nabokov décrit le tableau d’une fuite lors d’une invasion ou d’un tremblement de terre, où ceux qui tentent de sauver leur vie emportent tout ce qu’ils réussissent à prendre, l’un d’eux traînant inéluctablement l’encombrant portrait d’un parent depuis longtemps oublié, et l’indignation générale lorsque quelqu’un exclut soudain le portrait.

Le passé, n’importe quel passé, est devenu, au cours des dernières décennies, précisément ce portrait. Dans le milieu nourricier de la mémoire, les choses et les événements sont pour nous autres, survivants, ce qui a été préservé par miracle et dont la présence est sans prix, du simple fait que cela nous est parvenu.

Tzvetan Todorov dit quelque part que la mémoire devient de nos jours un objet de vénération pour les masses. J’ai de plus en plus l’impression que l’obsession de la mémoire n’est que la base, la condition nécessaire à l’apparition d’un nouveau culte : la religion du passé, comprise à l’ancienne, comme un fragment de l’âge d’or, attestant que c’était mieux avant. La plasticité de pâte à modeler de la mémoire la rend aisément substituable à la foi, en fait une espérance tournée vers le passé. Sa subjectivité et son caractère sélectif permettent de choisir n’importe quel segment historique n’ayant, depuis beau temps, plus rien à voir avec l’histoire : pour l’un, les années 1930 seront le paradis perdu de l’innocence et de la permanence. Cela vaut particulièrement pour les temps d’anxiété et de peur devant l’inconnu. Comparé à un avenir vers lequel on ne veut pas aller, ce qui s’est déjà produit est en quelque sorte domestiqué et semble même supportable.

Ce culte a un double, et tous deux se réfléchissent l’un l’autre, pareils aux deux extrémités d’un fer à cheval. Au milieu, s’est figée la contemporanéité qui doute d’elle-même. L’enfance est le second objet de notre amour coupable ; elle aussi paraît condamnée, parce qu’elle finit. Il convient, de la même façon, de la préserver, de la choyer, de la défendre à tout prix. Le passé et l’enfance sont perçus comme des stases, un équilibre sans cesse menacé, particulièrement prisé dans les sociétés où le passé est toujours déformé et où il est aisé d’abuser de l’enfance.

Le monde contemporain, avec ses projets conservateurs et ses reconstructions – tentatives de devenir great again, de réinstaurer un ordre ancien chimérique –, respire le postmémoriel. L’écran se révèle à double face. Peuvent y projeter leurs peurs, leurs espoirs et leurs histoires, non seulement ceux qui se trouvent au bord du cratère, mais aussi les petits-enfants et arrière-petits-enfants de la majorité silencieuse, qui a su attendre son heure et la possibilité d’exhumer à la lumière sa propre version des événements anciens. La Russie, où le tourbillon de violence s’est prolongé inlassablement, formant une sorte d’enfilade traumatique que la société traverse de malheur en malheur, de guerres en révolutions, famines, assassinats de masse, nouvelles guerres et nouvelles répressions, est devenue, avant d’autres, le territoire de la mémoire déviée. Les versions dédoublées, détriplées, voilées des rides de non-coïncidences et divergences, de ce qui s’est passé au cours des cent dernières années, masquent la lumière sur le présent, comme une couche de papier opaque.

* * *

Les réseaux Facebook d’amateurs d’ancien blâment volontiers ceux qui viennent y négocier la vente de leur bric-à-brac familial. Comment pouvez-vous vendre une icône ? C’était peut-être celle de votre grand-mère ? Ça ne vous fait pas dépit de vous séparer de ce merveilleux sucrier ? On vient ici faire des acquisitions, mais les échanges de passé contre espèces sonnantes et trébuchantes sont inadmissibles, on veut les recouvrir d’une couronne de regret rituel. L’héritage de la grand-mère doit rester dans la famille ; les tasses nomades font mine d’être des reliques familiales ; il est de bon ton que l’ancien soit cher à votre cœur.

Nous avions, chez nous, une liasse de coupures de presse extraites du magazine Iounost, naguère en vogue. J’ai passé, enfant, des heures délicieuses à les feuilleter : poésie, prose, caricatures venaient d’un quotidien autre, semblable à celui qui m’était familier, mais comme décalé ou colorisé. Ce qui me plaisait dans ces publications me paraît à présent plus étrange encore : un sentiment de commencement, une perspective entièrement tournée vers le futur et amoureuse de ce futur. Une collection de nouveautés : caisses d’oranges sur un lointain chantier du Grand Nord, poèmes où héroïne rimait avec héroïne (celle qu’on s’injecte), images rigolotes montrant un couple extravagant (lui avec une petite barbe, elle avec une frange) qui troquait une table démodée, ornée d’un dessus en dentelle, contre une autre, à la pointe de la mode, perchée sur trois pattes toutes fines. On voulait ainsi suggérer que tout était bonnet blanc et blanc bonnet, qu’il n’y avait pas de différence : l’élément dans lequel baignait l’Union soviétique exigeait des citoyens qu’ils soient indifférents au train-train quotidien, avec ses joies petites-bourgeoises. Vu d’aujourd’hui, avec l’acuité que donne la nostalgie de ce qui a disparu, l’aspect caricatural paraît plus sinistre encore que dans le projet de l’auteur : des jeunes gens débarrassent volontairement leur vie du vieux monde, avec ses pieds sculptés, sa lourdeur et sa solidité de chêne. Tel était bien le cas. Dans les années 1960-1970, les poubelles moscovites débordaient d’antiquités : ainsi notre buffet de quatre mètres et ses hautes vitrines colorées sont-ils restés finir leurs jours dans l’appartement communautaire de la Pokrovka*2 – ils ne pouvaient trouver à se loger sous les plafonds bas de l’appartement neuf.

Il n’était personne pour blâmer mes parents, on se moquait éperdument de ce genre de chose. Bien plus, on devinait, dans le caractère irrationnel de leur comportement, l’audace de la jeunesse : trente ans après la guerre, être prêt à se séparer de choses intactes, solides, loin d’être hors d’usage, témoignait d’une certaine foi dans la solidité de l’existence. D’autres maisons gardaient pour les mauvais jours des piles de savon à lessive, de céréales, de sucre, et des boîtes rondes en carton de poudre dentifrice.

*1. Allusion au Livre de la marquise de Konstantin Somov, recueil de poésie et de prose, paru à Saint-Pétersbourg en 1918.

*2. Rue très ancienne du centre de Moscou.

VII

L’injustice et ses facettes

Il y a bien longtemps, le beau-père d’une de mes amies était hospitalisé à Moscou. C’était un mathématicien, il avait combattu au front – un homme remarquable à bien des titres. Il était clair qu’il ne lui restait quasiment plus de temps à vivre, une semaine tout au plus. Or voici qu’un matin il demande à sa belle-fille de revenir le jour même, dans la soirée, avec sa mère. Dans un lointain autrefois, il lui était arrivé une chose à laquelle il avait repensé tout au long de son existence et dont il n’avait parlé à personne. Visiblement, un miracle s’était produit dans sa vie, quelque chose d’étonnant, qui n’entrait pas dans le cadre d’une conversation ordinaire et qu’il avait tu. Il craignait à présent de n’avoir pas le temps de le raconter et priait donc ses proches de venir et de l’écouter. Ce soir-là, il n’avait plus de forces ; au matin, il sombra dans l’inconscience et rendit l’âme quelques jours plus tard, sans avoir pu dire, finalement, ce qu’il souhaitait. Cette histoire – de même que la possibilité-impossibilité de connaître une chose indispensable et salvatrice – a plané au-dessus de moi en nuage, changeant constamment de signification. J’en tirais le plus souvent une morale toute bête, comme une invite à exprimer d’urgence tout ce que l’on pouvait ; parfois, il me semblait que dans certains cas la vie elle-même entrait et éteignait la lumière, afin de ne pas plonger dans le trouble ceux qui restaient.

C’est étrange, ai-je dit récemment à mon amie, vous n’avez jamais su ce qu’il voulait vous confier. Je me demande souvent ce qui lui est arrivé et quand – pendant la guerre, sans doute ? Elle m’a demandé de répéter, comme si elle n’en croyait pas ses oreilles, sans pourtant mettre en doute ma sincérité et mon sérieux. Puis elle m’a répondu doucement qu’il n’était jamais rien arrivé de tel. Étais-je bien sûre qu’il s’agissait de sa famille, peut-être m’étais-je embrouillée dans mes souvenirs ?

Nous n’en avons plus reparlé.

* * *

Quand la mémoire confronte passé et présent, c’est en quête de justice. La passion de la justice brûle de l’intérieur, comme un prurit, tout système établi, contraignant à chercher, à exiger le châtiment, plus encore si cela concerne des morts dont nous restons les seuls soutiens.

L’exigence de justice ne s’étend généralement pas à une forme d’inégalité, injustice fondamentale, degré extrême d’irrespect du système – si l’on entend par là l’ordre du monde – envers l’homme. La mort fait sauter les frontières (entre le néant et moi), elle redistribue valeurs et appréciations sans me demander mon avis, me prive du droit d’être englobée dans une communauté (hormis celle, gigantesque, qui réunit tout ce qui disparaît). Avec elle mon existence n’appartient plus à personne. Notre cœur, qui n’incline pas à se résigner à l’injustice, ne recherche rien d’autre que la victoire sur la mort, l’élimination de cette tare fondamentale. Des siècles durant, nous avons eu une promesse de salut – la résurrection universelle, à la fois non sélective et individuelle. Pour l’exprimer différemment, le salut est certain à une condition : qu’il y ait quelque part, à côté et en plus de nous, une sage mémoire, susceptible de retenir dans sa main toute chose et tout être ayant existé ou encore à venir. Le sens des services funéraires religieux et l’espoir de ceux qui y assistent se résume au « Mémoire éternelle », qui, de fait, équivaut à une garantie de salut.

La société laïque retire de l’équation l’idée de salut, et la construction perd aussitôt son équilibre. Sans instance salvatrice, la conservation devient quelque chose d’éminemment respectable, un musée, une bibliothèque – et, par là même, un accumulateur garantissant une forme d’immortalité symbolique : jour indéfiniment prolongé, unique variante de vie éternelle, disponible en mode émancipation. Les unes après les autres, les révolutions techniques ont rendu possible l’apparition de ces hyperaccumulateurs, or « possible », dans la langue de l’humanité, signifie déjà « nécessaire ». Jadis, la mémoire de l’homme était remise entre les mains du Seigneur, et les efforts supplémentaires pour la préserver étaient, en un sens, redondants, pour ne pas dire superflus. La longue mémoire demeurait l’apanage de quelques-uns, de ceux qui pouvaient se le permettre ou le voulaient très fort ; on peut mourir et ressusciter sans cela – la tâche de se souvenir de tous était déléguée à l’instance suprême.

À l’approche du xixe siècle et de ses révolutions techniques, la mémoire se change soudain en pratique démocratique, et l’archivage en œuvre importante et commune. Cela porte un autre nom et est perçu différemment, mais la brusque nécessité de se pourvoir en photos de famille devient de plus en plus aiguë. La voix distante du corps, résonnant par une volonté extérieure, suscite d’abord l’effroi ou la stupeur, mais, peu à peu, la cloche du gramophone est domestiquée et, dans les datchas de la région de Moscou, on écoute la Valtseva*1. Tout cela s’effectue lentement, et il semble, au début, que le sens de ce qui se déroule est clair, qu’il se résume à l’ancien système de collecte de modèles. Nous ne retenons que des choses importantes, la voix de Caruso, un discours du Kaiser. Le cinéma fait son apparition, mais il a, lui aussi, une signification purement fonctionnelle – un moyen supplémentaire de raconter une histoire. À présent, depuis la guérite rétrospective de l’expérience tardive, on comprend que l’on (qui ?) envisageait tout autre chose, menant au point culminant de ce progrès – la vidéo dans les maisons et la perche à selfie, permettant à tout un chacun de tout conserver. L’immortalité telle que nous la connaissons est perçue comme un truc : la disparition totale et définitive de chacun d’entre nous peut être semée de trompe-l’œil produisant un effet de présence. Et plus nombreux sont les trompe-l’œil – instants préservés, copies, photographies conservées –, plus insoutenables semblent notre néant et celui d’autrui. Les déchets visuels et verbaux du quotidien sont brusquement en bonne place ; on ne les balaie plus, on les ménage, au contraire, pour les mauvais jours.

Dans les salons du xxe siècle commençant, les animaux empaillés étaient encore en vogue, il y en avait de toutes sortes, des têtes de cerfs ou de sangliers aux petits oiseaux rembourrés de sciure avec tant de délicatesse que ces créatures, dans le plumetis de leur plumage, paraissaient vivantes et tellement moins agitées que lorsqu’elles voletaient et gazouillaient ! La littérature a gardé des histoires de dames entre deux âges, faisant ainsi empailler des générations de chiens et de chats défunts, avant que la maison, ses pare-feu devant la cheminée et ses lourdes tentures ne partent à l’encan, en même temps qu’une douzaine de terriers poussiéreux.

Le statut mouvant, problématique, acquis par les morts en nos temps de reproductibilité technique a fait de leur existence un tracas : si nous n’attendons pas l’aube radieuse d’une nouvelle rencontre avec eux, il est nécessaire de mettre en œuvre tous les moyens pour utiliser au mieux ce qui en demeure. Ce sentiment s’était naguère gonflé d’une large vague de souvenirs funéraires, boucles de cheveux avec des initiales, photographies de défunts, où ceux-ci avaient l’air bien plus gaillards que les vivants – la durée infinie de la pose contraignait ceux qui la tenaient à l’agitation, à ces petits mouvements érodant les traits jusqu’à la désolation, de sorte qu’il était impossible de savoir qui, dans ce groupe fringant, était le cher défunt, et qui, éplorés, ceux qui restaient après lui. Vers le milieu du siècle, la chose atteignit un point extrême, avec le corps vermeil du leader politique exposé dans un cercueil en cristal sur la grand-place de la ville, ou les millions de corps perçus par les contemporains comme un entrepôt de matières premières ou de pièces détachées. Ce qui fut initié par l’exigence de Fiodorov de ressusciter les morts9, de les extraire au plus vite de leurs cercueils de chêne, afin qu’ils marchent et parlent, ce qui était une tentative de ressusciter le vieux monde par la force du Verbe – de faire en sorte qu’une tasse de tilleul fonctionne comme une eau vive contre la mort – s’est heurté au mur vivant de ceux qui ont sombré, de ceux qui n’ont pas été sauvés, à la simple impossibilité de se remémorer et d’appeler les disparus par leur nom.

La vague qui déferle depuis deux siècles nous a rattrapés, mais au lieu de la ressuscitation10 du passé, tout s’est terminé par des artisans spécialisés dans la taxidermie et la fabrication de moulages. Les morts ont appris à parler avec les vivants : leurs lettres, leurs messages sur les répondeurs, dans les chats et sur les réseaux sociaux, peuvent être réduits en une poudre d’éléments et intégrés dans un programme qui répondra à mes questions avec les mots de ceux que j’aimais. Une application de ce genre existe depuis deux ans dans Apple Store : on peut y bavarder avec un homme connu sous le nom de Prince, ainsi qu’avec un dénommé Roman Mazourenko, décédé bêtement, à l’âge de vingt ans, en traversant la rue. Si on lui demande : « Où es-tu maintenant ? », il répond : « I love New York », et ça ne gêne personne, tout ne se met pas à craquer aux coutures, le vasistas ne s’ouvre pas brusquement et on n’a pas la chair de poule.

Les concepteurs à l’origine de ce spectre verbal – en mémoire d’un ami – ont eu suffisamment de matière, l’ère numérique permettant de ne rien effacer. Au lieu d’une – de la – photographie, il y en a des centaines. Personne, y compris ceux qui photographient, n’a le temps de voir tous les clichés réalisés, il y faudrait des années. Au demeurant, ce n’est pas obligatoire : l’essentiel est de conserver toutes les facettes en attendant la visualisation générale – par le spectateur qui aurait du temps et de l’attention à foison, pour plus d’une vie ; lui saurait relier tout ce qui est arrivé, il mettrait les événements bout à bout, sur une ligne. Nul autre n’en est capable.

L’éventail des possibilités offertes par les nouveaux vecteurs d’information modifie les modes de perception : ni l’histoire, ni la biographie, ni le texte de la personne considérée, ni celui des autres ne sont perçus comme une chaîne, comme des événements se déroulant dans le temps, raboutés par la colle des causes et des conséquences. D’un côté, on ne peut que s’en réjouir : dans le monde nouveau, nul ne partira en claquant la porte, offensé, il y a de la place pour tout dans l’espace infini du stockage. D’un autre côté, le vieux monde des hiérarchies et des narrateurs tenait sur la sélectivité, le fait qu’on ne dit pas tout, pas toujours. En un sens, avec la nécessité du choix (entre le mauvais et le bon, par exemple), disparaît la ligne du bien et du mal, ne reste qu’une mosaïque de faits et de points de vue pris pour des faits.

Le passé se change en passés : coexistent diverses strates-versions, qui n’ont souvent qu’un ou deux points d’intersection. La solidité du savoir se transforme en pâte à modeler prête à l’emploi. Le désir de se remémorer, de restaurer, de fixer, se combine aisément avec une compréhension et une connaissance incomplètes de ce qui se produit. Comme dans les jeux d’enfant, les unités d’information peuvent être reliées de toutes les façons, dans n’importe quel ordre, modifiant leur sens selon la direction qu’on leur fait prendre. Mes amis philologues, allemands, américains, russes, disent que leurs étudiants saisissent parfaitement les sous-textes, analysent les intrigues secondaires cachées, mais ne veulent, ou ne peuvent, parler du texte en tant que tout. Proposez-leur de raconter un poème, vers après vers, d’expliquer de quoi il retourne, ai-je suggéré. On m’a répondu que c’était précisément ce dont ils n’étaient pas capables – c’est ce qu’ils ne savent pas faire. L’exercice consistant à présenter un texte, le besoin de raconter une histoire ont été déclassés, noyés dans les détails, cassés en milliers de citations randonneuses.

* * *

Le 30 mai 2015, j’ai définitivement quitté l’appartement de la ruelle aux Bains où j’avais passé les quarante années bibliques réglementaires + un an, étonnée moi-même d’y être restée aussi longtemps : tous mes amis n’avaient cessé de bouger, parfois de pays en pays, moi seule attendais je ne sais quoi, à l’instar des Charlotte d’antan dans leurs propriétés familiales où, avant elles, étaient demeurées leurs grand-mères, leurs mères, avec le vide à la fenêtre où naguère se dressaient, comme à Odessa, les peupliers pyramidaux du Sud plantés par le grand-père. Après les travaux de rénovation, qui avaient eu le temps de vieillir eux aussi, les choses semblaient s’être accoutumées à vivre à des places nouvelles, mais la nuit, lorsqu’on fermait les yeux et qu’on se figurait le volume vide de l’appartement, elles revenaient d’une certaine façon, se mêlant dans l’obscurité, de sorte que le lit dans lequel j’étais couchée coïncidait avec les contours du bureau de l’époque, dont l’abattant me couvrait la tête et les épaules ; au-dessus de nous, très haut, se trouvait l’étagère avec les trois singes en porcelaine qui refusaient de voir, d’entendre et de parler, tandis que, dans la pièce voisine, les épais rideaux orange, le lampadaire recouvert d’un châle de soie et les grandes photographies anciennes réinvestissaient les lieux.

De tout cela il ne restait rien aujourd’hui, il n’y avait nulle part où s’asseoir, l’appartement s’était changé en une série de boîtes vides – de celles où l’on garde des boutons et des bobines de fil –, les chaises et les divans s’étaient dispersés dans d’autres maisons ; dans la pièce du fond la lumière était allumée, intranquille comme en journée, les portes elles-mêmes étaient déjà grandes ouvertes, dans l’attente des nouveaux propriétaires. Les clés passèrent de main en main, je regardai une dernière fois le ciel pâle surplombant le balcon, et la vie se mit à débarouler, plus vite qu’elle ne l’aurait pu auparavant. Le livre du passé s’écrivait pendant que j’allais de place en place, triant les souvenirs que j’emportais avec moi, comme la dame du poème pour enfants comptait ses bagages – tableau, corbeille, carton à chapeau et tout petit chien11. C’est ainsi que, de relais en relais, j’arrivai à Berlin où le livre se figea, et moi avec lui.

Le joli quartier à l’ancienne où je m’installai avait jadis été considéré comme russe et avait toujours été littéraire : les noms des rues étaient familiers, Nabokov avait habité la maison d’en face, deux immeubles plus loin un homme avait, par consentement mutuel, mangé vivant un camarade, et dans la petite cour carrée étaient postées, à une borne à vélos, une douzaine de bicyclettes – celles des voisins. Ici, tout témoignait d’une certaine solidité, au demeurant relative si l’on songeait que, depuis des années, la ville comptait plus, pour l’humanité, par ses vides et ses béances que par les édifices qui avaient succédé à certains de ces vides. Je me plaisais à penser que mes notes sur l’impossibilité de la mémoire pouvaient s’écrire de l’intérieur d’une impossibilité étrangère – d’une ville dont l’histoire était une plaie qui refusait de se refermer en se couvrant de la peau rose de l’oubli.

Elle semblait avoir désappris, cette ville, à devenir douillette, et ses habitants l’avaient admis ; çà et là, un chantier était en cours, qui ne cicatrisait jamais, les rues étaient barrées de boucliers rouges et blancs, on incisait l’asphalte, découvrant des entrailles granuleuses de terre, le vent baguenaudait, déblayant le terrain pour de nouvelles friches. Devant chaque entrée d’immeuble, de petits carrés de cuivre, fichés dans le trottoir, étaient éloquents, même si l’on ne prenait pas la peine de s’arrêter pour lire les noms et calculer l’âge de ceux que l’on avait arrachés à ces maisons lumineuses hautes de plafond, pour les transporter à Terezin ou Auschwitz.

L’appartement était gai avec ses carreaux Metlakh, mais je ne pouvais rien faire des raisons qui m’avaient conduite là. J’aménageai plus ou moins les lieux, disposai mes papiers et allai m’inscrire à la bibliothèque. Une fois détentrice de la carte, munie d’une photographie dentue qui m’était un peu étrangère, je ramenai toutes mes activités à l’inlassable et régulière intranquillité, dont les petites roues dentées me tournaient dans le ventre. Je ne me rappelle plus très bien ce que je faisais tous les jours, je passais surtout, me semble-t-il, de pièce en pièce, jusqu’à ce que je comprenne que la seule chose qui me réussissait alors était précisément de me déplacer. Le mouvement m’était, en quelque sorte, une excuse, mes projets non réalisés étaient évincés par le nombre de pas, par la distance parcourue. J’avais aussi un vélo, une vieille bête hollandaise, au cadre incurvé et au maigre phare jaune frontal. Autrefois blanche, la bestiole faisait entendre, dans sa course, un reniflement métallique, à croire que le contact de l’air usait ses dernières forces, et elle émettait une sorte de tic-tac en ralentissant.

Les déplacements à bicyclette prenaient ici un caractère nouveau, inconnu ; toute la ville vivait sur roues, toute la ville pédalait avec une diligence doublée d’une certaine décontraction, comme si c’était ce qu’il fallait faire, comme si ce comportement n’avait rien d’étrange pour un adulte. Le soir, quand il ne restait de nous que la douce stridulation et la lumière se déplaçant rapidement, la structure de la ville devenait encore plus fantomatique, prévue pour que l’on passe, sans en avoir conscience, de non-ici en non-ici, comme dans ce texte de Kafka où un cavalier galope dans la steppe, sans étriers, sans bride, sans cheval, et bientôt sans lui-même. La rue semblait même obligeamment se perdre lorsque apparaissait une nouvelle monture, lui déroulant un plan incliné, afin que son déplacement ne lui coûte pas le moindre effort, afin qu’elle ne s’aperçoive pas qu’elle fonçait quelque part. Cette facilité n’était pas exempte d’un souci d’hygiène : les vitrines, les piétons et les petits chiens n’étaient pas séparés de moi ne fût-ce que par une vitre de voiture, mais la vitesse et le bourdonnement d’insecte de mon moyen de transport rendaient tout alentour impénétrable et un peu flou, on eût dit que je m’étais déjà fondue dans l’air invulnérable qui vous filait entre les doigts.

Combien, pensais-je, avaient dû regretter la perte de cette impression d’invisibilité et d’invulnérabilité ceux qui, d’une façon ou d’une autre, étaient bientôt devenus air et fumée, alors qu’ils n’étaient encore que condamnés à marcher sur la terre par la disposition du 5 mai 1936, privant un certain nombre de citadins du droit de posséder et d’utiliser une bicyclette ! De plus, comme il apparut par la suite, une disposition supplémentaire les obligeait à rester du côté ensoleillé de la rue, sans la moindre chance de se fondre parmi les ombres ou, pire, de se permettre le luxe de se glisser ainsi, sans obstacle. Ajoutons qu’il leur était également interdit de recourir aux transports en commun, à croire que quelqu’un s’était fixé pour tâche de leur rappeler que la machine corporelle, la machine de chair, était désormais leur unique bien, la seule chose sur laquelle ils pussent compter.

Par un soir pluvieux d’octobre où tous ceux que je croisais montraient une inclinaison peu naturelle, plus conforme à celle des arbres sous le vent, je tournai (de la Knesebeckstrasse dans la Mommsenstrasse, et ensuite seulement dans la Wielandstrasse, aurait écrit Sebald) dans la rue où avait vécu, naguère, Charlotte Salomon, laquelle, en vertu de certaines circonstances, me semblait presque une parente, et me dirigeai vers la maison qu’elle avait habitée de sa naissance à 1939, date à laquelle on l’avait expédiée d’urgence en France pour tenter de lui épargner le lot commun. Les pires histoires de fuite et de salut sont celles qui ont une fin trompeuse, celles où, après le miracle, survient la mort qui, à l’affût, s’est couverte d’un poil repoussant. Tel fut le cas de Charlotte. Pourtant, cette maison berlinoise s’était séparée en douceur de sa petite fille, qui n’avait sans doute pas eu à contempler de sa fenêtre les foules de manifestants munis de leurs calicots obliques ; néanmoins, ces choses apparaissaient au moindre fenestron, et ces jolis cadres Art nouveau, aux petits carrés rationnels, faisaient tout bonnement leur œuvre. À présent, derrière le rideau de pluie qui s’épaississait, brûlait une faible lumière, non pas dans tout l’immense appartement, juste dans une pièce, laissant les autres crépusculaires, de sorte qu’on devinait, plus qu’on ne les appréciait, la hauteur de plafond et les stucs.

Peu à peu, j’appris à aimer le métro dans ses variantes aérienne et souterraine, l’odeur orpheline de viennoiseries et de caoutchouc, le plan monstrueux des lignes et directions. Les pigeonniers de verre des stations, avec les arcs de leurs voûtes qui laissaient croire qu’on pouvait s’y mettre à l’abri, me paraissaient être des constructions provisoires auxquelles on ne pouvait se fier. Cependant, je me calmais toujours, étrangement, quand nous pénétrions dans les entrailles de fer de la gare centrale, comme si son casque transparent était l’assurance d’un répit, d’une éclipse fugace et totale, avant de ressortir à la lumière. Sur le quai tourbillonnait en permanence une foule dense, le wagon s’emplissait d’un coup à craquer, des gens entraient avec un vélo, d’autres avec une énorme contrebasse dépassant toutes les têtes dans sa funèbre caisse noire, d’autres encore avec un petit chien qui se tenait sagement assis, à croire qu’on en faisait une ultime photo en noir et blanc. À cette époque déjà, il me semblait que tout cela advenait dans un passé depuis longtemps exfolié, à portée de main. Par instants, on pouvait même contempler le wagon éclairé et s’observer soi-même à distance, comme s’il s’agissait d’un train d’enfant, avec des bonshommes en plastique disposés sur les banquettes. La ville humide tournoyait à la fenêtre, telle une grande roue couchée, offrant aux regards les mêmes vides et trouées de lumière où apparaissaient parfois des choses plus compactes, une colonne ou une coupole, un cube ou une sphère.

Dans le non-temps advenu, tout était proche, surtout lorsqu’on traversait des lieux familiers, des lieux que j’avais oubliés et qui me revenaient en mémoire, et tous convenaient pour me réchauffer un instant. J’avais passé quelques jours ici, autrefois, dans un hôtel qui avait une étrange façon d’amuser ses clients. Étroit et long, le hall était éclairé de turquoise, on avait l’impression de marcher dans une paille de cocktail, mais tout au bout, là où s’entassaient les clients, plumes ébouriffées, une cheminée brûlait d’une flamme vive, exhalant une chaleur visible. Il fallait se tenir juste à côté du comptoir du portier pour comprendre que tous étaient réunis autour d’un trompe-l’œil : le feu se déployait sur toute la largeur d’un écran accroché au mur, il y crépitait, créant une atmosphère douillette, bénéfique et sans danger. En même temps que ma clé en plastique, on m’avait remis deux bonbons acidulés turquoise, évoquant des médicaments, et je les avais emportés à mon étage, dans l’étroite pièce en forme de lit, où le lavabo se combinait astucieusement avec l’armoire et la penderie. En revanche, le mur d’en face était vide, aucun tableau ou photographie ne vous y détournait de l’essentiel ; car, là encore, il y avait un écran, moins grand, où brûlait une bûche. On entendait depuis le seuil la flamme craqueter, mâchonner et, à peine entrée, je pris place sur le couvre-lit turquoise, puis, conformément à ce qui était prévu, fixai mon regard dans la gueule de l’âtre.

Vers le milieu de la nuit, avant d’avoir saisi où se trouvait l’interrupteur, je commençai à comprendre la morale de l’histoire, la leçon que les hôteliers proposaient à leurs clients, en discret programme obligatoire, un peu comme les petits poèmes qui ornent les objets dans ces régions – écrits ou brodés de manière alambiquée : « Dieu tend la main à qui se lève matin. » Rappelant le miracle des trois enfants dans la fournaise12, la seule bûche posée verticalement n’était d’abord léchée par les flammes que tout au bord, comme s’il s’agissait d’un nimbe spécialement préparé, annonciateur d’un prochain martyre. Puis la chaleur prenait de la vigueur, au point que j’eus l’impression qu’elle effleurait aussi mon visage. La flamme se déroulait, sifflant et rapetissant, avant d’arriver tout en haut de l’écran, tandis que son bourdonnement d’abeille s’intensifiait. Peu à peu, la bûche perdait en incandescence, le tableau s’assombrissait, et voici que, çà et là, le bois exhalait un soupir et tombait en cendres, en charbons ardents. Alors l’écran devenait noir, il était pris d’une brève convulsion, l’image se rétablissait brusquement et, de nouveau, j’avais devant les yeux la bûche ressuscitée, pleine de vie, à croire qu’aucun malheur ne lui était arrivé. Ces trucs (ou plus exactement cette vidéo qui me semblait de plus en plus épouvantable au fur et à mesure que le temps passait) se répétaient, et le pire était que je portais toujours plus d’attention à ce qui se produisait, dans l’espoir, peut-être, de débusquer une légère différence, une modification du scénario. Mais le bois continuait de ressusciter d’entre les morts et les ténèbres s’ouvraient encore et encore.

*1. Anastasia Valtseva (1871-1913) : chanteuse de variétés connue pour ses interprétations de romances russes et tsiganes.

Non-chapitre

Nikolaï Stepanov, 1930

Sur une feuille de papier gris, mou, défraîchi, un texte tapé à la machine.

Le mariage de mes grands-parents ne fut enregistré qu’au début des années 1940.

« Ne pas languider » – ne pas traîner.

Le citoyen de la ville de Tver N.G. Stepanov

au Bureau d’état civil de Rjev

REQUÊTE

Je prie par la présente le Bureau d’état civil de Rjev d’enregistrer à mon nom, en reconnaissance de paternité, l’enfant mis au monde par DORA ZALMANOVNA AXELROD. J’ai en ma possession une attestation d’identité, qui vous sera présentée conformément à votre demande.

Les informations dont je dispose m’indiquent que vos services n’enregistreraient pas l’enfant parce que je ne suis pas enregistré maritalement, du moins officiellement (si l’on s’en réfère à la blancheur des pages de mon attestation d’identité), avec D.Z. Axelrod. En réalité, il n’en est pas ainsi.

Au pays des Soviets, il n’est pas d’enfants illégitimes, et il ne peut y en avoir.

C’est pourquoi j’estime que le non-enregistrement de mon mariage ne peut entraîner celui de mon enfant à mon nom.

Étant actuellement dans l’incapacité de me rendre en personne dans la ville de Rjev, je prie le Bureau d’état civil d’accéder à ma requête, à savoir d’enregistrer à mon nom la fillette mise au monde par ma femme, dans l’attestation d’identité adressée par mes soins, et de ne pas languider pour la reconnaissance officielle de l’enfant.

Le soussigné :

N. Stepanov

[Tampon du comité du Parti communiste du district de Tver]

Je certifie la signature du camarade STEPANOV, employé du comité du Parti communiste de la ville de Tver.

Le responsable du comité du Parti communiste

de la ville de Tver

[Ajout manuscrit :]

Si d’aventure l’enfant est déjà enregistré à un autre nom que le mien, j’insiste, en conformité avec les lois en vigueur, pour qu’on le transfère à mon nom. Je n’ai pas la moindre intention de me plier à ce qui vous convient. N. Stepanov.

VIII

Failles-accrocs et diversions

Il arrive que l’on reçoive une image recelant une surprise – une carte postale ou un lien internet. Le visage de la photo a paru à l’expéditeur étonnamment semblable au vôtre – disposition des traits, cheveux, yeux, nez. Mises en regard, ces images prennent brusquement un autre aspect et montrent simplement qu’elles n’ont rien en commun, hormis leur dénominateur : vous. Bref, on a raison de dire que toutes les coïncidences sont fortuites.

Ou peut-être pas. Mais alors, que signifient ces ressemblances, pourquoi suscitent-elles chez l’expéditeur comme chez le destinataire cette allégresse intérieure, à croire qu’une découverte essentielle a été effectuée, qu’un mécanisme secret a été mis à nu ? Il est tentant de les considérer comme l’expression d’un ordre différent : une sélection non par parenté ou voisinage, mais par dessein, parce que cela rime avec un modèle qui vous est inconnu. Difficile de ne pas accorder de valeur aux preuves de ce rythme intérieur, et les écrivains, de Nabokov à Sebald et inversement, se réjouissent de ces échos et correspondances : une date de décès sur une pierre tombale coïncidant avec le jour de la naissance ; les objets bleus qui indiquent forcément, magiquement, la bonne issue ; une ressemblance avec la Séphora de Botticelli ou avec l’arrière-petite-fille de machin-truc, qui devient motif de passion.

Il semble, au demeurant, que dans cette organisation lacunaire et poreuse du monde, les non-rimes (les choses n’ayant ni analogues ni précédents) soient beaucoup moins nombreuses que les rimes : everything suits everything, on se retrouve par hasard dans le corridor des reflets, comme on enfonce le pied dans une taupinière. Briquées à en étinceler, passées à la cire des pouvoirs magiques que nous leur prêtons, les ressemblances fortuites semblent confirmer à l’homme que sa présence au monde est légitime, elles confirment la parenté de tout avec tout, la chaleur sûre du nid, avec ses brindilles, son duvet et ses excréments : il y a eu, ici, du monde avant toi, il y en aura après.

Mais ce n’est pas la seule variante. L’anthropologue Bronisław Malinowski évoque l’effroi et le malaise suscités par le classique tout le portrait de sa grand-mère, dans une culture fondée sur un modèle différent du nôtre. « Mes informateurs, des gens fiables, m’expliquèrent […] que j’avais enfreint la tradition, que j’avais commis ce qu’on appelle un “tapoutaki miguila”, expression qui ne désigne que cette action et que l’on peut traduire par : “rendre quelqu’un impur, l’avilir en comparant son visage” à celui d’un parent. »

Toute allusion à une ressemblance familiale est perçue comme une offense, une incongruité : un individu ne ressemble à personne, il ne reproduit rien, il existe pour la première fois et ne représente que lui-même. Le nier signifie douter de son existence. Ou encore, selon Mandelstam : le vivant est incomparable.

Helga Landauer est l’auteur d’un petit film (d’une quinzaine de minutes) qui fait partie de mon ordinaire et que je regarde de temps à autre, comme on relit un livre. Il porte le titre intraduisible de Diversions – intraduisible parce qu’on peut y mettre tout ce qu’on veut : des différences aux distractions, des déviations et des détours aux manœuvres de diversion, dont l’une est le titre lui-même. En place d’indications, on me propose, à moi spectatrice, une suite de flèches, dont chacune me montre une nouvelle direction : ce n’est pas un plan, ce n’est pas un itinéraire, c’est une girouette. Et c’est à peu près ce qui se produit sur l’écran.

Des gens coiffés d’absurdes casques s’agitent sur une eau peu profonde, leur barque est à deux doigts de chavirer. Pieds nus, des matelots les portent sur leur dos, tels des paquets. Des ombrelles frémissent au-dessus de la surface.

Des dentelles se balancent au courant d’air.

Masse sombre du feuillage, parapluie protégeant le chevalet d’un peintre, lumière trouble de la pluie.

Des enfants, comme des faons, regardent à l’abri des arbres.

Une rame brise l’eau étincelante que traverse une longue ride. Soleil : impossible de distinguer qui est dans le bateau.

Un sourire jusqu’aux oreilles, tel un crâne, une dame tire de l’eau une canne à pêche.

Puissance triomphale des chapeaux de femmes, avec leur fourrure, leur plume, leur aile, le déferlement de l’excès.

Masse du feuillage, dans lequel foisonne le vent : pareils à de petites bêtes, les enfants parcourent l’image de part en part.

Grandes fleurs dans un vase blanc, presque invisibles sur leur table, comme tout le non-essentiel.

Moustache et biceps d’un athlète.

Moustaches et chapeaux melons de passants pressés, l’un d’eux nous aperçoit et soulève son chapeau.

Vélocipèdes et canotiers, cannes et porte-documents.

Un pin incliné. Un homme vêtu de sombre déambule à la limite de la mer, on ne voit que son dos.

Des gens qui marchent, des gens encore et encore.

Les petits trains rigolos des parcs de loisirs se hâtent ; leurs passagers font des signes de la main.

Évoquant de menus rongeurs, des enfants jettent des coups d’œil, cachés derrière les branches.

Des arbres morts gisent au bord de la route.

Un homme en vêtement de travail puise de l’eau dans ses mains jointes et fait boire un petit chien.

Des pigeons se posent sur une allée du parc.

Une gamine munie d’une ombrelle cherche les siens dans la foule.

Des montgolfières s’élèvent, rondes, aux flancs satinés.

Deux hommes – l’un est inquiet, l’autre tente de l’apaiser.

Des femmes en jupe longue chassent de leurs éventails des ballons sur le gazon.

Un sourire bonhomme, vaguement gêné, apparaît dans le coin gauche, comme si on allumait soudain la lumière.

En hâte, on porte au débarcadère de longues rames en forme de palmes.

L’eau se jette sur la rive, reflue, laissant à nu le gravier.

Des chaises pliantes projettent des ombres sur le sable mouillé.

Blanc, tout blanc, le ciel au-dessus de l’estrade des musiciens.

La danse fait voleter les jupes.

Un gamin vend des violettes.

Sur une table, des journaux et des verres d’eau ; dans une soucoupe, un paquet de cigarettes Chesterfield. « Buffalo Bill », indique le titre.

Un mur de brique éclairé par le soleil.

Une enseigne : « Dancing tous les soirs ».

Un cheval agite ses courtes chaussettes.

Des cageots pleins de raisin – je vous en mets une livre ?

Cheveux de dentelières penchées sur leur ouvrage.

Main dans sa main.

Petit col fatigué de sa journée.

Chapeau rabattu sur les yeux.

Une voiture passe l’angle.

Boutons d’un accordéon.

Les moineaux, alors, étaient plus chétifs, et les roses plus opulentes.

Des hommes coiffés d’une casquette suivent du regard des hommes à chapeau.

Une main féminine arrange le voile d’une mariée.

Cuiller retournée contre la soucoupe d’une tasse à café.

Des gens en maillot de bain s’agitent dans l’eau grise.

Derrière la grille d’un jardin, de l’herbe et des troncs d’arbres.

Ombrelles à rayures, cabines à rayures, robes de plage à rayures.

Brouette esseulée, levant les bras au ciel.

Des drapeaux claquent au vent.

Un chien court sur le sable.

Ombre d’une table sur les lattes brillantes d’un plancher.

Rien de plus simple que de compter les corsages blancs, les jupes sombres, les dentelières à leur ouvrage et ceux qui trinquent aux portes d’un café, messagers de la mémoire, remplissant une fonction qui ne m’est que trop claire. Tout cela, bien sûr, relève de la chronique, du film documentaire : et ce qui se passe là peut être interprété comme un requiem pour le vieux monde (du moins une de ses parties : il résonne, autant qu’il m’en souvienne, depuis des décennies, sans que percent vraiment des voix d’auteurs). Le générique du film, longue liste de noms, s’achève sur une unique phrase de la réalisatrice : les dernières scènes ont été tournées sur des plages d’Europe à la fin du mois d’août 1939. Et j’ajoute, comme si ce n’était pas évident : autrement dit, juste avant la fin de tout.

Les films documentaires qui tentent d’exhumer les vestiges de ce tout sont si nombreux que le moindre sujet – pour ne pas dire le moindre visage – semble connu d’avance. Les foules surprises par la chronique cinématographique sont dépourvues de noms, privées de destin, vouées à traverser indéfiniment la rue en courant sous le nez d’un tramway, illustrant tout ce qu’on voudra : « Les Viennois célèbrent l’Anschluss », « Le lendemain, la guerre éclatait », « On y passera tous ». La traditionnelle répartition entre important et non-important fonctionne partout : le héros parle, la gamine mange une glace, la foule est figée comme il sied à une foule. Le matériau documentaire fait office de stock d’accessoires : il y en a en quantité, de toutes couleurs et pour tous les goûts. L’auteur raconte une histoire, les passants l’illustrent. Eux ne comptent pas : comme on dit en langage télé, ce sont des plans de coupe, histoire de combler les vides en réjouissant l’œil sans distraire l’attention de l’idée générale.

Et il n’est jamais venu à l’esprit de quiconque, semble-t-il, de libérer ces gens, de leur offrir une ultime chance d’être eux-mêmes (et non les représentants types d’une rue des années 1920), de ne représenter et de ne signifier qu’eux-mêmes. C’est précisément ce que fait Landauer, sans leur retirer une seconde d’écran : chacun a, dans le film, la place et le temps que l’opérateur a réussi à filmer. La liberté de ne rien sous-entendre, qui est d’ordinaire le propre de la vie et non de l’art, fait de Diversions une sorte de refuge pour les oubliés, les perdus, un paradis démocratique dans lequel tous sont visibles. La réalisatrice instaure entre les hommes, les objets et les arbres, l’égalité tant attendue qui permet à chacun de se voir attribuer la respectable place de représentant de ce qui a été. En un sens, la convention adoptée ici est un équivalent soft de l’abolition du servage : le passé est libéré de toute corvée vis-à-vis du présent, vis-à-vis de nous. Il peut se promener en toute indépendance.

Pourtant, comme je viens de le comprendre, à un moment chacune de ces personnes lève brusquement les yeux et regarde la caméra, moi, nous – et il s’agit d’un des instants les plus étonnants du film : le regard ne rencontre jamais celui auquel il est destiné ; à tel point qu’en dix (douze ou je ne sais combien) visualisations, je n’ai pas eu conscience d’un seul eye contact : à l’événement de la rencontre s’est substitué celui de la non-rencontre, peut-être plus important. La paix inébranlable des sanctuaires, qui émane des hommes et des choses, rend le quart d’heure paradisiaque de Diversions parfaitement convaincant pour ceux qui ignorent encore (ou n’ignorent plus) la souffrance, là où ils ne se trouvent plus (ou pas encore). Le regard bute contre le mien et le traverse sans laisser ni traces ni empreintes. Il n’est plus dirigé nulle part, il n’a ni but ni destinataire, à croire que devant lui se trouve un paysage dans lequel on peut entrer et dont on peut sortir. Derrière le verre de l’objectif, objectivement inaccessible au jugement et à l’interprétation, s’abolissent toutes les causes-et-conséquences, et chaque fois que je regarde le film, j’ai l’impression que l’ordre des épisodes a changé, comme s’ils avaient été autorisés à demeurer figés ou à bouger à leur gré.

* * *

Kouzmine*1 est l’auteur d’un récit sur une gouvernante anglaise qui vit en Russie. Elle est sans nouvelles de son frère, la guerre a éclaté, elle va au cinéma et voit ce que, dans mon enfance, on appelait les actualités – de brefs reportages consacrés aux mobilisés en uniforme, envoyés au front. Elle entreprend alors de promener son regard sur les visages et les manches, dans l’espoir d’une impensable rencontre. Or le miracle se produit, la foi triomphe : elle reconnaît son frère, pourtant, comme dans le conte, ce n’est pas grâce à son visage (ils sont désormais tous pareils), mais par ce qui le distingue du rang, par ce qui fait qu’il ne ressemble pas aux autres – un petit trou dans son pantalon. Je crois qu’il s’agit d’un des premiers textes du siècle, dans lequel les individus réussissent à se trouver grâce à des pertes – accrocs et failles, acteurs du destin commun.

Le passé, comme chacun sait, excède toute mesure ; sa surabondance (que l’on s’obstine à comparer à une inondation, voire au Déluge) est écrasante, sa pression submerge l’intégralité de ce qui est accessible à la conscience et en devient incontrôlable, indescriptible en son entier. Force est donc de lui faire réintégrer son lit, de le simplifier et de le redresser, en refoulant ce volume vivant dans le canal d’un récit. L’abondance et l’incohérence des sources, qui glougloutent en ruisseaux de droite et de gauche, suscitent une étrange nausée, apparentée au désarroi s’emparant du citadin confronté à la nature telle qu’elle est, sans camisole de force.

Mais à la différence de la nature, les disparus sont infiniment dociles, ils nous autorisent à faire d’eux tout ce qui nous passe par la tête. Il n’est pas une interprétation à laquelle ils s’opposeraient, pas une humiliation qui les contraindrait à se révolter : leur existence se trouve très en dehors de toute zone de droit, en dehors de tout fair-play. La culture a le même rapport au passé qu’un État vivant de ses matières premières à ses ressources naturelles : elle le pille ; le parasitage des morts se révèle une affaire rentable. Et ils le supportent avec l’indifférente douceur des arbres.

La facilité avec laquelle les défunts acceptent ce que nous faisons d’eux incite les vivants à aller toujours plus loin. L’industrie de la mémoire a une jumelle de l’ombre, l’industrie de la remémoration (et d’une compréhension approximative), qui utilise la réalité d’autrui comme une matière première à traiter. Il y a quelque chose de terrifiant dans les portefeuilles tout neufs et les cahiers d’écolier d’où vous regardent les visages de vieilles photographies qui ont, depuis beau temps, perdu leur nom et leur destin ; il y a quelque chose d’humiliant dans les histoires authentiques envoyées baguenauder dans la sensibilité des romans « de la vie d’avant », à croire que, sans mélange de sang vivant, le texte, sous l’édredon, ne s’animera pas. Autant de formes d’une étrange perversion qui nous condamne à déshumaniser nos prédécesseurs, auxquels nous imposons nos passions et faiblesses, nos amusements et appareils optiques, les excluant peu à peu du monde, nous parant de leurs habits, comme s’ils avaient été cousus pour nous.

Mais que pouvons-nous en faire ? Des morts, les vivants connaissent surtout (à l’exception de ceux qui nous sont apparentés, de même que tout antisémite connaît un juif pas comme les autres) leur exotisme. Les fonctionnaires de l’époque napoléonienne sont tout aussi loin de nous que les scribes de l’Égypte ancienne. Seul dénominateur commun : le désir de procéder à une substitution immédiate, de les remplacer par nous, de jouer tout notre saoul avec leurs jouets. L’aristocratie imaginaire du passé est aussi impuissante et vulnérable que les rois de la nature, désignés comme tels par le caprice des hommes qui les consomment avec déférence, usant de peignes en écaille de tortue, de plumes d’autruche, de fourrures tachetées.

Le passé gît devant nous, monde immense, bon à coloniser : pillage rapide, lente transformation. Il semblerait que toutes les forces de la culture soient employées à préserver le peu qui reste ; le moindre effort mémoriel devient prétexte à triomphe. Sans cesse, surgissent de nouvelles aposiopèses, des gens oubliés de leur temps et découverts comme des îles : pionniers de la photographie de rue, petites chanteuses, journalistes de terrain. Il serait aisé de se réjouir de cette fête – boutique fraîchement créée de produits coloniaux, où l’on peut choisir n’importe quel souvenir autochtone en l’interprétant à son gré, sans prêter la moindre attention à ce que signifiait tel masque ou tel hochet à son époque et dans son lieu d’origine. Le présent est à ce point persuadé d’être le maître du passé – comme, autrefois, des deux Indes, connaissant de lui autant que ce que l’on savait d’elles – qu’il ne remarquera sans doute pas les fantômes errants, lesquels font fi des frontières.

* * *

En longeant le dos gris des tombes, dans le cimetière juif où repose ma mère, et en regardant de-ci de-là, j’entreprends de rappeler ses voisins à la vie par les emblèmes invisibles cachés derrière leurs noms : arbres roses, roses aussi les montagnes, étoiles, cerfs, êtres d’amour et êtres de liberté, Wurzbourgeois pur sucre, Souabes de chez Souabe ; un Miron Isaakovitch Sosnovitch esseulé (avec son arbre totémique*2 inaudible pour une oreille locale), de Bakou (mais né, explique la pierre, à Białystok) ; morts pendant la Première Guerre mondiale, morts à Terezin, morts à temps, c’est-à-dire avant tout ce qui a suivi, en 1932, 1920, 1880, 1846. Ils se révèlent être de ma famille en raison de cette terre commune, de ces bosquets de noms et de leur signifié – tout ce que je sais de cette parentèle.

Il arrive aussi qu’un nom entrouvre, après coup, un fenestron sur son sens glaçant d’outre-tombe, à croire que l’on eût pu prédire un destin tiré tel un billet de loterie étymologique, et y échapper. Le Musée juif de Berlin a une salle réservée à ce que l’on qualifie d’histoires familiales : photographies d’enfants, petites tasses, violons de ceux qui n’ont pu y échapper. Sur un écran qui me fixe, un film familial passe et repasse, de ceux qui, en nos temps de home video, sont un jouet universel ; mais la caméra, à l’époque, était témoin et témoignage de prospérité, au même titre que les remontées mécaniques en Suisse et les soirées d’été à la datcha.

Là, comme dans le film de Helga Landauer, le passé d’autrui a toute liberté d’affirmer qu’il a eu lieu et de taire qu’il n’est plus. Néanmoins, nous disposons de quelques éléments fiables pour nous représenter la fin. Une caractéristique vaguement terrifiante de la vidéo est ici particulièrement nette : au contraire de n’importe quel texte ancien, soulignant avec toute la force possible la différence entre « alors » et « maintenant », la vidéo insiste sur la ressemblance, sur la continuité, sur le fait qu’il n’y a pas de différence. Les tramways, les trains filent de la même façon, le S-Bahn est aérien, l’U-Bahn souterrain ; on fait les mêmes « areuh, areuh », penché au-dessus du berceau ; ni embarras ni hésitation ; quelques personnes manquent à l’appel, c’est tout.

Ce tout, le voici : un chien qui fait le fou dans une congère et ses maîtres joyeux ; des boules de neige qui se glissent dans les pantalons de ski ; une tentative infructueuse de descendre une petite pente sans tomber, des skis s’obstinant à ne pas rester parallèles, des portes de hangar, un perron et le toit de la maison voisine, un enfant qui sort ses mains d’un landau profond à l’ancienne mode, une rue le dimanche, qui ne se distingue en rien d’aujourd’hui, avec ses passants endimanchés, des imperméables, des nonnes ; des étangs, des lacs, des barques, des enfants qui grandissent, de nouveau l’hiver et des patineurs qui balaient la glace devant eux, l’année 33 ou 34, lecture du film en rewind, un gamin couleur de lune, de dos, s’envole de l’eau noire vers une passerelle. Je vais jusqu’au bout de la bande et jette un coup d’œil au nom de ces gens. Ascher.

Asche, la cendre, l’un des mots majeurs des textes de l’après-guerre écrits en allemand. Il est parfois prononcé à voix haute, parfois sous-entendu, par exemple dans le titre du premier livre de Paul Celan : Le Sable des urnes ; la documentary fiction de Sebald est écrite et se lit « comme à travers un voile de cendre ». Figée devant l’écran où, une fois de plus, les Ascher, à demi transparents, vérifient leurs skis et plongent dans la neige, je sais comment s’achèvera cette histoire familiale, leur nom parle de lui-même. Leur fille – la gamine du film – a fait don de ces vieilles images au musée, en 2004 ; pas un mot sur ce qu’il est advenu des parents, de la barque et du chien.

L’image rend en effet le récit inutile, et il est à noter que le siècle nouveau en a fait une forme privilégiée de récit. « Une image vaut mille mots », c’est aussi une vérité : au lieu de résoudre un problème, on peut, en douce, regarder la solution à la fin du manuel. De nos jours, on peut même parler de ce qui s’est perdu en termes visuels, comme du visible et de l’invisible, ce dernier étant précisément compris comme « perdu ». Les choses qui excèdent le cadre de l’intérêt général sont des zones aveugles, des blind spots, à croire que le discours ne suffit pas à rendre réel ce qui a eu lieu. Il en est bien ainsi : une photographie voire un dessin sont perçus comme la réalité, son empreinte vive ; le texte est vu, lui, comme une version non fiable, proposée par l’auteur, d’événements dont il n’a pas été le témoin.

Il y a malgré tout quelque chose d’étrange. Si l’on regarde le monde par les yeux de Google Images, à travers des séries de visuels, il apparaît que l’image (notamment la photographie, tablier masquant la chair de la connaissance pleine et entière) s’intéresse au réel là où celui-ci se fractionne en facettes du privé, en dizaines d’histoires concrètes, dont chacune est pourvue d’une documentation photographique.

Je ne songe pas ici à l’inévitable et nécessaire déformation de la réalité que décrit Sontag dans son fameux livre sur la photographie, à savoir qu’au nom du bon angle de vue (ou de l’angle de vue fort), il importe de déplacer un corps mort, faisant par là même ressembler (ou ne pas ressembler de manière angoissante) la guerre ou le malheur aux représentations que nous en avons. Le plus intéressant est ailleurs : si nous parlons du caractère fonctionnel ou utilitaire de la photographie (celle des reportages, des publicités, du quotidien, autrement dit ne visant pas plus à être de l’art que des œufs au plat ou une émission de télévision), celle-ci montre une qualité particulière. Dépourvue de texte, elle se révèle aussitôt une abstraction, une méditation sur le thème d’un modèle universel. Toutes les photos de guerre sont identiques si elles ne s’accompagnent pas d’une légende : voici un mort à un carrefour, la scène peut se passer à Donetsk, Phnom Penh ou Alep, nous sommes confrontés au visage du malheur qui semble ne présenter ni différences ni failles susceptibles d’apparaître n’importe où. Les photographies d’enfants sont tout aussi uniformes (sourire, nounours, petite robe), de même que les photos de mode (fond monochrome, contre-plongée, bras écartés), les photographies anciennes (moustaches, boutons, yeux ; fronces à effet bouffant, bibis, lèvres). De l’Iliade ne reste qu’une liste de bateaux.

Quand je regarde la chronique filmée de la famille Ascher, la pente enneigée de 1934, la trace sombre des skis et les fenêtres illuminées, la vidéo apparaît comme le simple transmetteur d’un savoir tout prêt sur ce qu’il en était alors des gens qui ressemblaient à ceux-ci. Cendres et poussière, cendres et poussière de neige, destin commun à ceux qui n’ont pas eu le temps ; la trajectoire paraît si évidente que tout ce qui en dévie stupéfie, tel l’accomplissement d’un miracle. En une demi-heure sur internet, on apprend que les parents et les enfants aux skis et aux barques comptent parmi le petit nombre de ceux qui ont été épargnés, partis en 1939, ayant vécu en Palestine puis aux États-Unis, bref, ayant échappé au destin commun. Dommage que les personnages de ce film ignorent encore que celui-ci se termine bien : pas la moindre faille-accroc qui puisse le laisser penser.

*1. Mikhaïl Kouzmine (1872-1936), poète, prosateur, dramaturge, critique littéraire.

*2. Le nom du personnage vient de sosna, le pin.

Non-chapitre

Liolia (Olga) Friedman, 1934

Ma grand-mère a à peine dix-huit ans, mon grand-père est son aîné de quatre ans. Ils se sont rencontrés « aux datchas », parmi un groupe d’étudiants en architecture, réuni du côté de Saltykovka. Ils ne se marieront que dans quelques années : Sarah Guinzbourg, la mère de Liolia, tenait à ce que la petite achève d’abord ses études de médecine et a mis un temps fou à se résigner à son échec.

1.

Olga Friedman à Leonid Gourevitch, 25 novembre 1934

1-3 heures du matin

Une larme, mon aimé, une larme a chamboulé mes pensées.

Petite, chiche, elle a coulé de ton œil et l’a emporté. Elle l’a emporté sur les doutes stupides, la peur, la honte – tout ce qui faisait obstacle à ton bonheur. Ce petit point brillant m’a comme envoûtée, m’emplissant d’un bonheur véritable – un bonheur étincelant.

Tu sais, mon très cher, jamais je n’avais pensé que le chagrin, les souffrances d’autrui pouvaient procurer tant de joie.

Je comprends, à présent, ton désir de voir mes larmes ; à présent, je t’ai enfin pardonné les tourments que tu m’as infligés.

Je n’avais jamais connu pareille béatitude. Voir un être infiniment proche se tourmenter comme un fou pour ne pas vous créer de souffrances ; sentir que vous êtes chère, indispensable à l’autre, c’est le bonheur, mon aimé !

Un bonheur douloureux et, de ce fait, ressortissant à la béatitude. Un bonheur à part, difficile à saisir.

Il se peut que je ne sois pas moi-même en mesure de comprendre ce que j’ai ressenti à l’instant où cette brillante magicienne qui t’a valu tant de mois de souffrances a définitivement chamboulé mon « moi » intérieur… Je n’avais jamais vu personne se tourmenter ainsi, j’avais toujours eu l’impression que j’étais la seule à souffrir aussi fort, aussi sincèrement. Or, ce que j’éprouvais peut-il se comparer à tes tourments ?!

Non, certes non !!! Je comprends, maintenant seulement, ce que signifie ressentir ; j’ai appris, maintenant seulement, où se niche ce qu’on appelle le « désir »… Quand je ne te voyais pas d’une journée entière, je ne savais que faire de moi, pourtant je ne te téléphonais pas, je ne te racontais pas ce qui se passait dans mon cœur. J’en étais empêchée par la peur, les doutes, il me semblait que cela nous séparerait ; il me semblait qu’on n’avait pas le droit d’être aussi irréfréné dans ses désirs, il me semblait… Bah, que ne me semblait-il… J’avais coutume de retenir mes élans et ma patience me tirait d’affaire.

Mais toi, mon aimé, tes désirs sont si irréfrénés ! J’ai compris aujourd’hui que tu devais les faire taire. J’ai compris que mes souffrances n’étaient plus aussi pénibles et, sais-tu, l’idée m’a même traversée que, peut-être, je ne te valais pas.

Je ne veux pas dire par là que je suis moins que toi, ou plus superficielle. Non, ce n’est pas ça ! N’interprète pas mal mes pensées… Simplement, tu sens les choses encore plus finement, encore plus… Pourtant non, ce n’est pas le problème ! Je ne peux accepter l’idée que tu aimes plus fort que moi. Tu comprends, c’est un mensonge !

En réalité, tu n’as jamais été confronté à des difficultés, tu es gâté, tu n’as jamais dû étouffer tes désirs. Moi, force m’est toujours de le faire. Tu es égoïste, tu ne penses qu’à toi, et surtout, tu ne t’es jamais trouvé entre deux extrêmes également aimés, fût-ce d’un amour différent, tu n’as jamais été dans l’obligation de partager entre eux ce que tu voudrais tellement donner à l’un seulement.

Songe simplement, mon petit, à ce que cette vie a de pénible ; mes souffrances te donneront peut-être la force d’attendre et de lutter…

Je ne voulais pas te dire tout cela, je ne voulais pas te tourmenter, je ne le voulais pas pour moi-même, je le confesse…

Mais il suffit !

J’ai toujours contraint mes désirs à passer à l’arrière-plan. À présent, j’escomptais vivre un peu pour moi, indépendamment de tout, or j’ai compris que c’était une erreur, une erreur cruelle, une erreur ou des rêves roses, car vivre pour moi en tourmentant mon aimé, je n’en suis pas capable. J’ai compris aujourd’hui que je n’existais plus en tant qu’individu, que je m’étais fondue avec toi, entièrement dissoute, et j’avais résolu, Liochik*1, d’être toute-toute à toi ; mais vois-tu, mon petit, en rentrant chez moi, j’ai trouvé maman retournée, bouleversée, alors une douleur, une douleur brûlante, m’a incendié le cœur. J’avais décidé, seulement maman, les yeux chavirés, tourmentés, de maman m’ont dit : « Il faut attendre ! »

Comment avais-je pu l’oublier un seul instant ?

Mon très cher ! Maman a tellement peu connu le bonheur, maman s’est tellement inquiétée, elle en a tant supporté pour moi, elle souffre tant encore, que je n’ai pas la force de lui porter ce dernier coup. Comprends donc, elle n’a que moi. Je t’ai, toi, ta mère a un mari, la mienne n’a que moi. C’est pour moi que, toute jeune, elle a renoncé au bonheur, à moi qu’elle a consacré sa vie, à cause de moi qu’elle ne s’est pas remariée et m’a élevée, éduquée, tout à fait seule.

Je sais ce qu’il lui en a coûté ! Je sais, je sens à présent l’immensité de son sacrifice, je le sais – bien que pas une allusion, pas un geste, pas une action de sa part ne m’aient permis de le penser. Ô maman, solide comme un roc ! Avec elle mourra tout ce qu’elle a ressenti et souffert, et nulle âme n’en aura la moindre idée. Supporter autant et le cacher si fort, seule maman en est capable.

Vois-tu, mon très cher, maintenant que je suis grande, maman a peur de me perdre, pas même de me perdre, mais de me lancer dans la vie alors que je ne suis pas prête, trop naïve encore, elle pense que je suis une enfant, et l’idée que je puisse me marier avant de devenir, à l’institut, un individu autonome, complètement formé, lui cause beaucoup, beaucoup de souffrance. Elle n’en souffle mot, n’y faisant allusion qu’en plaisantant, mais je sais que cette issue lui porterait un coup fatal…

Vois-tu, je me tourmente, néanmoins je ne suis pas en état de t’accorder ce que j’ai lu aujourd’hui dans tes yeux. Oh, tout est très, très compliqué !… Plus compliqué même que tu ne le crois, Leniok *2  !

Tu comprends, il y a longtemps, j’ai juré sur la tombe de papa, alors que maman, brisant sa vie par ma faute, répondait par la négative à l’homme qu’elle aimait, que je consentirais un jour pour elle un aussi gros sacrifice.

Ce temps est venu. Je te le dis : « Attends, mon aimé », de même que maman lui avait dit : « Attends, mon aimé, que Liolia soit autonome. »

Ne me réponds pas que je ne sais pas, que je ne comprends pas comme tout cela est douloureux. Oh, j’en ai pleinement conscience…

Je t’avais envoyé mon autre lettre pour ne pas avoir à t’envoyer celle d’aujourd’hui. Je ne pensais pas ta souffrance aussi profonde.

Pardonne-moi !!!

Sinon je ne me serais jamais permis d’être à ce point cruelle.

Et voici qu’aujourd’hui, je me trouve dans l’obligation de te dire ce que j’aurais voulu ne jamais partager avec toi.

Encore une fois, pardonne-moi, Lionetchka !

J’ai sous-estimé ce que tu ressentais, j’avais peur de te faire part de ce qui m’appartenait à moi seule.

Cette larme de toi m’a dit que je n’existais plus, qu’il y avait « NOUS », et que nous devions triompher d’une période pénible, pleine de privations, qu’il nous fallait nous sacrifier pour quelqu’un qui s’est tellement privé pour l’un de nous. C’est la seule solution que je connaisse, mon aimé !

L’accepteras-tu ? Auras-tu la solidité et la force ?

À toi de décider, mon petit ! À compter de ce jour, rien ne t’est celé ; tu dois te représenter clairement ce à quoi je t’invite.

La conscience de notre sacrifice nous aidera peut-être à envisager joyeusement l’avenir, notre soutien mutuel adoucira peut-être les heures de tourment qu’il nous faudra vivre, leur caractère inéluctable nous obligera peut-être à être forts.

Je n’imagine pas qu’il en aille autrement. Je suis certaine que tu me soutiendras. Je ne peux tout de même pas te perdre maintenant que tu m’es devenu particulièrement proche et cher ?! Je ne peux pas !!…

Deux sacrifices – je n’en suis pas capable !

Promets-moi que tu m’aideras à accomplir ce que, toute ma vie, j’ai tenu pour un devoir sacré, jure que ton amour est assez profond pour cela.

Oh, je serai indiciblement heureuse de ne pas m’être, là encore, trompée sur toi !…

J’enluminerai toute la pesanteur des souffrances ordinaires d’attentions et de reconnaissance, car je place très haut la force de ton sacrifice. Cette larme, ô cette larme, a fait beaucoup, mon aimé !

Ton Olia qui t’aime

2.

Olga Friedman à Leonid Gourevitch. Sans date.

Mon très cher, mon aimé,

Que monot[ones] et lents sont les jours, que mélancoliquement s’écoule le temps…

Ces trois journées me semblent une éternité.

Je suis désorientée, incapable de rien faire. Je voudrais être avec toi, supporter tous tes chagrins, tes infortunes, bien que, grâce à Dieu [biffé], je croie qu’ils sont déjà derrière toi ! Mais cela ne m’apaise que partiellement et je me sens d’une humeur atroce.

Je suis là à lire tes lettres et je comprends une fois encore quel bon petit garçon est le mien.

Lionetchka, mon chéri !

Comment te dire ce que j’ai enduré, pensé et repensé durant ces jours interminables, comment te raconter toute la mélancolie et la souffrance de mon âme ? Mon aimé, comme je voudrais que notre vie s’écoule dans la chaleur et la tendresse dont sont empreintes tes lettres !

Que de non-dits accumulés ! Mais je n’ai pas les mots ! Je ne sais pas partager !

F.

[Au verso]

Que le sentiment récemment né en moi attise notre bonheur ! Que nos relations soient fondées sur l’attention et la tendresse ! Que jamais l’amertume ne monte du fond de nos cœurs ! Que jamais nos lèvres ne laissent échapper l’offense, que nos pensées mêmes visent à notre seul bonheur mutuel !

Celle qui a changé

[Au dos, de la grosse écriture de mon grand-père]

Ma toute chère !!!

Ces trois mots te diront tout, ils te feront part de toutes mes pensées, de tous mes désirs et mes rêves. Je pourrais les exprimer par des centaines, des milliers de lignes, mais il te faudrait malgré tout lire entre ces lignes pour comprendre ce que je veux te confier et que les mots ne sauraient exprimer, car les mots fixent les fruits de la pensée, et non des sentiments. Sois heureuse, ma très chère.

*1. Autre diminutif affectueux de Leonid.

*2. Nouveau diminutif de Leonid.

IX

La question du choix

« Le monde est une tombe commune sacrée, en tous lieux, donc, reposent les cendres de nos pères et de nos frères », dit le canon funéraire orthodoxe. La terre étant une (et nous-mêmes ne faisant qu’un), le lieu de rencontre des vivants et des morts qu’est traditionnellement le cimetière peut être n’importe quel lambeau de terre sous nos pieds. Néanmoins, le cimetière œuvre pour nous : il a d’ailleurs trop de fonctions. Au xviiie siècle, les monastères de Venise aménageaient des salles où les laïcs venaient faire de la musique, jouer aux dominos, deviser et boire du café, rendant visite au passage à leurs proches qui avaient quitté ce monde. Les moines et les novices, séparés (j’ai failli écrire « des vivants ») par une grille, étaient également présents, soutenant la conversation, avant de revenir à leur autre vie. Au cours des deux ou trois cents dernières années, les cimetières sont devenus, eux aussi, des zones de discours à sens unique, des sortes de parloirs – de monastères ou de camps –, toujours fragmentaires, incomplets. Mais le cimetière a également une autre charge, bien plus ancienne : il est le lieu de l’écrit, le territoire du témoignage écrit.

Cet annuaire de l’humanité comporte tout le nécessaire, en abrégé simplement, se résumant pour l’essentiel à des noms et des dates. A-t-on besoin de plus ? De toute façon, nous ne lirons que deux ou trois noms familiers : qui pourrait garder en mémoire un volume de milliers de pages ?

Si l’on prend pour hypothèse que ceux qui reposent là sont un tant soit peu sensibles au fait que nous nous souvenons d’eux, il ne leur reste qu’à espérer une lecture inopinée – un passant qui s’arrête, un homme qui, Dieu sait pourquoi, a distingué dans la rangée de pierres tombales telle ou telle en particulier. Il s’immobilise, lit, plein d’une curiosité à l’ancienne de ce qui fut avant lui. Cette foi dans la vision salvatrice d’un étranger, dans ses yeux se promenant de lettre en lettre le long des lignes de pierre, les emplissant d’une vie éphémère, de la chaleur d’une chaîne téléologique, rend orphelines les tombes anonymes dont les pierres ont perdu leurs traits et qui n’ont personne pour les déchiffrer. Il semblerait qu’une stèle funéraire soit quasi superflue, sorte de panneau de signalisation (passant, ci-gît un homme…), le plus important n’y est pas, il est au-dessous, et chacun reconnaît les siens. Pourtant, étrangement, une brève notice concernant le nom de celui qui est au-dessous et l’âge qu’il avait, est indispensable : pour quelle raison et dans quel but, c’est une autre question.

C’est là un besoin très ancien, antérieur au christianisme et à sa foi dans la résurrection universelle. Dans un livre comparant pied à pied deux corpus de textes inattendus (Celan et Simonide de Céos), Anne Carson affirme que c’est précisément devant une tombe – où ne se trouvent que la mort d’autrui, la pierre et le besoin de déchiffrer l’inscription – que la poésie sort de sa coquille sonore et éclot en art de l’écrit, adressé à ceux qui regardent et voient, à ceux aptes à faire de ce qui est gravé dans la pierre une part de leur mémoire, de leur ordre intérieur. L’épitaphe devient le premier genre de la poésie écrite, l’objet d’un contrat particulier entre les vivants et les morts, d’un pacte de salut mutuel. Les vivants offrent aux morts une place dans leur mémoire et croient que – pour citer le poète – nos morts ne nous abandonneront pas dans le malheur13.

Un poète, quel qu’il soit, est ici indispensable : il fait œuvre de salut, rend les vies portatives, séparant le signe du corps, la mémoire du lieu où ce corps repose. Une fois lue, l’épitaphe devient brusquement volatile : moyen de transport, bulletin d’absence offrant aux morts une nouvelle nature verbale et des possibilités illimitées de se mouvoir dans les espaces intérieurs et extérieurs de la mémoire, dans les anthologies de la poésie mondiale et les couloirs de nos esprits. Mais que leur sont nos anthologies ?

« Le poète est celui qui sauve les morts », dit Carson. Pas toujours, et pas tous : on manque de place ou de mots pour tous, force est de choisir une ligne, la logique sélective de la pitié, du hasard, d’une inclination particulière ou du principe de l’obole versée à Charon pour franchir le Styx et sombrer dans le néant. Le poète, manifestement, touche lui aussi des drachmes pour fournir un billet retour. Et l’injustice, sur la rive, attend le poète comme les passagers.

Le cimetière, avec sa modeste panoplie de noms et de dates, est plus honnête ; dans les limites de son territoire, il ne choisit pas et s’efforce de se remémorer tout un chacun. Cela explique, sans doute, qu’il se soit transporté aux abords de nos villes, à la périphérie de la vue et de la conscience, à croire que le volume du vécu des autres et le nombre de ces autres excèdent ce que l’esprit peut retenir. Ces personnes déplacées de l’histoire humaine, rayées de tous les comptes et privées de tout droit, hormis celui d’avoir une inscription, une petite plaque, de rares fleurs les jours de fête, ces morts, telle une mer agitée, cernent notre quotidien. Ils se font parfois plus visibles qu’à l’accoutumée. En ces rares instants, la réalité semble s’écarter ; tandis que mon frêle esquif glisse à la surface de l’eau noire, des visages émergent des ténèbres au-dessous, et l’on peut encore distinguer, détailler chacun d’eux, le tirer de là en le logeant dans le halo d’une attention concentrée.

Mais comment choisir ? Et qui ? Dans l’espace entre l’évidente nécessité de sauver tout le monde, sans se poser plus de questions, et celle, tout aussi évidente, inhérente à l’homme, forcée jusqu’au craquement dans les os, de choisir le bon, le seul, dès qu’il est question de quantité, il n’est pas de place pour une juste solution. Cette zone de noire injustice, imprégnée de nos souffrances et de celles d’autrui, encore altérée par notre impuissance commune, est actuellement traversée par un arc voltaïque qui soude passé et présent jusqu’à la consomption complète des deux. Le moindre texte, le moindre discours découlant de cette situation de choix impossible, s’enflamment et brûlent sans apporter de réponse à nos questions. Ne pas choisir et donner tous les noms à la suite, jusqu’à la dernière page ? Se limiter à ce qui (à ceux qui) est (sont) plus proche(s) ? Trouver et tirer hors du tissage du temps, tel un fil de couleur, ce qui répond à un unique critère indistinctement formulé ? Fermer les yeux et s’effondrer, tomber en arrière, comme si les tiens, les mains tendues dans l’attente, t’agrippaient ?

* * *

Il y a, aux Archives d’État de la Fédération de Russie, un département ouvert au public, sorte de brèche dans le mur, où trône une dame gardienne qui délivre aux lecteurs des tickets permettant d’occuper une place temporaire dans l’épaisseur du passé. Sur sa table de travail est posé un gros appareil, assez monstrueux dans son obsolescence de blindé, qui lui sert à apposer des tampons. Il date des années 1930 et fonctionne encore vaillamment. Pour qu’il entre en action, il faut une force physique qui n’a rien d’une plaisanterie : on doit faire tourner un moulinet de fer autour de son axe, un peu comme une plaque tournante, alors le tampon se pose sur le papier avec un claquement. En attendant mon passe, je ne pouvais détacher les yeux de ce qui était accroché à la cloison, sur la gauche. Quelqu’un y avait collé une image de magazine représentant une fleur découvrant ses délicates entrailles, au cœur desquelles était fixé par une punaise un papillon découpé dans du papier.

Faute d’habitude, il me fallut du temps pour venir à bout de ce que les habitués connaissaient parfaitement, à savoir les usages locaux, l’ordre simple réglant la rotation des archives et de la documentation qui allait avec. Dans la grande salle éclairée par des vitres du sol au plafond, il y avait foule, les gens étaient serrés, on entendait le froissement continu des pages feuilletées en quête d’informations. Ce dont j’avais besoin était disséminé dans différents fonds, munis de numéros d’inventaire et d’appellations qui ne renseignaient guère ; peu à peu, pourtant, comme le dos d’un gros poisson émerge des profondeurs d’un lac, apparut le contour d’une possible demande. Les noms ordinaires de ma parentèle, tous ces Guinzbourg, Stepanov, Gourevitch, rallongeaient encore le travail et, pareilles à des boules de naphtaline, de petites pelotes d’informations durcies par le temps me tombaient dessus, qui n’avaient rien à voir avec l’histoire de ma famille mais dessinaient des portes – sortes de peepholes – derrière lesquelles continuait de palpiter une vie étrangère, impénétrable.

En 1930, paraissait à Leningrad un curieux petit livre intitulé Comment nous écrivons. Des écrivains connus, de Gorki et Andreï Biely à Zochtchenko*1 et Tynianov (plus un certain nombre de représentants de la littérature du Parti, des gens qui pensaient exactement comme il fallait), y racontaient comment s’agençait leur écriture, comment fonctionnaient les mécanismes du projet et de sa réalisation. Il y avait parmi eux Alexis Tolstoï, rentré d’émigration pour occuper l’invraisemblable niche de comte rouge. Son récit est l’un des plus intéressants de ce livre en lui-même intéressant.

Ce qu’évoque Tolstoï avec un évident ravissement, ce qui lui a servi de modèle et de source d’inspiration, n’est autre que les rapports de tortures du xviie siècle, des témoignages de fonctionnaires anonymes, greffiers, copistes, avec participation des prévenus et recours aux chevalets, aux pinces, au feu. Tolstoï s’extasie sur leur façon d’aller à l’essentiel, « tout en gardant les caractéristiques du discours des torturés », « leur concision, leur précision », de sorte que le lecteur parvient à voir et à toucher « la langue russe pure, que ne dévoient ni les formes mortes du slavon d’église ni les efforts effectués pour en faire un discours pseudo-littéraire d’importation. C’était la langue que parlaient les Russes il y a un millier d’années, mais que nul n’écrivait jamais ».

Je dois dire qu’il s’agit d’un texte talentueux, construit de manière à rendre le sujet captivant, à lui conférer – au prix de quantité de petits trucs d’écriture – une forme de respectabilité ; quelque chose comme un filet à ressort éthique permettant à l’auteur de frémir devant l’enthousiasme du lecteur, sans tomber dans le trou sans fond qui s’ouvre dès que l’on se rapporte à ce qui se passe actuellement (qui, au demeurant, se passera toujours, tant que vivront les écrits des greffiers) et au type de locuteur dont on goûte la langue. Le goût de Tolstoï a un double fond invisible – les procès politiques, les déportations et les exécutions, qui, au moment où il écrit, n’ont pas encore atteint un pic, mais qui sont là, tout près, au bord de la table de travail de l’écrivain : opérations massives de l’Oguépéou*2, procès de Chakhty*3, récente exécution de l’écrivain Sillov*4 – « je ne me détacherai jamais de la façon dont tout cela s’est déroulé », écrit Pasternak durant la même année 1930. Les « actes judiciaires » russes, comme les appelle Tolstoï, avec leur litanie d’aveux arrachés au long des siècles, sont une source d’une inestimable valeur. Toute la question est de savoir à quoi ils sont utilisés.

Ce que Tolstoï ne dit pas, c’est que le charme de ce discours (sur lequel plane l’ombre ancienne du péché et de la tentation), ce qui fait la souplesse de la syntaxe et le choix minutieux des mots, est précisément la contrainte à laquelle les auteurs étaient soumis. Cette contrainte ne s’impose pas d’elle-même : elle n’est pas le fruit d’une volonté, mais la résultante d’une douleur. Le russe de ceux que l’on juge et torture est enfant d’une effroyable concordance, que des mains étrangères t’arrachent, au sens propre du terme. Cette langue est dépourvue de toute nécessité intérieure, elle n’est pas un ornement, mais une empreinte, la trace, crue comme un morceau de viande, d’événements non linéaires. Ce discours n’inclut ni dessein ni interlocuteur, et nous pouvons ne pas douter un seul instant que celui qui parle ait voulu que jamais il ne résonne. C’est un cas extrême de ce que Rancière qualifie de « monument », une information se résumant entièrement à ce qui en a été le prétexte et qui ne vise ni longévité, ni auditeur, ni compréhension. Le discours est ici pris par surprise, au point extrême du tourment et de l’humiliation, à la limite de l’effondrement.

Et de même que tout ce qui n’est pas destiné à un œil extérieur, de même que, sur une photographie, une ombre tombe sur la nuque d’une femme qui ne nous voit pas et est toute à son paisible ouvrage, les paroles d’un détenu à l’interrogatoire, les paroles du délateur et du témoin ont un relief particulier. Nous voyons ce que nous ne devrions voir en aucune circonstance, et cet événement reste béant dans notre esprit à l’instar d’un trou d’obus, à l’instar de ce que l’historienne Arlette Farge qualifie de brèche dans le tissu des jours. Elle s’ouvre quand, hors de tout plan et programme, le regard se pose sur des choses auxquelles il ne s’attendait pas.

La langue des documents et des productions judiciaires devient révélation, non parce qu’elle n’est pas recouverte du vernis brillant de la littérature, du désir de bien dire ; il s’agit d’autre chose : ce discours et son objet n’ont pas de subjonctif permettant d’exprimer le doute, le souhait, l’hypothèse. Pour eux, il n’est pas de passé, ils en ont déjà été arrachés ; ils n’ont pas non plus d’avenir – impossible de les apercevoir de ce point de vue-là. Les documents d’archives se trouvent intégralement dans le présent, ils ne voient qu’eux-mêmes, leur processus et son résultat. C’est la vie prise par surprise, ce sont des individus qui ne seront jamais plus, tirés des ténèbres par une lumière fortuite, et retournant à l’obscurité.

Dans l’ouvrage consacré par Arlette Farge à la poétique et à la pratique du travail d’archives, l’éclairage est crépusculaire, à croire que le discours se déroule dans des catacombes. Farge ne cesse de décrire les ténèbres et la difficulté de s’y mouvoir ; elle parle de l’épaisseur des archives comme d’une roche dans laquelle on distingue les taches de différents métaux. Je me représente souvent comment, au long des siècles, l’information se fige en un immense corps collectif, très semblable au corps de la terre elle-même, densifié par des millions de vies ayant perdu leur signification première, des corps gisant côte à côte, sans espoir que quiconque les identifie et les distingue.

Comparé aux archives et à leur « surabondance de vie », le goulot de l’Histoire est étroit : elle se contente de quelques exemples, de deux ou trois détails un peu importants. Les archives reviennent à la chose elle-même, à la singularité de chacun des événements qui nous sont inconnus. Il se passe, en outre, d’étranges phénomènes : la généralisation semble s’exfolier, elle devient granuleuse, se redissociant en grains ronds d’existences humaines ; les parties du tout lèvent comme de la pâte à pain, les règles se donnent des airs d’exceptions. Les ténèbres du passé se changent en une sorte de pellicule semi-transparente constamment suspendue devant nos yeux, déformant les proportions et les rapports entre les objets. Celan évoque ce genre de voile mobile dans son Entretien dans la montagne : « À peine une image a-t-elle fait irruption qu’elle demeure suspendue dans la trame, et un fil est en place déjà, qui de lui-même se tisse là à l’entour de l’image, et lui procrée un enfant, moitié image et moitié voile. »

* * *

Par un jour de juillet si torride que la touffeur emplissait la ville à ras bord, je me trouvais dans une petite pièce des archives régionales de Kherson, penchée sur des documents du comité révolutionnaire. L’une des six tables du lieu, qui évoquaient des pupitres d’écoliers, était recouverte, comme d’une nappe, du plan (blanc sur fond bleu foncé) d’une usine de matériel agricole sur laquelle je reviendrai. Avec ses différents services et ses ailes, l’usine était énorme, elle manquait d’espace, certains de ses bâtiments pendouillaient au bord de la table et n’étaient pas entièrement visibles. Je venais d’achever la lecture d’un rapport de la commission médico-sanitaire locale, dans lequel on apprenait qu’en 1905, « le sagou rose du boutiquier Ioffé était en réalité coloré à l’aniline et qu’une livre et demie en avait été détruite », que, « dans toutes les brasseries, on utilisait une tasse d’eau pour laver les verres – il était suggéré de se pourvoir d’un réservoir muni d’un robinet ». Entre autres mesures d’hygiène, des programmes étaient imposés à la population, concernant la propreté et la remise en ordre des cours, latrines, fosses d’aisances et décharges. Au nombre des contrevenants, on désignait les habitants de la rue Potemkine, Savouksan, Tikhonov, Spivak, Kotliarski, Faltz-Fein, Gourevitch. Chaque fois que je tombais sur le nom de mon arrière-arrière-grand-père, surtout dans ce genre de circonstance imprévue, voire ambiguë, je ressentais comme une piqûre de soudaine proximité, comme si le texte du rapport perçait un petit trou à l’aide d’un objet pointu – et voici que mon œil fouillait les poubelles des cours, en quête de nourriture.

Mais il n’y avait plus rien pour moi dans les cours et les boutiques. Le vide régnait également dans le dossier du comité révolutionnaire de Kherson pour la terrible année 1920, qui regorgeait pourtant de papiers manuscrits ou tapés à la machine – ordres, enquêtes, demandes. Parmi ceux qui adressaient des requêtes pour des proches se retrouvant sans emploi ni logement, qui priaient qu’on leur rende un piano réquisitionné, ne figurait aucun Gourevitch – j’eus beau feuilleter les documents du début à la fin et retour, en vain. Pourtant, je continuais – impossible de faire autrement. « Je demande que me soit accordée une avance de soixante (60) mille roubles, pour aménager et organiser sommairement la Section des enquêtes criminelles de la ville de Kherson, dont la charge m’a été confiée. » « Je confirme que le citoyen Pritzker est le père de Maria Pritzker, qui a fui les persécutions des Blancs (c’est une “lutteuse”). Il a été arrêté à la place de sa fille en fuite, et dépouillé. Il est indispensable de lui prêter assistance. » « Prière de me dire d’urgence qui a donné l’ordre de perquisitionner le domicile du ci-devant archevêque de l’église de la Trinité et de réquisitionner ses biens. Ces renseignements sont indispensables pour rapporter au GOUBVOIENKOM*5. »

Il semble que depuis soixante-dix ans nul n’ait eu en main ces papiers, la fiche de demandes étant vide. Impossible ou presque de distinguer, derrière le « voile mobile », les lutteurs (ainsi désignait-on les membres du parti ukrainien des socialistes-révolutionnaires de gauche) dépouillés et les ci-devant archevêques. La rédaction du journal Notre Région, interdit, demandait l’autorisation de reprendre son activité. Le camarade Olshwang, un as de la machine à écrire, suggérait au comité révolutionnaire de se pourvoir chez lui d’un « ruban pas tout neuf pour 800 roubles ».

Çà et là, ce qui ressemblait à un chœur se divisait en voix distinctes, le texte se gonflait de bulles de littérature. « Les innombrables déménagements (le quatrième en une semaine) de la Section administrative ont marqué d’un certain nomadisme les employés comme les solliciteurs. Tous se déplacent, s’agitent, et cela n’a aucun sens », écrivait le responsable adjoint de cette même Section, le camarade Fissak, justifiant la nécessité de bender (sic) toutes les forces et d’occuper sans délai le bâtiment de l’ancien conseil du zemstvo, comptant un nombre suffisant (onze) de pièces, tandis qu’une troupe de théâtre de Saint-Pétersbourg tentait de partir pour la ville voisine de Kakhovka, arguant qu’il y avait trop de théâtres à Kherson, que le public était au bord de l’indigestion et que la troupe n’avait plus de quoi vivre.

J’avais l’impression de voguer sur un lac noir impénétrable, dans une sorte de fragile esquif, me penchant jusqu’à toucher l’eau ; des profondeurs, montaient les petites taupinières incolores de têtes. Il y en avait de plus en plus, elles surnageaient, pareilles à des pelmeni*6 ballottant contre les bords d’une casserole d’eau bouillante. On devinait à peine les visages et il fallait tirer à l’aide d’une lourde gaffe ceux qui étaient les plus proches, les retourner, les fixer sans pour autant les identifier. Parmi ceux qui bougeaient muettement les lèvres, je ne reconnaissais aucun des miens, il ne restait presque plus de place dans l’embarcation, la poupe débordait de sacs au contenu incompréhensible. Comme il arrive dans les rêves, cela n’avait pas de fin – il n’y avait que ce calme mouvement sans issue, le fait qu’il était impossible de prendre à bord qui que ce soit, ni même d’éclairer, au moyen d’une lampe de poche, une bouche entrouverte, pareille à une fente ; impossible de distinguer ce qui se disait, et comment choisir – au demeurant, un choix était-il possible ?

Il n’est sans doute plus grand mensonge que l’impression d’être en mesure de prolonger, ne fût-ce que d’un jour, une existence, d’offrir la possibilité de barboter encore un peu à la surface, de paraître une dernière fois à la lumière, avant que ne s’abattent les ténèbres absolues et définitives. Pourtant, à mon pupitre en contreplaqué des archives, je notais les mots d’autrui, le discours captif de l’histoire commune, comme on gratte le sol en quête d’une pomme de terre gelée de l’année précédente, et m’efforçais de ne pas en changer une lettre.

Au Commissère militère de Kherson.

Déclarassion.

Vous avez, Camarade Commissère, ranvoillé le gérant de la boulengerie Filippovitch, c’te saboteur de Stchabetovski, c’te pilleur du peuple, c’te vipère blanche, c’te canaille, c’te spéculateur et l’diab sait quoi encore, qui vit à côté du bâtiman militère près d’la forteresse, qui profite du bien du peuple et qui crache à la gueule de c’te même peuple, d’sorte qu’un ennemi pareil du peuple et du pouvoir soviétique a pas l’droit d’abiter là. Moi, ouvrier, j’proteste et j’vous prie, Camarade Commissère, de chasser Stchabetovski d’la maison du peuple et d’lui montré la place qui mérite.

En haut du texte, au crayon rouge, la même chose qu’en bas, à la machine, en bleu : « Conformément à la résolution du Commissaire aux Armées, transmettre pour information. »

*1. Mikhaïl Zochtchenko (1894-1958) : écrivain satirique très populaire, ce qui lui vaut l’inimitié du pouvoir qui le persécute.

*2. Oguépéou, Guépéou, KGB, autant d’appellations successives de la police politique soviétique.

*3. Premier grand procès stalinien (1928), il condamne pour sabotage des ingénieurs de la ville minière de Chakhty.

*4. Le 8 janvier 1930, l’écrivain Vladimir Sillov était arrêté et condamné à mort pour « espionnage et propagande contre-révolutionnaire ».

*5. Commissaire régional aux armées.

*6. Sorte de raviolis sibériens.

deuxième partie

« Nous voyons ceux dans la lumière,

Mais pas ceux dans l’obscurité. »

Bertolt Brecht

I

Il se cache, le juivaillon

La correspondance de mon arrière-grand-mère, miraculeusement préservée (des dizaines de cartes postales ayant déambulé un peu partout, franchissant les frontières des lointaines Russie, France, Allemagne d’avant-guerre), est une curiosité dans son incomplétude. Les correspondants font allusion, ici ou là, à des lettres écrites ou reçues, promettent d’écrire à nouveau, en détail. Toutefois, aucune de ces longues lettres, qui ont manifestement existé, ne s’est conservée, et l’explication en est là, à la surface, par trop évidente : l’engouement collectif pour tout ce qui est visuel ne date pas d’hier. Quand, enfant, je feuilletais nos deux albums rebondis de cartes postales, où un squelette étreignait une belle statue de marbre, où Nice, la nuit, brillait de tous ses feux, l’idée ne m’effleurait pas de jeter un coup d’œil derrière l’image, où les caractères et les tampons de la poste se bousculaient. J’avais raison : la famille ne gardait pas des lettres, mais ce qu’il y avait au recto, le sémillant côté face. Inutile d’en revenir au texte, tous savaient bien sans cela sur eux-mêmes ce qu’ils devaient savoir.

Lorsque, à un siècle de distance, j’ai entrepris de tout lire, les événements se sont docilement rangés, formant une chaîne et, peu à peu, j’ai compris qui répondait à quoi et ce qui s’ensuivait. Outre le sujet principal, immédiat, outre les détails – très peu nombreux – mentionnés à l’arrache, un point sautait aux yeux : rien, dans ces billets, ne se rapportait aux juifs, ne fût-ce que le plus superficiellement du monde (fêtes, rites et tout ce qui aurait été en lien avec la tradition religieuse). De fait, cela se comprenait : l’arrière-grand-mère, jusque dans son grand âge, se qualifiait de « bolchevik sans-parti ». Il y avait, pourtant, autre chose : on n’usait pas du yiddish, langue du bannissement et de l’humiliation. Dans les lettres apparaissaient tantôt le latin, jargon professionnel du diagnostic et de l’expertise, tantôt des incrustations de français et d’allemand. Mais les mots de l’univers domestique, qui auraient pu être, pour les correspondants, des mots de passe et des rappels, de petits phares de reconnaissance, étaient comme exclus de l’usage, inappropriés pour la conversation. Une fois seulement, alors qu’il était question des affaires familiales et des examens de printemps, mon futur arrière-grand-père employa brusquement une phrase relevant de ce mystérieux registre : « (“es redtzech a zai”) », avec cette double barrière de guillemets et de parenthèses, comme s’il plaçait la formule dans une vitrine de musée. Cela signifie « es redt zich azoi », expression étonnante dont le sens immédiat est : « il en est vraiment ainsi », et qu’il faut comprendre à l’envers, à savoir : « c’est ce qu’il est convenu de penser, mais je n’y crois pas ». Quel en était le sens, ici ? Manifestement, le plus évident : une tentative de se démarquer de ceux qui parlaient de cette façon, de délimiter, avec son interlocutrice, un territoire commun de non-inclusion dans le tourbillon du judaïsme, des avis et intonations de la communauté. C’est pourtant ainsi, bruyamment, incorrectement, que parlaient les juifs de leur enfance ; c’est ainsi que – de l’avis d’observateurs extérieurs – eux-mêmes auraient dû parler.

Mandelstam eut encore le temps, dans les années 1930, de lire les souvenirs du poète Gueorgui Ivanov*1. Dans son cycle en prose intitulé Ombres chinoises, le mot « juif » n’apparaît que deux fois et, dans les deux cas, à propos de Mandelstam : l’auteur estime que celui-ci a un visage si caractéristique qu’il doit rappeler son propre petit-fils même à une vieille boutiquière, « un quelconque Yankel ou Ossip ». Nuance similaire, offensante et tendre, dans les notes tardives de Sergueï Makovski*2 ; Mandelstam avait, un temps, publié dans sa revue. Ivanov et Makovski ont l’art de masquer les événements de l’ancienne vie sous l’anecdote et la blague, s’efforçant de faire passer la plaisanterie pour le typique. Le second décrit ainsi une visite du jeune poète à la rédaction, en compagnie de sa mère, Flora Ossipovna Verblovskaïa, que, sans cérémonie, il appelle « la p’tite mère ». Elle a nettement (surtout pour une oreille de l’époque, sensible à tous les écarts par rapport à la norme) une langue qui confine au dialecte pour ne pas dire à la parlure, celle, d’un pragmatisme hilarant, des allogènes : « Faut quand même qué ché sache cé qué ché peux faire dé lui. C’est qué, nous aut’, on a un kômmerce, on est dans lé cuir. Mais lui, il fait qué d’écrire des rimailléries ! »

On pourrait croire, ici, à une parodie mettant en évidence des différences de classe, mais j’y vois précisément une allusion au judaïsme (il n’est pas question de pauvreté, d’un mélange comique d’arrogance et de manque d’assurance, encore moins de poésie) ; simplement, d’emblée, on souligne la façon dont la figure de Mandelstam est considérée dans les milieux littéraires de la première décennie du xxe siècle. La qualité de juif, dirait-on, paraît si exotique qu’elle masque tout le reste. Il est peu de documents se rapportant aux débuts littéraires du poète qui ne mettent, d’une manière ou d’une autre, l’accent sur ses origines, d’une façon directe qui choque aujourd’hui. La première mention de Mandelstam dans les journaux de Mikhaïl Kouzmine ne donne pas même son nom : « le juivaillon de la Zinaïda ». Quant à la lettre de Zinaïda Hippius*3, dans laquelle elle recommande le jeune poète à l’influent Valeri Brioussov*4, elle ressemble à ceci : « Un petit juif neurasthénique qui, il y a environ deux ans, tressait encore des chaussons de tille pour enfants, qui a plutôt évolué et qui, par-ci par-là, a des vers convenables. » Dans les papiers de la célèbre Tour de Viatcheslav Ivanov*5, où l’on tient un compte strict des invités, surtout pour les gens de lettres, Mandelstam est obstinément appelé Mendelssohn – après tout, quelle différence ?

Le 18 octobre 1911, Andreï Biely écrit à Alexandre Blok : « Ne crois pas que je sois devenu un cent-noir*6. Mais dans le bruit de la ville et la songerie des campagnes, perce de plus en plus le remuement menaçant des races. » Blok prête aussi l’oreille à ce grondement souterrain, il s’intéresse aux rapports entre aryens et juifs, de même qu’entre juifs et youpins. Citons une note du journal de Blok, écrite quelques années plus tard, alors qu’il apprécie, malgré tout, la poésie de Mandelstam : « On s’habitue peu à peu, le juivaillon se cache, au profit de l’artiste. »

Pour être remarqué, le juivaillon, quel qu’il soit, doit se cacher, se « purger », se transformer, s’améliorer, supprimer tout ce qui rappellerait son origine nationale ou familiale, son appartenance à un milieu. En 1904, Thomas Mann a une opinion positive de la famille de sa future femme : « Dans la salle de danse, une frise indiciblement belle de Hans Thoma… En ce qui concerne les gens, on ne songe pas un instant au judaïsme. On ne perçoit rien d’autre que la culture. »

L’appartenance au monde de la culture implique un renoncement tacite au judaïsme. Souligner le second est perçu comme démodé, « à croire qu’après la chute de l’Empire romain, existent encore des peuples et la possibilité de fonder la culture sur leur essence nationale brute », écrit Pasternak. Au demeurant, dans l’amour des masses pour les racines ancestrales et l’artisanat populaire, dans l’essor des ateliers d’artistes de Vienne et d’Abramtsevo, avec leurs dessins et leurs coqs, on a le sentiment qu’un seul groupe, avec ses particularismes, est exclu de la fête commune. Toutefois, au début du siècle, les juifs d’Europe, éclairés, éduqués, sécularisés, ne se sentent rien de commun avec leurs parents de la Galout, leur accent, leurs poules, leurs chaleureux entassements, le poids de leur foi inconfortable. Pas le moindre souvenir lyrique : pour ceux qui ont la possibilité de s’assimiler ou qui y inclinent, tout ce qui rappelle le musc du judaïsme est une sorte de monstrueux atavisme, une queue de poisson que traînent les chanceux ayant eu l’heur de s’échapper sur la terre ferme. Il en est ainsi des dizaines d’années durant. Isaiah Berlin évoque, dans ses souvenirs, une rencontre avec Pasternak en 1945 : « Il se refusait terriblement à aborder le sujet, non qu’il en fût gêné, simplement cela lui était très désagréable. Il eût voulu que les juifs s’assimilent… Je notai que la moindre remarque de ma part sur les juifs et la Palestine causait à Pasternak une visible souffrance. »

Les trois issues qui, au tournant du siècle, s’imposent aux jeunes générations ne se distinguent guère les unes des autres. Révolution, assimilation, sionisme, telles trois figures allégoriques, se tiennent, solitaires, au fronton d’un édifice désert. Le rêve d’un État juif, tout juste imaginé par Herzl, n’a pas encore eu le temps de se former et de se consolider, on en est toujours à discuter ardemment du choix entre le yiddish et l’hébreu. Nombreux sont ceux qui jugent le second préférable – rejet du soi d’aujourd’hui (des victimes, des exclus, de ces gens venus d’ailleurs), au nom d’un modèle antique originel. L’assimilation, plongée volontaire dans le fleuve impétueux d’une autre culture, s’effectue peu à peu, d’elle-même, à partir d’un certain degré d’instruction et d’aisance. La religiosité archaïque des parents perd ses couleurs à vue d’œil, et la révolution (avec son égalité et sa fraternité obligatoires) est d’autant plus séduisante qu’elle balaie d’un coup toutes les barrières sociales et nationales. Le 17 octobre 1905, mon arrière-grand-mère s’en fut manifester, main dans la main avec des inconnus ou des gens qu’elle connaissait à peine, tous lui paraissant proches : et pour cause, ils s’étaient rassemblés pour créer un monde nouveau, un monde meilleur, solide puisque fondé sur la raison et la justice. Il y a quelque chose de l’ordre d’un voyage dans cette nouvelle communauté : on se retrouve soudain à des milliers de verstes*7 de toutes les habitudes et, voguant comme sur un coussin d’air, on devient soi-même mieux qu’avant, plus intelligent, plus apte au bien et au mal. Les tracts que mon arrière-grand-mère distribue dans les casernes de Nijni-Novgorod n’ont rien à voir avec son expérience d’enfant et de jeune fille ; il est donc d’autant plus important de porter à bon port ce qu’ils annoncent et qui, pour elle aussi, est nouveau. Dans la langue parlée à la maison, ces notions n’existaient pas.

* * *

La seconde chose que l’on remarque, en lisant les lettres surgies de 1907 et 1908, est la chaleur qui émane de cette fusion non calculée ; et en même temps que cette chaleur, sa source, égale à ce que le monde extérieur, posté en observateur, reproche aux nous de l’époque : la promiscuité familiale, la cohésion, le souci constant de la moindre cellule de cet organisme vivant réunissant les proches, leurs amis et connaissances, les connaissances de ces connaissances. C’est à cela que ressemblent les juifs des blagues et des tracts crasseux : des gens qui se reconnaissent entre eux, s’entraident, se soutiennent en toutes circonstances. Ils sont nombreux et ils font bloc, ce qui n’a rien d’étonnant quand on mesure vraiment leur degré de solitude, le vide dans lequel vivent ces gens qui, déjà, se sont écartés d’un demi-pas de la tradition ; en face, sur le territoire de la civilisation-culture-égalité, nul ne les attend. Ces étrangers n’ont en effet rien ni personne qu’eux-mêmes.

Où est donc Katia ? Fania est à Naples. Je n’ai pas l’adresse de Vera, en revanche l’adresse de Fania est la suivante… Ida Schlummer a demandé de vos nouvelles. Je vous renvoie l’adresse de Fania. J’ai rendu visite aux vôtres, ils voulaient vous adresser un télégramme. Si vous passez à Lausanne, saluez les sœurs Vigdorchik.

Ce qui, pour un œil extérieur, passe pour un grouillement comique (bientôt traduit en innombrables caricatures montrant les juifs s’immisçant, tels des cafards, dans toutes les fentes possibles, blattes à éliminer au DDT, « coccinelle-youpinelle*8 »), est de l’ordre d’une assurance pour artistes de cirque, un filet de sauvetage, de reconnaissance et de parenté. Toutefois, cela finit par être pesant, pas seulement pour ceux qui regardent de l’extérieur, mais pour les juifs eux-mêmes. La logique de l’assimilation, avec sa foi dans le progrès et le point d’appui de la maxime qui, dans ses différentes variantes, affirme que « tout le monde ne sera pas pris dans le futur », exige de reconnaître au fond de son cœur qu’il y a toutes sortes de juifs. Ainsi les Viennois éclairés et germanophones souffrent-ils affreusement de l’afflux de leurs coreligionnaires de l’Est, de leur parler grasseyant et de leur inaptitude à la vie urbaine ; de la même façon, les Odessites sécularisés évitent le nouveau rabbin envoyé de Lituanie, son exaltation et sa ridicule sévérité.

Tout cela rappelle beaucoup Blok et son souhait de distinguer les youpins (sales, ignares, incompréhensibles, bref, étrangers) et les juifs, plus acceptables. Les représentants de la seconde catégorie se considèrent de plus en plus souvent comme des Allemands, des Russes, des Français, et voient comme une tragédie ce qu’Omry Ronen appelle « les variantes de l’autoaccusation juive », mêlées d’un désir de sortir de soi, de se changer, de se prendre pour un autre.

Impossible de juger par soi-même du succès de cette entreprise, il y faut une instance, une expertise extérieures, un observateur en mesure de suivre le cours de cette transmutation et d’apprécier dans quelle mesure on s’est rapproché de la culture mondiale, comme dans l’article où Thomas Mann note, magnanime, que les juifs changent en mieux : « Il n’y a décidément plus aucune nécessité de se représenter obligatoirement le juif avec une grosse bosse, des jambes torses et des mains rouges qui ne cessent de s’agiter, le juif insolent et rusé, incarnation, en un mot, de tout ce qu’il y a de sale et d’étranger. Au contraire, ce type de juif se rencontre avec une rareté extrême et, parmi les juifs économiquement évolués, on trouve d’ordinaire des jeunes gens qui respirent l’aisance, l’élégance, le charme, la culture du corps, et qui rendent parfaitement naturelle l’idée de mariages mixtes pour les jeunes filles ou les jeunes gens allemands. » Le texte s’intitule La Solution de la question juive et date de 1907.

* * *

Le héros de Proust observe avec intérêt les bizarreries de Bloch, juif caricatural, doté d’une affectation et d’un maniérisme élaborés avec soin par l’auteur (il en va de même d’un autre personnage type, l’homosexuel Charlus). Bloch fait montre, entre autres caractéristiques, d’un antisémitisme ostentatoire, se lamentant parce que ces juifs sont littéralement partout, avec leurs nez et leurs avis sur tout ! « Un jour que nous étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi, nous entendîmes d’une tente de toile contre laquelle nous étions, sortir des imprécations contre le fourmillement d’Israélites qui infestait Balbec. “On ne peut pas faire deux pas sans en rencontrer, disait la voix. Je ne suis pas par principe irréductiblement hostile à la nationalité juive, mais ici il y a pléthore. On n’entend que : Dis donc, Apraham, chai fu Chakop. On se croirait rue d’Aboukir.” L’homme qui tonnait ainsi contre Israël sortit enfin de la tente, nous levâmes les yeux sur cet antisémite. C’était mon camarade Bloch. » Cet épisode a son équivalent russe tragi-comique en miroir, un extrait d’une lettre de Pasternak, écrite en 1927 : « Alentour, il n’y a pratiquement que de la juiverie, et il faut entendre ça, c’est à croire qu’ils appellent contre eux la charge, qu’ils se dénoncent eux-mêmes : pas le moindre soupçon d’esthétique. »

À la différence de Proust lui-même, son narrateur n’a pas à supporter le poids de son appartenance juive ni de son homosexualité. Le rôle dévolu à ce dernier par l’auteur est celui d’un observateur pur, qui n’a pas le regard déformé par les maux honteux du siècle – dont l’un est constitué, de son point de vue, par les juifs assimilés – et qui ne saurait dire ce qui est le plus impardonnable : le fait d’être différent ou le désir d’être comme tout le monde. Pour lui, la réalisation de ce désir est clairement vouée à l’échec. Dans la même page que la plage de Balbec, on assiste à une sorte de parade des inacceptables, dont la plus grande tare se résume précisément aux particularités d’une race que rien ne peut ni éteindre ni polir.

Il va néanmoins de soi que ces gens portant la marque d’une origine orientale, comme les qualifiait Hoffmann un siècle auparavant, pouvaient en effet être mal élevés et ridicules : tel est souvent le lot de ceux qui ont dû se fabriquer une solide habitude de la souffrance et se méfier des cadeaux inattendus de la vie. Les enfants juifs de la Belle Époque formaient la première ou la deuxième génération de ceux qui avaient bénéficié d’une éducation mondaine, résultat d’une suite de décisions dont chacune les éloignait toujours plus du foyer de la tradition. En même temps que cette formation, entraient dans leur vie des centaines de nouvelles notions, de nouvelles règles de conduite et d’habitudes quotidiennes qu’il fallait forger de zéro, sans parler des choses de la culture auxquelles ils avaient désormais droit. Cela a quelque chose à voir avec les premières expériences de l’existence postsoviétique dans le souvenir qu’on en garde vingt ou vingt-cinq ans plus tard, alors que la vie s’est plus ou moins rééquilibrée, qu’un nouveau lexique est entré dans les mœurs et que ce qui n’était, au départ, qu’imitation lourdaude semble désormais naturel.

Dans les années 1900, la langue nouvelle, maladroite, inhabituelle commençait par les plages et les bains de mer, les salons de peinture, les pièces enfumées où se réunissaient les étudiants en médecine. Les premières tentatives d’évoquer l’universel comme sien avaient un aspect parodique – comportement démonstratif, volonté pataude de montrer comme un connaisseur l’étranger qui s’efforçait de laisser entendre qu’il était assis dans ces fauteuils depuis le fond des âges, qu’il n’y avait pas un wagon, un ascenseur ou une salle de restaurant susceptible de nous étonner, nous autres, car nous nous admirions de droit dans les vitres lisses de la civilisation. Là commençait la fameuse « nostalgie de la culture universelle ».

Dans une lettre de 1909 adressée à Viatcheslav Ivanov, Mandelstam, alors âgé de dix-huit ans, fait tous les efforts du monde pour correspondre au bon ton européen de son aîné poète. « J’ai un goût étrange : j’aime les reflets électriques à la surface du Liman (sic), les laquais respectueux, l’envol silencieux de l’ascenseur, le hall marmoréen des hotels*9 et les Anglaises qui jouent du Mozart devant deux-trois auditeurs officiels, dans un salon plongé dans la pénombre. J’aime le confort bourgeois européen, j’y suis attaché non seulement physiquement, mais aussi sentimentalement. La faute en revient peut-être à ma santé fragile. Cependant, je ne me demande jamais si c’est une bonne chose. »

C’est là une imitation touchante et convaincante de ce qui sera plus tard le thème des premiers chapitres du Speak, Memory de Nabokov : le paradis solide (et à jamais perdu) des hôtels suisses, des tubs anglais et des wagons Pullman laqués ; pourtant, une note imperceptible induit l’idée d’un interstice, d’un courant d’air se promenant entre l’auteur et son confort bourgeois. La famille de Mandelstam s’appauvrit rapidement, vient le temps du dernier voyage à l’étranger – dans cette Europe dont il gardera le souvenir toute sa vie, jusqu’à ce que sa mémoire se comprime dans les poèmes grandioses des années 1930.

Dans la suite de mes comparaisons assez douteuses, je me remémore une histoire lue autrefois. Durant l’année qui suit la révolution, à la Maison des écrivains de Saint-Pétersbourg, on annonce une soirée consacrée à la poésie nouvelle. Il y a là un buste de Nadson, poète mort jeune, incroyablement célèbre dans les années 1890 et complètement oublié vingt ans plus tard. La vieille Maria Dmitrievna Vatson, l’amie du poète, confie à Akhmatova : « Je veux l’emporter d’ici, sinon ils risquent de l’offenser. »

Je crains, moi aussi, de les offenser. Je le crains d’autant plus que je ressens plus moi-même cette offense, cette parenté de sang et ce voisinage avec chacun d’eux, dissimulant sa judaïté telle une tare honteuse, ou l’arborant telle une cocarde, au vu et au su de tous. Très bientôt, ce choix sera fictif. Qu’importera ce qu’un juif aura fait de lui-même, de sa semence, de son âme immortelle et de son corps si vite dégradé ! Il ne pourra – le xxe siècle en fera la démonstration – modifier le contrat avec le monde extérieur. Même le droit du faible (trahison et reniement familiers de toutes les nuits de la Saint-Barthélemy) se verra aboli avec tous les autres ; pour les camps d’extermination, tout sera bon, y compris les athées et les convertis.

Le 20 avril 1933, Thomas Mann note dans son journal : « Jusqu’à un certain point, je peux comprendre l’exaspération suscitée par l’élément juif. » Il commente ici la loi, tout récemment adoptée, interdisant de garder des juifs dans le service d’État, première des dizaines de restrictions imaginées aux fins de désincarnation, d’instauration d’une dynamique régressive de l’élément juif, coupant soigneusement, minutieusement, celui-ci de la civilisation, et s’accompagnant de tous les moyens de lui rendre la vie impossible. Pas à pas, l’existence se résume au minimum biologique de base. Parmi les multiples interdits (de fréquenter les piscines, les jardins publics, les gares, les salles de concert, de voyager en Allemagne, d’acheter des journaux, de la viande, du lait et du tabac, de porter des vêtements de laine et d’avoir des animaux domestiques), une exigence se détache tout particulièrement. À compter d’août 1938, les juifs dont le prénom ne témoigne pas clairement de leur origine, doivent y ajouter « Israël » ou « Sarah ». Par exemple, Maria Sarah Stepanova.

Au début des années 1950, ma mère, alors âgée de douze ans, se rendait chaque matin à l’école de la Grande Ruelle de l’Institut – une école ancienne de Moscou, dotée d’un vaste escalier d’honneur. Des rampes lisses grimpaient en douceur et, d’en haut, du dernier palier, Vitka, un voisin de cour d’immeuble de maman, criait, penché, par toute la volée de marches : « Gourevitch ! Elle s’appelle comment, ta grand-mère ? » Grand-mère – Vitka et ma mère le savaient parfaitement – s’appelait Sarah Abramovna. Sarah aurait suffi pour se sentir vulnérable. Mais flanqué d’Abramovna, cela confinait au grandiose. Ainsi redoublée, rugissante comme le lion, avec une absence d’ambiguïté qui frisait l’impudeur, SARAH ABRAMOVNA explosait tous les cadres : exister avec un nom pareil était d’un comique homérique.

*1. Gueorgui Ivanov (1894-1958) émigre en France après le coup d’État d’octobre 1917, d’où la quasi-impossibilité de se procurer ses œuvres en Union soviétique, à partir de la période stalinienne.

*2. Poète et critique d’art (1877-1962), éditeur de la revue Apollon, il émigre en 1920, d’abord à Prague, puis à Paris.

*3. Poète, critique littéraire (1869-1945), elle s’installe à Paris dans les années 1920, où elle joue, avec son mari Dmitri Merejkovski, un rôle culturel et artistique important dans l’émigration, comme elle l’avait joué dans les dix premières années du siècle, à Saint-Pétersbourg.

*4. Valeri Brioussov (1873-1924), l’un des fondateurs et des chefs de file du symbolisme russe.

*5. Poète symboliste, Viatcheslav Ivanov (1866-1949) tient un salon littéraire dans les années 1900, chez lui, dans l’immeuble de Saint-Pétersbourg appelé « la Tour ».

*6. Les cent-noirs : organisation pogromiste qui sévit en Russie à la fin du xixe siècle et au début du xxe.

*7. Ancienne mesure de distance équivalant à 1,06 kilomètre.

*8. Allusion au texte Le Scarabée antisémite (1930) du poète Nikolaï Oleïnikov, disparu dans les Purges staliniennes en 1937.

*9. En anglais dans le texte.

Non-chapitre

Sarah Guinzbourg, 1905-1915

1.

Alexandre à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, 24 décembre 1905. Sur la photographie, que l’on a coutume d’intituler dans la famille Grand-mère sur les barricades, un homme se tient près d’elle, dont le visage réapparaîtra dans nos archives. La correspondance ne donne pas une seule fois son vrai nom : les amies de grand-mère l’appelaient malicieusement Sancho Pança, à l’instar du compagnon de Don Quichotte, dont il avait le dévouement jamais démenti. Au dos du cliché, une information fournie par le musée de la ville de Gorki : à l’en croire, Sancho, beau moustachu vêtu d’une chemise russe paysanne, avait nom Baranov.

Sur une carte postale, une reproduction de la Neuvième Vague du peintre Aïvazovski, qui, des décennies durant, a orné les salons russes et les salles des actes : rejetée de la mer, l’énorme vague d’un vert mousseux plane au-dessus d’un débris de mât auquel s’accrochent des hommes en train de se noyer ; à l’horizon, sombre leur navire. Au-dessus, est ajouté à la main : « Bonjour de Nijni. »

Sarah,

Vous nous demandez de vous décrire notre train-train, de vous parler de nos « petites affaires ». Il me semble que vous devriez bien plutôt venir vous-même, et au plus vite. Notre train-train, vous pourriez le voir, et prendriez la part la plus directe aux ardentes discussions q[ue] nous avons ici avec les S.-R.*1 Je me figure que vous allez chercher chez vous de quoi vous remplumer ? Quant à moi, je dois reconnaître que je ne suis pas content de n’avoir plus mal à la gorge.

Alexandre

De quoi débattaient-ils avec les S.-R., en ce mois de décembre ? Et qui participait aux disputes ? Si je me fie au cercle des relations de mon arrière-grand-mère, Sancho et ses amis étaient proches des bolcheviks, et il s’agissait sans doute de la nécessité de la terreur révolutionnaire. Le parti S.-R. venait tout juste – suite au Manifeste d’octobre*2 – d’annoncer la dissolution de son Organisation de combat. Les bolcheviks, eux, jugeaient indispensable de poursuivre l’action terroriste et les expropriations*3 ; les S.-R. demeuraient fermes sur leurs positions : entre l’automne 1905 et l’automne 1906, 3 611 fonctionnaires d’État seront assassinés.

Pour se « remplumer » (le mot reviendra dans une autre lettre), Sarah retourne chez elle, à Potchinki, rejoindre son père et ses sœurs. À Nijni, elle est au gymnase no 2, le meilleur de la ville, elle fait des connaissances. Dans cette lettre, son nouvel ami commet encore une faute classique : il écrit Sarha au lieu de Sarah. Il semble, toutefois, qu’elle lui rende visite. Et elle sera à ses côtés sur les barricades, avec son œil abîmé et son bandeau qui s’est mis de travers. Le jour où Sanka*4 lui envoie cette carte, il y a des troubles à l’usine de Sormovo*5, on barre les rues enneigées avec tout ce qu’on a sous la main, caisses, meubles de bureau. Le gouverneur de Nijni-Novgorod a déjà envoyé une dépêche dans la capitale : « La situation est très inquiétante dans la ville. Demain, il peut y avoir des désordres. Je n’ai pas de troupes. » Le 29 décembre, au moment où le cachet de la poste de Potchinki sera apposé sur la carte postale de la tempête, la révolte sera écrasée au canon.

2.

Platon à Sarah Guinzbourg (en prison), 9 février 1907. Une harpiste aux pieds nus, aux yeux de braise et à la crinière brune, est assise sur un rivage désert et triste. Sur la carte postale : « Nathaniel Sichel, Consolation par la musique. »

Bonjour, camarade Sarah ! Je ne suis pas musicien, je suis un piètre chanteur, mais la musique et la poésie sont toujours pour moi une consolation et une jouissance. Je sais par la « petite Sarah » que vous chantez et que vous aimez la musique, c’est pourquoi je vous envoie, dans votre casemate, cette carte postale ; elle me plaît beaucoup, tant par son sujet que par sa facture. C’est l’incarnation de la beauté, elle parle grandement à mon âme qui souffre, peut-être le fera-t-elle aussi à la vôtre. Curieusement, je suis convaincu qu’on ne vous retiendra guère ; et bien que notre époque n’ait rien de féerique, il y a de l’espoir !… La gauche et l’opposition l’ont pleinement emporté à la Douma. La situation est clairement en faveur du triomphe sur les forces obscures, et l’on peut penser que nous n’aurons pas longtemps à attendre « l’aube du merveilleux bonheur ».

« Camarade, crois-le, elle se lèvera,

L’aube du merveilleux bonheur

La Russie de son sommeil sortira,

Et sur les débris de l’autocratie

Vos noms elle tracera ! »

Pouchkine

Autocratie = souffrances pour qu’advienne l’aube de notre Russie. La lumière est devant nous, camarade !

 

Ayez foi, vous aussi, dans la joie et endurez votre lot.

Je vous serre la main.

Platon

Sarah Guinzbourg est arrêtée pour diffusion de littérature clandestine et emprisonnée à Saint-Pétersbourg, à la forteresse Pierre-et-Paul. La « petite Sarah » – tout indique qu’il s’agit de Sarah Sverdlova – n’est pas seulement une amie proche, pour la vie, de mon arrière-grand-mère, elle a aussi un frère plutôt effrayant.

En citant Pouchkine, le camarade Platon commet deux erreurs touchantes : il parle d’« aube » en place d’« étoile », emploie « tracera » au lieu d’« écrira »*6. Celui qui porte le nom de guerre de « Platon » est un homme peu ordinaire. Ivan Adolfovitch Teodorovitch, fils et petit-fils d’insurgés polonais, révolutionnaire professionnel, ami et compagnon de lutte de Lénine, est membre du Comité central du POSDR*7 (chargé des « planques », comme l’indique un rapport de police). Dix ans plus tard, il sera le premier commissaire du peuple soviétique en charge de l’alimentation et quittera presque aussitôt le Conseil des commissaires du peuple pour protester contre le communisme de guerre*8. Trente ans après, le 20 septembre 1937, il est condamné à la peine capitale par le collège militaire de la Cour suprême, et fusillé.

La Deuxième Douma d’Empire venait d’être formée, la première n’avait survécu que soixante-douze jours, celle-ci se maintiendrait trente de plus, avant que ces parlementaires russes ratés ne soient renvoyés dans leurs foyers. La gauche y était en effet nombreuse, plus du tiers. On s’étonne, aujourd’hui, à détailler la liste des députés d’alors : on y trouve un nombre énorme de paysans (169), trente-cinq ouvriers et seulement six industriels, vingt prêtres, trente-huit enseignants, et même un poète, Édouard Treïmanis-Zvārgulis, qui vivait à Riga et écrivait en letton. Le camarade Platon s’était présenté, lui aussi, mais n’avait pas été élu.

3.

Sanka à Sarah Guinzbourg, 12 août 1907.

Une beauté, pas vrai, Sarouska*9 ? Aussi belle que toi ! Quand je contemple un aussi joli minois, je me dis que les femmes sont une force terrible dans la vie, surtout pour nous autres hommes. Pour elles, pour un seul de leurs sourires, nous sommes prêts à tous les combats, les tourments, la mort ! La femme est la reine de la vie, et tout dans la vie, le meilleur comme le plus beau, lui appartient. Parce qu’elle est elle-même la plus belle, la plus magnifique création de la nature ! Et combien follement heureux pourra être celui q[ui] saura allumer le feu de la passion dans ses beaux yeux ; ils étincelleront alors d’une joie insensée, d’une enivrante beauté… Cet h[omme], les dieux eux-mêmes l’envieraient. Je veux être celui-là, je le veux follement…

Alexandre

4.

Sanka à Sarah Guinzbourg, 17 octobre 1907. Une carte postale représentant un tableau intitulé N’y va pas ! Une femme fait ses adieux à un révolutionnaire coiffé d’une koubanka*10. Il porte la moustache, a dans la main un revolver ; un peu plus loin, des toits enneigés et une petite coupole. Ajouté par-dessus, à la main : « Toi, tu me diras toujours : vas-y ! »

Ce matin, Saroussia, je t’ai envoyé une lettre et j’ai oublié que nous étions le 17 oct., aussi n’ai-je pas mentionné cette fête. Or cette date me sera à jamais mémorable et chère, pas seulement en raison de son importance pour notre société, mais aussi parce que ce jour-là, il y a deux ans, nous sommes allés tous deux pour la première fois, main dans la main, à une manifest[ation] de rue. Nous étions alors de parfaits étrangers et j’ignorais encore, je ne pouvais imaginer ce que cette jeune fille aux yeux noirs, q[ui] marchait à mes côtés et d[ont] je serrais fort la main, me deviendrait bientôt chère et me serait ensuite une fiancée. Le 17 oct[obre] nous a faits camarades et nous a liés. Vive le 17 octobre 1905 !

Ton Sanka

Passe le bonjour à Katia.

5.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Montpellier. 25 mars 1909. Un couple antique, une blonde tend à un brun une somptueuse rose ; il s’incline et la respire avec application.

Cette carte vous parviendra aussi pour les fêtes et au cœur du printemps méridional. Il doit faire bon chez vous, à présent. Chez nous, il neige, il fait froid (pas très froid), mais la fonte s’amorce et l’on sent l’approche du printemps. Le printemps de la nature, cela va de soi, pas celui de cette carte. Ah, Sarah, ma très chère, j’ai parfois désespérément envie de vous retrouver !

Écrivez, écrivez plus souvent, afin que mon âme puisse se reposer de la vie, tandis que je vous imagine devant moi.

Votre Mikhaïl

6.

Sanka à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, avant le 13 juillet 1909. Des vieux, des vieilles, des mères, des enfants, abattus, voûtés, font la queue pour avoir une soupe gratuite, mais la porte reste close ; le tableau s’intitule Soupe populaire.

J’ai reçu toutes tes cartes, ma petite Sarah, et tu n’imagines pas combien la dernière m’a plu. Un grand merci.

Vois ce tableau, triste, désolant, regarde ces vaincus de la vie, pitoyables parce que presque tous sont des vieillards ; mais quelle impression aurait-on si l’on voyait la jeunesse s’éteindre, si l’on voyait sous nos yeux s’abattre un morne désespoir et, pour finir, tout le vivant, le coloré, tout ce qui nous est cher, se briser ?…

Je t’envoie la biographie de Gorki, tu comprendras à peu près tout.

7.

Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, destination Montpellier, 29 décembre 1909. Une lettre pratico-pratique : une petite écriture perlée emplit la page à ras bord, les passages du français à un semi-russe semblent fautifs, résultat de la hâte et de l’émotion. Dans deux jours, on fête le nouvel an, l’arrivée de Sarah est imminente.

Chère Sarah,

Je ’ampresse de répondre à la carte que je viens de recevouar. J’ai écrit, l’autre jour, que valait mieux partir matin de Lausane (sic) pour arriver ici de bonne heure*11. Le mieux, c’est de se mettre en route matin, à 5 h 5 min. Le train sera à Lyon à 10 h 13 min, avant le déjeuner, chang. 10 : 45, Tarascon à 3 h 39 de l’après-midi et Montpellier à 7 heures du soir. Il y a un autre train, bien aussi, mais il arrive tard à Montpellier. Il est à 9 h 17 min avant le déjeuner, et à Lyon à 4 h 5 min de l’après-midi. Départ de Lyon à 5 h 53 min, arrive à Tarascon à 10 h 23, et à Montpellier à 12 h 23, le soir. Il y a un troisième train, mais pas sûr qu’il y ait la IIIe classe. Le mieux est à 12 h 10 min, au moment du déjeuner. Il arrive à Lyon à 4 h 34 de l’après-midi. Il repart de Lyon à 5 h 53 min, et il sera à Montp., comme le deuxième, à minuit. Regarde bien tout, on dit que c’est le meilleur et il y a une IIIe classe. Donc, prends obligatoirement celui-là, si vous pouvez pas partir matin, à 5 heures. Après, regardez et faites comme c’est marqué sur le plan. À la gare, faut avoir la tête à la fenêtre et que vous me cherchiez aussi. Sinon on risque de ne pas s’apercevoir. De toute façon, on se retrouvera forcément à Montp., si y a pas d’autre moyen. On verra bien. C’est décidé : je viendrai à Tarascon. De sorte qu’il faut aussi m’y chercher. Si je vous vois pas à Tarascon, j’irai à Nîmes, et si je vous y vois pas, je retournerai à Montpellier, j’attendrai toute la nuit, mais je te trouverai. J’écris à Ida de me procurer des enveloppes. Achetez-m’en aussi, j’en ai besoin pour [illisible] visite. Ne faut pas quitter Lausane après déjeuner, parce qu’alors on passe toute la nuit dans le train.

Ardentes salutations,

Votre D.G.

8.

Rachel Guinzbourg (la sœur cadette) à Sarah, 3 janvier 1910. Une carte postale sans tampon de la poste (on y voit des enfants en haillons qui s’affairent auprès d’une colombe ; l’image s’intitule Les Petits Mendiants). Elle est envoyée de Potchinki, de la maison désertée. Abram Ossipovitch, le père de famille, est mort quelques mois plus tôt.

Chère Sarotchka,

Je te souhaite, tout d’abord, une très bonne nouvelle année. Dieu veuille qu’elle soit plus heureuse que 1909… Un grand merci pour les mouchoirs. Nous en sommes toujours à préparer un colis pour toi… Ce sera fait dès que Mania aura moins de problèmes avec ses doigts. En ce moment, tous sont au spectacle. Je suis seule à la maison, avec Liolia. Les autres sont allés voir Innocents coupables*12. Hier, nous avions 40 invités. Ils sont restés jusqu’à 4 heures. Je me sentais très mal et je me suis couchée après le dîner. Et toi, Sarotchka, comment vas-tu ? Aucune nouvelle de Nijni. Liolia a raconté deux ou trois choses. Liza part bientôt pour Nijni. Elle ne travaille plus. Je t’embrasse.

Rachel

9.

Sanka à Sarah Guinzbourg, 4 janvier 1910. Une carte postale allemande, avec un tampon de Berlin. Elle représente un couple de paysans qui se font des mamours dans les seigles. Lui a une moustache couleur de blé, elle une jupe de couleur vive. Sur le côté, un bref poème de Liebesgedanken*13.

« Die Liebe bleibt sich immer gleich » [l’amour ne change pas]… que l’on soit à Paris ou à Berlin. C’est le deuxième jour que je sillonne Berlin. Je visite. La ville est intéressante. Si je n’avais pas mon billet pour Piter*14, je resterais ici et essaierais de trouver du travail. Aussi bien je rencontrerais un joli minois, comme celui qui, sur la carte, se serre contre le jeune faucheur, et je ne serais plus poursuivi par les yeux noirs de l’israélite.

Je t’envoie un petit bonjour.

Alexandre

10.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, 26 décembre 1909. Une jeune fille aux grands yeux se languit devant une fenêtre ouverte, les cheveux répandus sur ses épaules, ses mains inutiles croisées sur ses genoux. Légende : « Rishon. Si j’étais un oiseau ! »

Ma chère Sarah,

Je ne vous ai pas envoyé de vœux de l’étranger pour la nouvelle année, ignorant si ma lettre vous trouverait chez vous, car j’avais entendu dire que vous aviez quitté Montpellier*15. Mais sachant à présent que votre départ n’est pas définitif et espérant que vous recevrez ma lettre, je vous adresse mes meilleurs vœux pour la nouvelle année. Je souhaite que ne tarisse jamais votre foi dans l’avenir, que la moindre démarche de votre part soit couronnée de succès, que vous réussissiez, enfin, à agencer votre vie de telle sorte qu’elle réponde le plus possible à vos idéaux.

Encore un vœu : que nous parvenions à nous voir.

Votre affectionné Mikhaïl

11.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Nancy, printemps 1910. La Volga bleu azur et grise sous la haute muraille du kremlin de Nijni-Novgorod.

Je regrette beaucoup que vous m’ayez demandé un peu tard de vous prêter de l’argent pour le voyage. Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit lorsque je suis rentré d’Orenbourg ? J’avais alors assez d’argent et j’aurais pu librement, Sarah, vous offrir 100-150 roubles, d’autant que je n’imaginais pas que je tomberais malade. J’ai fait, ces jours-ci, la connaissance de vos parents, y compris de votre frère, et, hier, nous avons effectué ensemble une promenade. Nous avons parlé de vous et pensé vous adresser un télégramme commun – nos bons souhaits pour votre examen. Eh bien, qu’en est-il de votre venue ? Peut-être qu’on arrivera de conserve ?

Micha *16

12.

Sanka à Sarah Guinzbourg, destination Paris, 1911.

Je suis arrivé à Dijon, autant dire presque à la maison, toutefois mes pensées tendent vers le sud… Étrange existence ! On vit et on agit à l’encontre de ses désirs ! Quel sens cela a-t-il ?

Je n’ai plus la paix de l’âme que j’avais hier, je ne ressens qu’angoisse et manque d’assurance. D’où cela vient-il ? Je l’ignore. Je suis resté longtemps posté à la fenêtre, à sonder la ténèbre nocturne. Le train file à toute vapeur vers un but précis.

Et ma vie ? A-t-elle un but précis ? Où file-t-elle ainsi ?

Sanka

13.

Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, 27 juillet 1912.

Chère petite Sarah,

Je reçois à l’instant ta carte de Sofia. Il y a un moment, déjà, que j’ai passé mon examen d’État, c’était ardu, mais je l’ai eu. Tu sais bien que la chance me sourit parfois. À présent, je reste ici deux ou trois jours, puis je partirai pour une autre ville où je serai soldat-médecin à l’hôpital militaire de division. Ce sera très dur, car je n’ai pas d’argent. Le service lui-même n’est pas difficile, tout est très professionnel. Hier, pour la première fois, petite Sarah, j’ai eu la visite d’un patient, on ne m’a payé que 2 fr. Et aussitôt, dans la journée, j’ai tout dépensé. Mes affaires ne vont pas fort, tout ça parce que je suis impécunieux. Je ne suis pas encore marié et ne le serai sans doute jamais, personne ne m’aime, personne ne veut m’épouser. Et toi, petite Sarah, pourquoi tu ne m’as pas parlé plus en détail de ton passé et de ton avenir, c’est que je ne sais rien de toi ?!

[Au verso]

Petite Sarah, viens à Drianovo vivre datcha, ici drôlement bien, drôlement agréable, drôlement libre – partout que des cochons et des poules. Te serre la main et arrête là.

14.

Dmitri Khadji-Guentchev à Sarah Guinzbourg, Tarnovo, 29 octobre 1912.

Un bonjour de l’ancienne capitale de la Bulgarie. Demain, la commission de recrutement doit m’examiner et m’approuver*17 comme soldat. Demain soir, serai de retour à Drianovo, écrirai détails. Il y a trois jours, mon frère est venu (il rentrait du champ de bataille). Il est blessé au bras droit (1/3 moyen du bras, humérus intact).

Salut. <…>

Le « champ de bataille » se déploie en Europe deux ans avant la Première Guerre mondiale : c’est la première guerre des Balkans.

15.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 1913. Une photo de Paris prise depuis Notre-Dame ; les ponts de la Seine.

J’avais écrit une carte postale quand je me suis rappelé que j’avais pour vous une « Française » que je m’apprêtais à envoyer depuis longtemps. J’ai peur qu’elle ne s’abîme dans l’enveloppe, il me faut donc l’expédier dans quelque chose de rigide, et me revoilà dans l’obligation d’écrire une autre carte. Vous êtes un veinard, Micha ! Elle est jolie, cette Parisienne, elle fait de l’effet. J’aime ces caricatures, dont il y a ici une grande variété. Quant à cette vue de Paris, prise de Notre-Dame, elle est étonnamment réussie. Le même Micha va hurler que j’ai une écriture illisible, mais c’est l’écriture de la plupart des médecins ; manifestement, en faisant leurs études, ils ont, comme moi, perdu patience, et cela se ressent jusque dans leurs lettres. Allons, Micha, elle vous plaît, ma Française ? Ou seriez-vous russophile ? Avez-vous bien festoyé pour la libération de Gourvitch ? Comment cela se passe-t-il pour lui dans sa nouvelle région ?… Il est déjà fameusement tard, cela en devient indécent.

16.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Potchinki, septembre 1913.

Sarah,

Si vous ne visez pas à vous remplumer, quel sens cela a-t-il de rester aussi longtemps là-bas ? Venez ici au plus vite, car je me languis follement. Et puis, il est temps de prendre le taureau par les cornes ! Je rentre à peine de la datcha et repars. Je n’irai pas à Teliatnikovo, impossible. Les « villageois » vous saluent bien.

Micha

17.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, octobre 1913.

Le plus vraisemblable, mon bon ami, est que je passerai l’hiver à Paris. Je n’ai pas encore la réponse du ministre concernant ma mutation, mais, de toute évidence, ce sera entériné. Il y aura une semaine demain que je suis arrivée ; les jours se sont écoulés dans une sorte de chaos – je ne les ai pas vus passer. Je suis à présent installée, j’ai une chambre et je veux, au plus vite, me mettre au travail. Je suis en manque, après cet été à ne rien faire, je pense donc que le travail ira mieux. Et vous, où en êtes-vous ? Vous rappelez-vous les petites nuits sombres ? Comment les passez-vous, maintenant ? Je vous souhaite tout le meilleur.

18.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, Paris, 15 novembre 1913.

Micha,

Vous n’êtes pas quelqu’un de bien ; Sarah est partie et… tout tombe à l’eau. Ce n’est guère louable de votre part, même si on n’en demande pas tant des juristes. Il n’empêche. On m’a emmenée hier dans un cabaret (je me plaignais d’être peu au fait de ces choses), et aujourd’hui, je tombe de sommeil et j’ai la tête qui éclate. Quelles sont les nouvelles chez vous, comment va le travail, quelle est l’atmosphère après « Beilis » ? Écrivez, sinon, pour les lettres, je vais faire comme vous.

Les jurés venaient d’innocenter pleinement le juif Menahem Beilis, accusé de crime rituel sur la personne d’un gamin de Kiev âgé de 12 ans ; on avait coutume de comparer ce procès retentissant à l’affaire Dreyfus.

19.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, Paris, 18 février 1914.

Vous avez sans doute raison de dire que j’ai cessé d’écrire. Oui, je l’ai senti moi-même, mais fugacement. Toutefois, maintenant que j’ai lu votre carte, cela m’est revenu en mémoire. La faute vous en incombe en partie. En fait, ce n’est pas ce que je pense. Simplement, j’ai enduré bien des choses ces derniers temps, des choses qu’il m’est difficile, voire impossible de partager avec vous. Tout cela est trop divers et trop loin pour vous être aussi compréhensible et clair que ce l’est pour moi. Or, cela m’a tellement occupée que tout le reste en a été repoussé, j’ai vécu seule avec moi-même. Je vous comprends, Micha, comment ne le pourrais-je ? Multiplier les expéditions pour trois sous… En ce qui me concerne… oh, comme le temps va être long ! – D’abord, mon séjour ici n’en finit pas et jamais je n’en aurai terminé pour Pâques. De plus, une fois à Paris, impossible de dire qu’on en aura fini à telle date. Bah, à la grâce de Dieu ! Pour ce qui est de ma photo, elle n’est pas encore faite. Mais vous aussi, vous m’aviez promis la vôtre, alors envoyez-la. Eh bien, Micha, je vous souhaite tout le meilleur. Donnez plus souvent de vos nouvelles.

S.

P.-S. J’ai trouvé dans mes papiers ces deux vieilles femmes peintes il y a plus de deux semaines. Tout compte fait, je vais les envoyer.

+ admirez comme elles sont follement vieilles.

20.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 19 mars 1914.

Eh bien, Micha, je me fraie peu à peu un chemin vers mon diplôme de docteur en médecine. J’ai passé hier les examens de fin d’études les plus ardus – au demeurant, vous devez être au courant si vous avez vu quelqu’un des nôtres, je le leur ai télégraphié, selon ma vieille habitude. Il m’en reste deux, et ensuite on pourra, libre comme l’air, se « lâcher la bride ». Micha, soyez gentil de demander à Mania si elle a reçu la lettre envoyée poste restante. Dans le cas contraire, qu’elle aille la chercher. Je m’inquiète parce que je n’ai pas de réponse. Comment allez-vous ? Micha, j’attends toujours la lettre qui doit contenir ce que vous avez depuis longtemps l’intention de m’écrire.

Sarah

21.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 29 mars 1914.

Micha, quel printemps nous avons ! Une matinée incroyable, je ne pouvais m’arracher ni aux rues inondées de soleil ni aux visages joyeux, rieurs, printaniers. Envie d’être moi-même aussi resplendissante, envie de quitter la ville, d’être plus près de la campagne, des premières fleurs de printemps, d’en cueillir une énorme gerbe et de respirer ce parfum des champs sans afféterie, mais si incroyablement frais. Pas vrai ? Je me sens très alerte aujourd’hui, une boule d’énergie, je vais faire en sorte de bien l’utiliser, je me mets à l’étude.

P.-S. Ma carte postale est partie ces jours-ci, sans timbre, une amie l’a jetée par mégarde à la boîte, sans remarquer qu’elle n’était pas affranchie. Excusez-moi.

22.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 8 mai 1914.

Je rentre à l’instant de mon examen. En miettes. Incroyable comme les nerfs peuvent être tendus et comme, ensuite, on n’a plus du tout la force de les maintenir en état. Le contre-coup se fait sentir. Tout s’est bien passé mais, demain, j’ai de nouveau un examen, la clinique des accouchements, si c’est bon, je pourrai prendre un peu de repos.

Donnez-moi des nouvelles de chez vous.

Sarah

23.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, octobre 1914. La carte postale est envoyée, cette fois, de Russie, elle représente le pont Anitchkov*18. La Première Guerre mondiale a éclaté en juillet.

Scandalisée par votre négligence et votre indifférence à mon endroit : toujours pas un mot de réponse à mes lettres.

S.

24.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, destination Petrograd*19, octobre 1914. Un dessin de Leonid Pasternak*20 : un matelot blessé est effondré contre un mur, le visage noyé de rouge. Ajouté à la main : « Voici la dernière esquisse de Pasternak, inspirée de notre vie d’aujourd’hui. Vraiment bien traduit. Micha. »

Sarah,

J’ai reçu, la veille de mon départ pour Voronej, votre lettre me demandant de passer à l’université, aussi n’ai-je pu le faire. Je pense, d’ailleurs, qu’il ne sert à rien de se démener. Il en sera à Saratov comme partout. La situation changera-t-elle avec la déclaration de guerre à la Turquie ? Alors, on aura besoin de médecins et, vraisemblablement, on ne demandera pas de passer des examens supplémentaires. Et si c’est exigé, inutile de se décourager. Les derniers temps, à Paris, vous aviez bien l’intention d’en passer, donc pas de raison de désespérer.

Tout le meilleur.

Micha

25.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, novembre 1914.

2 heures du matin

Je suis seule, à présent, Olia et Sanka sont partis il y a peu. J’ai déplié mon lit, luxueux comparé à la plupart de ceux de Russie (ma logeuse a séjourné à l’étranger, elle sait quels lits il y a là-bas et elle m’en a fourni un semblable). J’étais prête à me coucher quand, embrassant ma chambrette du regard, j’ai vu comme elle était belle et douillette, à présent. Des fleurs blanches dans un angle, Polia me les a apportées, tout est propre, joli, la lampe électrique jette alentour une douce lumière… Et j’ai eu mal : pourquoi es-tu parti sans venir me voir ici ? J’ai eu envie de t’adresser au moins un petit bonjour, en ce moment où rien d’autre n’est possible. Olia m’a apporté une carte postale, mais c’est une vue triste, et elle ne vient pas de toi. Je te souhaite une nuit paisible. Écris.

26.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 20 novembre 1914.

Qu’as-tu décidé pour ta venue, as-tu pris une décision ? Je m’inquiétais, je pensais que tu étais malade. J’ai reçu ta lettre.

Je t’écris.

S.

27.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, avant le 25 novembre 1914.

Sarah,

Je ne peux pas venir à Petrograd : j’ai trop de travail, et puis je n’ai pas d’argent. Le moindre voyage me coûte vraiment trop cher. Je t’enverrai ces jours-ci une longue lettre qui t’apprendra tout en détail. En attendant, je te souhaite tout le meilleur. Pardonne-moi d’être resté si longtemps sans t’écrire et, quand je l’ai fait, de t’avoir laissée insatisfaite.

Micha

28.

Sarah Guinzbourg à Mikhaïl Friedman, 4 décembre 1914.

Les jours n’en finissent décidément pas, les nuits sont encore plus interminables. Combien passeront encore avant que je ne reçoive une lettre de toi ? Ressens-tu dans quel état je suis, afin de me répondre, de m’écrire sans délai ?

Micha, je suis fringante, ne sois pas triste, toi non plus.

S.

29.

Mikhaïl Friedman à Sarah Guinzbourg, 10 avril 1915.

Il y a longtemps que je ne t’ai écrit, Sarah. Tout tourne, tout tourbillonne. Ce tintouin, j’en ai par-dessus la tête. Je voudrais tant me reposer des soucis, des ennuis, et vivre paisiblement. Mais il est clair que ce n’est pas pour demain. Ces jours-ci, je repars pour Tambov et Razskazovo, où une régulation s’est mal passée, ce qui est embêtant pour moi. Bah, je m’en fiche. J’y retournerai une fois et en finirai avec toute cette histoire. Écris-moi à Saratov. Je salue tes amies.

Micha

* * *

La ketouba de Sarah et Mikhaïl – leur contrat de mariage rédigé en hébreu – est signée un an plus tard, en avril 1916. Après quelques semaines, naît ma grand-mère, Olga (Liolia) Friedman.

*1. Les socialistes-révolutionnaires.

*2. Manifeste du 17 octobre 1905, dans lequel Nicolas II annonçait l’instauration d’une Douma (Parlement) représentative.

*3. Il s’agit de hold-up perpétrés par les révolutionnaires (dont les bolcheviks) pour renflouer les caisses des partis.

*4. Un des diminutifs du prénom Alexandre.

*5. Créée en 1849, l’usine de Sormovo entreprend notamment, deux ans plus tard, la construction de bateaux à vapeur en métal. Elle est, au début du xxe siècle, le théâtre d’importants troubles ouvriers.

*6. Il commet une troisième erreur : Pouchkine n’écrit pas « Vos noms », mais « Nos noms ».

*7. Parti ouvrier social-démocrate de Russie, fondé en 1898. Après la scission en bolcheviks et mencheviks (1903), il éclate en 1912. Les bolcheviks forment alors le Parti communiste de Russie.

*8. Expression désignant la période 1918-1921, durant laquelle les bolcheviks instaurent des mesures très dures, notamment d’effroyables réquisitions qui achèvent de ruiner les campagnes.

*9. Sarouska, Saroussia, Sarotchka : diminutifs de Sarah.

*10. Couvre-chef très répandu chez les cosaques du Kouban.

*11. Les passages de cette lettre en romain sont en français et en caractères latins dans le texte original.

*12. Pièce d’Alexandre Ostrovski (1823-1886).

*13. Pensées d’amour.

*14. Appellation familière ancienne de Saint-Pétersbourg, qui a encore cours aujourd’hui.

*15. En caractères latins dans le texte.

*16. Un des diminutifs de Mikhaïl.

*17. Les passages de cette lettre en romain sont en français et en caractères latins dans le texte original.

*18. À Saint-Pétersbourg.

*19. Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le nom par trop « allemand » de Saint-Pétersbourg est changé en Petrograd.

*20. Le peintre Leonid Pasternak (1862-1945) est le père de Boris Pasternak.

II

Les selfies et leurs suites

Les jeunes contemporains de Rembrandt – Sandrart, Houbraken, Baldinucci – seront les auteurs du récit de la vie du maître par amour de ses tableaux ; ou, plus exactement, dans une tentative de dépeindre un cas curieux, de montrer un exemple de comment-il-ne-faut-pas-faire. La liste est longue de ce qui est reproché au peintre, mais la panoplie des griefs est étrangement monotone : outre la « monstruosité des visages plébéiens » et les lettres tordues de la signature, on lui fait endosser la responsabilité de ce qui découlera en droite ligne de ces défauts fondamentaux – une déformation du goût, un penchant pour le fripé, le mâchonné, le ridé, pour les escarres et les marques de bretelles, pour tout ce qui porte la trace d’une rencontre avec la vie.

Le refus de, ou l’incapacité à, se contenter du meilleur, du trié sur le volet, du modèle – « savoir choisir le plus beau du beau » – représentait pour les premiers biographes de Rembrandt un grave péché et devait pouvoir s’expliquer par son origine, son éducation et cette façon de n’en faire qu’à sa tête qui en dérivait. Autre révélation que tous soulignent (en particulier Sandrart, qui le connaissait personnellement), son désir de s’en tenir à la nature ; et puisque, à l’époque, tout événement devait avoir un prétexte-modèle, ils indiquent le Caravage, alors principal adepte du culte criminel de la nature.

Je ne sais s’il faut tellement s’y fier ; s’il faut se former auprès de la nature, à son école de déclin à vie, autant le faire sans aide extérieure. Il est pourtant à Vienne, au musée d’Histoire de l’art, une œuvre du Caravage qui me ramène aussitôt à Rembrandt, bien que les deux ne riment guère. Il s’agit du David avec la tête de Goliath : l’espèce de lueur d’incendie qui émerge des ténèbres rend encore plus visible l’arc de la composition – un adolescent aux joues arrondies tient suspendue l’énorme tête de son ennemi défait ; déjà, celle-ci pâlit, la mâchoire pend, les dents luisent à la lumière, les yeux n’ont plus ni couleur ni expression. Les vêtements du jeune homme, culotte jaune et blanche, chemise en lin, sont de même nuance que sur l’autoportrait bien connu de Rembrandt, réalisé en 1658 ; morne morceau de métal, pareil à l’épée de David, la canne luit dans la main gauche du maître, son vêtement jaune lui couvre la poitrine comme une armure d’où émergent les plis de la chemise, le ventre pesant est ceint de rouge, couleur que l’on voit aussi sur le tableau du Caravage – lambeaux de chair et bouts de tissu pendant du cou mort.

Si l’on reste un moment à contempler David et son trophée, l’équilibre entre celui qui a été tué et celui qui a tué, l’un tendre et l’autre raidi, entre l’obscurcissement et l’illumination, en un mot entre décomposition et épanouissement, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de différence entre le vainqueur et le vaincu. Il semblerait pourtant que toute la construction méticuleuse du tableau ne parle que de cela, mais tout s’infirme soudain, quand on comprend que le jeune vivant et le géant mort ont le même visage ; ils ne sont qu’à des stades différents d’un même processus, la démonstration parfaite de tous les « avant-après » qui nous sont familiers. On considère que la tête de Goliath est un autoportrait du Caravage ; la chose devient encore plus intéressante lorsqu’on compare les traits et que l’on s’aperçoit que l’autoportrait est double.

À cet instant, le triangle (deux personnages et toi, le spectateur) s’ouvre, s’arque, formant une sorte de fer à cheval : dans son arc invisible sont tassés-compressés tous les âges de ce visage en mouvement, du début à la fin. Ce que je vois est l’expression littérale du classique « ainsi les âmes regardent-elles d’en haut le corps qu’elles ont abandonné ». L’auteur (qui offre ici aux regards non pas un corps, mais du corps, autrement dit le corpus de la vie vécue, devenu étranger et se refroidissant) se situe à l’étrange point où tout est équidistant, excluant tout bilan et tout choix. Il s’agit, à ma connaissance, du premier cas où l’objet de l’artiste n’est pas simplement le moi-résultat, mais le moi-mouvement.

Les experts jugent authentiques (peints de la main de Rembrandt, avec, parfois, la participation de son atelier) quelque quatre-vingts autoportraits, dont cinquante-cinq semblent être de pures huiles sur toile. C’est énorme, le dixième de l’immense héritage du maître. Certains tableaux, faute, sans doute, d’une toile prête à l’usage, ont été peints directement par-dessus d’autres, seconde couche de peinture recouvrant la représentation première. Les toiles ainsi réutilisées n’étaient pas forcément des tableaux de Rembrandt, c’était, au sens propre, du recyclage : tableaux appartenant à d’autres, ratés et brouillons du maître, petites têtes-tronies, scènes de genre, tout passait dans l’œuvre, y compris des portraits auxquels les commanditaires avaient renoncé. Le peintre lui-même, son visage d’une fois, d’un instant, se retrouvait à la surface.

Lui et seulement lui ; les vieilles œuvres devenaient pour le maître comme un brouillon, un carnet permettant une réaction rapide, peut-être parce que pour les autres portraits le commanditaire payait la toile (ou la fournissait à l’artiste). En rang d’oignons, examinés les uns après les autres, les autoportraits forment un semblant de catalogue, une collection de reflets capturés sur un rythme de réactions rapides, suivant la nature. Nach der Natur, tel est le titre du premier livre de poèmes de Sebald.

La rapidité avec laquelle l’objet doit passer sur la toile semble avoir eu de l’importance pour Rembrandt, plus que d’autres circonstances et obligations. « Son singe apprivoisé vint à mourir, alors que le maître avait à moitié réalisé le portrait d’un homme, de sa femme et de ses enfants. Et comme il n’avait pas de toile prête sous la main, il peignit son singe mort sur le [même] tableau. Les commanditaires protestèrent aussitôt, ils ne voulaient pas que leurs images soient disposées autour d’une répugnante bête morte. Mais il était si amoureux de son esquisse du singe qu’il préféra ne pas achever le tableau et le garder pour lui, tout plutôt que de l’effacer. Ainsi fut fait. Le tableau servit ensuite de cloison à ses élèves. »

Une collection majeure de la Société néerlandaise des études rembrandtiennes consacre un gros volume à ces autoportraits. L’une des thèses de l’article qui les accompagne est un avertissement : nous ne devons pas ranger ces autoportraits dans une catégorie à part, en les présentant comme un projet ou un sous-projet, un journal intime lyrique courant sur des années ou une exploration de soi à la Montaigne.

Le compilateur de l’ouvrage, Ernst van de Wetering, s’insurge contre l’éternelle tendance humaine à reraconter le passé en usant d’un lexique contemporain, qui présente l’histoire des œuvres de Rembrandt comme une quête identitaire (ou une étude de sa réalité intérieure, élargissant le terrain de l’introspection). Il s’agit, en réalité, d’une nouvelle tentative vouée à l’échec d’aller à contre-courant, de conserver au passé sa dignité et aux connaissances exactes leurs droits dont le premier est l’immunité contre les conceptions toutes faites et les cadres imposés de l’extérieur. Or, il est précisément impossible, aujourd’hui, d’y échapper : l’angoissante recherche de la cohésion plane jusque dans l’air que respire la société, en nos temps d’effondrement, nos temps d’absence de lignes générales et de réponses univoques.

Quand les éléments de notre quotidien commencent à partir dans tous les sens, blackboulant toute tentative de système d’interprétation, on se met à tâtonner pour trouver une rampe d’appui et l’on se réjouit de la moindre allusion à une structure. Bien plus, on perçoit des structures dans toute succession logique, accueillant avec joie les hasards et faisant crédit aux coïncidences comme à des signes de parenté intérieure. Nombre de textes remarquables sont consacrés au projet de Rembrandt, dont chacun nous en dit plus sur nous, sans doute, que sur lui, à la différence des premiers biographes du peintre. Il y a néanmoins quelque chose de vaguement angoissant dans l’optique qui nous fait voir en ces autoportraits une sorte de microscope, rapprochant et grossissant le « monde intérieur de l’auteur », où les mouvements de l’âme, les coins sombres et les traces de chagrin sont soumis à une étude implacable.

Les têtes de Rembrandt sont, d’une certaine manière, proches des matériaux pédagogiques à la mode, des recueils de modèles fixant à l’intention des futurs artistes les expressions extrêmes de la souffrance, de l’étonnement, de l’horreur, de la joie. Cette logique (fondée sur une confiance ancienne dans les caractères – typologie expliquant la diversité humaine par quelques formes toutes prêtes) rend inévitable la poursuite de la désagrégation des mouvements de l’âme en une série d’émotions successives, chacune étant coupée des autres, capsulée-centrée sur elle-même. Celles-ci sont universelles, chacune ayant un équivalent mimétique et, par conséquent, pouvant être réutilisée maintes fois, à l’instar d’une formule mathématique ou d’une prière.

C’est ce dont traite Houbraken, le plus clément des critiques malveillants de Rembrandt, qui voit avant tout dans son travail un dédain de la méthode, un peu comme une tentative de traverser la rue au rouge.

Le crédit accordé au standard donné une fois pour toutes est ici moins intéressant que la conviction qu’il existe des frontières entre les émotions (comme entre les types humains) que l’on peut séparer d’une ligne correctement tracée. La colère et la pitié sont conçues comme des états statiques, voire des phases d’un même processus, mais le point où elles se mêlent n’est pas perçu comme un espace à part, il y a entre elles un trait infranchissable. Comparant le travail sur soi effectué par Rembrandt et Montaigne, l’historien de la culture Andrew Small se tourne vers Foucault et le code des Mots et les Choses, qui se résume au fait qu’en dépit de chaînes de ressemblances, l’homme est toujours enfermé et limité par des paramètres qui en décrivent les frontières, ne laissant intouché que le centre.

Ce que les contemporains reprochent en chœur à Rembrandt est précisément son irrespect des limites ou son incapacité à tracer une ligne, à distinguer clairement ceci et cela, la lumière et les ténèbres (ce que l’on tenait pour le principal mérite d’un dessinateur). Tous s’accordent sur ce point, à croire que s’est enclenché un système collectif de sécurité : inacceptable est sa manière même de peindre, « sans contours ni frontières, ce qui est réalisable au moyen de lignes intérieures et extérieures, alors qu’il procédait exclusivement par touches furieuses qui allaient se répétant ». « Dans la mesure où les contours doivent être nets et précis, et afin de dissimuler le danger [de leur absence] dans ses travaux, il emplissait ses tableaux d’une noirceur impénétrable ; il en ressortait qu’il n’exigeait rien de ses toiles, sinon qu’y soit préservée l’harmonie d’ensemble », « … de sorte qu’on distingue à peine une figure d’une autre, bien qu’elles soient, le plus soigneusement du monde, peintes d’après nature ». La tentative de s’opposer à ce que Pouchkine appellera le mélange de tout – la panoplie des structures rationnelles – paraît, en perspective inversée, touchante et vouée à l’échec, ne fût-ce que parce que Rembrandt change le système non de l’extérieur, mais de l’intérieur : il l’étire à sa mesure, jusqu’à ce que celui-ci explose.

Il n’est pas, dans son univers, de frontières définies entre la figure et le fond, entre la couleur et le noir. J’irai même plus loin : entre le portrait et le non-portrait-tronie. Le corpus des autoportraits semble recréer la ligne des états existants, et en affirme une autre où ces états sont innombrables et fluides, telles les nuances du spectre, bien que rangés sur l’échelle d’un mouvement dirigé vers une fin compréhensible, définie – une chaîne de transformations du visage qu’elles parcourent sans modifier l’ensemble. La tâche de l’emulatio (d’une imitation qui ne vise pas à simplement reproduire un modèle, mais à le dépasser-recouvrir) concerne ici le genre en tant que tel, et le propre corps du peintre devient un mannequin, un modèle idéal et gratuit, à la surface duquel passe le friselis des émotions, des âges, des stades de la vie : la succession des emblèmes. Le détachement, immuable compagnon de l’observation, paraît ici une nécessité, de même que la précision et la transmission de ce qui est vu.

* * *

Andrew Small qualifie de lynchage l’attitude de Rembrandt envers ses représentations. Il me semblerait plus juste de parler d’autorenoncement – quelle que soit la manière de traduire ce qui se passe entre le miroir et la toile dans la langue du xviie siècle –, de détachement-décollation d’un stade particulier de la vie et de celui qui vient de le vivre. Il est impératif pour cela de sortir littéralement de soi, de devenir une instance extérieure qui ne voit pas de différence entre soi et n’importe lequel de ses commanditaires (ou, comme dans l’autoportrait de Dresde, entre soi jeune et rubicond, et l’oiseau mort que ce soi tient aujourd’hui par les pattes).

De tous les autoportraits, il n’en est pas un qui soit rétrospectif : c’est l’aujourd’hui qui est fixé, d’ores et déjà prêt à devenir un matériau utilisé, un waste product. Il n’est donc nulle nécessité de contempler tous les autoportraits à la file, ils n’ont de valeur que pour une étude de laboratoire, indispensables pour faire une encoche de plus sur le chambranle de la porte, afin de marquer qu’on a grandi et pris de l’âge. Ce qui se passe ici n’est pas de l’introspection, mais un refus de celle-ci, une extériorisation et une séparation de la minute écoulée ; ce n’est pas une autobiographie, mais une autoépitaphe.

L’idée (quelle qu’en ait été la formulation à l’époque) était peut-être non de porter sur une courbe le début d’un nouveau segment, mais de graver-imprimer fondamentalement le typique. J’ai été ceci, je ne le serai jamais plus.

De fait, le genre du selfie, qui occupe tellement le monde contemporain, est organisé de la même façon : à la recherche des différences s’est substituée la production de répétitions. Le visiteur des réseaux sociaux sait que les photographies y apparaissent souvent en bottes ou en bouquets – quelques autoportraits réalisés au même endroit, offerts au monde à la suite, purement et simplement en raison d’une impossibilité de choisir. Quantité de technologies œuvrent à conférer à leur objet ordinaire une apparence de variété : on invente des filtres, des photographies redessinées dans différents systèmes picturaux, à la manière de Munch, Klimt, Kandinsky, laissant intact le centre immuable – le moi.

L’essentiel est toutefois au milieu ; comme toujours, les comment ne sont qu’un moyen de répondre à l’immuable question du qui. Les spécialistes de Rembrandt évoquent une incroyable diversité de techniques picturales pour l’époque, de moyens de poser la couleur, de procéder par touches, bref ce qu’on appelle du beau mot de brushwork. De ce point de vue, Rembrandt n’a tout bonnement pas de signature, il n’a pas cette manière spécifique tant prisée par l’art moderne, avec son obsession du « personnel » ; ou plutôt, Rembrandt a trop de manières : pour chaque nouvelle tâche, il met au point une technique appropriée, que l’on peut éventuellement qualifier de filtre. Cela rappelle un peu nos photographies et leur espoir de passer pour variées et diverses. La différence réside avant tout dans ce qui est présent dans chaque autoportrait du maître, dans ce qui transparaît dans le moindre pli, comme le crâne sous la peau, et que la poétique du selfie veut éviter à toute force. Les photos de Facebook, tel un miroir magique, visent à convaincre l’individu de son invulnérabilité : enregistrant par mégarde de nouvelles rides et ombres, elles s’efforcent néanmoins de souligner que dans le miroir d’aujourd’hui il y a le même nous, que j’ai toujours « beauté parfaite et pure14 » et que je n’ai pratiquement pas changé depuis avant-hier.

Pour Cocteau, le cinéma est le seul art qui gomme l’œuvre de la mort. Les autoportraits de Rembrandt, qui ne visent qu’à cela, s’agencent dans une sorte de protocinéma, tandis que les kilomètres de selfies réalisés par l’humanité et placés en accès libre, me semblent une inversion, la chronique d’une mort en public, qui n’intéresse plus personne depuis longtemps.

Il est d’autant plus tentant de considérer la succession des toiles de Rembrandt comme un déroulé, un genre de roman graphique, dont le visage est le héros. Il est confronté à tous les événements et aventures qu’il faut, à croire qu’il est un personnage dont on peut faire ce que l’on veut, autorisant toutes les déformations et tous les déplacements. Or, ceux-ci se produisent – je veux dire que, oui, les métamorphoses du visage s’accompagnent de changements de l’entourage ; que l’on aille à droite ou à gauche comme dans les contes, on reste de toute façon un héros, un tsar, un vieillard, un mendiant, personne, soi-même. Ce moi se révèle parfois plus chanceux que dans la réalité, peint dans la vêture et la pose des princes de ce monde. Parfois – souvent, une manière de souligner les mérites – avec une chaîne d’or barrant la poitrine, signe d’une réussite artistique. Rembrandt n’y a pas eu droit, mais c’est au tableau d’en juger. Le plus fréquemment toutefois, le peintre teste son modèle – il en vérifie la capacité à se désincarner.

L’élément érotique indissolublement lié au travail manuel, dans l’attouchement du pinceau, de touche en touche, se combine ici avec la puissante énergie de la mise à distance ou, pour le dire plus simplement, de la séparation. Le Rembrandt dessiné et peint change de toile en toile, laissant inchangé le cœur même du personnage, presque comme les héros de dessins animés et de bandes dessinées, Tintin ou Betty Boop, dont l’image se résume à un signe, à quelques traits grotesques regroupés autour d’un vide. La permanence mathématique est abolie en même temps que l’intrigue, parfois les besoins du portrait impliquent de faire les yeux plus petits, ou plus grands, ou plus écartés, ou plus rapprochés. Il en va de même pour le menton : il s’allonge et se raccourcit tour à tour. Le nez, en revanche, demeure intouché, et si l’on tient les traits du visage pour une collection de personnages, le nez, comique, obstiné, à l’extrémité boursouflée, se révèle être le héros, le centre du récit.

Il y a aussi l’oreille, et son pavillon charnu. Un apocryphe veut que Rembrandt ait intentionnellement obscurci un magnifique portrait de Cléopâtre afin que ressorte avec plus de force une perle. Sa Cléopâtre, si elle a existé, ne s’est pas conservée. En revanche, dans un autoportrait réalisé dès 1628, mélange fascinant de rose et de roux, d’ombres transparentes et de surfaces scintillantes, le rôle de cette perle est tenu par l’oreille. L’éclairage est ici minimal : une lumière d’adieu, vespérale, qui sauve n’importe quelle photo, n’importe quelle prise au cinéma, leur conférant une perfection d’on ne sait où venue. Le visage est plongé dans l’ombre, seul le nez-oignon est éclairé ; en revanche, une partie du cou, la joue tendre avec les cheveux, un morceau du col, sont comme dorés par les derniers feux du soleil, et les anneaux des cheveux sur la nuque, pareils à des fils, scintillent. À la suite de la lumière, le centre de la composition glisse vers la gauche, et le lobe de l’oreille (démesurément gonflé, comme si, tout juste percé, il était douloureux et enflait) devient aussitôt tout : le couchant, une boucle d’oreille précieuse et un troisième œil, aveugle, tendu de chair.

Les semblances de Rembrandt, bougonnes-étonnées-ironiques-satisfaites-autosatisfaites-méfiantes-désespérées-distantes-frisées-lissées, constituent une sorte de gradation, qui est aussi une école. Le visage paraît apprendre à correspondre pleinement à n’importe quelle norme imposée… et à la rejeter.

Les autoportraits tardifs, parcimonieux, fonctionnent encore plus à l’économie, avec leurs chapeaux sombres et petits bonnets de lin blanc, sous lesquels sont testés à la file les visages de la réconciliation, du désespoir, de la raillerie. Ils semblent parvenir au même bilan, à une qualité particulière du regard, qu’il est plus simple de définir sur un mode apophatique, en évoquant ce qu’il n’y a pas. Il y manque, je crois, la principale caractéristique du genre, la tentative de pénétration. Le portrait, clairement ramassé en bouquet de significations outrées pour passer en force, est une demande personnifiée d’attention, une requête de place au soleil. Il tente d’ouvrir votre tête comme une porte, d’entrer et de rester. Il a l’intensité d’un message dans une bouteille ou sur un répondeur, d’une missive qui, tôt ou tard, sera la dernière. Ainsi l’autoportrait de Dresde, avec son butor mort – moustache, béret orné d’une plume, main levée qui tient l’oiseau comme la tête de Goliath – rime-t-il également avec Samson vainqueur, mains sur les hanches, près des portes du logis de son père.

Les autoportraits de Rembrandt sont des êtres différents, ils ne recherchent pas l’attention, ils proposent, au contraire, la leur, avec toute la largesse possible. Cette qualité commune à l’espace intérieur du tableau – et au regard qui vous accueille sur le seuil – s’ouvre et vous laisse entrer, elle forme un doux creux pour un séjour partagé, un espace intra-utérin, évidemment prévu pour l’adieu. Qu’est-ce qui, en l’occurrence, se sépare de quoi, qu’est-ce qui finit, à peine commencé ? Il suffit de nous rappeler que nous regardons (ne fût-ce que le portrait au vêtement jaune) littéralement par les yeux de Rembrandt, à partir de sa tête, à croire que celle-ci est un télescope qui, pour un sou de cuivre, rapproche de nous un segment lointain du réel, afin qu’à cet instant nous nous quittions nous-mêmes avec tendresse et gratitude. Ce qui se passe alors est la disparition simultanée des deux plateaux de la balance, des deux termes de l’équation, du y et du x. Dans le petit creux, sur le lieu déserté de la rencontre, ne reste que son occupant permanent : le singe mort invisible.

III

Goldchain ajoute, Woodman soustrait

Il y a, dans l’Austerlitz de Sebald, une longue énumération – sur une page ou plus – des objets confisqués dans les appartements des juifs de Prague, après le départ forcé de leurs propriétaires. Tout est bon à prendre, jusqu’aux pots de confiture de fraises des bois et à leur luminosité d’été mise en conserve. On parvient, ici ou là, à suivre l’itinéraire (j’allais écrire « posthume ») de ces choses et il existe même des photographies où elles sont réunies et placées sous bonne garde, des lieux qui s’apparentent à des camps de transit, des baraquements pour objets prisonniers. Il y a là de longues tables, comme pour une noce, où sont disposées, serrées, les porcelaines-faïences orphelines, un peu effrayantes dans leur coquette nudité ; il y a aussi des étagères de bois, semblables à des châlits, supportant des casseroles et des poêles qui ne se connaissent pas, des bouilloires-théières et des saucières, à croire que l’on a ouvert un buffet à l’instar d’un ventre pour en sortir les entrailles – ce qui, de fait, est le cas. En d’autres lieux se pressent des armoires à la surface polie, il en est où le linge est disposé en piles soigneuses, taies d’oreillers et couvre-couettes plus tout jeunes. Cela évoque un magasin fermé où des privilégiés peuvent choisir en cadeau les objets d’une vie étrangère stoppée. Il y avait les mêmes dans la Russie soviétique – fourrures et meubles de la bourgeoisie liquidée revenaient à ceux qui étaient désormais les vainqueurs, gens d’une formation nouvelle.

Sur le territoire de l’Europe contemporaine, aux plaies à peine refermées, avec ses trous noirs et ses traces de déplacements-removals qui ont balayé de la surface de la terre des multitudes humaines, des archives familiales préservées relèvent de la rareté. Ce qui s’appelait autrefois « agencement », une unité de meubles et de vaisselle formée au long de décennies, que l’on héritait de tantes et de grand-mères et qui avait le poids de leurs ans, mérite aujourd’hui un mémorial à part. D’ordinaire, ceux qui se voyaient dans l’obligation de fuir (peu importe qui) et de brûler des papiers, de déchiqueter des photos, les privant de tout ce qui était au-dessous du menton – pattes d’épaules d’officier, uniforme de fonctionnaires – se retrouvent finalement avec bien peu de choses auxquelles leur mémoire pourrait s’accrocher dans l’espoir de surnager.

Les choses de l’ancien temps, prises au dépourvu, se révèlent maladroites, gênées dans leur nudité : on dirait qu’elles ne savent plus à quoi s’occuper. Privées de leurs précédents propriétaires et fonctions, elles sont vouées à une existence pure ; c’est ainsi qu’un homme part à la retraite et, d’un coup, désapprend à vivre. Il me paraît toujours étrange qu’on en parle à la troisième personne, comme s’il s’agissait, là encore, d’une sorte de martyrologe, comme si la liste de vêtements que j’emportais à dix ans au camp de pionniers (trois maillots blancs, un short bleu marine, un calot) ne se distinguait en rien des inventaires que l’on affectionnait de faire, en toute occasion, au xviie siècle, énumérations de pourpoints, de jarretières et de culottes. Les choses se refroidissent-elles donc si lentement de la présence humaine, d’être remarquées et remémorées ? Toujours est-il que chacune d’elles paraît embellie et attendrissante, tout le temps où elle est tirée du néant. À côté du pourpoint au tissu coloré et du vieux gilet de soie noire, on rencontre ici cinq corbeilles en osier venant des Indes orientales, une ceinture large en armoisin vert, six perruques en vrais cheveux, une canne, alias un bâton de marche à pommeau d’ivoire, et une pipe turque. C’est un extrait de la liste des choses appartenant à Lodewijk van der Helst, liste établie à Amsterdam le 7 janvier 1671, à l’occasion d’un déménagement. La liste est longue et que n’y trouve-t-on pas ? Il y a même des soieries et d’autres tissus, ainsi que tout le nécessaire à l’art du peintre. On ne sait absolument rien, semble-t-il, du peintre Edo Quitter, sinon qu’il est mort en 1694, et tout ce qui reste de lui est un inventaire effectué le 10 décembre, dans lequel les choses encore vivantes sont appelées par leur nom :

Trois vieux chapeaux noirs.

Une toque polonaise rouge.

Une ceinture de cuir rouge.

Une paire de manchettes noires.

Deux paires de vieilles chaussures.

Une chevalière en argent.

Des pantoufles de couleur pourpre.

* * *

Le livre de Rafael Goldchain Je suis ma famille (I Am My Family) paraît à New York en 2008. C’est plutôt ce qu’on appelle un album ou un catalogue, l’équivalent papier d’un projet artistique achevé. Il porte en sous-titre Mémoires et fictions photographiques (Photographic Memoirs and Fictions) – sous-titre dans lequel chaque substantif dédouble le sens : Mémoires, bon d’accord ! Mais fictions ? Là, on voudrait obstinément prendre le mot non pas au sens de fantaisies imaginaires, mais au sens de tromperies. Or ce livre stupéfiant traite de la mémoire et de sa vanité.

Goldchain naît au Chili en 1953, il est un survivant (survivor) de deuxième génération, fils et petit-fils de ceux qui ont eu le temps de sauver leur vie. « Du début des années 1920 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, une grande partie de ma famille est partie de Pologne pour émigrer au Venezuela, au Costa Rica, au Brésil, en Argentine ou au Chili. Quelques autres ont également pu se construire une vie nouvelle aux États-Unis ou au Canada. Certains ont quitté la Pologne, espérant y revenir les poches pleines pour aider leur famille, mais le début de la guerre a rendu la chose impossible. Toute ma parentèle demeurée en Pologne quand la guerre a éclaté, a péri dans la Catastrophe… »

Le commencement du projet (comment l’appeler autrement ?) ressemble à tous les commencements : le père raconte l’histoire à son fils, pas à pas, s’y plongeant de plus en plus profondément. À l’évidence, Goldchain ne s’intéresse guère aux affaires familiales jusqu’à ce que lui-même devienne père. Chez lui, on ne parlait pas du passé, un mutisme en quelque sorte étanche, pareil à un message dans une bouteille que le temps n’est pas encore venu d’ouvrir, une chose ordinaire – « chez nous, cela ne se faisait pas d’en parler », « il ne disait jamais rien », « elle se refusait à en souffler mot », répètent petits-enfants et arrière-petits-enfants. Goldchain vit ici et là, à Jérusalem, Mexico, Toronto et, vers la quarantaine, avec la naissance de son premier fils, comprend soudain qu’il a à peu près le même âge que ses grands-pères et grand-mères à la veille de la guerre et qu’il ne sait rien d’eux, y compris de ceux avec lesquels il a passé toute sa vie.

Vient un jour où l’on doit réunir les parcelles éparses de ce qui vous est connu en une ligne de transmission. Dire que la pâte du sous-entendu ne prend véritablement forme qu’au moment du récit, perdant du même coup en volume, est un truisme ; mais il y a là une loi claire. Voici un sujet emblématique, une image tirée de la bibliothèque d’or universelle : le père ou la mère raconte à l’enfant l’histoire familiale, qui se transmet ainsi oralement. Tel est le début de Maus, texte classique sur la Catastrophe et sur la façon d’en parler ; ainsi commencent des centaines d’autres textes.

Quand l’auditeur est un enfant, la simplification n’est pas seulement naturelle, elle est indispensable : les angles s’arrondissent, les lacunes paraissent se combler d’elles-mêmes. Le récit du passé risque toujours de devenir celui de l’avenir ; force est de rendre le savoir supportable en évitant les zones douloureuses et en restaurant les liens distendus, faute de quoi le monde s’écroulera. À la fin des années 1950, Lioubov Chaporina, l’une des chroniqueuses les plus attentives et les plus caustiques de la Russie postrévolutionnaire, ayant vécu deux guerres, le blocus*1, les Purges staliniennes, n’espérant plus rien et ne croyant plus à grand-chose, se retrouve soudain en vacances en Suisse, chez des parents aisés. Elle voudrait raconter, partager, déposer son savoir entre d’autres mains, or c’est précisément ce qui est impossible ; on ne veut ni écouter ni évoquer ce qui n’a d’importance que pour elle : « Sacha n’a pas permis qu’on m’interroge sur le blocus et sur la guerre. » Elle a pour cela une sorte de compréhension d’outre-tombe – c’est ainsi, sans doute, d’en haut et de loin, que les fantômes doivent considérer les peurs des vivants. « Moi, je n’en aurais pas parlé, tant il est douloureux de l’aborder. »

De l’énorme clan des Goldchain qui vivaient en Pologne il y a un siècle, ne restent que des photographies – toutes sont dans le livre, dans les dernières pages, une des annexes. Le livre a un avant-propos, vient ensuite un avertissement de l’auteur, enfin seulement on en arrive à l’essentiel : les quatre-vingt-quatre photographies qui reconstituent le corps de la famille. Toutes sont faites comme en studio, sur un fond monochrome neutre, en buste, le bas des clichés se situant quelque part au niveau des côtes ou du ventre. Il y a là des hommes portant chapeau, des femmes coiffées de bibis, des vieilles massives au regard perçant et des petits élèves de yeshiva, oreilles en feuilles de chou, des paysans du shtetl et des messieurs très dignes, auxquels on colle spontanément un respectueux « don Moïse » ou « don Samuel ». L’auteur ne joue pas à Croque la pomme avec le spectateur, je ne le ferai pas non plus, il n’y a aucune raison – qu’il y ait un problème dans cet album de famille saute aux yeux, pas besoin de bulles pour l’expliquer. Tous, d’âges et de sexes différents, ont le même visage, la ressemblance familiale se transforme en perspective de miroir, et la famille Goldchain est une collection d’autoportraits de l’auteur, réalisés pour restaurer le lien perdu, tentative de se trouver soi-même dans les traits d’autrui.

« Mon premier autoportrait sous l’apparence d’un ancêtre s’inspire du physique de mon grand-père maternel, don Moïse Rubinstein Kronhold, qui a vécu chez nous de 1964 à 1978 ; il est né du désir de créer, par les seules forces de la mémoire, une image susceptible de définir ma vie à un niveau profond, une image que je puisse montrer en disant : “Voilà d’où je viens.” »

Guennadi Aïgui*2 est l’auteur d’un livre poétique dans lequel, avec une grande finesse, silence après silence, sont mis en mots les premiers mois de sa fille. Il y parle de ce qu’il appelle la période des ressemblances ; celle-ci ne dure guère mais, dans ce laps de temps, passent tour à tour, tels des nuages, sur le visage du bébé, des visages et des expressions connus et inconnus, à croire que la lignée, anxieuse, se regarde dans l’enfant comme dans un miroir, cherchant à se reconnaître et imprimant son image. Goldchain ne dit rien lorsqu’il voit dans son travail un processus qui s’apparente au spiritisme : des images fantomatiques émergent brièvement du fond de la photographie, les ressemblances ne sont pas parfaites et elles sont difficiles à retenir.

D’emblée, les photographies imaginaires de la famille imaginaire – telle qu’elle aurait pu être et qu’elle n’est pas devenue – frappent par leur abondance. On est en présence d’une extraordinaire multitude de types humains, à croire qu’il s’agit d’une arche où tout ce qui bouge doit être représenté. On songe au défilé des métiers sur les photographies d’August Sander, à cette différence près que les héros sont membres d’une même famille, comme si les Goldchain étaient appelés à peupler une nouvelle terre et devaient, de ce fait, tout prévoir. Il y a là des paysans et des citadins, deux chefs cuisiniers, et l’auteur donne l’impression de devenir fou lorsqu’il en arrive au domaine musical : sont représentés le violon, le saxophone, l’accordéon, le tambour, encore le violon, la trompette – une exposition kafkaïenne de métiers où, derrière chaque étal, se tient (ou risque un œil de chaque barrique) toujours le même homme. Plus riche est le choix, mieux on voit le fond : les différences s’effacent presque aussitôt, sur les parois du tonneau ne reste que le typique – profession, âge, costume et sa qualité, le cadre de la formule dans laquelle l’auteur est appelé à plonger la tête. Grosso modo, une femme élégante d’âge moyen, souffrant d’une légère dépression chronique – il y en a dans les meilleures familles.

Il est, dans la parentèle de l’auteur, des gens dont celui-ci ne sait rien, il ne connaît que leur nom, et son opération de sauvetage exige de leur inventer des vêtements et une apparence. Parfois, l’autoportrait est raté – impossible de saisir la ressemblance avec l’homme-modèle réel. Ces portraits-là fonctionnent néanmoins, on leur fabrique des noms et la famille devient plus nombreuse : un Haïm Itzik Goldchain apparaît, qui, par pur hasard, n’existait pas auparavant. « Nous voyons l’image en noir et blanc d’un homme qui, vraisemblablement, a vécu en Pologne après 1830, lit-on dans l’avant-propos. Il s’agit sans doute aussi d’un Goldchain, dans la mesure où il ressemble à tous les autres. » Ainsi la tentative de raconter au fils l’histoire familiale tourne-t-elle au périple dans le royaume des morts, afin de séjourner à leur place, d’être chacun d’eux, de leur donner la possibilité de jeter un coup d’œil en eux-mêmes, comme par une petite lucarne. L’auteur devient une issue, le goulot de la bouteille du récit familial, l’unique moyen et matériau pour parvenir à tout dire. Il en résulte tout ce qu’on veut, mais pas un récit sur sa famille. L’aisance des descriptions, leur caractère optionnel du point de vue de l’écriture (well-dressed, distinguished-looking, portant chapeau orné d’un oiseau) s’expliquent de plus en plus à chaque nouvelle photographie : dans ce projet finement et précisément conçu, la lignée entière/le monde entier montre un seul et même visage, ce qui est à la fois étrange et effrayant. Le problème de la mémoire – de l’inconnaissable, de l’obscurité pluvieuse, éclairée par le clignotement des hypothèses –, disparaît d’un coup : toute la lignée, renvoyée en arrière jusqu’à la troisième ou la treizième génération, est moi, moi et moi, avec moustache, coiffé d’un bonnet, au berceau, dans le cercueil, indivisible et intangible. Une nouvelle fois, le passé cède le pas à l’aujourd’hui.

La façon dont le livre est agencé dit beaucoup sur la mécanique de la vision de l’auteur : après les prologues, les autoportraits et les notices laconiques concernant les héros/modèles, on trouve les carnets tenus par l’auteur durant les années de préparation du projet, tout ce qu’il est parvenu à rassembler, y compris ses hypothèses, ses fantaisies et quelques vraies photographies, dont celle d’une vieille femme au beau visage, qu’il eût été impossible, semble-t-il, de contrefaire. Les carnets sont écrits à la main, force est donc de les déchiffrer, on endosse malgré soi le rôle de textologue, ce qui aide, la résistance du matériau rendant ce dernier attrayant. Là, on marche avec Goldchain : fuyante, la connaissance aide à prendre de la vitesse, dans le texte sont inclus des ready-made, des choses réelles, des fragments de lettres et des documents, le tout assez chiche en soi, mais un truc est trouvé, un moyen d’obliger le lecteur à percevoir l’ensemble comme intéressant.

On y arrive malgré tout, pas souvent, et ce n’est donc pas pour rien que je m’efforce de trier le texte comme des grains de sarrasin, les différents schémas, les attitudes diverses à l’égard du passé, qui paraissent fonctionnels et fonctionnent. Anna Akhmatova disait qu’il n’était rien de plus ennuyeux que les rêves et les fouteries d’autrui. Les histoires des autres respirent aussi la poussière et la chaux. Il ne manque pas de moyens de changer l’inintéressant en son contraire, de le rendre envoûtant, mais bien peu y parviennent. Rafael Goldchain en a inventé un de plus : créer, pour lui-même et son fils, une illusion de continuité, une famille dans laquelle l’ensemble de la parentèle se complète des demi-chœurs d’une « famille imaginaire », d’individus dotés de vos traits et de votre regard. Un monde de compensation, où tout ce qui a été perdu est rendu au centuple, où Job a encore plus d’enfants et de brebis, où l’imprévu sous toutes ses formes est aboli.

La catastrophe est supplantée, le trou se referme, les choses reprennent leur place, tous sont vivants, plus de lacunes ni de non-dits. Une sorte de paradis d’avant la chute (trop nombreux sont, aujourd’hui, ceux qui pensent que telle était l’Europe de 1929 ou la Russie de 1913), une toile de fond devant laquelle on a envie de se faire photographier : j’y étais ! Mais il n’est pas où revenir. Le serment de fidélité à l’histoire familiale devient l’anéantissement de celle-ci, une parodie de résurrection des morts : soi se substitue à l’autre, le connaissable cède la place à l’imaginaire, l’enfer-c’est-les-autres se fait album de famille, où tous sont à leur place et feignent d’être en vie. Dans l’idéal, ils devraient, en outre, parler par votre voix, comme un répondeur enragé.

* * *

Le musée de l’Holocauste, à Washington, met en exergue un genre particulier de documents, d’abord masqués aux regards des visiteurs : en règle générale, il s’agit de vidéos ou de séries de photographies, véritablement effroyables – comment le dire de façon plus précise ? Elles sont encore plus incompatibles avec la vie que tout le reste, que ce qu’on montre dans le musée. Ces écrans sont séparés de nous par une petite barrière contre laquelle il faut se coller pour les apercevoir. Cela vise sans doute à ce que les gens puissent s’autoriser à plisser les yeux, à se protéger volontairement, non de la connaissance de ce qui s’est passé et qui est toujours là, à l’intérieur, boule qui roule de la gorge au ventre, mais des détails : on peut, après tout, ne pas regarder avec les yeux les amoncellements de corps humains en décomposition depuis plusieurs semaines, les assassins les arrosant au jet pour qu’ils refroidissent un peu, la vieille Géorgienne qui tente de masquer une gamine dévêtue ; on peut ne pas s’approcher trop près.

Il me semble parfois, au demeurant, que les barrières sont nécessaires pour les protéger, eux, de nous, afin que la nudité précédant et suivant la mort demeure l’affaire des défunts, qu’elle n’illustre rien, qu’elle n’appelle à rien et ne serve point de fondement pour des déductions et des associations tardives. Le problème n’est pas que cette brève mise à l’envers de la vie – une simple vidéo –, avec coutures et fibres apparentes, soit une variété de l’expérience déformante décrite par Chalamov : elle n’a tout bonnement ni sens ni utilité, on ne peut ni l’appliquer à quoi que ce soit ni la dé-voir (j’aime ce verbe nouveau qui signifie « oublier ce qu’on a vu, l’invalider »). Tout ce que cette expérience sait faire, c’est vous détruire de l’intérieur. Le problème n’est pas même que les mécanismes d’autodéfense que vous avez intégrés s’efforcent de tout faire pour que ces photographies soient perçues comme des images, écrans distanciés de la réalité pour nos peurs et nos imaginations.

Plus le contemporain remonte loin dans le passé (jusqu’aux genoux, jusqu’à la ceinture, jusqu’à la poitrine, et hop ! un, deux, trois, le héros de la vieille pièce de théâtre se transforme en statue de marbre !), plus nettement résonne la discussion sur l’appartenance de ce passé : discussion sur le droit à posséder tel ou tel lambeau du vieux monde et sur ceux qui ne jouissent pas de ce droit. D’ordinaire, les héritiers et défenseurs sont les plus proches par la connaissance ou la naissance, savants, parents, compagnons de pensée ; viennent ensuite tous ceux qui tiennent ces morts pour leurs. L’affaire devient intéressante quand l’espace délimité et protégé est revendiqué par un étranger, un individu extérieur n’ayant pas fait ses preuves sur cette terre de la communauté. Généralement, les choses tournent au conflit pour l’héritage, et le premier à mettre en cause l’outsider est son propre moi. Un type comme lui n’a pas à s’intéresser à ces choses, donc ses activités par défaut ne sont pas désintéressées ou, pire, elles sont sans fondement : elles relèvent de l’hystérie, du hasard, elles n’ont pas de racine. Les métaphores agraires et végétales sont ici celles qui fonctionnent le mieux, le-sang-et-le-sol se mettent à vrombir sous les pieds. Ainsi, de façon posthume – ce qui confère au sujet un éclairage morbide supplémentaire –, on accuse la blonde Sylvia Plath d’avoir composé des vers, dans les derniers mois de sa vie, évoquant vainement les juifs, les nazis, les fours. Les accusations d’exploitation de la Shoah planent sur les champs de la mémoire, sur les dos ployés de ses ouvriers et de ses familiers, sur les ruisseaux souterrains et les pointes de flèches.

* * *

Certains, néanmoins, réussissent parfois à œuvrer sur le terrain de la mémoire, « en y demeurant, mais en ressortant secs », pour reprendre l’expression de Prigov*3, paraissant ne pas remarquer où ils se trouvent. Dans l’histoire (fort brève) de Francesca Woodman, il n’est rien qui semble évoquer les ecchymoses du passé, voire un intérêt particulier pour le vieux monde. Fille d’artistes, sœur d’artiste, elle se lance dans la photographie dès l’âge de treize ans. À sa mort, à vingt-deux ans, il reste une certaine quantité de traces, quelques vidéos et une multitude de négatifs, reliés par une cohésion rare, une unité pas même de la méthode, mais de la problématique. Difficile (surtout pour elle) de formuler ce dont elle s’occupe, ce qui est l’objet de son travail perfectionniste, obsessionnel. En tout cas, les lettres de Woodman (tapées dans le feu de l’action, elles s’interrompent parfois, il y a des blancs, il faut recommencer, elles rappellent beaucoup sa petite voix grinçante d’enfant, qui résonne en off dans les vidéos), ses lettres, donc, ne cherchent pas à évaluer les tâches qu’elle s’est fixées. Le plus simple est de les définir comme des bulles à la surface de ruisseaux, de l’eau entourant des pierres.

Ceux qui écrivent sur Francesca Woodman se divisent d’ordinaire en deux camps : pour faire court, les biographes et les formalistes. Les deux catégories sont de plus en plus nombreuses : la nature des travaux de Woodman et sa disparition prématurée lui ont assuré une forme particulière de gloire. Elle n’a pas tardé à devenir une icône pour la jeunesse et les malheureux – une déesse de plus au panthéon postromantique, où l’on n’établit guère de différence entre Rimbaud et Kurt Cobain, et où l’on prise l’incompatibilité avec la vie. Dans le cas de Francesca Woodman, dont le matériau favori (et le thème, et l’un des principaux modes d’expression) était le corps féminin, ce sujet se lit aisément comme une impossibilité de vivre dans un monde d’hommes, sous le regard des hommes, ou une tentative désespérée d’éviter ce regard, de se cacher ou de feindre d’être quelqu’un d’autre. Ainsi Rosalind Krauss déchiffre-t-elle le message de Woodman, dans l’un des premiers articles qui lui ait été consacré, au début des années 1980 ; ce texte est à l’origine d’une histoire de la réception de ses photographies comme une chronique de la disparition, un commentaire préalable à sa propre mort. Au fur et à mesure que cette version trace son chemin, le mot le plus fréquemment employé à propos de Woodman est haunting : c’est ainsi, avec une nuance d’effroi douillet, que l’on parle des maisons hantées et des contes qui font peur la nuit. Si l’on s’en tient à cette interprétation, notre tâche consiste à témoigner de la façon dont le corps d’une jeune fille blonde disparaît sous l’eau, se perd dans des racines d’arbres, apparaît sous le papier peint en lambeaux, se réduisant et s’effaçant, et de documenter sans cesse toute cette affaire pour notre information et notre divertissement, dans la meilleure tradition des confessions poétiques.

Les photographies offrent tous les arguments en faveur de cette interprétation et de beaucoup d’autres. Elles ont pour milieu naturel la lumière brumeuse de la mutation, de transformations et déformations diverses, qui ne laissent aucune possibilité de les considérer comme merveilleuses ou ne fût-ce qu’anomales : dans l’univers de Woodman, tel est le cours naturel des choses. Pasternak évoque, dans un poème, la plainte, naturelle comme les feuilles de la forêt, et, au début, l’épithète retient l’attention : pourquoi, il en est de non-naturelles ? Puis on comprend ce que vient faire ici ce mot, comme recouvert de la craie blanche des italiques. Ce qui se trouve à l’intérieur du poème, dans son écosystème hors du temps (le poète est cerf, souches et feuilles d’une nuit d’été, midsummer night, où les frontières s’effacent, où il n’est plus de différence entre l’homme et l’animal), contredit un autre ordre, extérieur : la chasse, la traque et la mort. Vus du dehors, les thèmes de Woodman s’inscrivent aisément dans le théâtre d’ombres victorien anglo-américain, où les fantômes se promènent à l’air libre avec des petites filles perdues.

À dix-sept, dix-huit, vingt ans, Francesca aime jouer aux déguisements de ce type, elle aime porter des vêtements anciens, ceux que l’on qualifiera plus tard de vintage – robes à fleurs, bas épais, escarpins à bride. À l’école, elle déclare à sa voisine de chambre qu’elle déteste la musique de son époque et n’a jamais de sa vie regardé la télévision. Il semble, au demeurant, que ce soit vrai : le film Les Woodman donne une idée de l’éducation qu’elle a reçue dans sa famille, éducation qui valait une bonne école d’art et excluait tout compromis avec ce que les parents tenaient pour des sottises. À un moment, le père de Francesca dit en passant que si sa fille s’était intéressée non pas aux angles de prise de vue, non pas aux éclairages, mais à ses copines, il n’aurait rien eu à lui dire. Là encore, il semble que ce soit vrai, et la petite fait vraiment pitié.

Le côté fabriqué de Woodman, de sa personnalité et de son travail, évoque un projet total, parfaitement réussi – précision de l’écriture, intelligibilité des décisions, logique et ampleur de chaque mouvement –, et offre une possibilité supplémentaire de parler d’elle comme d’une victime : époque, circonstances, ambitions des parents. L’attente de la réussite, son exigence (et l’incapacité à s’adapter à son inévitable report ou aux obstacles susceptibles de surgir), bien connues des enfants « professionnels », petits musiciens et danseurs en qui l’on place trop d’efforts et de foi, ajoutent encore à la compréhension de sa vie et de sa mort ; ce qu’elles n’expliquent pas, en revanche, c’est l’organisation des quelque huit cents photos réalisées par Woodman, dans l’espoir d’atteindre à son but.

« Aucun organisme vivant n’est en mesure de garder un jugement sain dans un contexte d’absolue réalité. Certains estiment que même les alouettes et les sauterelles font des rêves en dormant. » Ainsi s’ouvre un roman de Shirley Jackson écrit en 1958, l’année de naissance de Francesca Woodman ; il s’intitule La Maison hantée et passe à bon droit pour l’un des meilleurs sur les rapports entre l’homme et l’immatériel qui a résolu de s’intéresser au premier. L’héroïne du roman se voit contrainte de se convaincre de sa matérialité, célébrant le moindre de ses actes – vider une tasse de café, acheter un pull rouge contre la volonté de ses parents – comme une victoire, le début de la vie ; au fur et à mesure du déroulement de l’histoire, elle se fond de plus en plus avec la maison maudite dans laquelle il lui est donné de vivre, de sorte que ses désirs coïncident avec les espoirs des murs, des étroites fenêtres et des portes qui claquent constamment. La maison devient elle, entre elles deux il n’y a plus de différence.

Je citerai quelques commentaires concernant la désincarnation de Francesca sur ses propres photographies : « son corps devient transparent, étrangement impalpable, presque immatériel, érodant les frontières entre le corps humain et ce qui l’entoure » ; « son corps, surpris en mouvement par l’appareil, est comme une tache de brume, à croire qu’elle n’a pas de corps, qu’elle est aussi inhumaine que l’air autour d’elle » ; elle est « un fantôme dans la maison d’une femme artiste ». Il me faut manifestement, ici, dire ce que je voulais retenir, tant que c’était encore possible : la mort de Francesca Woodman était un suicide, l’aboutissement d’une longue dépression et, comme fréquemment, d’un ensemble de coïncidences stupides et douloureuses – vol de sa bicyclette, refus de lui attribuer une bourse, relations dégradées avec son amant. De la même façon, parlant du suicide de Maïakovski, on finit tôt ou tard par évoquer une grippe tourmentant le poète.

Le suicide éclaire n’importe quel destin, à la façon d’un puissant projecteur : malgré nous, il épaissit encore les ombres et souligne les échecs. Pourtant, la famille et les amis de Francesca réfutent de manière convaincante l’interprétation biographique de son travail, s’efforçant d’attirer l’attention sur un autre aspect, formel – le brillant étudié de ces petites images, leur humour particulier, le langage des coïncidences et des correspondances, les rimes visuelles, les ombres de Breton et de Man Ray, les bras se transformant en branches de bouleau, et les branches votant « pour ». « Elle ne cherchait pas à disparaître », affirment, l’une après l’autre, son amie et sa mère, irritées par l’insistance avec laquelle les critiques soulignent le motif de cette disparition. Néanmoins, lorsqu’on regarde ces photos, il est franchement difficile, en réponse, de résister au désir de se fondre, de se dissoudre dans le cadre proposé, intérieur ou paysage. Ou de se fondre dans l’auteur jusqu’à en être indissociable. C’est un lieu commun, aujourd’hui, de qualifier Woodman de maître de l’autoportrait – banalité qui empêche presque de voir que nombre de corps, voire de visages, qui nous semblent, pour ainsi dire, le corps-confession de l’auteur, appartiennent bien souvent à d’autres femmes.

Ce sont des amies, des modèles, des connaissances ; parfois nous distinguons leur visage, parfois elles se ressemblent étrangement, parfois encore elles sont masquées par des objets muets : assiettes, mugs noirs, photographies de Francesca elle-même. Certaines n’ont pas du tout de visage et sont présentées comme des parties du corps sans propriétaire, coupées de nous par un coin du cliché, jusqu’à être des vagabondes sans abri : voici des jambes tendues de bas, et voilà (sur une autre photo) des seins et des clavicules, un bras sortant d’un mur, un corps de femme qui s’envole, un saut, un tourbillon. L’ensemble, manifestement, n’appartient à personne et peut, tel un parapluie noir ou un bas froissé, être tenu pour une circonstance du lieu, une partie de l’intérieur d’une maison vide en ruine, de ces maisons – les seules – que photographiait Woodman. Toutefois, si l’on se demande à qui appartiennent ces bras dépareillés, ces jambes, ces omoplates, quelle créature (quelle sorte d’existence) se tient derrière eux, on peut émettre l’hypothèse qu’ils forment une unité, quelque chose comme un corps collectif – le corps de la mort ou, plus exactement, le corps du passé.

Woodman intitule une de ses photographies Portrait de jambes – et de temps. Sur les objets qui figurent dans ses séries tardives, entrées dans le livre précédant sa mort (les photos y sont logées dans les pages d’un vieux cahier de géométrie, un coin chassant l’autre, le nouvel ordre supplantant l’ancien), elle écrit : « Ces choses me sont venues de ma grand-mère et elles m’obligent à songer à ma place dans l’étrange géométrie du temps. » La géométrie du temps est indissociable de sa texture, laquelle se transforme sans cesse, se désagrège, s’émiette, se desquame, se change en fumée et rejaillit de la fumée, vit selon les lois du monde organique. L’expression body of work acquiert ici un sens concret, presque médical : ce qu’enregistrent ces photographies, c’est le corps du monde en tant que tel, avec ses poils, sa peau, la saleté qui pénètre ses pores, ses extrémités qui bougent de façon inégale, sa surface continue et remuante.

L’érotisme de ces images va bien au-delà de la route linéaire du désir humain ; tissu blanc serré, à peine touché par le soleil, il est en quête d’une rencontre/d’un éclairage, plus que d’une épaule féminine à nu. Les intérieurs et les paysages de Woodman fourmillent de blanches fiancées-willis, innombrables, dénudées, se balançant comme des algues. Mais autant qu’on les nourrisse, elles jettent des regards (de loups) dans la forêt d’autres possibilités : leur zone d’intérêt passe sur la frontière de leur peau, aucun effleurement de l’extérieur n’est comparable au mécanisme des aventures enclenché de l’intérieur. De ce point de vue, les fantômes sont parfaitement inoffensifs, car entièrement centrés sur eux-mêmes et ce qui leur est arrivé ; que Woodman ait qualifié ses photographies d’« images avec spectres » paraît ici très exact.

Le corps, le nôtre et celui d’autrui, se révèle ici, bien sûr, un matériau indispensable, une argile à pétrir : force est d’en vérifier la solidité et la fragilité simultanément. Sur l’un des autoportraits, un fil de téléphone transparent, entortillé, sort de la bouche de Francesca, comme si elle vomissait des bulles de savon. Sur d’autres, les bris coupants d’un miroir sont enfoncés dans le ventre et les cuisses, les seins et les flancs sont saisis dans des pinces à linge qui pointent, pareilles à des becs. C’est le temps qui passe : l’homme devient flou, les objets gardent leurs contours ; il n’y a plus de différence entre soi et autrui, il n’y a qu’une infinie et impersonnelle tendresse. C’est la substance pure de l’inconscience ; un océan sans fenêtre, pour citer Mandelstam, en constante dispersion, se gonflant, se rétrécissant, conservant un visage et l’écrasant soudain ou le lacérant. Parfois, pas toujours, rarement, à la surface du flot apparaissent des ondulations : quelque chose le presse de l’intérieur, quelque chose enfle, apparaît comme involontairement, s’affûtant et se faisant de plus en plus dur. Ainsi, noyé émergeant de l’eau noire, le passé s’infiltre-t-il dans le contemporain. Ainsi, sans disparaître, sans se fondre dans le décor, mais pointant hors des petites fleurs et du badigeon de chaux qui s’effrite, se cristallisant et se concentrant, empreinte après empreinte, apparaît le corps de Francesca. Dans une vidéo, elle est enroulée dans du papier sur lequel elle écrit son nom, lettre après lettre, puis déchire l’emballage de l’intérieur et naît à la lumière.

*1. Le blocus de Leningrad, pendant la Seconde Guerre mondiale, qui dura près de neuf cents jours.

*2. Poète et traducteur d’origine tchouvache (1934-2006).

*3. Dmitri Prigov (1940-2007) : poète, prosateur, l’un des plus brillants représentants de l’art conceptuel russe.

IV

Mandelstam rejette, Sebald ramasse

« Je n’ai jamais vu Moscou aussi riche, calme, tranquille et joyeuse. Même moi, son calme me gagne… »

En décembre 1935, Nadejda Mandelstam arrive à Moscou afin d’intercéder pour son époux en relégation à Voronej. Dans l’immense ville, qui n’a pas de rivale au monde15, elle se sent bien. Festive, lumineuse, sûre de son bon droit, la ville semble être le nombril de la Terre, et il suffit du moindre contact avec elle, pour qu’on se sente gagné-rechargé par son calme – ce dernier mot revient deux fois en deux phrases, à croire qu’il était important de le souligner. C’est la face diurne des choses (robes, usines, jardins où-on-ne-s’ennuie-pas*1), qui devient plus solide et plus lisse en raison de la face nocturne – que l’on estime raisonnable de ne pas évoquer*2. La présence de l’effroi paraît même revigorante, elle creuse dans la réalité des circuits de fourmis, conférant à celle-ci un frisson particulier – bulles de limonade, léger souffle d’air sur le fleuve, entrain matinal de ceux qui ont survécu à la nuit précédente.

L’arc large des années 1930 porte tellement les couleurs du temps que tableaux et textes fraternisent par-delà les têtes des auteurs : le temps et le lieu de naissance leur sont plus chers que la parenté directe. Ils ont une sorte de dénominateur commun dont on a quelque peine à parler. C’est une sensation – retrouvant brusquement sa place – de confort douillet, de densité et de continuité du tissu vital, qui donne aux hommes, avec leurs droits qui n’en sont pas et leur courte mémoire, un sentiment fallacieux d’enracinement dans le présent. Elle connaît les promesses à faire, cette sensation (« Au printemps nous augmenterons notre surface habitable,/ j’occuperai la chambre de mon frère*3 ») ; la vie devient plus gaie*4, en 1935 les citoyens obtiennent l’autorisation officielle de fêter le nouvel an, et le pacte du travail commun et de la fête collective est scellé à la résine de sapin.

Les nouveaux poèmes de Mandelstam, ceux de Voronej, ne revendiquent pas un passé récent ou un présent accessible par les sensations, ils tentent de détacher, à l’aide de ciseaux de tailleur, un gros morceau oblique de l’avenir, de faire un bond en avant et de parler la langue de tout-le-pays, qui n’existe pas encore. Et ils y parviennent.

Le travail qu’ils effectuent a, selon Mandelstam, une signification essentielle, une importance évidente, et doit être apporté à Moscou, telle une pépite ou tel un épi gigantesque, telle une réalisation de l’économie populaire. C’est avec cela que Nadejda Mandelstam arrive en ce lointain hiver ; pour elle et son époux, il est clair qu’il suffira au monde de l’écriture d’entrevoir ces vers pour que ceux-ci trouvent leur place au soleil de verre de l’avenir tout proche – ce que je dirai sera appris par cœur par chaque écolier16.

Or, cette certitude de l’urgence et de l’impossibilité de repousser ce qui est écrit les contraint à se hâter et à précipiter le malheur.

« Je suis globalement contente de moi en ce moment, j’ai fait et je fais tout ce qui est possible. Ensuite, on ne peut que se soumettre à l’inéluctable… n’aller nulle part, ne rien demander, ne rien entreprendre… Jamais je n’ai compris avec une telle acuité qu’il ne fallait pas agir, faire du bruit et agiter la queue. »

Non, visiblement, il n’y avait pas d’autre solution.

* * *

Une dizaine d’années plus tôt, en 1926, Marina Tsvetaïeva est à Londres pour la première et la dernière fois de sa vie. « Je pars pour dix jours à Londres où, pour la première fois en huit ans (quatre soviétiques, quatre dans l’émigration), j’aurai du TEMPS. (J’y vais seule.) »

Ce TEMPS (en majuscules) accordé par miracle, elle le passe d’une manière inattendue, tout sauf touristique : en quelques jours, sans relever la tête, elle écrit un texte furieux, qu’elle ne réussira pas à faire publier de son vivant. Cet article s’intitule Ma réponse à Ossip Mandelstam. Un critique ami londonien, grand admirateur de la prose de Mandelstam, lui a montré le Bruit du temps, édité à Leningrad. La réaction ne tarde pas. Elle juge le livre ignoble. Je ne pense pas que le problème soit seulement ces trois petits chapitres écrits de la propre main du poète (d’ordinaire, Mandelstam dictait ses textes en prose – « Je suis le seul, par toute la Russie, à travailler à la voix ») et consacrés au monde contemporain.

C’est en toute transparence que l’emportement passe à une discussion sur le passé – le cœur du livre, la raison pour laquelle il a été écrit, et avec quoi. Le temps a fui, le rejet est resté ; en 1931, Tsvetaïeva écrit à une amie quelques lignes sur « … la prose mort-née haïssable de Mandelstam, LE BRUIT DU TEMPS, où seuls les objets sont vivants, où tout ce qui vit est une chose ».

Tsvetaïeva ne voit dans le machin de Mandelstam qu’une tentative d’approche de classe, la reddition et la perte, richement agencées, d’un membre de l’intelligentsia russe. Elle note dans son article que le Bruit du temps est « un cadeau de Mandelstam au pouvoir ».

Il faut, bien sûr, prendre en compte le degré d’embrasement – que l’on se représente par trop bien aujourd’hui – de la conscience des lecteurs de part et d’autre de la frontière soviétique. La poésie et la prose ont désormais une seconde, voire essentielle, fonction : témoigner d’un choix politique (qui, tel un curseur, peut se déplacer dans un sens ou un autre, au gré des circonstances). Aux yeux de l’observateur, le texte répond avant tout à la question : « Avec qui l’auteur est-il ? », puis il fait son travail habituel.

 

Le tournant n’est pas encore achevé, mais il est irréversible. Tout retour en arrière est impossible. Le pacte avec l’avenir est scellé du simple fait du passage, de la participation au bouleversement-déplacement général. Pour Mandelstam comme pour de nombreux autres, il y a cette emprise des « derniers feux de la liberté », une nuance d’ivresse sans ambiguïté, et les vers du nouvel an sur le changement de destin, écrits sur fond de « bruit du temps », ne sont pas seulement une tentative d’adieu, ils sont le signe d’un rejet de ce qui a été.

* * *

Avec quelle rapidité tous se plongent dans les souvenirs, comme s’il fallait fixer sans délai un passé qui se désagrège à vue d’œil, avant que ne l’emporte le vent. Chaotiques, passant dans un grondement, tels des chariots transportant le bric-à-brac d’une datcha, les années 1920 deviennent brusquement un temps de Mémoires.

Le Bruit du temps est l’un des premiers à être écrits, en cette année 1923 pas encore complètement desséchée ; il apparaît aussitôt comme un ovni et demeure, un siècle entier, tel un soldat Chveik plutôt déplacé dans le régiment d’élite des grands projets mémoriels du xxe siècle, auxquels, de prime abord, il ressemble pourtant. Le siècle de Platonov et de Kafka, qui s’ouvre par un bond puissant en faveur des changements, de l’utopie collective et d’un désir mondial de nouveauté, est bientôt perçu comme un champ privilégié pour les retours en arrière. Déjà, au déclin de l’époque moderniste, la mémoire et son demi-frère, le document, apparaissent comme un genre de fétiche, peut-être parce qu’ils semblent nous indiquer que les pertes sont réversibles et non achevées, y compris dans un monde où l’ordre des choses ne cesse de changer. L’amour des masses pour la non-fiction a quelque chose à voir avec l’attachement du petit enfant à son doudou ou son nounours, objet transitionnel sans lequel celui-ci ne peut développer une représentation de la réalité extérieure. Dans l’actuel système de coordonnées, cet objet n’est autre qu’un passé qui ne nous appartient pas et qui, malgré tout, est indissociable de nous.

L’héritage du siècle, avec sa roue des changements, ruptures et autres violences perpétrées contre le réel, s’est finalement résumé à la reconstruction du passé, à la transformation de celui-ci en parc thématique sur les pelouses duquel un visiteur de l’avenir est en mesure de se promener. Ce qui a commencé avec Proust s’est poursuivi avec le Speak, Memory de Nabokov et achevé avec la prose de Sebald, écrite en travers de la mémoire individuelle, pour la gloire de tout ce qui fut effacé et oublié. Entre eux, se sont logées des pages et des pages de tissu conjonctif – d’autres textes souvent sans prétention littéraire, mais unis par la certitude a priori, irraisonnée, de la valeur de tout ce qui a été perdu et de la nécessité de le recréer, uniquement parce que cela n’existe plus.

Sur le fond des grands et moins grands livres canoniques de mémoire, le récit de Mandelstam occupe une place à part, petite construction décalée dans un quartier activement occupé par autre chose. Le Bruit du temps ne témoigne aucune amitié à son lecteur potentiel, et cela ne tient pas à la mythique obscurité de son mode de pensée en chaînons manquants17 (au demeurant, en un siècle de lecture attentive, tout est devenu beaucoup plus lumineux). Cela tient, me semble-t-il, au texte lui-même et à son pragmatisme – au but que se fixe l’auteur. C’est lui qui empêche le Bruit du temps d’attirer le lecteur-exécutant, comme le font le Sceau égyptien, la Quatrième Prose et les Entretiens sur Dante18, parce qu’ils nous prennent pour complices, nous entraînant dans l’œuvre commune du cheminement et de la compréhension ; parce qu’ils nous contraignent à forcer notre larynx et à prononcer « Potrebbesi veder19 ? » en même temps que Dante et Mandelstam, avec tous ceux qui, faisant claquer et chanter les sons les uns après les autres, et le sens après le sens, permettent au texte d’accéder à une nouvelle vie.

La tâche du Bruit du temps est inverse ; elle vise à enfermer le temps perdu dans un cercueil en pin, à y enfoncer un pieu de tremble et à partir sans se retourner. Il n’est donc pas étonnant que l’auteur ait peu d’alliés, si peu, semble-t-il, qu’il n’est rien de plus simple que de ne pas même remarquer à quelle fin tout cela est écrit et ce qui se passe ici. Ajoutons que l’effort de remémoration est consacré à une tâche précise et claire, décrite par Mandelstam avec une minutie extrême.

« Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. S’il n’en était que de moi, je me contenterais de faire la grimace en me remémorant le passé. Je le répète, ma mémoire n’a rien d’amoureux, elle est hostile et travaille non à la reproduction, mais à l’éviction du passé. »

C’est un cadre étonnant pour un homme qui s’était préparé, précisément, à la remémoration, qui avait alors trente-deux ans, un âge peu approprié pour cette occupation, et qui avait été l’un des premiers – sinon le premier – de sa génération, avant que son intention ne se refroidisse. Il est, en outre, ici question de ce qui se trouve extrêmement près du corps, de l’univers domestique, de ses sons et de ses odeurs : de ce qui se monnaie simplement en thé accompagné de madeleines et de tristesse radieuse (porteuse d’espoir). Son père et sa mère, la bibliothèque tendue de vert, les datchas en Finlande, les concertos de violon, les promenades avec la nounou et le reste – un matériau tout prêt pour une « Enfance d’Ossia*5 » manifestement solide, fondamentale et nécessitant d’autant plus d’efforts pour s’en détacher.

Il en résulte un texte très étrange, avant tout par son degré de concision, la force avec laquelle les unités tactiles, auditives, olfactives, sont réduites-compressées en masse sombre veinée d’ambre, en couches pierreuses où l’on ne peut rien voir sans lampe de mineur. Les formules qui se dévoilent toutes seules n’ont pas où établir leur campement ; la moindre phrase est scellée, telle une porte donnant sur un couloir. Le passé est décrit comme un paysage (voire un problème géologique, doté d’une histoire et de moyens d’être résolu), le récit de l’enfance se mue en texte scientifique.

La logique paraît être la suivante : l’auteur entreprend de cartographier un lieu où il ne veut pas revenir. Aussi commence-t-il par en extraire le facteur humain, petite flamme de tendresse presque inévitable lorsqu’il est question de mémoire ancienne. Le texte se déroule à basse température, d’hiver à hiver, dans des nuages de vapeur et des chuintements de fourrures. La température ambiante d’une pièce est ici un luxe inconcevable ; le froid est le milieu naturel. Il est intéressant de noter que, dans la langue du montage vidéo, « geler » signifie « arrêter », faire un film still, un arrêt sur image. En un sens, le Bruit du temps est construit comme une caméra décrivant des stills alentour, cercles-balayages d’images plastiques ayant perdu leur chaleur téléologique (ou l’ayant cachée profondément dans leurs manches). C’est à cela que fait référence la remarque précise et juste de Tsvetaïeva : « Votre livre est une nature morte*6… un trucage dépourvu de noyau, de cœur, de sang – il n’y a qu’œil, que flair, qu’ouïe. »

La visée de la nature morte historique qui occupe Mandelstam est de produire, à l’encontre de la tendresse enfantine et familiale, un schéma exact, une formule plastique de ce qui est en train de disparaître. Cela fonctionne à l’instar d’un défilé militaire : les rangs et les figures géométriques se répondent – reflet des manches bouffantes dans le dôme de la gare de Pavlovsk, volumes vides des places et des rues qui s’emplissent d’une masse humaine, architecture complétant la musique. Toutefois, en dépit de tous les régiments, couve et fume la petite flamme des années 1890 – univers musqué, emmitouflé de fourrures, du judaïsme, volumes des suppléments de Niva*7. La littérature (sa veilleuse phtisique, ses maîtres et sa parentèle) a un arrière-goût chaud et obscur d’histoire familiale. Les juifs tantôt sortent du chaos, tantôt se couvrent à nouveau d’une toison hirsute ; en leur présence, l’image se boucane et s’enfonce de plus en plus dans l’épaisseur noire de la couche cultivée. Par bonheur, la musique et l’architecture ont un grand frère logicien, le système de classes marxiste.

Il ne s’agit pas là d’un schéma compréhensible, dans lequel la démonstration des horreurs du tsarisme promet une proche révolution ; c’est ainsi, immédiatement, que Tsvetaïeva interprète le Bruit du temps – tous ces « trottoir(s)… prévu(s) pour la révolte » –, un désir de plaire au pouvoir, et rien d’autre. Le marxisme adolescent de Mandelstam, ancien ou non, a un sens grave, formant une sorte de colonne vertébrale – quelque chose comme des flèches décrivant un mouvement qui entraînera le choc final. Un tour énorme, grinçant et gauche de gouvernail20, permettant d’atteindre à un point « maintenant » clair et articulé, devait surgir de quelque part.

C’est de ce « maintenant » que Mandelstam contemple les funérailles du siècle, comme, quelques années plus tard, il observera l’échelle de Lamarck et sa tentation permanente de la désincarnation, de la tombe verte universelle. Le frisson et le plaisir suscités par la vue du passé récent (c’est ainsi, parfois, que les hommes regardent un singe), voilà ce qui distingue le premier texte en prose de Mandelstam de ceux, très proches et plus débonnaires, de ses voisins de genre. La mémoire, ici, n’est pas sentimentale, elle est fonctionnelle et agit tel un accélérateur. Elle ne vise pas à expliquer à l’auteur d’où il vient, et d’autant moins à réaliser une copie de son berceau pour y être bercé encore et encore. Elle travaille à la séparation, prépare la rupture sans laquelle il est impossible de devenir soi-même. Il faut repousser de soi le passé pour prendre la vitesse nécessaire. Sans cela, l’avenir ne commencera pas.

Certes, à la lumière de l’après-mort, il peut sembler que cette séparation soit sans objet – tout est un. Prenez Mandelstam : il râle, chante comme un étourneau, exige ceci et cela, vit sans s’encombrer, rejetant, ici ou là, le « personnel » au nom de la promesse non réalisée. « Il agissait, faisait du bruit et agitait la queue », pour citer Nadejda Mandelstam, et puis ? Le destin commun a été le prix direct et sûr du Nouveau, du tour de gouvernail, la mort avec le troupeau, la mort en camp et la poussière des camps. Quant à Tsvetaïeva et à son inflexible fidélité à ce qui fut, son souverain mépris des dernières nouveautés et de la vérité des gazettes*8… Nous savons trop que sa dispute avec Mandelstam, vieille querelle du passé et de l’avenir, s’achève littéralement par… rien – par la même poussière, par deux tombes anonymes aux deux extrémités d’un cimetière qui en compte des millions. Nul ne l’a emporté, tous ont perdu.

* * *

Dans un entretien tardif, Sebald en vient à raconter l’histoire d’une expérience scientifique. On plonge un rat dans un réservoir empli d’eau et on attend de voir combien de temps il tiendra. Ce n’est pas long, une minute, puis le rat meurt d’un arrêt du cœur. Mais on offre soudain à certains une possibilité de s’en sortir : alors que l’animal est à bout de forces, une éblouissante écoutille s’ouvre, menant vers la liberté. Quand on replonge dans l’eau les miraculés, ils se comportent différemment : ils nagent, nagent le long des parois jusqu’à ce qu’ils crèvent d’épuisement.

Autant que je sache, cette histoire n’apparaît pas dans les livres de Sebald, et c’est peut-être tant mieux. La situation d’extrême désespoir dont part l’écrivain, insensiblement pour le lecteur, est ici mise à nu avec une netteté quasi intolérable, il lui manque l’équilibre des qualités naturelles d’un bon texte, le son, l’intonation qui disent la présence d’un auteur : tu n’es pas seul, à chaque degré descendu on continue de parler avec toi. L’anecdote des rats, avec ses analogies et conclusions évidentes, prive de fondement toute construction. Personne à qui parler, il n’y aura pas de miracle et l’espoir même d’un salut ne fait que prolonger l’expérience, que repousser la mort, laquelle, en l’occurrence, paraît presque charitable.

Si l’on y réfléchit, aucun texte de Sebald ne peut être lu comme une consolation, quelque sens que l’on donne à ce mot ; la variante qui veut que, dans les ténèbres où nage et suffoque la vie, une main se tende, est d’emblée exclue. La méfiance polie avec laquelle Sebald contourne les sujets frôlant le divin, a une longue histoire. Il est absurde de se tourner vers cette prose comme source de documentation biographique, mais dans la seconde partie des Émigrants – dans « Paul Bereyter » – on trouve un passage sur les leçons de Loi divine, qui suscitent une nostalgie agacée chez le héros de l’histoire, instituteur, et l’enfant narrateur. Si l’on prend en compte l’année de naissance de Sebald (1944), on peut admettre que l’enfant qui grandit à cette époque en Allemagne ait une représentation du monde assez effarante ; tout jeune, écrit-il, il savait pertinemment que l’une des marques principales de la grande ville, ce qui la distinguait des villages, tels que son Wertach natal, était les trous entre les maisons, emplis de décombres et de restes calcinés, de vide et de tas de briques. Sebald refuse catégoriquement d’être tenu pour un auteur thématique écrivant sur la Catastrophe qui a frappé les juifs d’Europe (à juste titre, d’ailleurs : tout anéantissement suscite en lui la même solidarité, y compris les villages et les constructions, et je ne dirais pas que l’homme importe pour lui plus que le reste). Il n’en devient pas moins un auteur canonique de la littérature de l’Holocauste, ensemble de livres sur la nécessité de la mémoire. Ses conférences de 1997, parues dans le recueil intitulé De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, en sont d’autant plus intéressantes. Il y est question d’une mémoire d’un autre genre, celle des tapis de bombes qui ont recouvert les villes allemandes dans les dernières années de la guerre, et de l’angle mort formé par ces événements dans la conscience de ceux qui ont survécu.

« À la lumière de ce que nous savons aujourd’hui de la destruction de Dresde, écrit Sebald, il nous paraît incroyable que l’homme qui se tenait alors dans les nuées d’étincelles de la Brühlsche Terrasse et observait le panorama de la ville en flammes, ait pu conserver un jugement sain. Le fonctionnement normal de la langue ordinaire dans les récits de la plupart des témoins fait douter de l’authenticité de l’expérience qu’ils évoquent. En quelques heures, une ville entière périt dans les flammes, avec tous ses bâtiments et ses arbres, tous ses habitants et ses animaux, tous les meubles et les biens possibles, et cela ne pouvait qu’entraîner une embolie et une paralysie des facultés intellectuelles et émotionnelles de ceux qui furent sauvés. » En s’appuyant sur les quelques sources allemandes, sur les souvenirs des pilotes alliés et les témoignages de journalistes, il décrit le feu qui monte à deux mètres de hauteur, de sorte que les cockpits des bombardiers chauffent comme des boîtes de conserve, l’eau bouillante dans les canaux et les cadavres dans les flaques de leur propre graisse. Dans la logique de l’énumération sebaldienne, quel que soit le sujet, il n’est pas de place pour une théodicée : il y manque l’espace où l’on pourrait se tourner vers Dieu avec des paroles d’interrogation ou de reproche – tout le champ est rempli à ras bord, telle une arche en train de couler ou une fosse commune, de ceux qui n’ont pas été épargnés.

De ce point de vue, Sebald n’est pas contraint de choisir entre (pour citer Primo Levi) ceux qui ont sombré et ceux qui ont été sauvés, entre ceux qui ont péri et ceux qui devront encore mourir. Le sentiment de fraternité face au sort commun, comme dans une ville assiégée ou un navire en perdition, rend sa méthode universelle : il n’y aura pas de miracle, tout ce que nous avons devant nous, y compris nous-mêmes, a vocation à disparaître et il n’y faudra pas beaucoup de temps. Il n’est nul besoin de choisir, toute chose, tout destin, tout visage, toute enseigne, valent d’être mentionnés, de paraître un peu à la lumière, avant l’éclipse finale.

Cette optique, ce regard porté sur le monde, à travers, dirait-on, une couche de cendres, un voile de cellophane en mouvement, deviennent particulièrement convaincants dès l’instant où il est clair que l’auteur est resté avec toi jusqu’au bout, qu’il est déjà de l’autre côté, d’où il te tend la main. Le genre du requiem a d’ordinaire cette force que le discours y est mené comme par-dessus un fleuve, depuis la rive des vivants, au nom de la vie qui dure. Parfois, cette vie est prête à bien des choses. Dans un poème terrible de Tsvetaïeva, une femme demeure près du cercueil d’un être dont elle ne sait rien (« Ce n’est pas ton mari ?/ Non./ Tu crois à la ressuscitation des âmes ?/ Non »). Elle-même ne comprend pas dans quel but elle le fait, jusqu’à la toute fin :

Attends voir que je me couche près de lui…

Va, plante-les-clous21 !

Le discours de Sebald, toutefois, ne se contente pas de suivre ceux qui partent, on le dirait rattaché à leur rang oblique comme la pluie, il est une des personnes déplacées sur la route du passé. Dans sa documentary fiction, le narrateur coïncide avec le contour de l’auteur, il a une histoire et un certain nombre de relations parmi les vivants, une moustache et la photo de passeport de Sebald, mais une étrange transparence empêche de le tenir pour existant. Sa seule occupation est le mouvement, à croire qu’il est poussé par un vent intérieur qui a ses propres heures de travail et repos, ne correspondant pas aux nôtres. C’est une chronique de ses voyages et déplacements, des autobus, des hôtels qu’il quitte, où il est si bon d’observer la femme qui se tient à l’accueil, toute à son travail. On dirait que la gravité continue d’agir sur lui et qu’il n’a aucune raison de se hâter. Énumération de noms de rues et de gares, comme si l’auteur se défiait quelque peu de sa mémoire et préférait tout noter, le plus soigneusement possible, ajoutant, tel un homme en mission, ses notes de restaurant et d’hôtel. Il y a aussi des photographies insérées dans le texte : pareilles à des empreintes digitales, elles permettent d’identifier les livres de Sebald.

Il est, toutefois, amusant de noter que dès qu’on s’approche de ces textes, émerge en flotteur le problème de leur crédibilité, à croire qu’en répondant à la question du rapport entre dessein et vérité, nous saurons si nous pouvons nous fier à l’auteur. Ainsi les guides de haute montagne, où la moindre erreur peut être fatale, font-ils leur choix. Pourtant, l’intérêt persistant pour la carcasse documentaire du récit, pour les prototypes de tel ou tel personnage, pour leur degré de parenté ou de relations avec l’auteur, pour est-ce-le-gamin-de-la-photo, pour et-si-ces-gens-n’avaient-jamais-existé, est presque touchant dans son pragmatisme. Les critiques de Sebald semblent tester son besoin de jouer les conservateurs de musée ou les gardiens de parc enveloppant les statues afin de les protéger du froid et vérifiant les vitres aux fenêtres de l’orangerie. Si l’on se rappelle qu’il n’y a plus ni fenêtres ni orangerie (ni pelisses ni maisons, dit Rozanov à propos de la révolution russe22), la fonction de cette prose s’éclaire un peu : elle garantit un éclairage indispensable pour que l’on puisse distinguer certaines choses. La question est formulée comme suit dans Austerlitz : « Plus j’y songe, plus il m’apparaît que nous autres, encore vivants pour l’instant, nous présentons aux morts comme des créatures irréelles, ne devenant visibles que sous un certain éclairage et dans les conditions atmosphériques adéquates. »

Je suis si prête à accepter, de la part de cet auteur, toute confusion de ce qui a ou n’a pas été, du documentaire et du fictif, afin que fonctionnent les appareils lumineux et que se mettent en mouvement les plaques transparentes du passé, se recouvrant les unes les autres, brillant au travers des unes et des autres, que, lorsque, traversant le texte, apparaît tout à coup la base réelle (oui, cela a existé, c’est son oncle, la photographie est tirée des archives familiales, c’est tout à fait fidèle à l’original), je ressens une étrange angoisse, à croire que le modèle choisi se révèle soudain être un cas particulier. Cette sensation est la plus forte en ce qui concerne les images.

La dernière partie des Émigrants s’achève sur un étonnant fragment mémoriel. Quand il m’arrive de ne pas relire ce livre d’un moment, ce fragment m’apparaît énorme, quasi interminable dans son heureuse longueur, occupant presque la moitié du texte ; or, chaque fois, il se révèle douloureusement bref, vingt pages à tout casser. Je pense que je ne voudrais pas savoir qui l’a écrit – une femme réelle, dont le prénom commence par un L, ayant résolu, au seuil de la mort, de se remémorer son enfance, rien que son enfance, les livres de sa mère, la route menant à la ville, ou malgré tout Sebald, parlant aussi par cette voix. Quoi qu’il en soit, le fragment s’interrompt brusquement, le livre glisse vers quelque chose comme un noir de cinéma, et là, pour finir, l’auteur évoque une photo vue par hasard.

Dans l’ensemble, les images sont généreusement distribuées dans ses pages, tels les cailloux du Petit Poucet, qui l’aident à retrouver le chemin du logis ; mais celle-ci n’est pas montrée, elle est racontée et, sous cette forme verbale, je l’ai devant les yeux. Voici le ghetto de la ville de Łódź, quelque chose comme un atelier ouvrier, demi-jour, semi-obscurité, trois femmes sont penchées sur les losanges et les triangles d’un tapis qu’elles tissent. L’une d’elles, dit Sebald, a des cheveux blonds et un air de fiancée ; impossible de discerner les traits de la deuxième dans la lumière crépusculaire, quant à la troisième, elle me regarde tout droit, de sorte que je me vois contrainte de détourner les yeux.

Je n’avais jamais pensé que je verrais cette photographie. À l’instar du fameux portrait de la mère de Barthes dans le jardin d’hiver, qui n’existe pas dans le grand livre écrit sur lui, elle me semblait tout à la fois non-inventée et non-existante, et il était d’autant plus étrange d’admettre qu’elle correspondait exactement à sa description. Le portrait des trois jeunes filles est dû à un homme nommé Genewein, un nazi, directeur financier du ghetto ; durant ses instants de loisir, il s’efforçait de documenter le travail du domaine dont il avait la charge, à l’aide d’un appareil photographique Movex 12, confisqué. Il y a même des photos couleur : ici des enfants en rang, vêtus de marron et de brun, coiffés de casquettes de travers. Mais celle au tapis et aux tisseuses est en noir et blanc et, à la différence des autres, elle ne vous paralyse pas immédiatement d’effroi, tant elle imite bien la vie, avec ces femmes assises tranquillement devant l’objectif et le rétroéclairage qui se déverse d’une fenêtre en fond, effleurant les cheveux et les épaules, comme s’il ne se produisait rien de particulier. Tout cela est ainsi raconté dans les Émigrants, à une exception près. Dans l’air éclairé entre nous (entre ces femmes et l’appareil, entre elles et moi), est suspendu une sorte de rideau oblique, constitué d’une quantité de fils verticaux, tendus sur une base : c’est en les suivant que, de bas en haut, montera le tapis, jusqu’à ce qu’il nous masque la pièce et celles qui s’y trouvent. Il est étrange que Sebald n’ait pas perçu cette barrière ; peut-être ne l’avait-il pas devant lui.

*1. Allusion au jardin Neskoutchny (littéralement : qui n’est pas ennuyeux), le plus ancien jardin public de Moscou.

*2. C’est la nuit que, dans les années trente, avaient lieu les arrestations.

*3. Extrait d’un poème de Boris Pasternak datant de 1931. L’expression « surface habitable » se substitue aux notions d’appartement ou de logement après le coup d’État bolchevique. Chaque citoyen soviétique a désormais droit à un certain nombre de mètres carrés. (Le poème de Pasternak ne dit pas « au printemps », mais « cet hiver ».)

*4. Déclaration-slogan de Staline en 1935 (« La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie »), alors que la situation économique est catastrophique après la collectivisation des campagnes et que les Purges arrivent à grands pas.

*5. Diminutif du prénom Ossip.

*6. En français dans le texte.

*7. Journal hebdomadaire, avec gravures et suppléments gratuits, très apprécié en Russie par la petite et moyenne bourgeoisie. Il paraît de 1869 à 1918.

*8. Marina Tsvetaïeva rentre en Russie soviétique en 1939. Ostracisée, elle se pend deux ans plus tard.

Non-chapitre

Liolia (Olga) Gourevitch, 1947 (?)

Sans date, écrit après 1944 et le retour d’évacuation.

Adressé à Berta Leontievna Gourevitch, la mère de son mari qui vivait à part.

Chère Berta Leontievna,

Je suis venue vous parler, mais Lionia n’en sait rien et j’aimerais que cela reste entre nous…

Cela ne m’a pas été facile – c’est que je suis très fière, mais j’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours et décidé que je me devais de faire cette démarche. Je suis venue vers vous avec un cœur pur. Il m’est très pénible d’avoir été la cause de notre effroyable conversation. Je ne voulais pas vous offenser, simplement je me sens affreusement mal, ces temps-ci, mes nerfs sont complètement détraqués, et j’ai trouvé vexant que Lionia ne m’ait pas consulté. Bah, la belle affaire ! J’ai honte de ce qu’une chose aussi insignifiante ait suscité autant d’amers reproches, qui plus est immérités pour l’une comme pour l’autre.

J’ai tout oublié de ce que vous avez dit, et je vous prierai instamment d’oublier ce que j’ai dit…

La vie est déjà suffisamment dure pour ne pas la charger encore d’inutiles querelles.

Vous n’avez qu’un fils et qu’une petite-fille, je n’ai qu’un mari et qu’une fille, et je pense que le sens de la vie est, malgré tout, de donner de la joie à ses proches.

Je suis venue faire la paix avec vous.

 

J’espère que vous n’interpréterez pas mal ma démarche et trouverez en vous un peu de chaleur pour moi aussi…

Malheureusement, vous n’étiez pas chez vous, aussi ai-je dû déparer les fournitures que vous aviez préparées pour votre courrier.

Je ne veux rien ajouter – je m’en vais, emportant l’espoir que vous serez parmi nous en cette nouvelle année.

Permettez que je vous embrasse.

Liolia

V

D’un côté, de l’autre

Avers

Garçonnets et fillettes de porcelaine, grands et petits, colorés – bouche de couleur vive, petit chapeau de cheveux noirs ou jaunes – ou, meilleur marché, blancs-sans-fantaisie, étaient fabriqués en Allemagne depuis des décennies, depuis les années 1840. Dans la Thuringe solide comme ses chênes, se trouvait une ville modeste, Köppelsdorf, où existaient des usines entières de poupées ; ces dernières étaient, pour la plupart, chères, grandes, avec de vrais cheveux, des corps faits de la meilleure peau mégie, et du vermeil sur leurs joues de biscuit. Il en était aussi de plus simples : les fours des usines Heubach cuisaient des milliers de poupées à un sou ou deux, que l’on vendait partout, à l’instar des berlingots ou du savon ordinaire. Elles ressemblaient d’ailleurs à des restes de savon, leurs bras qui ne pliaient pas étaient tendus devant elles, leurs pieds à chaussettes étaient rigides. Par souci d’économie, on ne les vernissait que côté face, leurs dos restaient grossiers, mal cuits.

On raconte tout et son contraire sur la façon dont elles étaient traitées par les humains ; outre les situations les plus évidentes (serrées dans un poing, vivant dans une poche), elles pouvaient être disposées sur les étagères de maisons de poupées, les plus minuscules étaient recuites dans des galettes (elles portaient bonheur à ceux qui les trouvaient) et même, bien qu’on ait peine à y croire, on les plongeait dans les tasses de thé en place de glaçons. Elles étaient également parfaites pour le bain : creuses, elles ne se noyaient pas dans la baignoire, restaient à la surface, le dos tourné vers le plafond indifférent. La sombre histoire qui voulait que les poupées défectueuses servent d’amortisseurs pour le transport des caisses est impossible à confirmer comme à infirmer. Certes, elles étaient la piétaille du monde des jouets, aisément remplaçables et vivant peu de temps, bonnes pour tout et le reste.

La plus grande partie de cette armée de glaise était vendue bien au-delà des frontières allemandes. Les plus petites, hautes d’un pouce*1, valaient un penny ou quelques cents ; certaines atteignaient trente ou quarante centimètres, elles étaient plus prisées par les vendeurs et les acheteurs, on peut en acquérir, aujourd’hui encore, sur internet, saines et sauves, avec leurs chaussettes roulées, leurs doigts bien cuits et leurs visages indifférents de statues de marbre. Le flux des exportations ne cessa qu’avec la Première Guerre mondiale, où il devint gênant de faire du négoce avec l’ennemi, et aux Allemands succédèrent les entreprenants Japonais – leurs poupées étaient fabriquées sur le même modèle, avec un tour de cuisson en moins, elles se brisaient tout aussi facilement. Identiques, ne coûtant rien, elles craquaient sous le poids du temps, tels des tessons sous un talon, et remontaient à la surface, sans bras, des trous noirs béants en place d’articulations. Certaines, de la terre incrustée dans leur chair en biscuit, revenaient de la tombe : la marchandise défectueuse était enterrée sur le territoire de la fabrique et, des années plus tard, leur blancheur estropiée avait de nouveau du succès, comme tout ce qui a disparu. Sur les étals aériens d’eBay, on en vend des régiments, par lots de six, dix, vingt. La composition de ces lots me paraît très étudiée, chaque petit groupe comprenant un ou deux héros, invulnérables dans leur triomphe sur le siècle : un dos brûlé, un poignet arraché semblent négligeables, leur tête est renversée en arrière et leurs joues rondes brillent à la lumière. Les autres ne tentent pas même d’être plus que des débris. Cet amas de survivants a, en anglais, un nom générique : ce sont des frozen Charlottes.

Revers

Charlotte est un nom classique du monde germanique, peuplé de Lotte blondes, population presque plus dense que celle des Marguerite-Gretchen. La Lotte du suicidaire Werther, avec ses pommes et son pain, ses rubans roses sur sa robe, devient, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la muse de Thomas Mann, la Lotte de Goethe, que l’on fut contraint de se remémorer en 1939, quand le vieux monde craqua sous les bottes du nouveau. Cependant, les poupées allemandes ne furent des Charlotte qu’en Amérique.

Le 8 février 1840, le New York Observer informe : « Le 1er janvier 1840, une jeune femme est… morte de froid, après avoir parcouru vingt miles pour aller au bal. » Un journaliste de Portland, répondant au nom de Smith et connu pour son goût des sujets noirs, fait de cette histoire une ballade, laquelle remporte un franc succès ; quelques années plus tard, elle est mise en musique par un instrumentiste aveugle, William Lorenzo Carter. Les années 1840 arrivent dans un univers subjugué par le froid et la tourmente de neige. Le 21 décembre 1843, Hans Christian Andersen publie sa Reine des neiges. La même année 1843, Smith écrit une autre romance cruelle – sur une couche de neige, une mère qui meurt de froid et son enfant sauvé –, mais elle est loin de connaître le succès de Charlotte.

L’histoire de Fair Charlotte (ou Young Charlotte – quelques années plus tard, la chanson de la jeune Américaine de glace était chantée dans une dizaine d’États, chacun changeant d’épithète à son gré) ressemble et ne ressemble pas au conte de La Petite Fille qui marcha sur le pain pour ne pas salir ses jolies chaussures neuves. Toutefois, à la différence des frères Grimm, il n’y a là ni leçon de morale ni tension, le texte a l’équilibre d’une frise antique. La belle qui, par une nuit d’hiver, se rend au bal avec son promis, veut être remarquée, et les voici qui galopent dans les collines enneigées, les sabots des chevaux crissent sur la neige, et tintent les grelots. Coquette, la belle n’a qu’une mantille légère et une petite cape doublée de fourrure. À chaque couplet, le traîneau prend de la vitesse (Charlotte murmure, les dents serrées : « J’ai un peu plus chaud ! »), les étoiles se font plus perçantes, la salle de bal se rapproche, mais l’héroïne, déjà, est incapable de bouger, et sur son front glacé se reflète une lumière céleste : il semble bien que, là-haut, on l’ait remarquée. L’un des titres triviaux de cette chanson est « Un cadavre se rend au bal ». Le fiancé meurt de chagrin, les deux jeunes gens reposent dans la même tombe.

Figées, fondues, brillantes, les figurines venues d’Europe par la mer, porteront, dans le Nouveau Monde, le nom de Charlotte gelées, en raison de leur complète immobilité – impossible de leur bouger ni pieds ni mains. C’est sous cette appellation qu’on les connaît, qu’on les vend et qu’on les achète aujourd’hui sur internet ; c’est sous ce surnom qu’elles deviennent des personnages de films d’horreur, pâle peuple des cauchemars nocturnes – ne disposant pas d’une voix, elles ne peuvent protester. Leur version masculine n’a pas tardé à s’appeler, en miroir, frozen Charlies ; eux aussi ont gardé le silence. Leurs boucles, leurs petits nez, leur blancheur absolue d’outre-tombe en font les dieux d’un panthéon récent ; à la différence de ceux, gréco-romains, qui ont perdu leur couleur en même temps que leur puissance, les couleurs ont, d’emblée, manqué pour eux.

Avers

Arthur Rimbaud, qui s’intéressait à tout ce qui était nouveau et résolument moderne, envoyait à ses proches de longues listes de choses absolument indispensables, dictionnaires, ouvrages de référence, appareils et gadgets en tous genres, qu’il fallait lui faire parvenir, non sans difficulté, en Abyssinie. Les colis arrivaient à Harar, il manquait toujours quelque chose, mais l’appareil photo parvint à bon port. Des photographies réalisées par Rimbaud, sept se sont conservées ; le 6 mai 1883, dans une lettre à sa mère, il décrit trois autoportraits, dont celui où il est, bras croisés, dans une bananeraie. Sur une autre, il se tient près d’une palissade basse, dont les barreaux évoquent des rails grossièrement dessinés ; au-delà, commence un vide que rien ne vient rompre et qui emplit tout l’espace du cliché. Au fur et à mesure que le gris (la terre) se change en gris (la non-terre), on peut tenter de situer quelque part, là-bas, l’horizon, mais l’image ne permet pas de fonder cette hypothèse. Si l’on se fie aux mots, l’entrepreneur R., portant pantalons blancs, est photographié « dans le jardin d’un café » et « sur la terrasse d’une maison » ; néanmoins, il serait difficile de trouver un lieu qui ressemble moins à un jardin. D’un autre côté, ce que nous voyons nous plonge dans la plus grande perplexité : quelque chose a dû aller de travers au moment du développement ou du tirage. Peu à peu, toutes les images réalisées par Rimbaud – la place d’un marché avec ses auvents, un dôme-mourmolka*2 à veinures, un homme assis à l’ombre d’une colonne, entouré de pots et de bols – pâlissent à devenir blanches, un processus que l’on ne peut arrêter. Les photos disparaissent sous nos yeux, lentement mais sûrement, de même que sèche le petit rond de buée laissé par un verre à la surface d’une table.

Revers

Google Maps s’efforce de renouveler le plus souvent possible, mais pas toujours ni partout, les photos faites depuis le cosmos. Nombre de villes, avec leurs boulevards, leurs agences touristiques et leurs monuments hirsutes, conservent, des mois sinon des années durant, un digne immobilisme : si, par un soir neigeux, on approche de ses yeux une image satellite de Moscou, on aperçoit des flaques plates de feuillage vert et des toits d’été. Plus près du centre du monde, celui que le programme électronique tient pour son salon plein d’animation, les changements sont plus rapides, mais la vitesse reste insuffisante. Une femme se sépare de son amant, il a mis sa voiture en miettes, l’a envoyée à la casse, il a quitté la ville, elle l’a viré de ses amis sur Facebook, mais autant qu’on examine la carte, le rectangle incolore de l’ancienne voiture reste garé près de la porte.

Avers

Dans un récit documentaire sur Istanbul, Ohran Pamuk décrit une variété particulière de tristesse locale, nommée hüzün et ne correspondant pas du tout à la mélancolie courante en Europe. Si la durée et la profondeur de celle-ci sont dues à la conscience qu’a le mélancolique de sa finitude, le sentiment de hüzün est tourné non vers l’avenir (« ça aussi, ça passera »), mais vers ce qui a été et qui éclabousse encore, qui transparaît dans l’aujourd’hui ; en d’autres termes, ce que les Russes appellent toska – la conscience de la grandeur passée, combinée à la pauvreté et à la routine du présent. L’opposition classique « avant-après », « c’était-c’est devenu », fonde la vision du monde de Pamuk, ce sont les lentilles bifocales qui lui permettent de garder dans son champ de vision le modèle et sa fin, sa ruine et sa forme d’autrefois. Il cite Ruskin, un passage qui traite du caractère aléatoire du pittoresque, du fait que notre œil trouve du plaisir dans un effondrement et une désolation complètement imprévus par les urbanistes, dans les cours désertes et les plaques de marbre couvertes d’herbes folles. Un immeuble neuf devient pittoresque « lorsque l’Histoire l’a doté d’une beauté involontaire » ; en d’autres termes, lorsqu’elle l’a mâchonné à le rendre méconnaissable.

Pamuk cite, en outre, Walter Benjamin, selon lequel les caractéristiques exotiques et pittoresques d’une ville intéressent surtout ceux qui n’y vivent pas. Tout bien considéré, on peut dire la même chose d’autres formes du passé, non seulement de ses enveloppes de pierre, avec ses tours et petits balcons qui cèdent aisément au vieillissement, mais aussi de toutes les sortes de boîtes et d’étuis que l’homme emplit pour les vider ensuite. Maisons, lits, vêtements, chaussures et chapeaux, odieux aux contemporains, n’ont pas le temps de se décomposer qu’ils se chargent d’un nouvel éclat d’outre-tombe. Cela explique, me semble-t-il, l’engouement pour le fameux vintage : nous n’entrons pas à pleins droits dans la vie passée, nous nous y glissons furtivement, telle une gamine dans l’armoire de sa mère, conscients que nous nous emparons de ce qui ne nous appartient pas.

Plus le contemporain joue aux années passées, plus celles-ci lui sont étrangères, plus profondément elles s’enfoncent, au point de ne plus pouvoir être discernées. L’impossibilité d’une connaissance exacte est une solution physiologique évitant les atteintes au passé, une nécessité hygiénique pour eux de ne pas se mêler à nous. Toutefois, elle nous arrange aussi : les propriétaires de la maison n’en sont pas sortis de leur plein gré, ils en ont été emportés et nul ne nous verra partager leurs maigres biens. Pour profiter de l’ancien, il faut que soient morts ceux qui le peuplaient. Alors, on peut commencer à en avoir la nostalgie et s’essayer au rôle d’héritiers légitimes. La masse des témoignages accumulés ne fait que taquiner notre appétit ; on peut visionner les images, grossir les détails en les approchant tout près de nos yeux ; on peut examiner sans fin une unique représentation iconique. Et tout ce que l’on vide, comme à la cuiller, jusqu’au fond, jusqu’aux bords en ferraille, est également inutile. On entre dans le passé sans le pénétrer et sans y pénétrer, comme dans une colonne de glace humide, surgie d’on ne sait où dans le crépuscule d’un mois de juillet.

Avers

… alors, je me suis proposé de distinguer trois formes de mémoire.

La mémoire de ce qui n’est plus, mélancolique, inconsolable, tenant un compte précis des pertes et des manques, sachant pertinemment que rien ne reviendra.

La mémoire de ce qu’on a reçu : repue, une mémoire d’après-déjeuner, contente de ce qu’elle a obtenu.

La mémoire de ce qui n’a pas été, semant les fantômes en place de ce qui est vu – ainsi, dans le conte russe, la plaine vide se couvre-t-elle d’une forêt lorsqu’on y lance un peigne magique. La forêt aide les héros à échapper aux poursuites ; la mémoire fantôme fait quelque chose de ce genre pour des communautés entières, les dissimulant à la réalité nue et à ses courants d’air.

L’objet de la remémoration peut, en outre, être le même. Tout bien considéré, il est toujours le même.

Revers

Ma peur d’oublier, de laisser échapper de mes mains ou de mon esprit ne fût-ce qu’une part du passé encore chaud était justifiée, qui plus est exaltée par l’Ancien Testament ; la mémoire, en outre, y est inculquée au peuple comme une obligation, et le non-respect de cette obligation entraîne une mort certaine. Les chapitres du Deutéronome adjurent constamment de se souvenir : « Garde-toi d’oublier l’Éternel, ton Dieu, au point de ne pas observer Ses commandements, Ses ordonnances et Ses lois, que je te prescris aujourd’hui. » Le livre de Yosef Hayim Yerushalmi intitulé Zakhor (« Rappelle-toi ») explique comment cette contrainte impérieuse de la mémoire s’est conservée au long des siècles d’exil et de dispersion. C’est la mémoire qui exigeait l’observance scrupuleuse des règles, la visée de la perfection et sa préservation, non pour l’individu ou la famille, mais pour le peuple tout entier, compris comme fusion ; une vie pure et sainte est gage d’autopréservation. Aucun détail ne doit être perdu ou omis.

La crainte de l’oubli est due à des événements historiques hors du commun, perçus comme sans précédent. Les interdits et les obligations des juifs étaient, en quelque sorte, le résultat de ces événements, leur empreinte sur la cire humaine meuble. Mais, de génération en génération, de siècle en siècle, la tradition judaïque n’effectue pas la moindre tentative de description historique de ce qui est arrivé, ensuite, au peuple élu, à croire que le Pentateuque supprimait le besoin même de poursuivre le récit. On raconte que Velimir Khlebnikov*3 perdait tout intérêt à dire ses propres vers et qu’il s’arrêtait au milieu d’un mot : « Bref, etc. » Yerushalmi décrit un sentiment similaire avec d’autres mots : « Il se peut qu’ils aient su de l’Histoire ce dont ils avaient besoin. Il se peut qu’ils s’en soient même défiés… »

Non qu’ils aient vécu jusqu’à l’époque moderne sans subodorer qu’il existait une science historique : en cas de nécessité, dans les textes et les messages circulant à travers l’Europe médiévale, une place est faite à des exemples attestant que les dates et jalons de l’Histoire non écrite demeuraient dans le champ de vision des savants juifs. On les relevait, mais ces nouveautés manquaient d’envergure pour devenir partie intégrante de la tradition. Tout ce qui était de première importance passait loin derrière, en ces temps des premiers modèles. Dans le monde des grands précédents, où la destruction des Premier et Second Temples était l’événement et où la différence entre Babylone et Rome se révélait négligeable face à la catastrophe qui n’en finissait pas, tous les pogroms, toutes les persécutions nouvelle manière – en France, en Allemagne, en Espagne – prolongeaient la série. Cette vision du passé constitue, elle aussi, un modèle ; dans la Meguilat Ta’anit (le « Rouleau des Jeûnes »), qui énumère les jours prévus pour les fêtes, hors jeûne et deuil, jours des hauts faits et triomphes recensés depuis le temps des Maccabées jusqu’à la ruine du Second Temple, les dates historiques occupent une place particulière. Le « Rouleau » ne prétend pas à être de l’histoire, sa tâche est autre. Organisé selon le cycle des saisons, il mentionne les jours et les mois, mais pas les années ; plus tard, dans la tradition chrétienne, cela s’appellera l’année liturgique. Il n’y a pas de différence entre le passé proche et le passé lointain, comme il n’y en a pas entre passé et présent.

De fait, la mémoire juive est libre de l’obligation de se rappeler tout ce qui s’est produit au cours de l’Histoire, libre de choisir ce qui est significatif et essentiel, en coupant ce qui ne l’est pas. Ses contraintes sont d’un autre ordre ; l’exigence de ne pas oublier coïncide avec l’obligation de ne pas se laisser distraire, y compris de sa propre histoire, quand il y a profusion de détails qui empêchent de garder l’essentiel en tête. De ce point de vue, l’historiographie juive (qui existe à peine jusqu’aux Lumières, puis s’épanouit d’un coup, liée à l’assimilation et s’éloignant d’autant plus de la tradition qu’il n’y avait pas, à proprement parler, de tradition – la première historiographie convaincante du peuple juif est due à un goy) était excessive ; tout ce qu’on avait besoin de savoir se trouvait sur une autre étagère. Yerushalmi cite L’Étoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig, lequel affirme que le sens du judaïsme réside dans le fait qu’il se situe hors de l’Histoire : en respectant une loi intangible, le peuple juif est sorti du cours du temps, atteignant à l’état de stase souhaité. L’ouvrage de Rosenzweig paraît en 1921. Vingt ans plus tard, le cours du temps revient en force, l’Histoire reprend ses droits.

Cependant, l’imagination des nazis œuvre, en quelque sorte, en restant dans la logique du monde juif, à croire qu’ils cherchent frénétiquement à confirmer ou réfuter quelque chose, à vérifier la solidité du contrat passé par ces gens avec leur Dieu. Leurs actions punitives sont planifiées dans un autre calendrier, qui ne distingue pas jours de fête et jours de jeûne. Les massacres de Babi Yar*4, à Kiev, sont fixés à la veille de Roch Hachana ; la liquidation du ghetto de Minsk est prévue pour Sim’hat Torah ; le nettoyage du ghetto de Varsovie commence pour Pessah. Si l’on y songe, ces trous noirs violents dans la fosse de la connaissance de la Catastrophe peuvent être une confirmation de plus. L’impossibilité d’oublier se cherche des jalons, des hauteurs, des pierres familières ou des ravins, et n’a pas voulu être consolée parce qu’ils ne sont plus23. Zakhor, livre de la mémoire comme vertu suprême, s’achève par une sorte de plaidoyer pour l’oubli : ce dernier a cessé d’être un péché, afin de permettre aux lacunes, aux trous, de rester eux-mêmes, de ne pas être dérangés, d’être laissés en paix.

Avers

Dibbouk signifie « collé » ou « attaché » ; pour décrire la chose, on parle également de greffon, comme s’il s’agissait des expérimentations d’un sage jardinier, greffant un pommier à un poirier, ou une rose à un sauvageon. L’âme intranquille dont parle une légende ashkénaze ne peut d’aucune façon faire ses adieux à ce monde, soit que le poids de ses péchés la cloue à la terre, soit que, fascinée par une chose vivante, elle se retrouve coincée, incapable de regagner ses pénates. Ceux dont la mort fut atroce ou ignominieuse, ceux qui n’acceptent décidément pas de quitter leurs joies terrestres, vont de seuil en seuil, en quête d’une petite fente dans laquelle ils pourraient se glisser – d’un homme où s’installer comme dans une maison propre et bien tenue. Ce peut être un vieillard qui, affaibli par une longue maladie, n’est pas en mesure de protéger les abords de son propre corps, ou une femme épuisée par l’attente, ou encore quelqu’un dont l’âme ne tient pas en place et va de gauche et de droite, tel le balancier d’une horloge. Une fois collé à un individu, une fois raciné, cet esprit n’en veut sortir pour rien au monde, il est dans un endroit humide et chaud ; onze hommes couverts d’un suaire, soufflant dans leurs chofars et adjurant l’esprit impur de partir, ne sont pas toujours susceptibles de l’emporter. L’esprit pleure à faire pitié, prend différentes voix pour supplier ses tourmenteurs, les appelle par leurs petits noms, révèle leurs péchés secrets, leurs taches de naissance et leurs surnoms d’enfants.

Le dibbouk décrit par Isaac Bashevis Singer est cependant « devenu joyeux, il chante, rime à tout-va et le peuple en est pétrifié, c’est qu’on n’entend pas souvent des choses pareilles ! Et lui raille les femmes et leurs manies, la façon dont elles bénissent les bougies, coupent le pain, trient les pois, ce qu’elles font dans le mikvé et comment elles prient… Il se moque de la manière dont on célèbre les noces, dont on danse pour, ensuite, accompagner les jeunes mariés jusqu’à leur lit ; il en vient même à imiter le son de la flûte, des cymbales et d’autres instruments, obligeant en outre la femme à tordre son museau, à grimacer, et les gens sont pris de frayeur ». Ainsi le passé, lorsqu’il se refuse à partir, s’accroche-t-il au présent, ainsi s’implante-t-il dans la peau, y laissant ses disputes, parlant diverses langues, agitant des grelots, de sorte qu’il n’est pas joie plus grande pour l’homme que d’entendre et de se remémorer ce qui ne lui est jamais arrivé, de pleurer ceux qu’il n’a pas connus et d’appeler par leurs petits noms ceux qu’il n’a jamais vus.

Revers

Un bon livre raconte comment se construisent les relations avec les morts dans une lointaine tribu. Elles sont réglées en détail, comme il sied à un protocole diplomatique, et fondées sur un système compliqué d’accords et de concessions. L’ouvrage décrit, entre autres, des hasards purs, par exemple le moment gênant où, sur une route sombre, on se heurte à un mort, semblable à une colonne d’air glacial. J’aurais voulu citer un passage, mais ce n’est pas possible : j’ai lu à vue ce livre sur les oiseaux fantômes, dans un magasin à l’étranger, et j’ai peur que ma mémoire ne le trahisse. Cela me rappelle un peu mes propres entretiens avec le passé, basés sur des faits solides comme une reliure, mais qui paraissent bien volatils quand il faut les reproduire et imposent que l’on se résigne à d’inévitables inexactitudes : ainsi achève-t-on, d’après une simple serre ou une plume, le dessin d’un oiseau devenu une ombre.

En revanche, le fait que les êtres du passé se changent par trop facilement en une chose inconnue et souvent non humaine, n’est un secret pour personne. Dans un récit ancien de Petrouchevskaïa*5, un aviateur tire de son cockpit un billot de bois plus ou moins carbonisé, en disant : « Et voici mon navigateur. » Cette histoire fictive – inventée de toutes pièces – a un double non imaginaire : le rêve que fait, juste avant de mourir, un prosateur soviétique, Vsevolod Ivanov*6. Dans ce rêve, il se trouve avec Anna Akhmatova à un congrès international d’écrivains, qui, Dieu sait pourquoi, se tient en Grèce ; à l’époque, il était plus simple de partir pour l’autre monde que pour l’étranger, et cet impensable voyage effectué en rêve à l’hôpital, au cours de l’été 1963, était clairement lié à l’au-delà. « Au matin, je descends et vois : une femme est attablée et pleure. Je lui demande : “Que vous arrive-t-il, Anna Andreïevna*7 ?” Elle me répond qu’elle a vu dans cette table, là, son enfant, simplement il était rose, alors que la table est de marbre noir. »

Le rêve est consigné avec un flou volontaire : l’Akhmatova onirique a-t-elle bel et bien vu son fils (il avait été élevé par d’autres, avait grandi loin d’elle, été arrêté une première, puis une seconde fois, changé par les camps à en être méconnaissable) dans le marbre poli d’une table ? Ou la table, dans le rêve, était-elle son enfant, à l’instar du billot de bois navigateur ? Un enfant de marbre à quatre pattes, en place du rose petit Liova, trouvé par elle dans l’impossible et céleste Grèce ? Une table-fils, sur laquelle on étend les morts afin de les préparer pour l’inhumation, pareille à cette pierre où avait été lavé et enduit de myrrhe le corps du Christ. Dans son Requiem*8, Akhmatova comparera son fils vivant au Christ crucifié, et son propre tourment à celui de la Vierge ; son fils reviendra des années plus tard, avant d’être de nouveau arrêté, comme si les voyages au bord de la mort et retour étaient chose ordinaire.

Le philosophe Iakov Drouskine était un autre orphelin des premières années de guerre. Il était l’ami des Tchinari, poètes de Leningrad, créateurs, dans les années 1930, d’un cercle étroit d’écrivains qui avaient de moins en moins de place pour exister dans la réalité soviétique – exclus a priori des structures officielles (également de leur propre fait, car le radicalisme de leurs textes ne pouvait en aucun cas se combiner avec ce qu’on attendait des compagnons de route, auteurs qui n’étaient pas dans la ligne officielle du Parti, mais s’efforçaient de la rejoindre). Un temps, ils avaient, si l’on peut dire, modestement prospéré : ils travaillaient dans la presse pour enfants ou collaboraient de temps à autre avec elle, composant des vers virtuoses et des récits d’aventures et de métamorphoses, jouant aux cartes et aux tableaux vivants, fréquentant les champs de courses et bronzant sur la mince bande de sable près de la forteresse Pierre-et-Paul. Peu à peu, l’humble petite tache qu’ils formaient loin des feux de la rampe se rétrécit encore, et on les remarqua de plus en plus. Les uns furent arrêtés et envoyés en relégation, d’autres perdirent leur emploi, mais tous revinrent, ne comprenant pas à quel point leur maigre existence était devenue transparente. Les Écrits de Daniil Harms, peut-être le plus connu des Tchinari, mêlent numération, métaphysique, nostalgie des formes et des parfums féminins, informations parcimonieuses sur le fait qu’il n’a pas d’argent, qu’il ne sait pas où en trouver, que la famine est proche. Harms mourra d’ailleurs de faim, dans une prison du NKVD*9, durant l’effroyable hiver 1942, pendant le blocus. Arrêté, lui aussi, Alexandre Vvedenski*10 meurt dans un wagon de marchandises, lors de l’évacuation forcée de 1941 ; en septembre 1941, Leonid Lipavski est porté disparu au front. Nikolaï Oleïnikov est le premier à partir, exécuté dès 1937.

Drouskine est le seul survivant, incapable de comprendre pour quelle raison et dans quel but, il ne s’est pas retrouvé dans la liste. Il ne cesse pas un instant de s’entretenir avec les disparus. Ses cahiers philosophiques accordent de plus en plus de place à ses rêves, durant lesquels il rencontre ses amis tués et tente de s’assurer qu’il s’agit bien d’eux, que les voici enfin revenus. Il ne parvient néanmoins pas à y croire, ses expérimentations ne donnent rien. Ici, Drouskine et ses camarades incisent la poitrine d’un homme qu’ils ont pris pour Lipavski, « afin de vérifier si c’est un rêve », mais ils cessent aussitôt de comprendre ce que cela prouve au juste. Là, un des fantômes se refuse à le reconnaître, un autre se met à ressembler à un écrivain soviétique (tout comme il aurait pu se transformer en billot de bois, en table de marbre ou en armoire-penderie). Le 11 avril 1942, Drouskine décrit dans son journal une nouvelle rencontre avec ses amis morts. Ils lui apparaissent sans cesse, bien plus que les vivants : « Nous étions de nouveau tous ensemble et je préparais une collation – de l’eau gazeuse. Nous nous sommes regardés et avons éclaté de rire. À qui ressemblaient-ils ? Tenez, L[ipavski] ! Lui et moi avions le plus changé. Mais voici un autre L. – qui ne se ressemble plus du tout. Et en voici un troisième… dont je n’aurais jamais dit que c’était L. Et D.I. [Harms] ? Je ne l’aurais pas reconnu. Peut-être que ce n’était pas D.I., pourtant ce devait être lui. Il y avait d’autres gens, parmi lesquels Choura*11 [Vvedenski], mais qui était-il ? Il y avait aussi Poulkanov. Lui, même son nom avait changé. »

Poulkanov est un nom rare ; parmi les amis de Drouskine, il ne s’en trouve pas. Le rêve a manifestement mis ce nom, telle une tenue de camouflage ou des lunettes d’espion, sur quelqu’un d’autre, demeuré inconnu. Celui-là est parvenu à se cacher, nous ignorons de qui il s’agit ; peut-être du dormeur lui-même.

*1. Ancienne mesure russe équivalant à 2,54 cm.

*2. Toque traditionnelle à fond plat, en fourrure ou en velours.

*3. Velimir Khlebnikov (1885-1922), poète inclassable, qui révolutionne la langue en même temps que le monde.

*4. Ravin aux abords de Kiev où, entre la fin septembre 1941 et l’année 1942, furent massacrées par les nazis entre cent mille et cent cinquante mille personnes, juives pour la plupart.

*5. Ludmila Petrouchevskaïa (née en 1939) : nouvelliste, dramaturge et romancière.

*6. Vsevolod Ivanov (1895-1963) : romancier qui occupe une place majeure dans la littérature soviétique officielle à partir des années 1920.

*7. Prénom et patronyme d’Anna Akhmatova.

*8. Poème majeur, écrit entre 1935 et 1940.

*9. Autre appellation de la police politique soviétique.

*10. Alexandre Vvedenski (1904-1941), poète dont l’influence a été considérable dans le milieu artistique non officiel.

*11. Un des diminutifs d’Alexandre.

VI

Charlotte ou la désobéissance

J’aime beaucoup les livres, les films, les histoires qui commencent ainsi : un homme arrive, par exemple, dans une modeste maison de la province française profonde, il ouvre les fenêtres, sort sur le balcon, déplace les meubles pour les agencer à son goût. Il déballe ses livres, crapahute sous la table pour brancher son ordinateur, étudie le contenu du buffet et choisit la tasse qu’il utilisera. Il emprunte pour la première fois un sentier forestier qui le mène au village, achète du fromage et des tomates, s’installe à une table de l’unique café du lieu, boit du vin ou un petit noir, plisse les yeux au soleil, rentre chez lui. Il regarde la télévision, admire le paysage par la fenêtre, jette un coup d’œil dans un livre, admire le plafond. S’il est écrivain, il se met au travail dès le matin. Son dimanche sera gâché, parce que la guerre éclatera.

À la fin de l’année 1941, Charlotte Salomon, âgée de vingt-quatre ans, fait une chose assez étrange. Elle quitte brusquement Villefranche-sur-Mer et la villa où elle vivait avec ses grands-parents ; ce qui arrive alors se nomme différemment aujourd’hui : en réalité, elle n’a plus d’argent, sa grand-mère est morte, et on les garde, elle et son grand-père, par pitié ou par caprice, à l’instar d’autres juifs allemands qui, naguère, étaient gens respectables, mais qui ne savent plus désormais où aller. Charlotte part comme on se lève soudain pour quitter une pièce. Elle s’installe à Saint-Jean-Cap-Ferrat et rompt bientôt tout contact avec ses amis et relations. De quoi vit-elle ? On n’en a pas vraiment idée. Une chose est sûre : elle réside dans un petit hôtel au nom désuet de La Belle Aurore. Elle y passe un an et demi, complètement seule, occupée à ce qui sera son grand œuvre – une chose intitulée Vie ? ou Théâtre ?, qui inclura, après la sélection finale de l’auteur, sept cent soixante-neuf gouaches, avec des textes et des phrases musicales. Il y aussi un certain nombre de variantes, de matériaux retravaillés qui n’entrent pas dans le corpus de base ; au total, elle réalise mille trois cent vingt-six gouaches, dont certaines ne paraîtront que plus tard – Salomon n’a plus de papier et, à la fin, elle dessine au verso de travaux mis au rebut, voire des deux côtés de chaque feuille.

Ce qu’elle produit ne ressemble décidément à rien de connu et, dans les années 1940, paraît encore plus étrange. C’est trop impressionnant, difficile à éditer, encore plus difficile à exposer. Cela prend trop de temps et exige d’être lu (regardé ?) intégralement. Les gouaches réalisées en format A4, dans une telle hâte qu’il faut les suspendre aux murs de la chambre afin qu’elles sèchent au plus vite, sont recouvertes d’un calque sur lequel, en différentes couleurs, sont calligraphiées des répliques, des remarques d’auteur et des sortes d’instructions – indication, par exemple, de la phrase musicale que le lecteur doit avoir en tête quand il regarde le tableau. La tâche est parfois plus complexe : il convient de relier à la mélodie le texte, raïok*1 sarcastique un peu bancal, sur un air de habanera ou de Horst-Wessel-Lied. La musique est partie intégrante du récit proposé ; les feuillets s’enchaînent logiquement, trois parties, une postface et même une définition du genre. C’est un Dreifarben Singspiel, une opérette en trois couleurs, ce qui doit éveiller dans la mémoire un écho de la Flûte enchantée de Mozart, le Singspiel le plus populaire du canon musical allemand, ou, plus encore, de Die Dreigroschenoper, tout juste interdit mais résonnant encore dans toutes les oreilles – L’Opéra de quat’sous de Weill-Brecht.

La musique vers laquelle se tourne Charlotte (ou CS, comme elle signe son opus magnum) ne peut être qualifiée de « rare » ; de nouveau, il s’agit de ce qui est dans l’air, de ce qui se trouve dans le panier de la ménagère de son milieu : de Mahler à Bach et retour, des schlagers en vogue à la meunière de Schubert. Elle vise à rappeler (et à travestir) ce qui est familier ; toutefois, quatre-vingts ans plus tard, il ne reste quasiment plus de gens capables d’identifier ces mélodies au bout de trois notes. La base sonore du texte demeure non sonnante, sous-entendue, ce qui n’est pas sans évoquer la mémoire et ses inévitables éclipses et correctifs : pour citer Salomon, « dans la mesure où j’ai mis un an à prendre conscience de la signification de cet étrange ouvrage, de nombreux textes et mélodies, surtout dans les premiers tableaux, échappent à ma mémoire et doivent – comme l’ensemble de cette création, me semble-t-il – rester dissimulés dans la ténèbre ».

L’intonation élevée, bientôt remplacée par un virelangue railleur, les dialogues discordants qui couvrent la voix de l’auteur, sont plus compréhensibles si l’on se remémore qu’il s’agit de théâtre. Voici la couverture de la pièce ou du programme, avec caractères à boucles et monogrammes, voici la liste des personnages, voici que, comme autrefois, Prologue et Épilogue arrivent sur la scène, apportant leurs avertissements et explications. La pièce, toutefois, n’a pas la place de donner toute sa mesure. L’énorme volume de Vie ? ou Théâtre ? ne peut être feuilleté à la va-vite, sur le pouce pourrait-on dire, il se manie difficilement ; quant à le lire d’un bout à l’autre, cela exige du lecteur beaucoup de temps et de volonté.

Aussi étrange que cela paraisse, exposer correctement ces travaux est tout aussi impossible, et pas seulement en raison de l’espace colossal nécessaire pour les dérouler comme ils ont été conçus, les uns après les autres, en respectant la ligne du récit. De fait, ils réclament plus : ils veulent être un livre dont les feuillets se tournent les uns après les autres, de telle sorte que l’image apparaisse sous le calque et que la strate textuelle soit en interaction avec le pictural, jusqu’au point où le rideau s’efface pour laisser voir, tout nu, sans voiles ni commentaires, ce qui est dessiné. L’équilibre complexe du texte manuscrit (qui change de couleur pour les mots ou les phrases clés, parfois plusieurs fois par page), conçu comme une voix off, avec des insertions directes d’images de reportage, ne donne pas uniquement le rythme de la lecture-contemplation, il semble souligner que ce qui est devant nous doit être jugé conformément aux lois des arts temporaires, à côté du cinéma ou de l’opéra. Une exposition de musée n’est pas, d’évidence, en mesure de le faire ; c’est ainsi que le premier roman graphique de l’Histoire ressemble à une série d’esquisses talentueuses et ne peut être présenté nulle part dans son intégralité.

Il est cependant tout aussi difficile de ne voir qu’en partie ces travaux ; une vitrine est réservée à Charlotte Salomon au Musée historique juif d’Amsterdam qui conserve les archives de l’artiste, mais sur les mille trois cents gouaches réalisées, seules huit sont exposées. Il est risqué, en outre, de les garder trop longtemps à la lumière, force est donc d’en changer constamment. On prétend qu’il est encore plus risqué de les lire comme un livre, ainsi qu’elles ont été conçues, en suivant le caprice de sa main : le moindre effleurement cause aux pages un tort irréparable. Jamais vu en vrai, connu par des descriptions et des reproductions, Vie ? ou Théâtre ? est une sorte de texte sacré. On peut y faire référence, le citer ou l’interpréter, mais la simple expérience d’une lecture en continu n’est pas donnée à tout le monde.

De sa visée Salomon disait : « Il faut se représenter le surgissement de ces travaux comme suit. Un homme est assis au bord de la mer. Il dessine. Soudain, un thème musical lui vient à l’esprit. En le fredonnant, il comprend brusquement que la mélodie correspond exactement à ce qu’il tente d’exprimer sur le papier. Un texte se forme dans sa tête, et voici que notre homme se met à chanter l’air en y appliquant ses propres paroles, il chante encore et encore, jusqu’à ce que le tableau lui paraisse achevé. Souvent, il se retrouve avec deux textes, alors commence un duo ; il arrive même que tous les héros aient à chanter leurs propres textes, et l’on est en présence d’un chœur… L’auteur s’est efforcée – ce qui transparaît le mieux, sans doute, dans la Partie Principale – de sortir complètement d’elle-même [il en est réellement ainsi dans le texte, M.S.] et de permettre aux personnages de faire entendre, lorsqu’ils chantent ou parlent, leur voix. Pour cela, force a été de renoncer à maints critères artistiques ; j’espère, toutefois, que la nature sentimentale de ce travail permettra de l’excuser. L’auteur. »

* * *

Cette « nature sentimentale » relève de l’ironie mauvaise. Néanmoins, puisqu’il est question de « vie ? » ou de « théâtre ? », cela n’a rien d’exagéré, l’intrigue a toutes les qualités d’un roman de boulevard, on ne peut feindre de ne pas le voir, l’œuvre respire l’ardeur et le froid. La narratrice, que Salomon appelle l’Auteur, déroule devant le spectateur l’histoire de plusieurs générations, où prennent place huit suicides, deux guerres, plusieurs histoires d’amour et le cortège triomphal du nazisme. Ceux qui savent que la fable suit de près l’histoire réelle de la famille de Charlotte (or la perception de « l’opérette en trois couleurs » comme d’un récit autobiographique, voire d’un journal intime, est le fruit d’une longue tradition) savent aussi comment tout cela s’est terminé. En septembre 1943, les nazis « purgent » la Côte d’Azur des juifs ; les efforts du gouvernement de Vichy leur semblent insuffisants – au demeurant, ils l’étaient –, plusieurs dizaines de milliers de réfugiés vivent alors sur les bords de la mer azuréenne, comme si de rien n’était. La comparaison des juifs – aussi permanente que le murmure de l’eau – avec des insectes nuisibles, punaises et cafards, s’est désormais figée en équivalence définitive, l’heure est donc venue d’y mettre bon ordre. La rafle, conduite par Alois Brunner, se révèle d’une grande efficacité ; on désinfecte, entre autres, la villa d’une Américaine à Villefranche-sur-Mer. Elle a nom L’Ermitage et c’est là que réside, sans se cacher particulièrement, un couple de juifs, composé de Charlotte Salomon et de l’homme qu’elle a épousé quelques mois plus tôt. On vient les chercher nuitamment, les voisins entendent des cris. Le 10 octobre, le chargement (tant de « pièces », lit-on dans les documents officiels) arrive à Auschwitz. Le même jour, Charlotte, âgée de vingt-six ans, se retrouve dans le groupe de ceux qui sont voués à être liquidés, à peine ont-ils franchi les portes du camp. C’est assez surprenant : une femme jeune, pleine de forces, sachant en outre dessiner, avait en principe quelques chances de tenir un peu plus longtemps. Mais Charlotte en est à son troisième mois de grossesse, ce qui, visiblement, est rédhibitoire.

La réaction d’horreur et de pitié qui nous envahit devant ces faits est par trop forte et détermine bien des choses ; une inertie de longues années conduit à voir dans le travail de Salomon la confession spontanée (manifestement sans artifice) d’un cœur pur. L’ombre de la Catastrophe qui plane sur lui induit quelques déformations assez sérieuses, avec, en général, les meilleures intentions du monde. Toute histoire de victime est vouée à devenir emblématique, flèche indiquant le destin commun et la perte commune. L’histoire de Charlotte Salomon est décrite comme typique, la résultante de strates empilées, d’un contexte politique et culturel, de lois irrévocables et terribles. C’est précisément contre cela qu’elle a tenté de s’insurger, se figurant, je crois, qu’elle en était sortie vainqueur. Vie ? ou Théâtre ? ne témoigne pas de cette victoire, il est la victoire elle-même, le champ de bataille, la forteresse investie et une déclaration d’intention en sept cent soixante-neuf paragraphes. Néanmoins, l’œuvre est souvent perçue non comme un objet mais comme un matériau (que l’on peut traiter comme une matière première, dont on peut choisir des fragments, rayer le superflu) ; non comme une réalisation mais comme un témoignage (que l’on peut examiner dans différents contextes) ; non comme un résultat mais comme une promesse non tenue, bref un document humain. Il n’est rien de plus éloigné de la réalité que cette interprétation.

Presque tous les textes consacrés à Salomon ces dernières années, nous mettent en garde contre un risque évident : celui de prendre son travail pour la chronique d’une mort, établie par la victime. Le Singspiel en images composé sur la Côte d’Azur, juste avant la plongée dans les ténèbres, ne raconte pas l’Holocauste (même si, à la différence de son auteur, il en sera un survivor – ce qui aura survécu en dépit de tout). Cela exige du lecteur un effort particulier : face aux travaux de Salomon, il est indispensable de se souvenir et d’oublier à la fois, de savoir et de ne pas savoir qu’il y a Auschwitz au bout du tunnel. Entre les pages de Vie ? ou Théâtre ? sont intercalés des calques transparents, porteurs du texte, mais on peut, à tout moment, ôter ce filtre et demeurer avec la couleur pure.

Au cours de l’été 1941, Charlotte Salomon est littéralement envoûtée, sidérée par sa chance : elle compte parmi ceux – peu nombreux – qui ont échappé au malheur. Dans son texte, outre le début : « L’action se passe dans les années 1913-1940, en Allemagne, puis à Nice, France », surgit une autre date, assez étrange : « Entre le ciel et la terre, après notre ère, en l’an I du nouveau salut. » Ainsi Noé et ses fils, ou les filles de Loth, auraient-ils pu présenter leur situation. Ainsi Salomon voyait-elle la sienne ; le monde familier n’était plus, de même que tous ceux qu’elle aimait ou détestait, ils étaient morts, avaient disparu, se trouvaient en d’autres contrées. Elle-même était, en quelque sorte, le premier être d’une terre nouvelle, la destinataire imprévue d’une ineffable grâce – on lui avait fait don d’un monde renouvelé, sauvé. « Écume, rêves, mes rêves à la surface bleue. Qu’est-ce qui vous fait pétrir et vous pétrir vous-mêmes de cette douleur, de cette souffrance ? Qui vous en a donné le droit ? Rêve, réponds-moi : qui sers-tu ? Pourquoi me tends-tu une main secourable ? »

Quand, aussitôt après la guerre, le père et la belle-mère de Charlotte sont en mesure de se rendre à Villefranche, dans l’espoir d’y trouver quelque chose – traces, rumeurs, témoignages –, on leur remet un dossier à propos duquel Lotta (ainsi l’appelait-on en famille) avait dit à une de ses relations : « Il y a là toute ma vie. » La logique du typique, déjà évoquée ici, pousse à chercher des analogies, or nous en avons une sous la main : Miep Gies remet à Otto Frank, tout juste rentré de camp de concentration, le journal de sa fille Anne. Étrange comme tout se déroule à proximité, presque dans la pièce voisine : pendant la guerre, Albert Salomon et sa femme se sont cachés à Amsterdam, non loin de la famille Frank ; ils sont les premiers auxquels le père d’Anne montre le journal et, un peu plus tard, ils décident ensemble de ce qu’il faut faire des dessins de Charlotte. Je les vois, au long des années 1950-60, parents ayant perdu leurs enfants, s’efforçant de leur organiser un destin posthume. Un premier volume de Charlotte Salomon paraît en 1963 et, aujourd’hui encore, il stupéfie par sa qualité polygraphique ; sur les mille trois cents travaux, quatre-vingts y sont présentés, et l’ouvrage s’intitule : Charlotte. Journal en images.

En images : à croire qu’il s’agit d’une petite fille, de l’âge d’Anne Frank, peut-être, ou plus jeune encore. Le journal, genre féminin traditionnel – sorte de miroir-mon-beau-miroir, expression spontanée, désordonnée, de sentiments –, dont le charme tient à son caractère direct et à sa simplicité. Le journal d’Anne, réécrit-corrigé au point de consoler le lecteur plus que de le tourmenter, résonne alors dans le monde entier, devenant à vue d’œil le texte le plus influent sur la Catastrophe, un moyen d’y penser sans avoir en permanence devant les yeux les cadavres, les fosses, les rails, repoussant tout cela aux dernières pages de l’épilogue : ensuite, tous furent arrêtés. Consciemment ou non, les premiers éditeurs de Salomon le prennent pour modèle, soulignant les similitudes entre Charlotte-l’auteur et Charlotte Kahn, l’héroïne du livre de la jeune victime si prometteuse et qui disposa de si peu de temps.

La jeunesse, avec ses excès et son côté mal fini, est ici le mot-clé ; la légende qui court sur Salomon souligne obstinément et sans fondement son extrême jeunesse. En 1939, quand ses parents l’éloignent d’Allemagne et l’envoient chez ses grands-parents (munie d’un petit sac et de raquettes de tennis, afin que son départ n’ait pas l’air suspect), elle a déjà vingt-deux ans et l’expérience d’une liaison tout à fait adulte avec l’amant de sa belle-mère : cette dernière affirmera toutefois, jusqu’à la fin de ses jours, que Charlotte a tout inventé.

C’est là qu’on bute sur la différence entre la réalité et le texte romancé ; la tradition imposée par la famille se lance ici dans un slalom assez comique : tantôt elle affirme la parfaite concordance de l’auteur et du héros (c’est un journal) ; tantôt elle jure ses grands dieux qu’en vérité, tout s’est passé autrement. Quoi qu’il en soit de la réalité, nous savons à quel point Charlotte voulait – à tout prix, nous y reviendrons – raconter cette histoire. Le tour donné par l’auteur à Vie ? ou Théâtre ? est extrêmement difficile à altérer, la structure en est éprouvée, fondée sur quantité de coupures (en témoignent les cinq cents feuillets non intégrés dans la version finale) ; mais la logique rectificatrice des premiers éditeurs n’hésite pas à trancher dans le vif, à faire passer un fragment de l’ouvrage, avec sa subtile composition, pour un tout, à éliminer ou à réécrire des répliques. Cela dit, ils ont dû s’escrimer autrement plus que les correcteurs du journal d’Anne Frank. Là, la censure a visé des éléments ponctuels du texte : des mots très durs à l’adresse des Allemands et de la langue allemande, des choses vexantes sur sa mère, un bavardage sur les contraceptifs par trop ouvertement évoqués pour l’époque et – ce qui est notable – les moindres références aux realia du monde juif, telles que Yom Kippour, ignorées d’un large public.

Dans le Singspiel de Charlotte Salomon, tout s’oppose à une intervention, à commencer par le dessein de l’auteur qui se résume à repasser pour elle-même le film de l’histoire d’une famille, comme si tous les membres en étaient déjà morts, elle aussi, et comme si tout cela ne la concernait plus. Est soumis à révision (et à un double traitement par la dérision et la distanciation) tout ce qui arrive à ces gens depuis la fin des années 1880 : décès, mariages, nouvelles connaissances et nouveaux mariages, espoirs de carrière et amour de l’art. Soit dit en passant, c’est à ce genre de chronique décrivant la vie de plusieurs générations comme un mouvement vers une fin inéluctable que Thomas Mann dut son prix Nobel. Certes, sa manière était autrement plus conservatrice.

* * *

On peut, par exemple, raconter la chose de la manière suivante. Dans une vieille et digne famille juive assimilée, dont les murs s’ornent de portraits dans des cadres ouvragés, qui va en Italie comme à la datcha, qui, à Noël, allume les bougies sur le sapin et, aux moments d’émotion, chante Deutschland über alles, les suicides apparaissent un peu trop nombreux. Laissons les frères et autre parentèle, mais voici qu’une des filles, la plus triste, sort de la maison par un soir de novembre et va se noyer dans la rivière. Quelques années plus tard, l’autre sœur, joyeuse, se marie puis, au bout de huit ans, promet à sa fille qu’elle lui enverra une lettre du paradis et se jette par la fenêtre. On ne dit évidemment rien à la petite de ces suicides, elle croit que sa mère est morte de la grippe.

Les gouvernantes, les vues des villes d’eaux se succèdent, l’enfant grandit ; elle a nom Charlotte, comme sa tante morte et sa grand-mère vivante – la ronde des Charlotte ne doit pas s’arrêter. Un jour, son bosseur de père (« Ne me distrayez pas et je deviendrai professeur ! ») fait la connaissance d’un des plus grands aboutissements de la culture, une femme blonde qui chante du Bach. Dans Vie ? ou Théâtre ?, elle porte le nom clownesque de Polinka Bimbam. Il me faut ici ajouter une précision : pour une raison ou pour une autre, les personnages ayant à voir avec la scène portent des noms d’opérette, doubles onomatopées sonnant comme des grelots comiques (ou des chaînes, comprenne qui peut) : Bimbam, Klingklang, Zingzang, ces déguisés, avec leur double nature, ne font rien comme tout le monde. En réalité, la star s’appelait Paula Lindberg, ce qui, au demeurant, était un pseudonyme, elle avait nom Lévy et était fille de rabbin. « Nous ne devons pas oublier qu’ils vivaient dans une société composée uniquement de juifs », écrira Salomon dix ans plus tard à propos de sa famille.

La jeune Charlotte, alors âgée de quatorze ans, est ravie de ce mariage de la science et de l’art (la médecine et la musique, Albert Salomon et Paula Lindberg) ; rien ne saurait mieux définir ses sentiments envers sa belle-mère que le mot de passion – une passion de plus en plus consciente au fil du temps et chargée de l’attirail qui va avec : exigences, jalousie, mélancolie. Lindberg eût voulu servir de mère à la jeune orpheline. Elle eut droit, à la place, à une surdose d’amitié-adoration, passionnante et harassante pour toutes les deux. L’unique source dont nous disposons ici est, une fois encore, Vie ? ou Théâtre ?, où bien des choses ont pu être intentionnellement ou involontairement déformées. Le seul point impossible à dissimuler est l’attention portée à cette Polinka de roman (d’opérette ?). Ses portraits se comptent par centaines, reproduisant avec une terrifiante exactitude les attitudes et les expressions de Paula Lindberg (si l’on regarde une interview vidéo d’elle, réalisée des décennies plus tard, on la reconnaît aussitôt : le visage a vieilli, les mimiques sont restées jeunes) ; une page déborde littéralement de corps et de visages dont Polinka est le modèle, tour à tour sombres, alanguis, inspirés, abattus, distants – au centre se trouve la version officielle, une affiche avec le portrait de gala et les noms des villes où elle a connu le succès. Dans l’espace du Singspiel, seul le héros principal, Amadeus Daberlohn (Alfred Wolfsohn), occupe une place plus grande encore, il en est aussi le destinataire.

Le corpus de base de Vie ? ou Théâtre ? n’inclut pas les nombreuses pages du texte dessiné conçu comme un épilogue, mais une sorte de lettre adressée à Wolfsohn, dont elle ignorait le destin. On peut en voir des extraits sur le site du Musée historique juif d’Amsterdam ; si elle n’a jamais été publiée dans son intégralité, on en a maintes fois résumé le contenu et on l’a citée.

À une étape de son travail sur Vie ? ou Théâtre ?, l’artiste conçoit son grand texte comme une réplique dans un dialogue avec Wolfsohn, un moyen de lui prouver sa propre capacité à se régénérer. Le récit a un destinataire, celui que Charlotte Salomon tient ou veut tenir pour son aimé, caressant, dans des dizaines de scènes, l’idée de l’indivisibilité : de l’étreinte à la fusion.

Cela explique peut-être que les gouaches consacrées à Polinka Bimbam respirent l’obsession érotique. La limite, néanmoins, au-delà de laquelle on pourrait parler de relations amoureuses, n’est jamais franchie ; la narratrice maintient à dessein le récit à cette frontière, elle ne procède que par allusions (« nos amoureux sont à nouveau réconciliés »). Une feuille fixe en accéléré le mouvement de deux femmes allant l’une vers l’autre – une fillette dans sa chambre d’un bleu azur, sa belle-mère près de son lit, story-board montrant neuf phases d’une étreinte ; Polinka se penche, sa belle-fille se porte vers elle, soudain toute petite, bébé dans les bras de sa mère. L’étreinte est pleine et entière : visage de Polinka sur la poitrine de Charlotte, tissu blanc du drap s’épanouissant en rose. Sur la dernière image, au bas de la feuille, nous ne voyons plus le pyjama bleu foncé de l’enfant : les bras et les épaules des deux femmes sont nus, Charlotte plisse les yeux, la couverture se gonfle d’une vague pourpre. L’extrême franchise de cette scène est sans équivalent verbal ; or tout ce qui n’est pas nommé n’existe pas vraiment.

Les relations entre Daberlohn et Polinka restent, toutefois, peu claires, territoire de supputations et de projections. Ce qui importe à l’extrême pour le texte et la narratrice est de les présenter comme un triangle dont Charlotte représente un côté non négligeable : celui d’une rivale à égalité, adulte. Le professeur, qui avait promis à Polinka Bimbam que son chant atteindrait à la perfection, ne peut pas ne pas aimer la cantatrice : d’une part parce qu’elle est sans pareille dans le monde du Singspiel, comme il sied à une déesse indifférente, d’autre part parce que sa passion est le combustible qui lui permettra de s’envoler dans les hauteurs. Quant au fait qu’il lui reste assez d’attention pour remarquer la petite aux dessins, et assez de temps pour engager avec elle une histoire d’amour avec promenades et discussions, cela n’étonne en rien Charlotte, du moins un moment ; elle lui voue une profonde reconnaissance. Il écrit un livre, elle l’illustre ; leurs relations, du cousu main, une taille en plus en prévision de sa croissance, donnent un sens à son existence. Elle retient ses théories et y fait son nid ; ses déclarations sur l’impossibilité de vivre tant qu’on n’est pas passé par l’expérience de la mort (et sur la nécessité de sortir de soi, sur le cinéma comme machine inventée par l’homme pour laisser son « moi » derrière lui) seront les vertèbres soutenant l’énorme construction de Vie ? ou Théâtre ?. Leurs rencontres au café de la gare (les autres sont interdits aux juifs) ou sur les bancs d’un parc (ça aussi, c’est interdit, mais on risque le coup) se retrouvent au centre-cœur du texte, avec des centaines de visages de Daberlohn, bordés de ses sermons un peu simplets.

Tout cela se déroule sur fond de foules qui marchent au pas, de bouches ouvertes en un braillement, d’enfants se vantant des stylos réquisitionnés dans une boutique juive. Sur une des feuilles représentant Berlin au temps de la Nuit de cristal, parmi les enseignes des magasins condamnés (Kohn, Zelig, Israël & Co) il en est une au nom sans ambiguïté de Salomon. Pour décrire ce qui se passe alors dans son milieu, Charlotte invente le mot composé Menschlichjuedischen : elle parle d’âmes humano-juives, comme s’il s’agissait de monstrueux hybrides à observer et étudier. Au demeurant, il en était bien ainsi.

En 1936, la juive Salomon est admise à l’Académie des arts de Berlin, une situation impensable si l’on se réfère aux lois alors en vigueur et qui ne peut s’expliquer que par cette bravoure insensée qui fait tomber les villes et par un embarras général devant pareille insolence. Par la suite, l’administration sera contrainte de se justifier et sa réponse vaut d’être mentionnée : Charlotte a été autorisée à suivre les cours en raison de son asexualité, non susceptible, nul ne l’ignore, d’éveiller l’intérêt des étudiants aryens. On trouve dans Vie ? ou Théâtre ? son dialogue avec la commission de sélection. « Vous acceptez les juifs ? – Vous n’en êtes vraisemblablement pas une. – Bien sûr que je suis juive. – Bah, aucune importance. » Sa condisciple, à laquelle elle dédie quelques gouaches, en parle sans sympathie particulière : elle est discrète, toujours en gris, une vraie journée de novembre.

Trois ans plus tard, Charlotte est envoyée en France, contre son gré, chez ses grands-parents qui, de plus en plus démunis, tentent néanmoins de conserver le mode de vie qui leur est familier. Dans le livre publié en 1969, la feuille dans laquelle elle fait ses adieux à Daberlohn (nouvelle étreinte muette, qui renvoie à Klimt) est qualifiée de fantaisie ; jusqu’à son dernier souffle, Paula Lindberg affirmera que le triangle amoureux du Singspiel relève d’un wishful thinking, d’une invention d’adolescente et que rien de tout cela n’est vrai. Les feuilles suivantes sont un adieu général : il y a là, à la gare, son père, voûté, tout juste sorti de Sachsenhausen, sa belle-mère en vison, les lunettes rondes de Daberlohn.

* * *

La nature sentimentale du travail de Salomon incite encore plus le lecteur à y voir un récit lyrique, quelque chose comme un roman d’amour. En anglais, le terme appliqué à ce genre est romance*2, sous-entendant non seulement une fable obligatoire, mais aussi un système d’accents qui soumet tout ce que recèle le texte à une intrigue amoureuse prééminente. Ce mot, au demeurant, est employé par Freud dans un article majeur de 1909, « Le roman familial des névrosés », et traduit par Family romances dans sa version anglaise classique. Il s’agit d’un stade précis du développement, au cours duquel l’enfant cesse de croire qu’il ait pu naître, lui, figure exceptionnelle, de parents aussi ordinaires ; il s’en invente donc de nouveaux, espions, aristocrates, créatures célestes, créés à son image et à sa ressemblance. Il est sûr d’avoir été la victime de circonstances particulières, enlèvement, monstrueuse duperie, il est un héros romantique placé de force dans une pièce réaliste. Les poèmes de jeunesse de Pasternak en parlent avec sympathie comme d’une expérience universelle, inévitable : « Tu as le sentiment que ta mère n’est pas ta mère, que tu n’es pas toi, que la maison t’est étrangère. »

Le sujet du Singspiel de Salomon, avec ses anges suicidaires, sa belle-mère pareille à une marraine-fée et le professeur magicien, a l’apparence trompeuse d’un de ces romans-romances, et je me surprends parfois à employer ce mot, comme s’il s’agissait d’un livre sur le thème « aime à la folie – pas du tout ». C’est un leurre, bien sûr ; rien n’est plus éloigné de Vie ? ou Théâtre ? que ces histoires de belles-filles vertueuses, Cendrillon ou Blanche-Neige. Ce texte a une structure et une impétuosité épiques : c’est une veillée funèbre pour un monde en train de disparaître. De façon consciente et cohérente, Charlotte Salomon écrit l’histoire de l’effondrement et de la mort de sa classe, la seule qu’il lui ait été donné de connaître. La bourgeoisie juive éclairée, distinguée, avec son goût raffiné et ses nobles barbes, ses habitudes onéreuses et ses principes positivistes (la vie doit continuer, dit le grand-père un peu effrayant de Charlotte après le suicide de sa fille. On n’échappe pas à son destin, déclare-t-il, en 1939, quand les ténèbres s’épaississent ; tout ce qui est naturel est saint, répète-t-il), cette bourgeoisie, donc, se change, en l’espace de quelques jours, en curiosité : en ce qui a été des hommes, lesquels ne vivent plus que par inertie et meurent volontairement. Charlotte Salomon devient la chroniqueuse de l’effondrement, de la totale incompréhension, des pitoyables tentatives de rester digne : elle observe tout cela à la table du déjeuner.

Sur le dessin, la famille et les amis. C’est l’une des dernières soirées berlinoises, Charlotte sera bientôt obligée de partir. Tous s’égosillent, aucun n’entend les autres. Je dois, avant toute chose, faire partir ma fille d’ici. – Nous, nous partirons pour l’Australie. – Et moi, pour les États-Unis où je deviendrai le plus grand sculpteur du monde. – Pour l’instant, nous restons ici. – Moi, j’irai aux États-Unis et je deviendrai le plus grand chanteur du monde. Charlotte revient sur cette surdité d’agonisants, sur cette incapacité à se voir de l’extérieur, dans les dernières pages de son Familienroman – sur « l’impuissance de ceux qui tentaient de s’accrocher à un fétu de paille pendant que la tempête se déchaînait », ceux qui « étaient incapables d’entendre les autres, mais se mettaient aussitôt à parler d’eux-mêmes ».

L’épilogue de Vie ? ou Théâtre ? s’ouvre sur les couleurs éblouissantes de la Côte d’Azur (le bleu et les palmiers vous vrillent les yeux) – avec la silhouette dédoublée, détriplée, de l’héroïne : au bord de la mer, en maillot de bain, en robe légère, dessinant encore et encore – et tourne bientôt à la catastrophe générale, de sorte que le dessin se fait de plus en plus désespéré et nu, se résumant à une succession de pictogrammes jaunes-rouges, qui s’érodent dans des tons verts malsains. La guerre est déclarée. Entre deux tentatives de suicide (l’une ratée, l’autre réussie) de grand-mère Salomon, les deux Charlotte, la vieille et la jeune, deviennent presque indistinctes : même visage, même couleur, leurs mouvements se répètent, elles tentent de se soigner à l’Ode à la joie.

Parmi les choses demeurées dans le texte de Charlotte Salomon, dessinées mais non dites – savoir fantomatique qui n’apparaît pas assez précisément pour être appelé par son nom –, figurent deux questions non résolues et insolubles. Les relations de la Cendrillon d’opérette avec la diva Polinka en est une ; l’un des rares amis de Charlotte parlera de « problème qu’elle ne réglera pas ». La seconde question qui plane sur l’intégralité du récit concerne son grand-père qu’elle haïssait. L’ombre de ce qui ne doit pas être – ce que l’anglais nomme très exactement sexual abuse et qui n’a pas d’équivalent dans la panoplie des notions russes – est ici omniprésente, elle se tient derrière les suicides des filles et de l’épouse, invite Charlotte à suivre leur exemple (« Vas-tu te tuer à la fin, que je n’entende plus ton babil ?! ») et prend chair dans les dernières pages : « Je ne te comprends pas. Pourquoi ne devrions-nous pas dormir dans le même lit, puisque nous sommes seuls ici ? Tout ce qui est naturel, je le tiens pour saint. » Impossible de dire avec certitude – d’ailleurs, le faut-il ? – si la vie familiale de la Charlotte historique s’est déroulée sur fond permanent d’inceste. Mais le tissu de l’opérette en trois couleurs est sursaturé d’esprit de violence, d’ingérence morale et sexuelle – ici mêlées à ne pouvoir les distinguer ; et cela se rattache à la figure, droite comme une canne, du grand-père, avec son crâne chauve, sa belle tournure et sa barbe de patriarche. L’héroïne fuit la maison par impossibilité de vivre avec lui. Mourante, la grand-mère rêve de l’étrangler (« Fais-le, ou il faudra que je m’en charge ! Ah, c’est qu’il a de si beaux yeux bleus ! »). Dans le mélodrame mortifère du Singspiel, le grand-père est de ceux qui ont bien l’intention de s’en tirer : il garde ses belles manières, une claire conscience et la conviction qu’à tous il survivra.

Dans la lettre inédite par laquelle Charlotte Salomon voulait achever son opérette, la cachetant comme une enveloppe et l’adressant à son interlocuteur idéal, on trouve un aveu inattendu – auquel on peut ou non ajouter foi. Il est vrai qu’il a tout d’un wishful thinking, ni plus ni moins, d’ailleurs, que les autres retournements de situation. Après un an et demi de solitude et de travail acharné sur Vie ? ou Théâtre ?, voici Charlotte contrainte de revenir chez son grand-père, de retrouver ses petits larcins, ses reproches et ses exigences ; au bout de quelques mois, poussée au désespoir par l’impossibilité de travailler, elle mélange du véronal à la nourriture qu’elle lui sert. Est-elle vraiment passée à l’acte ? On ne le saura jamais, la seule certitude est qu’elle en avait très envie.

Pourtant, ce grand-père lui fait, malgré lui, un cadeau incroyable, quoique plutôt déprimant : un roman familial qui, pour l’artiste, est la possibilité d’une nouvelle vie. Durant la maladie de la grand-mère, il sort tout à trac à la jeune femme l’intégralité de l’histoire familiale, qu’elle ignorait absolument – huit suicides dont l’alignement ne pouvait qu’être pris comme une invite : tu es la prochaine. Aussi stupéfiant que cela paraisse, la connaissance de ce qui s’est passé et qui est devenu visible produit l’effet contraire de celui escompté. Une des gouaches montre Charlotte qui, penchée sur des casseroles à la cuisine, se dit mot pour mot : « Que belle est la vie ! J’ai foi en la vie ! Je vivrai pour eux tous ! »

Ainsi, à partir de révélations inattendues, commence à se dérouler l’énorme système de Vie ? ou Théâtre ? L’héroïne propose d’abord à sa grand-mère une sorte de procédé thérapeutique : se libérer en racontant sa vie. Cela rappelle beaucoup l’obligation de sortir de soi faite par Daberlohn aux artistes. Le conseil n’est pas suivi mais le processus est lancé, l’histoire du clan est vue de l’extérieur, par les yeux d’un être qui a perdu tout lien avec le vieux monde.

« Ma vie a commencé lorsque grand-mère a décidé de mettre fin à ses jours… lorsque j’ai appris que ma mère avait aussi attenté à sa vie… À croire qu’un monde s’était ouvert à moi dans toute son horreur et sa profondeur… Alors qu’on ne pouvait plus rien pour ma grand-mère et que je me tenais devant son corps ensanglanté, voyant ses petits pieds qui bougeaient encore dans l’air, tressaillant par réflexe… alors que je jetais sur elle un drap blanc et entendais grand-père dire : “Elle l’a tout de même fait”, j’ai compris qu’une tâche m’attendait et qu’aucune force au monde ne m’arrêterait. »

* * *

La funeste particularité du destin et du travail de Charlotte Salomon est que celle-ci est vouée à demeurer, aux yeux du spectateur, une éternelle ingénue : une gamine discrète et muette, telle qu’elle se représente, y mettant tout son désespoir et sa haine d’elle-même. Et cela marche ; le lecteur a un réflexe naturel de défense, il veut la couvrir d’un drap blanc de compassion et de compréhension, comme elle l’a fait pour sa grand-mère. Nous ne savons à peu près rien de Salomon au cours de ses derniers mois, mais rien n’est sans doute très éloigné des véritables désirs de l’Auteur de l’opérette, qui met à nu, les uns après les autres, sans concession, tous les mécanismes qui font se mouvoir ses héros.

Pour le directeur du musée d’Amsterdam, le problème de Vie ? ou Théâtre ? est qu’il ne saurait se comparer à quoi que ce soit ; il n’existe pratiquement pas d’équivalent dans la peinture mondiale. La solitude de ce travail (et son accessibilité relative, partielle) coïncide étrangement avec la déferlante de l’intérêt des masses pour l’histoire qui y est narrée ; l’artiste apparaît comme une icône de plus de la souffrance collective, une figure importante, un synopsis pour Hollywood, en raison non de ce qu’elle a fait mais de ce que l’on a fait d’elle.

Le moment est peut-être venu de s’éloigner de ce récit. Pour aller où ? On voudrait parler du Singspiel, de sa complexité, de son brio, comme s’il n’était pas du tout lié à l’histoire de sa créatrice, seulement voilà, c’est impossible. Il y a quelque chose, dans la nature même de ce travail, qui pousse à chercher différents filtres pour alléger la lecture, et à les balayer aussitôt avec indignation. Non, ce n’est pas une autobiographie, et pourtant, ça y ressemble diablement. Ce n’est pas non plus une séance d’autothérapie dont nous serions les témoins, ni une tentative de surmonter un traumatisme (bien que Charlotte répète maintes fois que ce travail n’est pas une fin, mais un moyen). Ce n’est pas même un texte antinazi – les nazis de Vie ? ou Théâtre ? sont grotesques et ne sont pas plus effrayants que les autres acteurs de ce théâtre. « J’ai été chacun d’eux », affirme l’Auteur.

Cela non plus n’est pas vrai. Tout ce qui a été évoqué – et beaucoup d’autres choses – existe ici : il y a l’écriture traumatique, il y a ce qu’on peut appeler une optique féminine, des indications de la Catastrophe, la pensée magique enfantine – ce que je dessinerai sera ! De fait, toutes les lectures ont leur raison d’être et sont fondées ; ce qui gêne, en réalité, c’est la non-correspondance entre l’ampleur du Singspiel et sa réception. Fouillons un peu les archives masculines et imaginons que tout le corpus de textes interprétant À la recherche du temps perdu se résume à la biographie de Proust : Proust et le judaïsme, Proust et l’homosexualité, Proust et la tuberculose. La Chose conçue et réalisée par Charlotte Salomon dépasse de loin ce qu’elle reflète.

C’est un projet titanesque, impossible à reproduire, qui nécessiterait un musée à lui seul, et même dans ce cas on ne pourrait tout exposer comme il faut ; un énorme livre qui n’entre dans aucun sac ; un texte qui implique des heures et des jours non de lecture linéaire, mais de lente observation ; tout cela est affreusement gênant pour l’entourage. Tout est dérangeant, à commencer par l’intensité de ce travail : les « rangs serrés », pour reprendre la formule de Tynianov, compliquent sinon la compréhension, du moins la simple consommation de cette opérette moderniste. Au fait, est-ce vraiment moderniste ? La façon dont Salomon mélange les techniques picturales, les optiques, les règles du jeu, paraît aujourd’hui plus moderne que dans les années 1940, où la manière faisait l’artiste. Si l’on considère ses gouaches telles qu’elles sont exposées actuellement – deux-trois pages dans un catalogue, une vitrine dans un musée –, on trouve des sources d’inspiration ; toutefois, sur la longue distance, on perçoit ce qu’elle fait de ces modèles. Elle n’imite pas Modigliani ou Chagall, mais la contemporanéité en tant que telle, à croire que celle-ci se résume à un ensemble de couleurs ou un catalogue de procédés ; son texte polyphonique, qui mêle des dizaines de voix et de fragments musicaux est, en outre, la parade d’une visualité en voie de disparition, une ultime revue de ce qui se faisait au temps de l’art dégénéré.

Il y faut un autre verbe : Salomon n’imite pas, elle utilise, elle s’approprie non la manière, mais le système, elle le digère et reste identifiable. Lorsqu’on regarde les feuilles de Vie ? ou Théâtre ? – or il s’agit d’un long processus, comme de traverser les fourrés d’une forêt –, on a peu à peu l’impression qu’il n’est pas de procédé qu’elle ne saurait maîtriser, tout en se donnant pour tâche de désapprendre complètement à dessiner. C’est ce que montre Jacqueline Rose dans un brillant essai consacré à Salomon ; la couleur bave sur les bords, élargissant les contours de l’intérieur, à croire qu’il n’y a pas de limite à ce qui se passe ; « chacune des images évoque obstinément une esquisse ou une variante d’elle-même ».

J’ai toujours envie de parler du Singspiel de Salomon et du cadre théâtral qu’elle a imaginé comme d’une œuvre littéraire, avec les mots texte, livre, lire. Le problème est peut-être que son espace tortueux (de même que l’amoncellement de valises et de balluchons qui empêchent de traverser le couloir) suit les contours d’un roman classique du xixe siècle, de ceux que lisaient ses grands-parents et que prolongeaient Proust, Mann, Musil. Je rectifie : il n’y a pas ici, me semble-t-il, la moindre référence à la littérature et aux hommes de lettres, alors que les allusions ou les citations musicales et picturales se comptent par dizaines ; même le prophète de la chanson, Daberlohn, ne compose pas de vers. La littérature est invisible et perceptible, à l’instar de l’air qu’on respire en écoutant les conversations des adultes : l’opérette est la petite sœur des Karénine, des Dombey, elle est tracassée par la même immuable question – le sujet magistral d’un monde qui disparaît. Charlotte Salomon décrit sa chambre de torture, ses tendres mécanismes de pression et d’exclusion. Le fait que sa propre histoire soit l’objet de ses observations paraît empêcher de déceler derrière le texte son modèle sous-marin, le « grand roman » où tout est symptôme et tout condamnation. Le théâtre, qui a une si grande signification pour Salomon, a examiné la famille au microscope, des décennies durant, depuis le romantique « elle m’a trompé, je l’ai tuée » jusqu’à Wagner et ses divinités incestueuses, ou Brecht-Weill et leurs criminels ultra-mode. Tous sont apparentés, leurs douloureuses histoires familiales sont empreintes du même air vicié et de lierre poussiéreux. Le nouveau théâtre épique conçu par Charlotte a l’apparence d’une œuvre d’art totale ; pourtant, sans en avoir conscience, il obéit aux préceptes de Brecht-Benjamin : « Il faut éduquer les spectateurs de manière à ce qu’ils ne s’identifient pas aux héros, mais qu’ils soient horrifiés par les conditions dans lesquelles ils vivent. »

L’ordre du monde (et son Théâtre avec une majuscule), contre lequel Salomon guerroie, l’indigne, précisément, parce qu’il est condamné et incapable de résister, trop occupé à se duper lui-même, à trouver un fétu de paille auquel s’accrocher. Au chevet du siècle agonisant, elle ne sait si elle doit l’aimer ou le haïr, le sauver ou l’achever, et décide de renoncer, de le maudire, de trahir tous ses terribles secrets. C’est ce que fait le Singspiel en trois couleurs, mais sa façon de raconter ne ressemble à aucune autre. On peut songer au cinéma et à ses story-boards (une condisciple de Charlotte se rappelle qu’elle faisait en solitaire la tournée des cinéastes de Berlin). On peut aussi comparer Vie ? ou Théâtre ? aux bandes dessinées en vogue à l’époque ou au roman graphique contemporain, mais tout cela reste inexact. Dans tout ce qui vient d’être mentionné, l’image ne repose pas seulement sur la suite chronologique des cadres, sur la chaîne qu’ils forment ; elle tient aussi sur le fait qu’il y a entre eux tous des frontières. La frontière, la ligne de démarcation – ce qui fait de l’ensemble des représentations un itinéraire et aide le spectateur à passer d’une image à l’autre, le gardant de l’incompréhension et de la défocalisation.

Chez Salomon, les frontières sont abolies, et chaque feuille peut être examinée sans fin, comme un huit ou un ruban de Moebius. Tout arrive en même temps : le même personnage effectue une série d’actions que l’on distingue à peine, à croire que l’auteur vise à conserver pour l’éternité toutes les phases de son mouvement. On ne peut que se perdre en conjectures sur le laps de temps écoulé entre tel et tel mouvement, des mois ? des minutes ? voire les deux ? La coexistence de plusieurs plans temporels dans le même travail confère au Singspiel un temps particulier qui ne ressemble à rien – ou, à la rigueur, au temps en boucle du poème, dont le tempo est déterminé par le souffle du lecteur. Ce que représente Charlotte – le passé absolu, sa capsule de lumière – est un lieu si éloigné que tout s’y passe simultanément, le proche comme le lointain ; le début de la phrase prend une résonance nouvelle avant que l’on n’arrive au bout. Je ne cesse de songer aux pages qui évoquent des feuilles non coupées de timbres-poste – dizaines de visages de Daberlohn changeant à peine, le temps qu’il achève de prononcer sa phrase.

Tout, dans ce lieu, dans ce monde, est à l’étroit. Les gens, familiers ou anonymes, tourbillonnent et se multiplient ; bien que la liste des personnages soit limitée, on a l’impression d’une foule, comme dans une gare ou sur la rive du Léthé. L’amplitude du temps apparaît ici avec une évidence extrême – son caractère répétitif, sa monotonie, sa besace transparente emplie de corps, de gestes, de conversations. Et cet espace déborde d’une saturation de couleur physiquement insoutenable – rouge, bleu, jaune et toutes leurs combinaisons. La fonction de chaque couleur dans l’univers de Salomon est décrite en détail par Griselda Pollock ; chacun des héros se voit attribuer non seulement une phrase musicale, mais aussi un code de couleur : « le bleu pour la mère, le jaune pour la diva, femme à la voix d’or… et le rouge pour le bavard à l’imagination débridée, prophète fou, prônant l’art de vivre après le passage par la mort, à l’instar d’Orphée – vers les enfers et retour. Le mélange de rouge et de jaune signifie danger de mort et de folie… » Toutefois, la force de ce travail réside dans la façon dont il résiste à toute interprétation, en premier lieu à celle que propose la narratrice elle-même, citant comme un texte sacré les théories de son héros, celui qui, à la page suivante, la plaque contre un mur dans un couloir obscur : « Ça rime à quoi ce petit cou ?! Tu sais que ta mère est pas près de revenir ? »

Telle était, manifestement, une des grandes visées du texte dessiné et des dessins parlants : le rejet de toute capacité à juger. Le moindre point de vue est ici compris comme extérieur ; rien de ce qui se passe n’est motivé ni expliqué, n’ayant droit qu’à la causticité glaciale de l’observateur. Si Charlotte attribuait vraiment des fonctions magiques à son travail, elle ne se trompait pas : elle a réussi à barricader la pièce du passé, de telle sorte qu’on entend ce dernier s’agiter et se cogner contre les murs.

Pour une oreille russe, le mot allemand Erinnerung, la mémoire, a une résonance lointaine : le vol des Érinyes, déesses de la vengeance, qui se souviennent et poursuivent les coupables jusqu’au bout du monde, où qu’ils tentent de se cacher. La longueur de la mémoire, sa faculté de rattraper ceux qui s’efforcent de lui échapper dépendent directement de notre capacité à nous retourner et à aller à sa rencontre. C’est ce que fait l’héroïne de Vie ? ou Théâtre ?, placée devant le choix de « mettre fin à ses jours ou se lancer dans une entreprise absolument insensée », de devenir chacun de ceux qu’elle a connus, de parler par les voix des vivants et des morts. De ce point de vue, entre elle et l’auteur il n’y a plus de frontière.

*1. Relevant de la tradition russe orale, le raïok est une prose rythmée et rimée, une sorte de théâtre populaire haut en couleur.

*2. En caractères latins dans le texte.

Non-chapitre

Les Stepanov, 1980, 1983, 1984-1985

1.

À mon grand-père Nikolaï Stepanov, de la part de sa nièce. Sans date : vraisemblablement juin 1980. Le mois précédent, ma grand-mère, Dora Zalmanovna Stepanova, née Axelrod, petite, ronde, aux grands yeux, était morte. Avec grand-père Kolia*1, ils étaient du même âge, tous deux nés en 1907. Il ne lui survivrait que de cinq ans.

Galina, fille de Macha, la petite sœur préférée de mon grand-père, vivait tout près d’elle, dans le village d’Ouchakovo, région de Kalinine. Naguère, il était de coutume dans la famille de s’écrire longuement et souvent. Cet été-là, grand-père interrompra sa correspondance avec sa sœur et se taira pour longtemps.

Cher oncle Kolia,

J’ai bien reçu votre lettre. Votre lettre à maman nous a appris que tante Dora n’était plus. C’est tellement brutal. Auparavant, maman avait reçu une lettre pleine d’espoir, et soudain, une telle issue… Cela nous a fait un coup, d’autant que votre lettre nous est parvenue très tard, d’ailleurs il est étrange que vous nous ayez informés par courrier. Tout de même, nous ne sommes pas des étrangers. Depuis le temps que nous connaissions tante Dora, nous aurions voulu l’accompagner chrétiennement à sa dernière demeure. Je ne peux me la représenter autrement que vivante. Bien sûr, il y a longtemps je ne l’avais pas vue, mais je me la rappelle si vive, affairée, attentive. Oncle Kolia, je vous ai aussitôt écrit une lettre, que j’ai déchirée. Je ne sais pas consoler. Dans ces circonstances, tous les mots me semblent vides, absurdes. Savoir que cette séparation est définitive, à jamais, me tue. J’ai eu mon premier contact direct avec le mot mort en 48. Je comprends que ce soit possible [de mourir] et que des gens meurent de vieillesse, mais à la guerre on tue.

Que ma sœur, si chère, si proche, si chaleureuse, meure à dix-huit ans, que brusquement elle ne soit plus !… Je ne pouvais m’y résigner, je me suis précipitée hors du village, dans les fourrés, j’ai griffé la terre, pleuré, crié, prié Dieu qu’il ranime Lioussia. Pas une fois je n’ai prononcé son nom à voix haute, mais je l’avais en permanence devant les yeux. Toutes les nuits, je pleurais, le plus souvent sans bruit, afin que personne n’entende, et sombrais ensuite, exténuée, dans un sommeil pesant. C’est ainsi que j’ai grandi, enfant renfermée, puis je suis encore plus rentrée en moi-même, mon père, sans doute, était le seul à me comprendre, mais nous nous évitions, chacun portant indépendamment son fardeau. J’étais tourmentée – par quoi ? –, je brûlais de honte peut-être, je ne sais comment appeler ce que je ressentais : pourquoi était-elle morte, et pas moi ? Tant de fois, dans ma petite tête d’enfant, l’idée – une idée qui n’a rien d’enfantin – s’est imposée que je devais mourir, mais alors que j’étais quasiment prête à passer à l’acte, j’avais pitié de ma mère et de mon père. Si au moins nous avions pleuré ensemble, hurlé à pleine voix, ç’aurait peut-être été moins lourd. Or tous, nous étions secrets et, dans notre âme, nous vivions les tourments de l’enfer, larmes, nostalgie, cri étranglé. Puis il y eut les années 60, 63, 66. Les pertes irréparables, que ne conçoit pas la raison. Je ne sais pas apaiser, oncle Kolia, si j’écris tout cela, c’est parce que je connais le prix de telles pertes et que je n’ai pas les mots de consolation ; je partage votre deuil et comprends votre chagrin.

Dans la mémoire du cœur, vivront toujours les images chères, tant que nous vivrons nous-mêmes. L’amertume, la douleur de la perte seront également vives. Venez nous voir, cela vous sera peut-être moins pénible que d’être seul.

Venez nous voir. Je vous embrasse,

Galia *2

2.

De mon grand-père à Galia, sa nièce. Brouillon inachevé. Juin 1980. Âgée de cinquante ans, ma tante Galia, dont il est également question dans cette lettre, se débrouillait à sa façon de son chagrin : avec grand-père, intraitable dans ses jugements et exigences, elle n’était guère en amitié, et il fallut des mois pour qu’ils parviennent à s’entendre.

Tu écris, Galotchka, que tu as été confrontée à la mort en 1948, lorsque ta sœur, Lioussia si je ne m’abuse, a été emportée… Dora et moi avons heureusement évité cela jusqu’en mai 1980. Je repense à la façon dont cela s’est produit et je n’en parlerai pas. La famille de ma sœur Macha a été frappée par des décès – un, deux, trois – en quelque trente ans ou moins. En tout cas pour ce que j’en sais. Oui, ce furent de lourdes pertes ! Par bonheur, nous n’avons subi aucune de ces épreuves. Jusqu’à cette année, nous étions tous vivants, tous là. D’autant plus lourde, d’autant plus douloureuse est cette perte. Il y a maintenant vingt-trois jours, jours de printemps, ensoleillés, que Dora nous a quittés. Et je ne peux toujours pas m’y résigner. Figure-toi que du matin à 7 heures du soir, cinq fois par semaine, moi qui suis en bonne santé, je ne tiens pas en place dans l’appartement vide. Avant, quelles que soient mes occupations, je savais qu’à la maison on m’attendait et que plus vite je rentrerais, mieux ce serait. À présent, je ne me presse plus, de toute façon personne ne m’attend. C’est dur, Galotchka, plus que je ne saurais le dire. Et figure-toi que je ressens la même chose que vous… Pourquoi est-elle morte, et pas moi ? En tant que mère, que grand-mère, elle comptait plus que moi pour les jeunes qui restent. Malgré tout mon désir, je ne peux la remplacer à aucun titre. Voilà dans quel état d’esprit, dans quel état moral, il me faut vivre. Et il y autre chose : du vivant de mémé Dora, Galia et nous n’avions guère de contacts. Je lui avais maintes fois reproché son indifférence envers sa mère, le fait qu’elle ne l’aidait guère au travail, à la maison, la cuisine… Cela ne pouvait qu’affecter nos relations. Galia a un caractère difficile, elle est très proche de son frère depuis l’enfance. Elle n’en faisait qu’à sa tête à la maison, cela ne me plaisait pas, mais sa mère la protégeait et s’occupait de tout, considérant que son travail la fatiguait suffisamment, sans parler des longs allers-retours en métro. Et aujourd’hui, cette distance entre elle et moi se ressent.

Un jour que ta tante Dora allait en consultation à l’hôpital, elle m’a confié en toute franchise ses souhaits concernant notre vie sans elle. Elle m’a dit : « À tout hasard. Va savoir comment se passera mon opération. Il faut donc que tu sois au courant de ce que j’aimerais. Veille sur Galia, tu n’as qu’elle. Elle est renfermée, notre fille, et n’espère pas qu’elle t’implore de quoi que ce soit ! Prends l’initiative, elle n’a pas une vie si facile. » Et quand j’ai répondu : « Voyons, qu’est-ce que tu racontes, tout ira bien et tu reviendras avec nous à la maison », elle a répliqué qu’on ne pouvait prévoir l’issue de l’opération, mais qu’elle avait formulé sa dernière demande.

3.

Nikolaï Stepanov à sa sœur Maria. Automne 1980. Mon grand-père, âgé de soixante-treize ans, tente de changer un peu le tour qu’a pris sa vie. Dans le deux pièces de la chaussée Chtcholkovskaïa où il vit avec sa fille, chacun se débrouille de son côté. Dans la lettre à laquelle il répond ici, sa sœur lui donne, à sa demande, pas à pas des instructions : il est incapable de préparer les plats les plus simples.

… Tu couvres d’eau, tu sales à ton goût et tu mets sur le gaz, sans cesser de remuer pour que ça n’accroche pas. Tu sais bien, comme pour le kissel *3 ou la semoule. Pour savoir si c’est prêt, c’est comme pour la semoule, elle fait des bulles et se déplace des bords vers le milieu de la casserole ; ça veut dire que c’est bon. Même chose pour le kissel. Tu verses dans les assiettes et tu peux manger. Avec quoi tu le manges ? Fais-toi du kissel au lait, il y a toujours de l’amidon. J’en ai préparé deux assiettées. Si ç’avait été autre chose, je te l’aurais envoyé à goûter, mais pas du kissel. Essaie d’en faire toi-même. Pour la quantité de farine, j’avoue que je ne sais pas. Achète-toi des flocons d’avoine. Si quelque chose n’est pas clair, demande-moi, je t’expliquerai. Galia t’aurait mieux expliqué, moi je suis un peu brouillonne.

Suivent de vieilles offenses remâchées, des allusions au fait que grand-père prise plus je ne sais quels camarades de Rjev que sa parentèle. Des conseils, aussi, pour organiser sa vie.

4.

Nikolaï Stepanov à Natalia Stepanova. Grand-père lui écrit à Miskhor, une maison de repos en Crimée, où nous passions nos vacances en juin 1983 ; il se peut qu’il n’ait finalement pas envoyé cette lettre, c’est un brouillon et la version définitive ne se trouve pas dans les papiers de maman.

Mes petites « Méridionales » Natachenka et Machenka, si chères à mon cœur,

Un petit bonjour ! Et un grand merci pour votre très grande lettre que j’ai reçue hier soir. Vraiment, merci ! Croyez-moi, elle a suscité chez son destinataire un soupir de soulagement, elle rayonnait de la bonne chaleur de votre main et celle-ci a balayé le nid de corbeaux qui emprisonnait mon cœur… Du coup, j’ai rajeuni. Mille mercis à toi, chère Natachenka, pour cette « lourde » opération du cœur humain. Si j’étais croyant, je pourrais dire : « Dieu t’accorde un grand bonheur, à toi et à tous les tiens. » Merci. Et encore merci.

La nature de la Crimée, la mer, je me les représente bien, car au bon vieux temps, nous y avions été en congé, Dora et moi. Nous n’étions pas dans les mêmes conditions que vous aujourd’hui, nous logions dans une agréable petite maison privée, chez une Ukrainienne très soignée, accueillante, bonne. C’était il y a longtemps, aux jours si chers de notre jeunesse, à l’époque où deux jeunes gens avaient encore l’avenir devant eux. En attendant, ils étaient libres, sans contraintes. Au demeurant, c’était une époque nettement plus simple. Nous étions membres du Komsomol *4 , nous n’avions ni enfants ni gros soucis, rien ne pesait sur nous. Nous entamions notre nouvelle vie, une vie de couple. Et voici qu’hier, ta petite carte de Crimée a réveillé ma mémoire. Ta lettre a été la première, en quelque sorte, à secouer mes souvenirs, j’ai retrouvé le moral, et le sommeil a mis du temps à venir à bout de moi. J’étais complètement dans le passé, au temps de notre jeunesse avec Dora. Rien que pour cela – sans parler du fait que, là-bas dans le Sud, dans cette nature, tu n’as pas oublié qu’il existait quelque part au monde, dans une ville importante, un certain Nikolaï, alias « grand-père Kolia » – je te voue, Natachenka chère à mon cœur, une immense reconnaissance. À cela je veux ajouter que j’apprécie hautement ta simplicité, ta sincérité, le fait que tu existes, que tu es, toi, Natacha, la mère (Dora se serait certainement jointe à mes paroles) de notre première petite-fille. On disait de Vladimir Ilitch Lénine qu’il était « simple comme la vérité ». En ce qui me concerne, je trouve que c’est l’une des principales qualités humaines.

Tout ce que je viens d’écrire est vrai. Mon caractère est des plus ordinaires, russe mais avec des particularités. Celles-ci ne sont pas seulement la simplicité et un abord facile ; il y a aussi le fait que si quelqu’un m’est sympathique, je lui ouvre mon cœur et lui accorde ma confiance. Pour tout dire, j’ai été heureux non seulement de ta carte, ce petit papier tout simple, mais aussi de voir que je ne m’étais pas leurré sur tes qualités d’amitié. À l’époque qui est la nôtre, il n’y a pas tant de personnes sur lesquelles on puisse s’appuyer, auxquelles on puisse se fier. Et je suis heureux que tu en sois. En regardant en arrière, je peux dire que j’ai toujours apprécié les filles et les femmes simples, cordiales, sérieuses, avec lesquelles on peut rire mais aussi parler gravement, de choses pratiques ; des filles et des femmes qui inspirent la confiance et, ce qui n’est pas négligeable, le respect. À mon grand regret, il y a, aujourd’hui, nombre de jeunes gens des deux sexes sans trop de scrupules, incapables de rougir de honte.

Voilà, Natachenka, chère maman de la première petite-fille de ma vie.

Ce jour, dimanche 5 juin

5.

Brouillon d’une lettre de grand-père à sa sœur. La date manque, mais je pense qu’il s’agit de 1984 voire 1985, période durant laquelle il perdait rapidement la mémoire et devenait de plus en plus triste et lointain.

Moscou. Dimanche, le 16 du mois en cours ! Un grand bonjour et mes meilleurs souhaits. Chère sœur Machenka, comment vas-tu, que deviens-tu, comment va le moral, es-tu en bonne santé ? Et en ma qualité d’ancien enseignant, je te demande : tes élèves font-ils des progrès, réussissent-ils ? Quelles classes as-tu à l’école ? Combien y a-t-il de professeurs dans l’équipe, quelles activités ont-ils eues dans le passé, y a-t-il parmi eux des gens sur lesquels on peut s’appuyer dans le travail comme dans la vie ? L’école a-t-elle son organisation du Parti ou vos pédagogues communistes sont-ils inscrits ailleurs ? Qui dirige l’école, un sans-parti ou un communiste, et quelles sont vos relations dans la vie, dans le travail ? Pauvre de moi, il y a si longtemps que je ne t’ai pas vue que… je n’arrive pas même à t’imaginer vivante, occupée à ton travail. En tant que vieil enseignant et administrateur, je m’intéresse aussi aux conflits et à leurs causes. Enfin, dernière question : y a-t-il des relations d’amitié au sein du collectif ? Dans ton école, vous travaillez en une ou deux équipes ? Ah oui, une autre interrogation : le nombre d’enseignants ; surtout des hommes ou des femmes ? Et le plus important : quelles sont les relations dans le personnel : entre vous et avec l’administration ?

Et puis, une ultime question, personnelle : pourquoi, depuis le début de l’année scolaire, n’as-tu pas écrit une seule lettre à ton frère ? J’ai longtemps cherché la réponse, sans la trouver. Après la mort de notre maman, n’avais-tu donc pas de proches parents, de membres de la famille à qui écrire ? Sommes-nous donc tous suspects à tes yeux ?

*1. Un des diminutifs du prénom Nikolaï.

*2. Galia, Galotchka, diminutifs du prénom Galina.

*3. Gelée de fruits très appréciée en Russie.

*4. Les Jeunesses communistes.

VII

Voix : Jacob, photo : Esaü

Dès que l’on tente de s’y retrouver dans les choses et les notions du passé, on voit celles qui peuvent être portées, tel un vieux vêtement, et ce qui a rétréci, s’est avachi comme un pull mal lavé. Les gants jaunis en chevreau, de même que les armures de chevalier dans les musées, semblent appartenir à des écoliers ou des poupées – et cela vaut pour certaines intonations et opinions que l’on dirait trop petites pour nos représentations de la taille humaine ; on les regarde à travers des jumelles inversées, et tout apparaît avec une netteté de fourmi, dans un infini lointain, comme dans un oculaire de microscope. Sebald décrit une maison sans propriétaire, où l’on peut voir non seulement des tapis poussiéreux et des ours empaillés, mais aussi « des clubs de golf et des raquettes de tennis, si petits qu’on les croirait destinés à des enfants ou desséchés par le temps ». Il semble parfois que tout l’ancien (intransmissible, inutilisable, peu adapté aux besoins du jour) soit perçu comme enfantin, avec la tendresse et la condescendance de ceux qui ont indubitablement grandi. On a tendance à exagérer la candeur et la naïveté des temps anciens, et cela se poursuit de siècle en siècle.

Le roman Trilby, si populaire au tournant du xixe et du xxe siècle que le souvenir en persista jusqu’aux lointaines années 1970 soviétiques, se tenait sur un rayonnage, comme vivant – la reliure en était restée solide, les lettres dorées scintillaient. L’édition russe avait été publiée en hâte au cours de l’année 1896 : l’histoire racontée par George du Maurier était alors sortie en Amérique et en Grande-Bretagne, à des tirages pharamineux de centaines de milliers d’exemplaires. La version russe ne comportait qu’une image, celle de couverture : une grande femme y était postée sur une éminence, en uniforme de fantassin maintenu par un ceinturon, l’air détaché, ses pieds blancs nus, une main écartée tenant une cigarette, ses cheveux flottant sur ses épaules ; curieusement, elle évoquait une laitière campagnarde. Il y avait chez elle une sorte de sincérité affairée, n’autorisant aucune sottise, et la lecture du texte justifiait pleinement cette impression.

L’histoire est celle d’un modèle posant pour tout dans les ateliers parisiens. Elle se lie d’amitié avec de joyeux artistes anglais, qui ont, entre autres curieuses habitudes, celle de « se lessiver » dans une baignoire sabot semblable à celles que décrit Nabokov dans Autres rivages ; elle s’éprend ensuite de l’un d’eux, puis renonce à lui, convaincue qu’il est promis à un meilleur destin. Tout cela est terriblement charmant, surtout l’héroïne aux grands yeux, sa franchise et son incapacité à chanter autrement que faux. Elle braille, assourdissante, un truc ancien sur Ben Bolt et la tendre Alice, plongeant son auditoire dans l’embarras. Elle montre toujours volontiers ses gambettes parfaites et ne se distinguerait guère des Mimi et autres Musette, n’était sa sensibilité à l’hypnose. Il se trouve que la brave Trilby souffre de migraines. Le seul qui puisse la soulager est un dénommé Svengali, gredin hypnotiseur, grand musicien et sale juif. Sale au sens premier du terme, la propreté des autres déclenchant chez lui un rire irrépressible. Il a des doigts osseux, un « long nez charnu et bossu de youpin », il est « humble et servile, mais peut, à l’occasion, se montrer d’une intolérable insolence ».

Au début du xxe siècle, svengali devient, en anglais, un nom commun : il n’est plus un nom de famille, mais désigne un pouvoir secret sur un proche. Le Webster’s Dictionary déclare sèchement qu’un svengali est quelqu’un qui « manipule autrui ou le contrôle outrageusement » ; l’Oxford English Dictionary ajoute à sa définition les adjectifs « funeste » et « mesmérien ». La mystérieuse faculté de manœuvrer les autres – de les brancher ou de les débrancher à son gré, comme des lampes – stupéfie tant les lecteurs qu’au lieu de sombrer rapidement dans l’oubli, cette histoire musicale est maintes fois portée à l’écran, une grande partie des films portant un titre différent du roman. Le nom du naïf modèle est bientôt oublié ; à compter de la fin des années 1920, l’intrigue reste indissociable du magnétique « Svengali, Svengali, Svengali ».

Il va de soi que l’antisémitisme, aussi naturel que le chant des oiseaux et qu’il ne vient à l’esprit ni de l’auteur ni des lecteurs d’expliquer ou de fonder, est une des caractéristiques du livre – au demeurant, un bon roman –, de même que les piques contre tout ce qui est allemand ou les considérations sur la beauté des femmes (une « apparence misérable » entraîne la naissance d’enfants au sang vicié, ce qui est impardonnable). La seule différence est peut-être que, au contraire des autres remarques faites négligemment, comme des évidences, le judaïsme de Svengali envoûte curieusement le narrateur lui-même. Il remet encore et encore le sujet sur le tapis, avec des instruments assez primitifs : cheveux gras, yeux effrayants, accent comique, humour vil, malpropreté corporelle et morale, sans oublier un grand talent capable de vaincre momentanément jusqu’à la saine répulsion des héros à favoris, amateurs d’hygiène. « Il chantait tout le temps dans sa tête ; refrains de cafés-concerts des plus pitoyables, chansons de gamins des rues, berceuses de nourrices, il avait la magie de transformer tout cela en phrases musicales d’une profondeur ensorcelante. Il mettait en musique jusqu’au vacarme des rues. On eût pu croire que c’était impossible ; mais en cela précisément résidait sa magie. »

La palpitante et complaisante série de George du Maurier (comme le veut la mode de l’époque, le roman est écrit et publié en feuilleton, au rythme d’un chapitre par mois) respire la satisfaction voire l’autosatisfaction qui lie l’auteur et ses lecteurs. « La vie leur paraissait extraordinairement attrayante, là, dans cette ville remarquable, en ce siècle remarquable, à cette époque remarquable de leur existence pas encore figée, avec son avenir parfaitement indéterminé. » L’action se passe à la fin des années 1850 et, là aussi, tout semble doré par le souffle rétrospectif de la Belle Époque : vitrines des confiseurs et leurs gigantesques œufs de Pâques, flâneries baudelairiennes « au long des boulevards vivement éclairés, tasse de café à une table de marbre sur une belle terrasse asphaltée », amusements plus anciens, dont des promenades à dos d’âne et « loup-y-es-tu dans un bois charmant ». Les ressorts du progrès sont solides : on se gausse des préjugés, même un amour illégitime suscite la sympathie et le respect des enfants de la civilisation. Aussi l’horreur et le désarroi que suscite en eux Svengali semblent-ils étranges dans cette exposition de grandes réalisations ; le problème réside manifestement dans l’articulation grinçante de deux aspects qui n’entrent pas dans la norme : un don surhumain et ce que l’auteur perçoit comme humainement non-abouti.

À l’ère postromantique, cette articulation représente à nouveau une menace, elle est gage de scandale à n’importe quel moment. La force brute de la virtuosité qui monte de la rue ne dédaigne aucun moyen, elle croît sur les déchets et la crasse, vit entre les mains d’étrangers – foreign Jews, comme les appelle l’auteur, Tsiganes, médiums –, est rééquilibrée par la présence d’une norme, d’une normalité épanouie, consciente de ses propres limites et satisfaite de cette conscience. Le joyeux monde des ateliers d’artistes reproduit gaiement les « scènes de la vie de bohème » ; les rôles de romantiques et réalistes assurent une existence tout aussi douillette aux héros du livre. L’un dessine des mineurs de fond, l’autre des toréadors. Dans le livre de George du Maurier, la peinture appartient au monde des apparences convenables ; la musique, en revanche, est à fuir.

* * *

La principale des multiples activités de George du Maurier est le métier de caricaturiste. Des dizaines d’années durant, il collabore au magazine Punch, critiquant, année après année, l’esthétisme, l’émancipation féminine et la folie de la porcelaine ; il se penche tout particulièrement sur les aspects comiques du progrès technique. « Efforcez-vous d’avoir l’air un peu plus agréable, c’est l’affaire d’un instant », demande un photographe à une jeune femme. Des parents âgés sont assis devant un énorme écran plasma et regardent la jeune génération jouer au tennis sur gazon : cela s’appelle un téléphonoscope. La maîtresse de maison manipule habilement une dizaine de leviers : elle en tourne un, et résonne un opéra retransmis en direct de Bayreuth ; elle en tourne un autre, et l’on est à Saint James’s Hall. Un siècle et demi plus tard, ces histoires ne feront plus rire et les problèmes de l’époque auront la taille de jouets (« Quelles petites poupées, quelles jolies marionnettes24 ! » écrira Elena Schwarz*1). Néanmoins, un dessin réalisé en 1878, un an après l’invention du phonographe, est indiciblement touchant.

Une femme en robe d’intérieur et un homme en costume, coiffé d’un melon, étudient le contenu d’une cave à vin. Quelques bouteilles ont déjà été choisies, le couple examine les autres. Or, il n’y a pas de vin dans les flacons, il y a des voix. La légende, toujours prolixe chez cet auteur, explique : « Dans le Téléphone, le Son se change en Électricité, puis le Circuit se referme, et il redevient du Son. Jones transforme en Électricité toute la Musique agréable qu’il entend au cours de la saison, il la verse dans des bouteilles et la laisse reposer jusqu’aux Réceptions de l’Hiver. Le moment venu, il ne reste qu’à choisir, déboucher, fermer le Circuit. Et voilà ! »

Il y a là Rubinstein, Tosti, la fine fleur de l’époque, qui a voleté dans les airs pendant un siècle et demi ; des vedettes d’opéra dont on ne connaît les voix que par des récits, à l’exception des enregistrements d’Adelina Patti réalisés au début du xxe siècle, mais c’est une curieuse sensation : les sons passent difficilement le goulot de la bouteille et l’on est stupéfié par cette colorature de 1904, comme on le serait par un chatouillis d’outre-tombe.

Dans les tiroirs inférieurs de l’armoire polie de mes parents, un gisement de partitions. Il n’y avait personne, dans notre famille qui avait perdu sa pratique musicale, pour les trier. Quand nous avions déménagé en 1974, le piano qui demeurait rue Pokrovka depuis soixante-dix ans s’était retrouvé parmi les indispensables, ce qu’il était impossible de ne pas prendre dans la nouvelle vie. La table-mille-pattes de salle à manger, qui pouvait accueillir jusqu’à vingt personnes, l’énorme buffet sculpté évoquant une maison, le fauteuil à bascule et le long lustre aux étages en cristal étaient restés là-bas, dans l’ancienne vie. En revanche, « l’instrument de musique », comme le portrait d’un parent à demi oublié, avait pris sa place contre un mur et s’y tenait, paisible, tolérant mes gammes quotidiennes, mes études – de vieilles chansons françaises – jusqu’à ce qu’elles s’épuisent d’elles-mêmes. Le dessus supportait, disposées en un ordre strict, des peluches ; au-dessous, là où les cordes formaient une sorte de vaste grotte, je cachais les bonbons au chocolat et les lectures interdites – il était clair qu’on n’irait pas les y chercher.

Il en allait autrement des vieilles partitions qui, brumisées à l’aveugle (pour moi qui y étais indifférente) au jus de baies noires des consonances, en intéressaient d’autres par leurs titres impensables dans l’usage soviétique, par leurs textes de fourmis, qu’il fallait suivre, passant d’une intrigue à l’autre, de mesure en mesure, de syllabe en syllabe : il gît le nez dans l’o-reil-ler, Tom le pe-tit Noir, en Al-gé-rie il est né… Il y avait parfois des images – je me rappelle vaguement la couverture de la « Valse de salon Rêve d’Amour Après le Bal », ses angelots voletant au-dessus de la débutante endormie, les plumes et la soie de la robe de bal, l’escarpin sur le tapis. Tout cela était ancien, et pas parce que le temps en était lointain : les années 1920 semblaient « hier ». Non, le problème résidait dans la totale incompatibilité de l’alors et de l’aujourd’hui, tout aussi étouffants en raison d’un bonheur à peine supportable – simplement les sièges en bois du train de banlieue, les étals sonores, bleuâtres, fleurant l’ammoniaque et la crème fraîche, du magasin d’alimentation à la datcha, avaient en vue un autre texte, une autre partition. Dans la quincaillerie voisine, des clous de toutes tailles gisaient en tas graisseux dans des caisses. Au marché, on vendait des lapins aux oreilles noires et des angelots en bois, mal recouverts d’une peinture dorée. Plus loin, jusqu’à la cabine téléphonique, une file d’attente s’étirait pour du kvas*2.

* * *

Les partitions dont mes parents faisaient l’acquisition n’étaient guère sophistiquées, prévues pour faire un peu de musique à la maison, quand on avait des invités : il s’agissait essentiellement de valses-fox-trots-tangos, afin qu’on puisse tout de suite danser, de romances qui affirmaient que toi et moi ne soufflerons mot25 – une collection bariolée de musique vocale en tous genres, de Kálmán à Vertinski*3. En examinant tout cela, on se remémore la grande habitude des chants sans prétention et de l’industrie qui y était liée.

Le plus intéressant est au verso : serrés, ligne à ligne, les titres retenus, une ou deux centaines par feuille, on prend ici la mesure du volume sonore disparu, souterrain, chassé à la périphérie du monde connu. S’endormir, mourir voisine avec « pour voix grave également ». Aime-moi convient à « une soprano ». Vaut également pour les contraltos. Et, de haut en bas, sur la gamme chromatique de la joie-souffrance :

Pourquoi, barine*4, plisser ainsi tes beaux yeux ?

Suis-je l’aimé ?

Je vous aime si follement

Et malgré tout je vous aime

Non, je ne me joue pas de vous

Dans tes yeux brillaient des larmes

Blonde enchanteresse

Hier j’ai rêvé de vous

En le quittant elle disait

Point ne te faut diadème d’or

Dis-moi pourquoi

Il t’a trompée avec une autre

Oublie, ça n’en vaut pas la peine

Autant de « romances et chansons de la série “La vie tsigane” » : répétés un nombre incalculable de fois, les ami très cher, étoiles et aubes, matin de brume – matin chenu, clochettes-et-grelots, sombres nuits, grappes odorantes du blanchoyant acacia, roses, votre parfum quand refleurira le lilas, intranquilles je veux et ne veux pas. On a quelque peine à imaginer, aujourd’hui, que tout cela se chantait, se marmonnait, se roucoulait tout à la fois – des millions de voix dans les étages, les meublés, les cabinets particuliers, les vérandas des datchas, se déversant comme d’un arrosoir, sur les touches de piano, au son du gramophone, jusqu’à noyer toute la Russie ; puis l’eau avait reflué, cela avait continué de ronronner comme une toupie, avant de s’enfoncer dans la terre. La quantité de musique évaporée dans l’atmosphère de l’époque, pas encore habituée à d’autres plaisirs, s’amoncelait en lourds nuages que l’averse ne résorbait pas.

Ce que le prévoyant George du Maurier suggérait de mettre en bouteilles est déjà conservé, enroulé en disques noirs scintillants. Avec l’arrivée des enregistrements, les modestes imitatrices d’Adelina Patti, qui occupent de leurs voix le terrain des arias et des romances de Glinka, n’ont plus de raisons de s’échiner. Caruso et Chaliapine entrent dans toutes les maisons et n’ont pas besoin d’intermédiaires. Au siècle suivant, on ne chante plus, on chantonne, on connaît les mélodies non plus par les partitions, mais grâce aux voix, grâce aux modèles eux-mêmes, inimitables. On écoute de la musique plus qu’on en fait. Sans qu’on s’en aperçoive, elle a cessé d’être une affaire domestique ; à peu près à la même époque, la notion de maison découvre sa nature éphémère, elle se révèle presque inconsistante, de la taille d’une taie d’oreiller que l’on peut plier et mettre dans sa valise. La musique, comme bien d’autres choses, s’est changée en instance de l’autorité His master’s voice. On se rassemble autour d’une radio ; les disques défilent sur les gramophones. On se presse dans les cinémas, juste avant l’apparition du jazz.

* * *

Au fur et à mesure que croît la distance temporelle qui sépare de nous les morts, leurs traits en noir et blanc deviennent de plus en plus nobles et beaux. J’ai connu le temps où la phrase courante : « Quels étonnants visages, il n’y en a plus des comme ça, aujourd’hui ! », se rapportait exclusivement aux photographies d’avant la révolution. Elle vaut aujourd’hui pour les soldats de la Seconde Guerre mondiale ou pour les étudiants des années 1960. Et c’est la pure vérité : des visages comme ceux-là, il n’y en a plus aujourd’hui. Nous ne sommes pas eux. Ils ne sont pas nous. L’image est un attrape-nigaud dans le sens où elle semble abolir cette terrible évidence au profit de parallèles simplets. Ces gens ont un enfant dans les bras. Parfait, cela nous arrive aussi. Cette jeune fille est exactement comme moi, à ceci près qu’elle est en jupe longue et qu’elle porte un petit chapeau plat. Grand-mère boit son thé dans ma tasse, et je porte sa bague. Eux aussi. Nous également.

Mais si léger et convaincant (total et exhaustif) que semble le savoir proposé par la chronique photographique, les mots d’alors qui l’accompagnent remettent le spectateur à sa place. Là où le petit bec du punctum indique des ressemblances, le discours, qui garde la mémoire de l’étendue du temps, reste de l’autre côté de l’abîme. Il y a des années et des années, l’étincelante rousse Antonina Petrovna Herburt-Heybowicz, âgée de quatre-vingts ans et amie de ma mère plus jeune, m’avouait d’un air coupable : « Ma belle-mère prétendait que j’avais un goût d’officier : que voulez-vous, j’aime les glaïeuls et le champagne ! » J’ai retrouvé, bien plus tard, cette intonation dans les enregistrements de la toute jeune Babanova*5 ; mais il était clair d’emblée que les voix, le champagne et les officiers qu’il était bon de mépriser n’avaient strictement rien à voir avec le monde dans lequel je vivais, et qu’aucun glaïeul n’était en mesure de combler le fossé qui nous séparait. Au demeurant, Antonina Petrovna ne regrettait nullement la vie d’antan. Elle avait passé son enfance dans un shtetl perdu, avait été épousée pour sa beauté et son culot, elle lisait huit langues et racontait en riant que son galant Polonais de beau-père lui avait dit, à la veille de ses noces, cette chose étonnante : « Je suis heureux que se mêle à notre lignée déclinante un jeune sang juif. »

* * *

Seule la photographie montre le cours du temps comme si ce dernier n’existait pas, la longueur des jupes est tout ce qui change. Il en va autrement du texte, entièrement composé de temps : ce dernier ouvre tout grands les vasistas des voyelles et fait grincer les chenilles des chuintantes, il remplit les blancs entre les paragraphes, démontrant, hautain, tout l’éventail de nos différences. La première chose que l’on ressent, penché sur une page de vieux journal, est un lointain sans espoir. Les textes écrits d’un coup, dans une même tranche de temps, présentent une étrange parenté stylistique ; celle-ci ne s’établit que post-factum, elle n’entre pas dans les intentions de l’auteur. À vingt ou trente ans de distance, il est difficile de ne pas la remarquer : intonation identique, dénominateur commun qui soude journaux, enseignes, poèmes récités sur la scène des cours Bestoujev*6, conversations sur le chemin de la maison, tout cela ne fait plus qu’un. Mikhaïl Gasparov*7 parle quelque part d’empoussiérage par la culture. Il semble que chaque époque élabore une sorte particulière de poussière, se déposant sur toutes les surfaces et dans tous les coins. Même ceux qui, dans leurs textes, se comportent comme s’ils n’avaient rien à voir avec le « typique », laissent soudain échapper un geste linguistique commun à tous leurs contemporains, sans en avoir plus conscience que de l’attraction terrestre.

L’intonation est une servitude sonore et linguistique à laquelle on n’échappe pas – deux notes suffisent pour qu’elle s’impose à nous ; elle préserve le temps passé des contrefaçons et l’empêche de se répéter. Ses incursions irritent nos contemporains dans les lettres des années 1930 par leurs « je Te baise les mains », avec la majuscule incontournable à « Te*8 ». Ces gens nous semblent faire partie de notre parentèle, nous voulons leur correspondre, fraterniser avec eux, dire « moi aussi », jusqu’au moment où nous nous heurtons à une barrière linguistique invisible. Ce qu’ils se racontent entre eux nécessite parfois une traduction, comme s’ils écrivaient dans une langue slave voisine. Le gazouillis et les outrances de ces lettres, leur pathos incompatible avec notre notion de la mesure sont étonnamment plus difficiles à accepter que les photos de leurs auteurs, les robes chinoises, les bottines à l’ancienne mode (le mot bottine est alors féminin en russe*9), la milice montée, les lignes de tramways qui ne correspondent pas aux nôtres. C’est pour cela, peut-être, que l’expérience de cette lecture est nécessaire, mais elle nous parvient au compte d’autrui.

Outre le roman Trilby, la dernière décennie du xixe siècle nourrit diverses passions, le plus souvent liées à la science. L’époque s’estime – et elle est – éclairée, tertre sur lequel l’humanité s’est enfin hissée pour se retourner et contempler avec bonheur le chemin parcouru. Derrière, les enseignements sont nombreux : victoire sur les préjugés, guerres qui ne doivent plus se reproduire, extrémismes religieux, misère abyssale ; tout cela exige sans conteste une grande prudence, mais le cède aux efforts de la raison. La civilisation a pénétré jusqu’aux recoins les plus lointains de la planète et en a rapporté, heureuse, des souvenirs peu ordinaires. Les expositions universelles et leurs innombrables clones présentent aux visiteurs les réalisations humaines. Le public, toutefois, est également intéressé par des côtés plus obscurs. Les peuples un peu bizarres des périphéries de la Terre, voués par le destin à jeter une ombre sur l’avancée victorieuse des champions du progrès, suscitent la curiosité générale, et cet intérêt naturel et savant doit être satisfait.

En avril 1901, le journal Novosti dnia informe le public instruit que la troupe d’amazones du Dahomey, que l’on peut admirer au Manège*10, est « beaucoup plus curieuse à voir que les “Noirs” venus jusqu’alors à Moscou. L’exposition présente des danses fascinantes ainsi que des exercices militaires ». Les amazones ne tardent pas à être transférées en un lieu qui leur correspond mieux : « Hier, les représentations des Dahoméennes ont commencé au Jardin zoologique ; celles-ci montreront leurs danses et leurs manœuvres militaires trois fois par jour, et cinq les jours de fête. »

L’idée de compléter la faune exotique des parcs zoologiques par des enclos où serait exposé un homme de raison dans son milieu naturel est si évidente qu’elle ne suscite pas la moindre interrogation, le moindre embarras. Ce que l’on appellera plus tard human zoos, « villages » lapons, indiens, nubiens, avec de vrais habitants en costume traditionnel et de vrais enfants nus dans les bras, relève, vers 1875, du quotidien. Il arrive que la morale publique exige que ces indigènes soient vêtus de façon plus décente ; à d’autres moments, au contraire, on estime que leurs tenues ne sont pas assez ouvertes : la nudité sied au sauvage. Ces objets d’exposition fabriquent des tapis, fument la pipe, montrent le maniement des arcs, des flèches et de leurs inutiles instruments de travail, certains meurent, d’autres se révoltent. Entre eux et les spectateurs qui, par millions, viennent les regarder, il y a invariablement une grille ou une barrière, marque tangible de la frontière séparant le passé de l’humanité et son état contemporain, nettement amélioré.

En 1878, tandis que le couple progressiste du dessin de George du Maurier étudie les bouteilles contenant de la musique, à l’Exposition universelle de Paris, en même temps qu’un phonographe et un mégaphone, sont montrés un village nègre et sa population de quatre cents âmes. Un quart de siècle plus tard, à une exposition encore plus spectaculaire, les « races arriérées » s’affichent dans des cages. En 1904, à Saint-Louis, des foules viennent regarder des bourgs de peuples primitifs : les différents stades de l’évolution humaine sont ainsi clairement présentés – des primates aux Pygmées (« Des cannibales qui chantent et dansent ! »), puis, de plus en plus haut, aux Philippins, aux Indiens d’Amérique, enfin aux heureux visiteurs de l’exposition. La théorie des races, à peine assimilée, est l’incarnation suprême d’un système concurrentiel, et le triomphe de l’homme blanc fait la preuve de sa supériorité.

Les amazones arrivent ici à point nommé et le spectacle qu’elles offrent est plus intéressant que celui des tristes Inuits et de leurs chiens hirsutes. Cette fois, le danger est presque réel : ces guerrières qui ont, pendant deux cents ans, protégé le trône du Dahomey, restent une force impressionnante, un objet de légendes, de rêves moites et de romans d’aventures. La guerre larvée entre le Dahomey et les Français prend fin en 1892, les amazones sont défaites ; armées de machettes et de sortes de haches, elles ne pouvaient résister longtemps aux balles, et les longues baïonnettes nouveau modèle assuraient aux Européens une supériorité dans le corps-à-corps. Un an auparavant, déjà, on transportait à Paris une troupe de Dahoméennes domptées, qui faisaient des démonstrations d’exercices d’entraînement. Pour survivre, il faut toujours imiter les images que les étrangers ont de vous.

* * *

Quand je regarde les mots et les objets des morts, disposés pour notre commodité dans les vitrines des musées littéraires, ou prêts pour l’impression, soigneusement conservés, il me semble de plus en plus souvent que je suis, moi aussi, devant la barrière au-delà de laquelle se trouve l’alignement muet, concentré, d’êtres exposés à la vue de tous. Quand on reste longtemps penché sur ce que les anciens inventaires qualifient de « linge ayant appartenu au défunt », les barreaux de la grille qui nous sépare sont plus visibles que ce qu’ils emprisonnent.

Les lettres de jeune fille de ma grand-mère, que je retape ligne à ligne, les chansons soviétiques consignées par Galia sur des feuilles de papier machine, les lettres d’un philosophe, le journal intime d’un tourneur, tout cela m’évoque de plus en plus le cerveau, les os du bassin et les organes génitaux de Saartjie Baartman, conservés dans le formol. La Vénus hottentote, comme on se plaisait à l’appeler, est l’objet favori de l’intérêt scientifique à l’aube du xixe siècle. La forme de son corps, le diamètre de ses mamelons et les lignes de ses fesses sont tenus pour la preuve vivante de la justesse de diverses théories évolutionnistes et le fondement d’hypothèses plus audacieuses encore. Le célèbre naturaliste Georges Cuvier porte une attention toute particulière à la longueur des lèvres de son vagin. On l’exhibe devant des étudiants en médecine, puis devant des amateurs éclairés, enfin au cirque. Il est même permis, parfois, de la tripoter. Pire : elle doit encore servir l’humanité après sa mort. À Paris, le Muséum d’histoire naturelle expose consciencieusement ses restes pendant cent cinquante ans et n’y renonce qu’en 1974. Nous autres, du passé et du présent, sommes infiniment vulnérables, désespérément intéressants, absolument sans défense. Surtout quand nous ne sommes plus.

*1. Poétesse née en 1948, décédée en 2010, et curieusement sous-estimée.

*2. Boisson traditionnelle fermentée, à base de blé (pain), de baies ou de fruits.

*3. Alexandre Vertinski (1889-1957) : l’un des chanteurs les plus célèbres de son temps. Il émigre en 1918, rentre en URSS en 1943, où il sera à la fois très populaire et toujours à la limite d’avoir des problèmes avec les autorités.

*4. Dans la Russie prérévolutionnaire, titre respectueux employé envers les aristocrates et les maîtres de domaines.

*5. Maria Babanova (1900-1983) : actrice, prix Staline 1941, médaille de bronze de la Comédie-Française au début des années 1960.

*6. Premier établissement d’enseignement supérieur destiné aux jeunes filles en Russie. Les cours Bestoujev existent de 1878 à 1917.

*7. Mikhaïl Gasparov (1935-2005), philologue, historien de la littérature antique et de la poésie russe, théoricien de la littérature, poète, essayiste, traducteur.

*8. Il est de coutume en Russie, encore aujourd’hui bien que plus rarement, de mettre des majuscules aux pronoms dans les lettres. Il s’agit à l’origine d’un emprunt à l’allemand.

*9. Alors qu’il est masculin aujourd’hui.

*10. À Moscou, à côté de la place Rouge.

VIII

Liodik ou le silence

Au printemps 1942, sur les routes de ce qui, en temps de paix, s’appelait la région de Leningrad, marchaient dans le crépuscule des groupes de soldats soudés en une chaîne et s’accrochant de toutes leurs forces les uns aux autres. Ils avaient d’ordinaire à leur tête quelqu’un qui s’orientait dans l’espace un peu mieux que les autres. Ce dernier repérait, à l’aide d’un bâton, les ornières, les corps des hommes et des chevaux, et la litanie des aveugles, qui le suivait comme elle pouvait, évitait ces obstacles. Leur maladie, au nom grec de nyctalopie, commence ainsi : la personne cesse de distinguer le bleu foncé et le jaune ; son champ de vision se rétrécit et quand elle entre dans un local éclairé, des taches de couleur dansent devant ses yeux. Le populaire l’appelle la cécité des poules, c’est la maladie du long hiver, de l’avitaminose, de la fatigue extrême. Un mémorialiste racontera par la suite qu’il « ne voyait que deux bouts de terrain droit devant lui. Alentour, tout était cerné par les ténèbres ».

Leonid Himmelfarb, cousin de mon grand-père, alors âgé de dix-neuf ans, se trouvait dans les forêts et marécages entourant ces routes : depuis l’automne précédent, son régiment de fusiliers, le 994e, tenait les positions dans la région, ayant dû, à plusieurs reprises, renouveler entièrement ses effectifs et son commandement. De tout ce temps, Liodik – comme on l’appelait en famille – avait écrit à sa mère évacuée dans la lointaine ville sibérienne de Ialoutorovsk. Il était encore chez les siens un an plus tôt – ses premières lettres avaient été envoyées en mai des camps militaires des environs de Louga. Dans l’une d’elles, il disait qu’il était allé à Leningrad porter des papiers pour entrer à l’école d’aviation : « Mais, naturellement, je n’ai pas été pris, j’ai été déclaré inapte. »

Le 1er septembre 1939, premier jour de la guerre mondiale, l’URSS adoptait la loi sur les obligations militaires, qui imposait la conscription. Désormais, les enfants et petits-enfants de ceux dont l’origine sociale était jugée douteuse – anciens nobles, manufacturiers, marchands, officiers de l’armée tsariste, prêtres*1, paysans aisés – étaient jugés aptes ; précisons qu’ils devaient servir en tant que simples soldats et que les écoles militaires leur restaient fermées. Sur le moment, cette innovation parut presque démocratique, dictée par une logique d’égalité. Toutefois, la même loi abaissait d’un coup l’âge de l’appel, qui passait de vingt et un ans à dix-neuf (et dix-huit pour ceux qui n’avaient pas été au-delà de l’école secondaire). Liodik écrivait que dans sa tente pour dix on dormait au chaud, confortablement, qu’ils s’étaient fabriqué une table, un banc, avaient un peu embelli les lieux alentour, et il promettait d’apprendre à mieux jouer aux échecs. Selon les nouvelles normes, la ration de pain était de huit cents grammes, et non plus d’un kilo, on avait instauré un jour sans viande pour lequel on avait prévu du fromage, et tout cela était sinon joyeux, du moins intéressant et compréhensible.

Il y a, dans les papiers de maman, une enveloppe à part, contenant les lettres et des photographies de Liodik enfant. Le petit garçon chaussé de bottes de feutre et de caoutchoucs vernis, coiffé d’une toque d’astrakan rabattue sur les yeux, avait eu une place importante dans sa propre enfance, l’absence en avait fait, en quelque sorte, un garçon de son âge, et sa mort à vingt ans à peine serait à jamais une nouvelle effarante. Au décès de sa mère, tante Verotchka, femme toute sèche aux cheveux gris, ce qui resterait de lui, une fois les cendres de celle-ci reposant dans le mur du crématorium au monastère Donskoï, se résumerait à cette enveloppe recelant son avis de décès et des bandes de papier officiel avec des chiffres et des ajouts : « Un bonjour de la première ligne ! » « Je t’embrasse fort. » « P.-S. Suis sain et sauf. » Sain et sauf était, au fond, l’essentiel des lettres de Liodik, bien qu’il mît à profit la moindre possibilité de donner de ses nouvelles. L’incantation du « rien de nouveau » passait de feuillet en feuillet, ce qui se passait alentour avait cessé d’être descriptible. Ce qu’il ne parvenait pas à celer était l’étrange cliquetis que l’on percevait derrière ces lignes, lesquelles semblaient pourtant tracées par un être paisible et sachant apaiser ; ainsi tinte la porcelaine dans le buffet, quand dans la rue passe l’artillerie lourde.

Au crayon sur une feuille de cahier à lignes :

28/VII/41

Chère petite Maman,

Avant-hier, j’ai reçu beaucoup de courrier, à savoir cinq lettres, une carte postale et deux lettres de toi, une de Papa et une de vous deux. Tu peux imaginer combien ces chères lettres m’ont rendu heureux. Petite Maman, je n’ai pas écrit de longtemps parce qu’il était impossible d’envoyer du courrier. À présent, notre instructeur politique a pris l’affaire en main et la poste marchera sans doute mieux. Même si je ne reste pas au même endroit, mon adresse ne changera pas.

Tout va bien, je suis en bonne santé et certain de notre victoire. J’espère être avec vous le jour de mes vingt ans, mes chers parents. Je suis fier de mon père et de ses frères. Dans sa lettre du 6 courant, Papa écrit qu’il s’est engagé dans la résistance civile et qu’il ne sera pas utile simplement à l’arrière, mais aussi au front. Bientôt, oncle Filia, oncle David, ainsi qu’ils l’écrivent à Papa, seront également dans les rangs de l’Armée rouge. Le mari de tante Betia *2 a été mobilisé ; ça se comprend, il est instructeur politique. Papa a trouvé du travail le 2 courant. Je suis content pour lui.

Petite Maman, les bombardements ne vous ont-ils pas trop perturbés ? En tant que combattant expérimenté, je vous donne ce conseil : si l’on se trouve près d’une station de métro, le mieux est de s’y cacher, là ou dans un abri. Si tu en es éloignée, essaie de courir te réfugier dans un endroit plus bas, et ne reste pas debout.

Un grand merci pour l’attention que me portent tante Betia, Lionia, Liolia. Félicitations à Lionia pour son grade de père, à Liolia pour celui de mère, à tante Betia et à Sarah Abramovna pour celui de grand-mère.

L’argent ne t’a-t-il pas été retourné ? En tout cas, ne te tracasse pas pour ça. En ce moment, je n’ai aucun besoin d’argent. Surtout que j’ai reçu les vingt roubles de ma solde. Petite Maman, comment vas-tu ? Pour ta main, est-ce qu’elle va tout à fait mieux ?

J’arrête là. Porte-toi bien et sois heureuse. Je t’embrasse très fort et te serre dans mes bras. J’embrasse fort tous les nôtres, en particulier tante Betia, oncle Sioma, oncle Boussia, tante Rosa, Lionia, Liolia.

Ton Liodik

De fait, Liodik avait été mobilisé d’emblée, il s’était retrouvé dans la guerre alors que celle-ci n’avait pas encore commencé. Cette lettre est écrite le jour de son anniversaire : il a tout juste dix-neuf ans. Les troupes allemandes font déjà mouvement pour encercler Leningrad. À Tcherepovets, on forme en hâte, avec des évacués, des adolescents d’hier, des résistants locaux enrégimentés, avec tous ceux qui tombent sous la main, la 286e division, qui comprend le 994e régiment de fusiliers. Que l’on jette aussitôt au cœur de la bataille.

Du côté de la gare de Mga*3, se trouve la rivière Nazia ; alentour, des lieux appelés Voronovo, Poretchié, Michkino, Karboussel, tout un espace – seize-vingt kilomètres – de terre marécageuse et de forêts. Kirill Meretskov, qui commande le front du Volkhov et y a laissé des centaines de milliers de soldats, se remémore, des années plus tard : « J’ai rarement vu un endroit moins propice à l’offensive. Les lointains infinis des forêts, les fondrières, les champs de tourbe noyés d’eau, les routes défoncées sont à jamais gravés dans ma mémoire. » Là, dans les fondrières, le 994e régiment de fusiliers végétera pendant trois ans, s’efforçant d’avancer, reculant pour installer son campement, cédant et maintenant tour à tour ses positions.

Cela commence dès le mois de septembre, où le convoi se fige dans le brouillard, sans pouvoir atteindre la voie d’évitement ; Dieu sait pourquoi, nos avions ne sont pas là, alors que les Allemands sont proches. On décharge les wagons pendant une alerte aérienne, en glissant et en trébuchant, on traîne dans le taillis armes et télègues. Les chevaux tirent péniblement les charrettes à essieux de bois. Suivent des semaines de bombardements incessants. En même temps que les bombes, tombent du ciel des tonneaux aux parois percées de trous, qui font entendre un long hurlement insoutenable. Çà et là, des cuisines de campagne se perdent dans la forêt, redoutant de traverser les zones à découvert. La faim commence à se faire sentir. Comme armes, on ne dispose que de fusils. Le 11 septembre, près du village de Voronovo, quand les chars allemands passent à l’attaque, c’est la panique, les hommes se dispersent dans les marécages. En quelques jours, la division perd la moitié de ses effectifs et une grande partie de son commandement.

Étrangement, on peut reconstituer de manière assez détaillée ces jours et ces semaines ; un certain nombre de textes, d’interviews, de lettres appartenant à ceux qui ont alors survécu entre Voronovo et la Nazia ont été conservés. Nous n’avons pas eu d’artillerie pendant deux mois, se souvient un commandant de bataillon du 996e régiment, voisin. Outre les fusils, on donne à chacun une grenade à main et une bouteille contenant un mélange inflammable. Le temps se rafraîchit, il n’y a plus de pain, juste des biscuits. Pas d’alcool non plus. On a droit à un repas chaud par jour. Certains récupèrent les capotes des cadavres et les portent par-dessus les leurs. On rampe dans la neige jusqu’à l’état-major et retour. On partage entre les compagnies la viande des chevaux tués et on la fait bouillir.

« Un jour nous n’avons pas eu l’ordre de passer à l’attaque. Les Allemands ne nous ont pas non plus bombardés et leurs canons n’ont pas tiré. On n’entendait même pas de tirs de fusils. Sur toute la ligne de défense des marécages de Siniavino régnait un silence strident… Vous comprenez, une journée de silence ! Au bout de quelques heures, les hommes ont été pris d’une peur panique, un état d’angoisse effroyable… Certains étaient à deux doigts de balancer leur arme et de filer à l’arrière… Nous autres, du commandement, on faisait le tour de la ligne en essayant de calmer les hommes, à croire que les chars allemands arrivaient sur nous. »

Dans les lettres de Liodik, rien de cela n’est mentionné, pas la moindre allusion. Sur chacune d’elles, le tampon obligatoire : « visé par la censure militaire » ; en l’occurrence, le censeur n’avait pas à s’inquiéter. Un ouvrage consacré au front du Volkhov cite une lettre d’un lieutenant Vlassov, datée du 27 octobre 1941 : « Les premières gelées et la neige mettent hors d’eux les fascistes*4, surtout quand, à travers leurs jumelles, ils voient nos soldats de l’Armée rouge dont tous les vêtements sont doublés d’ouate, qui portent de chaudes chapkas et ont, par-dessus tout ça, leur capote. Eux, à ce que nous en voyons, n’ont toujours que de courtes vestes… Tout ce qu’on peut dire, c’est que les opérations de combat sont à notre avantage et que les officiers de Hitler n’auront pas le plaisir de déjeuner à l’hôtel Astoria, ce dont ils rêvaient. » Ce tableau, avec chapkas et congères, on le voit comme dans les jumelles évoquées ; la pointe d’humour et la certitude de la victoire sont obligatoires pour le commandement. Néanmoins, nul ne s’attend à ce qu’un lieutenant cache, par exemple à sa femme, qu’il est, malgré tout, à la guerre.

C’est pourtant ce que fait Liodik Himmelfarb, concentré pour ne rien raconter de lui. Il ne cesse de poser des questions, en premier lieu sur la santé de sa mère qui le tourmente : son travail ne la fatigue-t-il pas trop ? Il lui demande de ne pas s’inquiéter pour lui, tout, absolument tout, est parfait. S’il est resté silencieux pendant plus d’un mois, c’est à cause de l’« effroyable paresse » qui s’empare de lui « dès qu’il s’agit d’écrire des lettres ». Rien de nouveau de son côté. Lionia, Liolia, leur nouveau-né, Sarah Abramovna vont-ils bien ? Et oncle Sioma et sa femme ? Que dit oncle Boussia ? Comment allez-vous tous, mes très chers ? Simplement, je t’en prie, ne t’inquiète pas pour moi, c’est inutile, superflu. Porte-toi bien et sois heureuse. Porte-toi bien et sois heureuse. J’ai tout ce dont j’ai besoin.

* * *

Au tout début de la guerre, à Leningrad, Daniil Harms et le peintre Pavel Zaltsman se rencontrent par hasard chez des amis. On sait bien de quoi ils parlent : il n’y a aucune illusion à se faire. À un moment, Harms évoque l’avenir proche : « Nous fuirons en rampant, sans jambes, nous agrippant à des murs de flammes. » Marina, son épouse, se remémore la veille de l’arrestation du poète : il fallait porter une table dans le couloir, mais « il avait peur que survienne un malheur si on la bougeait ». Harms est arrêté le 27 août. Dans sa cellule de la prison des Croix, il entend peut-être vrombir l’air pur de ce 8 septembre où les lourds bombardiers lâchent leurs bombes sur les entrepôts Badaïev.

Beaucoup ont gardé le souvenir de cette journée ensoleillée : à Levachovo, dans la banlieue de Leningrad, l’étudiant Nikolaï Nikouline voit exploser les obus de la DCA, pareils à des morceaux d’ouate dans le ciel d’azur. « L’artillerie tirait comme une folle, de manière désordonnée, sans causer le moindre dégât aux avions. Ces derniers ne se donnaient pas même la peine de manœuvrer, ils ne modifiaient en rien leur formation et, comme s’ils ne remarquaient pas les tirs, volaient obstinément vers leur but… C’était terriblement effrayant, et je m’aperçus soudain que je m’étais caché sous un morceau de bâche. » Dans le sable sifflaient et s’éteignaient les bombes incendiaires.

Quand tout se calme, on voit qu’une fumée noire recouvre la moitié du ciel en direction de la ville. Lioubov Vassilievna Chaporina, âgée de soixante-deux ans, regarde du même côté par sa fenêtre. « Haut dans le ciel, les petites boules blanches des explosions, les tirs désespérés de la DCA. Tout à coup, de derrière les toits, grossit rapidement un nuage blanc, il va de plus en plus loin, d’autres s’amoncellent sur lui, tous sont dorés par le soleil couchant, ils emplissent le ciel, deviennent de bronze et, d’en bas, monte une bande noire. Cela ressemble si peu à de la fumée qu’il me faut du temps pour admettre qu’il s’agit d’un incendie… Un tableau grandiose, d’une sidérante beauté. »

Les journaux intimes et les carnets du blocus, au cours de l’effroyable hiver 1941, ne disent pas autre chose, à croire que ce mot de « beauté » explique quoi que ce soit, ou plutôt isole – çà et là surgissent des aires se distinguant étonnamment du reste du texte. Ces zones, qui rappellent des bulles se formant sous la glace, sont aménagées par différents auteurs pour voir et décrire la beauté. La ville affamée, entièrement absorbée par la question de sa survie, tombe parfois dans la contemplation : ainsi s’endort-on par grand froid, sans plus craindre de geler. Le rythme du texte change. Ce qui s’écrivait en hâte – vite, fixer, ne pas laisser les choses sombrer dans l’oubli –, relevant un détail, des conversations, des blagues, tenant la chronique quotidienne de la déshumanisation, s’accorde soudain une longue pause afin de contempler les nuages et de décrire les effets de lumière. C’est d’autant plus frappant lorsqu’on saisit à quel point tous ceux qui écrivent sont accaparés par le labeur acharné de la survie. Leurs témoignages ont en vue un destinataire, le futur lecteur qui prendra conscience de ce qui s’est passé dans toute son horreur et sa honte, qui pourra entrevoir les arrestations et les relégations, les bombardements nocturnes, les tramways figés, les baignoires emplies de saletés gelées à manger, la peur et la haine dans les files d’attente pour le pain.

Néanmoins, les longues digressions n’ont, me semble-t-il, ni visée consciente ni sens immédiat ; je les qualifierais volontiers de « lyriques », n’était leur caractère curieusement impersonnel. Une vision détachée, qui paraît n’appartenir à personne, qui n’a pas de point de vue, comme dispersée dans tout l’espace, lequel, récemment encore, était la maison, un lieu de vie paisible, ou de repos, de déplacement, mais s’est déjà transformé en surface impénétrable, sans nom ni explication. « On voit dans les rues comme en plein jour. La lune éblouit, et je crois n’avoir jamais contemplé une Grande Ourse aussi brillante. » En ces instants, il semble que le spectateur lui-même ne soit pas là : celui qui voit le ciel et la terre changés n’est plus moi, c’est quelqu’un d’autre (« cela, je ne le pourrais pas », disait Akhmatova qui avait quitté la ville dès le mois de septembre). Le corps a des démangeaisons, il a mal, peur, il essaie de s’amnésier mais ne le peut ; cependant, l’instance qui rédige ces notes va à sa guise, sans se presser, à croire que l’air lui-même et son infinie réserve de temps se perdent dans la contemplation des quais et des édifices.

De la même façon progressent, avec de longues interruptions-comas, les Mémoires de ceux qui combattent durant ces mois aux environs de Leningrad et voient de leurs yeux les projecteurs, gigantesques lustres au-dessus de la glace, descendant du ciel en parachute, et les jaillissements de flammes multicolores palpitant sur la ville en feu. Il semble que ces territoires voués à la mort se dédoublent soudain, se reflètent entre eux, comme s’il n’y avait aucune différence entre la ville assiégée qui périt (sept cent quatre-vingt mille personnes mourront durant la première année du blocus) et le front.

La ville-front : que la propagande d’alors ait affectionné ce cliché ne doit rien au hasard ; il fallait expliquer d’une façon ou d’une autre la dégénérescence du quotidien, son aboutement sauvage à l’expérience incessante de la souffrance et de l’effondrement, et tenter de l’élever. Les frontières entre l’habituel et l’impensable avaient cessé de fonctionner, dans les salles de la Bibliothèque publique, les cadavres raidis des employés gisaient sur le sol, mais on servait encore les livres à la première demande.

Les gens qui peuplaient la ville et le front changeaient aussi rapidement que leurs représentations du possible et du naturel. Le Journal du siège de Leningrad de Lidia Guinzbourg décrit en détail les étapes de la dégradation, laquelle se révèle avant tout physique, affectant les principes d’hygiène et les usages quotidiens, se traduisant en « peau et cheveux devenus gris », en « effritement des dents », évinçant le besoin de lire, aiguisant, en revanche, la volonté de s’adapter aux circonstances et de survivre.

Durant l’été 42, la faim et le froid refluèrent un peu, ce qui entraîna un nouveau problème inédit, quelque chose comme un écart entre le répit offert et l’inertie de la lutte pour l’existence entée dans la chair. Un petit coussin de cuir dans un fauteuil (charmant cadeau de l’ancienne vie) suscitait une pesante perplexité : « la possibilité surgissait d’un retour des choses à leur vocation première. » Mais qu’en faire ? Et que faire des rayonnages de livres, que faire des livres eux-mêmes ? Voici qu’ils avaient rampé plus près de nous, simplement on ne voyait pas encore dans quel but les prendre en main. La capacité irréfléchie de chauffer les poêles, de monter l’escalier glacial avec un seau d’eau, de supporter le poids des gamelles, des sacs, des cartes de rationnement, l’accablant rituel quotidien du réveil et des préparatifs – tout cela était le lot d’un homme nouveau. Dans le monde ainsi changé, il était préférable de se séparer de son ancien moi, sans un regard en arrière. En fin de compte, tout, alentour, mutait charitablement, la vodka se transformait en pain, les meubles en sucre ; « On préparait des galettes d’herbe et des boulettes de hareng », écrit encore Guinzbourg. Elle y perçoit une leçon facile à comprendre : « Chaque denrée devait cesser d’être elle-même. » C’était exactement, sans conteste, ce que devaient faire les hommes.

Envoyé au front durant l’été 1941, Nikouline raconte à peu près la même chose ; à la fin de l’automne, il connaît, lui qui souffre de dystrophie et est complètement perdu, un changement inattendu. Plein de poux, à bout de forces, il passe une nuit dans une fosse, où il pleure de cafard et de faiblesse. « Des forces me revinrent je ne sais d’où. Au matin, je rampai hors de mon trou, errai dans les trous déserts des Allemands et trouvai une pomme de terre gelée, dure comme la pierre. J’allumai un feu… Alors commença ma renaissance. J’eus soudain des réflexes de défense, de l’énergie. J’eus du flair, lequel me souffla la conduite à tenir. J’eus de la poigne. J’entrepris de trouver de quoi bouffer… Je me mis à ramasser des biscuits et des croûtes près des entrepôts, des cuisines, bref, je trouvais à manger partout où je pouvais. Et on me prit en première ligne. »

L’homme nouveau, capable, qui a appris à survivre, n’est pas seulement utile à lui-même, il l’est aussi à l’État – il sert la cause et, là encore, il n’y a plus de différence entre la ville-front et la ligne de feu. La pensée qui anime les textes du blocus de Guinzbourg est précisément celle de l’utilité, entendue de façon particulière. Le monde occidental s’est révélé impuissant face à Hitler, dit-elle. Le seul qui a pu en venir à bout aura été le Léviathan soviétique : un système terrorisant, corrompant, dépersonnalisant l’individu au point que celui-ci a appris à se sacrifier sans presque s’en rendre compte. Alors que l’individuel se figeait d’horreur, se décomposait, avait une conduite stupide ou vile, le sens vint sous le signe d’une résistance collective à un mal incontestable. Des entrailles de la ville agonisante (de l’intérieur du sacrifice accompli), Guinzbourg se propose, et propose à sa classe d’intellectuels libres, une autre sorte de mobilisation : le renoncement au privé/à l’égoïsme, au nom d’une citoyenneté sans faille, indifférente au destin individuel, mais cherchant à sauver le tout. Si la chose était impensable avant guerre, le conflit avait aboli l’ancien ordre des relations. Les petits privilégiés du monde académique, écrit-elle, où sont-ils à présent ? Ils se traînent sur les routes, leurs appartements pillés sont vides. Après sa renaissance, purifié des vieilles habitudes, l’homme efficace du temps de guerre vit, léger, et peut donc être utilisé pour la cause commune.

Conformément à cette logique de service, le texte de Guinzbourg est un modèle de concision et d’économie. Ses notes, que l’on trouve dans d’innombrables rédactions et variantes, servent à fixer des sujets dont on peut extraire le typique – des observations fondant des conclusions. Tout aspect personnel est écarté, considéré comme mort ou peu s’en faut. Il convient de l’étudier, de l’étriper-vider, de le soumettre à analyse ; le décrire uniquement dans la mesure où il est possible d’en faire une généralisation. Tout ce qui n’est pas indispensable (telles les chroniques hédonistes de rencontres avec le beau) en est banni. Au demeurant, dans l’énorme volume du Journal du siège de Leningrad, il est un fragment, presque gêné d’exister, dans lequel l’odieux observateur succombe inconsciemment à l’envoûtement familier de la contemplation.

« Habitants de grandes villes, ne soupçonnant pas que la lune existât ailleurs qu’à la datcha, nous trouvions naturel, une chose allant de soi, qu’il y eût de la lumière, la nuit, dans les rues. Je me rappelle comment cela m’apparut la première fois. Tout était d’un noir absolu, l’obscurité d’une nuit de novembre. La noirceur du ciel se distinguait difficilement de celle des immeubles qui se dressaient, énormes boîtes (çà et là, des fentes mal colmatées laissaient passer un filet de lumière). D’étranges tramways bleus circulaient, ils paraissaient à étage, car ils se reflétaient profondément dans la noirceur mouillée de l’asphalte.

Sur la Nevski*5, en perspective, apparaissaient et se rapprochaient les gros feux jumeaux des voitures, tantôt d’un bleu sombre, ainsi qu’il convenait, tantôt verdâtres ou, curieusement, d’un orangé sale. Les feux avaient pris une importance inouïe. Ils allaient par paires (et en chaîne), et brusquement, dans le brouillard, exhalaient un rayon concentré ou une corne. »

Le texte qui, jusqu’à présent, se déroulait entre compte-rendu et généralisation, commence sous nos yeux à se voir – on le dirait noyé d’une amnésie comateuse, il perd toute mémoire de sa mission et des circonstances. Quelques lignes plus bas, l’auteur reprend ses esprits et s’empresse de déclarer qu’« il n’y a pas ici, pour nos contemporains, la moindre mystique, le moindre romantisme », juste un malaise quotidien, mais que l’expérience de ses camarades d’infortune, envoûtés par ces lumière et obscurité, a une autre signification. Le « nous » de naguère des habitants de la ville, devenu répulsif pour Guinzbourg, s’amincit à l’extrême et laisse voir au travers ponts et édifices. Il semble que seules les zones honteuses de l’heureuse stupeur permettant aux individus de contempler ce qui existe en dehors d’eux représentent cet espace commun dont Lidia Guinzbourg rêvait en vain pendant le blocus.

* * *

À la moitié de l’automne, la ville commence seulement à se refroidir. On dit la famine inévitable, mais on peut encore trouver à manger dans les cafés. Après une attaque aérienne, on chauffa le bain et on lava les enfants. Très vite, l’idée qu’il suffit d’un léger mouvement pour que l’eau coule à flots du robinet paraîtra invraisemblable. La ville est bombardée, les fenêtres des maisons sont camouflées, mais les tramways bleu foncé circuleront jusqu’en décembre. Les normes alimentaires sont de plus en plus basses : au lieu de six cents grammes de pain, on en donne deux cents aux employés. En septembre, Chaporina va faire des courses, on lui donne du pain sur présentation de sa carte de rationnement, et elle se laisse distraire par la lecture d’un journal affiché dans la rue. Elle comprendra par la suite qu’elle a oublié de demander les cinq œufs auxquels elle avait droit. Quelques semaines plus tard, oublier de la nourriture sera impensable. Quelqu’un note qu’il dort tout habillé depuis des jours : il arrive qu’on soit obligé, la nuit, de descendre dans l’abri. Dans les appartements glaciaux de cet effroyable hiver, on gardera ses vêtements pour dormir, en ajoutant tous les chiffons que l’on pourra trouver chez soi ; quand viendra le printemps, Lidia Guinzbourg, qui aura survécu, se persuadera difficilement de troquer ses bottes de feutre contre des bottines. Le froid se fait sentir ; les réserves de combustible sont épuisées dans la ville dès septembre, on envoie le plus de monde possible faire du bois – adolescents, jeunes filles en manteau, chaussées d’escarpins. Dans la nuit du 6 au 7 octobre, tombe la première neige. Le lendemain, Liodik se retrouve, Dieu sait comment, dans Leningrad assiégée.

À l’encre violette sur un bout de papier :

8/X/41.

Chère petite Maman,

Pardonne-moi de te donner si rarement de mes nouvelles. Je n’y arrive pas. Petite Maman, tu prends vraiment tout trop à cœur. Ça ne sert à rien.

Je t’écris cette lettre chez tante Lizotchka. Je n’étais pas loin de Leningrad et j’ai profité de l’occasion pour faire un saut dans la ville. Chez la tante, j’ai trouvé tante Soka et Lioussia. Tu n’imagines pas ma joie de cette rencontre.

Petite Maman, elles s’occupent de moi comme d’un fils. J’en suis tout bonnement gêné. Lioussia m’a cousu une veste matelassée bien chaude, que je peux porter sous ma capote.

La tante m’a donné des chaussettes, des bandes de pieds *6 chaudes et des mouchoirs. Tout cela tombe à pic et je leur suis infiniment reconnaissant. Elles m’ont fourni en bonnes papirosses *7 , de sorte que, pour cela aussi, je suis un « homme riche ». Malheureusement, petite Maman, je devrai les quitter dans la soirée. C’est comme ça, on n’y peut rien.

J’ai reçu plusieurs cartes postales de toi quand tu étais en route, et quelques lettres de Ialoutorovsk. La dernière remonte au 5 septembre. Je suis heureux d’apprendre que tout va bien pour vous. Tu as trouvé du travail, c’est une bonne chose. Ce n’est pas une question d’argent, l’essentiel est que tu ne t’ennuies pas sans rien faire à la maison. Que tante Betia soit venue vous voir est merveilleux.

Petite Maman, j’ai reçu une lettre de Papa, envoyée de Moscou et datée du 27 août. Il écrit qu’il sera bientôt mobilisé. Je n’ai plus rien de lui depuis. Notre nouveau parent est-il venu au monde ? Si oui, fille ou garçon ? Porte-toi bien et sois heureuse. Je vous embrasse tous très fort et vous serre dans mes bras. Tante Lizotchka va t’écrire.

Ton Liodik

Au même moment, Chaporina note dans son journal que les trognons de choux qu’elle a trouvés en dehors de la ville font, cuits à l’étuvée, un bon plat et qu’il serait bien d’en avoir en réserve. Soir : Liodik a déjà quitté ses proches, il marche par les rues non éclairées, il lui faut encore rejoindre son unité. À la nuit, les nuées se sont dissipées, on commence à voir les étoiles, et Chaporina s’attend à des surprises : une attaque aérienne. « Marina Harms est passée, D[aniil] a été arrêté il y a un mois et demi, l’immeuble voisin du leur est détruit, quant au leur, il est fissuré, toutes les vitres sont en miettes, écrit-elle. Marina n’a aucun moyen de subsistance et est morte d’inquiétude pour Daniil Ivanovitch. »

Le même jour, les éclaireurs allemands rapportent au commandement de la 18e Armée l’état d’esprit des habitants de la ville assiégée et recommandent de diversifier la propagande. « Il est indispensable d’utiliser des tracts. C’est un moyen d’agir par surprise, à même de semer la confusion chez l’ennemi en présentant les mesures adoptées par les Soviets comme servant les intérêts allemands. Par exemple, les ouvriers ne doivent pas refuser de prendre les armes, car, à l’instant décisif, ils devront les retourner contre les dirigeants rouges. » Il y a là un curieux écho des paroles reproduites dans l’acte d’accusation du dossier de Harms. Si l’on en croit un informateur anonyme du NKVD, il aurait dit naguère : « Si l’on me force à tirer à la mitrailleuse depuis les greniers dans des combats de rue contre les Allemands, je ne tirerai pas sur ceux-là, mais sur eux, avec la même mitrailleuse. »

En admettant que ce soit vrai, il n’était pas le seul. Les rapports du NKVD cités dans l’ouvrage sur le blocus de l’historien Nikita Lomaguine tiennent un compte détaillé des sentiments défaitistes dans Leningrad assiégée. En octobre, on relève entre deux cents et deux cent cinquante « marques d’antisoviétisme » par jour, et trois cent cinquante en novembre. Devant les magasins où, dès 3 ou 4 heures du matin, des files d’attente se forment et où des foules de gamins mendient des croûtons de pain, on explique que les Allemands vont venir et remettront de l’ordre. Chaporina, non sans compassion, rapporte les rumeurs : ils vont lancer des bombes spéciales sur la ville, qui envelopperont tout de fumée, et quand celle-ci se dissipera, il y aura à chaque coin de rue un policier allemand.

Je ne sais pourquoi, je songe ici à la façon dont, aux premières semaines de la guerre, Lev Lvovitch Rakov, naguère amant de Kouzmine, savant, bel homme et dandy russe, tentait de rassurer une amie dans un café de Leningrad qui brillait encore de tous ses feux. « Allons donc, pourquoi vous inquiéter ainsi ? disait-il. Bon, les Allemands vont venir, mais ils ne tiendront pas longtemps. Ensuite, ce seront les Anglais et nous lirons tous du Dickens. Et ceux qui ne voudront pas ne liront pas. »

Dickens s’est révélé fort utile dans la Leningrad du blocus, faisant office tantôt de remède réconfortant, tantôt de source de chaleur. Étrangement, on relisait surtout, et on lisait aux enfants, Les Grandes Espérances, avec la maison glaciale et le gâteau de mariage gâté. Le journal de Micha Tikhomirov, seize ans, rapporte qu’en vue de la lecture du soir il avait mis de côté, pour plus de douceur, « quatre petits morceaux de pain sec (très petits), un bout de biscuit, une demi-cuillerée à café de sucre fondu ». Je lis et relis aujourd’hui la lettre d’octobre de Liodik, avec sa veste matelassée et ses mouchoirs : je veux poursuivre cette scène paradisiaque, impensable, scène de Dickens, sur la façon dont on tente de réchauffer un soldat gelé, ensauvagé, dont on s’occupe de lui, dont on le vêt de tout ce qu’on peut trouver, dont, heureux qu’il soit vivant et qu’on le soit aussi, on le nourrit de la dernière chose qu’on possède, ou de l’avant-dernière. Le tout au pire moment de la guerre, dans une ville noircie de l’intérieur, où nul, bientôt, ne pourra plus aider quiconque dans l’appartement aux fenêtres camouflées, et pourtant, à l’intérieur, aussi lumineux que l’ambre.

La lettre est envoyée par l’intermédiaire des tantes, et le jeune homme aurait pu écrire librement, sans méfiance. Il ne le fait pas et ne le fera jamais. À l’automne 41, le nombre de lettres en provenance du front de Leningrad retenues par la censure ne cesse d’augmenter, rien que dans la ville elles se comptent par milliers. Mais même celles qui parviennent à leur destinataire se distinguent des lettres de l’enveloppe de ma mère, en premier lieu par un désir non dissimulé de partager ce qui se passe alentour. Ici, on demande d’envoyer des choses, des papirosses, on décrit le fonctionnement d’une batterie de mortier, on explique les particularités du travail d’instructeur politique. Là, on promet de vaincre l’ennemi jusqu’au dernier et on raconte comment on procède (« Chère sœur Mania, les peurs ne manquent pas au front, c’est insupportable »). Leonid Himmelfarb, lui, continue d’écrire que tout va bien, et cela commence à paraître bizarre quand on n’a pas de lettre de lui pendant un mois et demi ; puis une nouvelle lettre arrive, où il fait allusion à sa paresse et à une angine.

27/XI/41

Chère petite Maman,

Je n’arrive décidément pas à trouver le temps de t’écrire. La raison principale en est mon affreuse paresse dès qu’il s’agit de rédiger des lettres. Petite Maman, j’ai été une seconde fois à Leningrad et j’ai vu tante Lizotchka, Soka et Lioussia. Toutes trois vont bien. Je me suis retrouvé à Leningrad en raison de ma bonne vieille maladie, l’angine, j’ai été hospitalisé, de sorte que Soka, Lioussia et la tante sont venues me voir. Petite Maman, comment vas-tu, comment est ta santé ? Je t’en supplie : ne te tracasse pas pour moi, je n’ai besoin de rien, tout est pour le mieux. Je me sens à présent parfaitement bien.

Je regrette beaucoup que les choses que tu m’as envoyées ne puissent parvenir à destination, parce que j’ai quitté mon unité depuis un mois. Je pense toutefois que ces choses te seront intégralement retournées. À l’avenir, petite Maman, n’envoie rien, j’ai tout le nécessaire.

Je n’ai aucune nouvelle. Je n’ai pas d’adresse pour l’instant. Dès que j’en aurai une, je te l’enverrai.

Porte-toi bien et sois heureuse. J’embrasse fort tante Betia, Lionia, Liolia, oncle Sioma, Rosalia Lvovna et Sarah Abramovna.

Ton Liodik

C’est impossible à vérifier, mais je ne peux me défaire de l’idée qu’une angine, en ces semaines, n’était pas un motif suffisant pour se retrouver des premières lignes à l’hôpital, surtout à Leningrad. Il n’était pas si simple d’atteindre la ville. L’explication qui vient tout de suite à l’esprit est une blessure dont Liodik ne veut pas parler à sa mère – explication à la fois vraisemblable et improuvable. Les carnets de Nikolaï Nikouline indiquent qu’au front on n’était pas malade : on n’avait pas la place. On dormait dans la neige, et quand la canicule était là, on la supportait debout. Nikouline se remémore que les ongles tombaient de ses mains gelées, il se rappelle le nom d’un gars des transmissions qui passait ses nuits à quatre pattes, « dans la posture d’un canon antiaérien », tant son ulcère de l’estomac le faisait souffrir. Un autre témoin évoque la faim permanente : « De nombreux combattants qui, au prix de tant d’efforts, avaient réussi à franchir les mètres mortels du no man’s land, faisaient fi de leur instinct de conservation et se mettaient à chercher de quoi manger dans les lignes allemandes. Aussitôt, nous avions droit à une pluie de mines et d’obus, à une grêle de grenades, et ceux qui s’en sortaient sains et saufs devaient encore regagner leurs tranchées. »

Le 16 novembre, le 994e régiment de fusiliers essuie un feu nourri d’artillerie. Il fait froid, dans les – 20 ºC. Pas moyen, dans les marécages, de construire des casemates, on se retranche comme on peut. Les Allemands avancent et occupent une partie de nos tranchées ; leurs canons tirent en continu, ne nous laissant pas progresser d’un mètre. Le lendemain, l’attaque s’enraye, l’ennemi recule. La terre est gelée, on trouve des fosses toutes prêtes, creusées dès l’automne, on y balance quatre cents cadavres. Les autres, russes et allemands, restent à gésir en première ligne, la neige ne tarde pas et recouvre ce qu’elle peut.

La lettre de Liodik datée de novembre est envoyée le 27. D’où écrit-il ? Allez savoir… Que lui est-il arrivé ? Impossible de le deviner ou d’expliquer pourquoi les parentes de Leningrad n’ont pas écrit aux nôtres qu’il avait été malade. Comment avaient-elles pu se rendre à l’hôpital en ces jours où l’on n’avait pas obligatoirement la force de monter un escalier ? Comment étaient-elles rentrées chez elles ? Le 25 novembre, nouvelles restrictions concernant la norme de pain : employés, enfants et personnes à charge ont désormais droit à cent vingt-cinq grammes. Les blessés et ceux qui se trouvent auprès d’eux sont un peu mieux lotis, comme l’écrit dans son journal le médecin Klavdia Naoumovna, dont j’ignore le nom de famille (ses notes s’adressent à son fils évacué, Liossik, mon petit trésor, mon enfant ; elle répète ces mots tendres aussi souvent que mon Liodik – la différence de prénom ne tient qu’à deux lettres – son petite Maman. Le journal s’interrompt en 1942) : « Nous sommes nourris à l’hôpital, et notre ration est à peu près la suivante. Le matin, un tout petit peu de macaronis noirs, un petit morceau de sucre et cinquante grammes de pain. Au déjeuner, soupe (souvent très mauvaise) et, en plat principal, soit, de nouveau, des macaronis noirs, soit des céréales, parfois un petit bout de saucisson fumé, de viande et cent grammes de pain. Et au dîner, les macaronis sont de retour, ou nous avons encore des céréales et cent grammes de pain. Il y a du thé, mais on ne nous donne pas de sucre. Une ration bien modeste, comme tu vois, et pourtant plantureuse comparée à ce qu’on mange en ville… »

Au début du mois de décembre, Chaporina remarque que les gens ont le ventre gonflé par la faim. Les passants ont un teint jaune tirant sur le verdâtre, comme en zinc, « il y en avait beaucoup comme cela en 18 ». On raconte que quelqu’un a vu deux individus morts de froid dans la rue. Durant ces semaines, le gonflement de la mort, son évidence, occupent de plus en plus de place dans les textes du blocus : les gens se mettent à décrire les files d’attente pour les cercueils, les luges et les charrettes transportant de nouveaux morts, les corps gisant dans les rues, les camions d’où s’échappent des cadavres. Vers la fin janvier, cette horreur deviendra habituelle, et la coexistence avec les morts sera une réalité quotidienne dont on parlera en passant, comme d’une chose ordinaire. Au matin de la nouvelle année 1942, l’artiste peintre Anna Ostrooumova-Lebedeva, âgée de soixante-dix ans, notera non sans plaisir qu’elle a mangé de la colle à bois : « Pas si mauvais. On a parfois, au début, un spasme de dégoût, mais qui me semble dû à un excès d’imagination. Cela fait une gelée pas trop répugnante si on y ajoute de la cannelle ou une feuille de laurier. »

* * *

La dangereuse obsession de la nourriture – on pouvait aisément s’y enliser, ne plus vouloir bouger – forme le contenu secret de la vie pendant le blocus. Il était terrifiant mais si doux d’en parler, et on s’efforçait d’éviter le sujet, surtout en public, au travail, dans l’espace de la mobilisation générale. En privé, le soir, la nourriture devenait l’unique canal que pouvait emprunter la conversation ; elle offrait de larges bancs de sable pour évoquer des souvenirs communs de dîners et de collations, de serviettes de restaurants et de petits lacs de jaune d’œuf. Il était également possible de rêver de l’avenir, de ce qu’on mangerait quand la guerre serait finie, et ces imaginations avaient un charme des plus toxiques, elles brillaient faiblement, réchauffant la mère et la fille avant qu’elles ne sombrent dans le sommeil : par exemple, on n’aurait plus à rationner le pain, on le romprait en gros morceaux, on pourrait saupoudrer largement de sucre, arroser abondamment d’huile, faire frire son content de pommes de terre dorées. Ces visions, estimaient les Leningradois, mieux valait les chasser, elles marquaient rapidement le début de la fin ; de la même façon, ils conseillaient à eux-mêmes et aux autres de ne pas dévorer la ration de pain d’un coup, à peine sorti du magasin. La nourriture, il fallait en parler avec prudence et discernement, la moindre erreur était grosse de scènes féroces et de terribles paroles d’accusation. Dans les lettres et les journaux, son évocation réveillait une chaîne d’énumérations passionnées, auxquelles peu étaient en mesure de résister : je veux te raconter ce qu’on a mangé pour la fête !

Les lettres de Leonid Himmelfarb ne soufflent mot de la nourriture.

28/XII/41

Chère petite Maman,

Je t’ai écrit de tout ce temps sans pouvoir te communiquer mon adresse. J’en ai une, à présent, tu auras donc la possibilité de me répondre. Il y a quelques jours, j’ai été convoqué à l’état-major de l’unité dans laquelle je me trouvais, où l’on m’a dit que je partais pour une formation. J’étais obligé d’accepter, et dès le lendemain j’étais aux cours. Ces formations sont prévues pour le commandement intermédiaire. Étant donné que nous sommes en guerre, le temps d’instruction est réduit à deux mois environ. J’aimerais savoir ce que tu en penses, écris-moi à ce sujet.

Petite Maman, je n’ai rien de toi depuis un moment, de sorte que je ne sais rien de vous tous. Écris sans faute sur tout ce qui m’intéresse.

Comment vas-tu ? Et ton travail ? Comment se portent les nôtres ? Comment s’appelle l’enfant de Liolia et Lionia ? Tante Betia est à présent grand-mère. Elle doit être heureuse. Est-ce qu’il fait diablement froid chez vous autres « Sibériens » ? Petite Maman, qu’il est dépitant que tes envois ne me soient pas parvenus ! Je pense qu’ils te seront retournés. De toute façon, je suis à présent chaudement vêtu pour l’hiver. Tu écris que vous avez des problèmes de papirosses ; est-ce que cela continue ? As-tu des nouvelles de Papa ? Et les Nercessov, que deviennent-ils ? Il y a un mois, j’ai vu Iouri Apelhot, Lioussia et Soka, ainsi que tante Lizotchka. Tous avaient l’air assez bien. Iouri est complètement adulte, il porte l’uniforme, il est médecin militaire. Je crois bien que je t’ai tout dit. Porte-toi bien et sois heureuse. Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras. J’embrasse fort tante Betia, Lionia, Liolia et leur enfant, Sarah Abramovna, oncle Sioma. Réponds vite !

Ton Liodik

Cette lettre est particulière, un peu étrange, on la dirait écrite sous un angle différent des autres. Les précédentes commencent par une cascade de questions et s’achèvent par la panoplie symétrique des salutations (à tante Betia, Lionia, Liolia, l’ordre est toujours le même : du cœur chaleureux de la famille à des parents plus éloignés), qui paraîtraient formelles sans la nostalgie qu’elles recèlent. On la perçoit le plus nettement non dans les mots, mais derrière eux, dans le nombre même des lettres – parviennent-elles à leur destinataire ? –, dans l’insistance (comment allez-vous, mes très chers ?) des répétitions. On pourrait croire qu’il préférerait envoyer un télégramme, mais qu’il est contraint, à la place, de remplir tout l’espace de la feuille de cahier avec la même question qui ne le laisse pas en repos. La correspondance est l’unique moyen d’atteindre ses proches, tout en se gardant de leur laisser entrevoir ce qui se passe vraiment. Les bords ne s’écartent que très rarement et, dans la percée ainsi formée, l’envers apparaît, fugitif. Durant l’été, Liodik écrira à sa tante, mon arrière-grand-mère : « Je suis heureux que vous soyez tous installés, que vous ayez votre petit carré de terrain, et même des poulets. La phrase dans laquelle tu dis que nous laisserons tout cela avec plaisir quand nous rentrerons à la maison m’a fait beaucoup rire. Aussi bien que vous soyez là-bas, on est toujours mieux chez soi, inutile de le dissimuler, pas vrai ? »

Le propos sur la formation est le seul où une angoisse poignante est perceptible. Le sujet est tout entier compressé en quelques lignes mal assurées, dans lesquelles le choix effectué (« j’étais obligé d’accepter ») ne semble pas tout à fait fixé et l’on souhaiterait entendre ce qu’en dira maman : « Écris-moi à ce sujet. »

Les commandants intermédiaires, de sections, de compagnies, manquaient désespérément au front ; aux environs de la nouvelle année, ils avaient dû être presque tous renouvelés sur le front du Volkhov. Le 4 octobre 1941, paraît l’ordre no 85, appelé à corriger cette situation : « Sur la création, auprès des états-majors des armées et divisions, de cours visant à former des commandants subalternes et intermédiaires ». Cet ordre, Staline l’a rédigé en personne, réduisant en conséquence les délais prévus pour cette formation : ils ne sont plus que d’un mois dans la zone du front, de deux dans les états-majors des armées. Le deuxième point concerne directement Liodik et sa récente expérience des combats :

2. Créer auprès des états-majors des armées une formation à l’intention des sous-lieutenants appelés à prendre le commandement de sections. Les cours pourront accueillir jusqu’à deux cents hommes.

Les effectifs seront complétés par des sergents et par les meilleurs des caporaux qui se seront illustrés au combat, y compris ceux rétablis après une blessure légère. Le temps de formation sera fixé à deux mois.

3. On sélectionnera pour assurer la formation les meilleurs éléments des états-majors et des unités des armées.

Un correctif sera apporté au troisième paragraphe : Staline modifiera les « meilleurs éléments », optant pour une formulation plus réaliste : les éléments « compétents ». Les exigences concernant les instructeurs sont minimales, la formation est extrêmement courte. Les commandants intermédiaires, qui doivent emmener leurs hommes à l’attaque, sont les premiers à tomber, ils meurent par milliers, il en faut de nouveaux, le pays n’en est jamais rassasié. Ils sont plus présents sur le devant de la scène que les soldats du rang, et la faute retombe sur eux lorsqu’une compagnie fait soudain retraite sous un feu nourri ou qu’une sentinelle quitte un instant son poste pour se réchauffer un peu.

L’existence famélique menée en première ligne est moins chiche que ce qui attend un élève dans la ville assiégée. En 1941, on révise sans cesse à la baisse les normes alimentaires pour les soldats, mais les combattants de la ligne de front ont encore droit à ce qui, bien souvent, est un luxe à dix kilomètres au nord. On leur donne aussi du gros-gris. Ils touchent quatre-vingt-dix grammes de pain, auxquels s’ajoutent viande, céréales, pommes de terre et oignons ; à ceux qui ont le scorbut on distribue des comprimés de vitamine C. Dans les hôpitaux militaires, la ration des blessés est assez généreuse. Elle comprend non seulement six cents grammes de pain, de la viande, du poisson, mais aussi du beurre et du lait, du sucre, des jus de fruits ou des extraits de fruits et de baies. Pour les convalescents, la ration de pain monte jusqu’à huit cents grammes. En comparaison, la vie des élèves est miséreuse, et la rumeur s’en répand dans les unités.

Bien que Liodik ne redoute pas la faim et qu’il n’ait pas vu de ses yeux ce qui se passe à Leningrad durant ces mois, il a toutes les raisons de s’angoisser. Les enfants et petits-enfants de prêtres, d’aristocrates ou de marchands sont bons pour le service dans le rang, mais les postes d’officier leur sont interdits. De ce point de vue, tout n’est pas rose pour Leonid Himmelfarb : il a de la famille à l’étranger, dont on conserve, dans les vieux albums, de nouvelles photos en couleur ; et puis il y a ses grands-pères, dont on s’efforce, dans les enquêtes et questionnaires, de ne pas préciser l’origine et la situation. Les promotions dans l’armée rendent ces choses un tout petit peu plus visibles ; les enquêtes, avec leurs « n’a pas fait partie de », sont vérifiées plus sérieusement, le fait d’être un simple soldat a l’air plus suspect. Il y a sans doute autre chose pour Liodik : la gêne de quitter ses camarades de première ligne. Lui qui ne veut jamais rien dramatiser, déteste, sans doute, le statut même de chef, maître de circonstances extérieures, innocent-coupable, tiré malgré lui du rang.

Les Mémoires d’Ivan Zykov, soldat du front, décrivent les formations de Leningrad, mais à un grade plus élevé, à l’intention des commandants de bataillons. Elles avaient lieu dans une école du quartier de la Grande Okhta ; les élèves y dormaient, le nagant*8 sous l’oreiller, les fusils chargés en faisceaux. Ils ne sortaient quasiment pas dans la ville, il n’y avait d’ailleurs rien à y faire, hormis se remémorer le Leningrad d’avant-guerre, « la majesté et la beauté de ses quais et perspectives ». L’école n’était pas chauffée, les canalisations étaient gelées depuis novembre. Quelque part, affirmait-on, des théâtres fonctionnaient, et les acteurs, hâves, montaient sur la scène pour jouer.

« Assurer le ravitaillement était compliqué. Les cuisiniers étaient des civils ; des élèves étaient désignés, chaque jour, pour livrer l’eau et fendre le bois. L’eau, puisée dans la Neva, était transportée dans un grand tonneau sur une luge, l’opération se répétait de nombreuses fois par jour. À quelque quatre cents mètres, une maison en bois était débitée. On s’y rendait à pied, on portait à dos d’homme une paire de rondins, on les sciait, les fendait, les apportait à la cuisine. À toi de jouer, cuisinier, prépare-nous de la soupe et de la kacha ! Voici le déjeuner prêt, mais on ne nous permet pas d’entrer dans la cantine. Il faut d’abord faire la queue près d’un tonneau contenant une décoction d’aiguilles de pin ou de sapin : on a ordre d’en emplir son quart et de la boire pour éviter le scorbut. Alors seulement, va déjeuner, mon gars ! »

Le froid persistera encore longtemps, longtemps. « La neige tombait, tombait, tombait. La place, le quai, le palais d’Hiver écaillé, l’Ermitage aux vitres cassées, tout cela me semble quelque chose de lointain, de fantastique, une ville de conte, morte, au milieu de laquelle se meuvent, se hâtent jusqu’à leur dernier souffle, d’irréelles ombres chinoises. »

Aux environs de février, le cannibalisme devient le sujet permanent des conversations : journaux et carnets s’emplissent de sombres rumeurs sur ce thème. « Le professeur D., médecin légiste, affirme que le foie d’un homme mort d’inanition-épuisement n’est pas bon ; toutefois, mélangé à de la cervelle, c’est excellent. Comment le sait-il ??? » On colporte la chose, accompagnée de la sempiternelle question : « légende ou réalité ? », de détails outrageusement naturalistes, qui renvoient d’un bond le conteur et l’auditeur en arrière, du côté de la raison. Au même moment, lucide jusqu’au détachement, Chaporina note : « Je retourne à l’âge de pierre. » Sa carte de rationnement lui permet de toucher quatre cent cinquante grammes de viande : « Je n’ai pas eu la patience de la couper avec un couteau et de la manger à l’aide d’une fourchette ; je l’ai prise dans mes mains et l’ai dévorée comme ça. »

17/IV/42

Mes très chers,

Je ne sais comment commencer cette lettre. Je suis sain et sauf, tout va bien. Je vous ai écrit maintes fois depuis que les cours ont débuté, mais je n’ai pas reçu de réponse. Je ne sais comment l’expliquer.

J’ai à présent une adresse permanente, c’est pourquoi je vous écris à nouveau, dans l’espoir d’avoir un mot de vous. Racontez-moi votre vie à tous, mes très chers, dites-moi comment vous allez. Comment vont petite Maman, tante Betia, Lionia, Liolia, leur petit, Sarah Abramovna. Je m’inquiète beaucoup, n’ayant aucune nouvelle de vous.

Je suis resté à Leningrad jusqu’en mars, ce qui, pour la nourriture, n’était pas vraiment extraordinaire. À la fin de février, j’ai quitté Leningrad et traversé le lac Ladoga, de sorte que mon ordinaire s’est amélioré. Du coup, je me sens aujourd’hui solide et en pleine santé.

Parlez-moi en détail de tout et de tous. J’attends votre réponse avec impatience. J’embrasse fort et serre dans mes bras petite Maman, tante Betia, Lionia, Liolia, leur enfant et Sarah Abramovna.

Mon adresse : Sous-lieutenant L.M. Himmelfarb, PPS 939,994 s/p, 3e bataillon, 7e compagnie.

* * *

Au printemps 1942, la vie, malhabile, commença presque à contre-cœur à reprendre ses anciennes formes. Les distributions de produits alimentaires augmentèrent ; le marché revint et, avec lui, la possibilité d’acheter des choses. La ville, devenue plus simple et rude, prit sous le soleil les traits d’un village ; çà et là, la terre était dénudée, bonne pour des potagers, ici on récolterait des pommes de terre, des choux, des concombres. En avril, les Leningradois sortirent dans les rues, afin de les purifier des traces de l’effroyable hiver ; il n’avait pas disparu, il s’exhalait de la moindre fente, mais les changements semblaient paradisiaques. L’euphorie, instable, vacillante (on n’osait y croire, on avait simplement envie de souffler un peu sous son soleil de verre), rejaillit dans les textes du blocus au cours de ces semaines et de ces mois. Au début de l’été, Klavdia Naoumovna écrit à son fils : « La vie s’anime, je dirais même qu’elle bat son plein, comparée à l’hiver. Les gens sont propres, ils portent à nouveau des habits corrects. Des tramways circulent, des magasins rouvrent peu à peu. On fait la queue devant les parfumeries – il y a eu un arrivage de parfums à Leningrad ! Certes, le flacon coûte cent vingt roubles, mais les gens achètent et m’en ont acheté. Cela m’a fait un plaisir fou. J’aime tant le parfum ! Je me parfume et j’ai l’impression d’être rassasiée, l’impression que je rentre à l’instant du théâtre, du concert ou d’un café. Cela vaut particulièrement pour le parfum Moscou rouge. » Chaporina lui fait écho – l’air est merveilleux, et ces radis ! On n’a rien de spécial à espérer – « il n’empêche, nous sommes vivants ».

Otter, héros et alter ego de Lidia Guinzbourg, éprouve la même impression de satiété incrédule en se réveillant un matin avec « le sentiment pas encore annihilé d’une absence de souffrance ». Le texte d’Une journée d’Otter qui, par la suite, donnera la construction achevée du Journal du siège de Leningrad, est écrit, déjà avec une distance, en 1943-1944, mais le retour improbable de la vie est toujours perçu comme tout frais dans son invraisemblance. « La fenêtre est ouverte. Il n’a ni froid ni chaud. Tout est lumineux alentour, ce le sera longtemps, durant l’entièreté de la nuit blanche, à l’infini, [au-]devant pas une once de ténèbres. Il n’a même pas faim… Otter rejette son drap, livrant son corps nu à l’air lumineux, léger, ni froid ni chaud. »

Sur le front de Leningrad, un semblant d’heureuse accalmie. Quand la neige disparut, écrit Nikouline, on découvrit des entassements de morts, qui avaient passé là tout l’hiver ; ceux de septembre, portant tunique d’été et chaussures ; par-dessus, des fantassins de l’infanterie de marine en caban noir, des Sibériens en pelisse courte, des combattants volontaires du blocus. Les routes étaient détrempées, impraticables, les trous individuels étaient pleins d’eau. Le printemps assécha, nivela, repeignit tout de verdure, on ne remarqua plus les fosses communes. « Les troupes se reposaient dans la défense. Il n’y avait presque pas de tués et de blessés. Les écoles rouvrirent, il y eut même du cinéma… On aménagea partout des bains publics et on vint à bout des poux. » L’été fut ensoleillé, on préparait peu à peu l’offensive. La mère de Liodik lui demanda s’il n’aurait pas droit à une permission. Il expliqua : « Je te répondrai qu’il n’y a pas de permission en temps de guerre. Quand la guerre sera finie, alors j’espère vous revoir tous, mes très chers. » Des artistes se rendaient sur les positions et donnaient des concerts ; Klavdia Chouljenko, peu connue à l’époque, chantait Le Petit Foulard bleu26, spécialement retravaillé pour elle.

Je reçois des lettres de toi,

Et j’entends ta voix qui résonne,

Alors je vois, entre les lignes,

Le petit foulard devant moi.

5/VII/42

Chère petite Maman,

J’ai reçu, hier, une carte postale de toi, qui m’a fait un immense plaisir. Il y a quelque temps, j’en avais reçu une autre. Je suis heureux d’apprendre que vous êtes tous en bonne santé et que tout va bien. As-tu reçu ma lettre, dans laquelle je t’écrivais tout en détail ? Le même jour, j’en ai envoyé une à Papa, mais je n’ai rien de lui jusqu’à présent. Je t’ai expédié sept cents roubles. Je te l’ai déjà écrit. Les as-tu reçus ?

Rien de neuf chez moi, petite Maman, je ne vois pas passer les jours. Nous avons du beau temps. Il y a quelques jours, nous avons vu arriver des artistes, des musiciens de jazz, un récitant, deux danseuses, une chanteuse et un baryton. J’ai particulièrement aimé l’interprétation des chansons Tchelita27 et Le Petit Foulard bleu, ainsi que la musique de Dounaïevski*9 par le groupe de jazz. Je suis resté longtemps sous l’impression de ce concert, car c’est pour nous un luxe exceptionnel. Sans doute que ces vils Teutons en ont un peu profité, eux aussi, car il a eu lieu non loin des premières lignes.

Tout va parfaitement bien pour moi ; je vis de l’espoir de te revoir bientôt, de même que Papa et toute notre chère parentèle. Je suis fier de mon père qui porte le titre de soldat de la garde. C’est un honneur. De mon côté, j’espère justifier la confiance que le peuple m’accorde en tant que commandant de l’Armée rouge.

Petite Maman, raconte-moi tout, donne-moi des nouvelles de vous tous. J’ai une demande à te faire : si tu en as la possibilité, envoie-moi des enveloppes ; ici, il est très difficile de s’en procurer.

Porte-toi bien et sois heureuse. Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras.

Ton Liodik

J’embrasse fort tous nos chers parents.

P.-S. J’ai rencontré des gars de Moscou. C’était agréable de parler avec eux. L’un d’eux travaillait et vivait dans notre rue.

Je t’embrasse à nouveau.

Liodik

* * *

Avant la guerre, Le Petit Foulard bleu semblait un peu primaire, les paroles, d’ailleurs, étaient différentes. Cette chanson devint pourtant, presque par hasard, l’hymne de la mélancolie bleue (du blues) des soldats (dans la version de la guerre, un combattant se retourne et, à travers la brume, voit brûler au fenestron de son aimée une petite flamme bleue) ; un jeune lieutenant, qui servait lui aussi sur le front du Volkhov, avait transmis à Chouljenko son remake du texte :

Pour les aimées, les désirées,

Canarde le mitrailleur,

Pour l’humble petit foulard bleu

Qui couvre les épaules chères.

D’autres chansons, parmi les plus populaires, connaissent ce genre d’aventure. Cielito lindo, très en vogue – aïe-aïe-aïe, fillette ! – est transformée en Tchelita pour les variétés soviétiques dans les années 1930 : l’original mexicain est plus frénétique, plus éthéré, la version russe, elle, emploie des mots consensuels, qui passent tout seuls, et une ligne lutte des classes y a été soigneusement élaborée. De riches señores lui promettent des montagnes de perles, mais l’héroïne n’aime que le soleil au zénith et le petit gars tout simple qui travaille à la boulangerie. La célèbre chanson de l’Armée rouge Hardiment nous irons au combat pour le pouvoir des Soviets a son jumeau des Armées blanches Hardiment nous irons au combat pour la Sainte-Russie, avec cette nuance qu’elle se chante plus lentement, plus sourdement, comme si elle montait de la terre. Toutes deux ont une racine – ou un buisson – commune, la romance Les Grappes odorantes du blanchoyant acacia. Une chanson que, dans mon enfance, me chantait grand-mère Dora, laquelle se rappelait bien la guerre civile (Fringants, marchaient les escadrons des partisans de l’Amour), trouvait son revers imprévu dans la marche militaire des fusiliers sibériens, en 1915 : De la taïga, de la taïga profonde, vont au combat les Sibériens… Il n’est jusqu’à une valse de salon, découverte dans la pile de vieilles partitions, qui ne manque de me rappeler la soviétique Plaine, ma plaine

La fameuse Katioucha, composée en 1939 par Matveï Blanter, est également chantée par la moitié du monde, arrangée à diverses sauces – l’une de ses incarnations étant l’hymne de la Division Bleue espagnole (la Division Azur), qui combattait, côté allemand, aux environs de Leningrad. Dans cette variante, il est question d’un printemps sans fleurs, loin de l’aimée, des eaux du Volkhov et de l’ennemi infâme qui se baigne dans la vodka. Cette chanson triste s’achève par la promesse d’une mort héroïque : en un unique combat près de Krasny Bor, plus de mille soldats espagnols tombent en une heure. Cet été-là, la mort est partout. De l’autre côté de la ligne de front, Liodik écrit à son cousin : « Je compte rejoindre bientôt les rangs du Parti communiste pour vaincre, en bolchevik, l’ennemi maudit. À te revoir à la victoire prochaine ! À te revoir bientôt ! »

26/VII/42

Chère petite Maman,

J’ai appris par une lettre de tante Betia que tu avais reçu mon argent (700 r.). Je ne comprends pas pourquoi tu ne me l’as pas dit toi-même. La dernière fois, j’ai reçu de toi une carte à laquelle Lionitchka *10 avait ajouté un mot. J’espère avoir bientôt une lettre de toi. Tu m’as demandé, petite Maman, de t’adresser une promesse de versement. Je l’ai fait et tu pourras désormais, par le biais du Commissariat militaire de district, toucher tous les mois de l’argent. Ma solde est de sept cent cinquante roubles, mais cela inclut les indemnités de campagne, sinon elle est de six cents roubles. Le règlement prévoit que l’on ne peut verser que 75 % du taux de base, de sorte que je suis autorisé à te donner seulement quatre cents roubles. Je continuerai donc de t’envoyer le reste par mandat postal. La promesse sera valable un an, soit jusqu’au mois de juillet 1943 inclus. L’argent commencera à te parvenir à partir d’août de l’année en cours. Le 23 de ce mois, je t’ai envoyé neuf cents roubles, quand tu les recevras, écris-moi sans faute. Petite Maman, j’ai indiqué sur la promesse l’adresse suivante : Commissariat militaire de district de Ialoutorovsk, 13 rue Lénine, Poste restante. Habites-tu loin de chez tante Betia ? Si tu estimes nécessaire de mettre plutôt son adresse, arrange-toi avec le Commissariat militaire.

Petite Maman, comment te portes-tu ? Ton travail ne te fatigue pas trop ? Ne te surcharge pas. Je t’ai déjà dit que j’avais eu une lettre de Papa à laquelle j’ai aussitôt répondu, mais il reste muet pour l’instant. As-tu reçu ma précédente lettre ? Je suis en parfaite santé, tout va bien. Dans deux jours, j’aurai vingt ans. J’espère, pour mon anniversaire suivant, être avec toi et tous les nôtres. Porte-toi bien et sois heureuse.

Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras.

Ton Liodik qui t’aime

Aussi étonnant que cela puisse paraître, en temps de guerre soldats et officiers continuent de percevoir leur solde. Les normes de 1939 prévoient entre cent quarante et trois cents roubles par mois pour un fantassin et un peu plus pour les artilleurs et les tankistes. En situation de guerre, s’y ajoutent des indemnités de campagne, qui représentent 25 % de la solde pour le corps des officiers. Le sous-lieutenant Himmelfarb commande une section : la solde de base dans ce cas est de six cent vingt-cinq roubles ; il écrit qu’il en touche six cents, plus les fameuses indemnités. Il envoie tout son argent à sa mère. Dans l’enveloppe contenant les papiers de la belle Verotchka Himmelfarb, sont conservés les talons jaunis des mandats, avec, au dos, quelques mots et l’invariable ton Liodik.

10/VIII/42

Chère petite Maman,

J’ai reçu hier une lettre de toi mais, quand je l’ai ouverte, je n’ai trouvé que quatre enveloppes, sans un mot. La lettre elle-même s’est peut-être perdue, je ne sais. Il y avait très longtemps que je n’avais pas de nouvelles et je m’inquiétais beaucoup pour ta santé, car Papa m’a écrit que tu étais souffrante. Parle-moi en détail de ta santé. La dernière lettre que j’ai reçue était de tante Betia, il y a longtemps ; j’ai aussitôt répondu et ajouté un mot pour toi. J’ai signé une promesse de versement à ton nom pour quatre cents roubles, parce que je ne peux pas faire plus. Je t’enverrai le complément poste restante. As-tu reçu les neuf cents roubles que je t’ai envoyés le mois dernier ? J’ai reçu récemment une lettre de Papa et une carte postale d’oncle Filia. Papa va bien. Oncle Filia sert dans la Flotte du Pacifique depuis près d’un an. Tonia, sa femme, travaille aux studios d’Alma-Ata. Oncle Filia promet de donner l’adresse de tous les nôtres. Il t’a écrit à toi aussi, Papa lui a indiqué ton adresse. Je suis en parfaite santé, tout va bien. Comment vont tous les nôtres ? Raconte-moi tout. Simplement, je t’en prie, ne te tracasse pas pour moi, c’est absolument inutile, superflu. Porte-toi bien et sois heureuse. Je t’embrasse fort et te serre dans mes bras. Embrasse toute notre parentèle.

J’attends une prompte réponse.

Ton Liodik qui t’aime

Cette lettre est la dernière. Le 25 août, rapportant dans son journal les propos d’une relation, Chaporina note entre parenthèses : « Je suis là, à écrire et, quelque part aux environs de la ville ou dans les faubourgs, retentit une intense canonnade, c’est un duel d’artillerie, la basse tonne, menaçante, tel un gros orage qui approche. »

Le 27 août, est lancée la funeste offensive de Siniavino, destinée à briser le blocus à l’endroit le plus étroit. Pour effectuer leur jonction, les unités soviétiques n’ont que seize kilomètres à parcourir, à travers des forêts et des marécages littéralement farcis, depuis un an, de positions allemandes, de casemates, et semés de champs de mines. Des barbelés courent sur des centaines de mètres, auxquels s’ajoutent des retranchements fortifiés munis de fenêtres de tir, entourés de fossés emplis d’eau marécageuse. « Les canons ne cessent de tonner, tandis que la radio diffuse une joyeuse musique. À en croire la rumeur, nous sommes passés à l’offensive », écrit Chaporina.

Le 994e régiment de fusiliers a pour mission de s’emparer du village de Voronovo et de s’y retrancher ; de l’autre côté de la rivière, se trouvent deux maisons de repos à moitié en ruine, que les Allemands tiennent aussi. Dans ses Mémoires, le commandant du 1er bataillon se montre très précis : un feu nourri plaque les fantassins contre terre, quelques chars parviennent à franchir le pont et comprennent trop tard qu’ils sont seuls, que nul ne les suit, cinq jours et cinq nuits de combats incessants et vains, et les officiers tombent les uns après les autres. « Le commandant du 3e bataillon [celui, justement, dans lequel sert Liodik – M.S.] a une jambe cassée, mon commissaire une épaule, le commissaire en chef du bataillon les deux jambes arrachées. Plusieurs hommes sont tués, j’ai la jambe droite brisée au-dessous du genou. Un éclat d’obus m’arrache les tissus mous jusqu’à l’os. J’ai deux doigts sectionnés à la main droite, et deux autres cassés. Trois éclats d’obus me pénètrent dans la hanche droite… Le sang coule et nous n’avons pour nous tous et toutes ces blessures que deux trousses de secours individuelles. »

Zykov reviendra invalide de la guerre. La mère de Liodik Himmelfarb recevra un avis de décès standard, lui annonçant que son fils est tombé le 27 août, au premier jour de l’offensive. Sebald, qui aimait les analogies – signes d’affinités électives unifiant le tissu vital –, aurait pu noter qu’un an plus tôt exactement, le même jour, Harms était arrêté. D’un autre côté, dans les ténèbres de ces morts en gros, dates et anniversaires étaient pures conventions, on ignorait les dates réelles. Alexandre Goutman, qui commandait un bataillon dans le régiment voisin, racontait que les avis de décès « mort au combat » étaient rédigés pour tous les soldats à la file : on était bien souvent dans l’incapacité de récupérer les corps sur le champ de bataille, « le compte des morts était tenu approximativement ». Les dernières choses que l’on pouvait discerner dans la ténèbre qui s’avançait remontaient à quelques heures avant que tout ne commence.

« La mission est claire pour tout le monde, tous sont prêts pour l’offensive. Nous passons le relais de notre zone de défense à une unité qui arrive à peine. Le régiment part vers le point de rassemblement ou, pour le dire autrement, nous occupons nos positions de départ en vue de l’offensive. Nous dînons dans la forêt, fixons les postes d’observation et, au petit bonheur, nous installons pour dormir. Pour beaucoup, ce sera la dernière nuit de leur vie, or personne n’y pense, tous n’ont qu’une idée en tête : vaincre et survivre. La nuit passe, une nuit de bivouac, sans alertes particulières. À 6 heures du matin, on fume une papirosse, les combattants vérifient leurs armes, prennent sur eux des munitions, des cartouchières, leurs capotes roulées, des masques à gaz. Nous attendons le commandement. À 8 heures précises, on commence à préparer l’artillerie et les mortiers dans toutes les troupes de la 54e armée qui forment le groupe de Siniavino. À 9 heures, les troupes se mettent en marche. »

* * *

Commissariat du Peuple à la Défense de l’URSS

994e Régiment de Fusiliers

16 sept. 1942

N° 1058

PPS N° 939

AVIS

Votre fils, lieutenant commandant une section de fusiliers de la 7e Compagnie du 994e Régiment, Himmelfarb Leonid Mikhaïlovitch, né à Moscou, quartier Lénine, a été blessé en combattant pour la patrie socialiste, montrant, fidèle à son serment, héroïsme et courage, et est mort de ses blessures le 27 août 1942.

Il est enterré au sud-est du vill[age] de Voronovo, distr. de Mga, région de Leningrad.

Le présent avis a valeur de document permettant d’entamer des démarches en vue de l’obtention d’une pension.

Le commandant du 994e Fusiliers,

lieutenant-colonel Popov

Le commissaire militaire du 994e Fusiliers, commissaire de bataillon Gouskov

Le chef d’état-major, capitaine Jijikov

19.2.43

Chère Vera Leontievna,

Chère Maman,

J’ai reçu une lettre de votre mari Himmelfarb, il veut des nouvelles de son bienaimé fils, Leonid Mikhaïlovitch. Je peux vous informer que votre fils a péri de la mort des braves, en défendant la ville de Lénine, le 28.8.42. Il s’est montré digne de notre patrie. Vous devez être fière d’avoir élevé un tel fils. On regrette, bien sûr, votre cher fils, mais qu’est-ce qu’on y peut ? La guerre est implacable, elle exige des victimes. Une chose est réjouissante : le sang versé par le peuple russe ne sera vain. Nous autres, combattants de l’Ar. rouge, vengerons votre fils. Je m’adresse à vous parce que je ne connais pas l’adresse de votre mari et que je n’ai pas pu lui répondre directement.

Porte-toi bien. Tiens bon.

Com-dant adj. du Régiment

A. Ougolkov

* * *

Les lettres de Liodik évoquent, çà et là, un enfant, pour l’instant sans nom, on ne sait de quel sexe, né ou à deux doigts de naître. Cet enfant à peine venu au monde mais déjà important pour lui est celui de Liolia et Liona, c’est-à-dire ma mère, Natacha Gourevitch. Elle me parlait de lui quand j’étais petite ; depuis l’enfance, elle en avait fait son héros, le centre secret de son petit monde, et elle en garda le souvenir sa vie entière. Sur l’enveloppe contenant ses lettres, ses photographies et son avis de décès, l’écriture de ma mère.

*1. Rappelons que les prêtres orthodoxes sont le plus souvent mariés et pères de famille.

*2. Diminutif du prénom Berta.

*3. À une cinquantaine de kilomètres de Leningrad.

*4. Le mot fachisty est couramment employé en russe pour désigner les nazis.

*5. La plus grande avenue de Saint-Pétersbourg.

*6. Appelés aussi chaussettes russes, ces morceaux de tissu étaient enroulés autour des pieds – une pratique courante chez les soldats et les paysans.

*7. Cigarettes russes à long tube de carton.

*8. Revolver créé par la firme belge Nagant et fabriqué pour l’armée russe, puis soviétique, entre 1895 et 1944.

*9. Isaac Dounaïevski (1900-1955) : compositeur, auteur d’une bonne douzaine d’opérettes, de musiques de film et de chansons très populaires.

*10. Autre diminutif de Leonid.

IX

Joseph ou l’obéissance

Il y a dans la ville de Wurtzbourg un palais, et dans ce palais un plafond, œuvre de Giambattista Tiepolo, qui ne ressemble à rien de ce qui existe au monde ; c’est là, d’évidence, une remarque inepte, car tout se ressemble au monde, tout rime. Il est rose et mordoré sur toute la longueur des cieux, empli d’étonnantes créatures que la réalité hésite, d’ordinaire, à montrer, leur ménageant une place au cirque ou dans les films hollywoodiens costumés. En l’occurrence, elles apparaissent toutes, réunies pour une parade de quatre continents, lesquels ont brusquement résolu de bouger, pris leurs impedimenta et se sont rendus à la fête commune organisée à la gloire du prince-évêque de Franconie, dont j’ai oublié le nom.

Le premier à arriver sur les lieux est l’artiste lui-même, qui séjourne trois ans dans cette ville pour lui septentrionale, avant que toute la compagnie ne se montre au plafond – perroquets, singes, nains, indigènes, alligators, jambes pâles de divines créatures, à demi dissoutes dans la roseur de l’air. Tout cela écrase notre monde avaricieux, suggérant la possibilité d’une réalité plus captivante que celle par nous construite.

Cet arc-en-ciel a bien failli tout entier partir en fumée le 16 mars 1945, quand, en dix-sept minutes, furent lâchées sur Wurtzbourg soixante-dix-huit tonnes de fer et de feu. La place sur laquelle, par un soir de printemps 1933, on brûlait des livres, était méconnaissable ; de la résidence du prince-évêque qui en faisait partie ne restait qu’un fantôme. Le palais n’avait plus de toit, ce que les flammes n’avaient pas dévoré était endommagé par l’eau et la suie. Le pâle plafond sculpté de la salle du trône, dont le méticuleux relief évoquait des fonds marins plus qu’une salle d’apparat, semblait n’avoir jamais existé ; plumes et hampes de flèches formaient le dessin d’arêtes de poisson rongées, quant aux lances réunies en gerbes, elles pouvaient sans effort passer pour des mâts de navires engloutis.

Aujourd’hui, tout a été restauré – sculptures, miroiterie, et cette pièce à l’étonnante couleur, dans laquelle l’argent vire au vert comme s’il n’y avait pas de différence entre eux. L’immense plafond, ses merveilles, ses alligators, étincellent à nouveau. Dans son ouvrage sur Tiepolo, Roberto Calasso parle de cette lumière rose comme d’un ultime sourire de l’Europe ancienne. Caractérisant la population bariolée de la fresque, il avance une idée fascinante. Nous observons, écrit-il, un exemple d’une autre humanité, qui n’a rien d’exotique et, en même temps, rien de provincial (diabolique différence, aurait ajouté l’exotique Nègre Pouchkine*1). Cette population peut être en relation et en fraternité « avec toute figure imaginable, homme ou demi-dieu, nymphes et autres habitants des fleuves et rivières*2. Pour Tiepolo, l’Indienne auréolée de plumes qui chevauche son alligator n’est nullement plus extraordinaire que les musiciens européens qui jouent à la Cour. » Dans la pacifique démonstration de l’artiste, tout le réel et l’inouï interviennent en même temps et à égalité ; les mystérieuses créatures, les êtres étranges fraternisent avec les représentants du monde familier, comme s’il fallait qu’il en soit ainsi. Aucun truisme, ici, qui se sentirait déplacé, aucune innovation non plus, susceptible de choquer les gens. Tiepolo « a créé ce dont on peut rêver aujourd’hui encore : une démocratie plaçant sur le même pied ceux qui sont en bas et en haut, une démocratie où la qualité esthétique anéantit toute différence de statut ». Sur le site du Whitney Museum de New York, on trouve la description d’un objet d’exposition similaire : une sorte d’inventaire de biens qui auraient pu appartenir à Tom Sawyer dans ses meilleurs jours. Y figurent un arbre décoré, du printed paper, des verres à apéritif, des boules de verre bleu, (une) tête en plâtre, une boule plus grosse en liège, des rails à guidage et des goupilles de verrouillage métalliques, du verre peint. Le tout, baptisé du mot cartonné d’« assemblage », est placé dans une boîte en bois fabriquée à cet effet, avec le panneau de devant en verre ; cela peut évoquer la vitrine d’un magasin, une cassette à bijoux, le revêtement d’une icône, une valise à ouverture transparente. Dans tous les cas, l’important est que le contenu soit mis à nu et en évidence, que sous le voile de verre il soit vulnérable (et qu’on puisse même le tenir pour invisible, vivant enfermé en lui-même).

Le sculpteur Joseph Cornell est surtout connu pour ses boîtes. Au cours de sa longue vie, il en réalise une énorme quantité : il recourt d’abord, pour ses incompréhensibles visées, à des boîtes toutes faites, industrielles, puis se met à en créer lui-même, dans la cave de sa petite maison de banlieue. Il en résulte des dizaines ; il en offre aux gens qu’il admire. Si son enthousiasme envers ces personnes fraîchit, il envoie un coursier exiger que le présent soit rendu à son propriétaire. Dans un cas comme dans l’autre, cela reste son trésor, son prodige.

Toutes les boîtes de Cornell sont vitrées ; on peut y voir un semblant de dérision quant à leur contenu, à croire que celui-ci est prévu pour qu’on touche chaque chose, qu’on y saupoudre du sable de couleur et qu’on fasse passer les boules de verre d’une coupe dans sa poche. Scellées telles des vitrines de musée, les boîtes, simultanément, promettent le jeu et sous-entendent que ce jeu est repoussé pour longtemps. D’ordinaire, le destinataire est déjà hors jeu : l’une des boîtes les plus célèbres de Cornell était destinée à une grande danseuse étoile disparue en 1856. La Cassette pour les bijoux de la Taglioni, tendue de velours marron, bordée d’un collier de grosses pierres, renferme seize petits cubes transparents rappelant des glaçons, déposés sur une vitre bleu clair, dans l’attente de leur propriétaire. Une plaque spéciale (une chaîne reposant sur le velours lui confère une ressemblance avec une inscription de monument funéraire) éclaire la signification de cette installation : « Par une nuit de lune de l’hiver 1835, un bandit russe de grand chemin arrête l’équipage de Maria Taglioni et enjoint à celle-ci de danser pour lui seul, sur une peau de panthère qu’il étend sur la neige, sous les étoiles. Cet événement (actuality) sera à l’origine de la légende selon laquelle, désireuse de conserver le souvenir de cette fantastique aventure, la Taglioni entreprendra de mettre dans sa cassette à bijoux et dans les tiroirs de sa table de toilette, des cubes de glace artificielle. Là, parmi les pierreries étincelantes, ils lui rappelaient les cieux étoilés au-dessus du paysage de glace. »

La Taglioni n’arrive en Russie qu’en 1837 ; la peu vraisemblable histoire du noble bandit sonne différemment dans la version originelle : en place d’une peau de panthère étendue sur la neige, on parle d’un tapis déroulé sur la route détrempée, et il n’est pas question de cubes de glace. La seule actuality, pour reprendre le terme de Cornell, n’est autre que l’artiste lui-même et sa foi frénétique dans le pouvoir des boîtes et des coffrets. Au cours de plusieurs décennies, il crée quantité de lieux clos de ce genre, au moyen desquels on peut construire quelque chose comme une maison de poupée, recelant toutes sortes d’abris et de cachettes secrètes : « Petits Coffres », « Cassettes », « Appareils pour faire des bulles de savon ». Ou encore une ville équipée d’« Hôtels », d’« Observatoires », de « Pigeonniers », de « Pharmacies », de « Volières », de « Fontaines de sable ». Il ne s’agit pas de travaux isolés, ce sont des séries entières, aux multiples variantes se complétant mutuellement et évoquant des enfilades.

Cornell meurt un an avant son soixante-dixième anniversaire, le 29 décembre 1972. Cette date lui aurait plu, déposée dans un coffret de fête, entre Noël et le nouvel an ; il était, en outre, né la veille de Noël. Il passe toute sa vie au même endroit, 3715 Utopia Parkway, dans une maison typique de la banlieue, en compagnie de sa vieille mère et de son frère Robert, gravement malade. Dans la cave où il a aménagé son atelier, se trouvent des dizaines de milliers d’images et de tirages photo, préparés pour de futurs travaux, des boîtes avec tout le nécessaire (« Rien que des boules en bois », « Des pipes en terre »), des dossiers contenant des coupures de presse et des notules. Ses étranges engouements font de lui un spécialiste dans de nombreux domaines pointus, de l’iconographie des ballets à l’histoire du cinéma muet, et des experts s’adressent à lui pour un conseil. Au fil des ans, il supporte de moins en moins les collectionneurs de ses propres travaux, s’efforçant de ne rien vendre, voire de ne rien montrer ; il y a, toutefois, un moyen de contourner le problème : il suffit de lui rendre visite en compagnie d’une jeune danseuse ou d’une starlette et de racheter ensuite tout ce que le vieil homme lui a offert.

Après la mort de son frère, Cornell répète à maintes reprises que celui-ci était meilleur artiste que lui ; son frère (comme le fait remarquer un critique venimeux) dessinait essentiellement des souris et se passionnait sérieusement pour les circuits de chemins de fer destinés aux enfants. Une énorme série de travaux mémoriaux lui est consacrée, signée de deux noms : Joseph et Robert Cornell. Le mécanisme simple et triste caché derrière ce désir de faire coexister encore un peu les deux noms, de réaliser encore quelque chose ensemble, est le grand moteur des multiples centres d’intérêt de Joseph, ce qui le pousse à passer à l’action. Robert Cornell, la Taglioni, Gérard de Nerval et bien d’autres avaient, chacun à sa façon, besoin d’amour, de petits temples érigés à la gloire du souvenir concrétisé. Il s’agissait le plus souvent des fameuses boîtes, mémoriaux de rencontres, brouillons d’espaces où la conversation pourrait avoir lieu.

Le système complexe de rimes intérieures élaboré par Cornell durant les années de ses recherches historiques et de ses expéditions dans les magasins d’antiquités permet sans grande difficulté de relier tout ce qu’on veut à tout ce qu’on veut ; tel est le secret plaisir de ses activités. Il tient Baudelaire et Mallarmé pour ses maîtres ; l’idée, importante pour les deux, des correspondances transperçant le monde de centaines de passages secrets, il la retourne en son parfait contraire. Entre ses mains, les choses font montre d’une docilité inouïe, chacune, après un temps de réflexion, se couche à sa place, se révèle apte aux visées de l’artiste : toutes forment une même famille. Chacune, fût-elle la plus humble, a une chance de se retrouver sous la lumière d’or de la visibilité ; un copeau, du sable de couleur, des boules en liège révèlent leur nature royale, plus habituelle pour les danseuses étoiles et les poètes. Il semble que le fait même de l’oubli et de la déchéance à venir rende chaque objet précieux pour Cornell. Il construit tout nouveau travail comme une arche de Noé, en vue d’une mission de sauvetage.

* * *

Ceux qui vivaient en Union soviétique dans les années soixante-dix peuvent voir dans les boîtes de Cornell l’équivalent des petits secrets, passion de mon enfance. Rien, dans le quotidien assez terne de l’époque, n’explique l’apparition de ce jeu. De fait, cela n’avait rien d’un jeu, hormis la présence de règles. Les petits secrets n’étaient pas une occupation, mais un mystère que l’on ne devait partager qu’avec ses plus proches amis, et tout ce qui y était lié, absolument tout, ne ressemblait aucunement à nos autres activités, à l’école ou dans la cour de l’immeuble. Les petits secrets étaient, au sens propre du terme, underground : on les gardait sous terre, tels des trésors ou des défunts. À la campagne, où l’on se penche sans cesse vers le sol pour y planter une graine ou y prendre quelque chose à manger, cela n’aurait rien eu d’extraordinaire. Mais nous étions des gamins de la ville qui nous remémorions le chemin de la maison grâce aux fissures de l’asphalte, et nous n’avions pas de relations particulières avec le sol noir granuleux d’où, au printemps, se libéraient le lilas et l’acacia.

Pour faire un petit secret, il fallait se laisser tomber par terre, choisir un endroit, y creuser un trou, en vérifiant alentour que personne ne regarde, l’emplir d’un contenu précieux, poser par-dessus un bout de verre propre, recouvrir le tout de terre, égaliser, comme si de rien n’était. Je le comprends aujourd’hui, ces microscopiques demeures, tendues de papier d’aluminium et emplies – on ne savait jamais – de toute la beauté du monde, évoquaient beaucoup les antiques chambres funéraires, leurs fresques et l’ensemble des objets préparés dans une perspective d’immortalité. Pour les petits secrets, on ne choisissait que des choses particulières, rares autour de nous : papiers dorés ou argentés, plumes, coupures de magazines présentant la photo d’un acteur ou d’une actrice, précieuses perles ou boutons, voire toutes petites poupées-baigneurs. L’invariable morceau de verre transformait la cachette en vitrine n’attendant qu’un spectateur.

Comme tous les trésors (Sésame, ouvre-toi !), ceux-ci n’étaient pas en sûreté et l’on pouvait, par avance, faire ses adieux aux choses qui se trouvaient là. Peu connaissaient ces petits cimetières, deux ou trois amies de confiance, des initiées. Et pourtant, venait l’instant, un ou deux jours plus tard, où, sous le buisson sacré, il n’y avait plus rien : les petits secrets disparaissaient, comme s’ils n’avaient jamais existé. Des gamins, à l’affût du moindre de vos déplacements, avaient pu les piller ; ils avaient pu être découverts par des rivales et cachés ailleurs ; on avait aussi pu oublier soi-même où il fallait creuser (les repères n’étaient pas plus fiables). On se disait parfois que les petits secrets, à l’instar des rivières souterraines ou des veines aurifères, vivaient à leur guise, voire se déplaçaient tout seuls.

En surface, ils n’étaient pas bons à grand-chose. Le système esthétique de la vie soviétique tardive, système élaboré et, dans son genre, assez convaincant, reposait sur des règles non écrites qui, d’une façon ou d’une autre, tournaient autour de l’idée d’understatement, de modestie digne et joyeuse, ne rêvant pas de carnaval. On admettait quelques menus coups de canif dans le modèle, un petit écart à droite ou à gauche. On pardonnait aisément une certaine sentimentalité, un léger voile de tendresse ou de tristesse lorsqu’il s’agissait de sentiments compréhensibles : nostalgie de la jeunesse, amour des enfants, espoir du meilleur. Tout ce qui égalisait/unissait était grosso modo jugé acceptable, il en allait autrement des excentricités qui distinguaient tel ou tel individu de la masse, sans qu’on saisît pour quelle raison et dans quel but. La moindre manifestation relevant de la démesure (fût-ce une écolière portant des boucles d’oreilles) était perçue comme une tentative de se propulser du côté de l’exceptionnel. Toutes ces choses, là, trop criardes, avec plumage et queues, feux de Bengale ou bas de soie, avaient été passées par-dessus bord et y restaient. Le bon goût était plus ou moins acceptable ; mais l’exotisme et son mauvais ton coloré allaient finalement contre la loi, ils menaçaient l’égalité générale. Est-ce pour cela que les petits secrets, qui n’étaient que démesure et concentraient une beauté inacceptable, perles de cristal, roses en papier, devenaient pour nous, me semble-t-il, quelque chose comme un asile politique, un franchissement des frontières étatiques et autres limites ?

Dans les fermes et les campagnes de notre immense pays, on cachait dans la terre – en attendant – des carabines à canon scié, les nagants des grands-pères, parfois des pièces de dix roubles-or de l’époque du tsarisme. Plus près de Moscou, dans les potagers des datchas, il y avait de l’antisoviétisme dans les ténèbres humides, manuscrits et livres de la sédition qu’il était dangereux de garder même au grenier. Mais notre rapport, en apparence insensé, à ces caches dans la terre, a peut-être un lien direct avec ce qui nous occupe : nous cachions à des yeux étrangers la beauté qui manquait alentour et que nous ne voulions pas partager avec n’importe qui.

Des années plus tard, j’ai rencontré l’expression petits secrets dans un livre de souvenirs ; un livre très court, écrit en anglais dans les années cinquante et qui n’avait rien à voir avec le brillant du verre et du papier alu. Il y était question des pogroms dans le sud de l’Ukraine au cours de l’année postrévolutionnaire 1919, vus par une petite fille. On y racontait comment, chaque nuit, tout un village les attendait, et ils venaient ; comment les femmes et les enfants se cachaient où ils pouvaient, au pied des palissades, derrière des souches, puis regagnaient les maisons et faisaient la toilette des morts. Les gens qui vivaient là avaient divers moyens d’échapper au malheur – on en trouve quand on n’a pas d’endroit où fuir. Il y avait des pièces secrètes, obstruées par des briques, des souterrains, des fosses, aménagés de manière à ce que toute la famille puisse s’y cacher et attendre que tout se termine. Parfois, cela marchait. Ces abris, disait le livre, et les lettres latines se mêlaient aux convulsions du cyrillique, avaient un nom spécial : sekreten.

* * *

En décembre 1936, dans une galerie de New York, Joseph Cornell présente à un petit groupe de spectateurs son premier film. Il s’intitule Rose Hobart et dure dix-sept minutes. L’œil du projecteur est barré d’un verre bleu foncé qui confère à l’image une nuance lunaire ; le film est projeté au ralenti, il n’y a pas de son, comme si tout se passait vingt ans auparavant, au temps du cinéma muet.

Parmi les spectateurs, se trouve Salvador Dalí, alors âgé de trente-deux ans. Vers le milieu de la projection, il bondit sur ses pieds, renverse le projecteur, hurle que Cornell l’a pillé. Cette idée, insiste-t-il, était dans son inconscient à lui, Dalí, ce sont ses rêves à lui, et Cornell n’avait aucun droit de se les approprier.

Après le départ de Dalí et Gala, la projection reprend ; des indigènes d’un bleu sombre, vêtus de pagnes bleutés, repoussent, à l’aide de perches, des crocodiles vers la rivière, le vent fait bouger les palmiers, une femme d’une éblouissante beauté s’approche de quelque chose, regarde attentivement, recommence une ou deux fois. Le soleil s’éclipse ; à la surface de l’eau apparaît une bulle ronde comme un œil. La femme joue avec un petit singe. Ce film ne sera plus montré nulle part ; au demeurant, il a déjà rempli sa fonction.

Il est à noter que Dalí estimait qu’on lui avait volé ce qui n’appartenait ni à lui ni à Cornell, du moins en termes de droits d’auteur ou de cycles de travail cinématographique. Ce qui est montré ce jour-là à la galerie Julien Levy, est constitué, à l’exception de quelques cadres, de fragments du film d’aventures East of Borneo, tourné quelques années plus tôt et ne se distinguant pas par des qualités spéciales. Les critiques soulignent l’invraisemblance du sujet, le nombre incroyable de catastrophes, l’économie de jeu de l’actrice principale. Elle a un nom de fleur, Rosa Hobart, des pommettes hautes et des cheveux blond vénitien, bref cela suffit à lui assurer l’immortalité.

Borneo et sa cavalcade d’événements dure soixante-dix-sept minutes ; il disparaît rapidement des écrans, et les négatifs en sont vendus dans une des nombreuses brocantes gravitant autour de Times Square. Cornell, qui récupère tout ce qui correspond plus ou moins à ses innombrables love interests, nourrit une passion particulière pour les rebuts de Hollywood, les photographies de bouts d’essai tournés par des acteurs, les film stills dont nul n’a besoin, les memorabilia liés aux films de série B, à toutes les starlettes anonymes et aux divas vieillissantes. Ayant fait l’acquisition de la pellicule de Borneo, il en retire le superflu, autrement dit tout ce qui ne se rapporte pas à Rosa et empêche de la regarder. Dans le film baptisé en son honneur, il ne se passe absolument rien, et c’est ce qui le rend aussi captivant.

Au lieu de foncer pour sauver Dieu sait qui, l’héroïne, invariablement vêtue d’habits de style colonial clairs, est vouée à ce que l’on peut qualifier d’existence pure – organique. Dès les premières images, où la caméra se faufile dans l’obscurité indigène vers la case éclairée dans laquelle dort Rosa et l’aperçoit enfin à travers un rideau transparent comme une vitre, elle paraît infiniment rapetissée, à croire que nous jetons un coup d’œil dans l’une des boîtes de Cornell. Sur une table, un chapeau blanc ; la jeune femme se meut dans un espace illuminé, son visage est presque immobile, au montage seuls ses vêtements changent, une robe, une autre, un petit trench-coat blanc et souple, aux revers arrondis. Elle dit quelque chose, serre ses mains contre sa poitrine, mais nous n’entendons rien : le film parlant s’est changé en film muet. Certains de ses mouvements se répètent, une fois, deux fois, trois fois, comme s’il était indispensable que nous suivions le moindre de ses gestes, telle la croissance d’une fleur dans son épanouissement progressif. Le plus souvent, il s’agit d’une chronique de l’observation : l’héroïne se fige et observe, elle recule d’un pas et regarde à nouveau. À un moment, le rajah amoureux écarte le rideau et offre à la femme blanche un spectacle rarissime : une éruption volcanique. Ils la contemplent ensemble, tels des cinéphiles sur un balcon plongé dans les ténèbres. Lui porte un turban de toile fine ; elle a une robe du soir qui lui descend jusqu’aux pieds. Devant eux, le feu et la ténèbre. On voit distinctement un énorme perroquet – hôte permanent des travaux de Cornell.

Tous les films de Cornell sont agencés à peu près de cette façon ; aucun ne dure plus de vingt minutes, et en règle générale ils sont plus courts. On ne les commente guère, et cela se comprend : tous sont assez étranges. Dans l’un d’eux, intitulé Les Siècles de juin, la caméra, fixée au niveau des yeux d’un enfant de neuf ans, ne cesse d’aller et venir lentement le long d’un escalier en bois, elle escalade le mur d’une maison, contemple le ciel à travers le feuillage, les genoux d’enfants creusant la terre, les chaussettes blanches d’une fillette qui s’éloigne, descendant une rue. Dans un autre film, la chronique d’une fête enfantine (l’énorme pomme que grignote un des héros semble, à la fin, grosse comme la lune) est entrecoupée d’étonnantes images : roues pivotantes en action, trou noir qui s’ouvre dans le ciel, artiste de cirque vêtue de blanc suspendue sous une coupole, tel un poisson à une canne à pêche : et de battre des pieds dans l’obscurité, et de tourner, pareille à un bouton vivant de fleur. Des branches s’agitent et fouettent l’air, la flèche d’une girouette secoue son bec, des mouettes battent des ailes ; apparaît, sur un cheval blanc, une enfant-fée, cheveux au vent, un terrifiant Indien revêt un masque noir et lance des poignards, sans toucher une tendre squaw. Dans un autre film encore, une jeune fille blonde court dans un parc ; elle tient un parapluie crème déchiré, des colombes se baignent dans une fontaine, elles s’envolent, une fillette maussade, portant des chaussettes blanches, se tient au milieu d’une placette et ne sait où aller. Il pleut à verse. Cela ressemble un peu à ce que montre la caméra d’un iPhone lorsqu’on appuie par mégarde sur le bouton « vidéo » et qu’on lui offre la possibilité de fixer la vie telle qu’elle est – dans toute son absurde amplitude.

Cornell évacue du processus temporel tout ce qui lui est cher, pareil à l’enfant aux ciseaux qui découpe dans un livre l’image de son tsarévitch ou de son cheval préféré ; ainsi, dans les années trente soviétiques, allait-on voir et revoir un film consacré à un commandant rouge ; un film célèbre, dans lequel s’entrechoquent et s’affrontent, une ultime fois, le vieux monde et le nouveau, entièrement refait. Une scène d’« attaque psychologique » en sera décrite par Mandelstam, alors en relégation dans son Voronej : le moment où apparaissent, « une mortelle papirosse entre les dents/ Les officiers de la toute dernière mouture/ Dans l’aine béante de la plaine » ; les armées blanches vont à l’attaque au son du tambour, comme à la parade, et, sans un mot, tombent sous le crépitement de la mitrailleuse. « Ils sont beaux à voir », dit un soldat rouge à un autre. Parmi les figurants engagés pour cet épisode, tirés du non-être afin de confirmer, une fois de plus, le bon droit des vainqueurs, et marchant bellement une dernière fois, se trouve le poète Valentin Stenitch, premier traducteur russe d’Ulysse. Il sera fusillé en 1938. On prétend qu’il se serait comporté d’effroyable manière aux interrogatoires ; Dieu nous épargne de savoir comment nous nous comporterions, nous !

Dans la tradition mémorielle russe, des histoires sont constamment liées au film Tchapaïev*3. À la fin du film, le valeureux Vassili Ivanovitch, héros de légendes et d’histoires drôles, meurt. Blessé, il traverse à la nage le fleuve Oural glacial (« l’eau est plus froide qu’une baïonnette », dit une chanson), les ennemis lui tirent dessus et nous savons qu’il n’en sortira pas vivant. Or, des auteurs de Mémoires – pas un, plusieurs, beaucoup – rapportent qu’ils sont allés voir ce film trois ou quatre fois, parce qu’on racontait que dans un cinéma, quelque part à la périphérie de la ville, Tchapaïev s’en tirait.

Il en va toujours ainsi : on a sans cesse l’impression que pour qu’un héros s’en sorte, pour qu’il reste avec nous, invulnérable, éternellement vivant, il suffit de tendre la main et de donner quelques coups de ciseaux afin de le découper du contexte, de l’extraire du filet des causes-conséquences. Après tout, n’a-t-on pas tué Pouchkine, dit Tsvetaïeva, parce qu’il ne serait jamais mort, qu’il aurait vécu éternellement ? Enfant, j’effectuais souvent cette opération à la fois simple et désespérée : mon héros préféré (ou mon « méchant » favori) disparaissait soudain, selon mon bon vouloir, d’une page de livre, où tout, notamment la belle sur son mustang moucheté, gênait notre bonheur ; alors, écarquillant les yeux avec angoisse, il tentait de se repérer dans les trois pièces de notre appartement en panneaux de béton, où plus personne ne menaçait désormais notre possibilité d’être ensemble. Aujourd’hui encore, quand on repasse soudain Tchapaïev, j’attends que commence l’attaque psychologique et j’essaie de deviner lequel est Stenitch, que Blok qualifiait de dandy russe : celui qui ne s’en est pas tiré.

La fameuse directive concernant l’affaire Mandelstam exige que celui-ci soit « isolé mais préservé » : il semble que le travail de bagnard, obstiné, effectué des années durant par Cornell, ait justement visé à isoler et préserver tout ce qu’on aime. Isoler (mettre en lumière, extraire, placer dans le bon contexte, entourer de correspondances et de rimes, obturer, sceller, loger là où la teigne et la rouille ne détruisent point, où les voleurs ne percent ni ne dérobent28), signifiait pour lui préserver. Dans le texte slavon de l’Évangile selon saint Matthieu, le verbe employé pour les trésors est skryt*4, autrement dit préserver signifie cacher, il n’y a pas d’autre solution. La version anglaise, en revanche – store up –, sent un peu sa cave ou son hangar, son gigantesque entrepôt ; c’est précisément à un entrepôt-warehouse de ce genre qu’est lié l’instant de la révélation qui va changer la vie de Cornell.

Il l’évoque à plusieurs reprises ; en deux mots, cette histoire se résume à une unique brève vision, que l’esprit ne saurait concevoir, aurait dit en pareil cas le poète russo-nègre. De malheureuses circonstances avaient fait de lui le nourricier des siens, sa mère et son frère malade ; son travail consistait simplement à aller présenter, dans les boutiques de Manhattan, des échantillons de tissu. Un soir, au coucher du soleil, alors que toutes les fenêtres du grand entrepôt de la West 54th Street paraissaient la proie des flammes, il aperçut dans l’encadrement de chacune d’elles Fanny Cerrito, danseuse étoile italienne renommée dans les années 1840. Elle se tenait là-haut, sur le toit du bâtiment, elle fermait elle-même les volets des centaines de fenêtres de cette imposante construction. « J’entendis une voix, je vis une lumière », devait dire Cornell à propos d’un autre cas semblable. Dès lors, il y en eut beaucoup dans sa vie, il devint chasseur et amateur de ces points de transfiguration soudaine. La Cerrito était née à Naples en 1817. La série des boîtes napolitaines (cartes de géographie, vues du Vésuve, ciel d’azur) était pour elle promesse d’une nouvelle et impérissable demeure.

* * *

Le volume de tout ce qu’il fallait sauver sans délai excédait les possibilités de Cornell, comme, au demeurant, de tout être vivant. Dans les conversations des Tchinari consignées par Leonid Lipavski, on trouve une énumération célèbre, que l’on peut lire et relire sans fin. Chacun – Oleïnikov, Zabolotski, Harms, Lipavski lui-même – prépare une liste de choses (sujets, situations, qualités) qui l’intéressent, et cette énumération acquiert un magnétisme : les constellations ainsi formées pourraient, dirait-on, être portées sur une carte et observées comme celles du ciel.

Un exemple : « D.H. a dit ce qui l’intéressait. À savoir : écrire des vers et, dans ces vers, apprendre diverses choses ; la prose ; l’illumination, l’inspiration, l’éclaircissement, la superconscience, et tout ce qui y est lié ; les voies permettant d’y atteindre ; diverses connaissances ignorées de la science ; le nul et le zéro ; les nombres, en particulier non séquentiels ; les signes ; les lettres ; les caractères et les écritures ; tout ce qui est insensé et absurde du point de vue de la logique ; tout ce qui suscite le rire, l’humour ; la sottise ; les naturalistes ; les signes anciens réinventés, peu importe par qui ; le prodige ; les trucs (sans soutien technique) ; les interrelations humaines ; le bon ton ; les visages humains ; les odeurs ; l’anéantissement du dégoût ; la toilette, le bain, la baignoire ; la propreté et la saleté ; la nourriture ; la préparation de certains plats ; la décoration de la table du déjeuner ; l’aménagement de la maison, de l’appartement, de la pièce ; les vêtements d’hommes et de femmes ; les questions concernant la façon de les porter ; fumer (la pipe et les cigares) ; ce que font les gens quand ils sont seuls avec eux-mêmes ; le sommeil ; les carnets ; l’écriture sur papier à l’encre ou au crayon ; le papier, l’encre, le crayon ; la consignation quotidienne des événements ; de même pour le temps qu’il fait ; les phases de la lune ; la vue du ciel et de l’eau ; la roue ; les bâtons, les cannes, les sceptres ; la fourmilière ; les petits chiens au poil lisse ; la Kabbale ; Pythagore ; le théâtre (le mien) ; le chant ; les offices et les chants religieux ; les rituels en tous genres ; les montres de gousset et les chronomètres ; les plastrons ; les femmes, mais uniquement celles qui correspondent à mon type préféré ; la physiologie sexuelle des femmes ; le mutisme. »

C’est la liste de Harms ; on pourrait s’en servir comme guide pour l’entrepôt intérieur de Joseph Cornell, où les boules, les pipes en terre et les visages humains, à côté des astres et des volatiles, étaient disposés dans des dossiers, des boîtes et des caisses, attendant leur heure. Il est important de noter que tout cela a lieu presque au même moment : Cornell et Oleïnikov s’intéressent au ballet, au cinéma et à la photographie, de même qu’aux verres et aux proportions ; Zabolotski s’occupe non seulement d’oiseaux, mais aussi de « la représentation des pensées sous forme de disposition aléatoire des objets et de leurs constituants ». Cornell a également sa liste. Elle est tapée à la machine sur une feuille de papier, à la façon des poèmes baroques qui emplissent de lettres une forme de fontaine ou une figure géométrique ; elle évoque une pagode ou un gratte-ciel. L’image s’intitule Cage de cristal et paraît dans le magazine View en janvier 1943, alors que ceux dont Lipavski consignait les centres d’intérêt de l’autre côté de l’océan ne sont plus ou peu s’en faut.

Je ne peux m’empêcher de penser que ces deux textes étonnants se complètent et se commentent l’un l’autre, sans le savoir. Parmi les choses auxquelles s’attache Cornell, je citerai au hasard : camera obscura jardins chinois poussière nids d’oiseaux faune jardins lointains musique lointaine bonnets phrygiens jardins botaniques miroirs fenêtres cycloramas Moqueurs polyglottes puits artésiens verre cirques couleurs phases de la lune funambules baromètres chouettes siphons instruments de musique en verre daguerréotypes comètes solariums bulles dioramas Gémeaux indigo jaune montgolfières gratte-ciel colonnades fanfares. Dans la liste de Zabolotski, on trouve, entre autres, l’astronomie populaire, la construction de tableaux de la nature, la vodka et la bière, les figures et dispositions des opérations militaires, ainsi que les cymbales et les navires. Chez Oleïnikov, on a des expériences sans instruments ; chez Harms des tours de magie sans accessoires.

Lipavski donne sa liste en dernier : « Les destins ; la trajectoire de la révolution ; la vieillesse ; l’extinction des besoins ; l’eau, le courant ; les tuyaux, les galeries, les tubes ; la sensualité tropicale ; le lien de la conscience avec l’espace et la personne ; à quoi pense un chef de wagon pendant le travail ; les cheveux, le sable, la pluie, le bruit de la sirène, la membrane, les gares, les fontaines ; les coïncidences dans la vie. »

Lisant à la suite ces guides coïncidant dans le temps (avec leurs fontaines communicantes, leur sable, leurs phases de la lune correspondantes), j’ai jugé que deux détails étaient importants. Le premier, évident, concerne les relations avec le monde extérieur : quatre Tchinari sont préoccupés, chacun à sa manière, par l’étude des roues dentées d’une machine qui broie. Lipavski s’intéresse à la trajectoire de la révolution ; Zabolotski a le même souci : les figures et dispositions de la révolution. La formulation d’Oleïnikov, qui s’enorgueillit de sa vitalité combattive, est plus évasive, mais le contenu est identique : l’histoire de notre temps, les situations internationales. Harms est le seul à ne pas évoquer du tout les événements en cours. Sa liste, la plus longue de toutes, s’achève sur le mutisme.

* * *

Les journaux de Cornell sont entièrement composés de l’énumération de ce qu’il a lu et vu, recherche avide de nouvelles pratiques qui lui soient proches. Cornell lit Breton et Borges, il est ami avec Duchamp, suit Dalí, est en correspondance avec la moitié du monde, cite Magritte (il a un collage assez sinistre, dédié à la mémoire de son frère, dans lequel le train de Magritte s’envole d’une cheminée comme un oiseau de sa cage), en appelle à Brancusi et Miró, sa petite bibliothèque des aventures de l’art contemporain est lue et relue jusqu’à l’usure. Tel est son contexte, tels sont ses interlocuteurs. L’étrangeté de la situation vient de ce que nul ne lui répond vraiment : lui, qui les connaît tous, existe dans le vide cotonneux d’une semi-reconnaissance. L’histoire de l’art s’est ingéniée à accepter Cornell sans le remarquer, à l’instar d’un étranger présent au vernissage d’une exposition à la mode.

Cela n’a rien d’étonnant : hommes et bêtes reniflent toujours l’intrus, celui qui n’est pas comme eux. Le régime dominant – les avant-gardes en tous genres – vise à changer le monde ; il convient de transformer les objets familiers, de les outrager, afin de les contraindre au renouveau. Cornell utilise les modes et procédés de l’avant-garde pour parvenir à tout autre chose, et ses collègues le subodorent, ressentant à son endroit une juste méfiance. Là où Duchamp inverse son porte-chapeaux et le suspend au plafond, lui conférant une nécessaire étrangeté (ce que les formalistes qualifient d’estrangement), pour Cornell le caractère sacré du ready-made est inviolable. Dans un monde où l’artiste a tous les droits, il montre une minutie de collectionneur, auquel il importe de conserver son bien dans le meilleur état. Les objets qu’il déniche ne sont pas des points de départ pour de nouvelles altérations, mais des êtres aimés, dotés d’une subjectivité. En un sens, il s’inscrit, sans jamais le confesser vraiment, dans la continuité de C.S. Lewis, pour lequel les animaux domestiques entraînés par l’homme dans un cercle d’amour développent une âme et, par là même, acquièrent une chance de salut. Pour cela, autant que je comprenne la chose, un chien ou un canari n’est pas obligé d’éprouver de l’amour : il y suffit amplement de celui que déversent sur lui ceux qui sont à ses côtés. Dans ce cas, les choses de Cornell se retrouvent de leur vivant au paradis pour la simple raison qu’elles ont été beaucoup aimées.

Or l’amour est un sentiment pataud, absurde, qu’on croirait spécialement inventé pour insuffler à l’homme une part d’humilité et d’auto-ironie ; une impression d’équilibre perdu, liée à des situations comiques et à une incapacité de se conduire en être libre – en apesanteur. L’amour a son poids propre, qui courbe celui qui aime jusqu’à terre, vers sa faiblesse et sa finitude, comme si ses jambes étaient pétrifiées jusqu’aux genoux. Il est lourd à porter ; plus pesante encore est la position de témoin. Cela explique en partie, me semble-t-il, l’incomplétude de la gloire de Cornell, son aspect de guingois : à la différence de Hopper ou, disons, de Georgia O’Keeffe et de leurs choses fabriquées qui s’éloignent grandement de leurs auteurs, ses boîtes demeurent un petit secret, le waste product d’une passion mal dissimulée. Le spectateur devient témoin ; on lui fait voir une chose par trop intime, genre peep-show à domicile avec des ours en peluche, exempt, au demeurant, de toute tonalité érotique (le contraire, justement, eût été le gage d’une normalité). Cornell est tout à la fois trop insensé et trop naïf pour être pris au sérieux.

Dans les lettres et les souvenirs des relations de Cornell, on voit, çà et là, se condenser un nuage de malaise. Le fardeau de l’enthousiasme ressenti par l’artiste devant chaque phénomène de la Création est en effet difficile à porter : la vie semble constituée pour lui de desserts en tous genres et de points d’exclamation, d’écume rose et de ballons. Au fur et à mesure de la lecture de ses journaux, lettres, notes de travail, la chaîne bien huilée des exclamations et des révélations, cette débauche d’enthousiasme commencent malgré tout à irriter, de même que les petits mots en français dont Cornell colorie sa réalité banlieusarde. C’est là un débordement ; sans s’en apercevoir, il a largement franchi la limite au-delà de laquelle l’homme contemporain ne va plus : l’enthousiasme comme mode de survie à la réalité est déclassé, expédié à la décharge, il est devenu l’apanage de dilettantes et de marginaux. La promptitude permanente à être dans l’extase était aussi naturelle que de respirer au temps de Goethe et de Karamzine*5 ; c’était alors prisé et qualifié de « flamme ». Cent ans plus tard, l’incapacité à se distancier a cessé d’être comme il faut*6. Marianne Moore, dont Cornell aime les poèmes, entretient une correspondance avec lui, elle accepte volontiers en cadeau ses boîtes et leur précieux contenu, mais lorsqu’il lui demande de le recommander pour une bourse dont il aurait grand besoin, elle se comporte comme si cela risquait de la compromettre.

L’impétueux Cornell, avec ses boîtes et ses découpages, son pistage quotidien des jeunes fées, qu’il nomme obstinément en français (la fée abricot travaille au comptoir d’un café, la fée lapin dans un magasin de jouets), sa vénération des stars de cinéma et ses descriptions de leurs petits chapeaux, se retrouvent dans un no man’s land, entre le territoire de l’art professionnel et le parc-réserve de l’art brut, qui n’a pas encore de nom ni de place au soleil. Son mode d’existence lui permet d’entrer dans le rang de ceux que nous connaissons sous le vocable d’illuminés, ceux qui témoignent d’une expérience extrême, regardent notre assiette du mauvais côté, font des choses artistiques sans avoir véritablement conscience de ce à quoi ils sont occupés. Leurs travaux nécessitent une notice biographique, faute de pouvoir les lire : ainsi plaque-t-on une feuille ou un pochoir de couleur sur un cryptage énigmatique.

De ce point de vue, l’artiste fécond Cornell, adepte de la science chrétienne, comptant les heures jusqu’au moment d’aller s’acheter une glace, est le frère de Henry Darger, gardien à Chicago, écrivant dans sa chambrette un interminable roman graphique sur de petites martyres et la guerre céleste. L’un et l’autre travaillent constamment, ne connaissant, dirait-on, d’autre moyen de survivre jusqu’à la fin de la journée, ils multiplient les variantes, accumulent les documents indispensables dans des quantités qui suffiraient pour des dizaines d’années, les répartissent dans des enveloppes (chez Darger, cela donne : « Images d’enfants et de plantes » et « Nuages : à dessiner » ; chez Cornell : « Chouettes », « Dürer », « Best white boxes » ; le mot nymphette apparaît, en outre, fréquemment dans son vocabulaire) ; tous deux ont d’inlassables relations ambiguës avec leurs héros. Il y a là une incandescence que leur envieraient les saints : la flamme régulière des illuminations et des révélations ne faiblit jamais. « Expérience transcendantale samedi matin », « tout un monde de souvenirs inattendus et importants » sont partie intégrante de leur menu quotidien. « Petit déjeuner à la cuisine : toast, cacao, œuf à la coque, tomate, petit pain – autant de mots entièrement inadéquats pour exprimer la gratitude que l’on ressent à chaque expérience de ce genre. »

* * *

La mémoire est le dernier bien immobilier accessible à ceux qui sont privés de tout le reste. Ses salles et ses couloirs non aérés retiennent la réalité dans des cadres. Les dossiers et les caisses dans lesquels Cornell garde ses préparatifs de travail évoquent quelque chose comme la cave ou le grenier d’une maison où l’on ne jette rien ; ses boîtes sont les pièces de réception où l’on accueille les invités.

Les chroniques journalières de Cornell évoquent une visite au Muséum d’histoire naturelle de New York, la salle de la bibliothèque où il copie quelque chose en regardant le portrait ancien d’une princesse indienne. « Jamais je n’avais été dans ces salles où tout est si paisible et où rien n’a changé, sans doute, depuis au moins soixante-dix ans… J’ai flâné en bas et remarqué, là aussi pour la première fois, une collection de nids d’oiseaux dans leur état naturel, comprenant tous leurs œufs ». Il se rend au planétarium, contemple ses étoiles diurnes, décrit, avec le plaisir d’un proche parent, les vitrines contenant tout l’attirail astronomique possible. Ce musée, ses Indiens et ses dinosaures, sont l’image d’un paradis immobile, éternellement accessible, impérissable, pas seulement pour lui. L’adolescent héros du célèbre Attrape-Cœurs de Salinger parle de ce lieu avec les mots de Cornell, à croire qu’un pont de coïncidences et de correspondances a été jeté entre eux.

« Que de vitrines de ce genre il y avait dans ce musée ! Et à l’étage, il y en avait encore plus ; là, les cerfs buvaient l’eau de ruisseaux et les oiseaux migraient vers le sud pour l’hiver. Les oiseaux les plus proches étaient momifiés et pendaient sur des barbelés, et ceux qui se trouvaient derrière étaient simplement dessinés sur le mur, pourtant on avait l’impression qu’ils volaient vraiment vers le sud et si, penchant la tête, on les regardait de bas en haut, on les voyait pour de bon filer dans cette direction. Ce qui était extra dans ce musée c’est que tout restait toujours exactement pareil. Y avait jamais rien qui bougeait. On pouvait passer cent mille fois, l’Esquimau continuait de pêcher, il avait déjà attrapé deux poissons, les oiseaux continuaient à voler vers le sud, les cerfs à boire de l’eau du ruisseau, et leurs bois étaient toujours aussi beaux, leurs pattes toujours aussi fines, et l’Indienne, là, à la poitrine dénudée, tissait toujours le même tapis. […] Rien ne serait différent. Rien, excepté vous. »

J’aime me trouver en ce lieu, surtout dans les salles des vieux dioramas. La dignité tranquille avec laquelle les bêtes mortes posent sur fond de montagnes et de forêts, comme mes arrière-grands-parents sur fond de brumes et de jardins artificiels, paraît immuable ; le monde réel, avec sa sciure et ses poils, se change sans bruit ni coutures apparentes en son illusoire continuité, en lointains roses et abîmes noisette, en cette perspective moussante-attendrissante dont j’ai gardé le souvenir sur les timbres-poste des albums de mon enfance. Le bleu sombre y est tel qu’on ne peut pas ne pas songer à Cornell, un okapi aux pattes gainées de petits bas à rayures tend le cou pour arracher une feuille qui baye aux corneilles, des rennes exhibent leurs bois, un lynx se déplace prudemment dans la neige, dans l’air surchauffé le moindre son résonne. Puis apparaît une forêt automnale, humide, rousse, grêlée, et je me mets à pleurer doucement dans ma tête, parce que c’est la forêt des environs de Moscou où j’allais en promenade avec papa et maman, il y a des milliers de verstes de cela, et que nous nous contemplons à nouveau mutuellement.

*1. Le bisaïeul d’Alexandre Pouchkine, du côté de sa mère, était un Abyssinien offert à Pierre le Grand, à l’âge de huit ans. Ibrahim (qui deviendra Hannibal) sera anobli par le tsar. Pouchkine, fier de son ancêtre, formera le projet d’écrire un roman sur son histoire (roman laissé inachevé), sous le titre Le Nègre de Pierre le Grand.

*2. Dans la mythologie slave, fleuves et rivières sont peuplés d’esprits des eaux (vodianoï), de roussalkas et de bien d’autres créatures.

*3. Vassili Ivanovitch Tchapaïev (1887-1919) : combattant de l’Armée rouge, Tchapaïev deviendra une légende soviétique grâce au roman Tchapaïev de Dmitri Fourmanov (1924) et au film du même nom réalisé en 1934 par les frères Vassiliev. La figure officielle de Tchapaïev a également donné lieu à de nombreuses histoires et blagues – évidemment interdites – ridiculisant cette « icône » bolchevique.

*4. Cacher, dissimuler.

*5. Nikolaï Karamzine (1766-1826) : écrivain et historien, auteur d’une monumentale Histoire de l’empire de Russie, devenue un classique.

*6. En français et en caractères latins dans le texte.

X

Ce que j’ignore

À Moscou, sur la place de la Loubianka occupée depuis cent ans par les immeubles aux nombreux étages de la Tchéka-Oguépéou-NKVD-KGB-FSB, se trouve un monument non moins remarquable, que l’on a accoutumé de qualifier du simple nom de pierre : la pierre des Solovki. Elle fut apportée de ces îles septentrionales où, en 1919, avait été ouvert un camp de concentration, l’un des premiers camps soviétiques. Il y en eut ensuite beaucoup d’autres.

Chaque année, à l’automne, au jour fixé, on s’y rend pour prendre part à la cause commune. L’organisation est la suivante : on remet à chacun un petit carré de papier sur lequel sont écrits le prénom, le nom, la profession d’une personne fusillée dans les années de la terreur communiste ; les gens vont en file jusqu’à la pierre où ils prononcent ces noms à voix haute. Cela dure toute la journée, sans que l’on arrive au bout ; la queue ne diminue pas, même le soir quand il commence à faire vraiment froid. Ceux qui ont ainsi perdu des proches, parents, grands-pères, grand-mères, nomment indifféremment les leurs et des étrangers. Des bougies brûlent près de la pierre. L’an dernier, notre fils âgé de dix ans a fait la file, il semblait savoir où il était et pourquoi, mais, à un moment, le froid l’a saisi et il a commencé à se hérisser ; puis il a écouté les noms et les dates, s’est agrippé à son père et a fondu en larmes. Cet homme, disait-il, a été tué le 6 mai, le jour de mon anniversaire. Papa, on n’a pas le droit, papa !

* * *

Donc, une date de naissance signifie quelque chose. Prenez ma grand-mère Liolia, née un 9 mai, le Jour de la Victoire (avec deux majuscules, telles deux tours) – je marchais à peine que l’on m’avait déjà informée de ce fait important. Maman aimait à se remémorer le printemps 1945, le retour d’évacuation, le feu d’artifice au-dessus du Kremlin, la longue table où, ce jour-là, se trouvaient parents, amis, habitants de l’appartement communautaire, le fait que tout cela semblait un dénouement naturel, un cadeau d’anniversaire longuement attendu. Grand-mère était née en 1916, mais c’était un détail négligeable : avec la victoire générale, sa discrète fête personnelle paraissait acquérir une plénitude définitive, confirmant qu’elle ne devait rien au hasard.

Le lien naturel de ma grand-mère avec le 9 mai était, dans le mythe familial, si intangible que je me suis rappelé, il y a peu de temps seulement, qu’en réalité la petite Liolia (petite tasse à monogramme, petite cuiller à une dent*1) était née un 26 avril, dans l’ancien monde au calendrier – julien – particulier*2. J’ai aussi songé que son père, mon arrière-grand-père Micha, avait eu, à sa naissance, un autre prénom qu’il avait gardé un certain nombre d’années ; on trouve, parmi de vieux papiers, une attestation délivrée à Mikhel Friedman, étudiant en pharmacie, et j’ai beau me crever les yeux, je n’arrive pas à repérer l’instant de la transformation, la seconde où quelque chose bouge et où l’arrière-grand-père réapparaît, différent, jeune juriste, adjoint d’un avocat, chaussures étincelantes aux pieds, avec des volumes de Tolstoï. Je sais seulement qu’il avait donné à un neveu étudiant cet unique conseil : « Aménage-toi une vie intéressante. » La sienne l’avait-elle été ?

Changer de prénom était monnaie courante pour ces gens, comme passer d’une ville à une autre. Une blague de l’émigration, datant du début du xxe siècle, met en scène un juif qui doit prendre un nouveau nom de famille, américain. Il en invente un et l’oublie, hat vergessen ; qu’à cela ne tienne, il s’appellera dès lors Ferguson ! Mon autre arrière-grand-père, le beau Vladimir Gourevitch, au veston à rayures, en fringante compagnie de villégiature, se révèle, d’après ses papiers, être Moïse Wulf. Comment, à quel moment, tous deux ont-ils changé de peau ? Comment ont-ils choisi la nouvelle ? Mikhel devient Micha presque sans effort, Wulf se retrouve être Vladimir comme si de rien n’était. Mais le beau Iossif (Joseph), le premier-né, frère de Sarah, fils préféré d’Abram Guinzbourg, qui lui brise le cœur en décidant de se faire baptiser, devient, sans aucune logique phonétique, Volodia*3, à croire que l’époque exigeait de ses pupilles rectitude et bleu des yeux. Il y avait aussi des noms de famille que nul ne changeait, on portait ce qu’on avait sans y prendre garde, comme les numéros d’une place de théâtre. Les Guinzbourg et autres Gourevitch, gens de lointaines villes polonaises et bavaroises, trimballaient des toponymes comme ils l’eussent fait de sacs à dos avec tous leurs biens. Les Stepanov, issus d’un lointain Stepan sans visage (le grec stephanos – la couronne – s’est usé jusqu’à devenir indistinct), n’avaient pas de signes particuliers. Quelle que fût la branche, il n’y avait ni roses ni amandiers. Nos noms de famille ne supposaient pas non plus de pierres précieuses ou d’étoiles ; en revanche, ceux qui les portaient semblaient gens aimables et paisibles, tous des Friedman et Liberman, et c’était tout ce qu’on savait d’eux.

Le plus intéressant d’une histoire personnelle est ce qu’on en ignore ; dans celle des autres, il y a le magnétisme animal des affinités électives, qui pousse à retenir infailliblement telle histoire sur une centaine. Dans un conte, un apprenti magicien doit subir une épreuve : reconnaître sa bienaimée parmi une dizaine d’oiseaux, une dizaine de renards, une dizaine de jeunes filles impossibles à distinguer les unes des autres. Sebald fonde sa méthode – un moyen de penser et de parler – sur le refus du choix. Néanmoins, lorsqu’on lit ses livres, on a peu à peu l’impression qu’il n’y a rien, hormis de petites routes de fourmis menant à des rimes inattendues. « Inconcevable, pensais-je. Comment les affinités électives surgissent-elles ? Et qu’en est-il des analogies ? Comment expliquer que l’on se voie dans un autre, et si ce n’est soi, du moins son prédécesseur ? » À l’en croire, cela se fait tout seul, par la force des choses ; ainsi la pie embarque-t-elle dans son nid tout ce qui lui tombe sous le bec. Mais Sebald est plus ému encore par les coïncidences de dates, les anniversaires, coïncidences de morts et d’événements à travers lesquels on voit ce qui nous concerne. Ces voisinages, manifestement, le réchauffent plus que ceux liés aux noms ; au demeurant, il ressent quelque attachement pour son homonyme et voisin, le graveur Hans Sebald Beham, né en 1500, dans Nuremberg toute proche. Et, en effet, les êtres dénudés, athlétiques et mélancoliques, qui peuplent les travaux de ce premier Sebald, se comportent à peu près comme le héros-narrateur du second. Chargés de guirlandes ou de grosses boules, ils supportent patiemment les attouchements d’autrui, comme s’ils n’avaient absolument rien à y voir, ils étreignent des chevreaux, nourrissent de leur sein des vieillards, sont assis ou debout sous le signe de leurs planètes, sans perdre jamais leur air distrait commun, à croire qu’ils ne sont pas tout à fait des hommes, plutôt des figures d’air libre à travers lesquelles on peut passer.

Notre Sebald, lui, et je le suis sur ce terrain, aime par-dessus tout les coïncidences numériques, la seconde où, d’une page ou d’une pierre tombale, vole à notre rencontre (tel l’oiseau de l’objectif du photographe) une date nous concernant directement. Le livre d’Eliot Weinberger sur les fantômes d’oiseaux commence ainsi par mon anniversaire ; il est écrit, dès la première ligne : « Le 9 juin 1603, Samuel de Champlain assiste aux célébrations de la victoire des Algonquins sur les bords de la rivière Ottawa. » Il va de soi que toutes les conversations qui ont lieu ce jour-là m’intéressent particulièrement, teintées de vert ou de carmin ; sur la même page en surbrillance, le sagamore des Algonquins raconte comment nous sommes venus au monde. Une fois l’univers entier créé, Dieu ficha quelques flèches dans un sol bien sec, lesquelles se transformèrent en hommes et en femmes qui peuplèrent la Terre. Là, il vaut la peine de s’interroger sur les raisons qui nous poussent à faire remonter notre généalogie aux armes ou à la station debout, à la nécessité et à l’obligation de nous tenir droits.

D’un autre côté, le besoin de nous rejeter en arrière pour nous y retrouver dans cette fameuse généalogie n’est pas venu de nulle part, à l’instar de ma stupide habitude de calculer des intervalles de temps : me remémorant tel ou tel jour, j’effectue parfois mentalement une opération dont je ne vois pas moi-même le sens. « Si ce jour-là avait eu un enfant, me dis-je, il aurait tel âge. » C’est exactement cela : pas moi ni quelqu’un d’autre, mais l’événement lui-même, comme si ce qui avait changé mon monde était la naissance d’un être nouveau. Ces enfants sans existence, qui ont peuplé ma terre, comptent déjà un certain nombre d’années et sont eux-mêmes assez nombreux ; le plus souvent, je m’en remémore un. Si le 15 janvier 1998, jour où Moscou était éblouissante et glacée, et Wurtzbourg grise, suante de l’intérieur, la mort de maman était devenue un enfant, il aurait aujourd’hui dix-neuf ans.

* * *

« Un soir, à Moscou, dans l’appartement d’E.P. Pechkova*4, Lénine, écoutant l’Appassionata jouée par Issay Dobrowen, déclare :

“Je ne sais rien de mieux que l’Appassionata, je pourrais l’entendre tous les jours. Une musique stupéfiante, non humaine. Je me dis toujours, avec une fierté peut-être naïve, enfantine : voilà de quels miracles sont capables les hommes.” Et, plissant les yeux, laissant échapper un petit rire, il ajoute sans joie : “Mais je ne puis écouter souvent de la musique, elle me tape sur les nerfs, me donne envie de dire de charmantes sottises et de caresser la tête des gens qui, vivant dans cet enfer crasseux, sont capables de créer pareille beauté. Or, on ne doit, aujourd’hui, caresser la tête de personne – on vous arracherait la main d’un coup de dents. Les têtes, il faut cogner dessus impitoyablement, même si, dans l’idéal, nous sommes contre toute violence. Hum… une fonction d’une difficulté infernale.” »

Cet extrait des souvenirs sur Lénine écrits par Maxime Gorki et censurés par le pouvoir soviétique, est souvent cité, notamment le passage sur les « têtes à cogner ». On prétend aussi que le narrateur a confondu les sonates : une fois dans l’émigration, Dobrowen affirme qu’il a joué pour le Grand Guide la Pathétique. Le soir où Lénine rend visite à l’écrivain a été reproduit tant de fois par la mémoire populaire officielle que le film Appassionata, réalisé en 1963, reprend littéralement la composition du tableau de Nalbandian, V.I. Lénine chez A.M. Gorki en 1920, peint quelques années plus tôt. Le divan à rayures, le chaud demi-châle d’Andreïeva*5, la lampe basse de bureau sont des incontournables de cette soirée, de la musique et de la conversation, tout comme la tempête de neige qui fait rage derrière la vitre. Le film s’ouvre sur la neige qui tourbillonne au-dessus de la muraille crénelée du Kremlin, c’est un hiver terrible, famélique, épique, Lénine et Gorki alimentent de bûches la bourgeoise*6 dans l’appartement glacial. Une fillette entre en courant et parle de la Crimée – on ne peut pas s’y rendre, elle est aux mains des armées de Wrangel*7. En réalité, l’hiver est encore loin, Dobrowen est un invité spécial (il n’y a que les hôtes et Lénine) le 20 octobre. Ce soir-là, rapporte-t-on, Lénine suggère avec insistance à Gorki d’aller vivre un peu à l’étranger ; et d’ajouter en guise d’adieu le fameux : « Et si vous ne partez pas, on vous expulsera. »

Il ressort que tout cela a eu lieu et n’a pas eu lieu ; on a fait de la musique, mais une autre, il y a eu une tempête, mais dix jours plus tard, le « on vous expulsera » a été prononcé, mais était-ce à ce moment-là ? Dans cet appartement, Gorki aussi était un invité, il y avait belle lurette qu’Ekaterina Pechkova et lui ne vivaient plus ensemble ; le célèbre pianiste Dobrowen, avec son étrange pseudonyme évoquant un bon vin comme il l’expliquait lui-même, portait en réalité le nom comique de Barabeïtchik. À l’époque, il était une véritable star, les écoliers collectionnaient les cartes postales avec son portrait. Il y a, dans mes archives, parmi les photographies, celle-ci : cheveux bouclés, plastron amidonné, cernes sous les yeux, l’artiste dans toute sa force, dirait le poète russe29. En travers, un autographe imposant ; au verso, cette dédicace :

À mon cher ami…

Isaïe Abramovitch

Avec mon affection sincère, en souvenir de la fin du Conservatoire.

Issaïtchik

Moscou

20

mai 911

Comment cette carte s’était-elle retrouvée dans notre album, d’où venait-elle ? Isaïe Abramovitch Shapiro, beau-frère de mon arrière-grand-père, était un médecin (maladies de la peau et vénériennes, il pratiquait à la foire de Nijni-Novgorod) connu dans la ville. Il vivait sur la Pokrovka (de même, au demeurant, que la famille du révolutionnaire Sverdlov), une rue cossue et chère ; sur une autre photographie, il est avec sa femme et leurs trois enfants – chapkas de mouton, manteaux assortis de pèlerines –, ils sont assis parmi des bouleaux dans un jardin enneigé, sur les fameuses chaises Thonet aux pattes fines, qui s’insinuaient partout. L’imposant Isaïe Abramovitch ne pouvait connaître Issaïtchik que par Nijni-Novgorod, dont ils étaient tous deux originaires. Gorki aussi : leur maison, à Pechkova et à lui, est toujours là, sur la colline, et c’est une des rares choses au monde où tout est comme avant : assiettes à joyeux liseré, longue table dans la salle à manger, vaste divan à rouleaux escamotables, lits métalliques pour les invités, lavabos en faïence et, ce qui est un peu effrayant, bouquets cueillis par les maîtres de maison il y a cent ans et quelques, plantes insouciantes des bords de route, condamnées désormais à la vie éternelle. On m’a rapporté que la bonne conservation des lieux, rare à l’époque, s’expliquait par la prévoyance d’une femme : la Pechkova savait pertinemment qu’elle avait épousé un grand écrivain et elle s’était efforcée de tout laisser pour l’avenir : stores, portières, jouets de son fils vivant et de sa fille morte en bas âge. Quand son mariage avec Gorki s’était délité, elle avait entrepris d’élever post factum un monument à leur brève vie commune – à peine quelques années. Les choses furent serrées dans des caisses, inventoriées, tendues de tissu, et réussirent à subsister jusqu’à ce qu’elles soient transportées dans la vieille maison et disposées dans l’ordre familier.

* * *

Chaque fois que je fais un saut dans une librairie, j’ai l’impression que les titres de ce genre sont de plus en plus nombreux. C’est particulièrement net dans cette partie du monde où l’on écrit et pense en caractères latins ; aujourd’hui, par exemple, dans une librairie de New York, ils sont en rangs serrés, exhibant leur couverture : Le Manteau de Proust, Le Nez de Rembrandt, L’Oreille de Van Gogh, La Couverture de Catulle, Le Chapeau de Vermeer, Le Secrétaire de Brontë, l’histoire de telle ou telle famille en huit objets, cent photographies, quatre-vingt-dix-neuf trouvailles.

Il s’est produit une chose étrange : il semblerait que la foi dans la matérialité de ce qui était avant nous ait vacillé, l’image lisse a révélé sa base épineuse en pixels et, sans preuves tangibles, sans manteau enveloppé dans des couches de papier de soie, l’existence de Proust serait quelque peu mise en doute. Je me suis même dit qu’il y avait là une injustice vaguement tordue : l’homme responsable d’un siècle de recherche incessante est lui-même devenu partie intégrante d’une touchante exposition, d’une exposition universelle où le passé, telle une colonie, présente ses fruits insolites.

Le passé est grossi ou réduit, on le rapproche de ses yeux de façon à ne plus rien voir, hormis un mouchoir, on lui donne d’autres noms, on l’apprivoise par des analogies. La seule chose qui ne le cède en rien à l’aujourd’hui est la science de l’oubli. Dieu sait pourquoi, il paraît impossible de laisser les morts en paix, de les mettre en jachère (de même que les paysans font reposer un champ en ne l’ensemençant pas pendant un an ou plus).

Nous plongeons dans l’eau de l’Histoire comme si nous y cherchions de la poussière d’or. La fièvre de la chasse au trésor s’empare de nous – chasse aux trophées, chasse aux bijoux indiscrets. L’écriture des biographies devient une forme de roman policier : à la recherche de Sapho, à la poursuite de Salinger, sur les traces de Balenciaga. Pour cent choses que l’on ignorait de Kafka, il en est cent que ce dernier ignorait de lui-même, on pourrait croire que l’unique moyen d’entrevoir le vieux monde serait de le prendre au dépourvu. Ce qui est destiné à la publication perd tout intérêt, comparé à ce qui demeure dans les marges ; les brouillons noyés sous la sciure des corrections et des variantes intéressent plus le lecteur que le produit final et son brillant. Mais le plus chaud est ce qui concerne le corps de l’auteur (ce qui lui était lié, ce qui se réchauffait au contact de sa main et de ses yeux).

Apparemment, tandis que je réfléchissais à tout cela, le vieux monde est sorti de ses rives pour inonder le quotidien ; la recherche du temps perdu est devenue la principale occupation, autour de moi les gens se sont adonnés avec abnégation à la lecture, l’écriture, l’éclaircissement de leur rapport à l’hier. Ce que je m’apprêtais seulement à faire, trier mes papiers, fouiller-retourner les archives, aller ici ou là voir de mes yeux, s’est brusquement révélé une part du mouvement général, un de ces points blancs semés en abondance sur nos écrans. « Aller voir » – tous paraissaient n’avoir que cette occupation en tête, comme s’il était impossible d’imaginer autre chose, comme s’il s’agissait d’une nouvelle variété de Grand Tour, de grand périple européen, obligatoire pour tout homme instruit et en ayant les moyens. Le vide qui avait empli les villages incendiés, les gens qui peuplaient des pièces qui n’étaient pas les leurs, font désormais partie du programme imposé, à l’instar des ruines romaines et des théâtres parisiens.

Je lis tous ces livres comme on boit de la vodka, à la file, sans m’étonner de n’être pas rassasiée – chaque nouveau texte exige que l’on cherche et assimile le suivant : impossible de restreindre ou d’arrêter l’augmentation d’un savoir absurde. Tout cela ne ressemble guère à la construction, grandissant peu à peu, étage après étage, d’un espace à vivre ; c’est nettement plus proche d’un effroyable dégel à la guerre, où seuls les vêtements permettent de repérer ceux qui ont passé l’hiver sous la neige. J’aurais peut-être voulu demeurer isolée dans le cercle de craie de mon obsession, mais il y a autant de monde que dans la salle d’attente du médecin, où les maladies des autres passionnent et effraient tout à la fois. Tous se sentent directement concernés. Lorsqu’on me présente quelqu’un, je laisse toujours passer le moment où mon nouvel interlocuteur et moi plongeons, ravis, dans les histoires de nos grand-mères et arrière-grands-pères, dans les comparaisons de noms, de circonstances et de dates, pareils à des bêtes qui ont enfin trouvé un point d’eau et qui boivent, frissonnant sous cette fraîcheur paradisiaque. D’ordinaire, cela se produit une demi-heure après le premier « b’jour ».

Je n’ai qu’un regret ; la recherche, de même que la quête du Graal, répartit ceux qui en sont en deux catégories : les chanceux et les malchanceux, or j’ai toujours été parmi les seconds, zélés et infortunés. L’espoir de découvrir enfin le noyau dur de l’énigme, une clé capable d’ouvrir, dans notre vieil appartement, un couloir secret, ignoré, où le soleil brillerait et où des portes donneraient sur de nouvelles pièces, ne m’a jamais quittée, depuis, sans doute, qu’à l’âge de sept ans on m’a emmenée dans un pré circulaire, pour me montrer le Champ des Bécasses. Je savais fort bien de quoi il retournait ; c’était le lieu d’une très ancienne bataille menée par le prince de Moscou contre le khan tatar, et il se trouvait à deux pas, non loin de la ville, à quelques heures de voiture. Je lisais et relisais alors le poème de Pouchkine ; son héros, pèlerin enchanté que l’on qualifie tantôt de chevalier, tantôt de preux, est conduit dans son errance jusqu’au champ de la lointaine bataille, la vallée de la mort30. Sous un soleil limpide (ce qui, chez cet auteur, est toujours lié à l’observation et à la compréhension – clarté de la vision et de l’esprit), lui apparaît une sorte de gigantesque installation édifiante : mêlés à des armures et des boucliers, des os jaunis, des flèches, tous enfoncés dans le sol, se sont couverts de lierre, un crâne macère dans son casque, l’organique et le non-organique se confondent, comme s’il en était naturellement ainsi. Le héros, toutefois, après avoir un peu cédé à la tristesse, se choisit une armure à son goût, qui va le servir dans la foi et la vérité.

Je savais donc parfaitement à quoi ressemblerait le Champ des Bécasses (« Ô plaine, plaine, qui t’a ainsi semée d’os inertes31 ? ») et je n’attendais pas autre chose. L’espoir d’un spectacle dramatique, voire effrayant, était douillettement rééquilibré par la conscience d’un rapide profit : j’avais l’intention d’en rapporter un souvenir, pas trop gros mais impressionnant, il s’en trouverait forcément parmi les crânes et les boucliers qui rouillaient sous les cieux. Il y aurait lieu, sans doute, de récupérer quelques pointes de flèches à porter dans ma poche ; un élégant petit poignard ferait aussi mon bonheur.

Or le champ était vide, parcouru en vagues par la seule herbe verte et nue. Notre chien courait en tous sens, aboyant, sans rien trouver. À l’écart, se dressait un obélisque qui n’avait rien d’imposant. Et c’était tout. Le trait principal du champ de cette vieille bataille se révélait être son caractère éphémère : toutes les choses intéressantes, d’autres, sans m’attendre, se les étaient appropriées.

Cette injustice manifeste était, en outre, permanente, elle illustrait une habitude qui ne se laissait pas expliquer. Dans des greniers inconnus, au milieu des pigeons crevés et du bric-à-brac, se trouvaient des éditions anciennes et d’autres trésors ; je ne voyais simplement pas le moyen y accéder. En revanche, ma copine de classe Ioulia Guelfer ne cherchait rien du tout ; elle était juste assise dans le sable près de la vieille église, non loin de l’école, quand elle était tombée sur une vraie pièce de cinq kopecks du temps de Catherine II, noircie à en paraître verte, avec, côté face, l’aigle bicéphale tsariste. Des années plus tard, on me rapporta un autre succès du même genre, après quoi je dus me résigner pour toujours : une amie d’amie, fatiguée, est assise dans un square, à Rome, et dit à son interlocutrice, en fouillant la terre de son talon : « Maintenant, j’aimerais trouver une antique pièce de monnaie. » Et elle en tire aussitôt une du sol friable – de la terre à pins –, telle une précieuse bague à écailles de poisson. C’est ce qui arrive à ceux que le passé nourrit directement, comme s’il tentait d’indiquer ou de réfuter quelque chose. Dans mon cas, au contraire, il ne cesse d’éloigner la cuiller de ma bouche béante et, visiblement, il sait ce qu’il fait.

* * *

On m’a raconté que dans un musée littéraire – or c’est là que tous les mots et toutes les choses d’un écrivain doivent se précipiter, en quête sinon d’immortalité, du moins d’un repos mérité –, se trouve un tiroir de bureau où repose « un petit sac contenant des affaires de Marina Tsvetaïeva ». On prétend qu’il y fut apporté d’Elabouga par Murr*8, âgé de seize ans, après le suicide de sa mère et avant qu’il ne disparaisse lui-même. Le petit sac a survécu, et le fait qu’on n’écrive pas de livres à ce sujet, le fait qu’on ne l’expose pas, est la démonstration de l’envers des vestons de Proust et autres memorabilia, de la facilité avec laquelle ces choses tombent, telle une clé dans un trou, dans une absolue inconscience, dans la poche profonde du néant.

Ce qui se trouve dans le tiroir n’est pas inventorié, donc n’existe pas vraiment, et l’on ne peut que présumer que l’unité de stockage, avec un numéro d’inventaire, est en réalité multiple. Il y a là des choses d’aucune utilité pour personne durant toutes les années où la moindre ligne de Tsvetaïeva suscitait une attention passionnée ; des objets par trop disgracieux ou abîmés pour se retrouver dans une vitrine. Tsvetaïeva les avait emportés en évacuation, quand elle avait choisi ce qui venait de France (on pourrait le vendre), ce qui était de l’ordre du souvenir (on ne pouvait le perdre) et, en même temps, des choses plus du tout nécessaires, qui s’étaient, par hasard, agrégées au tas. Nul ne dira dans quelle catégorie se rangeaient les choses que Murr avait jugées suffisamment importantes pour les retirer de l’obscure isba d’Elabouga, les emporter à Tchistopol, puis à Moscou, afin de tenter de les sauver et les préserver, en admettant qu’il ne les ait pas réunies à l’aveuglette, comme sa mère, formant un tas de ce qui restait. Petites boîtes miteuses en ferraille, au contenu incertain, collier, poignée, mèches de cheveux d’enfants ; d’autres trucs sans nom ni destination ont aussi pu se retrouver dans le sac, comme ça, dans la précipitation. Mais ils pouvaient être les plus chers, ce dont il était impossible de se passer : souvenir de sa mère, de son mari, de sa fille, caillou particulier, bris d’une inoubliable tasse. Il n’est personne pour le raconter. Les objets dont nul ne sait rien sont orphelins d’un coup, ils s’aiguisent comme le nez d’un défunt : ils deviennent ceux auxquels l’entrée est interdite.

Parmi les livres, les papiers, les chaises, les plastrons que j’ai reçus en héritage, il y a trop de choses que l’on a oublié d’étiqueter, afin d’expliquer (ou au moins de laisser entendre) d’où elles viennent et en quoi elles me sont liées. La photographie du pianiste Dobrowen voisine, dans l’album, avec un tirage de très bonne qualité d’un célèbre portrait de Nadejda Kroupskaïa, la veuve de Lénine ; au dos, de la grosse écriture de mon arrière-grand-mère : « Qui vous a apporté cette photo de Nadejda Konstantinovna ? J’en avais vu une très différente, un portrait en pied, chez Moïsseï Abramovitch. S. Guinzbourg, 1956, 2/VII. » Il semble que cette photo de Kroupskaïa soit due au concubin de Sarah. Vient ensuite le tampon de l’atelier photographique qui se trouvait à proximité, rue Miasnitskaïa. Jamais je n’aurai le fin mot de cette histoire ; les grandes et terribles figures du siècle – Kroupskaïa, Sverdlov, Gorki – ont glissé hors de la mémoire familiale, comme si elles n’y avaient jamais été, et il n’est aucune possibilité de vérifier.

Un jour, maman me montra brusquement – j’avais quinze ans – une chose qui ne m’est plus jamais retombée sous la main, autant que j’aie retourné la maison en quête de curiosités. C’était une petite bourse – à peine la moitié de ma main – faite d’une dentelle aérienne, avec, à l’intérieur, quelque chose de rigide : pliée en quatre, craquelée aux pliures, une feuille de papier. Là, bien au centre, était soigneusement écrit : « Viktor Pavlovitch Nelidov ». Ma grand-mère Liolia, fille de Sarah, avait gardé toute sa vie cette petite bourse dans la pochette de son sac à main qu’elle tenait serré contre elle. Je posai des questions. Maman ignorait de qui il s’agissait. J’insistai : comment fallait-il le comprendre ? Comme ça, répondit maman. La conversation était terminée.

Dès que j’apparais, le passé refuse, séance tenante, de s’agencer en quelque chose d’utile, en narratif tricoté, constitué de recherches et de trouvailles, de preuves et de découvertes. La moindre histoire, la moindre chose soulignent qu’elles sont un trésor acquis, mais qu’il faut les voir et les comprendre en elles-mêmes, sans recourir à des notes, sans essayer de les relier à d’autres. La division entre ce qui est à moi et ce qui est à autrui a, la première, cessé de fonctionner : tout, alentour, se rapportait d’une façon ou d’une autre au monde de mes morts. Je me suis à peine étonnée quand, dans un tiroir du vieux bureau acheté par hasard, j’ai trouvé des bandes de carton, portant, écrit à la main en français : billets d’un cinéma parisien pour deux films parus juste avant la première guerre. L’un d’eux, tourné en 1910, empruntait son titre à un vers de Victor Hugo : Lorsque l’enfant paraît*9. Je l’ai cherché, bien sûr : si grand-mère Sarah allait au cinéma dans son Paris d’il y a cent ans, elle avait pu le voir, même si le tiroir n’avait aucun rapport avec elle. Elle avait pu aussi ne pas le voir ou en voir d’autres (et je me suis plongée dans les catalogues, comme si les titres de films pouvaient me souffler quelque chose) ; elle avait pu ne pas aller au cinéma, au café, aux expositions, ne pas rencontrer de Russes, de Français, ne s’intéresser à rien. Le procédé populaire qui consiste à mettre une héroïne imaginaire en situation de rencontrer à Paris, dans la rue, Gertrude Stein, Picasso, Tsvetaïeva, Ekaterina Pavlovna Pechkova fraîchement divorcée (tous y étaient en ces jours, se croisaient, se frôlaient), m’a toujours paru un exemple honteux de la logique prosaïque de la contrainte. Pourtant, mentalement, c’est à cela que je m’occupais : je partais à la chasse aux simultanéités et voisinages qui auraient pu rendre un peu moins seule mon indépendante arrière-grand-mère.

* * *

La parenté est parfois la résultante d’un simple contact. Ici, me revient en mémoire l’expérience bien connue que l’on effectuait dans les années 1950 avec des bébés singes. On les retirait à leurs mères velues pour les placer dans une volière où les attendaient des ersatz : des représentations de singes, dont l’une était réalisée en fil de fer, et une autre en un truc poilu et doux. Tous les petits s’efforçaient, comme un seul, de se loger dans les bras de la duveteuse, où l’on pouvait se nicher, contre laquelle on pouvait se serrer, que l’on pouvait entourer de ses bras. Au fur et à mesure de l’expérience, le contact avec la mère douce commençait à faire mal, des épines apparaissaient sous la fourrure, mais cela n’arrêtait pas les petits. Ils poussaient des cris mais ne relâchaient pas leur étreinte. Les efforts consentis pour rester près du mannequin le leur rendaient peut-être plus cher encore.

Tandis que, mois après mois, je retapais à l’ordinateur les lettres et papiers de mes proches en essayant de déchiffrer les caractères microscopiques, la cursive d’une conversation refroidie, je commençais vraiment à les comprendre mieux et à les aimer plus. L’imitation, semble-t-il, se termine toujours par quelque chose de ce genre : l’homme qui recopie à la main Don Quichotte devient un peu Cervantès, le jeune poète qui partage la relégation de Mandelstam à Voronej se met à tenir pour siens les vers du poète, et moi qui recopie les virgules et les coquilles de mes grand-mères, je cesse de voir une frontière entre leur vie et la mienne.

C’est ainsi que je retapai, texte après texte, me réjouissant et m’étonnant, les lettres de mon propre père, envoyées en 1965 de la région de Baïkonour où l’on travaillait secrètement, à l’époque, à la construction du secteur spatial. Des soldats y étaient employés, mon père et son ami Kolia Sokolov y étaient des sortes d’instructeurs civils qui rationalisaient le processus. Je connaissais, dès l’enfance, l’histoire de papa attrapant, dans la steppe kazakhe, un malin petit renard corsac, et essayant de l’apprivoiser. Mais le fier animal refusait de boire et de manger, il avait le mal de la liberté et, au bout de deux jours, il fut relâché. Il y avait des lettres dans les papiers de tante Galia, et pas une ou deux, beaucoup, concernant le petit corsac, la vie là-bas, tout jusqu’à la façon de monter une tente où l’on dormait sous une sorte de baldaquin formé d’un drap mouillé que l’on arrosait d’un seau d’eau pour la nuit. Les hommes et les choses de ces lettres, au fur et à mesure que celles-ci s’écrivaient, s’installaient dans ma tête, comme s’ils y avaient toujours été, prolongement naturel de mon paysage intérieur. Alors âgé de vingt-six ans, mon père trouvait une voiture de hasard et allait boire un coup avec un groupe de géologues moscovites, il se prenait de bec avec le chef de chantier pour savoir qui se ferait un atelier d’un bout de hangar sans propriétaire, était furieux contre ses monteurs, empaillait une marmotte, demandait qu’on lui envoie un fusil par la poste en l’enveloppant dans une courte pelisse, bref, se comportait comme les héros des bons films soviétiques montrant de joyeux gars, acteurs de la construction socialiste. De fait, je ne m’en étonnais pas : les lettres avaient été écrites cinquante ans plus tôt.

À un moment, sans trop réfléchir, j’envoyai le fichier de lettres à papa et lui demandai si je pouvais les citer dans un livre. Je ne doutais pas un instant d’avoir son autorisation : c’étaient des textes magnifiques, drôles, vivants et infiniment loin de nous, aujourd’hui. Mais il y avait autre chose : les lettres que j’avais trouvées et recopiées étaient devenues miennes dans ma tête, part d’une histoire générale dont j’avais accoutumé depuis longtemps d’être l’auteur. Découvertes dans un tas de papiers, ne servant plus à personne, on pouvait en faire ce qu’on voulait, les jeter ou les garder, elles dépendaient en outre de ma volonté de publication. Les citer signifiait les sauver-conserver ; les laisser dans la boîte – les vouer à une longue obscurité ; qui, sinon moi, devait décider qu’en faire ? Sans en avoir conscience, j’étais dans une logique de propriétaire, sinon de barine sauvage, maître omnipotent de centaines d’âmes, du moins de son voisin éclairé, détenteur d’un petit théâtre de serfs et d’un beau parc. L’objet de mon amour et de ma nostalgie s’était imperceptiblement changé en bien mobilier dont j’usais à ma guise. Pour des raisons évidentes, mes autres héros ne pouvaient ni résister ni s’insurger : ils étaient morts.

Or les morts n’ont aucun droit ; n’importe qui peut disposer n’importe comment de leur propriété et des circonstances de leur destin. Les premiers mois-années, l’entrepreneuse humanité tente de se conduire convenablement – force est maintenir dans des cadres l’intérêt pour les détails pas encore refroidis, ne fût-ce que par respect des vivants, de la famille et des amis. Avec le temps, les convenances, les lois communes, les copyrights semblent céder telle une digue sous la pression de l’eau, et aujourd’hui cela se produit plus vite qu’avant. Les destins des défunts sont un nouveau Klondike ; l’histoire de gens dont, de fait, nous ne savons rien, devient un sujet de romans et de films, de spéculations sentimentales et de révélations galopantes. Nul ne les défendra, nul ne nous demandera de comptes.

Aveu profondément comique, ce genre de sentence suscite d’ordinaire les rires, à l’instar de Tsvetaïeva qui, il y a un siècle, disait qu’elle avait de la peine à se résigner à la mort d’Orphée, à toute mort de poète. Au début du nouveau siècle, les morts, majorité invisible et indescriptible, sont devenus une nouvelle minorité, infiniment vulnérable, humiliée, dépouillée de tous droits. Un sans-abri est en droit de s’indigner si sa photo paraît en couverture d’un calendrier familial. Un individu condamné pour meurtre peut interdire la publication de ses journaux intimes ou de ses lettres. Il n’est qu’une catégorie absolument privée de ce droit. Chacun de nous est maître de son histoire. Mais pour un temps – comme il l’est de son corps, de son linge, de son étui à lunettes.

Enfant, j’ai été très impressionnée par un dialogue que rapporte Korneï Tchoukovski*10 dans De deux à cinq, livre écrit dans les années 1920 sur ce que pensent et disent les petits enfants : « Grand-mère, tu vas mourir un jour ? – Oui. – Et on te mettra dans la terre ? Dans un grand trou ? – Un grand trou, oui. – Ben alors, comment je pourrai m’amuser à faire tourner ta machine à coudre ? »

Quand nous faisons marcher ou tournons et retournons entre nos mains des disques de gramophone, quand nous triturons les bijoux, les portraits de ceux déjà profondément enfouis, nous partons du principe que cela leur est parfaitement égal ; de l’idée, aussi, que, quoi qu’il en soit, ils ne viendront pas en statues du Commandeur chercher leur bien ou récupérer leur réputation. Je ne suis pas certaine qu’il faille compter là-dessus. Eliot Weinberger dit, dans un court récit, que tous nos efforts à la gloire des morts – clôtures en fonte, pierres tombales en marbre, couronnes et incantations – n’ont qu’une visée : les enfermer plus profondément dans la terre, ne pas les laisser revenir. J’ajouterai : revenir ici, dans ce monde où nous nous partageons leurs vêtements et détruisons ce dont nous n’avons pas l’utilité.

Je pense que cela changera forcément – changement dont nous serons les témoins, comme celui qui s’est produit au cours des cent dernières années pour d’autres humiliés, dépouillés de leurs droits.

Papa mit plusieurs jours à me répondre, puis il me téléphona par Skype et me dit qu’il voulait me parler. Il ne m’autorisait pas à utiliser ses lettres dans un livre ; il ne voulait pas les voir publiées. Même celles sur le petit renard ? Même celles sur le petit renard. Il espérait que je le comprendrais. Il y était catégoriquement opposé. Tout était très différent, me dit-il sans détour.

J’étais horrifiée et vexée : entre-temps, les non-chapitres formés des lettres familiales se bâtissaient en une chronique harmonieuse, une gamme qui allait de haut en bas, de la fin d’un siècle au début du suivant, et l’année 1965 de papa, avec ses joyeux monteurs et ses bottes de soldats, me semblait un degré essentiel. Comment s’en passer ? Je me suis mise à argumenter, à le prier et même à montrer les muscles. Quand nous nous sommes un peu calmés, papa a lancé : « Tu comprends, il me répugne de songer que ces lettres seront lues par quelqu’un qui pensera que je suis comme ça. »

J’aurais pu continuer à tenter de le persuader, j’aurais même eu des arguments. Que tu sois comme ça n’est pas le sujet, me disais-je obstinément ; de toute façon, ce n’est pas sur toi : ce n’est pas toi qui écris à tes parents et à ta sœur, c’est le temps lui-même, il y a mille émissions de radio et cent romans sur les chantiers de Sibérie, la conquête des terres vierges et le travail en conscience. On voit dans nos papiers, lui aurais-je répliqué, que la langue change, celle dans laquelle se raconte le quotidien, on voit le gap entre l’intonation des années 1910 et celle des années 1930, on voit les journaux et le cinématographe former un discours intérieur. Tes lettres, en l’occurrence, sont un modèle des années 1960, un modèle de ce qu’elles étaient, non pas « en réalité », mais dans ce concentré que nous donne la sensation du temps. Ce n’est pas un livre sur ce que tu étais, il parle de ce que nous voyons lorsque nous regardons en arrière.

Je ne prononçai pas tout cela à voix haute, par bonheur nous avions terminé la conversation, et ma conviction d’avoir raison allait croissant, jusqu’à ce que je saisisse que c’était précisément ce que j’avais en vue – je n’en étais pas arrivée à me dire : « Je me moque bien de comment tu es », mais je n’en étais pas loin. Heureux celui qui, tel Blok, est parvenu à récupérer ses lettres et journaux et à en expurger tout ce qu’il ne voulait pas montrer ! Le texte écrit, qui fait la joie des maîtres chanteurs, crée une impression mensongère d’éternité, où un stupide billet d’amour ne se tranche pas à la hache32, où une phrase lâchée sous l’empire de la colère devient vérité ultime. Tel était, de fait, le sujet caché de notre conversation : pour le formuler brutalement, j’étais presque prête à trahir mon père vivant pour un document mort, auquel je croyais bien plus. On eût pu penser que la lettre elle-même avait engagé la conversation avec moi et m’avait intimé : « Ne me touche pas ! »

J’ai peur d’imaginer ce qu’aurait répondu grand-mère Sarah à la demande de publier sa correspondance. Mais on n’interroge pas les morts.

J’avais compris mon père de la façon suivante : ses comptes-rendus de sa vie au Kazakhstan étaient une sorte de stylisation visant à distraire ses proches, à les amuser. Là où je me représentais un roman picaresque, des aventures dans un décor colonial, lui se rappelait la saleté, l’abattement, les soûleries effrénées ; les baraquements et les hangars minables au bout du monde, les obscénités des soldats, les vols incessants, sans limites. Sa hardiesse, le ton alerte de ses récits étaient faux, mais le temps les avait conservés. Il y avait pire : si ces lettres, tellement détaillées, ne pouvaient être un témoignage, le petit bout d’os qui permet de reconstituer l’apparence du passé, toutes les autres tentatives de reconstituer quelque chose à partir de lettres ou de mouchoirs relevaient du wishful thinking, ce que les psychanalystes qualifient du mot peu convenable de « fantasme ». Au lieu d’une occupation respectable, les recherches ou les enquêtes qui étaient les miennes durant tout ce temps, se révélaient un roman familial freudien, la romance sentimentale du passé.

Il doit en être ainsi. On regarde la photo de sa parentèle comme un human zoo, comme des bêtes fantastiques dans une volière, avec leur vie impénétrable, profondément tapie. Cela a quelque chose à voir avec la chemise contenant des recettes de cuisine, que je garde sous la main. Écrites par mon arrière-grand-mère, ma grand-mère, ma mère (une fois, je reconnus avec un frémissement ma propre écriture d’enfant pour la description du gâteau marron appelé « Patate »), elles m’avaient longtemps semblé un guide pour l’action et le contour d’un finale, le point où tous seraient enfin réunis. C’est vrai, ce serait magnifique : je me mettrais aux fourneaux et préparerais tout cela, incarnation de la succession, feignant d’être chacun tour à tour, rappelant à la vie leur cercle amical dont les noms m’étaient connus ou inconnus : « Gâteau à la Mourotchka », « Pain d’épice à la Rosa Markovna », « Brochet à la tante Raïa ». Je dois dire que dans ce à la, je vois nettement un après, l’indication que de ces gens il ne reste plus personne ; ne demeure qu’une certaine quantité de papier. Inutilisable : quand, enfin, je fus prête à lire toutes ces recettes, il me devint évident que je ne préparerais pas ces plats. Les ingrédients disparus y étaient en abondance, tels que la margarine et des céréales soviétiques. Il y avait surtout des desserts, dont chacun valait largement un déjeuner – lourdes crèmes, pâtes sablées, litanie de biscuits, gâteaux, pâtisseries, pains d’épices, comme si le déficit de douceur dans la vie devait être compensé de l’extérieur : la ration d’un autre monde, englouti. Je n’avais aucune envie d’y faire un tour, malgré toute ma nostalgie de ses habitants en noir et blanc.

* * *

Une des choses les plus étonnantes que j’ai trouvées dans les caisses familiales et les boîtes de mes Stepanov ne ressemble pas du tout à une chose. C’est un feuillet de bloc-notes plié en quatre à la verticale, que quelqu’un avait conservé. Il ne comportait qu’une phrase, sans adresse, date ou signature, dont l’écriture n’appartenait à aucun de ceux que je connaissais bien : celle de grand-père, ou de Galia. Étrangement, cette phrase me stupéfia, à croire que j’en étais la destinataire. Mais peut-être tout tenait-il, précisément, au fait que cette note n’était pour personne, comme provenant de l’intérieur d’une bouche muette. « Il est des gens qui n’existent pas comme objets, vagues mouchetures ou tachetures de hasard », était-il écrit.

Je n’ai pas aussitôt identifié la citation, même si, en passant, j’ai noté la beauté et la justesse des mots ; j’avais l’impression que ce qui se passait sur la feuille était une tentative de dire quelque chose de soi, mais de manière à ne rebuter ni ne déprimer quiconque. Quelqu’un qui m’était bien connu et tout à fait inconnu en était secrètement arrivé à la formule bilan, et le fait que ces mots étaient empruntés aux Âmes mortes n’y changeait rien. Celui (ou celle) qui écrivait n’avait modifié qu’un mot du texte de Gogol : à « figures », il avait préféré « gens », et ce discret glissement avait entraîné un résultat inattendu. Sortie de son contexte, entourée de son papier, la phrase avait soudain commencé à vivre sa vie, elle s’était transformée en une sorte de poème ou de verdict.

Le texte original était : « Le quatrième siège fut bientôt occupé par une dame ou demoiselle, parente, gouvernante ou simplement une habitante de la maison, ce qu’il était fort malaisé de déterminer, une chose, en tout cas, sans bonnet, dans la trentaine, enveloppée d’une robe bariolée. Il est ainsi des figures qui n’existent pas en elles-mêmes, vagues mouchetures ou tachetures de hasard, elles sont toujours à la même place et bougent à peine la tête. Déjà, on les confond avec les meubles et l’on se dit que jamais, au grand jamais, un mot n’est sorti de leur bouche, puis on les retrouve dans une chambre de bonne ou au cellier, et là… aïe, aïe, aïe33 ! »

Il était devenu :

Il est des gens

qui n’existent pas comme objets,

vagues mouchetures

ou tachetures de hasard.

C’est ainsi, sans doute, que je voyais mes proches et leur vie fragile, imperceptible, pareille à un œuf tacheté : il suffisait d’appuyer dessus et il se cassait. Et qu’ils (pas moi) aient en réalité montré, autrefois, leur capacité à survivre (et avec eux les fauteuils en cuir qui n’étaient pas d’un goût exquis ou la collection d’œuvres classiques) les rendait plus vulnérables encore. Sur le fond des figurants solidement établis sur la scène de l’Histoire, les locataires, leurs albums photo et leurs cartes de nouvel an semblaient voués à l’oubli. Pire : je n’en avais moi-même presque plus le souvenir. Néanmoins, au milieu de ce qui était inconnu, à moitié su, obscurci, je savais irrévocablement quelques choses de ma famille.

Nous n’avions pas eu de morts au temps de la révolution et de la Guerre civile.

Nous n’avions pas eu de victimes des répressions.

Pas de victimes de l’Holocauste.

Pas de tués, excepté Liodik.

Pas de gens qui avaient tué.

Nombre de ces choses se trouvaient brusquement douteuses ou se changeaient en d’évidentes contre-vérités.

Un jour, j’avais alors dix-douze ans, je posai à maman une de ces questions que l’on ne pose qu’à cet âge : « Qu’est-ce qui te fait le plus peur ? » J’ignore à quelle réponse je m’attendais. Sans doute : la guerre. Il était d’usage, en Union soviétique, de remplacer le ciel étoilé kantien par un ciel paisible ; le pays était dans l’attente, il craignait une troisième guerre mondiale. À l’école, on avait préparation militaire obligatoire – comment monter et démonter une kalachnikov, comment se comporter en cas d’explosion nucléaire… Dans cette dernière circonstance, il était évident que la kalachnikov ne serait d’aucun secours. Les vieilles femmes, qui se tenaient en abondance sur les bancs à l’entrée des immeubles, disaient : « L’essentiel, c’est qu’il n’y ait pas de guerre. »

À mon grand désarroi, maman répondit aussitôt un truc incompréhensible. On avait l’impression qu’elle avait depuis longtemps une réplique toute prête et qu’elle attendait, mine de rien, que quelqu’un lui pose la question. Cette réponse, qui me laissait perplexe, se grava dans ma mémoire. Je redoute, dit maman, la violence contre les individus.

Des années, des décennies ont passé ; aujourd’hui, c’est moi qui ai peur des violences contre les individus. Je suis une professionnelle de cette peur, à croire que celle-ci, la colère et la capacité de résister sont plus vieilles que moi, qu’elles ont été polies à en briller par de nombreuses générations. Cela ressemble un peu à une pièce dans laquelle on pénètre pour la première fois, comme si on y avait passé sa vie entière (et les démons qui la partagent avec moi, à l’instar de la parabole de l’Évangile, la trouvent balayée et ornée34). On y passe des films sans date et, me réveillant, je comprends que les Allemands sont entrés dans Paris et qu’il faut cacher les enfants, que l’horrible concierge me soumet à un interrogatoire dans la neige pour savoir où je suis autorisée à résider, que Mandelstam, à peine arrêté, vient de franchir, là, sous mes yeux, les portes de fer du stade, lequel évoque par trop un four crématoire. J’avais huit ans quand on m’a parlé de Mandelstam, et sept quand on m’a expliqué que nous étions juifs. Cependant, le trou noir situé à l’endroit de ce qu’on ne me racontait pas venait peut-être de ce qu’on n’en savait rien – c’était plus ancien que toute explication, tout exemple.

Chaque illustration, chaque livre et photographie, parmi les dizaines que j’ai lus ou vus, ne fait que confirmer ce que je me rappelle – ce que mes entrailles se rappellent – par trop. Peut-être cette vieille peur est-elle née en 1939, quand mon grand-père Kolia, encore jeune, rendait son arme de service et attendait d’être arrêté. Peut-être est-elle venue plus tard, en 53, avec l’affaire des blouses blanches*11 : mon arrière-grand-mère et ma grand-mère, toutes deux médecins et juives, rentraient le soir et restaient côte à côte, muettes, sous la lampe, dans leur pièce d’appartement communautaire, attendant, elles aussi, le dénouement. Peut-être cela remonte-t-il à l’année 19, qui vit la disparition de mon arrière-grand-père Isaac, lequel avait trop bien réussi – il possédait des usines, des immeubles, des bateaux : nous ne savons rien des circonstances de sa mort ni du moment où elle a eu lieu, mais nous nous figurons parfaitement ce qui se passait alors, dans la Kherson postrévolutionnaire. Peut-être, et même sûrement, était-ce plus tôt encore, en 1902, 1909, 1912, où à Odessa et dans tout le sud de l’Ukraine avaient lieu des pogroms, où des cadavres gisaient dans les rues. Mes proches étaient là-bas (l’homme se trouve toujours quelque part là-bas, au voisinage de la mort des autres et de la sienne) et, comme il apparut par la suite, ils avaient ordre de ne rien me raconter – or, je savais tout d’emblée.

Bien des années plus tard, j’allai au musée de l’Holocauste à Washington, en quête d’un conseil, et je suis reconnaissante, aujourd’hui encore, à la personne avec laquelle je m’entretins alors. Nous avions pris place à une longue table en bois, dans la bibliothèque qui recèle, semble-t-il, tout ce qui a pu paraître sur n’importe quelle question susceptible d’être considérée comme juive. J’ai exposé mes demandes et obtenu des réponses ; puis mon interlocuteur, historien, m’a demandé sur quel sujet j’écrivais. J’ai entrepris de le lui expliquer. A-ah ! a-t-il dit, c’est un de ces livres où l’auteur voyage à travers le monde, à la recherche de ses racines, il y en a beaucoup actuellement. Oui, ai-je répliqué, cela en fera un de plus.

*1. Il était de tradition, en Russie, d’offrir aux nouveau-nés une cuiller en argent à une dent. On en donnait un léger coup sur la première dent de l’enfant, ce qui garantissait la bonne et indolore poussée des suivantes.

*2. La Russie n’adopte le calendrier grégorien qu’après 1917. Le calendrier julien reste en vigueur dans l’Église orthodoxe.

*3. Un des diminutifs du prénom Vladimir.

*4. Ekaterina Pavlovna Pechkova (1876-1965) : militante socialiste-révolutionnaire ; elle épouse Maxime Gorki en 1896. Le couple se sépare en 1904.

*5. Maria Fiodorovna Andreïeva (1868-1953) : actrice, puis femme politique bolchevique, elle est la maîtresse de Maxime Gorki de 1904 à 1921.

*6. En russe bourjouïka (péjoratif) : ce petit poêle, qui doit son nom à sa forme – il est ventru –, est caractéristique de la révolution et de la guerre civile. Il ne chauffait pas énormément, or les hivers de cette période – notamment celui de 1919 – étaient terribles.

*7. Piotr Nikolaïevitch Wrangel (1878-1928) est le chef civil et militaire du dernier gouvernement blanc. Depuis la Crimée, il poursuit la lutte contre les bolcheviks d’avril à novembre 1920, puis organise magistralement l’évacuation de ses troupes et de nombreux civils.

*8. C’est à Elabouga, au Tatarstan, que Marina Tsvetaïeva se suicide en 1941. Murr est le petit nom qu’elle donnait à son fils, Gueorgui Efron. Né en 1925 dans l’émigration, il part en Russie avec sa mère et mourra au front en 1944.

*9. En français et en caractères latins dans le texte.

*10. Korneï Tchoukovski (1882-1969) : journaliste, poète, critique littéraire, traducteur. Ses poèmes-contes pour enfants sont très populaires, aujourd’hui encore, en Russie.

*11. En janvier 1953, des médecins soviétiques – tous juifs – sont accusés d’avoir assassiné deux dirigeants et de projeter d’en tuer d’autres. Ils sont arrêtés, menacés d’être exécutés ou déportés. Mais Staline meurt en mars, et l’affaire – machination de la police politique – est abandonnée.

troisième partie

« Elle vit que tout ce qui ornait sa maison s’était envolé vers le ciel : plateaux, nappes, photos de famille, chaufferettes pour le thé, crémier en argent de grand-mère, maximes brodées au fil de soie et d’argent, tout, tout, tout ! »

Tove Jansson

« Force m’est ici d’éclaircir ma généalogie. »

Viktor Chklovski

I

On n’échappe pas à son destin

… et pendant tout ce temps, disait ma mère de sa voix médiumnique de conteuse, pendant tout ce temps, en Russie, Micha, son futur mari et ton futur arrière-grand-père, l’attendait. Et quand la Première Guerre mondiale a éclaté, elle l’a rejoint après toutes ses errances, ils se sont enfin trouvés et, dès lors, ne se sont plus quittés. Pour leurs noces, il lui a offert la petite broche que je porte les jours de fête, aux initiales SGF, Sarah Guinzbourg-Friedman, et au dos, simplement : « On n’échappe pas à son destin ».

Ce « on n’échappe pas à son destin », sur ce disque d’or à la rondeur de médaille pour collier de chien, accroché au revers de sa robe bleue de fête, m’avait longtemps semblé un peu effrayant (comme si le destin était à notre poursuite et finissait par nous rattraper – Micha, joyeux, irrésistible dans ses hautes bottes couvrant ses jambes d’une infinie longueur, n’avait pas vécu plus de sept ans après le mariage). La robe était toujours la même, taillée dans un tissu laineux, froncée au niveau du corsage et tombant en fourreau sur le ventre. Elle avait quelque chose d’un confortable uniforme, qui n’avait donc pas vocation à changer. Au temps de mon enfance, les toilettes de maman étaient plus nombreuses, et l’une d’elles, une robe marron à motifs blancs, suscitait en moi une douce béatitude. Mais vers le milieu des années 1980, quand mes parents entrèrent imperceptiblement dans l’âge que j’ai aujourd’hui, le charme des fêtes consista en une permanence de leurs composantes : la robe bleue était tirée du placard, la broche reprenait sa place, de la petite armoire en bois d’Abramtsevo où l’on rangeait la pharmacie, surgissait une boîte blanche de parfum, toujours le même – ou tout bonnement inépuisable car trop rarement utilisé. C’était un parfum des plus simples, le Signature polonais qui était dans nos moyens : le petit flacon rond en cristal contenant un liquide doré vivait dans un nid de soie, sur un modeste piédestal en carton ; son mini-bec odorant nous effleurait, maman et moi, derrière les oreilles, sur la cage thoracique, près de la nuque. Quelques minutes avant l’arrivée des invités, je trouvais le moyen de retourner la médaille d’or à la pierre bleue, pour m’assurer que l’inscription était bien à sa place.

Et tout ce temps, répétait maman de telle façon qu’il ne subsistait aucun doute sur l’identité de l’héroïne principale de notre histoire familiale, elle l’a passé en France. Grand-mère avait fait ses études à la Sorbonne, dans la plus grande faculté de médecine – cela allait sans dire –, elle était médecin à son retour en Russie. De couleur crème, le diplôme de la Sorbonne, sa calligraphie avec ses pleins et ses déliés, son tampon gros comme un cadenas de grange, témoignaient, eux aussi, du sérieux du travail accompli et d’une victoire méritée, mais tout cela le cédait au magnétisme du sujet majeur. L’arrière-grand-mère Sarah avait passé à Paris les sept années bibliques réglementaires – de même que Jacob avait travaillé sept ans pour obtenir la main de Rachel – et, curieusement, était réapparue comme d’outre-tombe, vers nous autres à venir, comme si la vie étonnante que l’on menait de l’autre côté du probable ne signifiait rien pour elle. Pour moi qui gravissais peu à peu les rayonnages de littérature française, des Mousquetaires à Maupassant, il était difficile d’accepter pareil comportement. La possibilité de Paris (de l’impossible, pour maman et moi) était par trop vertigineuse pour qu’on se permette de la considérer aussi légèrement.

J’avais cinq ans à sa mort – elle en avait quatre-vingt-dix, avait survécu de deux ans à sa fille qu’elle adorait, la cherchant en vain dans les deux pièces de leur appartement communautaire, regardant tantôt dans l’armoire, tantôt dans le buffet : Liolia ? Peu à peu, elle avait donné à sa petite-fille, Natacha, le nom de sa fille, à croire que dans la poupée russe familiale, il était possible de déplacer n’importe quelle figure sans que le sens général en soit changé. Elle passait son temps sur le divan Saltykov de la datcha, vêtue d’un léger peignoir bariolé, toute petite, desséchée jusqu’au trognon, et paraissait presque transparente dans la pâle lumière de jasmin. Mais elle regardait toujours vers l’avant avec une ténacité griffue, une ténacité d’insecte, de sorte que l’on comprenait : ce qui se profilait aurait quelque peine à la digérer. Oh, maman est un roc, disait d’elle Liolia, quarante ans plus tôt ; à présent encore, en miettes, ayant perdu tout poids et volume, elle demeurait malgré tout, en monument de la force qui l’avait quittée.

Quelque chose l’avait poussée, en février 1914, à envoyer à son futur mari quelques cartes postales avec des esquisses crayonnées de vieilles femmes, puis, une quinzaine de jours plus tard, à lui demander s’il avait bien reçu ses vieilles. Elle avait devant elle ses examens à l’Université + deux guerres, la naissance d’un enfant, la révolution, l’évacuation, les maladies de sa fille et de sa petite-fille, « l’affaire des blouses blanches » qui n’avait pas eu le temps de toucher notre famille, le pédalage dans la semoule à la suite de son AVC – ce qu’on appelait alors tout simplement le gâtisme. La netteté parfaite, hardie, de ses jeunes années n’avait pas disparu, elle semblait même s’être aiguisée et s’exprimait à présent en côtes, mandibules, élytres, sourcils pesants au-dessus de son visage et de son corps menus, presque enfantins.

Peu auparavant, au début des années 1960, Ruth, une cousine de maman à je ne sais quel degré, était venue de Saratov à Moscou et avait vécu assez longtemps sur la Pokrovka. Rentrant le soir, elle trouvait Sarah dans la pièce enténébrée, seule, dans son fauteuil à bascule. « Grand-mère, pourquoi tu restes sans lumière ? Tu devrais plutôt lire un bout de roman ! – Il suffit, ma chère, que je ferme les yeux pour que me reviennent de ces bouts de romans à vous faire balancer-tanguer ! »

* * *

On dit aussi que dans sa vieillesse, elle chantait. Il y avait toujours des partitions à la maison (sur la page-titre d’une romance démodée qui, Dieu sait pourquoi, avait été imprimée en 1934, se trouvaient quelques mots de l’auteur, voisin de la maison de repos des environs de Moscou : puisque vous chantez…) ; le vieux Blüthner se tenait là, avec ses touches un peu jaunies, de plus en plus muet, les dernières années. Parfois, venait en tournée le mari de la Ruth de Saratov, brillant pianiste, élève de Neuhaus, et, chaque matin, il fourrait ses bras jusqu’aux coudes dans la gueule de l’instrument : celui-ci vrombissait et gazouillait docilement, il faisait ce qu’il avait à faire. L’arrière-grand-mère, au demeurant, considérait les activités musicales, les siennes et celles des autres, avec un profond dédain, comme une amusette plaisante aux heures de loisir.

Plus tardivement, presque à la veille de sa mort, son chant avait pris d’autres directions, à croire que sa prime jeunesse lui était revenue, passant par sa gorge, libérant tout ce qui avait été oublié depuis longtemps et n’avait plus de sens : la sourde, l’effrayante Vous êtes tombés, victimes de la lutte fatale…, écrite dans les années 1870 et à la base de la marche funèbre de la onzième symphonie de Chostakovitch ; la Varsovienne35, que l’on aimait tant sur les barricades de 1905, avec son « En avant, en avant, peuple ouvrier ! » et son « La vue de l’échafaud peut-elle effrayer nos jeunes compagnons de lutte ? ». Il y avait aussi, bien sûr, Hardi, camarades, au pas36 et toutes les chansons semi-clandestines qui, au tournant du siècle, faisaient délirer gamins et gamines, et constituaient l’unique dictionnaire de leur combat et de leur victoire repoussée pour peu de temps.

Quand on lit des souvenirs sur des révolutionnaires du début du xxe siècle, on a le sentiment qu’ils chantaient sans cesse, remplaçant ainsi démonstrativement, semble-t-il, le simple discours humain. Les récits des grèves et de la conspiration sont structurés par la musique, comme le feraient des virgules ou des tirets : « ils remontaient le fleuve en chantant des chansons révolutionnaires », « ils revenaient dans leurs barques, en chantant à nouveau des chants révolutionnaires et en brandissant des drapeaux rouges », « après son discours, le meeting se conclut par un chant », « la Marseillaise37 est remplacée par l’Internationale ». « Quittant la maison, nous entonnâmes doucement Hardi, camarades, au pas ! », se remémore une relation de Iakov Sverdlov. « Camarades, ne vous relâchez pas », dit l’un des nôtres presque dans un murmure.

Là, quelque part, indiscernable au milieu des étudiants et des jeunes filles, avec leurs proclamations de 1er Mai et leurs tracts, marche, main dans la main, comme l’écrit son compagnon, Sarah Guinzbourg, âgée de dix-sept ans. Le gymnase no 2 de Nijni-Novgorod, dont elle est l’élève, est à quelques maisons de l’atelier de graveur des Sverdlov, où tout est bruyant, où il y a toujours du monde, où Iakov, qui a le même âge qu’elle, frère de sa meilleure amie, organise des réunions avec les camarades. Dans les souvenirs d’enfance et d’adolescence un peu obscurs, écrits des années plus tard par trois Sverdlov à la fois, il est question d’une promenade sur l’eau avec la sœur et une amie de celle-ci (de grandes vagues menacent de faire chavirer la barque, les filles ne pleurent pas – elles ont plus peur du frère que du roulis) ; ombre muette, passe Sania ou Senia Baranov, les collégiens vont faire le coup de poing contre les cadets*1, ils portent à la prison des bonbons Cous d’écrevisse*2, et une étrange combinaison d’effroi et de confort douillet colore, telles des pelures d’oignon, les coquilles d’œufs de la jeunesse d’alors*3. « En 1901-1903, elle [Sarah Sverdlova, M.S.] transmet souvent des messages, transporte des proclamations, imprime des tracts en hectographie, remplit d’autres missions clandestines. » Son amie doit faire à peu près la même chose. En 1906, Sarah est appréhendée – ce qui devait arriver – pour avoir distribué des tracts dans les casernes.

Pour mes quatorze ans, en 1986, ma mère décida de me montrer sa ville préférée ; tu vas voir Leningrad, promit-elle. C’étaient les nuits blanches, et nous passions, toutes les deux, d’un banc public un peu humide à un autre, maman se fatiguait trop vite pour envisager de longues promenades, toutes s’achevaient bientôt en essoufflement, bancs et pigeons, lesquels étaient en abondance sur le trottoir fissuré. Néanmoins, dès le premier soir, nous allâmes jusqu’au fleuve*4 par le canal des Cygnes et, sur l’autre rive, se détacha une muraille sombre et brilla l’or d’une grande flèche. C’est, Macha, la forteresse Pierre-et-Paul, dit maman ; grand-mère Sarah y a été emprisonnée. Alors, nos cous eurent un même mouvement d’oie, ils se tendirent et plongèrent en une sorte de salut à la jeunesse de Sarah, comme si nous voulions sortir de nos propres peaux.

La forteresse Pierre-et-Paul fut, en son temps, l’objet de notre visite attentive, de même que les jets d’eau de Peterhof, les vases et les statues de l’Ermitage, et jusqu’aux fantaisies chinoises d’Oranienbaum ; je suis effarée de tout ce que nous avions réussi à faire. Je tentais, çà et là, de mendier un cadeau, comme si un nouveau lieu ne pouvait me réjouir si je n’en rapportais pas un modeste trophée-souvenir, une consolation, aussi, pour le moment où l’aventure prendrait fin. En ce mois de juin, la forteresse était nue comme un champ de manœuvres et déserte comme un décor – elle n’avait pas la mémoire des siens38 ou refusait de les trahir. Quoi qu’il y ait eu entre ses murs, il n’en restait rien depuis beau temps, la forteresse avait en un clin d’œil chassé ma Sarah comme un grain de poussière.

Cela étant, chaque fois, depuis, que je me suis rendue à Saint-Pétersbourg, je suis allée jusqu’à la Neva et, postée face au mur de granit de la forteresse, face à l’ange en haut de la flèche, face à l’étroite plage le long de la muraille, j’ai refait ma révérence d’oie, tendant mon cou et le figeant, saluant… mon arrière-grand-mère ? ce lieu qui, pareil à la baleine de Jonas, l’avait avalée, puis rejetée ? Je ne doutais pas un instant de la véracité de la légende familiale – au demeurant, d’où me seraient venus des doutes, maman avait des renseignements de première main, elle les tenait directement de l’arrière-grand-mère.

La prison du bastion Troubetskoï, contemporaine de la chanson qui raconte comment vous alliez dans le cliquetis de vos chaînes39, est construite au début des années 1870 : soixante et quelques cellules, deux cachots, qui verront passer sans interruption des centaines de « politiques ». Si Sarah avait été enfermée à la forteresse Pierre-et-Paul, c’était forcément dans ce bastion. Un plafond d’un blanc sale, des murs gris, du linge réglementaire, des chaussures spéciales détenus, au groin émoussé. Les couloirs courent ici à leur aise, se brisant en coudes, mais lorsqu’on s’approche de la porte d’une cellule, il en souffle un froid souterrain, et les lits de fer que l’on y voit aujourd’hui encore projettent sur le sol de pierre des ombres cruciformes. Ces lits, comme les tables métalliques évoquant des tablettes de compartiment de chemin de fer, sont fixés au mur et au sol. Un pauvre matelas, deux oreillers, une grosse couverture ; toutes les affaires personnelles doivent rester bien en vue : livre, quart, peigne, tabac. À ma demande tardive aux archivistes, nul ne trouva rien à répondre : Sarah Guinzbourg ne figurait pas dans les documents du bastion Troubetskoï, on ne lui reconnaissait pas de place.

Allez la trouver, à présent ! Elle n’était pas, tant s’en faut, la seule dans ce cas ; on se figure difficilement, de nos jours, après ce qui a suivi, que les jeunes gens de ce monde-là étaient à fond dans la lutte ; on voit encore, comme une pâte, lever-gonfler des Mémoires, documents, rapports d’agents, tapés, bruts, à la machine : « Un foulard rouge spécialement apporté fut déployé, on y écrivit à l’encre “À bas l’Autocratie !” », « les actions de propagande sont menées en solitaire ou par petits groupes sur des bateaux », « à l’estaminet Le Passage, on a surpris, parmi les clients, un groupe de nouvelles recrues en train de chanter la Marseillaise : “Debout, debout, peuple ouvrier !” » Et, encore et encore : « Les participants ont entonné plusieurs chants révolutionnaires. » Dans le couloir glauque de la forteresse, des plaques ont été soigneusement accrochées, avec des renseignements sur les gens qui ont séjourné ici : exécutés en 1908, après condamnation par le tribunal de la région militaire ; s’est suicidée dans sa cellule ; tué au Mexique par un agent du NKVD ; mort à Moscou en 1944.

Il y a aussi des photos de graffitis remontant à la période où la prison a cessé d’en être une, au milieu des années 1920. L’un d’eux, entouré d’un cadre dessiné pour donner l’impression d’un vrai tableau, voire d’une fenêtre, montre une femme assise près d’une table, vêtue d’une blouse légère à manches bouffantes : devant elle, des fleurs dans un grand vase, un beurrier en argent, une théière-bouilloire sur pied. La femme n’est pas belle, il semble donc que l’auteur se soit inspiré d’un modèle réel. Son visage simple traduit une sorte d’étonnement concentré, elle a allumé une cigarette et exhale une première bouffée sans cesser de sourire. Ses cheveux sont ramassés en chignon. De l’autre côté de la vitre, la lumière et les ombres de l’été – effrayant de penser à quel point nous ne sommes pas là.

La lettre du camarade Platon contenant des citations de Pouchkine et exprimant l’espoir d’une Douma d’Empire renouvelée, d’opposition, ainsi que de la victoire sur les forces obscures, avait été envoyée à Sarah, « dans votre casemate », en février 1907. La carte de la harpiste n’a de tampon ni de la poste ni de la prison. Dix ans plus tard, à l’automne 1917, sur fond de confusion et d’effondrement, il se passera une chose étrange dans les archives de la forteresse : elles disparaîtront dans des circonstances incompréhensibles, il en demeurera à peine une petite moitié. La trace de Sarah, pour le plus grand bonheur de celle-ci, avait pu se changer en fumée dès cette époque : dans aucun des questionnaires conservés elle ne mentionne ni son passé révolutionnaire ni l’épisode de la prison. « En tant que juive, les établissements d’enseignement supérieur m’étaient interdits en Russie ; j’ai donc été contrainte de faire mes études à l’étranger », écrit-elle à propos de son séjour en France ; en fait, étant fille d’un marchand de la Première Guilde (« marchand de la Première Guilde de Loukoïanov », est-il inscrit sur son certificat de mariage), elle pouvait tout à la fois vivre et étudier dans les deux capitales de Russie, dans n’importe quelle université de Moscou et Saint-Pétersbourg. La légende familiale rapporte la chose comme suit : pour cette petite, avec sa révolution, on s’était démené, on avait appuyé sur des boutons, fait jouer les relations et leviers qu’on avait à disposition. Cela n’avait pas été vain ; on lui avait proposé de choisir entre la relégation à Touroukhansk*5 et un départ dans l’autre sens, pour étudier, recouvrer la santé, bref débarrasser le plancher. C’est ainsi que les cartes postales suivantes avaient été envoyées de Montpellier.

En quarante ans de vie dans la Russie soviétique, sachant ce qu’il en était des uns et des autres, ayant derrière elle l’univers domestique de l’antédiluvienne Nijni-Novgorod, avec ses lecteurs-déclamateurs, ses assemblées et ses thés chez les Pechkov, ayant été petit chef à un moment, ayant traversé les Purges et fréquenté les réunions, Sarah Guinzbourg, étrangement, n’avait jamais tenté d’entrer au Parti. Les occasions ne lui en avaient pas manqué, mais elle ne les avait jamais mises à profit. Son départ pour la France, comme on sort de l’eau sur la terre ferme, avait marqué une sorte de passage irrévocable, sans retour en arrière : la révolution était terminée pour elle, autre chose avait commencé.

Bien des années plus tard, elle s’était rendue une unique fois de Moscou à Nijni qui, depuis un moment, portait le nom de Gorki. On l’avait menée au musée, en haut de la falaise dominant la Volga. La guide lui avait raconté en détail la vie héroïque des bolcheviks de la ville, passant de photo en photo. L’une d’elles, qui semblait sale en raison des flocons de neige qui s’étaient collés à l’appareil, montrait un groupe de très jeunes gens, sur fond de palissade basse. Ils étaient quatre, le visage d’une des femmes était barré d’un absurde bandeau noir, son bonnet était de guingois, pointant en queues de lièvres. Sanka en était aussi, qui ne se ressemblait pas. C’étaient les barricades de Sormovo, décembre, avait déclaré la guide, on sait peu de choses de ces gens, sans doute y a-t-il un moment qu’ils ne sont plus de ce monde. Vraisemblablement, avait enchéri l’arrière-grand-mère Sarah en se dirigeant, d’un pas résolu, vers la vitrine suivante.

* * *

Sur la vieille photographie, la place de Potchinki est vide, une télègue se traîne, attelée de deux chevaux, un artisan se tient à l’entrée d’une échoppe ; là, avec la dernière insolence, viennent aussi se frotter des poules.

C’était, manifestement, un endroit très paisible à l’une des extrémités lointaines du monde. La ville en bois était enfoncée jusqu’au poitrail dans les jardins. Rien n’était volumineux, mais il y avait tout pour attirer l’attention – les collines arrondies, que l’on qualifiait respectueusement de montagnes, la rivière Roudnia où l’on avait eu le bonheur de trouver une défense d’un animal antédiluvien, laquelle mesurait deux archines*6, le bon goût des collégiales, la présence proliférante des bureaucraties – pour la conscription, les alcools, les impôts –, sans oublier l’étude notariale et la société d’épargne et de crédit. Abram Guinzbourg avait élevé ici sa nombreuse famille, loin du monde, du vaste monde, à la périphérie.

Je n’étais pas parvenue à trouver une trace de sa présence, la petite ville, transformée en bourg, gardait à peine le souvenir de son fils Solomon, oncle Solia, qui vendait des machines à coudre Singer. Ce dernier n’était pas l’aîné, il était devenu l’héritier par hasard, en remplacement de son frère préféré, Iossif, qui s’était attiré la malédiction paternelle. Oublié de Potchinki, l’arrière-grand-père Abram, à la barbe baobab, avait produit là seize enfants, réalisé une assez belle fortune, sauvé Sarah de la prison et de la relégation, avant de rendre l’âme en 1909, le 22 juin.

Les marchands de la Première Guilde étaient exemptés des châtiments corporels. Parmi les choses auxquelles ils avaient droit, il y avait le commerce de gros à l’intérieur du pays et à l’étranger, pour toutes sortes de produits, russes et étrangers ; ils pouvaient posséder des bateaux à vapeur et des navires, les envoyer, chargés, au-delà des mers, être propriétaires de fabriques et d’usines, hors distilleries, de magasins, d’entrepôts et de caves ; avoir des bureaux d’assurances, s’occuper de transferts d’argent, être inclus dans les contrats gouvernementaux et bien d’autres choses encore. Les marchands juifs avaient un statut à part, non négligeable : à compter de 1857, l’appartenance à la Première Guilde donnait à toute la famille, et même à la domesticité, la possibilité de vivre sans problème hors de la zone de résidence*7, dans n’importe quelle ville de l’empire, y compris – sous certaines conditions – les deux capitales. Cela coûtait cher ; la cotisation annuelle versée à la guilde était au minimum de cinq cents roubles (elle représentait 1 % du capital déclaré, lequel ne pouvait excéder cinquante mille). La communauté juive de Nijni-Novgorod n’était pas très nombreuse, même à la fin du xixe siècle ; dans la minuscule Potchinki, les juifs étaient une curiosité. Les statistiques établies en 1881, quatre ans avant la naissance de Sarah, indiquent que dans tout le district de Loukoïanov, vivaient onze personnes de confession juive, et je soupçonne que le nom de famille des onze était Guinzbourg.

Le grand-père n’avait pas connu le temps où tout s’était mélangé, où tous s’étaient mariés entre communautés, où les enfants du prêtre Orfanov, qui officiait à la cathédrale de la Nativité, s’étaient apparentés aux Guinzbourg. Son héritage avait été également partagé entre les frères et les sœurs ; toute la part de Sarah avait été engloutie dans ses années d’études à Paris. Elle était rentrée, disait-on, sans un sou vaillant, « était arrivée avec, pour tout bien, un carton à chapeau ». Je ferme les yeux et je la vois sur le quai de la gare de Brest-Litovsk, son carton à chapeau à la main, pas très grande, indépendante, se promenant toute sa vie en indépendante. Je ferme les yeux plus fort et me rappelle le chapeau de Paris, noir, avec sa plume d’autruche ondulée-bouclée à l’extrême ; il avait survécu à sa propriétaire et se profilait encore sur les photographies de mon enfance.

Ce que je ne parviens pas, en revanche, à me représenter, autant que je plisse les yeux, ce sont le bruit et le pelage du quotidien de l’époque ; le thé au jardin chez les Guetling, Vera la sœur, tenant un volume de Nadson, les heures interminables durant lesquelles le chariot se traîne jusqu’à Nijni, le champ trempé de rosée où l’on cueille la bardane, la rivière, le grenier où l’on fume en cachette. Potchinki était la maison où l’on venait se reposer, pleurer tout son saoul, se remplumer. Prenez la petite Rachel : elle écrit qu’elle rentre du théâtre, on donnait Innocents coupables, puis il est question d’une quarantaine d’invités. Où est-ce ? Dans la ville presque enfantine de Potchinki, où il n’y avait jamais eu de théâtre ? C’était le temps où les spectacles d’amateurs fleurissaient, où l’on présentait chez soi des tableaux vivants, le temps des estrades à la datcha, où le jeune Blok, en collant noir, jouait Hamlet, et sa Liouba*8 Ophélie. Le pollen des amitiés et des flirts de l’époque s’est à jamais déposé, on ne peut plus rien démêler, ne demeure que ce que Balzac appelait les ruines de la bourgeoisie, décharge inconvenante de cartons, de couleurs et de plâtre.

Dans ce tas de cartons, il est encore une photographie que j’aime depuis l’enfance, bien qu’elle produise un effet plutôt comique. Les femmes de la famille Guinzbourg y sont en rang, de la plus vieille à la plus jeune, nuque à nez, à demi tournées vers l’appareil. Au-devant, des matriarches au large fessier, aux lourds cheveux, au buste menaçant, aux visages tranquilles d’héroïnes. Viennent ensuite, par ordre décroissant de volume (c’est ainsi que, dans les manuels scolaires, un singe courbé évolue jusqu’au sapiens vertical et blanc de peau, à ceci près que, sur ma photographie, la logique de progrès ne paraît pas des plus évidentes), des dames d’un modèle plus habituel, à tournures et bouffants, et à la fin de cette file vivante, l’arrière-grand-mère Sarah, maussade, bien droite, fragile sur le fond de ses sœurs impressionnantes, vêtue d’un habit simple et sombre. Derrière elle, dernière du rang, la petite Rachel, toute menue. Toutes deux exhalent une chaleur trompeuse : je me figure que je les comprends mieux que les autres.

La carte médicale de parturiente remplie en 1916 me fournit un ensemble d’informations factuelles regorgeant de détails, qui rendent le processus de la connaissance presque contre nature. Je suis la seule au monde à savoir qu’il s’agit de sa première grossesse, que les douleurs ont commencé le soir, que les contractions ont duré 19 heures 40 minutes, que sa petite fille, encore sans nom, ne pesait que 2 420 grammes et qu’elle a été en bonne santé toute une semaine, tant qu’elles étaient à l’hôpital.

Il n’est rien de plus étranger que les papiers des morts, avec leurs contradictions et leurs lacunes, leur habitude obsolète des allusions et des sous-entendus. Dans le document d’identité délivré à Sarah Guinzbourg en 1924, Saratov figure comme son lieu de naissance ; dans son autobiographie plus tardive, il s’agit de Potchinki. Pas de divergence de dates, c’est le 10 (le 22, d’après le nouveau calendrier, le nôtre aujourd’hui) janvier 1885. Dans la même autobiographie, elle mentionne son père, petit marchand, mais son certificat de mariage souligne l’appartenance à la Première Guilde ; visiblement, dans les années 1920, il lui avait paru que, dans la petite Potchinki, il eût été trop aisé de trouver des traces de son origine bourgeoise, déplacée à l’époque nouvelle.

Elle était née, donc, en 1885, avait terminé ses études secondaires en 1906, à vingt et un ans, était en prison en 1907, en France de 1908 à 1914. Retour en Russie, examens d’État, afin de valider son diplôme étranger, « serment à la Faculté ». Nous sommes en 1915, l’année de son mariage ; en 1916, naît Liolia et, sur place, à Saratov, Sarah commence à exercer.

J’ai conservé sa plaque en laiton, avec, gravé en lettres noires : DOCTEUR S.A. GUINZBOURG-FRIEDMAN. Elle n’avait pas tenu longtemps ; un an plus tard, on avait réformé l’orthographe*9, puis toute la vie familière s’était retrouvée de guingois. La plaque était pourtant restée, de même que la pleine boîte de cartes de visite glacées, apportée à Moscou, telle une promesse non tenue que l’on ne peut oublier. Des choses de ce genre, initiées et non réalisées, il y en avait eu beaucoup. En mars 1917, Mikhaïl Friedman, le mari de Sarah, était devenu avocat assermenté – on a du mal à imaginer, aujourd’hui, quels efforts avaient été nécessaires. Outre la formation juridique, un avocat au service de l’État devait effectuer une sorte de stage, travailler au moins cinq ans comme adjoint d’un autre avocat, parcourir des kilomètres loin de chez lui au gré des besoins officiels, saisir les finesses des régulations-règlements. Dans le passeport de l’arrière-grand-père, où, aux dernières pages, devaient figurer toutes les nuits passées en dehors du lieu de résidence officiel, fleurissaient les tampons de villes russes. À Kostroma et Nijni, où les habitants de la Volga se rendaient comme on passe de sa chambre à la nursery, succédaient Orenbourg (petits chevaux cosaques qui avalaient les verstes dans la poussière de la steppe), Penza, Orel, Tambov, Tsaritsyne (une demoiselle répondant au nom d’Ivanova, et qui s’y entendait manifestement, lui demandait sur une carte postale en provenance de cette ville : « Comment s’est passé Yom Kippour ? A-t-il été facile de jeûner ? »), Saint-Pétersbourg, Yalta, Syzran, Kazan, Voronej, Varsovie. La géographie de ses déplacements ne répond à aucune logique, mais ils s’arrêtent d’un coup.

Le passeport, sur lequel je me penche actuellement (sans limite de validité ; prix : 15 kopecks), est délivré par la police municipale de Saratov, « le 23 mai 1912 ». Le détenteur est désigné comme étant Mikhel Davidovitch Friedman, la langue des documents ne fait aucune concession aux tentatives de s’assimiler, d’être comme tout le monde. Né le 15 décembre 1880, de taille moyenne, de confession judaïque ; la colonne concernant le service militaire indique combattant volontaire. Brun. Aucun signe particulier. Quelques pages plus loin, aussitôt après la mention de son mariage avec la jeune Guinzbourg, le rabbin officiel, Aryeh Schulman, informe que « les époux Friedman ont donné naissance à une fille, Olga ». Un peu plus bas sur la même page, l’attestation selon laquelle le Conseil des avocats l’accepte parmi les siens. Le document suivant, concernant mon arrière-grand-père, sera tout aussi avare de détails : ce sera son acte de décès.

Étonnant comme leur vie d’alors, avant les événements, paraît impressionnante, passionnante, coquette – combien elle recèle, justement, d’événements, de petits chevaux du zemstvo, de télégrammes et de camarades festoyant, de plans se déroulant tel un rouleau. Cela vaut pour un segment de temps limpide, brillant, d’une dizaine d’années, de 1907 à 1917 ; auparavant, se referme la brume somnolente dans laquelle on ne distingue rien. Le père de Micha, David Iankelevitch Friedman, médecin, selon les récits de maman, n’émerge pas des archives municipales de Nijni et de Saratov ; une fois seulement, dans la liste des membres de la société juive de Nijni-Novgorod, établie par le rabbin officiel Boruch Zakhoder en 1877, apparaît fugitivement un Friedman David Iakovlev, bourgeois de la ville, âgé de vingt-quatre ans. Une figure trop négligeable pour être considérée comme un membre à part entière de la communauté – il compte au nombre de ceux qui « ne peuvent être nommés, entre autres parce qu’ils ne rapportent rien au lieu de culte : une partie d’entre eux n’est pas dans le négoce et est ignare, une autre se compose de permissionnaires sans délai*10, qui, sur ordre de leur hiérarchie, peuvent être contraints de quitter Nijni, une autre encore de mineurs ». David Iakovlevitch, impossible à nommer, convient parfaitement, par l’âge, pour être le père de Mikhel. Voilà tout ce que nous savons de lui. J’ai beaucoup de photographies de David Friedman, avec son pince-nez doré, un homme vieillissant dont le visage semble s’amenuiser malgré lui. La dernière, celle avec le chien, format de bureau, date de 1906, peu avant sa mort.

Il avait, comme tout le monde, plusieurs enfants, petites baies semées sur les chemins de l’ère nouvelle ; les garçons, Micha et Boria, parlaient de leur nounou-grosse panse – elle était native du bourg de Pouza*11, ronde et ronchonne. Il n’y avait qu’un moyen pour qu’elle se tienne tranquille : l’asseoir en haut de la grande armoire. Un des innombrables tontons avait épousé la jeune nounou, séduit par sa rondeur et par son éblouissant uniforme : les femmes exerçant ce métier des plus utiles devaient porter un sarafane*12, orné de rangs de colliers rouges. On faisait des promenades en vapeur sur la Volga, on chauffait le samovar avec des pommes de pin. Sans brio particulier, à coups de trois ou de quatre*13, Mikhel passait ses examens de préparateur en pharmacie ; il voulait entrer à la faculté de droit. En 1903, il se fait rayer de la liste des bourgeois de Nijni-Novgorod « pour être admis dans un établissement d’enseignement supérieur, afin de compléter sa formation » ; l’attestation fournie s’orne d’un tampon des autorités locales – un cerf pensif tient levée sa patte droite, comme s’il ne se résolvait pas à faire le premier pas.

Mikhaïl Davidovitch Friedman, qui écrivait à son neveu de s’aménager une vie intéressante, mourut le 11 novembre 1923, à l’hôpital du docteur Botkine*14, d’une crise d’appendicite aiguë. Dans son acte de décès, il figure comme employé ; l’autobiographie de Sarah, écrite en cette année 1938 par trop palpitante*15, contourne prudemment ses activités juridiques : son mari « travaillait à la Direction principale des Mines en qualité d’économiste ». Il n’avait que quarante-trois ans, Liolia en avait à peine sept. Un an plus tôt, ils avaient quitté Saratov pour Moscou, mais il n’était personne pour en éclaircir le motif et le moment exact. Leur autorisation de résidence dans l’appartement de la Pokrovka date du 23 août. Assez étonnamment, presque en même temps que les Friedman, comme poussée par un souffle intérieur, une autre famille apparaît à Moscou, le petit Lionia, futur époux de Liolia, et sa très jeune maman.

* * *

La faculté de faire l’impasse sur de grands intervalles de temps, si commode dans un roman, devient effrayante lorsqu’on la perçoit en soi-même et qu’il est question des vivants. En fait, je veux dire : des morts – au demeurant, il n’y a aucune différence. Les jeunes années de grand-mère Sarah – avant la naissance de Liolia – ont un parfum de commencement, à croire qu’elle a l’avenir devant elle : il peut se passer tant de choses ! À compter de 1916, le temps commence à s’embobiner, à former le rouleau de feutre du sort commun.

Ce qui m’intéresse le plus dans l’histoire familiale, ce sont les dix-quinze années qui suivent la révolution, durant lesquelles le cours des choses se ralentit soudain et, traînant lourdement sa panse broyée, se laisse tomber sur de nouveaux rails. Ces années à demi aveugles, au cours desquelles meurent, partent, déménagent arrière-grands-pères et grand-mères, ne sont pas du tout documentées. Mes aïeux préféraient ne pas écrire de lettres ni tenir de journaux ; quant aux photos qui se sont conservées, elles ne montrent que des détails, le bord extrême du tableau, tandis qu’au centre s’effectuaient des choses que je ne comprends absolument pas. Voici le jeu de croquet de la datcha, les murs en rondins de la maison de Serebriany Bor*16, de stupides gymnastes féminines sous des affiches qui rimaillent, Sarah, en compagnie de Liolia, triste, hâve, sur un tertre au bord d’une rivière, et, à côté, quelques visages de l’ancienne vie, la parentèle, dont je ne connais pas les noms. Au fur et à mesure que grandit la fille (photos de classe, sur lesquelles les gamines se serrent contre l’institutrice, cartes postales d’amie, partition de la Bayadère), on voit de moins en moins la mère. Le travail dans un établissement médical, puis dans un deuxième, un troisième, une liaison lasse avec un parent du mari défunt qui tient un atelier de photo rue Miasnitskaïa, des cartes postales de voyages, des images de villégiature, où la mer grise atterrit sur la jupe grise et regagne en rampant sa place.

Sarah a évidemment réussi l’essentiel : ne pas disparaître. Elle est entrée, comme dans l’eau, dans l’existence confortable d’un spécialiste qualifié, évitant les sanatoriums et les consultations de femmes. Le tourbillon des activités utiles dans lesquelles elle était engagée, et sa fille qui avait depuis longtemps décidé d’être médecin comme maman, donnaient une impression élastique de participation à l’effort commun. Impossible de deviner ce que ces gens pensaient de ce qui produisait alentour – on n’a ni documents ni fondement pour cela. Ni les lettres – d’ailleurs, il n’y en avait pas – ni les livres de la bibliothèque familiale (volumes de Tolstoï et de Tchekhov, munis de l’ex-libris « Avocat stagiaire M. Friedman », petits tomes de Blok, Akhmatova et Goumiliov, un autre, dépenaillé, de Boborykine*17) ne permettent de puiser un collage présentant une image soviétique ou antisoviétique. Lorsque, en 1934, Liolia Friedman, âgée de dix-huit ans, décide de se marier, sa mère donne son accord, en posant néanmoins aux amoureux une condition sine qua non : la petite doit achever ses études. Ce rapport frénétique aux études supérieures, qui se transmet de génération en génération, chauffé jusqu’au fanatisme religieux, j’en ai le souvenir depuis mon enfance. Nous sommes juifs, me rappela-t-on pour mes dix ans. Tu ne peux pas te permettre de ne pas étudier.

Liolia, jeune fille au teint vermeil, ayant le sens des responsabilités, obéit docilement : selon leur accord avec Lionia, l’enfant devait naître au début d’août 1941. Mais ces jours les trouvèrent, sa mère et elle, dans un convoi d’évacuation qui faisait route vers la Sibérie. Le bébé restait tranquillement dans son ventre, comme s’il comprenait qu’il ne devait pas sortir. Après quelques semaines de changements de trains en traînant les affaires, de peur de se retrouver en rade et de se perdre, ce fut enfin Ialoutorovsk, point extrême sur la carte de nos déplacements familiaux. Là, en Sibérie, les décembristes*18 avaient été envoyés en relégation ; la bourgade aux trottoirs de bois et petites granges noires ne se hâtait pas de changer, comme, vraisemblablement, elle ne change pas aujourd’hui. Ma mère est née au deuxième ou troisième jour de leur séjour, le 12 septembre 1941. Son premier souvenir est un coq tué par les voisins : quand la tête tomba dans l’herbe, il se mit brusquement à battre des ailes et traversa en volant la cour effarée.

Ialoutorovsk, dans la neige et la fumée, avec ses combinats laitiers et ses jardins d’enfants qui avaient besoin d’un médecin expérimenté, est presque le dernier endroit où l’on voit Sarah en pied (oh, maman est un roc !). Elle avait vite fait ses bagages. Dans la panique qui s’était emparée de Moscou aux premières semaines de la guerre, peu savaient ce qu’ils devaient faire, où ils devaient fuir. Terrifiants dans leur précision, les journaux du fils de Tsvetaïeva, âgé de seize ans, documentent, jour après jour, les nuances changeantes des espoirs et désespoirs – espoir de se poser quelque part, peur d’être enseveli sous les décombres (ici, je ne peux m’empêcher de me remémorer le « nous fuirons en rampant, sans jambes, nous agrippant à des murs de flammes »), peur de fuir, peur de demeurer sur place, tourment des discussions sans fin sur chacune des variantes. C’est difficile à croire mais, à la mi-juillet, Tsvetaïeva part soudain « se reposer » à la datcha, avec des amis. La datcha est aux Sables, sur la route de Kazan ; il y a là trois femmes plus toutes jeunes et un gamin nerveux, qui s’ennuie sans ses copains, tous, comme dans un récit de Tchekhov, tuent le temps en conversations, du déjeuner au dîner, attendant des nouvelles de la ville. Il semble que ce soit le dernier répit accordé à la mère et à son fils ; de retour à Moscou pour un jour et demi, ils se retrouvent aussitôt dans le tourbillon de ceux qui fuient, qui tentent de prendre le dernier train ou le dernier bateau, et ils deviennent ceux qui s’en tirent, sans délégation du Litfond*19, sans argent, presque sans rien emporter à échanger contre de la nourriture. Nous savons comment cela s’est terminé.

La ville n’était préparée ni à la guerre ni à un siège. Dès le printemps, une Commission d’évacuation de la population de Moscou en temps de guerre avait été créée, qui s’efforçait d’élaborer un plan d’action possible ; on y discutait des moyens de transporter efficacement à l’arrière un million de Moscovites. Le dossier de la Commission comprend une résolution furieuse de Staline : « Au camarade Pronine. Je juge intempestive votre proposition d’évacuation “partielle” de la population de Moscou “en temps de guerre”. Je demande que soit liquidée la Commission d’évacuation et que cessent les discussions sur le sujet. Quand il sera nécessaire – en admettant que ce le soit – de préparer l’évacuation, le Comité central et le Conseil des Commissaires du peuple vous en informeront. » Cette résolution date du 5 juin 1941.

La capitale devint folle pour quelques mois, on plongea dans la fuite comme dans une trouée de glace, les directions et départements de toutes sortes évacuaient leurs employés, nul n’attendait ceux qui étaient à la traîne, certains prenaient leurs affaires et partaient à pied. Le 16 octobre, quand les Allemands furent tout près des quartiers périphériques de la capitale, Emma Gerstein manqua le train où on lui avait promis une place. Akhmatova, qui aurait pu la prendre avec elle, avait fait ses bagages et était partie dans la nuit. « J’allais par les rues et pleurais. Alentour voletaient, dispersés par le vent, des lambeaux de documents et de brochures marxistes déchirés. Les salons de coiffure étaient pleins, ces dames faisaient la queue sur les trottoirs. Les Allemands arrivaient, il fallait être bien coiffée. »

Cependant, à Ialoutorovsk, Sarah regroupait la famille sous son aile. Lionia, le mari de sa fille, ingénieur urbaniste, se devait d’être à Moscou ; il resta seul dans l’appartement communautaire à moitié vide de la Pokrovka. Sarah fit venir officiellement Berta, sa mère ; arriva ensuite sa sœur Vera, dont le mari et le fils, Liodik, étaient à la guerre. Il n’y avait là ni calcul ni noblesse d’âme particulière, c’était plutôt l’instinct d’essaim, exigeant de s’assurer que tous les siens étaient en sécurité, là, tout près, au chaud. L’ensemble évoquait une petite colonie sur quelque rive aussi exotique que lointaine. Dans la correspondance avec la maison, elles étaient parfois qualifiées de Sibériennes, comme si ce mot du grand froid avait une signification particulière, conférant à leur vie sur place une nuance élevée ou joyeuse. Des poèmes de Lionia, adressés à la petite Natacha, sont demeurés dans les vieux papiers.

À la plus charmante de toutes les Sibériennes

(Vous me pardonnerez, j’espère, cette familiarité)

J’écris de Moscou, inconnue de vous et lointaine,

Mais où à résider vous êtes destinée.

S’il en avait été comme vos parents en avaient le désir

(Or, ils semblaient avoir toutes les cartes en main)

S’il en avait ainsi été, vous eussiez dû réjouir

Moscou par votre naissance, c’était votre destin.

Las ! le sort en a décidé autrement

(Et s’il l’a décidé, vous ne sauriez le contrer).

La ville de Ialoutorovsk, autoritairement,

Pour naître il vous a attribuée.

Mais où qu’on naisse, quelle importance

(Le Christ n’est-il pas né, dit-on, dans une étable) ?

Seules comptent la volonté, l’impatience ;

Je n’irai donc pas par quatre chemins : foncez à la capitale !

Ils reviennent à Moscou en 1943. Le 9 mai 1945, anniversaire de Liolia, les hautes fenêtres de l’appartement de la Pokrovka sont largement ouvertes, elles recèlent un printemps vert comme des larmes, tous les habitants de l’immense appartement communautaire sont réunis autour d’une table dressée. Il y a là la parentèle, les amis, des gens arrivés par hasard, presque de la rue, de semi-inconnus venus faire un tour, et la jeune Viktoria Ivanova, chanteuse au prénom de victoire, dans sa robe bleue, qui chante de sa voix merveilleuse le Petit Foulard bleu et tout ce qu’on lui demande. Puis on se rend sur le pont Oustinski tout proche pour admirer le feu d’artifice, qui se déploie au-dessus de la Moskova.

Dès ce soir-là, l’histoire de Sarah pâlit peu à peu, elle se dissout dans les ténèbres qui vont aller s’épaississant pendant une trentaine d’années. Maman, je m’en souviens, liait l’AVC de grand-mère à « l’affaire des blouses blanches » qui devait implacablement la dévorer, de même que Liolia. Son livret de travail gris, resté vierge jusqu’en 1949, commence à se remplir, et pas de n’importe quoi : le pays lutte contre le cosmopolitisme, le Comité antifasciste juif*20 est supprimé, les arrestations se multiplient, on retire certains livres des bibliothèques, les publications de littérature yiddish s’arrêtent, une nouvelle vague de licenciements s’abat sur la capitale. Je ne sais ce qui est le plus dangereux pour le docteur Sarah Abramovna Guinzbourg, de ses origines juives ou de son européanisme acquis ; évoque-t-elle ce qui se passe avec les siens, redoute-t-elle que ceux qui sont auprès d’elle soient inéluctablement touchés – son gendre qui a trop bien réussi, sa fille, sa petite-fille ? Le gâtisme, l’incapacité si longtemps attendue à assumer les responsabilités, à décider, à détourner-conjurer, l’exfiltre du groupe à risque vers un asile froid où l’on peut trier et légender les photographies, où tous les souvenirs sont à portée de main.

* * *

Je commençai à bouger dès que j’en eus la possibilité et, depuis, je suis dans l’incapacité de m’arrêter. Cela explique peut-être la jouissance physique qui est la mienne lorsque je pénètre sous le toit verre et métal de n’importe quelle gare, comme s’il s’agissait de mes propres côtes, comme si j’étais le flux sanguin humain emplissant les seize quais, les larges ailes et le dôme étayé de lumière solaire. J’éprouve les mêmes sensations dans les aéroports, avec leur atmosphère de bains et de laverie, d’une propreté post mortem, inhumaine. À croire que je dois saisir la moindre occasion de mouvement, m’y agripper tel un singe, bras et jambes ; à croire qu’il me faut viser l’état gazeux de l’air, invisible, imperceptible, traversant les frontières, soufflant où il lui plaît. Quand nous avons quitté la ruelle aux Bains, laissant tasses, saucières, photographies et livres du quotidien en garde-meubles, je me suis mise à circuler deux fois plus, comme si, auparavant, ces choses me plaquaient au sol.

Mes périples avaient à présent une justification solide : j’écrivais un livre sur les miens. Me transportant de place en place, d’archives en archives, de rue en rue, partout où ils avaient été sur la terre, je voulais coïncider avec eux et, contre toute probabilité, me remémorer quelque chose. J’avais réuni avec zèle tout ce que je savais, transféré dans la mémoire de mon ordinateur les dates et les numéros des appartements, me traçant par avance un itinéraire, comme tous ceux prêts à partir pour un long voyage. Ma parentèle se comportait envers l’impensable futur lecteur avec une surprenante irresponsabilité, à croire qu’elle se moquait bien, heureuse ou malheureuse, de savoir qui, cent ans plus tard, voudrait comparer ses itinéraires d’alors avec les cartes d’aujourd’hui. Quand je me remis à retourner les vieilles cartes postales, examinant les cachets de la poste et le nom des rues, il m’apparut que presque personne ne se donnait la peine d’indiquer son adresse. Pour quoi faire ? Les correspondants savaient pertinemment où s’adresser.

Je notai soigneusement ces Villa d’Ipre*21 (de l’année 1910 s’exhala soudain l’odeur aillée du gaz moutarde que, quelques années plus tard, on testerait sur l’humanité vivante), avenue des Gobelins*22, Villefranche, Montpellier, Nancy, Saratov, Saint-Pétersbourg, puis les passai au hasard par le docile oculaire de Google Maps. Nombreuses étaient les rues qui ne figuraient plus sur la carte, elles avaient changé de nom (ou avaient été remplacées par un nouvel aménagement plus vivace), mais certaines maisons demeuraient. À en juger d’après les photos satellite, leurs étages nobles étaient occupés par des agences de voyages ou d’assurances, au-dessus se déroulait une vie nouvelle qui me restait invisible. À un angle de rue parisienne (l’adresse, rue Berthollet*23, était passée, fugitive, plusieurs fois dans les cartes postales, puis avait disparu, comme trop évidente : manifestement, Sarah y avait longuement séjourné), il y avait le même café que sur une carte postale de 1905, le petit magasin et son étal de fruits et légumes étaient passés de l’autre côté de la rue, et plus loin, au no 2, là où vivait mon arrière-grand-mère, se trouvait à présent un modeste hôtel.

Il apparaissait donc que l’on pouvait, au sens propre, entrer dans la peau de l’Histoire, passer une ou deux nuits sous le même toit que ma jeune arrière-grand-mère, sous le même plafond. Il fallait partir de Londres par le train qui s’étirait, tel un fil, dans le tunnel sous la Manche, pour se trouver brusquement dans les vertes prairies françaises, qui semblaient s’être faites coquettes pour l’occasion.

Je regardais par la fenêtre et songeais que j’étais affreusement lasse de penser sans cesse à ma famille. Elle m’empêchait de plus en plus de regarder sur les côtés et de voir autre chose : ainsi les grilles du Jardin d’été*24 et leur séduisant dessin masquent-elles au regard extérieur ce qui se passe à l’intérieur. Toutes choses du présent et du passé étaient depuis longtemps liées à (elles rimaient avec) mes parents peu discernables, elles soulignaient leur contemporanéité ou, au contraire, leur non-rencontre. Force m’était de repousser à demain mes relations avec le monde. Mes voyages avaient avec moi la relation la plus indirecte ; je me traînais dans les villes russes et non-russes comme si j’étais en mission, munie d’une valise – le chargement de mon dossier. Il n’y avait rien là de déplacé, même quand ma valise était tirée avec fracas sur le pavé parisien. Pour tout dire, où que je me dirige, elle ne se laissait pas oublier.

Et nous voici, toutes les deux, sautant sur les bordures, descendant la longue rue Claude-Bernard, dans le cinquième arrondissement, là où devaient vivre des gens tels que Sarah Guinzbourg, et pas seulement parce que la Sorbonne et le Val-de-Grâce étaient à côté : simplement, c’était le quartier des hôtels bon marché et des meublés, où les étudiants, tels des moineaux, voletaient de-ci, de-là, sans quasiment s’éloigner de leur point de départ, réconfortés par leur chaleur collégiale. Sarah avait aussi passé dans cette rue un certain nombre de semaines ou de mois, l’immeuble verdelet de six étages, agrémenté de balcons, était toujours à sa place. Ce quartier, peu cher mais sacrément bien, où les escaliers sentaient la fumée et la poudre amollie, avait été retaillé dans les années 1860 ; il se refusait toutefois à devenir plus respectable.

Réveillée de bon matin dans ma mansarde du sixième étage, je tâte mentalement le volume de la pièce, le plafond en pente, la vieille petite table, peut-être d’époque, les cheminées authentiques, très blanches sur le fond du ciel gris, à la fenêtre : sans quitter son lit, on en compte au moins une dizaine. Mon arrière-grand-mère avait aussi pu loger dans cette chambre. Pourquoi pas ? Plus c’était haut, moins c’était cher ; elle avait également pu occuper n’importe quelle autre pièce. Si j’escomptais un accueil particulier (payé d’avance avec ma carte de crédit sur le site de l’hôtel) de la part du surnaturel, un rêve spectaculaire avec participation de Sarah et de ses relations, des ténèbres subites, une piqûre nocturne de compréhension, il n’y eut rien de tel, juste une aube touristique ordinaire, agrémentée de l’odeur du café et du vrombissement étouffé des aspirateurs.

Le propriétaire de l’hôtel, un homme plus tout jeune aux yeux en berne, se tient avec la dignité discrète d’une cariatide : il me devient étrangement clair que, sans cesser de deviser avec moi, il porte sur ses épaules le bon ordonnancement du bâtiment, ses escaliers et les enveloppes craquantes des lits. Il a acheté l’hôtel à la fin des années 1980, a refait les étages de chambres et chambrettes qui en ont vu de toutes les couleurs, installé un ascenseur mais conservé le vieux passage souterrain menant, dans l’obscurité, du côté de la Seine. Il ne sait pas grand-chose de l’ancienne vie de cette maison de rapport, sinon qu’un des appartements microscopiques avait été occupé par le couturier Kenzo ; sa mémoire ne va pas jusqu’au début du xxe siècle, mais tout a toujours été identique : étroit, tassé, le nid à vivre de gens qui n’étaient pas riches. « Au fait, vous êtes juive », dit-il soudain.

Une bonne vingtaine d’années plus tôt, nous étions, mon futur ex-mari et moi, sur le perron d’un café en Crimée, attendant l’ouverture. C’était par un midi paresseux d’août. Les établissements du rivage qui se réchauffait rapidement avaient des noms qui étaient autant d’allusions à une possibilité de se rafraîchir : les tables du Flocon de Neige étaient encore désertes, mais les portes en étaient grandes ouvertes. Au demeurant, nous allions toujours au Fraîcheur, qui ne se distinguait en rien du Flocon, et, cette fois aussi, nous y étions fidèles. La saison des vacances tirait à sa fin, nul ne se hâtait nulle part, et moins que tout autre un groupe qui ne ressemblait à rien et s’approchait lentement de nous sur l’asphalte brûlant. Un homme vêtu d’un pantalon crasseux, avec une petite barbe blonde, menait à la bride un très vieux cheval ; un gamin bouclé d’environ six ans, d’une incroyable beauté, se tenait à deux mains au pommeau de la selle. Même à l’heure où l’on languissait ardemment d’un porto, leur présence était invraisemblable, plagiat direct et éhonté d’un film soviétique sur la Guerre civile et les armées blanches en Ukraine. Le cheval aussi était blanc, mais couvert de poussière à en paraître roux. L’homme amena sa bête droit vers le seuil où nous étions assis et, le visage sans expression particulière, lança : « Vous êtes, pardonnez-moi, ex nostris, pas vrai ? » De stupéfaction, je ne saisis pas tout de suite de quoi il parlait.

« Ex nostris, Aïd », expliqua-t-il dans la phrase suivante, puis il accepta un peu d’argent et poursuivit son chemin ; ils se dirigeaient, son fils et lui, vers Feodossia. L’homme n’avait tellement rien dit de lui-même que j’ai une hésitation, aujourd’hui encore : ne l’avions-nous pas imaginé, ne nous l’étions-nous pas raconté, tandis que nous étions assis à l’ombre ? Mais je n’aurais pu inventer ni l’Aïd ni le latin, dans mon expérience d’assimilée la place dévolue à ce lexique était vide, de même qu’était inexistante la possibilité d’une compréhension immédiate, sur le mode mot de passe-réaction. « Moi aussi, je suis juif », dit le patron de l’hôtel, n’ayant manifestement aucun doute pour lui comme pour moi. « Au bout de la rue, il y a une synagogue très ancienne, je comprends pourquoi votre aïeule voulait vivre précisément ici. Ça redevient dur pour nous, en ce moment. Je nous donne cinq ans au maximum en France, ensuite ce sera pire, bien pire. »

* * *

La plus vieille faculté de médecine de France accueillait volontiers des étrangers ; les journaux du Suisse Thomas Platter le Jeune, qui y faisait ses études à la toute fin du xvisiècle, décrivent la terre un peu rouge de ces régions et son incroyable fertilité, le vin local, si fort qu’il faut le couper de deux tiers d’eau, les élégants citadins, habiles en intrigues et en ruses, rompus à la danse et au jeu. À Montpellier, il n’y a pas moins de sept aires pour jouer à la balle, note Thomas ; on ne comprend pas où ces gens trouvent autant d’argent à gaspiller. Pour Sarah, l’étranger commence là ; à cette nuance près qu’au tout début, mon arrière-grand-mère, âgée de vingt-deux ans, s’est peut-être trouvée sous le toit de verre de la Gare du Nord*25, à Paris (si elle arrivait de Berlin), ou à la Gare de l’Est*26 (si elle était passée par Vienne).

Ils étaient des centaines voire des milliers comme elle. Les études de médecine en France étaient les moins onéreuses selon les standards européens. À compter des années 1860, où les universités avaient plus ou moins commencé à s’ouvrir aux femmes, ces établissements s’étaient emplis d’une population d’étudiantes russes ; jusqu’en 1914, elles représentaient 70 ou 80 % des femmes qui y étudiaient la médecine. Il était de bon ton de ne pas les aimer, leurs camarades, filles et garçons, se plaignaient de leurs manières, de leur allure négligée, de leur radicalisme politique et, plus encore, de leur volonté d’être les premières, rejetant, tels des coucous, les autochtones à l’extrémité (ou en dehors) du nid. Déjà, Kropotkine écrivait qu’à l’université de Zurich, les professeurs, vexants, citaient invariablement les étudiantes en exemple aux étudiants.

L’une d’elles se remémorait, des années plus tard, que dans les années 1870 « les femmes russes exigeaient non seulement des droits égaux pour tous, mais aussi des privilèges, occupant les meilleures places et apparaissant toujours au premier plan ». Elles vivaient en cercle étroit, dans des quartiers où la langue russe résonnait plus que les autres, elles étaient au régime pain-thé-lait, agrémenté d’un « tout petit bout de viande ». Elles fumaient frénétiquement, allaient par les rues sans être accompagnées. Elles discutaient sérieusement de la possibilité de manger une pleine assiettée de prunes ou de framboises, tout en restant des femmes pensantes et des camarades. Les journaux de Berlin les appelait les hyènes de la révolution, « créatures souffreteuses, à demi incultes et incontrôlables ». Toutefois, à la fin des années 1880, il y avait déjà en Russie 698 femmes qui exerçaient la médecine ; les statistiques de l’année 1900 font état de seulement 95 en France et 258 en Angleterre.

Il va de soi, en outre, qu’une énorme part des étudiants de Russie se composait de juifs ; c’était leur chance, leur billet gagnant – un médecin diplômé pouvait exercer dans tout l’empire de Russie. Au début du xxe siècle, Paris comptait plus de cinq mille étudiants en médecine étrangers, qui faisaient concurrence aux autochtones pour une place sur les bancs de la faculté.

En 1896, à Lyon, les étudiants manifestent, affirmant que les étrangers, surtout les femmes, évincent les étudiants français des cliniques et des amphis. En 1905, les étudiants d’Iéna lancent une pétition demandant que l’on cesse d’accueillir les juifs russes, en raison de leur « comportement insolent ». En 1912, alors que Sarah est déjà à la Sorbonne, des grèves estudiantines traversent toute l’Allemagne ; les revendications sont toujours les mêmes : limiter la présence des étrangers. À Heidelberg, les Russes s’adressent aux étudiants locaux en les priant de comprendre leur situation et de ne pas les juger trop sévèrement. Une irritation mutuelle plane dans l’air, telle une petite fumée. Les femmes, ces aguicheuses qui corrompent la jeunesse, sont la première des cibles, la plus facile, le sujet de caricatures genre « Matin à l’amphi d’anatomie ».

En 1907, le prix du magazine Vie heureuse*27 (comment la vie serait-elle autrement ?) est décerné à un roman sur les médecins ou plutôt sur les femmes médecins, intitulé Princesses de science. Ce prix, attribué chaque année par un jury féminin, a un grand avenir ; il est aujourd’hui connu comme le respectable Prix Femina*28. Le livre de Colette Yver traite d’un sujet à la pointe de l’actualité, la passion féminine, dirigée en l’occurrence, inexplicablement, non pas vers un homme, mais à côté, vers le domaine du savoir et de ses applications. Le héros médecin adjure l’héroïne de renoncer à sa profession médicale par amour pour lui, elle « est encore par trop étudiante pour être tout à fait une femme ». Instruite, Thérèse répond qu’une femme dont le cerveau reste non développé n’est qu’une demi-femme – son bienaimé veut-il la voir ainsi ? Lui de répliquer : « Cela peut sembler égoïste, mais je suis un homme, un homme normal. Je ne partagerai pas ma femme avec n’importe qui. Ha-ha-ha, le mari de la doctoresse, charmant, vraiment ! »

Le mari de la doctoresse, le père de la doctoresse. « Tu m’as causé plus de chagrin que tous mes autres enfants », écrit Martin Ludwig Zakrzewski à sa fille, en réponse à l’annonce de ses succès académiques ; et il ne s’agit plus d’un roman, mais de ce qu’on appelle un document, d’une lettre envoyée en 1855 : « Si tu étais un homme, je n’aurais pas assez de mots de fierté et de contentement… mais tu es une femme, une faible femme et, à présent, tout ce que je peux faire pour toi est de pleurer et de me désoler. Ô ma fille, quitte ce funeste chemin ! » Un demi-siècle plus tard, le héros de Princesses de science jette à la face de sa Thérèse cette ultime et assassine accusation : « Je t’ai vue anatomiser, quand tu as commencé à travailler à la Charité. Tes mains ne tremblaient pas et tu as répondu fièrement à ma question : “Je n’ai jamais eu peur des cadavres !” »

Mon autre arrière-grand-mère, Betia Liberman, native de Kherson, rêvait elle aussi d’être médecin, mais cela n’avait rien donné, hormis la légende familiale. Il lui avait semblé nécessaire de tester sa résistance : supporterait-elle la vue d’un corps inanimé, n’aurait-elle pas peur ? C’est ainsi qu’à l’âge de quinze ans elle courait, au crépuscule, à la morgue municipale et, moyennant quelques sous, on lui permettait d’y passer quelque temps, jusqu’à ce qu’elle soit convaincue qu’elle tiendrait, qu’elle était prête. Ce furent les études qui posèrent problème ; au lieu de la médecine, il lui échut, toute jeune, comme cela arrive souvent dans les contes, un prince émérite, un mariage aisé et, on l’espère, heureux, une maison cossue, la blancheur et la paix d’une vie heureuse*29. Je les contemple, telles deux reines photographiques : voici la vigoureuse Sarah, avec son diplôme obtenu de haute lutte, sa force de trait obstinée, mise en mouvement une fois et impossible à arrêter ; et voilà la tendre Betia, qui passa toute sa vie soviétique à un travail sans rien de romantique, la comptabilité, dans d’obscurs bureaux, tandis que son fils grandissait et longtemps après encore. Y a-t-il, entre elles, une différence ? Étonnante est l’histoire russe, abolissant définitivement tous les choix effectués avant 1917 et faisant rapidement des deux femmes deux vieilles presque indissociables dans la magnificence précédant leur mort.

Personne, au demeurant, ne contredisait jamais Sarah, semble-t-il : ni son père, ni ses frères, ni ceux qu’elle aimait. Sa qualité de médecin était si naturelle et sans ambiguïté qu’il n’y avait là rien à discuter. La voici dans cette Montpellier à la terre rouge et au soleil aveuglant. La vie, de même que le programme d’études, y est réglée depuis des siècles, tout se déroule comme au temps de Platter : le professeur de botanique organise pour les étudiants des excursions estivales, qualifiées dans les lettres de Sarah d’arborescence*30, des petits troupeaux de jeunes gens respectueux suivent les enseignants. Dans l’amphithéâtre anatomique, les autopsies sont précédées d’une conférence. « Parfois, comme j’en ai été le témoin, écrit Thomas en son xvisiècle, y assistent des femmes qui dissimulent leur visage sous un masque, surtout si l’on anatomise un corps féminin. »

Il est bien d’être étudiant en terre étrangère, où l’on paraît peser moins mais grandir, où l’on parvient soudain à ne plus être tout à fait soi, à être un autre, comme si la pelure des potentialités utilisées était restée derrière, avec la langue maternelle et le poids de l’amour courbant l’individu jusqu’à terre. L’étudiant, ainsi qu’il sied à un explorateur, vit, léger, et remarque tout ce qu’il y a d’intéressant alentour ; voici Thomas Platter qui boit du lait accompagné de pain noir, qui calcule ses dépenses en chandelles et en gants, visite la glorieuse ville d’Avignon, où on lui montre la rue aux Juifs, barrée aux deux extrémités par des portes que l’on boucle pour la nuit. Ces juifs sont au moins au nombre de cinq cents, ils n’ont le droit de rien, hormis de vendre des vêtements, des armures, des bijoux et tout ce que l’homme peut porter sur lui ; ils ne peuvent acheter ni maisons, ni jardins, ni champs, ni prés, ni dans la ville ni en dehors. Tout travail leur est interdit, excepté ceux qui viennent d’être mentionnés, ainsi que les opérations de change. Et Thomas de dessiner la tête d’une juive coiffée d’un chapeau tout en hauteur – un croquis rapide, très semblable à ceux de Pouchkine.

* * *

Les étudiants en médecine se distinguaient des autres par leur niveau sonore. Mémoires et rapports de police regorgent d’histoires de joyeuses voyouteries ; au temps de Platter, on pilonne les conférenciers malaimés : « On se met à taper des poings, des plumes, des pieds ; s’il nous semble que le professeur n’y prête aucune attention, on fait un tel chahut qu’il ne peut absolument pas continuer. » Au xixe siècle, ses pairs bagarrent comme avant, ils font des batailles de boules de neige, boxent dans les laboratoires et s’apprêtent, un jour, à balancer le gardien par-dessus une haute balustrade. Bien des choses changent, toutefois, aux environs de la Première Guerre mondiale. Les raids, barbares mais bonhommes, caractérisant les zones où de très jeunes gens sont livrés à eux-mêmes, cessent comme par magie. Fini les jeux, tout est beaucoup plus sérieux et hargneux. Entre 1905 et 1913, il ne se passe pas une année, à Paris, sans que les cours de médecine ne soient interrompus par des protestations et manifestations estudiantines. Le système commence à ne plus fonctionner.

L’université de Paris est alors la plus importante d’Europe ; ses immenses amphithéâtres sont archipleins. Tard dans l’hiver 1914, Sarah écrit à mon futur arrière-grand-père : « On ne peut jamais dire qu’on aura terminé [l’Université] à telle date. » Les statistiques de 1893 indiquent que les trois quarts des étudiants en médecine font, à Paris, plus de six ans d’études jusqu’aux examens finaux, 38 % plus de huit ans, et un grand nombre jusqu’à onze ans. Les études sont continues, six ou sept jours par semaine, avec des autopsies quotidiennes dans le grand amphithéâtre, du travail en laboratoire et les incontournables heures du matin à l’hôpital – visites-auscultations, assistanat, électrothérapie. Thomas Neville Bonner, auteur d’un livre passionnant sur la formation médicale, cite un étudiant qui, au troisième jour de ses études, assiste à une amputation : « La vue de cette jambe abattue comme un arbre… me stupéfia bien plus qu’une autopsie. » Viennent ensuite trois heures de cours, l’amphithéâtre anatomique, le dîner, et de nouveau les livres.

Au moment du terrible concours*31, le futur médecin compte plusieurs milliers de matinées à l’hôpital. Les examens durent deux mois, ils sont oraux, publics, nécessitent non seulement des connaissances mais aussi des qualités d’acteur. Outre les terrifiants professeurs, participe au processus un réveil qui sonne lorsque le temps imparti à l’étudiant est épuisé. Dans les lettres de sa dernière année à Paris (et la dernière année de l’ancien monde), Sarah ne peut songer à rien d’autre. Ainsi en va-t-il jusqu’au diplôme, jusqu’à sa victoire tant attendue, qu’elle remporte à quelques jours de la catastrophe générale.

Le prince Serge Troubetskoï, qui séjourne à Paris en 1913 (à l’instar du monde entier, semble-t-il, réuni pour une ultime promenade), écrit : « Il me revient à cette occasion […] un détail qui m’avait alors stupéfié : dans les hôtels où je descendais – à Berlin, Amsterdam, Anvers, Paris –, au jour de mon arrivée, j’allais déjeuner dans la salle de restaurant, chaque fois au son de la même chanson en vogue à l’époque, Puppchen40 ». Cette fusion, cette simultanéité inouïes de la vie, sans doute peu perceptibles à l’époque, effraient aujourd’hui où l’on se met à observer les lieux et les dates à la lumière. Les deux ou trois années qui précèdent la guerre sont un temps où tout le futur xxe siècle et une partie non négligeable du xixe balaient les mêmes boulevards des pans de leurs vêtements, prennent place aux mêmes tables, aux mêmes parterres, sans soupçonner l’existence l’un de l’autre. Il faut parfois mourir pour apprendre avec qui on vivait dans la même rue.

Mon arrière-grand-mère, solitaire, intrépide, réside à Paris à compter de la fin de 1910. En septembre 1911, Kafka y fait un tour rapide : au tout début du voyage, il élabore, avec Max Brod, un plan pour une série de guides. Un plan fort bien conçu, quelque chose comme les guides Lonely Planet*32 avant l’heure, dont les lecteurs ne craignent pas de voyager en troisième classe à travers l’Italie et préfèrent le tramway au fiacre. Brod en esquisse la structure, ajoute des détails sur les rabais et les concerts gratuits. Deux phrases seulement sont attribuées à Kafka, dont celle-ci : « Montant exact des pourboires. » Il y a aussi des recommandations de shopping : à Paris, il convient de se régaler d’ananas, d’huîtres et de madeleines. Il reste moins de deux ans avant la parution du premier tome de la Recherche.

En ces jours de septembre, Rilke, après un voyage à travers l’Allemagne, arpente Paris ; les journaux évoquent le vol de la Joconde, dont on soupçonne le poète peu connu Guillaume Apollinaire. 1911 est une année ordinaire, ni meilleure ni pire que n’importe quelle autre. Les « Saisons russes » présentent au public le Petrouchka de Stravinski. Lentement mais sûrement, volume après volume, paraît Jean-Christophe, roman interminable qu’appréciaient tant les femmes de ma famille (et que Proust méprisait au point de vouloir écrire un article « contre Romain Rolland »).

Au début du mois d’avril, avenue des Gobelins*33 (encore une rue du Quartier latin où mon arrière-grand-mère a vécu), Lénine fait des conférences d’économie politique, qui rencontrent un franc succès. À la fin du mois, il reçoit la visite de Gorki, et tous deux discutent de la situation du moment : « Il y aura la guerre. C’est inéluctable », dit Lénine. Au jardin du Luxembourg, Akhmatova et Modigliani sont assis sur un banc, les chaises payantes ne sont pas dans leurs moyens. Aucun ou presque ne soupçonne l’existence des autres ; chacun vit en solitaire dans la manche transparente de son propre destin. À l’Opéra, avec un petit bruit cosy, se déploient les chapeaux-claques, c’est l’entracte.

Vers la fin de l’année, la fameuse bande à Bonnot débute dans les hold-up – ses membres sont les premiers à avoir l’idée d’utiliser pour cela l’automobile. Le mouvement chaotique des assassinats et pillages dure un an et s’achève comme il a commencé, dans le sang ; en 1913, trois des membres de la bande, qui ont survécu, sont guillotinés, quelques autres sont condamnés à la prison à perpétuité. L’un, dont la culpabilité n’a pas été prouvée, écope de cinq ans d’enfermement pour détention d’armes à feu. Il s’agit d’un Russe, un anarchiste répondant au nom de Kilbatchitch. Après sa peine, il rentre en Russie et y devient l’écrivain français Victor Serge, auteur de textes lucides et sombres, expliquant comment est organisée de l’intérieur la révolution victorieuse. En 1936, il réussit miraculeusement à fuir de relégation à l’étranger. Il est aidé par Romain Rolland. Le simple fait d’avoir connu Serge coûte la vie à ceux qui restent en Russie.

En 1913, cependant, toute la rue parisienne regarde Fantômas ; les films de Louis Feuillade viennent de sortir, et Max Jacob – encore un écrivain de ma longue liste (« la poésie est en pleine déshérence », affirme Akhmatova qui ne connaît absolument pas les nouveaux poètes) – rêve de créer une Société des amis de Fantômas. Dans l’un de ces films, un inspecteur de police héroïque s’attend à un attentat. Il s’étend dans son lit, après avoir passé un gilet sur son pyjama, ainsi que des brassards couverts de piques. Il s’agit en quelque sorte d’une citation que les Français de l’époque, lecteurs de quotidiens, ne peuvent qu’identifier ; un dénommé Jean-Jacques Liabeuf avait mis des brassards avec des clous de sa fabrication, avant de s’en prendre à des policiers. Il avait été guillotiné en 1910. À l’aube, un équipage arrive près de la maison de l’inspecteur, un visiteur entre par une fenêtre entrouverte – c’est un gigantesque anaconda tacheté. À la fin de la visite, il se glisse délicatement au-dehors, arrange sa queue comme une jupe, et la voiture s’éloigne.

Le serpent étrangleur, qui entre en action à la commande, s’inscrirait parfaitement dans la nomenclature des métiers parisiens qui résistent encore dans les années d’avant-guerre. Dans un livre de Luc Sante, qui raconte l’autre Paris, ville de dur labeur et de professions clandestines, sont énumérés des dizaines de métiers artisanaux disparus : réveilleuses, dont la tâche est de tirer du lit ceux qui, pour leur travail, doivent se lever tôt, anges gardiens (l’équivalent de nos conducteurs sobres) qui reconduisent chez eux ceux qui ont trop bu, nettoyeurs d’affiches, récupératrices de citrons pressés, qui vendent les zestes. Le monde où tentent de survivre les charmeurs de serpents, les écrivains publics, les polisseurs d’argent, les barbiers pour chiens, les acrobates, les lutteurs, les porteurs et les laveurs de vitres – une compagnie qui aurait tellement plu à Tiepolo ! –, jouxte le quartier où vivent les étrangers : ils ne sont pas comme les autres. Les critiques des spectacles de Diaghilev en parlent : « l’auditoire se compose d’étrangers et à la France et à l’art », « leurs habitudes, leurs manières, leur mépris complet de l’hygiène » sont évoqués dans les quotidiens. La rue Berthollet et l’avenue des Gobelins sont une part de la capitale plébéienne ; l’arrière-grand-mère Sarah et son carton à chapeau se trouvent donc au bon endroit, au bon moment.

Sans doute faut-il dire ici, malgré tout, que, oui, je sais ce que je fais actuellement et pourquoi j’enduis la maigre galette familiale d’un beurre précieux, baratté par d’autres. Pas un mot de tous ces gens dans les lettres de mes familiers, et autant qu’on plonge leur histoire dans celles d’autrui, elle ne gonflera pas. Marcel Proust écrit durant la même année 1913 que l’approche du dilettante qui se contente de se délecter de la mémoire des choses, est entièrement contraire à la sienne. Je suis cette dilettante ; je colorie ma Sarah à l’aide de couleurs d’emprunt, prises à ceux qui n’étaient pas près d’elle, je tente d’en faire la voisine et l’égale de figures dont je sais cent fois plus de choses. Elle reste indifférente à mes efforts.

Un matin, à Paris, c’était au début du mois de mai, j’atteignis en quelque six minutes le jardin du Luxembourg, ses reines de pierre et ses chaises désormais gratuites. Sarah avait dû, à coup sûr, s’y promener. Je m’étais attendue à ce que le lieu lui-même me conduise à une certaine logique d’actions indispensables et me voyais désemparée. La nuit passa comme passent les nuits. Les cheminées, à la fenêtre, ressemblaient à des pots de fleurs, Kafka avait écrit quelque chose de ce genre à leur sujet. Je n’avais fait aucun rêve particulier, ne pensais à rien de spécial. Pendant une demi-journée, je fis le tour, façon patrouille, des facultés de la Sorbonne, doucement mais fermement menée sur la route touristique la plus facile pour moi ; je souriais aux oiseaux, me figeais devant les vitrines et vérifiais les heures d’ouverture des musées. La ville, comme de juste, souriait au soleil et montrait ses flancs de perles. Dans le moindre de ses plis, étaient assis, debout, couchés, des gens dont je n’avais pas souvenance lors de mes précédents voyages ; ils tiraient, sans un mot, de leurs hardes ou de journaux fripés, des mains en forme de barque ou s’approchaient des tables de café, les uns après les autres, avec la même insatiable demande. Je ne donnai rien au dernier, qui, furieux, me hurla dessus d’une voix rauque.

Je découvris à proximité plusieurs boutiques ayant d’étranges spécialités. L’une vendait de vieux appareils photographiques et tout ce qui était lié à ce domaine ; des objectifs et des filtres de couleur étaient posés sur des rayonnages, des daguerréotypes voisinaient avec du matériel pour panoramas, dioramas, nocturnoramas. Des images interdites, montrant les seins et les fesses de gens morts, étaient enveloppées de papier de soie et disposées dans de petites boîtes. Il y avait surtout des plaques pour stéréoscopes, constructions à tête d’oiseau en bois, capables de faire des photos en volume. Des images stéréoscopiques, il y en avait des centaines. Il y avait des scènes de famille, colorisées à l’aquarelle, et un déraillement de train qui datait de plus d’un siècle.

Une image se distinguait de toutes les autres. Elle eût fort bien convenu à un stéréoscope, bien qu’il ne s’agît pas d’une photographie ; c’étaient deux dessins qui n’avaient rien de commun et qui, pourtant, semblaient avoir été faits l’un pour l’autre. Chacun comportait des silhouettes noires découpées, distraction remontant déjà à des temps anciens. Sur la gauche, on voyait une porte munie d’un store, quelque chose comme une colonne et, plus loin, un arbre ; sur la droite, en détail bien que peu compatibles, un hussard à shako et un bouc cornu. Dans l’oculaire de verre, ils bougeaient, se combinaient en un même tableau soudain animé, le hussard s’appuyait sur une console avec une sorte de chapiteau, le bouc paissait sous un arbre, le rideau laissait voir le tout. Ces choses qui ne se ressemblaient et n’avaient pas de parenté s’agençaient en une histoire.

Je passai les deux dernières nuits et une demi-journée sans sortir de ma chambre. Apparemment, j’avais la grippe et de plus en plus de fièvre. À la fenêtre, les innombrables cheminées se dédoublaient, se détriplaient mieux que dans n’importe quel stéréoscope ; au-dessus roulait un orage persistant, ce qui, au début, me consola, puis cessa d’avoir la moindre signification. Affalée sur mon lit, j’écoutais le grondement et songeais que ce n’était pas la pire issue de cet absurde voyage sentimental. Je n’avais rien à faire ici, et voilà – je ne faisais rien dans cette ville étrangère et belle, dans ce grand lit vide, sous ce toit qui se rappelait ou ne se rappelait pas Sarah Guinzbourg, son accent russe et ses livres français.

Après tout cela, vers le milieu des années 1960, un Français arriva dans l’appartement de la Pokrovka. Qui était-il, d’où sortait-il, allez savoir, toujours est-il qu’on l’accueillit comme il était de coutume dans la maison, avec largesse, avec toutes les salades imaginables et un napoléon*34 maison. Toute la famille était là, y compris l’arrière-grand-mère, âgée de quatre-vingts ans et depuis longtemps rentrée en elle-même. Toutefois, entendant du français, elle s’anima terriblement et passa aussi à la langue de sa jeunesse. Notre hôte resta jusqu’après minuit. Sarah le passionnait par sa conversation, tous deux étaient ravis. Le lendemain matin, elle adopta définitivement le français, comme si elle prenait le voile. On lui parlait russe, elle répondait par de longues phrases étrangères. Avec le temps, on apprit à la comprendre.

*1. Élèves officiers.

*2. Bonbons qui existent en Russie depuis le xixsiècle.

*3. Pour les Pâques orthodoxes, il est de tradition de peindre ou de colorer des œufs. La coloration s’effectue souvent à l’aide de pelures d’oignon.

*4. La Neva.

*5. Village situé dans la région de Krasnoïarsk, où de nombreux révolutionnaires ont dû séjourner.

*6. Ancienne mesure de longueur équivalant à 71,12 centimètres.

*7. Située à l’ouest et au sud-ouest de la Russie (actuelles Biélorussie et Ukraine), la zone de résidence, créée par Catherine II, est le territoire où sont cantonnés les juifs de l’empire.

*8. Lioubov (Liouba) Mendeleïeva (1881-1939), artiste et historienne, fille du physicien et chimiste Mendeleïev, épouse le poète Alexandre Blok en 1903.

*9. En russe, la plaque de Sarah Guizbourg présente des signes de l’alphabet (notamment un signe dur à la fin des mots) supprimés par la réforme de l’orthographe effectuée dès la révolution.

*10. Système instauré dans les armées impériales, au cours des années 1830. Le service militaire était alors très long (plus de vingt ans), ce qui finissait par coûter cher à l’État. Les permissionnaires sans délai pouvaient donc rentrer chez eux, susceptibles d’être rappelés n’importe quand, en cas de nécessité.

*11. Le nom de Pouza fait forcément penser en russe à pouzo, la panse.

*12. Robe traditionnelle à la taille non marquée, munie de bretelles, sous laquelle on portait une blouse à larges manches, souvent brodée.

*13. En Russie, cinq est la note maximale.

*14. Sergueï Botkine (1832-1889) : très célèbre médecin russe.

*15. Année de Purges terribles, comme la précédente.

*16. Grand parc forestier au nord-ouest de Moscou.

*17. Piotr Boborykine (1836-1921) : écrivain médiocre, mais très populaire en son temps.

*18. En décembre 1825, la fine fleur des armées impériales met à profit la mort d’Alexandre Ier pour exiger une Constitution. Nicolas Ier, qui succède à son frère, écrasera dans le sang cette révolte des décembristes.

*19. Abréviation de Literatourny fond, fonds littéraire créé en 1859 pour venir en aide aux écrivains et savants nécessiteux. Il est réorganisé en 1927.

*20. Créé en 1942 avec le soutien officiel des autorités, le Comité antifasciste juif d’Union soviétique est peu à peu supprimé en 1948-1949, dans le cadre de la campagne contre le cosmopolitisme, campagne antisémite qui ne dit pas son nom.

*21. En français et en caractères latins dans le texte (sic).

*22. En français et en caractères latins dans le texte.

*23. En français et en caractères latins dans le texte (sic).

*24. À Saint-Pétersbourg.

*25. En français et en caractères latins dans le texte.

*26. En français et en caractères latins dans le texte.

*27. En français et en caractères latins dans le texte.

*28. En français et en caractères latins dans le texte.

*29. En français et en caractères latins dans le texte.

*30. En français et en caractères latins dans le texte.

*31. En français et en caractères latins dans le texte.

*32. En caractères latins dans le texte.

*33. En français et en caractères latins dans le texte.

*34. L’équivalent russe du millefeuille.

II

Le petit Lionia de la chambre d’enfant

Novembre, au milieu de la nuit. Un coup de téléphone à cette heure est toujours effrayant, surtout quand la sonnerie retentit dans les sombres entrailles d’un appartement communautaire, où l’appareil collectif (« Untel à l’appareil ! » disait-on en décrochant) est posé sur une petite étagère, attendant qu’on coure jusqu’à lui. La voix ne ressemblait à rien de connu – des décennies plus tard, mon père avait des difficultés à la décrire ; rauque, avec un bruit de caniveau, elle annonça : « Y a vot’ grand-père, là, qu’est sur la fin, faudrait venir. » Et mes parents y sont allés. Dans une pièce dont je n’ai aucun souvenir, dormait la petite de deux ans que j’étais. Quatre mois plus tôt seulement, Liolia, Olga Mikhaïlovna, la mère de maman, était morte, à peine âgée de cinquante-huit ans.

La maison était située dans les ruelles de la Taganka*1, presque invisible dans la nuit, au milieu d’habitations identiques au front bas, à étage. La porte fut ouverte, une femme en combinaison fit un bond de côté sous la lumière jaune un peu chiche ; là-bas, au fond, se trouvaient une pièce et un lit, et dans le lit, dans un tas de linge, mon volumineux grand-père, nu et mort. Son corps était couvert de taches d’un bleu sombre, toutes les lampes, en ce lieu de hasard, étaient allumées, comme dans les bureaux d’une administration.

Lui non plus n’était pas très âgé, il n’avait que soixante-deux ans. Quelques années plus tôt, sa femme et lui avaient emménagé dans un appartement à eux. Grand-père Lionia prenait une part active aux affaires de l’immeuble ; devant la façade blanche en panneaux de béton sur onze étages, une bande de terre était plantée de lilas et, surtout, de peupliers pyramidaux qui ressemblaient à des harengs, rangés selon un plan qu’il avait conçu. Les mêmes devaient pousser dans la cour de derrière ; comme disait maman, ces arbres lui rappelaient le Sud, après tout grand-père était odessite. Les peupliers cernaient à présent la maison où, comme à l’intérieur d’une pyramide, une petite boîte était vide – un logement dans lequel il ne restait plus personne. Des bouquets-époussettes, séchés, prenaient la poussière. Ils étaient l’œuvre de Liolia. Il n’y avait rien dans le tiroir où grand-père gardait ses livrets d’épargne (au porteur). Où étaient-ils passés ? Maman l’ignorait. On téléphona au juge d’instruction, on discuta des résultats de l’autopsie, il y eut des promesses de tout éclaircir et de rappeler ; il n’y eut qu’un appel : on conseillait sèchement à mes parents de ne pas essayer d’en savoir plus, sinon ce serait pire pour eux. Qu’est-ce qui pouvait être pire ?

C’était une année charnière pour la famille qui, brusquement, se retrouvait sans les anciens. Avec la mort de ses parents, Natacha Gourevitch, ma mère, devenait la bergère d’un étrange petit troupeau, composé, en plus de moi qui bavardais-m’agitais avec ardeur, des deux arrière-grand-mères de quatre-vingt-dix ans, Betia et Sarah, qui avaient toujours montré l’une pour l’autre une indifférence polie. Force leur était, désormais, de vivre côte à côte. Le fils unique, la fille unique, qui soudain n’étaient plus, représentaient dans leur existence de guingois une sorte de système d’isolation, de laine de bourrage douce et sensible, et la vie nouvelle se révélait pleine d’incompréhensibles courants d’air. Quelqu’un a dit que la mort des parents abattait la barrière nous séparant du néant. La mort des enfants avait déplacé quelque chose de définitif dans la structure de mes arrière-grand-mères ; le néant les baignait à présent de tous côtés.

Pour mes parents, il n’y avait pas l’ombre d’un doute : grand-père avait été tué, Dieu savait pour quelle raison et dans quel but ; quels criminels vivaient donc entre les murs de cette maison maléfique et comment grand-père, paisible et prospère, s’y était-il retrouvé ? On se perdait en conjectures. Après la mort de Liolia, lorsque les funérailles avaient été terminées et que notre concession familiale au cimetière Vostriakovo avait, pour la première fois depuis cinquante ans, rouvert et refermé sa gueule, avalant un nouveau locataire, grand-père avait fait venir sa fille pour parler. Elle avait alors appris qu’il avait une autre femme. Il conviait maman à prendre cette information en personne sensée, à discuter, en quelque sorte, de plans pour l’avenir. La situation avait ses bons côtés : maman pouvait, désormais, s’installer dans le grand appartement de la ruelle aux Bains, où il y avait plus de place pour un enfant que dans l’appartement communautaire de la Pokrovka ; grand-père et son amie, en revanche, s’y installeraient. Tout cela fut examiné avec une efficacité tranquille, comme les autres avantages de la nouvelle organisation : l’amie de grand-père ne travaillait pas à ce moment-là, elle aurait donc le loisir, par exemple, de garder la petite Macha, elle aimait beaucoup les enfants.

J’appris cette histoire par bribes, bien des années plus tard. À mes questions sur la mort de grand-mère et grand-père, j’obtenais une réponse aussi immuable que l’ordre du monde, dont la sinistre symétrie m’envoûtait : il était mort d’une inflammation des poumons, elle était morte d’une crise cardiaque. L’un et l’autre cas n’étaient pas vraiment clairs et d’autant plus angoissants : le cœur et les poumons, dès lors, demeurèrent dans mon esprit comme des parties du corps humain d’une extrême importance – tant de choses en dépendaient –, qui s’ingéniaient traîtreusement à s’enflammer ou à se rompre. Je me rappelle, aujourd’hui encore, la sensation d’effroi, l’impression de tournant brutal et définitif, qui se grava en moi, à l’âge de dix-sept ans, la première fois que j’entendis mes parents raconter ce qui s’était passé « en réalité » et qui devait, par la suite, achever de se construire, de développer les pousses de nouveaux détails. L’histoire elle-même était effroyable et incompréhensible, elle n’apportait aucune réponse ; mais le plus pénible était le processus même du récit : on eût dit que mes parents tentaient de décoincer une porte métallique bloquée sur son rail, laquelle ouvrait sur un trou noir, d’où sortait le sifflement d’un froid qui n’était pas d’ici. Ils n’avaient rien à répondre à mes questions, pas même à celle-ci, toute simple : qui était cette fameuse amie ? Ils n’en avaient pas idée. À l’époque, en août 1974, maman avait refusé furieusement de la rencontrer et, plus généralement, de reconnaître cette intruse qui avait évincé la mémoire de Liolia. Trois mois plus tard, disparaissaient dans les ténèbres Lionia, ses projets, sa moustache en petite brosse et ses plaisanteries amusantes, mais sans rien de joyeux.

* * *

Liolia et Lionia. Dans mon esprit, ils avaient toujours formé un couple, avec leurs noms légers, se complétant si bien, à égalité. Leur correspondance semi-enfantine, regorgeant de points d’exclamation et de perles de points de suspension, datait de 1934, où la vie paraissait encore avoir un poids et devoir durer, où il fallait des fiacres pour se rendre à la datcha, où les chariots y transportant les effets, la ménagère, les caisses de linge, les réchauds et les lampes, le samovar, s’étiraient par les rues de Moscou, au matin, comme s’il fallait qu’il en fût ainsi. Nous avions, nous aussi, un samovar, nous l’avons toujours, bien que nul n’ait eu recours à ses services depuis des années. Les formes de vie sérieuse de l’arrière-grand-père avaient, çà et là, encore cours, en dépit des nouvelles mœurs et de la légèreté des rencontres et des coïts, qui avait presque tout d’un cirque. Le moment venu, Lionia avait fait sa demande, laquelle avait été accueillie positivement, avec un ensemble d’obligations et de réserves. Les jeunes mariés ne se pressaient pas de faire des enfants, comme ils l’avaient promis ; la vie avait des allures méridionales, elle fleurait bon la villégiature. On allait aussi à la mer. Les photographies montrent des éboulis de pierres, sur le fond desquels posent les vacanciers, une automobile-scarabée noire, une plaque Gaspra*2, un certain nombre de robes (« frêles papillons, matières duveteuses, jupettes et corsages41 », dira Mandelstam, encore vivant au moment où cette photographie est prise).

Cette vie étincelante a ses aspects ombreux, dont on ne parle pas. Comme tout le monde, ces deux jeunes spécialistes soviétiques remplissent des questionnaires qui comprennent obligatoirement un paragraphe origine sociale, ils ont l’habitude de contourner ou de modifier les faits pour les rendre acceptables.

Le questionnaire de 1938 exige de préciser si le dénommé Gourevitch a servi dans l’ancienne armée, dans les troupes ou les administrations des gouvernements blancs et en quelle qualité. A-t-il pris part aux combats de la Guerre civile, où, quand et à quel titre ? A-t-il été victime de répressions pour activités révolutionnaires avant la révolution d’Octobre ? Il faut également indiquer les résultats de la dernière Purge du Parti ; un certain nombre de nouvelles questions s’ajouteront au questionnaire de 1954 : avez-vous été en captivité, chez les partisans, dans les territoires occupés ? Dans chaque petit carré imprimé, apparaît un non à l’encre bleue, qui déborde un peu.

Natacha, sa fille, ne lui pardonnera jamais vraiment l’entrain avec lequel il se précipite vers sa nouvelle vie après la mort de sa femme, ni le fait que son ancienne vie avait clairement un double fond. Lors des soirées familiales consacrées aux photos et aux souvenirs, on ne parle pas de tout cela, mais plus tard, quand je me pencherai sur les caisses sans fond et les rayonnages, je tomberai, par-ci, par-là, sur d’étranges artefacts qui ne sont pas du tout dans le style de la maison : cartes postales, billets, trucs appartenant à un autre mode de vie, captivant, ni le nôtre ni soviétique. Il y a ainsi un dessin de couleur représentant avec grand soin un cœur brisé. La ligne de cassure est bordée de rouge, en bas on lit, écrit en majuscules : « C’EST DUR POUR TOUS LES DEUX », et de grosses larmes brillantes tombent sur les lettres. Il y a des vœux de nouvel an, dans une enveloppe artisanale, portant la mention : « À ouvrir le 31/XII à 10 heures du soir ». Celle qui l’a fabriquée, décorée et scellée au moyen d’un petit kopeck soviétique, sait bien qu’à minuit le destinataire, à la table familiale, aura autre chose qu’elle en tête. À l’intérieur, des poèmes et une lettre signée « Votre petit ami ». Le côté miniature et l’inexpérience de l’ami sont soulignés avec une certaine insistance : « Je vous écris, je dessine un sapin, la tête inclinée, avec une application d’enfant, et sur le chiffre douze je fais se joindre les aiguilles de l’horloge. Bonne année, Leonid Vladimirovitch ! »

Puis, lorsque mes parents partirent et que l’appartement se vida, ses fonds commencèrent à se dénuder. On trouvait dans les papiers les choses les plus diverses, notamment une vieille connaissance, la Photographie sur Divan de Cuir, avec sa franchise sans ambiguïté, et une autre, que j’ai présentement devant les yeux.

Ce qu’elle a de choquant tient moins au piquant (comme on disait alors) de la situation qu’aux signes du temps. Une femme blonde en culotte et soutien-gorge sombres est assise, jambes repliées, sur une table ronde recouverte d’un journal, elle regarde de biais, s’apprête à allumer une cigarette : la scène rappelle les vidéos d’amateurs que l’on réalisait dans les années 1990, scène de genre jouée chez soi pour un unique spectateur et acteur. Une stylisation, façon pin-up russe, effectuée selon des modèles vus ou imaginés, une tentative de les appliquer à des circonstances parfaitement inappropriées. Une image, à tous égards, des plus conservatrices, ce qui ne l’empêche pas d’être hardie, voire inconvenante.

La première chose que l’on voit, ce sont les caractères imprimés de la Pravda, qui rendent la photographie dangereuse (poser ses fesses nues adultères sur l’organe du Parti pouvait aisément vous valoir un certain nombre d’années de prison), et un paquet de Bielomor (où est dessinée une carte du fameux canal, construit par des détenus*3) dans la main gauche de la femme. Le journal no 1 du pays et les papirosses les moins chères – du tabac costaud –, avec leurs larges embouts de carton, se trouvent ici réunis comme sur un blason, liés par ce corps féminin. Ce dernier (cette femme) montre une parfaite indifférence aux deux ; la pièce semble une chambre de fortune, le vestiaire de quelque institution inconnue – les escarpins noirs à hauts talons ont tout d’accessoires de cabaret, de même que la lingerie trop belle, manifestement non soviétique. On est à la toute fin des années 1940 ou au début des années 1950, en plein saint hiver de la Russie stalinienne, avec sa sensualité lourdaude et ses litanies de ZIS et de ZIM*4 devant les théâtres ; c’est la deuxième vague de terreur – l’affaire de Leningrad*5, celle du Comité juif, celle des blouses blanches. Dans un coin du cadre, grossièrement collée sur le mur blanchi, une caricature de capitaliste levant son chapeau.

Je dois préciser ici que, sur le fond des générations de mes concitoyens qui, de toute leur vie, ne mettaient pas le pied à l’étranger, Leonid Gourevitch faisait figure d’heureuse exception : lui avait séjourné en terre étrangère, et je le savais depuis l’enfance. Il était né en 1912, avec un pied bot.

Sur les vieilles photographies, bébé aux yeux si clairs qu’ils en paraissent presque blancs, il est couché sur le ventre, je ne vois rien de particulier à ses pieds, mais je sais qu’on les avait soignés obstinément, méthodiquement, et qu’on avait fini par le tirer d’affaire. Tous les étés, sa mère partait avec lui dans la même clinique suisse, là où il y avait des collines aux flancs verts, que l’enfant grimpait de mieux en mieux. Il se trouva ainsi prêt pour une nouvelle vie qui marqua la fin des voyages. Mais sa Suisse resta gravée dans sa mémoire ; lorsque avaient lieu, en sa présence, les discussions classiques de l’intelligentsia sur les villes et les pays où l’on aimerait aller si l’on en avait la possibilité, et que les Rome-Paris-Tokyo s’abattaient comme des cartes sur la table, il demeurait de plus en plus silencieux. Toutefois, quand on lui posait directement la question, il disait simplement – racontait maman –, comme si le problème était réglé : « J’irais volontiers en Suisse. »

* * *

On affirmait que Lionia avait rédigé sa première thèse sur l’appui de la fenêtre, à l’hôpital où il était censé rester couché et se soigner, mais il ne tenait pas en place. Il s’intéressait toujours à quelque chose et la variété de ses activités donnait des résultats financiers impressionnants : la maisonnée vivait, ignorant la pauvreté ; au milieu des années 1950, on avait eu la petite datcha de Saltykovka, une pièce et demie dans la dépendance d’une vieille maison en bois, deux pommiers, un cerisier, les trains de banlieue que l’on voyait par la fenêtre. Tous adoraient cet endroit. L’activité principale de Lionia – pour autant que, enfant, j’y comprenais quelque chose – n’était pas intéressante, il était ce qu’on appelle aujourd’hui un urbaniste, s’occupait du milieu urbain, des échangeurs routiers, de la planification des routes.

Ses articles, ses livres, ses conférences dans trois instituts ne le satisfaisaient pas pleinement, comme s’il sentait qu’il était fait pour quelque chose de plus grand ou quelque chose d’autre. C’est ainsi qu’il allait d’une passion à une autre, à une troisième, cochant sans cesse de nouvelles cases d’un invisible questionnaire. Je subodore que ses sombres histoires de petites amies avaient la même visée – elles n’emplissaient pas sa vie mais masquaient une sorte de béance, une insatisfaction que nul ne percevait.

La coupe de l’existence qui lui était échue était ce qu’on appelle pleine : il projetait des lignes de transport, jouait aux échecs, inventait des choses, décrochant toujours plus de brevets, dont l’un devait à jamais enchanter ma vie, dont je me vantais, enfant, et m’enorgueillis à ce jour : un instrument pour vérifier le degré de maturité des pastèques. L’absurdité même de la chose lui conférait un chic particulier : ce que l’on pouvait savoir d’une chiquenaude (la pastèque répondait par un son plein, montant de ses entrailles) se révélait, en l’occurrence, soumis à un mécanisme plus complexe.

Les poèmes qu’il ne cessait de composer comptaient au nombre de ses passions compensatoires. Le talent évident de Lionia se manifestait là encore, les vers se déployaient comme sur un boulevard, devisant joyeusement, et pivotaient sur leurs talons quand l’heure était venue de plaisanter. Ses poèmes étaient toujours amusants, ils étaient faits pour l’occasion, que ce fût en famille ou au travail. Dans sa jeunesse, il en avait aussi écrit de sérieux, mais, par une étrange habitude, à la dernière strophe un ressort caché rappelait son existence, comme si l’auteur avait relâché sa vigilance, et le monologue sublime s’achevait en salut de bouffon. Tous les anniversaires, les mariages et les fêtes s’accompagnaient obligatoirement de joyeux poèmes, au demeurant de plus en plus sombres et caustiques, ce qu’il était de bon ton, semblait-il, de ne pas remarquer.

Autrefois, avant la guerre, il avait réussi à se tailler une réputation d’homme spirituel, génial pour les conversations à table. Aucun de ceux que j’ai interrogés ne l’a connu ainsi : les amis de maman me parlaient d’un homme très occupé, maussade, qui venait saluer et regagnait aussitôt ses quartiers. L’âme de la maison était Liolia, aimée de tous, aimant tout le monde, préparant tourte sur tourte, brodant nappe après nappe, connaissant tout un chacun, se rappelant tout, tenant l’immense famille, avec ses cousins au troisième et au quatrième degré, à distance d’étreinte, près du cœur. L’affaire des blouses blanches l’avait laissée au chômage, jusqu’à ce qu’une relation de Sarah ne l’invite, elle, une juive diplômée en médecine, à travailler avec elle, dans un centre sanitaire et épidémiologique – un geste d’une noblesse extrême qui, à l’époque, était quasi suicidaire. Liolia y resta toute sa vie, par gratitude ? par manque d’envie de changer de place ?

Après la mort de Liolia, maman demeura très longtemps sans me parler d’elle, puis me demanda tout soudain si je me rappelais grand-mère. Je me la rappelais. Comment elle était ? « Elle m’adorait », répondis-je avec assurance. Elle, en tout cas, proches et moins proches l’adoraient au point que cette lumière de tendresse collective éblouit aujourd’hui encore et empêche de voir les détails. Comment elle était ? Tata Sima, ma toute vieille nourrice, qui avait connu le temps où tous étaient jeunes, répondait négligemment à mes questions : « Elle était gaie. Elle se parfumait, se fardait les lèvres et courait à la statue de Griboïedov*6 à un rendez-vous. » Un rendez-vous ? Quel rendez-vous ? Qui pouvait l’attendre près du monument de ce diplomate bilieux, auteur d’une valse et d’une unique pièce ? Une amie de ma mère vint me raconter, je voulais des détails, elle me dit : « C’était… une héroïne positive*7 », et elle s’en tint là.

Ce à quoi elle faisait allusion ne trouvait pas à se loger dans le nouveau lexique de l’époque advenue. Une héroïne positive était un pur anachronisme, un être d’un autre siècle, doué de qualités et de vertus obsolètes, nécessitant un dictionnaire disparu lui aussi, le respect de règles depuis longtemps abolies. Cela devait déjà avoir un air vieux jeu dans les années 1950, et seul le bon cœur sans mesure de Liolia rendait supportable son mode d’existence pour son entourage. Une alternance de douceur et de dureté, un refus de tout compromis, un zèle que je ressens comme familier mais ne pouvant en aucun cas se loger dans les cases et sur les lignes de l’actuelle conception du monde.

Parmi les traditions et coutumes dont était farci le mode de vie familial, il y avait ceci : pour le nouvel an, Lionia écrivait un certain nombre de poèmes rigolos, pour sa fille, sa femme, les deux grand-mères, Sarah et Betia, les invités et invitées, si on en attendait. Tout simples, rarement dénués de meilleurs vœux-meilleurs souhaits, ils respiraient le confort douillet que suscite la répétition, lequel se plaque sur les murs de la maison, tel un dépôt jaunâtre dans une tasse de thé. Ils recelaient toutefois une étrange constante, qui m’avait toujours étonnée, et je me demandais quelle impression ils pouvaient produire à Liolia. Un petit bout de poème adressé à Natacha, alors âgée de douze ans, recommande à une fillette d’être :

Honnête, généreuse, charmante,

Tendre, docile, caressante,

Vive, rapide, pas fainéante,

Ni endormie ni arrogante,

Ni gobe-mouches ni négligente,

Ni entêtée ni ronchonnante,

Bref, d’être comme papa carrément

Et pas du tout comme maman.

Un poème de la même série avait été envoyé sur le lieu d’évacuation, dix ans plus tôt, en 1943, mais le ton y était déjà :

… de formation elle est un médecin ordinaire,

Malade ordinaire,

Épouse ordinaire.

(Précision : de nos jours, pour ne pas être mal élevé,

On dit « ordinaire »

Au lieu de « mauvais ».

J’espère que tu ne seras pas fâchée,

Que tu essaieras simplement… de changer.

Il n’empêche qu’ils parvenaient à s’entendre et que, de l’avis général, ils vivaient heureux – la belle Liolia, son Dickens (ses passages préférés marqués de l’ongle), sa couture, son tricot, et son mari, actif et morose. À Saltykovka fleurissait le jasmin, rue Pokrovka on cuisinait et on recevait les amis. Ils continuaient d’aller en vacances au bord de la mer, toujours tous les deux. On envoyait alors Natacha avec la nounou se remplumer à Sviatogorsk, où la petite s’ennuyait passionnément de ses parents et se laissait pousser une tresse immense et brune, qui lui arrivait déjà à la ceinture. Quand elle atteignit ses genoux, la petite était grande ; comme son père, elle écrivait facilement des poèmes et voulait être poète, Pouchkine, ainsi qu’elle le disait, enfant.

Des poètes, à l’époque, on en produisait en quantité industrielle, dans un établissement d’enseignement prévu à cet effet, l’Institut de Littérature, qui occupait un édifice ancien sur le boulevard de Tver, abrité derrière une grille de fonte et entouré d’arbres. Le bâtiment n’était pas ordinaire, il avait une généalogie et un art particulier d’attirer qui il fallait ; à l’époque soviétique, y avaient vécu brièvement, et pas très heureux, Platonov et Mandelstam, ce dernier parlant haineusement des « douze fenêtres éclairées de l’obscène maison où vivent les Judas42 ». À la fin des années 1950, cela devint intéressant. Natacha rêvait d’y être admise, mais elle était loin du compte : son père, qui ne lui refusait jamais rien, se montra, cette fois, d’une fermeté de béton, il lui interdit purement et simplement cet Institut de Littérature, en disant : « Je ne donne pas mon autorisation. » Et résonna à nouveau le fameux Nous sommes juifs, tu dois avoir une vraie profession. Docile, elle se lança dans les études, les acheva dans la construction, brillamment, comme tout ce qu’elle faisait, récompensée par l’obtention d’une spécialité dans le domaine des sols : elle devint « ingénieur-testeur de sol ». Elle travailla ensuite sous terre, dans la cave d’un modeste institut de recherche, y passant, telle Perséphone, la moitié lumineuse de la journée – des femmes en blouse noire restaient rivées à des microscopes, changeant des plaques de verre au contenu friable. Une énorme balance était munie d’une collection de petits et grands poids, brillants, agréablement lourds ; il y en avait un que je rêvais vainement de voler.

Ce qu’il ne convenait pas d’évoquer (et qui passait, manifestement, pour un exemple du fameux entêtement de Liolia) était les relations glaciales, à la limite de l’inexistence, entre elle et grand-mère Betia, la mère de son mari. Elles avaient peine à cacher leur hostilité, aussi franche que mutuelle, leurs représentations de la dignité exigeaient de se conduire idéalement. Participant aux fêtes et aux rassemblements, partageant le quotidien de cette grande famille accueillante, où tous étaient contents et n’oubliaient personne, elles s’observaient attentivement, notant chaque concession de l’une ou de l’autre. Impliquée dans tout cela sans le vouloir, Natacha s’efforçait d’aimer tout un chacun ; elle n’y parvenait pas toujours. Sa mère était la personne essentielle de sa vie, celle qui lui donnait forme et contenu, le récit principal appris par cœur. C’est pourquoi, des années plus tard, elle ne condamnait pas Betia, mais l’écartait de ses récits : elle l’évinçait malgré elle, dans les marges de l’histoire commune.

Berta Liberman, épouse Gourevitch, n’avait pas besoin de cela pour vivre en périphérie, discrète, indépendante, conservant la moindre ligne écrite par son fils et sa petite-fille, les images d’enfant, les petits poèmes, les télégrammes. Elle vivait parcimonieusement, ne s’autorisant rien de superflu, économisant plus que tout ses paroles. Elle n’a laissé ni lettres ni journaux – une rareté pour notre parentèle, chacun notant, rimaillant, envoyant des cartes postales sans nombre. L’opaque Betia préférait ne rien raconter d’elle-même ; le silence la recouvrait comme une capuche. Il est vrai qu’on ne lui posait guère de questions. Le résultat est que je ne connais à peu près rien d’elle, hormis l’atmosphère de désapprobation dans laquelle j’ai grandi. Je me rappelle à quel point maman fut piquée au vif quand quelqu’un fit remarquer que je ressemblais à Betia – elle ne dit rien, mais on l’entendait. Je revois la bague offerte à maman et jamais portée : avec sa lourde monture et sa grosse pierre un peu trouble, elle était jugée laide – « trop riche ». De fait, on ne ménageait quasiment aucune place à Betia, bête noire*8 de la légende familiale.

Il existe une photo de classe où, parmi les têtes bien droites des filles, on trouve la sienne, bouclée. Il y a encore quelques clichés de sa première jeunesse, mais peu. Son enfance s’était écoulée à la limite de la pauvreté – une famille de huit enfants, impossible d’escompter faire de bonnes études, force fut de renoncer au rêve d’une profession médicale. En revanche, les deux sœurs, Betia et Verotchka, étaient d’une rare beauté : blondes aux yeux noirs, dotées d’une ossature fine, avec, dans l’expression, une nuance (à la mode, dès cette époque) de mélancolie contenue. C’était donc, comme l’écrit Tsvetaïeva, qu’il y avait quelque chose à contenir. La légende veut que Betia s’était mariée tôt, et bien mariée, elle avait épousé le fils d’un homme qui, à Kherson, produisait des machines agricoles. Le couple vivait à l’aise (les papiers de mes parents conservaient le plan d’une vaste maison), on soignait l’enfant en Suisse, puis on s’était retrouvé à Moscou, où tout le monde atterrit tôt ou tard. Voilà, en gros, comment je me représentais les choses, et il y avait, au fond, une part de vrai.

* * *

Grand-père, je l’ai dit, était odessite, et ces trois mots exigent des éclaircissements, des détails.

Quelque chose, vers 1925, vaut à Odessa la réputation méritée et définitive de lieu particulier, pas tout à fait soviétique et même pas du tout russe, bizarrement aménagé et, pour cela, aimé de toute la population de l’immense pays. Qu’Odessa ne fût pas la Russie, il fallait être le roi des nuls pour ne pas le reconnaître, dès l’instant où la ville avait été conçue et bâtie ; Ivan Aksakov*9 la trouve « familièrétrangère », sans lien, ni par l’âme ni par la terre, aux autres parties de l’énorme corps de l’empire. Et, en effet, les lois, les usages en vigueur sur tout le territoire de la Russie semblaient ne pas être pris au sérieux à Odessa.

Un voyageur allemand, qui visite la ville au milieu du xixe siècle, affirme qu’ici « chacun parle politique à son gré ; on évoque même la Russie comme s’il s’agissait d’un État étranger ». Les cours des devises étrangères y sont affichés en grec, les noms des rues sont en russe et en italien, la bonne société parle le français, les théâtres présentent des pièces en cinq langues. Les rues éblouissantes, lignées d’ombres, sont arpentées par des Moldaves, des Serbes, des Grecs, des Bulgares, des Allemands, des Anglais, des Arméniens, des Karaïmes. Une source de la même époque prétend que « si Odessa devait arborer le drapeau de la population majoritaire dans la ville, il serait vraisemblablement juif ou gréco-juif ».

Au demeurant, les juifs orthodoxes ne se sentent pas non plus très à l’aise dans la ville : un dicton veut qu’à sept verstes autour d’Odessa, brûlent les flammes de la Géhenne (zibn mayl arum Odess brent dos gehenem). La profonde indifférence à tout ce qui est officiel est ici, comme le reste, internationale : églises et synagogues restent vides plus souvent que partout ailleurs, et plus du tiers des couples ne sont pas mariés. En revanche, l’opéra est de qualité. Tous y vont, y compris les juifs religieux à papillotes et chapeau, dont se gausse le parterre en raison de leur enthousiasme démesuré et bruyant ; les cochers chantent dans les rues « La donna è mobile… », comme s’ils étaient des gondoliers. L’organisation locale, inhabituellement tolérante à la diversité, exige moins des citadins d’être prêts à l’assimilation que de montrer de l’aisance dans le passage d’une langue à une autre et d’un sens à un autre.

Odessa évoque plus les antiques cités méditerranéennes, qui ne se rattachent ni à un pays ni à une culture ; à Odessa, les lois cessent d’avoir un impact, la mafia est immortelle et l’art culinaire sans égal. Simplement, à la différence de Naples, Odessa a surgi, droite comme un petit koulitch*10, faite d’écume et de sable, il y a quelque deux cents ans, et au début elle n’a pas eu le temps de s’inventer une mythologie acceptable.

On le fit donc pour elle, malgré elle, mais, curieusement, en accord avec elle. Un officier russe écrit : « À Odessa, tout est étrangement plus gai, plus jeune. Le juif, dans la rue, rase moins les murs et regarde moins derrière lui, l’étranger vous fixe plus cordialement dans les yeux… Sur le boulevard, on bavarde, on rit, on mange des glaces. On fume dans les rues. » Un visiteur anonyme de Lituanie enchérit, louant la dignité et la tranquillité de la communauté locale, les promenades dans les rues, les conversations dans les cafés, l’opéra italien et la tenue des services religieux ; tout indique que l’on vit ici en sécurité.

Régime à part, langue à part ; au début du xxe siècle, la ville devient le sanctuaire unanimement reconnu du grotesque, elle assure les livraisons de blagues spéciales, largement pimentées de yiddish. C’est le Sud. Le Sud ! Tout est théâtral, autrement dit outrancier, la rue et la maison se confondent sans effort et sans qu’on voie les coutures, la mer et le port sont une toile de fond idéale, et tout ce qui survient est soumis à la loi commune : la scène, les tréteaux existent par amour de la phrase. La légèreté, le rattachement incomplet à la terre (comme pour les montgolfières) est la condition sine qua non de la vie en ce lieu. D’où un parfum de criminalité qu’Odessa cultive avec joie : têtes brûlées, sang chaud – une sorte d’Occident sauvage où la violence paraît naturelle et, de ce fait, dirait-on, plus acceptable. La « musique limonade », dégoulinant de partout, et les gants citron des gangsters sont de même origine ; les bandits d’Odessa, chantés par Isaac Babel, attendrissent des générations de lecteurs, perçus comme des échantillons d’humanité d’avant l’écriture, dans leur milieu naturel, bêtes exotiques d’un riant zoo.

C’était avant les morts en gros de l’ère stalinienne, avant la guerre et la terreur, qui mélangèrent la population de telle façon que l’univers carcéral se généralisa et que la langue des prisons devint la langue d’État. Mais tout l’odessite gardait son quant-à-soi, l’odessite sonnait comme « libre de son caprice » et la moindre évocation de cette liberté hors norme suscitait une folle sympathie.

Outre les céréales, passaient par les portes fluviales du port « cire, fer, fer-blanc, cuivre, poivre, épices, coton, fromages, pétrole, pommes, soie, safran, or, perles, caviar », on pourrait continuer la liste.

De temps à autre, la vie, légère et colorée, avait des ratés, révélant une doublure grossière : cela se produisait de plus en plus souvent, jusqu’à devenir partie intégrante du bouillonnement quotidien. La violence contractait la ville comme un spasme facial, involontaire et irrépressible. Cité portuaire, Odessa regorgeait d’armes qui, au début, ne nécessitaient pas d’autorisation. Les tirs crépitaient dans les rues tels des feux d’artifice, grévistes et lanceurs de bombes faisaient la une des journaux. Rien que de février 1905 à mai 1906, le terrorisme comptabilisa, dans le gouvernement d’Odessa, 1 273 morts – fonctionnaires, policiers, usiniers, banquiers. Politiquement motivées, les expropriations ne se distinguaient en rien des vulgaires hold-up ; c’était un sport populaire que tous pratiquaient, des voyous aux anarchistes-communistes et aux groupes juifs d’autodéfense en chemise noire. Les suicides, aussi, étaient à la mode ; leur pourcentage s’était terriblement accru dans le pays, or dans la petite Odessa il n’y en avait pas moins qu’à Moscou ou Saint-Pétersbourg, et ils avaient là une nuance de théâtralité. Dans la ville, on tirait des coups de feu des balcons donnant sur la mer, comme sur la très chic rue de Ribas*11. Il y avait d’autres moyens : « Après s’être rendue chez le meilleur coiffeur, une artiste d’un petit théâtre, parfumée, tenant un bouquet de fleurs, vêtue d’une robe joliment coupée et portant des chaussons de satin blanc, s’ouvre les veines dans sa baignoire bien chaude. »

Tout cela se produisait, pour ainsi dire, publiquement, dans les espaces aménagés pour le spectacle de la mégapole cosmopolite ; plus près de son noyau chauffé à blanc, la ville commençait soudain à se diviser en deux catégories : les siens et les étrangers. Dans le roman de Jabotinski*12, Les Cinq, on trouve ce passage : étrangement, dit le narrateur que l’on a quelque peine à distinguer de l’auteur, « nous vivions tous, semblait-il, à l’écart des autres, les Polonais fréquentaient des Polonais, les Russes des Russes, les juifs des juifs ; les exceptions étaient assez rares. Mais nous ne nous demandions pas encore pourquoi il en était ainsi, dans notre subconscient nous estimions que c’était là un phénomène temporaire et considérions la bigarrure du forum commun comme le symbole des beaux lendemains. » Le même Jabotinski se remémore qu’en dépit de son éducation laïque, il n’avait pas, enfant, un seul véritable ami non-juif. À compter de 1828 (et jusqu’en 1905, date à laquelle Odessa se fit peur à elle-même), les pogroms et les rumeurs de pogroms, les murmures sur leur imminence et les récits très tranquilles de la façon dont ils se passent deviennent monnaie courante.

Les échos de pogroms se répandent en épidémie dans tout le sud de la Russie, ils prennent le train avec les cheminots, se bousculent sur les marchés d’embauche, descendent le cours du Dniepr, servent de modèles pour de nouvelles flambées d’une cruauté insensée : « À présent, on va le faire à la kiévienne ! » Toutes les villes auxquelles était liée ma famille prospère, portaient les traces de cette manière de faire. À Kakhovka, où grand-père Lionia était né en 1912, il avait pu être témoin d’un pogrom en 1915, déclenché par des unités cosaques battant en retraite. Kherson, où la famille avait une belle maison, se rappelait le pogrom de 1905. La mort n’avait pas une once de dignité, elle pouvait survenir à tout instant, attelée à l’horreur et à la honte. Personne, dans ma famille, n’en a jamais parlé, les pogroms n’étaient pas un sujet de conversation, comme aujourd’hui on se refuse à parler du cancer. Avions-nous eu des morts à Odessa, en octobre 1905, ceux qui gisaient dans la rue, à peine recouverts de chiffons, pointant leur menton inerte ? Où s’étaient cachés les survivants ? Dans les greniers, les caves, les niches à chiens, les appartements de chrétiens au grand cœur ? Je ne le saurai jamais.

Je sais, en revanche, autre chose. Dans une de ses lettres du front, Liodik Himmelfarb précise : « Tu n’ignores pas, sans doute, que grand-père est resté à Odessa. Je m’inquiète beaucoup pour lui. » Ses deux grands-pères, juifs, y vivaient. Israël Himmelfarb, le grand-père paternel de Liodik, fut fusillé aux environs d’Odessa en octobre 1941, aussitôt après l’entrée des troupes roumaines dans la ville. Son autre grand-père, le père de Betia et de Verotchka, s’appelait Leonti – Leib – et je comprends à présent que, si je connais l’année, le jour et presque l’heure de la mort de mes autres arrière-arrière-grands-pères, je n’ai rien trouvé sur celui-là, il a disparu, s’est évaporé, comme s’il n’avait jamais existé. D’une beauté incroyable – une beauté de cire – dans sa jeunesse, il évoque, sur un cliché des années 1870, un modèle pour tailleur. Ses filles n’avaient aucune photo de lui adulte. La précision de Liodik est peut-être le dernier endroit où la vie de cet homme émerge à la surface. À la demande « Liberman, Odessa », la base de données de Yad Vashem livre quatre-vingt-une réponses, et seuls quelques-uns de ces homonymes ont un prénom ; les uns apparaissent fugitivement dans des listes de personnes évacuées, les autres ont sombré dans le néant. Pour certains, figure l’initiale d’un prénom, un surnom ou un diminutif, Boussia, Bassia, Bessia Liberman : ceux fusillés ou pendus lors des raids punitifs d’octobre ; ceux brûlés dans les entrepôts d’artillerie de Lustdorf*13 ; ceux qui dormaient, entassés, dans le ghetto de la Slobodka*14 ; ceux tués à Domanevka, Akmetchetovka, Bogdanovka*15 ; à la fin de la guerre, dans cette Odessa aux rues polonaise, grecque, italienne, juive, ne restaient que six cents juifs, et aucun de notre famille.

* * *

Au début des années 1990, quand la faim se fit sentir, mon père se rendit en compagnie d’un ami dans le sud de l’Ukraine, espérant y vendre quelque chose et acheter de la nourriture. Il revint de Kherson avec des photos que maman et lui examinèrent longuement, puis ils tirèrent de la mezzanine le vieux plan d’une maison, étage par étage. Celle-ci, propriété du père de grand-père Lionia, se révéla belle ; elle avait un balcon large comme une vague, que supportaient deux atlantes barbus, les hanches couvertes d’un pagne. L’idée que toutes ces pièces et fenêtres aient pu appartenir à une seule famille était assez étrange et plaisante ; impossible de la mettre en balance avec notre quotidien, où l’on venait d’introduire des cartes de rationnement pour l’alimentation et les cigarettes.

Quand j’entrepris mes mouvements désordonnés de recherche, fouillant pour trouver ce qui restait de l’histoire familiale des cent dernières années, tout ce qui, jusqu’alors, me semblait évident, palpitant et abondamment documenté, se délita sous ma main, à l’instar d’un vieux tissu ; mes hypothèses ne se confirmaient pas, les témoignages ne se hâtaient pas de montrer le bout de leur nez. À une exception près. Sans me faire d’illusions, je tapai dans un moteur de recherche Gourevitch, Kherson, et, comme les jetons d’une machine à sous, je vis tomber une pluie de réponses, à croire qu’elles avaient toujours été là.

Il apparaissait qu’une ruelle de Kherson, autrefois nommée en l’honneur de Bauman*16, portait aujourd’hui le nom de mon arrière-grand-père : l’Ukraine se débarrassait de l’héritage communiste. Les usines Gourevitch (il y en avait plusieurs, impossible de s’y repérer au premier coup d’œil) rapportaient un revenu non négligeable, à plusieurs zéros ; une brochure soviétique indiquait avec dégoût qu’en 1913 leur propriétaire avait engrangé plus de quatre millions de bénéfices. Là, je fis une pause, le temps de prendre conscience que c’était aujourd’hui de l’ordre de cinquante millions de dollars, et l’origine des atlantes me parut un peu plus claire. Un site historique offrait aux regards des obligations d’un blanc bleuté, émises en France, en décembre 1911. La Société anonyme des Usines mécaniques I. Hourevitch*17 tentait d’attirer de nouveaux actionnaires et, dans des médaillons ovales, comme dans des meurtrières, apparaissaient deux entreprises modèles, plantées, semblait-il, de peupliers ; de la fumée s’échappait d’une haute cheminée, un drojki*18 roulait vers les portes.

Notre Gourevitch – une source l’appelait Isaac, une autre Israël (je savais que c’était Isaac, une carte de visite de son fils, Vladimir Isaakovitch, était l’un des rares documents qui s’étaient conservés) – était donc un homme connu : on lui télégraphiait à cette simple adresse : « GOUREVITCH, KHERSON ». Il était apparu dans la région au début des années 1880 et avait commencé en créant un atelier de réparation de chariots. Il avait également une fonderie dans la ville. Il en avait fait, des choses, en vingt-cinq ans ! Cette cité méridionale (réverbères à pétrole, jardins, cinq pharmacies, six bibliothèques, deux cent vingt-sept fiacres) comptait plusieurs types de production. L’usine du grand-père était l’une des plus importantes, offrant cinq cents emplois. On avait même une idée des rémunérations : un ouvrier qualifié touchait neuf roubles cinquante par jour, un apprenti quarante kopecks.

Quelque chose me troublait : malgré l’ampleur de la documentation, je n’étais pas parvenue à dénicher quoi que ce soit de vivant, sans lien direct avec l’histoire du capitalisme en Russie. Internet, qui bavarde volontiers sur les dépenses et revenus d’Isaac/Israël, ne m’a montré aucune photographie. Le catalogue de notre (si l’on peut dire) production était imprimé avec beaucoup de goût – coins ouvragés, splendides reproductions de charrues et de semeuses, évoquant d’énormes insectes. Elles portaient des noms à la mode, rappelant plus ou moins ceux de chevaux de course : Univers, Dactyle, Frina et même un Dentiste, d’on ne sait où venu.

« On peut toujours choisir une couche de terre assez humide pour favoriser la croissance des graines », lit-on dans cette brochure. Pas la moindre information, en revanche, sur les graines personnelles d’Isaac Gourevitch, à croire que ni lui ni moi n’avions jamais existé. Au demeurant, le site du cimetière juif promettait de montrer les « monuments funéraires des membres de la famille du fondateur et propriétaire de l’usine de matériel agricole Israël Zelmanovitch Gourevitch » ; manifestement, le fils de Zelman n’y était pas.

Étonnantes, cette abondance et cette absence d’informations ; elles devenaient inquiétantes, comme si une chose invisible me tirait par la manche ou le col. Quand on y songe, même chez nous où l’on ne jetait rien qui pût avoir la moindre charge sentimentale, où, des décennies durant, d’antiques plastrons et petits cols de dentelle reposaient dans des valises, il n’y avait pas, Dieu sait pourquoi, de souvenirs de la riche maison de Kherson. C’était curieux. Moi qui avais grandi au milieu de chaises Thonet plus ou moins déglinguées et de porcelaines vieillottes, je repassais l’inventaire dans ma tête. J’avais vu juste : toutes les choses de notre quotidien devaient leur existence à la brève période durant laquelle Sarah et Micha étaient mariés, travaillaient, avaient une maison, un ménage. Nous n’avions rien, semblait-il, côté Gourevitch, hormis la bague que ne portait pas ma mère. Et, pour la première fois, je me demandai ce que je savais de mon arrière-grand-père, le fils d’Isaac/Israël.

Je disposais de deux documents. Une carte épaisse, agréable à tenir (une autre, microscopique, y était accrochée, en forme de ruban) conviait à la circoncision du petit Leonid. L’acte de décès, lui, informait que Vladimir (Moïsseï Wulf, précisaient les parenthèses) Isaakovitch Gourevitch était mort à Odessa d’une inflammation du cerveau, à l’âge de trente-trois ans. Ce décès était survenu le 25 juin 1920. Au début de février, les derniers bateaux de réfugiés levaient l’ancre. Un témoin se rappelait la foule sur le quai, une femme, avec un landau, cherchant son mari et son enfant, une autre traînant derrière elle un miroir dans un cadre doré. Puis les troupes rouges étaient entrées dans la ville, et la célèbre Tchéka d’Odessa s’était mise à l’ouvrage. Curieusement, la famille n’avait reçu l’acte de décès de mon arrière-grand-père que deux ans plus tard, en 1922.

Ma peu loquace arrière-grand-mère avait néanmoins un récit du passé qu’elle affectionnait. Des amis étaient venus voir le petit Lionia, ils plaisantaient, demandaient : « Tu es qui, toi ? » L’enfant était intimidé, c’étaient pour lui des visages nouveaux ; puis, se troublant définitivement, il avait répondu d’une voix grave : « Je suis le petit Lionia de la chambre d’enfant. »

Durant la même année 1922, Betia et son fils – on ignore pourquoi et comment – se retrouvent soudain à Moscou, où ils sont seuls, tout seuls, comme le Gvidon de Pouchkine et sa mère, la reine, dans leur tonneau goudronné43. Personne ne les connaît, ils ne connaissent personne ; ils n’ont avec eux rien de ce qui serait en rapport avec leur ancienne vie, hormis quelques photographies – robes blanches, pyjamas rayés, le joyeux Vladimir, à l’épaisse moustache, assis sur un banc avec des amis. Dans les questionnaires le concernant, il est écrit, comme de juste : « employé ». Betia travaille à la maison, elle tape avec deux doigts à la machine – une lourde Mercedes à clavier amovible. Elle finit par dénicher un emploi. Lionia va à l’école. La vie s’organise.

* * *

Durant ma première nuit à Kherson, impossible de m’endormir. Il y avait de quoi. Les ténèbres se raréfiaient de plus en plus vite, le petit lac des réverbères jaunes, un peu plus loin, se décolorait, mais les chiens ne se calmaient pas, ils déroulaient dans tout le quartier une chaîne d’aboiements solides et graves. Puis les coqs se mirent de la partie. Derrière la dentelle de la fenêtre, on voyait les crêtes orphelines des maisons et les planches des palissades qui se prolongeaient jusqu’à l’horizon. J’avais choisi cette maison d’hôte au hasard, elle s’était révélée luxueuse : deux étages, une propreté de sou neuf, elle comprenait une table de billard, des natures mortes accueillantes dans de riches cadres, un somptueux fauteuil, énorme tel un monstre marin, qui se tenait bas sur ses pattes arquées. La rue qui y menait n’en finissait pas, elle était caniculaire, mais ici on était toujours au frais, et un chien gros comme un beurrier poussait des cris perçants, implacables, contre les étrangers.

L’usine de l’arrière-grand-père était située juste à côté de la gare, qui n’avait pas changé en un siècle ; le bâtiment jaune avait été construit à la limite de la steppe, en 1907, et l’apparition de la voie ferrée avait donné lieu à une grande fête. Il y avait une fanfare et, désormais, on pouvait aller jusqu’à Nikolaïev en quelque deux heures ; un billet de troisième classe jusqu’à Odessa coûtait un peu plus de sept roubles, et la somme exorbitante de dix-huit roubles cinquante en première. Une source un peu étrange, impossible à affiner, montre Isaac Zelmanovitch parmi des gens réunis sur la place : c’est « le monsieur en habit noir, debout à côté d’une automobile anglaise de la marque Vonshall ». Il tend au machiniste un porte-cigarette en or et lui propose de fumer.

Il s’agit, bien sûr, de la marque Vauxhall*19, spécialisée dans les voitures de sport. Quelques spécimens, datant du début du xxe siècle, se sont conservés ; restaurés, aimés, ils sont évoqués avec tendresse, à croire qu’ils ont su attendre la fin de la catastrophe et ont enfin atteint le rivage sûr d’aujourd’hui. Transparents, dotés d’énormes yeux de verre, montés sur de hauts ressorts, ils semblent être les frères des moissonneuses et des semeuses du catalogue de la firme Gourevitch – étranges coléoptères voués à une existence éphémère.

Nous descendons du train d’Odessa à midi, au moment où le similicuir des sièges commence à nous coller au corps, cependant que la steppe blanche est lasse de courir le long des fenêtres. La ville s’étend rapidement, un peu effrayante. C’est la chaleur de juillet ; on a l’impression qu’on a laissé la cité, en 1919, là où elle était tombée, et que les constructions en béton l’ont recouverte, de la même façon que le tissu cicatriciel se plaque sur une brûlure. En plein centre, à l’endroit où la rue Souvorov coupe la rue Potemkine, devait se trouver notre ancienne maison, la maison aux atlantes, comme l’appelaient les guides de voyage, qui ne mentionnaient ni Isaac ni Vladimir, son héritier ; il y avait encore la ruelle, qui n’avait aucun lien avec notre famille, mais qui portait notre nom. Je commençai par les archives municipales où l’on se montra très aimable à mon endroit. Que n’y avait-il pas !

Il apparut que notre Gourevitch était venu de l’Oural où il n’y avait jamais eu le moindre juif. Lui s’était débrouillé je ne sais comment et, jusque vers 1905, il figurait dans les documents de la ville comme un marchand de Tcheliabinsk. Il y avait un monceau de papiers traitant de ses activités multiples. Aciéries, fonderies, constructions mécaniques étaient menées de main de maître ; l’équipement, dans les ateliers, valait dans les cent mille roubles et la production ne faisait que croître. Il avait osé ester en justice pour une terre à la périphérie de la ville, où il avait ensuite construit une nouvelle usine ; là, on me dénicha un plan tracé en blanc sur un papier d’un bleu de ciel d’orage. La table était trop petite pour qu’on puisse le déplier et l’étaler dans toute sa largeur, les dépendances, conçues par l’architecte Spanner, pendaient dans le vide. Les archives recelaient aussi des extraits de la correspondance de Gourevitch ; ils avaient sans doute été rédigés par un secrétaire et j’espérais en vain repérer dans le texte des traces de dictée, de discours direct : « Étant donné que j’ai actuellement un besoin extrême d’argent, j’ai l’honneur de vous prier, dans la mesure du possible, de me transférer cette somme. » La signature, toutefois, était authentique et je la grattai de l’ongle, nul ne regardant de mon côté.

Tandis que je lisais, me laissant distraire de-ci de-là, la ville se développait peu à peu dans mon esprit, je la comprenais mieux. Déjà, je savais qu’en 1908, pendant que, sur le territoire d’un jardin, on construisait l’usine du grand-père, les théâtres locaux donnaient des pièces aux titres étranges : L’Hétaïre de Kherson, Les Masseurs et Allez, montrez-moi ce que vous avez ! Un spectacle plus élevé bénéficiait d’un succès tout particulier : La Dame du 23N, ou Au son des merveilleux accords de Chopin, qui avait rapporté en taxes 295 roubles et 28 kopecks ; des opéras d’importation (Aïda, La Dame de pique, Rigoletto) essayaient vainement de le détrôner. L’été, la ville se faisait plus belle, cours et poubelles exhalaient un parfum d’ordures, et la rivière apportait de la fraîcheur. On s’arrachait des boissons rafraîchissantes dont on ne saisissait pas bien l’origine – grenadines, Gladstone, champagne-framboise. On ne savait toujours rien d’Isaac Zelmanovitch et de ses familiers.

Je voulais éclaircir au moins un point : comment et quand il était mort. Parmi les lambeaux d’informations semi-crédibles que l’on pouvait tirer de divers sites, il y avait ceci : en son âge avancé, l’ancien usinier Gourevitch, prenant le soleil, disait avec un petit rire qu’il se rappelait la guerre, la révolution, mais qu’il n’arrivait vraiment pas à se remémorer comment il avait offert son usine au communiste Petrovski. J’essayai de me le représenter prenant le soleil, de me figurer le banc des retraités, les pigeons – ça ne fonctionnait pas. L’article ne citait aucune source ; j’écrivis à l’auteur et n’obtins pas de réponse. Entre 1917 et 1920, le pouvoir avait changé une vingtaine de fois à Kherson ; après les bolcheviks étaient venus les Autrichiens, les Grecs, les hommes de Grigoriev*20, et de nouveau les Rouges, qui prenaient en otages les plus fortunés et exigeaient des rançons. Plus personne n’avait le sou et les journaux publiaient des listes de fusillés. La dernière chose que j’ai apprise concernant le destin de l’arrière-grand-père, je le dois à un protocole de séance du comité d’usine, en date du 28 février 1918 : « Ont entendu : 1. Le rapport sur le transfert de l’usine aux ouvriers. Ont résolu : de retirer sans délai l’usine au propriétaire privé Gourevitch, ainsi que toutes les possessions de ladite, bâtiments, outillage, matériel, produits déjà réalisés, et de les confier aux ouvriers de l’usine sans préjuger de leur nationalisation, socialisation ou municipalisation, tant que cette question ne sera pas tranchée par l’organe de pouvoir central. »

Avant de récupérer l’entreprise, le comité d’usine explique au propriétaire, en février 1918, qu’il est normal que le travail ait cessé et que la faute lui en incombe, parce que, après la révolution, il n’y a plus ni argent ni matières premières. « 1. Établir que les ouvriers ne sont en rien fautifs du manque de matériaux, que le grand responsable est M. Gourevitch lui-même. 2. Qu’il est en mesure d’en fournir, sinon dans l’instant, du moins dans les délais les plus brefs. 3. Qu’en renvoyant des ouvriers, M. Gourevitch vise à purger son usine d’éléments indésirables. La réunion conjointe exige : 1. Qu’aucun des ouvriers ne soit renvoyé sans le consentement du comité d’usine. 2. Que tous les ouvriers touchent leur salaire à taux plein jusqu’au rétablissement du travail normal. »

La suite des événements est de plus en plus difficile à reconstituer. Tout va à vau-l’eau dans la ville, on instaure en urgence un nouveau calendrier, l’usine se fige. Les propriétaires de terres, de maisons, les locataires, les professions libérales ont jusqu’au 23 février pour réunir 23 millions de roubles à verser au fonds de soutien de l’Armée rouge. Ceux qui n’obtempéreront pas seront arrêtés. Cependant, les concerts du pianiste Moguilevski ont du succès, il joue Scriabine et vise à amener le public à « apprécier les derniers chefs-d’œuvre » du compositeur ; sous les fenêtres de la salle, les anarchistes et la milice se mitraillent, les arbres du jardin municipal sont tous transformés en bois de chauffage.

Quand les Autrichiens entrent dans la ville, un ordre fragile s’instaure. L’administration municipale adopte la langue ukrainienne. Il fait de plus en plus chaud et, sur le terrain du club sportif, on joue au football et au lawn-tennis. L’armée de Denikine*21 recrute « messieurs les officiers, les junkers, les étudiants, les élèves ». On élit à la mairie le chirurgien bien connu Boris Bontch-Osmolovski, qui meurt du typhus en 1920. La steppe est parcourue d’émeutes paysannes, on tue les propriétaires terriens, on attaque les colonies juives. Pendant ce temps, à Kherson, on célèbre la fête de la Marguerite blanche, afin de réunir des fonds pour les tuberculeux, et l’Union des espérantistes est à l’œuvre. En juillet, le journal Rodnoï kraï (Région natale) annonce enfin : « Après accord entre le propriétaire, le délégué du gouvernement et le commandement austro-hongrois, l’usine de construction mécanique Gourevitch reprend son activité. »

Voilà tout ; les informations sur les arrestations, les pillages et les morts alternent, comme dans la vie, avec les matchs de football et les bazars de charité. Pour un temps, la ville devient une sorte de banc de sable chauffé par le soleil : la population bigarrée de Moscou et de Saint-Pétersbourg, poussée par un courant invisible, le traverse en diagonale. Vertinski et Vera Kholodnaïa*22 y rencontrent le public, et Nikolaï Evreïnov*23 y fait une conférence sur un thème d’actualité : « Théâtre et échafaud ». À la grippe espagnole succède une épidémie de typhus. Le 11 décembre, les troupes austro-hongroises quittent Kherson. Arrivent alors les volontaires, Petlioura*24, Grigoriev, les Grecs et les Français, puis de nouveau les Rouges, les Blancs, et encore les Rouges ; les corps des fusillés sont parfois rendus aux familles et, au début, enterrés en assez grande pompe.

Le nom de mon arrière-grand-père sombre peu à peu dans l’oubli ; les archives recèlent encore quelques documents, tels qu’une feuille d’impôts adressée par l’administration de la ville en 1919. En mars 1920, le comité révolutionnaire de Kherson se demande qui va payer l’impôt annuel sur le terrain et les biens de l’usine. La réponse est la suivante, adressée à mon aïeul : « Déclarassion [sic] du comité révolutionnaire de l’usine Gourevitch… étant donné que l’usine Gourevitch est passée aux mains de l’État, le Comité d’usine n’accepte aucun versement de Gourevitch. » Mais on n’a plus sous la main, semble-t-il, aucun Isaac Zelmanovitch, ni en mars, ni en avril, ni au moment où les biens de l’entreprise sont peu à peu vendus, ni quand les ateliers se remettent à fonctionner. Pas l’ombre d’une trace, pas de photographie du marchand de Tcheliabinsk, rien d’humain à quoi me raccrocher et que je puisse considérer comme mien, hormis quelques paraphes à l’encre et une chose en métal.

Cette dernière occupe une salle presque entière du musée municipal, au milieu des amphores, des chemises brodées et des ferrailles utiles. Énorme, sur ses pattes de fonte écartées, avec son long cou étiré et ses roues pointant sur les côtés, la charrue semeuse pour labourage en surface porte, telle une tache de naissance, le sceau de notre origine commune. Sur elle, celle-ci apparaît plus nettement encore, en caractères cyrilliques sans ambiguïté : USINE GOUREVITCH KAKHOVKA.

* * *

La ruelle Isaac-Gourevitch a récemment changé de nom, en février 2016, sans s’en apercevoir. Elle est formée de portes et de clôtures, ce qui la fait paraître étroite, mais personne ne va s’y promener. À l’angle, on peut lire le nom de la rue, l’ancien : Bauman. Ce lieu n’a aucun rapport avec mon arrière-grand-père, pourtant je suis reconnaissante à Kherson de sa mémoire sélective. La maison aux atlantes de la rue Souvorov, enduite d’une épaisse couche de couleur baie, avec sa cave fermée de planches et sa boutique de souvenirs, n’éveille en moi aucune réminiscence familiale particulière. Nous entrons pourtant dans la cour, nous engouffrons dans l’escalier éraillé pour monter à l’étage, où les vitres colorées de la mezzanine donnent sur la verdure.

Le couloir s’enfonce dans les profondeurs et, étrangement, je le suis jusqu’à un carré de lumière, tout au bout : dans le Sud, on ne ferme jamais les portes à clé. Du linge est étendu, un chat a un mouvement de repli, apparaît, un instant, une éblouissante lumière, l’envers d’un balcon et le ciel au-dessus. Tout cela m’est étranger, tout cela appartient à une femme qui crie dans mon dos que des comme moi, il en circule beaucoup par ici – et je n’ai pas à le regretter.

Ce n’était pas pour rien que mes Gourevitch n’étaient pas revenus ici – ni Lionia et sa moustache imbécile sur son jeune visage, à l’instar de son père autrefois, ni sa mère austère. Dans les dernières années de sa vie, il semble que mon grand-père se soit rendu à Odessa et qu’il y ait même vu quelqu’un. Kherson et Kakhovka, en revanche, se refroidissant, s’étaient déposées tout au fond de sa mémoire, aussi inaccessibles que la Suisse, et il n’y avait rien à chercher là-bas. Pour la forme, il me restait à visiter encore un endroit.

Créé à la toute fin du xixe siècle, il s’appela d’abord le Nouveau Cimetière juif. La veille, alors que nous étions dans un café en compagnie d’un sympathique spécialiste de la région, je lui avais dit que je m’apprêtais à m’y rendre, et il m’avait poliment répondu que le lieu n’était pas dans le meilleur état. C’était une évidence ; il restait peu de juifs, ici. Dès midi, la chaleur était aussi dense et solide qu’un toit, et ma robe me collait aux jambes. Nous avons pris un taxi ; le milieu urbain s’interrompit rapidement, cédant le pas à la confusion, de nombreux chantiers de maisons se dressaient au milieu de vastes parcelles, dont la construction était à peine entamée, comme si quelqu’un en avait coupé un morceau d’un coup de dents et ne l’avait pas complètement mangé. Tout était de couleur lilas et paille, nous longions un champ en friche derrière un grillage, le chauffeur dit que c’était la bonne adresse, mais qu’il ne voyait pas où était l’entrée. Loin devant, se trouvaient des entrepôts ou des garages, nous suivîmes encore et encore la clôture à pied, jusqu’à ce que nous nous heurtions à une barrière fermée dont le loquet ne fonctionnait pas. Il y avait au-delà une sorte de niche vide, puis des monuments funéraires. La clôture n’était pas très haute, on aurait pu la sauter, mais le verrou, à cet instant, céda. J’entrai, mon mari resta à m’attendre.

J’ignorais, a priori, ce que je cherchais ; les tombes de parents inconnus de l’entrepreneur pouvaient se trouver n’importe où et il me devint aussitôt clair que le cimetière avait renoncé, permettant au champ de le dévorer, et que cela ne datait pas d’hier, que cela remontait à des années. Pierres, obélisques, une sorte de tombeau qui évoquait plus un bunker se dressaient au loin, mais comme désemparés, penchés de côté ; entre eux, pareils à des touffes de cheveux, poussaient des buissons sans fleurs, griffus. Restait à aller là-bas, l’endroit était envahi de végétation, mais la fureur qui s’était emparée de moi – contre mon mari qui m’avait laissée seule ici, contre cette flore dentue qui, déjà, s’accrochait à mes vêtements, contre ces recherches insensées qui ne m’avaient jamais menée au but – était telle que j’avançai, tel un fer à repasser, progressai de trois cents mètres, sans réfléchir ni me retourner, et ensuite seulement, relevant ma jupe et jetant un coup d’œil à mes jambes, balafrées comme une tablette de hiéroglyphes, j’eus un sifflement de douleur.

Où qu’on aille, c’était la même chose alentour, j’étais plantée dans un enchevêtrement blond. Ce qui, à distance, semblait de hautes herbes, se composait presque entièrement d’épines acérées, brûlées par le soleil jusqu’à la transparence, auxquelles étaient suspendus de petits coquillages. J’y étais déjà enfoncée jusqu’à la ceinture et solidement prise. Les monuments funéraires s’étaient rapprochés, mais aller jusqu’à eux était impossible, on devinait des fosses profondes à leur pied ; je voyais aussi que, sur certaines vieilles pierres tombales, étaient fixées des plaques portant des noms, qui n’étaient pas antérieures aux années 1950-1960. Pointaient également les dents de clôtures, l’une d’elles étincelait encore d’un bleu ardent. Sous les petites fleurs de la steppe, sous les racines, les bardanes, les coquillages, gisaient les pierres tombales renversées, dont la surface évoquait une peau brûlée. Impossible d’aller plus avant, impossible aussi de revenir en arrière, de faire encore quelque deux cents pas dans cet endroit sans pitié. Je comprenais que des Gourevitch défunts devaient se trouver ici, que je ne les trouverais pas et que je ne voulais plus les approcher. Le passé m’avait délicatement mordu, pas sérieusement, et était prêt à desserrer ses mâchoires ; lentement, très lentement, un pied après l’autre, hurlant plaintivement sous l’effort, je gagnai ce qui, naguère, avait été l’allée d’un cimetière.

*1. Vieux quartier de Moscou.

*2. Station balnéaire en Crimée, aujourd’hui incluse dans la municipalité de Yalta.

*3. Bielomor (Bielomorkanal) : abréviation de Bielomorsko-baltiïski kanal, canal reliant la mer Blanche à la Baltique, inauguré en 1933, et dont la construction coûta la vie à des milliers de détenus. Les papirosses Bielomor étaient fumées par le prolétariat et le paquet présentait une carte du fameux canal.

*4. En 1936, les usines automobiles ZIS (usines Staline) se lancent dans la production de limousines d’élite, inspirées des modèles Buick et Cadillac ; ZIM : berline produite entre 1950 et 1959.

*5. Série de procès et de Purges contre des membres du Parti et des hauts fonctionnaires. Ils ont lieu entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, principalement à Leningrad.

*6. Alexandre Griboïedov (1794-1829), écrivain, diplomate. Auteur d’une célèbre pièce, Le Malheur d’avoir trop d’esprit. Sa statue se trouve aux Clairs-Étangs, à Moscou, à deux pas de la Pokrovka.

*7. La littérature de la période stalinienne et, plus généralement, soviétique, présente deux types de personnages, relativement primaires : les héros positifs (souvent des représentants du Parti) et les héros négatifs (saboteurs, traîtres et autres infréquentables).

*8. En français et en caractères latins dans le texte.

*9. Ivan Aksakov (1823-1886) : homme de lettres et fondateur du mouvement slavophile.

*10. Gâteau traditionnel de Pâques, tout en hauteur.

*11. Du nom du marquis de Ribas, bâtisseur d’Odessa.

*12. Vladimir Jabotinski (1880-1940) : brillant orateur, écrivain, il rejoint le mouvement sioniste après l’effroyable pogrom de Kichinev (1903). Il joue un rôle important durant la Première Guerre mondiale, avertit, dès les années 1930, des risques encourus par les juifs de Pologne. Surtout connu comme le fondateur de la droite israélienne, il laisse une œuvre littéraire importante.

*13. Localité proche d’Odessa, fondée en 1805 et devenue une colonie allemande en 1886. Aujourd’hui rebaptisée en Tchernomorka.

*14. Quartier d’Odessa.

*15. Localités en Ukraine.

*16. Nikolaï Bauman (1873-1905) : révolutionnaire russe, mort lors des troubles de 1905.

*17. En français et en caractères latins dans le texte.

*18. Voiture hippomobile légère et basse, à quatre roues.

*19. En caractères latins dans le texte.

*20. Nikifor Grigoriev (1884-1919) : officier de l’armée impériale, puis commandant rouge. En 1919, à la tête d’une brigade de six mille hommes, il s’empare de Kherson, Nikolaïev et Odessa. Ses troupes font régner la terreur, commettent de nombreuses exactions et multiplient les pogroms.

*21. Anton Denikine (1872-1947) : commandant en chef de l’armée des volontaires (contre les bolcheviks) pendant la Guerre civile.

*22. Vera Kholodnaïa (1893-1919) : star du cinéma muet russe.

*23. Nikolaï Evreïnov (1879-1953) : dramaturge, théoricien et historien du théâtre.

*24. Simon Petlioura (1879-1926) : nationaliste ukrainien très actif pendant la Guerre civile. On lui reproche un antisémitisme à l’origine de nombreux pogroms. Il meurt à Paris, assassiné par un anarchiste juif de Bessarabie.

III

Gamins et gamines

Ils vivaient ainsi, la mère, le fils et les deux filles, à Bejetsk. Pour eux, cette ville de district était presque la capitale, malgré les vaches dans les rues tendues de palissades ; il faut dire qu’au village de Jarki – dont les Stepanov étaient originaires –, ils n’avaient rien vu d’autre. Il y avait même des maisons de pierre, et les églises-monastères étaient sans nombre. Le père, Grigori Stepanovitch, était parfois en déplacement, il se rendait à Saint-Pétersbourg où il travaillait dans une usine – laquelle ? Allez savoir ! Ils vivaient comme tout le monde, sans offense, et pas trop pauvres. Les enfants savaient tous lire et écrire, et l’aînée, Nadia*1, qui avait l’esprit vif et la langue bien pendue, rêvait de faire des études. Or il y avait, dans la ville, un gymnase pour les filles, et les parents y songeaient prudemment. Kolia était né en 1906, sa sœur Macha un an plus tard ; il se rappellerait par la suite la chaleur de la rivière Mologa et comment ils lisaient tous les deux un livre étonnant, Les Petits Sauvages, expliquant comment jouer aux Indiens, ainsi que Mayne Reid et Walter Scott.

Un malheur était survenu à l’usine, le père avait été agrippé par une machine, et celle-ci, comme vivante, lui avait mangé le bras – le droit, celui du travail. C’est ainsi qu’il était rentré pour de bon à Bejetsk. Les patrons avaient très largement dédommagé cet ouvrier qualifié, qui avait perdu son gagne-pain : quelle somme lui avaient-ils versée, nul ne le savait, mais il avait eu de quoi acheter la vache Zorka, une nouvelle maison dont le haut était en pierre, et même d’inscrire Nadejda au gymnase. Ensuite, dans le vide qui s’était créé, Grigori s’était renfermé – et il s’était mis à boire effroyablement. Il n’avait tenu que quelques années ; quand on l’avait enterré, ni la maison ni la vache n’appartenaient plus aux Stepanov.

La suite, il n’y a à peu près personne pour la raconter. Il se trouva dans la ville une famille noble qui prit Nadia et l’éduqua comme sa propre fille, avec tous les livres et les tabliers d’uniforme indispensables. Nul n’aida les autres ; ce fut le début d’une misère noire comme l’abîme.

Je revois grand-père Kolia assis près de notre piano muet, racontant, des heures durant, quelque chose à ma mère. Je peux, aujourd’hui encore, reproduire des pans de ces interminables conversations, non que j’y aie prêté une oreille tellement attentive, mais parce que ce récit était toujours le même, se répétant des dizaines de fois, et seule l’immense attention de maman empêchait son interlocuteur de remarquer que tous connaissaient l’histoire. Celle-ci ne changeait jamais ; au fur et à mesure que la mémoire faisait défaut à grand-père, il s’intéressait de moins en moins à ce qu’il y avait eu entre son enfance orpheline et la mort de sa femme, où l’abandon d’antan était revenu comme s’il n’était jamais parti, le laissant à nouveau seul au monde.

Le point sur lequel il insistait toujours – celui de l’effondrement de sa famille – était l’année où, avec sa mère, la fière Anna Dmitrievna, ils avaient dû mendier. Ils avaient cousu un sac de toile pour y mettre ce qu’on leur donnerait et, main dans la main, étaient allés de maison en maison sous le soleil, toquant aux fenêtres basses. Ils se postaient aussi sur le parvis de l’église, à l’heure où finissait l’office, et les pèlerins fourraient dans leurs mains tendues des kopecks de cuivre et des quarts de kopeck. Cette honte définitive avait, d’un coup, bouleversé sa vie. Son récit, ensuite, avait des ratés, il se désintégrait en une litanie de phrases inintelligibles. Il avait fui la maison et vagabondé, dormant dans des entrepôts de chemin de fer, des maisons vides et on ne savait quelles chaudières. Puis il était rentré – sa famille ne pouvait s’en tirer sans lui. À quatorze ans, il travaillait déjà : il gardait le troupeau de la communauté, qui s’étirait pesamment, le soir, par les rues de Bejetsk ; il avait été l’apprenti d’un forgeron. À un moment, sa mère avait envisagé de revenir à Jarki, mais là, nul ne les attendait.

À douze ans, j’avais été indiciblement émue par la vie des enfants vagabonds et des jeunes criminels ; je lisais d’une traite les livres d’Anton Makarenko, pédagogue soviétique qui avait dirigé, dans les années 1920, une colonie modèle, où de pittoresques vauriens étaient reforgés-transformés en preux chevaliers du Komsomol. Je préférais, bien sûr, ces héros sous leur forme première – ma nostalgie d’une vie colorée, intéressante, là aussi se faisait sentir. J’allais voir grand-père, munie d’un tas de questions, et constatais qu’il n’avait rien à partager avec moi ; inexplicablement, il ne voulait pas se remémorer ses années de sans-logis – il fallait voir la tristesse et le dégoût avec lesquels il balayait mes tentatives de le convaincre. Une unique fois, en réponse à une nouvelle prière, il avait brusquement accepté de me chanter la fameuse Oublié-abandonné, qui gémissait autrefois par toutes les voix possibles dans les wagons et aux arrêts de chemin de fer dont le sol était couvert d’enveloppes de graines de tournesol.

Je ne l’oublierai jamais. Grand-père Kolia se mit à chanter d’une voix de ténor haut perchée, les yeux clos, se balançant légèrement, comme s’il se frayait de son corps un chemin vers un puits sombre, qui semblait sans fond. Il ne me voyait manifestement plus, à croire que je n’étais pas à l’origine de ce qui se passait. La mélodie, simple, sirupeuse, qui sortait de sa bouche, ne ressemblait à rien de ce que je connaissais ; aucune hardiesse, aucun romantisme, rien qu’une épouvante qui vous éclaboussait, on eût dit que quelque chose de très ancien remontait à la lumière et, se convulsant, se tenait au milieu de la pièce. C’était ce qu’on appelle une chanson « compatissante », traitant d’un gamin en terre étrangère et de sa petite tombe solitaire, qu’elle évoquait tendrement comme si elle lui était proche, mais il n’y avait rien d’humain dans les paroles ni dans la tête de celui qui chantait : on l’eût cru tout à coup au-delà de la vie des gens, où tout lui était égal, où il se fichait de tous. Il souffla un froid mortel.

* * *

À la fin des années 1970, grand-père avait soudain accepté de retourner dans sa ville natale pour voir comment elle se portait, si elle était toujours là. La suite ressemble à un film soviétique tardif : mon père et le sien, âgé de soixante-dix ans, rasé de près pour la circonstance, avaient quitté la table du déjeuner, étaient sortis dans la cour et avaient enfourché une moto. L’aîné s’était agrippé au cadet, ce dernier avait mis les gaz, et c’est ainsi que, sans s’arrêter, ils avaient parcouru près de trois cents kilomètres sur les routes défoncées de la région de Kalinine ; ils avaient passé la nuit je ne sais où, et au matin ils étaient à bon port. Là, sans perdre un instant à visiter les curiosités locales, ils avaient quitté une rue pour en emprunter une autre – grand-père faisait le guide – et s’étaient arrêtés près d’une maison basse, qui ne présentait rien de particulier. Le rez-de-chaussée était froid, personne n’y habitait, ils étaient montés à l’étage. Un coup frappé à la porte avait fait sortir la maîtresse des lieux ; elle avait refusé de les laisser entrer – qu’est-ce qu’ils voulaient ? Elle vivait ici depuis la guerre. D’un ton sec de commandant, Nikolaï Grigorievitch l’avait informée qu’il n’avait pas de vues sur sa surface habitable. La femme n’était pas convaincue, mais elle s’était tue.

Il était resté quelques instants sous le plafond bas, avait regardé de droite et de gauche, puis avait dit qu’ils pouvaient partir. Ils avaient repris leur moto et regagné Moscou.

Les Hauts-de-Bejetsk avaient été, au temps jadis, donnés en apanage au tsarévitch Dmitri, le plus jeune fils d’Ivan le Terrible, mort à l’âge de neuf ans, un jour du mois de mai 169144. Plus tard, quand nous y sommes allés, des vingt et quelques églises dont s’enorgueillissait la petite ville, il n’en restait, entières, que trois ou quatre ; les autres, à demi en ruine et transformées, il fallait s’efforcer de les deviner dans les contours d’entrepôts et de garages. En revanche, une végétation variée se donnait libre cours ; toute gonflée de son importance, elle avait envahi la moindre parcelle vide de l’espace urbain : les bardanes avaient la taille d’une page de journal, des lupins roses et bleus poussaient partout, égayant le tableau. La place de la Nativité, où se trouvait la cathédrale dans laquelle on avait baptisé mon grand-père, était à présent la place de la Victoire, et toute la largeur en était occupée par une flaque profonde dans un encadrement d’herbe. L’énorme cathédrale, avec ses huit autels latéraux, datait du xviiie siècle ; « le dais au-dessus du trône de l’évêque, d’une rare élégance, avec ses seize colonnes » et ses icônes ovales, avait été supprimé à la révolution. Une usine de couture s’était installée là. Aujourd’hui, la cathédrale était décapitée, les fenêtres béaient, pleines de trous, les lupins régnaient là encore, de même que – aussi hautes que moi – les ombrelles de la berce du Caucase.

Nous avions descendu la rue rebaptisée deux fois : la bourgeoise rue de la Nativité avait longtemps été la rue des Citoyens, puis avait pris le nom du bolchevik Tchoudov et s’y était, là encore, accoutumée. À un angle, se trouvait une maison qui n’avait absolument pas changé, celle où avait vécu, dans les années 1920, un autre petit garçon, Liovouchka*2, fils de deux poètes. Son père, Nikolaï Goumiliov, avait été fusillé en 1921. L’enfant avait alors sept ans. Sa mère, Anna Akhmatova, vivait à Saint-Pétersbourg ; elle n’était allée que deux fois à Bejetsk, où Anna Ivanovna Goumiliova s’occupait de son petit-fils. La maisonnette à étage (comme toutes les habitations du lieu) était occupée, on devinait, derrière la clôture, un petit potager. À quelques centaines de mètres de là, avaient vécu, semblait-il, les gens de ma famille, n’importe laquelle de ces constructions noyées dans la végétation pouvait être la nôtre. Durant la même année 1921, Kolia Stepanov, apprenti forgeron, commençait seulement à travailler ; Liova Goumiliov fréquentait l’école soviétique (on m’y tuait littéralement, confierait-il plus tard).

Outre la poussière et les bardanes, sur le chemin menant inévitablement à la place du marché, il n’y aurait rien eu de commun entre ces deux enfants, sans la bibliothèque, « pleine de livres de Mayne Reid, Cooper, Jules Verne, Wells et bien d’autres auteurs passionnants », que, beaucoup plus tard, se remémorerait le savant historien Lev Goumiliov. Elle se trouvait dans la Grand-Rue ; la petite ville en était très fière, l’accès aux livres était ouvert à tous. Il suffisait de se servir, il y avait de ces livres qui plaisent énormément aux gamins de tous âges, « les romans historiques de Dumas, Conan Doyle, Walter Scott ». Là, sans se connaître, se dirigeaient vers les mêmes rayonnages un adolescent, emporté depuis l’enfance dans le tourbillon de la grande Histoire, et mon grand-père, qui aurait bien aimé y plonger aussi mais qui, par bonheur, y avait échappé.

* * *

Cette vie, force est de la reconstituer par bribes, à travers quelques récits qui s’interrompent et reprennent au même endroit, à travers les livrets de travail, les livrets militaires et les photographies. Le document le plus détaillé est la liste professionnelle, créée en 1927 ; y sont énumérés la nationalité de Nikolaï Grigorievitch Stepanov (grand-russe*3), sa profession (menuisier), sa formation (trois classes à l’école rurale de Bejetsk, quatre selon d’autres documents), son premier emploi (berger dans la ville de Bejetsk et au village de Jarki). Vers l’âge de seize ans, il est embauché dans une forge privée, mais n’y reste guère, environ deux mois : à compter de novembre 1922, il est apprenti menuisier dans une usine mécanique, et là, au même âge, il entre au Komsomol, l’union léniniste de la jeunesse, créée en 1918, corridor menant à l’adhésion au Parti. À dix-huit ans, il est, sur son lieu de travail, secrétaire du comité d’usine des ouvriers métallurgistes ; à dix-neuf ans, il s’installe à Tver, élève à l’école régionale du Parti.

Il faut parvenir à le visualiser, rembobiner pour revenir aux sources, à l’endroit où il n’y a rien, hormis un midi caniculaire, où il erre à la suite de sa mère, de maison en maison, où ils tentent de forcer les portes, où elle dit son pour l’amour du Christ, tandis qu’il fixe bêtement les craquelures du sol.

Mon grand-père paternel semblait être le seul de la famille auquel la révolution avait été profitable, pluie de juillet s’abattant sur la terre en désir. La vie avait commencé pour lui quand il n’y avait plus d’espoir ; là, tout s’était remis droit et empli de sens. Ainsi, il apparaissait qu’on pouvait corriger l’injustice, comme on redresse un bras cassé, améliorer le monde, le rendre vivable pour des gens tels que Kolia Stepanov. On procurait de la terre et du travail à tout un chacun, par droit de naissance ; le savoir tant désiré – y avait qu’à se servir ! – attendait la jeunesse ouvrière, à l’instar des livres de la bibliothèque sur les rayonnages proprets.

Aux petits soins, la nouvelle réalité parlait la langue des manchettes des journaux et des décrets du Parti, et tout ce qu’elle promettait touchait de près les intérêts de Kolia. Sans quitter la production, on pouvait à présent apprendre des choses importantes pour un homme : le maniement d’une arme, son utilisation dans les règles, le commandement des formations militaires pour le compte desquelles travaillaient les ateliers locaux. L’usine mécanique de Bejetsk s’appelait également Usine d’armes et mitrailleuses et fournissait sans à-coups à la jeune république ce qui lui était plus nécessaire que le pain : des revolvers Colt, des fusils russes, des mortiers, des carabines et les toutes nouvelles mitrailleuses Maxim. Peu à peu, cette stricte spécialisation commença à se brouiller, les productions du temps de paix, des charrues aux moulins à café, prirent le dessus, mais il était clair que l’essentiel, pour ceux qui travaillaient, était la défense de ce qui avait été obtenu au combat et qu’il fallait à présent préserver. Kolia était donc secrétaire du comité d’usine : cette institution, mélange d’organisation dirigeante et de syndicat, s’occupait de tout, des salaires à l’approvisionnement. Au besoin, elle armait des détachements d’ouvriers, familiers de la tactique des campagnes militaires et des combats de rue.

Alentour, régnait la confusion. Les paysans des villages environnants – à Jarki, par exemple – ne se hâtaient guère de partager leur blé avec le nouveau pouvoir ; comme s’ils ne comprenaient pas où était leur intérêt, ils cachaient leurs récoltes n’importe où et répondaient aux injonctions directes de façon hostile et sombre. Au demeurant, le camarade Sverdlov avait donné l’alarme dès 1918 : « Si nous ne les réprimons pas largement parce qu’ils gaspillent leur blé, qu’ils en font de la gnole, s’insurgeant ainsi contre le pouvoir des Soviets, déclarait-il à une séance du VTsIK*4, nous pouvons être certains qu’unis, ils représenteront une force dont nous viendrons, certes, à bout, mais en y consacrant beaucoup plus d’efforts. »

L’heure avait précisément sonné d’en venir à bout. Les anarchistes, assez nombreux dans la région, poussaient les paysans à s’opposer à l’impôt agricole ; dans les villages courait la rumeur d’une guerre prochaine et d’une révolte incontournable, on affirmait que les bolcheviks préparaient un nouvel impôt – cinq roubles par chien, trente kopecks par chat.

Il fallait du blé à tout prix, mais on n’avait pas l’argent pour l’acheter au prix du marché. Déjà, les capitales criaient famine. À un moment, la ration journalière descendit à cent cinquante grammes, au même niveau que, plus tard, dans la Leningrad du blocus. Les tentatives de gagner les campagnes pour y troquer des choses de la ville contre de la nourriture finissaient mal – ceux qui s’y livraient étaient appelés besaciers*5 et les bolcheviks vous fusillaient pour cela. Les ruraux, qui avaient cru au slogan « La terre aux paysans », s’accrochaient à leurs réserves et refusaient d’admettre que le fruit de leur labeur leur soit retiré. À chaque nouvel impôt en nature – sur la viande, les pommes de terre, le beurre, le miel, les champignons et les baies… la ville était insatiable –, la résistance se durcissait. On cachait la nourriture comme on pouvait ; on récoltait avant terme les céréales et les pommes de terre, afin qu’elles ne tombent pas sous le coup des réquisitions. Moscou parlait par les mots de Lénine : « Le commerce libre du blé […] est un retour à l’ancien capitalisme, nous ne le tolérerons pas. » Les campagnes répondaient du tac au tac : « Camarades, camarades, nous ne sommes pas plus bêtes que vous ! Nos couteaux sont affûtés, camarades, pour vous. »

Il est des segments de temps qui ressemblent à des angles morts ou à des sacs dans lesquels les hommes sont enfermés-empêtrés, indissociables les uns des autres, aiguillonnés par leur bon droit. La grandiose opposition entre le nouveau pouvoir et les campagnes qui lui étaient étrangères et qu’il haïssait, qui ne répondaient pas aux appels et n’obéissaient pas aux ordres, qui se vautraient, obscures et lourdes, dans leur monde inchangé depuis des siècles et qui représentaient 85 % de la population de Russie, pouvait s’achever en victoire de l’un ou l’autre camp, mais les campagnes cédèrent les premières. Dès lors, leur sort était scellé.

En attendant, les révoltes paysannes déferlaient de canton en canton, de bourg en bourg, par tout le gouvernement de Tver, rassemblant des foules de milliers de personnes ; dans le petit district de Bejetsk, on n’en dénombra pas moins de vingt-huit. On ne cessait d’envoyer contre elles de nouveaux détachements de gardes rouges ; les deux camps organisaient des assemblées, adoptaient des résolutions, cognaient, fusillaient, enterraient des gens vivants. Avec la guerre, la crainte innée de tuer des hommes avait régressé, il était devenu facile d’appuyer sur une détente. Les armes ne manquaient pas, à chaque réquisition on ramassait des fusils comme des champignons – ils se comptaient par dizaines. Les agitateurs, dont la tâche consistait à persuader les agriculteurs de la nécessité de coopérer avec les Soviets, se rassemblaient dans un village comme pour une opération militaire : « Un revolver ou deux pointent à leur ceinture et, bien souvent, leurs poches sont farcies de bombes. »

Des détachements alimentaires spécialement créés s’occupent de collecter l’impôt. Dans les campagnes, on les voit arriver comme le Jugement dernier : ils raflent toutes les réserves, perquisitionnent les caves, fouillent les maisons jusqu’aux entrailles, embarquent tout. La communauté paysanne, qui n’est pas habituée à cela, tente d’abord de résister : on chasse les intrus comme on peut, il arrive qu’on leur tire dessus depuis les greniers ou, tout soudain, au moment où ils s’y attendent le moins, on les tue. On essaie aussi de piller les points d’ensilage où sont livrés les précieux grains ; armés de piques et de haches, les paysans viennent réclamer leur blé, on lance sur eux les gardes rouges tels des chiens déchaînés ; alors, lentement, la foule se fait plus lisse.

Les Soviets manquent d’hommes rompus au tir et à la discipline, c’est là que des gens comme Nikolaï sont nécessaires – gens réchauffés par le nouveau pouvoir, voyant en lui l’avènement d’une justice nouvelle et prêts à mourir pour lui. Vers cette période, il a seize ans – aujourd’hui, on ne lui vendrait même pas du vin –, il entre dans les TchON, les unités spéciales. Aucun document, aucune photo conservée dans la famille ne le confirme. Il n’en est pas besoin : les effroyables cicatrices sur son ventre et son dos, traces d’un coup qui l’a traversé, parlent d’elles-mêmes, et grand-père, qui avait étonnamment survécu, ne se hâtait guère de donner des détails.

L’avantage des TchON était que l’on s’y portait volontaire : énorme organisation (elle comptait six cent mille hommes en 1922), généreusement pourvue en armes que les combattants, à tout hasard, gardaient chez eux, derrière le poêle ou sous le lit, elle n’était pas composée, aux trois quarts, de vrais militaires. Les TchON étaient des formations volantes, surgissant en cas de nécessité. Plus exactement, elles incarnaient authentiquement la nature de l’URSS, camp militaire où chacun, devant sa machine à l’usine ou attablé chez lui, était prêt, à tout instant, à se lever pour défendre la légalité socialiste. Les TchON avaient leur uniforme, leur statut, on les envoyait dans les points chauds de l’époque comme des unités d’élite ; elles n’étaient néanmoins rattachées à l’Armée rouge qu’indirectement, comme si elles y apportaient une ardeur que l’on jugeait déplacée. En revanche, on vous y enrôlait sans attendre – c’était autre chose que l’armée –, dès l’âge de seize ans, et on vous remettait tout de suite un mauser.

En périphérie, où tout fumait encore et était douloureux, les TchON guerroyaient comme n’importe quelle unité ; il n’en allait pas de même dans les gouvernements centraux, où l’ennemi de classe s’y entendait à se masquer, prenant la forme tantôt d’un paisible vieillard près d’un puits, tantôt du frère de votre maman, voire de vous en personne. Les récits des exactions commises par les TchON, parfois dans leurs villages, parfois dans les villages voisins, emplissent, tels des fantômes, l’histoire de ces lieux.

Mon grand-père n’en avait été qu’à partir de 1922, quand la vague de résistance commençait à refluer ; puis, en avril 1924, les unités spéciales avaient été dissoutes par une résolution du Bureau d’organisation du Comité central. Nikolaï Stepanov n’avait pas encore dix-huit ans, et il ne racontait jamais ce qu’il avait fait et vu durant ces deux ans. Quand on allait aux bains, on voyait ses cicatrices, mais à toutes les questions, il répondait : « J’ai pris des coups de fourche, lorsque j’étais dans le détachement alimentaire », et il changeait de sujet. Que gardait-il en mémoire ? Je l’ignore. Dans le paragraphe « Origine sociale » des questionnaires, ce fils et petit-fils de paysans de Bejetsk écrivait invariablement : ouvrier.

* * *

Quand papa se réveillait, quelle que soit l’heure, il voyait, dans la lumière bleue du matin qui pâlissait de plus en plus, son paternel, déjà debout, à faire des pompes, à soulever des poids noirs d’un poud, à s’asperger d’eau au-dessus de la cuvette – et le voici devant le miroir, les joues savonnées, ses bottes étincellent comme des lampes, sa chemise d’officier est repassée, et qu’il est impressionnant, que je l’aime !

Parmi les figures ordinaires de ma famille, il est très beau, et sa beauté est précisément « celle d’un marin, d’un militaire, la plus authentique, insoutenable et cruelle beauté virile du héros45 », qui, selon une héroïne de Tsvetaïeva, aurait fait perdre la tête à trois villages. Il n’y a pas de photographies de Kolia Stepanov enfant, et sans doute n’y en a-t-il jamais eu. La première que je connaisse le montre âgé d’une vingtaine d’années ; il est assis, coiffé d’une casquette, portant cravate, il n’a encore ni allure martiale, ni crâne rasé, ni uniforme militaire, mais on comprend déjà qu’il est de cette trempe – de cette génération de rêveurs soviétiques, vouée à disparaître à la fin des années 1940, désirant furieusement accomplir tout ce qu’exigera le pays, construire une ville-jardin et s’y promener. Je les identifie non seulement sur les portraits de l’époque (les uns à casquette, d’autres en veste de cuir, d’autres encore en capote, tous faits du même métal et regardant comme s’ils avaient vu trop de choses), mais aussi dans des films plus tardifs, tournés par des enfants qui n’avaient pas assez pu contempler leurs pères.

On veut se les rappeler jeunes, nés de la révolution, comme si leur âge ou leur ardeur permettait de considérer leurs actes comme un jeu d’enfant : ceux qu’ils avaient tués, ou qui les tueraient, allaient se relever de la poussière au bord du chemin, sortir des fosses communes, du ciment, ils lisseraient leurs cheveux et retourneraient à leurs affaires. Commissaires de l’armée, présidents et secrétaires de cellules de cantons et de comités des pauvres*6, enquêteurs et commandants de l’Armée rouge, arpentaient la terre renouvelée, comme si elle leur avait fait une promesse ; n’importe quelle tâche leur semblait bonne. L’éternel mépris dans lequel on tenait les policiers, les sergents de ville, les flics, avait temporairement battu en retraite. Il y a encore, dans les vieux papiers, quelques photographies où des bibliothécaires de Tver posent devant l’objectif avec les gardiens bienaimés de l’ordre public – la compagnie d’escorte municipale, chargée de garder-convoyer les détenus. Très sérieuses, un genou à terre, ces jeunes filles ont épaulé des fusils et visent, visent la lumière du jour. L’une d’elles est ma grand-mère Dora, venue étudier dans la grande ville.

Les parents de Dora, Zalman et Sofia Axelrod, étaient des environs de Nevel. Tout ce que je sais d’eux se résume à ceci : lui fabriquait du savon et avait une extraordinaire recette de glaces, qui avait du succès à Rjev. Ils avaient six enfants, qui vivaient en bonne amitié, tous membres de la cellule locale. Le père, juif religieux, qui ne supportait pas la moindre innovation, se couchait à 8 heures du soir, fermant hermétiquement les portes, afin que la jeunesse ne sorte pas de la maison. Les enfants patientaient une heure et demie à la fenêtre du grenier, puis, à la queue leu leu, comme des pois glissant de leur cosse, ils dévalaient l’échelle : il leur fallait courir à la réunion du Komsomol. Là, on leur disait que le pays avait besoin de bibliothécaires, et Dora était partie pour Tver.

On racontait qu’une école avait dû organiser un fonds de livres, et Dora était allée directement trouver le directeur nouvellement nommé, mais il n’était pas dans la salle des enseignants. Elle était alors passée dans le cabinet d’histoire et s’était figée sur le seuil. Dora était de petite taille, or, au niveau de ses yeux, se dressaient de hautes bottes dont les tiges étincelaient ; un homme immense était debout sur le couvercle d’un pupitre et vissait une ampoule. C’est ainsi que s’étaient rencontrés mon grand-père et ma grand-mère, tous deux du même âge, et ils ne s’étaient plus quittés. Lui, avec ses quatre classes d’école rurale, et deux autres à l’école locale du Parti, avait enseigné l’histoire et les sciences sociales, jusqu’à ce qu’il donne sa démission « pour raison de départ dans l’Armée rouge ».

Toutefois, là encore, au cœur même du pouvoir populaire, quelque chose n’avait pas marché. Ce qui aurait pu être l’affaire de sa vie, l’expliquant et la justifiant, le contournait à nouveau, à croire que le prolétaire Nikolaï Grigorievitch, avec sa pureté chagrine, était un « homme de trop46 », ainsi qu’il en existait sous l’ancien régime, et qu’il ne pouvait être pleinement utile à son pays. Ni les livres qu’il ne cessait de lire, ni sa femme et sa petite fille, ni son service d’officier dans une lointaine garnison de l’Extrême-Orient n’étaient en mesure de fendre sa morosité installée une fois pour toutes. Et les Stepanov vivaient toujours à part, à côté des autres mais pas avec eux, le commissaire de cette unité militaire avait rarement des visites et des invités.

Pourtant, je le répète, qu’il était beau ! Droit, jamais un mot de travers, des gestes précis, un discours concis et pesé. Pour ne rien dire de la fossette sur son menton bien raclé. Il avait quelque chose d’un chevalier nourri aux livres de Walter Scott, ce qui ne collait guère avec les affaires de la ville d’Artiom et de ses dix mille habitants tout juste importés. Les premiers temps, néanmoins, il ne se produisit rien de particulier, on se contenta de faire des modifications dans les camps militaires et les bibliothèques que dirigeait Dora. Le malheur survint dans la septième année de leur séjour.

Dans la famille, qui aimait à ramener les grands et effrayants mouvements du monde extérieur à un ensemble d’explications limitées – à taille humaine –, on disait que la sœur aînée de grand-père, Nadejda, était responsable de tout. Elle avait eu le temps, à cette période, de travailler au sein de la représentation de la jeune République soviétique à Berlin, et avait même envoyé de là-bas à son frère un vélo tout neuf, étincelant. Elle continuait de gravir l’échelle interminable du Parti et dirigeait tout un territoire, quelque part en Sibérie ou dans l’Oural. De là, racontait-on, était arrivé un jour un cadeau dangereux, un pistolet de combat, et grand-père, Dieu sait pourquoi, l’avait accepté. C’est ainsi qu’en cette année 1938 il était accusé, entre autres, de détention illégale d’arme à feu. Galia, sa fille, avait gardé en mémoire leur dernier été heureux. Elle se rappelait aussi qu’elle était allée chercher les journaux, traversant un immense champ de seigle, et qu’un camarade de son père (un morgueux, disait-elle) lui avait demandé si son père avait le tome 10 des œuvres de Lénine.

En cette année 1938, que l’on qualifierait ensuite de Grande Terreur, on atteignait un plafond, on ne pouvait aller plus loin : les camps n’arrivaient plus à digérer l’afflux de détenus, on ne le justifiait plus même par les besoins de la production, il s’agissait purement et simplement d’anéantissement ; on réglait en premier lieu leur compte aux officiers, on trouvait parmi eux des agents étrangers par centaines et par milliers, le camarade Blücher lui-même, que Nikolaï Grigorievitch respectait infiniment et qui commandait l’armée d’Extrême-Orient, avait signé la condamnation du maréchal Toukhatchevski*7, lequel, à la consternation générale, s’était révélé un espion à la solde à la fois des Allemands et des Polonais. Cela s’était passé un an plus tôt, mais les événements amorçaient un nouveau tour et il était clair que notre maréchal ne couperait pas au sort commun*8, les arrestations avaient commencé.

On avait brusquement cessé d’adresser la parole à Stepanov, ses collègues le regardaient comme s’il se trouvait de l’autre côté de la rivière. Puis, à une assemblée du Parti, quelqu’un le traita carrément d’ennemi du peuple. Ce jour-là, en rentrant chez lui, il enjoignit à sa femme de faire ses bagages : elle devait rentrer à Rjev. Dora refusa : s’ils devaient périr, ce serait ensemble.

On ne l’arrêtait toujours pas, mais il avait dû, presque tout de suite, rendre son arme. On était au cœur de l’automne, Blücher, qu’il ne connaissait pas et avait aperçu deux fois dans sa vie, était déjà interrogé à la Loubianka et, comme l’affirmeraient ensuite les juges d’instruction, le suspect s’était lui-même crevé un œil, faisant ainsi obstacle au bon déroulement de l’enquête. Dans la petite garnison où tous se connaissaient, les Stepanov étaient visibles de partout et, dans l’unique magasin, on faisait des bonds pour les éviter, à croire qu’ils étaient contagieux. Grand-père était certain de n’être pas coupable et il se préparait aux interrogatoires, ce qui se révéla inutile : on lui expliqua que les investigations avaient démontré son innocence, on avait de nouveau besoin de lui, on lui enjoignit d’attendre les ordres, qui vinrent à la fin de novembre. Nikolaï était muté dans l’Oural, à Sverdlovsk. Tout cela était incompréhensible.

Ce que l’on appelait tacitement « l’amnistie de Beria », bref laps de temps durant lequel des accusés furent graciés, tandis qu’un certain nombre de détenus rentraient même de camp, était à ce point contraire à toute logique qu’il fallait chercher des ressorts secrets, ne fût-ce que pour sa propre histoire. Dans notre famille, on estimait que grand-père avait dû son salut à la mystérieuse Nadejda – elle avait sans doute dit un mot en sa faveur depuis son trône du comité régional –, que la libération de Nikolaï avait été son dernier cadeau, ils avaient, dès lors, cessé tout contact. Cette version en vaut une autre, mais sur le fond du changement général qui s’était opéré de la façon la plus inattendue, elle est un peu exagérée : les deux tiers, au moins, de ceux qui étaient appréhendés au 1er janvier 1939 avaient été libérés ; les dossiers étaient clos, les accusés acquittés contre toute vraisemblance. Cela n’avait pas duré, mais les Stepanov avaient eu de la chance : la révision des affaires politiques avait commencé par l’armée et le corps des officiers.

La maison de Sverdlovsk les avait stupéfiés – ils n’avaient pas l’habitude – par son luxe qui n’avait rien à envier à celui de la capitale : le soubassement en était bordé de losanges de granit, on entrait par la cour, l’appartement comprenait deux pièces, une grande cuisine et une salle de bains d’un bleu vif. Leur arrivée avait été une respiration longtemps attendue ; en août 1939, naîtrait mon père, l’enfant de ceux qui avaient survécu.

* * *

Une fois par semaine, Nikolaï Grigorievitch faisait la tournée des librairies, en quête de nouveautés. Le système soviétique de distribution était organisé de telle façon que la recherche des livres devenait une sorte d’aventure, une traque : le choix proposé par les magasins était très divers, il en était de bons et de mauvais, les bons étaient mieux fournis. Les éditions frappées de pénurie47 atterrissaient rarement sur les étals, mais l’espoir de faire une bonne acquisition était entretenu par des succès de hasard.

Grand-père avait constitué, au cours de sa vie, une énorme bibliothèque, et il était clair qu’il avait tout lu. Armé d’un crayon rouge et bleu, il prenait non seulement des notes et laissait des marques, mais les lignes soulignées de rouge montraient les endroits où il s’accordait avec l’auteur. Là où l’écrivain et le lecteur divergeaient, le bleu entrait en action. Ainsi tous les livres supportés par les rayonnages de la rue Chtchelkovskaïa étaient-ils en deux couleurs. Dans certains cas, grand-père effectuait un travail littéralement héroïque, à demi insensé dès cette époque, et littéralement fou aujourd’hui où internet rend accessible n’importe quel texte : je pense qu’il était l’un des derniers copieurs de livres au monde.

Je conserve quelques cahiers reliés maison, dans lesquels grand-père, de son écriture calligraphique, avait copié, chapitre après chapitre, les ornant de lettrines, l’un des volumes de l’Histoire de Klioutchevski*9. Pourquoi ce choix ? Certes, il n’était pas aisé de se le procurer à l’époque, surtout si l’on considérait le refus de grand-père de recourir au marché noir ; mais les introuvables ne manquaient pas, alors pourquoi celui-là ? Quelqu’un lui en avait prêté une édition rare et, pendant de longs mois, lettre après lettre, Nikolaï Grigorievitch avait transcrit le texte imprimé en cursive, l’histoire russe s’était retrouvée à l’état de manuscrit. J’ignore s’il était ensuite revenu à ce travail en tant que lecteur ; sa passion secrète, non concrétisée, pour tout ce qui avait à voir avec le livre et le dessin, n’avait pas commencé avec Klioutchevski et ne s’était pas terminée avec lui.

Le petit livre à couverture marron, tenant bien en main, avait été réalisé après la guerre. Vers cette époque, mon grand-père, âgé de quarante ans, avait entrepris de le remplir, mais pas avec n’importe quoi. Tout, l’écriture particulièrement recherchée, l’encre de couleur avec laquelle le nom du propriétaire du cahier était écrit sur la page de garde, indiquait que ce n’était pas un outil de travail, le lieu de notes rapides et de broutilles, mais un livre, un choix prévu pour qu’on y revienne, qu’on le relise.

Les recueils de sages pensées en tous genres étaient en vogue à l’époque, comme à toutes les époques ; tous les « pénible à l’instruction, aisé au combat*10 » possibles et imaginables étaient tirés, achetés et lus à des millions d’exemplaires. Mais il s’agissait ici d’une version privée, indépendante : écrites à la main et, en quelque sorte domestiquées, choisies pour lui seul, les paroles des grands hommes devenaient, pour ainsi dire, la propriété de Nikolaï, il s’y attachait, elles étaient siennes, petits drapeaux sur sa carte intérieure. Il avait commencé par Prichvine*11 : Seuls les cahiers recèlent des mots qui ne brûlent pas48.

Les citations formaient un ensemble étrangement éclectique : outre les classiques, de Goethe et Voltaire à Tchekhov et Tolstoï, on trouvait des blagues orientales et des dictons populaires. Il y avait, bien sûr, les « classiques du marxisme », qu’un communiste devait obligatoirement étudier : Marx, Engels étaient là, mais Lénine était curieusement absent. Il y avait, en revanche, toute la panoplie de la littérature soviétique, ce qui se trouvait alors sur les rayonnages des bibliothèques – Ehrenbourg, Gorki, Konstantin Fedine*12. Il y avait des discours de Kirov*13, assassiné depuis dix ans, et de Staline (« sans la capacité de dépasser […] notre amour-propre et de soumettre notre volonté à la volonté du collectif – sans ces qualités, il n’y a pas de collectif49 »).

Tout le livre était, de fait, un exercice d’auto-éducation : celui qui l’avait composé et soigneusement complété était une sorte d’animal domestique intelligent et paresseux, qu’il fallait brider, entraîner, contraindre à l’action. La vie lui apparaissait comme un exercice de perfectionnement incessant. L’héroïsme était l’air chauffé à blanc qu’il respirait ; l’exigence d’exploit, de sacrifice, de flamme, était une condition naturelle : Tu es un homme soviétique50 ! Tout cela n’avait pas été nécessaire : dans les services gérant les cadres, les villes de garnison, les petites écoles et bibliothèques, on menait une vie ordinaire, toute simple, on attendait une avance sur salaire, on faisait la queue devant les magasins. Le monde restait bizarrement inchangé, à croire qu’il n’avait pas besoin des efforts des communistes ; les écoles du Parti, les usines, avec leurs règles claires, s’obstinaient à ne pas faire le grand bond décisif.

On eût dit que grand-père s’était préparé, avec l’énergie du désespoir, pour quelque réalisation grandiose. En vain. Il s’était éparpillé à travers le temps, comme dans un trou de poche de manteau, trop gros pour ne pas égratigner la doublure, trop clairvoyant pour ne pas se sentir perdu. Outre les exigences, les appels, les déclarations sur le refus des compromis et le service, il était question, dans le cahier marron, de solitude, d’un besoin inextinguible de chaleur. Vers la fin, apparaissait cette note : « Ne te plains jamais de ton sort. Le destin d’un homme lui ressemble, si l’homme est mauvais, son destin le sera aussi. Folklore mongol. »

* * *

Galia égrenait ses souvenirs, et moi, assise à côté du téléphone, je notais sur de petits carrés de papier qu’à Sverdlovsk, un an avant la guerre, Micha, mon père, alors âgé d’un an, tournant autour du sapin décoré de bonbons et de pains d’épice, mordillait tout ce qui était à sa portée. Le premier souvenir de papa venait du même endroit : le vaste escalier de la Maison des officiers est envahi par la masse velue d’un cerf empaillé, qui disparaît quelque part vers le plafond, et on assied le petit sur le haut cou laineux. Je me suis rendue là-bas par la suite, j’ai piétiné dans la neige en contemplant la tour aux armoiries et la flèche ornée d’une étoile.

La nouvelle de la guerre, on l’avait apprise comme suit : c’était un dimanche, on avait organisé un pique-nique ; il y avait là toute l’énorme unité, les officiers et leurs femmes apprêtées, les enfants portant les paniers de nourriture. On avait roulé deux heures environ, étendu les nappes sur l’herbe, quelqu’un s’était baigné, quand un courrier était arrivé au galop : tous les officiers devaient prendre les armes, ils devaient rentrer sur-le-champ, et leurs familles se rassembler. Les hommes étaient aussitôt partis – plus question de baignade ni de petites fleurs. « Et commença ce qui commença. »

La guerre, Nikolaï Stepanov l’avait passée toute entière dans l’Oural, dans les profondeurs de l’arrière ; à ce qu’il semblait, son histoire (quand notre père était un ennemi du peuple) l’avait rendu définitivement suspect – la route du front lui était barrée, ce qui avait dû affreusement le blesser, lui qui toute sa vie s’était préparé à l’exploit. Il avait été démobilisé tôt, dès 1944, sans même attendre la fin du conflit. Il n’avait pas regimbé : c’est ainsi qu’on claque la porte lorsqu’on a été cruellement offensé. Peut-être espérait-il qu’on le retiendrait, qu’on reviendrait sur cette décision, mais il n’en avait rien été.

Les Stepanov s’étaient installés à Moscou, ils avaient vu de leurs yeux le feu d’artifice de la Victoire au-dessus du Kremlin et l’immense portrait de Staline dans le ciel qu’illuminaient les fusées. Ils avaient vécu dans de longs baraquements, rue aux Fruits, au-delà de la chaussée de Varsovie. Grand-père était toujours en uniforme, comme si le service de l’armée se poursuivait pour lui au service du personnel des usines et des combinats, où on l’avait dirigé sur demande du Parti. Je buvais par toutes mes fibres les récits sur l’enfance de papa, autant que les livres sur les Indiens ou les pirates.

Il y avait des gens de toutes sortes dans l’appartement communautaire ; certains avaient des pièces pleines à craquer de prises de guerre – ceux-là mangeaient bien, richement. La petite chienne Mirta, un peu maniérée, s’était acoquinée avec l’héroïque bâtard Bobik, et elle n’avait pas tardé à disparaître. De son côté, papa avait trouvé, dans une caisse, le pistolet remis en récompense à son père et, hurlant d’enthousiasme, s’était précipité avec lui dans la cour. Le soir avait été marqué par une visite de la milice, des explications et une bonne correction. Il y avait aussi des matous et des minettes, des barres utilisées par les adultes de la rue aux Fruits pour faire de la culture physique, devant un public d’enfants. Il y avait le pauvre petit lièvre-sergent tricoté, le jouet préféré et le seul. Le père travaillait dans un garage automobile, il partait le matin, « tel Petchorine*14, en capote légère, sans pattes d’épaules ». La mère, comme toujours, était à la bibliothèque ; elle y avait ses petites – ses aides qu’elle embauchait sans peur, une juive et une fille de victime des Purges. Dans la maison régnait le culte du père, tout tournait autour de lui, des règles qu’il imposait, de ses lubies, de son involontaire morosité polie. On n’avait toujours ni visiteurs ni invités.

Un jour, il était revenu en sang, la tête massacrée. Le garage était le théâtre d’une guerre invisible de l’extérieur, quelqu’un volait, grand-père s’efforçait de s’y opposer, de faire respecter les principes. Et voici qu’une nuit, dans la neige de janvier, deux hommes l’avaient poursuivi. Ils l’avaient frappé dans le dos avec un tuyau métallique qu’ils avaient ensuite abandonné sur le sol. Le coup avait été plus faible que prévu ; le père s’était retourné et avait frappé l’un des deux assaillants, lequel était tombé, sa chapka avait volé et s’était retrouvée dans une congère ; l’autre avait pris la fuite, le visage dans les mains. Étrangement, Nikolaï avait récupéré la chapka, une chapka chère, la fourrure en était épaisse, et l’avait rapportée chez lui. Micha, âgé de dix ans, l’avait longtemps portée ; il n’y en avait pas d’autre.

La vie était simple, si pauvre et transparente que le moindre petit caillou, dans le fond, semblait à part, inhabituel. Une fois, les parents étaient allés en villégiature à Kislovodsk et en avaient rapporté aux enfants, enveloppée dans deux journaux pliés en deux, une flore extraordinaire : une branche de cyprès, une de mélèze, d’autres encore – la plus belle pièce était une feuille marron, rigide, en forme de sabre ou de gousse gigantesque. Dora avait longtemps gardé l’ensemble, jusqu’à ce qu’il se transforme en fine poussière végétale.

Plus je pense à notre histoire familiale, plus elle me paraît une liste d’espoirs non réalisés : Betia Liberman et sa médecine jamais commencée, son fils Lionia se saisissant de n’importe quelle activité, comme s’il n’avait jamais eu l’essentiel – la seule chose qui comptait ; l’avocat Micha Friedman, mort avant d’atteindre quarante ans, et sa veuve obstinée, qui n’avait pas mené le navire familial à bon port ; ma mère, Natacha Gourevitch, écrivant des poèmes « pour son tiroir », effleurant à peine le papier de son crayon fabriqué spécialement pour que l’écriture pâlisse aussitôt et soit illisible. Mes Stepanov sont là aussi, aux premières loges : Galia, son chant, ses interminables romances recopiées à la main, chantées tout bas, quand nul n’entendait – Que le soir simplement tombe, bleu-eu-eu-eu-eu ! ; grand-père Kolia et ce dessin qu’il aimait tant. Je n’en ai pas encore parlé, et le temps en est venu : il avait passé avec des couleurs toute son enfance à Bejetsk, essayant diverses choses, réalisant des esquisses ; il n’avait pas arrêté par la suite, « il dessinait même mieux que ton papa », me disait Galia, pour laquelle mon père était l’autorité suprême. Les dessins s’étaient multipliés, accumulés jusqu’à la fameuse année 1938. Galia se rappelait fort bien le jour où, à la maison, on avait brûlé des papiers : on s’attendait à une arrestation. Toute la correspondance et les photos de famille avaient été jetées dans le poêle ; pour finir, Nikolaï Grigorievitch, saisissant par en dessous une grosse pile de dessins – tout ce qu’il avait fait dans sa vie –, l’avait expédiée dans les flammes. Il n’y avait pas eu de perquisition. Il n’avait plus touché à ses couleurs.

Ainsi, aucun n’avait eu ce qu’il voulait.

* * *

Du petit appartement de la rue Chtchelkovskaïa, où les Stepanov avaient passé les vingt dernières années, je me rappelais surtout le niveau supérieur du buffet de la cuisine ; on y rangeait des caoutchoucs noirs, des noix et les pinces permettant de les casser. À la fenêtre venaient se nourrir mésanges et bouvreuils. Sur un mur de la chambre de tante Galia, il y avait des vues campagnardes d’une insoutenable beauté, notamment un paysage d’hiver, avec un ciel jaune de confiserie, que l’on pouvait contempler des heures durant. J’avais passé là une semaine entière, ce qui m’avait laissé le temps de m’y habituer et de me familiariser avec les lieux. Grand-mère Dora m’avait appris à dessiner un chat : il fallait tracer un rond sur le papier, en ajouter un autre plus petit, puis une queue, des pattes, des oreilles et des moustaches. Ce faisant, nous chantions en duo Par monts et vallées, marchait notre division51, chanson qu’elle avait rapporté du Primorié*15, et une autre sur le croiseur Aurore*16 révolutionnaire, dans laquelle tes patrouilles marchent, terribles, dans leurs cabans noirs52.

Grand-père Kolia gardait avec moi ses distances, aux fins d’éducation. Je me rappelle que nous nous étions promenés dans la forêt toute proche, les cimes des bouleaux étaient roses dans le gel ; à la fin de la promenade – j’étais âgée de sept ans –, j’avais trouvé dans la neige un billet vert de trois roubles. Grand-père, qui voyait toujours le côté éthique des choses, avait réclamé justice : notre expédition était commune, nous devions partager l’argent – une fortune, à l’époque !

La même année, si je ne m’abuse, notre jeune chien fou était resté seul sur le siège arrière de la voiture et avait grignoté, en signe de protestation, le livre favori de grand-père, qu’il m’avait confié pour l’été : la nouvelle édition illustrée des Petits Sauvages. Comment jouer aux Indiens d’Ernest Thompson Seton, qu’il lisait, enfant, à Bejetsk. Après cela, grand-père ne m’avait plus adressé la parole d’une année entière. C’était plus profond que de la rancune : il ne faisait aucune différence entre un adulte et un enfant, n’établissant de distinction qu’entre l’esprit et la matière. Le livre provenait de l’esprit, il en était une pauvre et vulnérable incarnation. Quant à moi, je n’étais qu’une représentante irresponsable de la nature, une menace, et je l’avais offensé. Sa façon d’être fâché contre moi était étrange : c’était celle d’un petit contre une grande.

Alors que mon fils n’avait que quelques mois, je m’étais découvert une faculté insoupçonnée (elle se referma par la suite comme un tiroir de bureau), qui se manifestait le plus pleinement dans le métro, quand je me rendais au travail. Il me suffisait de fixer mon regard sur les visages des gens, assis ou debout devant moi, pour que se produise à tout coup le même truc : j’avais l’impression qu’on les sortait brusquement d’un étui ou qu’on soulevait un rideau. Une bonne femme chargée de sacs, rentrant de la datcha, un employé de bureau vêtu d’un costume au pantalon feu de plancher, une vieille, un soldat, une étudiante et ses polycopiés, m’apparaissaient tels qu’ils avaient été à l’âge de deux ou trois ans, joufflus et concentrés. C’était un peu comme un peintre qui, sous la peau, voit le crâne, sa structure exacte. En l’occurrence, à travers les visages acquis au fil des années, pointait une faiblesse-fragilité oubliée. Le wagon se changeait soudain en jardin d’enfants ; on pouvait aimer chacun d’eux.

Sur la route menant de Bejetsk, une fois passé la ville de Kaliazine, son centre inondé, profondément enfoui dans l’eau de la Volga, et son clocher pointant, solitaire, tel un monument, au-dessus de cette eau*17, on peut se retrouver à Serguiev Possad*18 qui compte, entre autres, un vieux et respectable musée du Jouet, créé en 1931. Poupées de bois, d’argile ou de chiffon, patins à glace, petits soldats en peuplent les salles, réunis avec amour, des années durant. On y voit aussi des décorations de sapins, parentes directes de celles que maman et ma grand-mère suspendaient au nôtre : enfants avec des boules de neige, lièvres parachutistes, skis, chats, étoiles ; une étonnante troïka sculptée tire une charrette où, pareilles aux jeunes filles-Koré de la frise de l’Érechthéion, sont rangées des créatures féminines menaçantes. Les enfants de Bejetsk avaient dû jouer avec les plus simples de ces objets : langer leurs poupées, souffler dans les sifflets dont l’aspect n’avait pas changé depuis le ixe siècle. Je demeurai le plus longtemps devant une vitrine où était exposé un bout de bois enveloppé comme un bébé et même muni d’un semblant de bonnet. Simple comme le bois, ce jouet présentait des traits vaguement humains, mais il était clair que c’était superflu : pour que la poupée soit aimée de sa petite propriétaire inconnue, il suffisait d’une longueur et d’un volume permettant de la serrer dans ses bras.

Il y avait toutefois deux nouvelles salles, présentant des jouets dont on pouvait nommer les propriétaires – c’étaient eux qui comptaient vraiment ; ces choses étaient exposées pour la première fois, comme si elles n’étaient pas restées dans les réserves de ce musée pendant près de cent ans. Transportés de Livadia, Gatchina, Alexandrov*19, les poupées, bateaux d’Indiens, tambours et guérites avec de petites sentinelles, avaient appartenu à une seule et même famille, dont le père, la mère et les cinq enfants avaient été assassinés à Ekaterinbourg dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918*20. Les filles et le petit garçon s’appelaient Olga, Tatiana, Anastasia, Marie, Alexis, ce dernier – le plus jeune – avait quatorze ans. Sans doute étaient-ils un peu trop grands pour le loto, les mallettes d’habits de poupées, le théâtre mécanique où l’on donnait une unique pièce : La Vie pour le tsar, d’autant qu’ils n’avaient pu emporter tout cela avec eux. Ils n’avaient sans doute pas joué avec l’énorme cheval à bascule, à l’air à la fois brave et benêt ; il était venu du palais Anitchkov et appartenait à un autre garçon, prénommé Paul, qui avait grandi, était devenu empereur de Russie, avant d’être tué, par une nuit de mars 1801*21. Le cheval au rouge caparaçon de parade était resté à attendre son cavalier.

Toutes les vieilles choses sont la propriété de gens morts, les ours en bois et les moujiks des salles voisines ne faisaient pas exception ; la seule différence était qu’ici je savais exactement ce qui était arrivé et quand à leurs propriétaires, et même les petits canons en laiton me paraissaient orphelins, alors que dire du perroquet mécanique dans sa cage dorée ? La plupart des jouets venus de palais avaient été distribués, au début des années 1930, aux orphelins des maisons d’enfants, mais ceux-là avaient survécu et étaient à présent sous verre, tels des souvenirs oubliés qui retrouvent de la vigueur et masquent l’horizon. Je ne me rappelle plus mes pensées d’alors ; je songeais peut-être au petit Iakov Sverdlov, qui aimait tant les bonbons « Cous d’écrevisses » et qui, ensuite, comme beaucoup le croient, avait donné à Ekaterinbourg l’ordre du massacre. Ou bien je songeais que dans la Sverdlovsk*22 d’avant-guerre, le petit Micha Stepanov, âgé de deux ans, grignotait des sapins en pain d’épice, et je me remémorais son lièvre-sergent. Mon fils, lui, avait refusé d’aller au cimetière de Bejetsk et, furieux, était resté, indépendant, en plein soleil, tandis que j’errais parmi les petites clôtures peintes, déchiffrant les noms des innombrables Ivanov, Stepanov, Kouznetsov d’antan. Il m’avait ensuite annoncé qu’il avait changé d’avis : il n’aimait pas les cimetières, mais aurait voulu photographier, dans celui-ci, tous les monuments funéraires : je les aurais mis, une fois pour toutes, sur Instagram pour que plus personne n’oublie jamais rien.

Ma toute ronde et douce grand-mère Dora s’était éteinte en 1980 et, après sa mort, grand-père n’avait pas appris à commencer une vie nouvelle. Peu de temps avant de mourir, à l’automne 1985, il avait emménagé dans la ruelle aux Bains, passant mélancoliquement de la chambre à la cuisine, attendant, impatient, que ma mère rentre du travail : alors il prenait Natachenka par le bras et ils s’asseyaient pour bavarder. Il manquait désespérément d’interlocuteurs, tant de choses voulaient être dites encore et encore, la mort de son père, l’effroi devant la vie d’adulte qui se profilait, la première honte, la première offense, les errances, le labeur, la solitude. Maman l’écoutait comme si c’était la première fois. Il oubliait de plus en plus, et de plus en plus définitivement. Je rentrais de l’école et le voyais assis sur une chaise dans l’entrée, vêtu comme pour partir en voyage – en imperméable, coiffé d’une casquette, chaussé de bottes étincelantes, rasé, un filet à provisions contenant quelques livres, à ses pieds. Il s’apprêtait à rentrer chez lui, à retrouver Dora. Il lui restait deux mois à vivre.

Un billet de lui s’est conservé – de ceux qu’il écrivait en attendant mes parents :

Un grand merci aux propriétaires amicaux de ce charmant appartement. Je rentre à la maison où on m’attend. Ne m’en veux pas. On aura d’autres occasions de se revoir.

Je vous serre dans mes bras. Nikolaï.

On est quel jour du mois ? Je ne sais pas.

Appelez-moi, j’en serai ravi.

*1. Diminutif du prénom Nadejda.

*2. Liovouchka, Liova : diminutifs du prénom Lev.

*3. Autrement dit russe, par opposition à petit-russien (ukrainien) et biélorusse (littéralement : de la Russie blanche).

*4. Abréviation de Comité exécutif central panrusse ; créé en 1917, il fonctionne jusqu’en 1937.

*5. Parce qu’ils se déplaçaient avec de grands sacs de toile pleins d’objets à échanger contre de la nourriture.

*6. Les comités des paysans pauvres avaient été créés par les bolcheviks, en 1918, contre les paysans soi-disant riches (koulaks) qui s’opposaient aux réquisitions.

*7. Mikhaïl Toukhatchevski (1893-1937) : militaire russe, puis soviétique. Maréchal à quarante-deux ans, il est arrêté en mai 1937 et exécuté à peine un mois plus tard. Il incarne, par excellence, la victime des Purges organisées par Staline dans l’armée.

*8. Vassili Blücher (1889-1938) : maréchal, commandant des forces soviétiques d’Extrême-Orient, il prend part à la condamnation du maréchal Toukhatchevski. Il est bientôt arrêté à son tour, soupçonné d’espionnage au profit du Japon, et meurt sous la torture.

*9. Vassili Klioutchevski (1841-1911) : l’un des plus grands historiens de Russie.

*10. Aphorisme d’Alexandre Souvorov (1730-1800), signifiant qu’un soldat bien préparé et entraîné est plus apte au combat.

*11. Mikhaïl Prichvine (1873-1954) : écrivain prolifique, dont on redécouvre aujourd’hui l’importance.

*12. Konstantin Fedine (1892-1977) : écrivain soviétique qui, au fil du temps et de ses responsabilités au sein de l’Union des écrivains, se conformera de plus en plus à l’idéologie officielle.

*13. Sergueï Kirov (1886-1934) : responsable politique bolchevique, membre du Politburo, il est assassiné à Leningrad, sa ville, en 1934.

*14. Personnage principal du roman de Mikhaïl Lermontov, Un héros de notre temps (1840).

*15. Région d’Extrême-Orient, qui appartenait autrefois à la Mongolie et fait aujourd’hui partie de la Fédération de Russie.

*16. Croiseur qui, en octobre 1917, tire un coup de canon à blanc, donnant aux bolcheviks le signal de l’assaut du palais d’Hiver.

*17. Fondée au xiie siècle dans la région de Tver, Kaliazine est connue, à partir du xve siècle, pour son monastère. Ce dernier, ainsi que la majeure partie de la vieille ville, est inondé en 1940, lors de la mise en eau du réservoir de la ville d’Ouglitch. La ville de Kaliazine est alors transférée sur un site plus élevé.

*18. Ville de la région de Moscou, surtout connue pour son monastère de La Trinité-Saint-Serge.

*19. Résidences impériales avant la révolution.

*20. Nicolas II et sa famille.

*21. Paul Ier, fils de Catherine II, qui règne de 1796 à 1801.

*22. Nom soviétique d’Ekaterinbourg.

IV

La fille du photographe

Supposons qu’il s’agisse d’une histoire d’amour.

Supposons qu’elle ait un héros.

Depuis l’âge de dix ans, il s’apprête à écrire un livre sur sa famille, pas sur son père et sa mère, mais sur ses grands-pères et arrière-grand-mères qu’il n’a jamais vus de sa vie, mais dont il sait qu’ils ont existé.

Ce livre, il se promet de le faire… et le repousse : il doit, pour cela, être plus vieux, en savoir plus.

Les années passent, pourtant il ne vieillit pas et en sait encore moins ; chemin faisant, il a réussi à semer le peu qu’il connaissait.

Il s’étonne parfois lui-même de son désir persistant de raconter au moins quelque chose de ces gens qu’on ne remarquait pas et qui, dissimulés dans la partie ombreuse de l’histoire, y étaient restés.

Le héros estime qu’écrire sur eux est son devoir. Mais en quoi est-ce un devoir, et vis-à-vis de qui, s’ils voulaient justement demeurer dans l’ombre ?

Le héros se conçoit comme le produit de sa famille, sa résultante imparfaite – en réalité, il est le maître de la situation. Sa famille est à la merci du narrateur, il en sera comme il le dira, les membres de sa parentèle sont ses otages.

Le héros a peur : il ne sait que choisir dans le sac à histoires et à noms. Peut-il se fier à lui-même, à son désir de cacher ceci et de dévoiler cela ?

Le héros louvoie, s’efforçant d’expliquer son obsession par un devoir envers sa famille, les espoirs de sa mère et les lettres de sa grand-mère. Tout cela parle de lui, pas d’eux.

Il faudrait décrire cette affaire comme une passion, mais le héros est incapable de se voir de l’extérieur.

Le héros agit à son gré et se console en se disant qu’il est obligé d’agir.

Quand on lui demande comment lui est venue l’idée d’écrire ce livre, il raconte aussitôt une des histoires de la famille. Quand on lui demande dans quel but il fait cela, il en raconte une autre.

Il semble que le héros ne puisse ni ne veuille parler à la première personne. D’un autre côté, parler de lui à la troisième personne l’a toujours empli d’effroi.

Le héros tente de jouer un double jeu, de se comporter comme l’ont toujours fait ses parents, autrement dit de s’effacer dans l’ombre. Or, il ne le peut ; autant qu’il s’y efforce, ce livre parle de lui.

Une vieille blague met en scène deux juifs. « Tu dis, commence l’un, que tu vas à Kovno, donc tu veux que je pense que tu te rends à Lemberg. Dans quel but essaies-tu de me duper ? »

* * *

À l’automne 1991, mes parents songèrent soudain à émigrer. Je n’étais pas d’accord. Ils avaient tout juste la cinquantaine – ils avaient mis le temps ! –, le pouvoir soviétique venait de s’effondrer, après avoir tenté, pour finir, de gonfler comme une bulle le putsch raté d’août. Il me semblait à présent qu’il fallait vivre en Russie. Les revues publiaient à la file la poésie et la prose interdites, que l’on ne connaissait que par des copies dactylographiées à l’aveugle ; partout, dans les rues, on vendait de la main à la main des choses colorées, qui ne ressemblaient pas aux précédentes, ennuyeuses, et j’achetai, avec mon premier argent, un fard à paupières bleu, un collant à motifs et un slip en dentelle, rouge comme un étendard. Mes parents voulaient que je parte avec eux, je ne répondais pas : j’espérais encore qu’ils se raviseraient.

Cela dura longtemps, plus qu’on ne le pensait : l’autorisation ne vint d’Allemagne que quatre ans plus tard, et je persistais à ne pas vraiment croire que notre ensemble indissoluble pouvait se disloquer. Mais, déjà, ils se préparaient et me pressaient de prendre une décision ; je ne voulais aller nulle part. Par-dessus le marché, la vie, alentour, me paraissait follement intéressante, cette vie qui, en un sens, avait commencé pour moi, telle une porte à demi ouverte. Je n’arrivais pas à me repérer dans ce qui était si évident pour mes parents, comme s’il me manquait des yeux ; eux avaient eu leur dose d’Histoire, ils voulaient descendre sur la terre ferme.

Ce fut le début d’un processus évoquant un peu un divorce : ils partaient, je restais, tous les comprenaient, nul n’en parlait à voix haute. Les tripes retournées de l’appartement, les papiers et les objets étaient partagés entre partants et restants, brusquement on n’avait plus sous la main les lettres de Pouchkine et Faulkner, les livres étaient dans des cartons, attendant d’être expédiés.

Maman passa surtout du temps sur les archives. La législation soviétique stipulait que toute chose ancienne, qu’elle fût ou non de famille, ne pouvait quitter la Russie que munie d’un certificat attestant qu’elle n’avait aucune valeur marchande. Le pays, qui avait abondamment vendu les toiles de l’Ermitage, voulait être certain que les biens d’autrui ne lui échapperaient pas. Les tasses et les bagues de grand-mère furent envoyées à l’expertise, de même que les cartes postales anciennes et les photographies que j’aimais tant. Leur ordre traditionnel était à présent chamboulé ; maman, qui ne se fiait pas à ma mémoire, les légendait les unes après les autres et les disposait en piles. Elle collait celles qu’elle sélectionnait dans un énorme album, aux ornements ciselés dans le style japonais, autrefois en vogue. Sur la première page était écrit à l’oblique : « À Sarah, en souvenir de Mitia ».

Tous y étaient à présent réunis, tous ceux qu’elle se rappelait par leurs noms et jugeait indispensable de prendre sur l’arche prête à rompre les amarres. Les camarades de classe de grand-mère voisinaient avec des moustachus qui m’étaient inconnus et avec l’enfant au teint vermeil de la tante londonienne, dont on disait qu’à l’étranger elle s’était apparentée avec Kerenski*1 lui-même ; Liolia et Betia vivaient sous la même couverture, où se trouvaient aussi mes photos de classe, grand-père Kolia languissant sur quelque colline du passé, notre chienne Karikha et notre chienne Lina. J’y figurais aussi, adulte – j’avais vingt ans –, solennellement logée entre les portraits de l’académicien Sakharov et du père Men*2, découpés dans des journaux. Tous, y compris l’académicien, nous étions mentionnés dans la liste établie de la main de mon père : « Amis, parents, membres de la famille, 1880-1991 ».

Ils étaient partis en train, par le chaud mois d’avril 1995 ; la nature était en fête, légère, le ciel au-dessus de la gare de la Brest biélorusse était un peu bêta dans son bleu. Quand les wagons s’étaient ébranlés, tortillant du croupion en un dernier adieu, nous avions tourné les talons et repris le quai dans l’autre sens. C’était plus ou moins désert, comme tous les dimanches. Je me demandais encore si je devais éclater en sanglots, quand un sac à bière me zyeuta depuis la portière d’un train de banlieue et lança d’une traite : « Bousillez les juifs, sauvez la Russie ! » Certes, tout cela est par trop littéraire, mais je le raconte tel quel.

J’étais pourtant allée en Allemagne, à l’époque, j’y avais passé un mois, étudiant sans conviction la possibilité de commencer une vie nouvelle, là ou ailleurs. Dans l’énorme foyer de Nuremberg, où dix étages sur douze étaient occupés par des Allemands ethniques*3 ayant retrouvé leur patrie historique, les deux étages supérieurs, à moitié vides, étaient réservés aux juifs. J’y restai deux jours, seule dans une immense chambre comprenant une dizaine de lits, fixés comme les couchettes d’un train, sur deux niveaux. C’était royal. Personne ne me fut imposé ; en revanche, on me remit des tickets-repas de la taille de timbres-poste, ils étaient verts (ceux des Allemands étaient orange). Je me fis aussitôt du thé et m’assis pour contempler la nuit européenne : loin, à la fenêtre, étincelait, ruisselait de lumière un luna park entouré de végétation sombre ; on voyait un stade et on entendait, près de l’entrée, un des voisins d’en bas jouer de la guitare.

Il ne m’était jamais venu à l’esprit de m’intéresser à mes homonymes, essentiellement, sans doute, parce qu’ils étaient trop nombreux. Guinzbourg, Gourevitch, Stepanov du monde entier – nous sommes du même pelage, couche isolante qu’on ne remarque pas d’emblée, ce qui nous empêche de nous identifier comme des parents. Serge Gainsbourg et la Vieille Valse « Rêve d’automne », chanson russe que maman me chantait pour m’endormir, ne m’a jamais paru rimer, fût-ce de loin, avec notre histoire, et moins encore Lidia Guinzbourg, sa science noire de l’homme et sa tendance à « secouer les oripeaux de l’individuel/de l’unique (de la pitié et de la grâce privées, de l’esprit, du talent, du charme), comme si ce n’était pas important, comme si ce n’était pas à prendre en compte ». Homonymes, « pays », camarades de classe, voisins de wagon – tous ces masques d’une communauté de hasard, chers à Sebald, ne m’émouvaient que chez les autres. J’avais lu trop tard des informations sur Guntzbourg, ville de Bavière dont étaient originaires tous ces Guinzbourg et leurs noms ordinaires. Petite, vieillotte, elle était située au bord du Danube ; à deux heures de route, se trouvaient une autre ville bavaroise, Wurtzbourg, et son cimetière juif où est enterrée ma mère. Il est étonnant que je n’aie jamais envisagé son départ comme un retour.

Ils étaient revenus une fois encore à Moscou, six mois avant l’opération de maman. Le pontage coronarien dont elle avait absolument besoin semblait alors une procédure rare et exotique, mais en Allemagne, c’était sûr, ils sauraient s’en débrouiller, pensions-nous. D’ailleurs, on n’avait pas le choix, la malformation cardiaque qu’elle avait de naissance et qu’on lui avait diagnostiquée dans la Ialoutorovsk de la guerre avait fait son œuvre, il n’y avait pas de temps à perdre. J’avais vingt-trois ans et me sentais adulte. Aussi loin qu’il m’en souvienne, nous avions toujours cohabité avec la maladie de maman ; dès l’âge de dix ans, je sortais, la nuit, dans le couloir pour écouter si elle respirait. Tout était en ordre, le matin se levait sans un raté. Je m’y étais peu à peu habituée et ne posais pas de questions inutiles, comme si je craignais de rompre un équilibre déjà fragile. Nous ne parlions pas vraiment de ce qui attendait maman – sinon pour discuter d’un ton alerte de détails insignifiants du quotidien hospitalier. C’est ainsi qu’elle confia d’un ton las à une amie, et pas à moi : « Que veux-tu, ma petite, je n’ai pas d’autre issue. »

Une chose m’avait étonnée, pourtant je m’efforçais d’annuler tout ce qui pouvait laisser entendre que c’était peut-être son dernier séjour ici : sa réticence à évoquer des souvenirs. Je tenais pour une évidence que, dans l’heureuse Moscou estivale qui fleurait l’étang et la poussière, nous devions absolument aller sur la Pokrovka, où se trouvait notre ancienne maison, passer un moment sur le boulevard, poursuivre jusqu’à l’école où, les unes après les autres (Liolia-Natacha-moi), nous avions été élèves. J’avais aussi à mon programme une longue – comme dans l’enfance – conversation sur l’ancien temps, sans compter que je m’apprêtais à noter enfin ses commentaires, afin de ne perdre aucune précieuse information et, au bout du compte, d’écrire un jour mon livre sur la famille. À ma grande surprise, ma mère s’était opposée aux promenades nostalgiques, d’abord avec sa douceur habituelle, puis j’avais essuyé un refus catégorique : ça ne m’intéresse pas. Elle avait, à la place, entrepris de faire le ménage et commencé par jeter à la poubelle les vieux bols, au bord éraflé, que nous utilisions depuis les années 1970. Moi qui ne me serais jamais résolue à un tel sacrilège, je la regardais avec un mélange d’effroi et d’admiration. La maison avait été récurée et étincelait. Des parentes, des camarades de classe étaient venues la voir, ce qui signifiait lui faire leurs adieux, mais on n’en disait rien. Et mes parents étaient repartis.

Je me remémorai tout cela bien des années plus tard, quand je tentai de lire à mon père les lettres de ses proches ; il m’écouta une dizaine de minutes, se rembrunissant peu à peu, puis déclara que cela suffisait, tout ce qu’il avait besoin de se rappeler, il se le rappelait sans cela.

Je ne le comprenais que trop bien, à présent ; depuis quelques mois, j’étais de plus en plus souvent dans un état d’esprit où la contemplation des photos me semblait la lecture d’une nécrologie. Vivants et morts, nous étions tous d’un autre temps : la seule légende ayant un sens était pour moi : « Cela aussi passera. » Tout ce que je pouvais regarder sans crispation dans l’appartement de papa à Wurtzbourg, où se trouvait, plié en quatre, le plaid à carreaux apporté de la ruelle aux Bains, était ses vieilles et nouvelles photos – bord désert du fleuve, barque noire déserte, envahie de feuilles, champ jaune désert, sans le moindre passant, plaine peuplée de milliers de myosotis, sans rien d’humain, pure et déserte, elle aussi. Ce n’était pas douloureux et, pour la première fois de ma vie, je préférai le paysage au portrait. L’album japonais, avec les grands-pères et les arrière-grand-mères, se trouvait là, quelque part dans les tiroirs, mais aucun de nous deux ne voulait faire remonter le passé à la surface.

* * *

Dans les années 1950, papa avait une voisine d’appartement communautaire, la toute jeune et belle Lialia, qui se distinguait par un mode de vie très libre. Quand elle n’était pas chez elle (or elle n’y était jamais), sa mère prenait les appels téléphoniques et, d’une voix aux mille couleurs, disait : « C’est Lialetchka que vous voulez ? Mais Lialetchka, elle est à la bibliothèque. »

Ce printemps-là, c’est moi qui suis allée à la bibliothèque. J’avais eu la chance de passer quelques semaines à la charge d’un antique collège d’Oxford, qui nous avait accueillis, mon livre et moi, avec une extrême cordialité, à croire que mon activité n’était pas une passion honteuse, un papier tue-mouches bien collant où tremblotaient des correspondances à demi défuntes, mais une chose raisonnable et respectable. Dans les pièces blanches de mon logement, lignées par des rayonnages de livres que rien ne venait remplir, et, plus encore, dans les salles à manger et les salles de lecture, la mémoire avait un autre sens, qui m’était étranger : elle n’était pas le but d’une douloureuse expédition, mais la simple conséquence de la durée ; la vie la fabriquait en secret, et elle s’épaississait avec le temps, sans gêner ni inquiéter personne.

J’étais venue travailler, et je n’y arrivais pas : la vie locale avait un effet apaisant et abrutissant, j’avais l’impression d’être retournée dans un berceau qui n’avait jamais existé. Chaque matin, mes pieds nus se posaient sur le parquet ancien, avec le même sentiment de gratitude ; les jardins, telles des tasses, étaient emplis d’une verdure mouvante, au-dessus de laquelle des rossignols secouaient leurs petites boîtes en fer-blanc. Même la gourmandise avec laquelle la pluie déversait ses réserves sur les façades parfaites et les fantaisies de pierre m’attendrissait. Je me mettais tous les jours à mon bureau où reposaient, empilées, les pages de texte, et je passais des heures à regarder ailleurs.

Ma rue s’appelait Haute, High, et occupait dans ma vie une place que l’on peut qualifier de démesurée. Dans la moitié droite d’une vitre tournée vers le territoire du collège, il y avait une ombre fraîche ; à gauche, sous la pluie ou le soleil, la rue se comportait à l’instar d’un écran de télévision allumé. Obstinée, elle refusait de se réduire et de fuir dans la perspective, comme il sied à une route ; elle gîtait au contraire, tel un navire, remontait toujours plus haut, de sorte que voitures et piétons, étonnés, se faisaient plus visibles, aucune silhouette, fût-elle la plus insignifiante, ne disparaissait complètement. Au mépris de toutes les lois, tout se rapprochait et devenait plus net – le vélocipédiste de la taille d’un moustique, comme le moindre rayon oblique de sa roue ; tout cela me gênait terriblement et gênait mon activité, déjà presque figée sans cela.

Il y avait toujours un mouvement complexe, imprévisible : comme dans un théâtre de marionnettes, au son du carillon de l’horloge, allait, à pied, à cheval ou en voiture, une vie infiniment séduisante. Déboulaient, masquant tout, des autobus tout en hauteur ; sur les marches des arrêts, les conducteurs se relayaient, les gens s’apercevaient de loin et ne se perdaient pas des yeux au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient, tentant parfois de se distinguer des autres – ainsi, une fille à peine esquissée, maigre, aux longues jambes, bondit, à un moment, au beau milieu de la rue, elle effectua un saut de cirque, comme si elle claquait des doigts. Bref, rien ne justifiait mon oisiveté, pourtant, pareille aux dames de Géorgie, je passais des heures à ma fenêtre, à détailler les passants ; eux, au lieu de sombrer dans l’oubli, se faisaient de jour en jour plus gros et plus reconnaissables. Je ne cessais de m’étonner, chaque fois que je me retrouvais face à la vitre, et m’apercevais que je pouvais aisément compter les autobus à l’autre bout de la rue qui avait tourné vers le haut. La précision avec laquelle étaient dessinés les passants, leurs minuscules vestes et baskets, m’occupait aussi beaucoup : j’avais affaire, semblait-il, à un mécanisme en action, qui mettait en mouvement l’horloge et les petites figures. Noire et spacieuse, une automobile étincelante prenait le virage, comme si tout se trouvait dans un passé profond, où le détail le plus insignifiant acquérait la dignité d’un témoin. Seulement, il n’y avait rien dont on pût témoigner – à part, et encore, la chaleur qui devenait plus forte et les ombres lilas qui commençaient à palper le trottoir d’en face.

Et voici qu’un jour, une amie m’emmena au musée où était exposé un tableau de Piero di Cosimo, intitulé L’Incendie de forêt. Long, en format paysage, évoquant un large écran de multiplexe pour film catastrophe, il occupait la place d’honneur, mais la petite boutique du musée ne proposait pas la moindre carte postale, le moindre dessous de théière qui en eussent repris un détail. Cela se comprenait : ce qui était dessiné là était éloigné à l’extrême de toutes les représentations du confort. Datant du xvie siècle, le tableau n’était pas sans rapport avec le De natura rerum de Lucrèce, la polémique avec Héraclite et ses représentations du monde. En l’occurrence, Piero se plaçait du côté de l’antique Grec affirmant que le cosmos serait jugé à l’aide du feu maîtrisé. On en retrouvait quelque chose sur le panneau de bois : c’était le Jugement dernier à l’échelle d’un îlot boisé, où apparaissaient « des animaux sauvages et domestiques, se nourrissant d’air, de terre et d’eau ».

Cela ressemblait surtout à un feu d’artifice, comme si le carnaval se prolongeait dans la forêt. Rouges, jaunes, blanches, les braises volantes traversaient la toile dans un craquement assourdissant, que l’on n’entendait pas. J’ai lu que le peintre, outre diverses lubies, avait une peur bleue de l’orage, qu’« il fermait portes et fenêtres, et se terrait dans un coin » ; d’une façon ou d’une autre, c’était perceptible. L’incendie n’était pas seulement le centre du tableau, il était aussi l’omphalos, le nombril de l’univers représenté, et les créatures, effarées, fuyaient par dizaines, courant, rampant, volant en pointillés, ne comprenant pas ce qui se passait et ce qu’elles étaient désormais. Pour moi, ce qu’on voyait ici était une grosse explosion, simplement l’auteur n’en connaissait pas le nom.

Les animaux, pareils à des galaxies nouvellement créées, fuyaient en partant du centre, dont on ne pouvait détacher les yeux – ainsi plonge-t-on son regard dans une fournaise ou le cratère d’un volcan. Telle une lave, ils ne s’étaient pas encore refroidis – au point que certains avaient des visages humains. Il y avait sans nul doute des hommes dans ce monde, avant le feu, du moins. Voyez, un puits en bois est là, à l’écart ; quelques silhouettes en pointillés, évoquant les fresques de Pompéi, sont nettement humanoïdes, mais à côté des bêtes et de leur chaude visibilité, elles paraissent l’ombre d’elles-mêmes, traces sur un mur qu’éclaire la déflagration. Il y a pourtant un survivant, un pâtre que l’on voit distinctement, à demi tourné, aussi perdu que son troupeau en fuite et prêt à foncer à l’aveuglette, tête baissée, à sa suite. Il n’a pas de visage, son bâton suffit, dont il use comme il peut, car, pour citer Héraclite, c’est le fouet (le fléau) qui pousse tout reptile (tout animal) à chercher sa nourriture.

Les bêtes du tableau vont par deux, comme les habitants de l’Arche, et que certaines soient partiellement des hommes n’afflige ni ne gêne personne. Leurs visages humains se sont accrus dans la fuite – chez le cochon domestique et chez le cerf de la forêt ; leurs traits expriment une tendre et douce songerie. On raconte que l’artiste les a ajoutés au dernier moment, alors que le tableau était presque achevé ; certains y voient aussi des caricatures-teasers, faites à la demande du commanditaire. Pourtant, il n’est rien de comique dans ces hybrides couronnés ; ils évoquent surtout des étudiants philosophes qui s’apprêtaient à se promener sous les chênes.

Cela aussi, je le comprenais ; la transformation était en cours, mais on ne pouvait en suivre la trajectoire. Était-ce l’homme qui devenait une bête sous nos yeux, ou l’animal qui s’humanisait et auquel poussait un visage, comme des jambes ou des ailes ? Le daphné devenait laurier, ou l’ours le chasseur ?

Il en ressortait que dans le monde d’après la catastrophe, les bêtes étaient les derniers hommes survivants ; désormais dotées d’une âme, elles étaient l’unique espoir. Toutes – le lion courbé de peur et de fureur, la famille ahurie des ours, avec leurs têtes de pommes de terre, l’aigle inflexible et le héron mélancolique – étaient porteuses de qualités précises, prêtes à se constituer en moi. Par comparaison, nous autres, à peine distincts, paraissions des rudiments ou des ébauches d’un futur qui pouvait advenir ou non. Le reste avait eu la vie sauve et, carré et vivant comme chez Pirosmani*4 ou le Douanier Rousseau, recevait la terre en héritage.

Étonnant, aussi, le fait que le grand héros de ce monde déshumanisé n’était pas un prédateur carnassier, le roi des animaux, mais un innocent herbivore. On n’aperçoit les hommes que d’un côté du tableau, comme si ceux qui échappaient au feu avaient la possibilité, à l’instar des personnages des contes, de choisir d’aller à droite ou à gauche. Le taureau au front puissant de penseur se tient exactement au centre, sur la même ligne que l’arbre de la connaissance, qui divise le tableau en deux parties égales, et que la fournaise. Son expression de réflexion douloureuse le fait ressembler à un pécheur du Jugement dernier de Michel-Ange – bouche ouverte en une grimace d’incompréhension, visage ratatiné-ridé. Mais, cette fois, le choix est offert à un être innocent du péché originel : le taureau est libre de décider s’il doit devenir un homme.

Vasari parle en ces termes de Piero di Cosimo : « Il ne permettait pas qu’on balayât ses pièces, ne mangeait que quand la faim l’y obligeait, interdisait qu’on déracinât ou coupât les arbres fruitiers ; bien plus, il laissait la vigne croître de telle sorte qu’elle traînait sur le sol, tandis que les figuiers et d’autres arbres n’étaient jamais taillés. En un mot, il voulait voir toutes choses aussi sauvages qu’il l’était lui-même, déclarant que les créations de la nature devaient être laissées au soin de celle-ci, qu’on ne devait pas les changer à son gré. Il allait souvent observer animaux et plantes, ou d’autres choses encore que la nature fait, souvent, étranges et par hasard, ce qui lui procurait un tel plaisir, une telle satisfaction qu’il ne se tenait plus d’enthousiasme et le répétait moult fois dans les conversations, au point que, bien qu’il fût agréable de l’écouter, il finissait par ennuyer tout le monde. »

Durant la sombre année 1937, Erwin Panofsky décrit Piero comme un exemple d’atavisme émotionnel : c’est un homme profondément antique, projeté dans la contemporanéité, avec toute sa complexité ; en place d’une nostalgie civilisée, il a le mal le plus désespéré de ce qui n’est plus. J’ai le sentiment que cela cache le désir ancien de considérer l’artiste comme autre : une personne déplacée, un sauvage à l’Exposition universelle de Paris, un Martien sur une planète qui lui est étrangère. On pourrait discuter, n’était un point d’une grande justesse : l’état d’esprit qu’il évoque est aussi une sorte de métamorphose, la résultante d’une calamité qui a fait dérailler le monde.

L’Incendie de forêt montre l’instant même de la surexposition ; dans mon univers personnel des termes photographiques, cela signifierait qu’il y avait soudain plus de lumière que n’en pouvait supporter la fragile réalité d’une pellicule ou d’un tirage. Elle évinçait l’image au profit d’un néant lisse éblouissant. L’instant révélateur – le moment où tout apparaît sous sa forme définitive – est inaccessible à la mémoire et impossible à transmettre. C’est celui auquel nous sommes confrontés quand nous ouvrons les yeux pour la première fois.

Le tableau de Piero di Cosimo est, à ma connaissance, l’équivalent le plus proche de L’Origine du monde de Courbet, sa rime parfaite : le choc et la fascination qu’ils suscitent sont du même ordre. Ce qui, ici, est en jeu, semble-t-il, est la transmission directe du sens, le poids documentaire du récit sur la façon dont l’univers fabrique et rejette de nouveaux détails, contraignant la vie à dévaler, encore et encore, une éternelle pente. Il en ressort que la catastrophe peut être une instance génératrice – four où l’on met à durcir des figurines d’argile ou creuset de transmutation. Ainsi est agencée la création à l’époque prométhéenne, après la première cuisson. C’est à cela que devrait ressembler l’exclusion du paradis dans le monde des guerres aériennes et des armes chimiques, avec des incendies en guise de glaive de feu, et des perdrix volant en triangles dans le ciel bas, tels des avions de chasse.

* * *

Dans l’un des cahiers où maman notait mes conversations d’enfant, tout en haut d’une page lignée, au-dessus d’un bavardage estival sur les pissenlits et les vaches, elle avait ajouté : ce jour-là ma mère est morte, et nous n’en savions rien.

Je me rappelle bien ce jour. Je revois encore ce matin dans la maison inconnue, l’énorme chien sortant de sous une table trop haute pour moi, les encadrements de fenêtres et, plus tard, l’effrayante surface de l’eau qui s’étirait jusqu’au bout du monde : là, je distinguais, se balançant, apparaissant et disparaissant tour à tour, la tête de ma mère qui, Dieu sait pourquoi, avait choisi de nager vers ces lointains où il n’était pas âme humaine. Pour moi, il était clair qu’elle était perdue. Une vie nouvelle, étrangère, commençait, dans laquelle j’étais absolument seule. Je ne pleurais même pas, plantée au bord de l’eau, là où le grand fleuve Volga rencontrait l’aussi grande Oka ; au demeurant, il n’y avait personne pour m’entendre. Quand les adultes étaient revenus, riant, quelque chose, déjà, avait bougé-changé, et c’était irréversible.

La vie, sans doute, ne peut pas ne pas commencer par une catastrophe, souvent survenue bien avant nous et n’ayant aucun besoin de notre participation ou autorisation. On peut même ne pas y voir un malheur – elle crépite, branches sèches, fait voler au-dessus de nos têtes, tels des gonfalons, des langues de flamme blanche, elle est la condition sine qua non de notre apparition, le ventre maternel d’où nous venons au monde et crions de douleur. Lorsque, en ce mois d’août, nous rentrâmes de Nijni (qui s’appelait encore Gorki) et allâmes à la datcha où, dans les coins, se trouvaient les bouquets de grand-mère, où il y avait, dans un sac, un porte-monnaie contenant un abonnement ferroviaire saisonnier, où se répandait le parfum des phlox, notre histoire toute entière était pliée pour des dizaines d’années – chansonnette à refrain. Grand-mère Liolia n’avait que cinquante-huit ans, elle était morte d’une crise cardiaque sans attendre notre venue ; la vie de ma mère formait maintenant une ligne droite : elle avait une tâche et un modèle à imiter. Si, jusqu’alors, sa vie se déroulait au petit bonheur, au gré de son âme, elle devait à présent être menée à un niveau chimérique : sans le dire clairement, maman voulait, semblait-il, devenir pour elle-même et pour nous quelqu’un d’autre, Liolia, ranimer le riche gisement de joie, de tourtes, d’embrassades et de gestion légère de la maison. Elle n’y parvenait pas, nul n’y serait parvenu.

L’histoire de notre maison, pour ce que j’en avais entendu, avait commencé non pas cent ans plus tôt, mais en août 1974. Grand-mère nous avait, à contre-cœur, laissé quitter la table de la datcha et les rideaux ornés de pommes vertes et rouges, pour partir en voyage ; à notre retour, l’endroit était vide et nous étions seuls. Maman s’en voulait, je restais à ses côtés. La terrifiante histoire de la petite fille qui tarde à apporter de l’eau à sa mère malade, puis se précipite, mais tout est déjà fini, des oiseaux volent au-dessus de sa tête et l’un d’eux est sa mère – il est trop tard, trop tard, je ne reviendrai pas –, avait à voir avec nous, bien que personne n’y eût fait allusion. Je le savais, simplement – et pleurais sur cette eau qui n’avait pas été portée à la bouche de la mère, comme si j’étais complice.

Tout ce que j’avais appris par la suite avait été raconté et entendu à la lumière de ce retard ; maman parlait, je gardais ses paroles en mémoire, craignant d’oublier un seul mot et en oubliant malgré tout, fuyant, telle l’enfant de l’histoire, passant la porte pour jouer au-dehors, pour grandir, pour vivre juste comme ça. Je pense qu’elle-même s’était sentie ainsi, jeune, plus que moi aujourd’hui, avec son cahier de recettes écrites au crayon, sa fille âgée de deux ans et les deux vieilles qui ne se reconnaissaient ni mutuellement ni individuellement. Plus tard, elle s’était mise à porter l’alliance de l’arrière-grand-mère Sarah, à l’intérieur de laquelle était gravé MICHA – il apparaissait que l’arrière-grand-père avait le même prénom que mon père, rien ne finissait.

Dans la salle de bains qui servait de laboratoire à papa, dans des bacs cannelés, à la lumière rouge de l’unique lampe, voguaient des carrés de papier brillant. On me permettait de regarder comment apparaissaient les images : le vide complet bougeait soudain, comme l’eau se ride, en coins et lignes incompréhensibles, lesquels, peu à peu, se révélaient des parties d’un tout qui avait un sens. J’aimais par-dessus tout les planches-contacts, feuilles couvertes d’images microscopiques, dont chacune pouvait être agrandie autant qu’on voulait, comme moi, tant que je grandissais. Les petits portraits des parents trouvaient à se loger dans ma poche, rendant un peu plus supportables les soirées au jardin d’enfants ; il apparut, je me rappelle, que j’avais arraché la photo du passeport de mon père, pour l’avoir avec moi.

Mon premier appareil photo avait été un Smena-8, petit, léger, avec des bagues permettant de mesurer l’ouverture du diaphragme et la vitesse d’obturation. On me l’avait offert pour mes dix ans, et je m’étais aussitôt occupée de sauvegarder et préserver. Les pins gris de Saltykovka, les traverses de chemin de fer, les parents d’un ami de datcha, l’eau qui courait sur les pierres, tout cela émergeait parfaitement du néant ; saisis à l’aide de pincettes, les tirages séchaient, mais ne devenaient pas vivants pour autant. Je n’avais pas tardé à abandonner cette activité ; néanmoins, semble-t-il, la leçon n’avait pas été assimilée.

Le livre s’achève. Ce que je n’ai pu sauver s’envole de tous côtés, tels les gros oiseaux plats de L’Incendie de forêt. Je n’ai personne à qui raconter que l’épouse d’Abram Ossipovitch s’appelait Rose. Je ne raconterai pas que, pendant la guerre, Sarah affirmait, catégorique, que la moisissure qui couvrait le pain était de la pénicilline, bonne pour la santé ; que grand-père Lionia avait exigé que l’on sorte, séance tenante, de la maison L’Archipel du Goulag, péniblement obtenu pour une nuit, déclarant que ce serait notre perte à tous ; qu’une fois par semaine, toutes les femmes qui vivaient dans notre appartement communautaire de la Pokrovka se réunissaient à la cuisine, munies de cuvettes et de serviettes de toilette : la pédicure arrivait, et le rituel hygiénique s’effectuait, dans le bavardage général ; que sur le balcon d’une maison que l’on trouve encore dans la ruelle Khokhlovski, soixante-dix ans plus tôt, vivait un écureuil dans une roue. L’écureuil courait, la roue tournait, une petite fille restait plantée devant, à regarder. Dans les années 1890, la famille de Potchinki se rassemblait tous les jours pour le déjeuner et attendait sans mot dire le premier plat. On apportait la soupe. Dans le silence général, le père retirait le couvercle de la soupière, libérant un nuage de vapeur odorante. Il la reniflait et disait avec autorité : « Ça n’a pas l’air très bon. » On pouvait alors servir la soupe, le terrible Abram Ossipovitch vidait son assiette et demandait du rab.

De son fils Grigori, Boussia, on disait : « C’est un jouir. » Autrement dit, un joueur, comme je le comprends aujourd’hui, mais on m’avait expliqué que c’était aussi un jouisseur, un noceur. C’était un bon frère, il aimait tout le monde, s’entendait avec tous ; il avait perdu aux courses son diplôme de l’Université et était mort écrasé par un cheval dans quelque ville lointaine.

Avant que Mikhaïlovna ne devienne la nounou de grand-mère Liolia, elle avait été mariée à un soldat. Dans les boîtes d’archives où tout se sédentarisait, il y avait aussi des mémos la concernant : trois photographies et une icône en papier, sur laquelle la Mère de Dieu apparaissait aux troupes russes, quelque part dans les marécages de Galicie. Les photos racontaient la vie de Mikhaïlovna : la voici, jeune, joue contre joue avec un homme à l’air abattu, à jamais las, portant une blouse d’ouvrier. Elle tient ensuite dans ses bras un pitoyable bébé amaigri. De nouveau, le même homme en capote épaisse, une casquette sur la tête. Le mari a péri au combat, l’enfant est mort ; tous les biens terrestres de Mikhaïlovna consistent en une icône, version lointaine de la Madone de Raphaël, dans un revêtement en argent – un cadeau, autrefois, de mon arrière-grand-père. Dès qu’après la révolution la nounou s’était trouvée dans le besoin, elle était allée vendre cette peau d’argent, elle avait rapporté les sous chez nous, où elle était restée pour toujours. Sur les photographies plus tardives, là encore avec le revêtement d’un foulard blanc, gris, noir, arrangé en forme de cône et masquant tout, hormis le visage, se trouve Mikhaïlovna elle-même. D’elle, sont restées quelques petites icônes bon marché et le psautier en slavon qu’elle lisait le soir.

Peu de temps avant de mourir, tante Galia m’avait offert une robe indienne colorée, en me disant qu’elle ne l’avait portée qu’une fois, une demi-heure, quand j’avais eu la visite d’un petit chien. Je connaissais son amour secret : un voisin, qui promenait son chien en laisse dans la cour. Il était mort sans deviner à quelle fin elle sortait à sa rencontre, le soir. Galia aimait les cadeaux, les surprises, le chatouillis de l’attente d’une fête. Je la revois cherchant dans tous les coins : « les choses les plus petites sous l’oreiller, les plus rondes dans l’armoire, les plus rigolotes derrière le divan ».

Parmi les photos les plus anciennes, il est une vieille femme coiffée d’un bonnet et vêtue de dentelles, la peau tend ses pommettes, tel un pommeau de canne, ses lèvres sont pincées, ses yeux vous traversent. C’est une arrière-arrière-arrière sans nom, quelqu’un de la famille de grand-père Lionia (au dos de la photographie, on trouve « Kherson », ce qui confirme la chose). Un jour qu’elle avait prévu de faire un tour en bateau à vapeur, on lui avait recommandé de rester chez elle ; cela se passait au printemps, un vent fort et glacial soufflait. Elle avait refusé d’obtempérer, avait pris froid et rendu l’âme quelques jours plus tard.

On a parfois l’impression que l’on peut aimer le passé, à condition d’être certain qu’il ne reviendra plus. Si j’espérais que m’attendrait, au bout du voyage, une boîte à petits secrets pareille à celles de Cornell, spécialement cachée pour moi, j’avais tort. Les lieux où bougeaient, restaient figés, s’embrassaient les gens de ma famille, où ils descendaient jusqu’au fleuve ou bondissaient dans le tramway, n’avaient pas fraternisé avec moi. Le champ de bataille, vert et indifférent, était envahi d’herbe.

C’est comme les jeux de Quest sur ordinateur : quand on ne connaît pas le jeu, on est amené par des astuces jusqu’à des portes étrangères, des portes secrètes mènent à un mur aveugle, nul ne se rappelle rien. Et c’est tant mieux. Un poète a dit que personne ne reviendrait jamais en arrière, un autre – qu’oublier ce qui a été signifie commencer à être.

 

Le paquet avait été préparé avec tout le soin possible. La boîte était tendue de papier de soie ; dans du papier de soie également, fin et opaque, on avait enveloppé chaque pièce. Je les démaillotais les unes après les autres et les couchais sur la table du déjeuner, côte à côte, de sorte que je voyais toutes les ébréchures, toutes les bosses, la terre qui s’était incrustée dans les flancs de porcelaine, les vides en place de pieds, de mains, de têtes. Des têtes, au demeurant, il n’en manquait pas beaucoup. Certaines conservaient même leurs petites chaussettes, seule pièce de toilette qui leur était autorisée. Pour le reste, elles étaient nues et blanches, comme si elles venaient tout juste au monde, avec toutes leurs mutilations. Les Charlotte gelées, représentantes de la population des survivants, me semblent être ma famille, ma parentèle, et moins je peux en dire sur elles, plus elles me sont proches.

*1. Alexandre Kerenski (1881-1970) : avocat, il joue un rôle important dans les gouvernements provisoires entre la révolution de février 1917 et le coup d’État d’Octobre. Il émigre dès l’arrivée des bolcheviks au pouvoir et se réfugie aux États-Unis.

*2. Alexandre Men (1935-1990) : prêtre orthodoxe, théologien, prédicateur, il est une figure importante de la période connue sous le nom de perestroïka. Son assassinat est à ce jour impuni.

*3. Allemands installés en Russie depuis le xviiie siècle, notamment sur les bords de la Volga. Beaucoup ont émigré en Allemagne après l’effondrement de l’URSS.

*4. Niko Pirosmani (1862-1918) : peintre naïf géorgien.

Références

1. Titre du journal de l’écrivain Iouri Olecha (1899-1960).

2. Emprunt au roman d’Ivan Gontcharov Une histoire ordinaire (1847).

3. Emprunt au célèbre roman de Mikhaïl Boulgakov Le Maître et Marguerite, écrit entre 1927 et 1939.

4. Premier vers d’un poème de Pouchkine datant de 1820.

5. Résolution du Comité exécutif, en date du 2 septembre 1918. Pour lutter contre « l’intervention impérialiste », décision est prise de placer tous les fronts et toutes les institutions militaires sous le commandement d’un Conseil militaire révolutionnaire et de son commandant en chef.

6. Alexandre Pouchkine, Eugène Onéguine, chapitre II, XXXVI.

7. Le pot magique des frères Grimm, dans le conte Le Pot de bouillie (parfois traduit par Le Pot de porridge).

8. Allusion au roman de Iouri Tynianov, Une majesté en cire (1930), consacré à la mort de Pierre le Grand, à son masque mortuaire et à son cabinet de curiosités, le premier en Russie, qui renfermait de nombreuses pièces anatomiques.

9. Dans sa Philosophie de l’Œuvre commune (Éditions des Syrtes, Genève, 2021), l’une des créations les plus originales de la pensée russe, Nikolaï Fiodorov (1829-1903) appelle les savants du monde entier à œuvrer tous ensemble à la résurrection physique des générations disparues. Plus largement, il exhorte l’humanité à vaincre la mort, à se libérer des entraves terrestres pour explorer et habiter les espaces sidéraux et assumer ses responsabilités à l’égard de la Terre, épuisée par le saccage de la nature, le pillage des richesses et une consommation effrénée.

10. Le terme est, là encore, lié à Nikolaï Fiodorov, qui appelle à ressusciter activement les ancêtres.

11. Petit poème de Samuel Marchak (1887-1964), devenu un classique de la littérature enfantine.

12. Voir Livre de Daniel, chapitre 3.

13. Ainsi se termine une chanson-poème de Vladimir Vyssotski, intitulée Il n’est pas rentré du combat.

14. La Reine dans Blanche-Neige.

15. Extrait d’un conte pour enfants d’Arkadi Gaïdar, Tchouk et Guek (1939).

16. Poème de Mandelstam, écrit en 1935 à Voronej.

17. Allusion, notamment, au Sceau égyptien d’Ossip Mandelstam (1928).

18. Deux textes de Mandelstam écrits respectivement entre 1922 et 1929, 1933 et 1935.

19. Emprunté au Chant X de la Divine Comédie« [les gens couchés dans les sépulcres], peut-on les voir ? »

20. Extrait du poème de Mandelstam Le crépuscule de la liberté (1918). Nous citons ici la traduction de Marina Tsvetaïeva parue dans la revue Lumière, no 9, Paris, 1922.

21. Poème « Prends pitié » (1920).

22. Citation tirée de L’Apocalypse de notre temps de Vassili Rozanov (1856-1919) :

« La Divina Commedia

Un rideau de fer tombe sur l’Histoire russe en cliquetant, grinçant et crissant.

“La représentation est terminée.”

Le public se lève.

“Il est temps d’enfiler sa pelisse et de rentrer chez soi.”

Il se retourne.

Plus de pelisses ni de maisons. »

Traduction de Jacques Michaut, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1976.

23. Matthieu, 2:18.

24. Tiré du poème La cassette de l’Histoire. Le vers se complète de : « Avez-vous existé pour de bon, mes petites ? »

25. Chanson intitulée Pas un mot, ô ami…, paroles de Tchaïkovski.

26. Chanson, sur un air de valse, extrêmement populaire pendant la Seconde Guerre mondiale et qui le restera longtemps. Son titre complet est L’humble petit foulard bleu. Cette chanson, interprétée par différents artistes, a assuré la renommée de la blonde Klavdia Chouljenko, qui la chantait au front.

27. Version russe de la chanson mexicaine Cielito lindo, également chantée par Klavdia Chouljenko.

28. Matthieu, 6:20.

29. Boris Pasternak dans un poème des années 1930.

30. Dans le poème Rouslan et Ludmila (1820).

31. Extrait de Rouslan et Ludmila.

32. Jeu de l’auteur sur le proverbe russe « Ce qui est écrit à la plume ne se tranche pas à la hache », variante de « Les paroles s’envolent, les écrits restent ».

33. Nicolas Gogol, Les Âmes mortes, traduction d’Anne Coldefy-Faucard, Verdier « Poche », Lagrasse, 2009.

34. Matthieu, 12:43-45 ; Luc, 11:26-28.

35. Chant révolutionnaire polonais datant de 1893, repris, notamment, par les révolutionnaires russes et espagnols.

36. Chant révolutionnaire datant de 1896 ou 1897.

37. Il s’agit de la Marseillaise ouvrière, chant révolutionnaire russe reprenant en partie la mélodie de la Marseillaise, mais dont les paroles ont pour origine un poème de Piotr Lavrov, datant de 1875.

38. L’auteur joue avec une très ancienne expression russe – Ivan qui n’a pas la mémoire des siens. Cette expression est aujourd’hui employée pour caractériser un homme qui ne respecte pas les traditions, qui s’est coupé de ses proches. Il existe plusieurs versions de son origine. Selon l’une d’elles, elle serait liée à des bagnards en fuite, rattrapés par la police : n’ayant pas de papiers d’identité, ils prétendaient tous s’appeler Ivan et, à la question de leurs origines, ils répondaient qu’ils n’avaient pas la mémoire de leurs parents. Ils étaient donc officiellement inscrits comme Ivan qui n’a pas la mémoire des siens.

39. Extrait du chant révolutionnaire Vous êtes tombés, victimes de la lutte fatale.

40. Puppchen, du bist mein Augenstern : chanson du compositeur berlinois Jean Gilbert [pseudonyme de Max Winterfeld]. Créée en 1912, elle connaît un incroyable succès.

41. Extrait du poème d’Ossip Mandelstam Encore on regorge de vie à ras bord… (1935). Traduction de Jean-Claude Schneider, in Ossip Mandelstam, Œuvres complètes, Le Bruit du temps / La Dogana, tome 1, 2018, p. 461.

42. Extrait d’Entretien sur Dante d’Ossip Mandelstam (traduction de Jean-Claude Schneider).

43. Allusion au conte de Pouchkine Le Tsar Saltan, dans lequel la princesse et son fils, Gvidon, sont enfermés dans un tonneau et jetés à la mer. Par bonheur, la vague les déposera sur le rivage.

44. On a peu de chances de savoir comment est réellement mort le tsarévitch Dmitri, mais la légende populaire, confortée par Pouchkine dans son Boris Godounov, veut que ce dernier, ancien conseiller d’Ivan le Terrible, l’ait fait assassiner pour régner.

45. Extrait d’Histoire de Sonetchka de Marina Tsvetaïeva, la dernière grande œuvre en prose de l’auteur (1937).

46. L’expression vient du Journal d’un homme de trop d’Ivan Tourgueniev, paru en 1850. Elle désigne généralement des aristocrates et intellectuels du xixe siècle, perdus dans leurs réflexions, incapables d’agir et, partant, d’être véritablement utiles au pays.

47. En réalité, des livres interdits.

48. Extrait de Mes cahiers (1927) de Mikhaïl Prichvine.

49. Cité d’après le roman de Nikolaï Ostrovski, Et l’acier fut trempé (écrit en 1932, publié en 1934).

50. Tiré d’Histoire d’un homme véritable (1946) de Boris Polevoï, livre qui, deux ans plus tard, fut porté à l’écran. Le prototype du héros est l’aviateur Alexeï Maressiev, dont l’avion fut abattu par l’ennemi pendant la Seconde Guerre mondiale et qui, malgré ses jambes fortement endommagées, réussit à rejoindre les siens et poursuivit le combat.

51. Chant datant de 1828, dont le texte est modifié en 1915 et devient, pendant la Guerre civile, le chant des partisans rouges du fleuve Amour.

52. Extrait de la chanson Croiseur Aurore, créée en 1973. Elle résonne pour la première fois la même année, dans un film de marionnettes consacré au célèbre croiseur.

Table

Couverture

Page de titre

Page de Copyright

Première partie

I. Le journal d'une autre

II. Des commencements

III. Un certain nombre de photographies

IV. Le sexe des morts

Non-chapitre. Leonid Gourevitch, 1942 ou 1943

V. L'Aleph et ses suites

VI. Une histoire d'amour

VII. L'injustice et ses facettes

Non-chapitre. Nikolaï Stepanov, 1930

VIII. Failles-accrocs et diversions

Non-chapitre. Liolia (Olga) Friedman, 1934

IX. La question du choix

Deuxième partie

I. Il se cache, le juivaillon

Non-chapitre. Sarah Guinzbourg, 1905-1915

II. Les selfies et leurs suites

III. Goldchain ajoute, Woodman soustrait

IV. Mandelstam rejette, Sebald ramasse

Non-chapitre. Liolia (Olga) Gourevitch, 1947 (?)

V. D'un côté, de l'autre

VI. Charlotte ou la désobéissance

Non-chapitre. Les Stepanov, 1980, 1983, 1984-1985

VII. Voix : Jacob, photo : Esaü

VIII. Liodik ou le silence

IX. Joseph ou l'obéissance

X. Ce que j'ignore

Troisième partie

I. On n'échappe pas à son destin

II. Le petit Lionia de la chambre d'enfant

III. Gamins et gamines

IV. La fille du photographe

Références

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