Le Château des Carpates est un roman de Jules Verne publié pour la première fois en 1892. Il est possible que Bram Stoker s'en soit inspiré pour son roman Dracula de 1897.
Dans le village de Werst dans les Carpates de Transylvanie (dans l' Autriche-Hongrie de l'époque), des choses mystérieuses se produisent et les villageois croient que Chort (le diable) occupe le château. Un visiteur de la région, le comte Franz de Telek, est intrigué par les histoires et décide d'aller au château et d'enquêter. Il constate que le propriétaire du château est le baron Rodolphe de Gortz, qu'il connaît; des années plus tôt, ils étaient rivaux pour les affections de la célèbre prima donna italienne La Stilla. Le comte pensait que La Stilla était morte, mais il voit son image et entend sa voix venant du château. Il est révélé plus tard qu'il ne s'agissait que d'une image fixe projetée accompagnant un enregistrement phonographique de haute qualité.
Illustrations:
David Chapoulet (p. 11, 20, 23, 26, 39, 48, 50, 55),
Bruno David (p. 6, 17, 31, 35, 41, 59, 62, 66)
Chapitre 1
Une nouvelle terrifiante
Cette histoire se déroule en Transylvanie, une région de y l’empire d’Autriche. La Transylvanie est située au sud de la Hongrie, au nord de la Valachie et à l’est de la Moldavie. Son nom en magyar [1] est «l’Erdely», le pays des forêts. On y trouve des cultures et de beaux pâturages [2], des vallées et des rivières et les hautes montagnes des Carpathes. Ses habitants sont des Roumains, des Hongrois, des Tsiganes, des Szeklers et des Saxons.
Nous sommes un 29 mai de la fin du 19e siecle. Un berger surveille un troupeau[3] de brebis, sa grosse pipe a la bouche. Il s'appelle Frik. Il est grand et sec [4], la couleur de ses veux est entre le bleu et le vert. Il a les cheveux et la barbe en désordre, comme ses habits.
Frik habite une vieille maison à l’entrée du village de Werst avec ses moutons et ses cochons. Mais, en ce moment, il est couché dans l’herbe sur le plateau du Retyesat.
Il est quatre heures de l’après-midi et le soleil disparait petit à petit derrière les montagnes. Frik se tourne vers l’est et regarde au loin la forme d’un très vieux château. Celui-ci se trouve sur le plateau d’Orgall, près du col de Vulkan. L’œil du berger est encore très bon et il voit tous les détails. Soudain, il s’écrie:
— Vieux château! Ton arbre avait quatre branches hier. Ce matin, il en a trois. Tu n'existeras plus dans trois ans!
Le lecteur comprendra plus loin les paroles de Frik. Mais il doit savoir ceci avant: dans tous les pays, les habitants des campagnes croient aux pouvoirs surnaturels des bergers. Pour eux, les bergers peuvent jeter des sorts [5] aux personnes et aux animaux. C’est pourquoi ils leur parlent avec gentillesse et leur disent toujours bonjour.
Pour les habitants de Transylvanie, Frik est donc un sorcier. «Les vampires lui obéissent», disent les tins. «Il parle avec les loups la nuit», disent les autres. Frik est heureux de cette situation, car il peut vendre des potions magiques aux habitants.
Frik croit aussi aux légendes de son pays. C’est pourquoi, quand il voit les trois branches de l'arbre, il veut vite annoncer la nouvelle au village.
Frik rassemble le troupeau et prend la route de Werst. Ses deux gros chiens méchants aboient [6] sur les moutons. Le troupeau n'appartient pas à Frik, mais au juge Koltz. Koltz aime bien Frik, car il sait tondre les moutons [7] et soigner leurs maladies.
Frik marche entre des champs de «koukouroutz», le maïs du pays. Puis, le chemin passe entre une forêt et une rivière appelée la Sil. Les animaux s’y arrêtent pour boire.
Soudain, un homme apparaît et crie:
— Eh, l’ami!
Il s’agit d’un colporteurs [8] qui parcourt les campagnes pour vendre des lunettes, des thermomètres, des baromètres et de petites horloges. Les objets pendent à son cou et à sa ceinture.
Il salue Frik de la main et lui dit en roumain:
— Comment allez-vous?
— Je vais comme le temps, répond Frik.
— Alors vous allez bien car il fait beau.
— Et j'irai mal demain, car il va pleuvoir.
Le colporteur est surpris, car il n'y a pas de nuage dans le ciel. Mais Frik lit le temps dans la laine de ses moutons.
— A quoi servent tous ces objets? demande Frik.
— Ils servent à tout le monde.
— Même à des bergers?
— Même à des bergers. Ce thermomètre, par exemple, vous dit s'il fait chaud ou froid.
— Je sais bien quand j'ai chaud ou froid!
— Et ce baromètre vous dit s'il fera beau ou mauvais demain.
— Les nuages me disent la même chose.
— Vous avez peut-être besoin d'une horloge?
— Une horloge? J'en ai une là-haut, le soleil!
— Heureusement que j'ai d autres clients que les bergers! Vous n’avez besoin de rien alors?
— De rien.
Frik va repartir, mais il voit un tuyau accroché à la bretelle du colporteur.
— A quoi sert ce tuyau?
— C'est une lunette.
Frik la prend et l'observe avec intérêt. Il a de bons yeux et n'a pas besoin de cette lunette. Mais le colporteur lui propose de l’essayer.
— Ça ne me coûtera rien?
— Rien. Sauf si vous l’achetez.
Frik ferme l'œil gauche et place la lunette sur son œil droit. Il regarde vers le col du Vulkan, puis vers le village de Werst.
— C’est vrai, c’est mieux que mes yeux. Tiens, je vois Nic Deck, le forestier [9]. Et Miriota qui sort de la maison de maître Koltz et va vers Nic. Ah les amoureux!
— Regardez plus loin!
— Ça ne coûte pas plus cher?
Frik regarde la Sil hongroise, puis le village de Livadwel et le clocher de l’église de Petroseny. Soudain, il a une idée et dirige la lunette vers le château.
— Ah, j'avais raison, la quatrième branche de l’arbre est au sol. Le diable va la mettre dans son feu.
Que veut dire le berger? Le colporteur va demander des explications, mais Frik s’écrie [10] avec peur:
— Quelle est cette brume [11] qui s’échappe du donjoni [12]? Non, ce n’est pas de la brume, c’est une fumée. Mais c'est impossible, les cheminées du château ne fument plus depuis des années!
Frik pense tout d’abord que la lunette est sale. Il nettoie le verre, puis la remet devant son œil : c’est bien de la fumée.
— Combien pour votre tuyau? demande-t-il.
— Un florin et demi.
Frik prend l'argent dans son sac et achète la lunette pour le juge Koltz (il espère lui revendre deux florins). Il appelle ses chiens et repart vite en direction de Werst.
Laissons-le aller et parlons pendant ce temps du château.
Les constructions des hommes ressemblent parfois aux roches des montagnes. Pour les touristes, le château des Carpathes existe seulement dans l'imagination des habitants de la région. Bien sur, ils peuvent prendre un guide et aller vérifier. Mais personne ne veut les accompagner, même pour une fortune! Tout le monde a peur des histoires horribles et des superstitions [13] sur le château.
Pourtant, il vaut le coup [14]. Depuis son donjon, on voit la frontière avec la Valachie, la route de Vulkan, les vallées des deux Sils, les villages de Livadzel, Lonyai, Petronseny et Petrilla, les sommets du Retyezat et du Paring, et au loin, les Alpes de la Transylvanie centrale.
Le château date du 12e ou du 13e siècle. C’est une vraie forteresse [15]! Il comprend deux bastions [16], une chapelle et un donjon avec une terrasse. Peut-on entrer à l’intérieur? On ne le sait plus.
Les propriétaires sont les barons de Gortz, les seigneurs du pays depuis très longtemps. Leur devise
Un jour, Rodolphe a quitté le château et n’est pas revenu. Qu’est-il devenu? On ne le sait pas. Depuis, le château est abandonné et on raconte beaucoup d’histoires. On dit que les esprits des morts y apparaissent la nuit.
D'ailleurs, ces histoires font partie de l’éducation des habitants de Werst. Le pope [17] et le maitre d’école Hermod les apprennent à leurs fidèles [18] et à leurs élèves. Ainsi, dans la région, les loups-garous [19] courent la campagne, des vampires (les stryges) boivent du sang humain et les «staffii» deviennent méchants sans leur diner du soir. Il y aussi les «babes» (des fées) qu’il ne faut pas rencontrer le mardi ou le vendredi, les «balauri» (des dragons gigantesques) qui vivent dans les forêts et les «zmei» (des êtres aux grandes ailes) qui enlèvent les jolies filles.
Les gens en sont sûrs: tous ces êtres habitent dans le château des Carpathes. Il est donc dangereux de s’en approcher. Mais, d'après la légende, tout cela prendra fin avec la destruction du château. Et, le château disparaîtra en même temps que son arbre. Ce sont les notables [20] de Werst qui le disent.
C’est pourquoi Frik observe chaque jour l'arbre du château avec attention. Mais la fumée est une nouvelle encore plus importante: pourquoi des êtres surnaturels font-ils du feu? C’est inexplicable!
Frik court donc vite vers le village. Des paysans lui disent bonjour, mais il ne leur répond pas. Cela inquiète les paysans: pour éviter les mauvais sorts [21], il faut dire bonjour au berger, mais il faut aussi avoir une réponse du berger!
Quand il aperçoit le juge Koltz, Frik lui crie:
— Le feu est au château!
— Es-tu fou? Les pierres ne brûlent pas.
— Le château ne brûle pas, mais il fume! Venez voir!
Tous les deux se dirigent vers la terrasse de la grande rue du village. De là, on voit le château. Frik tend la lunette â maitre Koltz.
— Qu est-ce que c’est?
— Une machine pour vous. Elle coûte deux florins, mais elle vaut au moins quatre florins. Placez-la devant votre œil et regardez vers le château.
Koltz regarde dans la lunette. Nic Deck, Miriota et des voisins arrivent à ce moment-là. Ils regardent à leur tour dans la lunette. C’est sûr, il y a une fumée au-dessus du château.
Pour tous, c’est une nouvelle terrifiante [22].
Chapitre 2
Une voix de l’autre monde
Werst n'est pas sur les cartes, car ce n’est pas un village important. Il est même moins important que son voisin, Vulkan. Le travail dans les mines a permis le développement de villages proches. Mais Werst et Vulkan sont aujourd hui comme ils étaient il y a cinquante ans. Et ils seront toujours les mêmes dans un demi-siècle.
Werst a entre quatre et cinq cents habitants. Ils sont cultivateurs [23], gardiens de la frontière ou infirmiers de la quarantaine [24]. Les troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs, les marchands de viande, de fruits et de céréales, et les rares voyageurs empruntent son unique rue.
Pourtant la région est riche. Son sol contient de nombreux trésors: du sel, du plomb, du mercure, du fer, du charbon et même de l’or [25]! Bien sur, il y a des installations modernes dans les villages de Torotzko ou de Lonvai. On y trouve même des magasins et de belles maisons. Mais à Werst et à Vulkan, il n'y a rien de tout cela.
Il y a une soixantaine de maisons plus ou moins en bon état à Werst. Leurs murs sont en terre et elles ont un seul étage. Mais elles ont aussi du charme avec leurs fleurs aux portes et aux fenêtres, leur vue sur les montagnes et le ciel bleu.
À Werst, on parle le roumain et on est chrétiens. La civilisation traverse les montagnes, dit-on. Eh bien, elle ne passe pas à travers celle des Carpathes. Werst est en effet le village le moins développé de la région. On naît, on grandit, on meurt à Werst et on ne le quitte jamais.
Mais le village a quand même un maître d’école et un juge.
Le magister Hermod enseigne tout ce qu'il connaît. C'est-à-dire lire, écrire et compter. C’est tout. Science, histoire, géographie, littérature? Non! Par contre, il connaît très bien les chants populaires et les légendes du pavs.
Le juge, maître Koltz, est un petit Roumain d'une soixantaine d'années. Ses cheveux sont gris et très courts et sa moustache est noire. Ses yeux sont doux, mais ils ne sont pas vifs. Il est fort comme un habitant des montagnes. Il porte un grand chapeau sur la tête, une ceinture sur le ventre, une veste sans manche, un pantalon court et de hautes bottes de cuir. Il est aussi le maire de Werst et s’occupe du village sans oublier son intérêt. Par exemple, il touche de l'argent [26] sur tous les achats et les ventes dans le village. De plus, les étrangers lui pavent une taxe de passage.
Les pavsans de la région sont pauvres, mais maître Koltz, lui, vit bien. Il a des terres pour ses troupeaux et pour ses cultures. Il vend le vin de ses vignes (sauf celui de son importante consommation personnelle). Bien sûr, sa maison en pierre est la plus belle du village! Des légumes et des arbres fruitiers poussent dans le jardin. A l'intérieur, il y a des pièces pour manger et d’autres pour dormir. Elles sont meublées avec des lits, des tables, des bancs, des armoires… Des portraits des patriotes [27] roumains décorent les murs.
La femme du juge est morte depuis dix ans. Miriota, sa fille de vingt ans, vit avec lui dans la grande maison. Elle est gracieuse, blonde avec des veux bruns et un regard très doux. Toute la région aime sa chemisette, sa jupe, ses petites bottes en cuir jaune et son mouchoir sur la tète. Cette belle fille riche s'occupe bien de sa maison et sait lire, écrire et calculer grâce à maitre Hermod. De plus, elle connaît toutes les légendes du pavs. Et elle les croit toutes vraies.
Miriota est la fiancée de Nicolas Deck, un forestier de vingt-cinq ans, grand et fort, à la chevelure noire et au regard franc. Nic plaît au père de Miriota, car il a des terres dans les environs de Werst. Nic plaît à Miriota, car il est beau et gentil. Une grande fête aura lieu dans quinze jours pour leur mariage. Après, Nic habitera dans la maison de Koltz. Ainsi, Miriota n'aura plus peur d'entendre une porte grincer [28] ou de voir apparaitre un fantôme.
Les deux autres notables de Werst sont le magister et le médecin.
Le magister Hermod est un gros homme de cinquante-cinq ans à lunettes et à pipe. Il a quelques cheveux sur sa tête. Il a un tic [29] sur la joue gauche. Pour lui, l'écriture est plus importante que les connaissances. C’est pourquoi il passe son temps à tailler les plumes de ses élèves.
Le médecin Patak est un petit homme avec un gros ventre, âgé de quarante-cinq ans. Il ne connaît pas la médecine et est en réalité infirmier de la quarantaine. Mais l’air de la région est excellent et on n’est jamais malade à Werst. Patak ne croit pas aux légendes sur le château. Depuis des années, il dit:
— Demandez-moi d’aller au château, et j'y vais.
Mais personne ne lui demande.
Revenons maintenant à la terrasse du village: Frik et une vingtaine d’habitants y sont rassemblés.
— Qui a allumé le feu? demande une vieille femme.
— Le Chort, dit Frik, le diable [30]!
Tous regardent vers le château et voient très bien la fumée (même si, en fait, ils sont trop loin pour la voir). Mais pour comprendre leur réaction, le lecteur doit croire aux phénomènes surnaturels, comme eux. Avant, le château faisait peur, car il était vide. Aujourd’hui, il fait peur, car il est habité!
À Werst, l’auberge du
L’auberge est une vieille maison en bois et en pierre sans étage. Elle est en mauvais état, mais elle est agréable. On entre dans sa grande salle depuis la terrasse par une porte vitrée. On y trouve des tables et des tabourets pour s’asseoir. Deux fenêtres ouvrent côté terrasse. Deux autres fenêtres donnent sur la vallée du Vulkan. L'une des fenêtres reste toujours fermée. Un torrent, le Nyad, coule juste en dessous. A droite de la grande salle, il y a une demi-douzaine de chambres pour les rares visiteurs. La chambre de Jonas est une petite pièce avec une petite fenêtre qui donne sur la terrasse.
Le soir du 29 mai, les grosses têtes [31] de Werst se réunissent à l’auberge: il y a maître Koltz, le magister Hermod, le forestier Nic Deck, une douzaine d'habitants et le berger Frik. Le docteur Patak n’est pas là, car il est près d’un malade qui va bientôt mourir.
II viendra à l’auberge quand le mort n’aura plus besoin de lui.
Tous parlent de la fumée au château et, en même temps, ils mangent et ils boivent. Jonas sert du «mamaliga» (un gâteau de maïs) et des verres de «rakiou» (une liqueur forte qu'on boit en grande quantité dans cette région).
A huit heures et demie du soir, ils sont tous d'accord: si le château est habité, il devient dangereux pour le village. Mais que faire?
— C'est très grave, dit Koltz, les étrangers ne venaient déjà pas beaucoup…
— Ils ne viendront plus du tout maintenant, ajoute Jonas.
— Des habitants veulent quitter le village, dit un buveur.
— Moi, par exemple, dit un paysan, je vends mes vignes et je pars.
— Mais vous ne trouverez pas d'acheteur, dit Jonas.
Sans voyageurs, Jonas ne gagne pas d’argent; sans étrangers, Koltz ne perçoit pas la taxe; sans acheteurs, les propriétaires ne peuvent pas vendre. Cette situation existe depuis des années, mais aujourd'hui, elle est pire!
— Peut-être faut-il aller voir, dit Frik d'une voix hésitante.
— Il a raison, dit Jonas. Une main a allumé ce feu et…
— C’est peut-être une griffe [32], dit un vieux paysan.
— Main ou griffe, il faut savoir, dit Jonas.
— Qui sont-ils? s’écrie Koltz.
— Des êtres surnaturels, répond Hermod. Ou peut-être des lamies, ces monstres qui se présentent sous la forme de belles femmes…
Tous regardent par la fenêtre: aperçoivent-ils ces créatures?
— Mais pourquoi des esprits allument un feu? demande Jonas. Ils ne cuisinent pas.
— C'est pour leur sorcellerie, dit Frik.
— Bien sûr! ajoute Hermod.
Tout le monde est d'accord: des êtres surnaturels sont installés dans le château des Carpathes.
Nic Deck écoute sans parler. Il s’intéresse depuis longtemps au château. Mais Miriota l'empêche d’y aller. D’ailleurs, personne ne veut y aller: Koltz se trouve trop vieux, Hermod doit garder son école, Jonas a son auberge, Frik doit garder ses moutons et les autres paysans doivent s'occuper de leurs animaux.
A cet instant, la porte de l’auberge s’ouvre brusquement et les notables prennent peur! Mais c’est le médecin Patak (personne ne le prend pour une belle et dangereuse lamie)! Son client est mort.
— Alors les amis, dit-il, vous parlez encore du château du diable! Mais laissez-le fumer, ce château. Hermod aussi fume toute la journée! Les revenants ont fait du feu? Pourquoi pas. Ils ont froid ou bien ils font du pain.
Le maitre Koltz lui demande alors:
— N’avez-vous pas dit: «Demandez-moi d’aller au château, et j'y vais.»?
— Je l'ai dit et je peux le répéter.
— Il faut le faire, dit Hermod.
— Le faire?
— Nous vous le demandons.
Le visage du docteur devient blanc. Les autres insistent.
— Vous êtes sérieux, dit Patak, je dois aller au château? Mais, réfléchissez mes bons amis…
— Nous avons réfléchi.
— Pourquoi aller la-bas? De braves gens sont installés au château et…
— Ils ont peut-être besoin d'un docteur.
— Dans ce cas, je peux y aller, mais qui me paiera?
— Nous, disent plusieurs clients de l'auberge. Vous n’avez pas peur, car vous ne croyez pas aux esprits.
— Mais si quelqu'un a besoin de moi au village?
— Il n’y a pas de malade à Werst, dit Koltz.
— Etes-vous prêt à y aller? demande Jonas.
— Non, dit le docteur. Je n'ai pas peur, mais pourquoi y aller pour une fumée. Je n'irai pas.
Soudain, Nic Deck dit:
— J’irai moi. Mais à une condition: Patak vient avec moi.
— Moi? dit Patak. C'est peut-être une belle promenade, mais il n’y a plus de route jusqu'au château…
— Je l’ai dit, j’irai, dit Nic Deck.
— Mais moi, je n’ai rien dit, dit Patak.
— Si, vous l’avez dit! dit Jonas
— Oui, oui, disent tous les clients.
Le médecin ne veut pas devenir la risée [33] de toute la région. Alors, il accepte à contrecœur [34].
— Nous partons demain dans la matinée, dit Nic Deck.
Un long silence suit ces paroles, puis, soudain, on entend une voix:
— Nicolas Deck, ne va pas demain au château ou un malheur t’arrivera!
Qui a parlé? Personne ne connaît cette voix.
C’est une voix surnaturelle, une voix de l’autre monde.
Tout le monde a peur. Seul Nic a le courage de chercher dans la salle et dans les chambres. Mais il ne trouve personne.
Quelques instants plus tard, tout le monde rentre chez soi. Jonas reste seul et ferme sa porte à double tour.
Le village a très peur.
Chapitre 3
La voix avait raison
Le lendemain, à neuf heures du matin, Nic Deck et le docteur Patak préparent leur départ. Nic veut monter le col [35] deVulkan et arriver au château par le chemin le plus court.
Les villageois ont peur: une voix mvstérieuse a menacé Nic Deck et, pourtant, il veut aller au château. Ses amis veulent le faire changer d’avis. Sa fiancée, Miriota, le supplie [36] de rester. Mais quand Nic décide quelque chose, il le fait. Même s’il doit mourir. Lorsque l’heure du départ arrive, Nic serre Miriota contre lui.
Et le docteur? Eh bien lui, il essave de ne pas partir…
— Vous avez promis de venir avec moi, lui dit Nic. J’y vais, donc vous y allez aussi.
Koltz, Hermod, Frik et Jonas accompagnent les deux hommes jusqu’au tournant de la grande route. Là, Koltz observe le château à travers sa lunette (il l’a toujours avec lui maintenant). Il n’y a plus de fumée. Les êtres naturels ou surnaturels sont-ils partis? Il y a une seule façon de répondre à cette question: aller au château!
On se serre les mains puis Nic et Patak partent vers le col. Nic porte ses habits de forestier: casquette, veste, ceinture, pantalon large. Il est armé d'un couteau et d'un fusil. C’est utile pour se défendre contre les revenants, les voleurs ou les ours.
Le docteur a un vieux pistolet (qui rate trois coups sur cinq) et une petite hache. Il porte un grand chapeau, une épaisse cape [37] de voyage et des bottes en fer. Son habit est lourd, mais il pourra quand même courir s’il y a un danger… Chacun a à boire et à manger dans son sac.
Nic et Patak suivent tout d'abord le Nyad. Mais le chemin devient vite trop difficile et ils tournent sur la gauche. Ils rejoignent ainsi le chemin connu à l'époque du comte Rodolphe de Gortz. Mais les plantes ont poussé depuis et il est très difficile de trouver un passage. Nic s'arrête et essaye de s’orienter [38]. D'où ils sont, il ne voit pas le château.
— Il n'y a plus de chemin, dit Patak.
— Il y en aura un.
— Tu veux toujours y aller?
Le forestier répond par un signe et entre dans la forêt. Le docteur hésite, mais Nic le regarde durement, alors il le suit. Le docteur espère que Nic va se perdre [39]. Mais le forestier a un instinct [40] professionnel et «animal»: il se dirige grâce aux signes de la nature.
Les arbres autour d’eux sont magnifiques. Mais leurs troncs sont gros et leur feuillage est épais. Les deux hommes essayent de passer sous les branches. Mais il y a des orties et des ronces. Ces plantes ne font pas peur â Nic et il ouvre le chemin à l'aide de sa hache.
Le docteur, lui, a peur des bruits de la forêt et des branches qui accrochent sa veste. Mais il n'ose pas revenir tout seul en arrière et essave de suivre Nic. Le forestier avance vite, car ils ne doivent pas perdre de temps. Il veut arriver au château dans l’après-midi, le visiter et revenir au village avant la nuit. Nic avance facilement. Mais le docteur tombe souvent à cause de son gros ventre et de ses jambes courtes.
— Je vais me casser quelque chose, dit le docteur.
— Eh bien, vous le soignerez.
— Sois raisonnable, c’est impossible de continuer.
Mais Nic avance toujours.
A trois heures de l'après-midi, ils arrivent à la lisière [41] de la forêt. La, une forêt avec des arbres d’altitude commence. Nic aperçoit le Nyad au milieu des roches, ils marchent donc dans la bonne direction. Mais ils ont faim et leurs jambes ont besoin de repos, ils s’arrêtent donc au bord de la rivière.
— Nous nous arrêtons ici pour reprendre des forces, dit Patak.
— C est exact.
— Et ensuite nous repartons vers Werst.
— Non, nous allons au château.
— Nous marchons depuis six heures et nous sommes à mi-chemin. Il fera nuit à notre arrivée. Il faudra attendre le jour pour y entrer.
— Nous l’attendrons.
— Tu ne veux pas retourner au village?
— Non.
— Nous aurons besoin d'un bon lit dans une bonne chambre ce soir.
— Nous dormirons dehors ou bien dans les appartements du donjon.
— Hein? Je ne dormirai jamais dans ce château.
— Vous resterez alors dehors tout seul.
— Seul? Ce n'est pas prévu! Nous devons toujours rester ensemble.
— Vous devez surtout toujours me suivre.
— Le jour, oui, mais pas la nuit.
— Dans ce cas, vous pouvez partir, mais attention de ne pas vous perdre.
L'idée fait peur au docteur.
— Le Nyad est notre guide maintenant, dit Nic Deck. Suivons-le et dans deux heures nous serons au château. Allons-y! Vous êtes prêt?
— Déjà? Nous nous reposons depuis quelques minutes seulement. Mes jambes et mes pieds me font mal.
Nic se lève:
— Ça suffît maintenant. Vous pouvez me quitter, bon voyage.
— Mais il est tard. Pourquoi ne pas passer la nuit ici et repartir demain?
— Je veux dormir dans le château.
— Non! Je t'en empêcherai… Je m'accrocherai à toi… Je te donnerai des coups…
Le docteur ne sait plus ce qu'il dit. Nic fait quelques pas vers le Nyad.
— Attendez, attendez, lui dit Patak. Encore un instant. Oh, mes jambes…
Mais le docteur doit se dépêcher, car Nic ne l’attend pas. Le forestier a raison de se dépêcher: il est déjà quatre heures et la nuit tombe vite dans une forêt.
Cette deuxième forêt est encore plus difficile à franchir. Il faut escalader de nombreux rochers. Nic doit souvent aider le docteur. Seul, il peut la traverser en une demi-heure, mais à deux, ils ont besoin de trois heures. Puis les arbres deviennent plus rares et le torrent devient un petit ruisseau. Nic et Patak atteignent enfin le plateau d’Orgall après un dernier effort. Le docteur tombe sur le sol comme un bœuf sous les coups du boucher. Nic, lui, ne ressent pas la fatigue. Il regarde le château, debout et immobile[42]. Il voit de près le fossé, l’enceinte et le pont-levis pour la première fois. Tout est silencieux et le château semble abandonné. Mais il va bientôt faire nuit et c'est impossible de trouver une entrée dans le noir. Nic décide donc de passer la nuit à l’extérieur du château. Il est déçu, mais le docteur, lui, est rassuré.
Les deux hommes s’installent sur une large roche plate pour se protéger du vent et du froid. Ces roches sont cornantes dans la région. Elles servent de banc aux voyageurs et un vase avec de l’eau fraîche leur permet de boire. Quand le baron Rodolphe de Gortz habitait le château, ses serviteurs changeaient l'eau tous les jours. Aujourd’hui, le vase est plein d’herbe verte.
À l’extrémité du banc, il y a une vieille croix en pierre. Une croix ne protège pas des êtres surnaturels, pense le docteur. Mais à cet instant, il croit presque au diable et l’imagine dans le château. Il a peur de passer la nuit ici, car le diable peut sortir du château et leur tordre le cou. Une pensée lui vient soudain: nous sommes mardi soir, le jour des maléfices[43]. Ce jour-là, les habitants de la région ne sortent pas après le coucher du soleil, car les êtres surnaturels se promènent dans la campagne. Et pourtant, Nic et lui sont dehors et loin de chez eux!
Nic sort de son sac un morceau de viande froide et boit de l’eau. Le docteur fait comme lui. Cela calme sa faim mais pas sa peur.
— Dormons maintenant, dit Nic. Bonne nuit.
— Dormir? C’est facile de souhaiter une bonne nuit. Mais elle va mal finir…
Nic ne veut plus discuter et s'endort rapidement. Le docteur ne trouve pas le sommeil. Il imagine des formes dans la nuit et écoute les bruits de la campagne. Il croit voir des rochers bouger. Peuvent-ils leur tomber dessus? Il entend des oiseaux passer au-dessus d’eux. Il a peur.
Minuit. C’est l’heure la plus terrible, l’heure des apparitions.
Le docteur se lève. Que se passe-t-il? Dort-il ou bien est-il dans un cauchemar [44]? Il croit voir, là-haut… non! Il voit vraiment des formes étranges éclairées par une lumière. Elles montent et descendent vers les nuages. Ce sont des dragons à queues de serpent et des vampires énormes. Ils tombent sur eux pour les attraper. Maintenant, les roches, les arbres, toute la nature bouge. Puis, la cloche du château sonne le tocsin [45].
Le son de la cloche réveille Nic.
— Le Chort sonne la cloche! dit Patak.
Soudain, ils entendent des cris d animaux et une lumière forte apparaît sur le donjon. Quelle machine peut produire une telle lumière? Quelle force peut créer une lumière si blanche?
— Nic, regarde-moi, suis-je un cadavre[46] comme toi?
En effet, leurs yeux, leurs joues, leurs cheveux… leur visage entier ressemble à celui d’un mort. Que se passe-t-il?
Le phénomène dure une minute, puis la lumière s’éteint et les cris s’arrêtent. Le plateau d Orgall redevient sombre et silencieux. Les deux hommes ne peuvent plus dormir. Le docteur reste immobile. Nic est debout et attend l’aube. Doit-il renoncer à entrer dans le château? Le docteur veut l’entraîner au loin. Mais il refuse.
Quand le jour arrive, Nic observe le château avec attention. Le pont-levis [47] est levé et ferme la poterne [48]. Mais Nic veut toujours entrer dans le château. Le docteur ne peut plus réagir ou penser. Il est incapable de répondre quand le forestier dit:
— Allons-y!
Par ou peuvent-ils entrer? Les murs sont en très bon état et Nic ne voit pas de passage. Puis, il aperçoit une ouverture au-dessus de la poterne. II peut l'atteindre grâce aux chaînes du pont-levis. Nic entraîne le docteur au fond du fossé[49]. Le docteur le suit comme une bête qu'on tire avec une corde. Nic lui dit de rester là sans bouger, puis il grimpe facilement le long de la chaîne grâce à ses muscles de montagnard. Tout à coup, le docteur s’écrie:
— Arrête, Nic. Reviens ou je m'en vais.
— Va-t’en!
Le docteur veut sortir du fossé, mais ses pieds ne peuvent plus bouger. Que se passe-t-il? Il n’a plus la force de crier et tend les mains comme pour échapper à un animal monstrueux.
Au même moment, Nic arrive à la hauteur de la poterne. Il pose la main sur un morceau de fer placé dans le mur et… il crie de douleur! Qu’est-ce qui le frappe ainsi? Il réussit à glisser le long de la chaine et tombe au fond du fossé.
— La voix avait raison, murmure-t-il: il m’arrive bien un malheur.
Puis, il perd connaissance.
Chapitre 4.
Un château hanté?
Depuis le départ de Nic Deck et du docteur Patak, Koltz, Jonas, Hermod et d’autres villageois observent le château depuis la terrasse. Ils s’inquiètent et attendent le retour du forestier et du docteur avec impatience. Personne ne veut aller à l’auberge à cause de la voix mystérieuse. Les murs ont des oreilles, on le sait, mais maintenant ils ont aussi une bouche.
A midi et demi, le berger Frik revient des champs. Il a parcouru la vallée de la Sil, mais il n’a rien vu de particulier. A huit heures du soir, les deux hommes ne sont toujours pas là. Que s’est-il passé? Maître Koltz et sa fille attendent à l’entrée du village avec le berger Frik. Parfois, ils croient les voir arriver. Mais c'est chaque fois une erreur. Miriota est très inquiète, car son fiancé est parti le jour des maléfices [50]. Toute la journée, elle l'a imaginé le long du chemin. Et, maintenant, elle l'imagine en train de se battre contre les esprits du château, ou bien prisonnier, ou même mort. Elle veut aller le chercher, mais son père la renvoie chez eux. Dans sa chambre, Miriota pleure. Elle ne peut pas dormir et passe la nuit à la fenêtre. Parfois, elle croit entendre une voix.
— Nicolas Deck n’a pas écouté les menaces… Miriota n’a plus de fiancé, dit cette voix qui n'existe pas.
Le lendemain matin, les habitants de Werst sont dehors très tôt. Ils attendent le retour de Frik. Quand il entre dans le village, Koltz lui demande:
— Alors, qu'as-tu vu?
— Rien. Par contre, j’ai rencontré deux touristes. Ils vont venir dans quelques jours se reposer à Werst. Ils nous donneront peut-être des nouvelles.
Mais le village ne peut pas attendre, il faut bien faire quelque chose! Tout le monde est d’accord: les plus courageux du village doivent aller au secours des deux hommes. Après une longue discussion, les plus courageux ne sont que trois: Koltz, Frik et Jonas. Hermod, lui, a soudain une douleur à la jambe et va s'allonger dans son école.
Vers neuf heures, bien armés, ces trois hommes quittent le village. Une fois dans la forêt, ils trouvent des traces de Nic et Patak et suivent leur piste.
Pendant ce temps, à Werst, on change d'avis: partir à la recherche des deux hommes est imprudent. Miriota va perdre son père après son fiancé. Le village attend donc le retour des trois hommes dans la peur. Sans doute, ils ne rentreront pas avant la nuit. Pourtant, à deux heures de l'après-midi, on les aperçoit au loin! Miriota se précipite. Ils ne sont pas trois, mais quatre. Le quatrième est le docteur.
— Mon pauvre Nic n'est pas là? s'écrie la jeune fille.
Mais si, Nic est là, couché sur une civière [51] de branches que portent Jonas et le berger avec difficulté.
— Il est mort…
— Non, répond le docteur. Mais je ne sais pas pourquoi!
On installe Nic Deck dans la chambre de maître Koltz. Il ne bouge pas et ne parle pas. Au bout de quelques instants, il ouvre les yeux et sourit à Miriota. Il veut se relever, mais c'est impossible. Une partie de son corps est paralysé [52]. Il lui faut du calme et Koltz laisse seuls les deux fiancés. Koltz retrouve Jonas et les autres habitants.Tous essayent de faire parler le docteur Patak. Jonas lui donne un verre de rakiou pour l'encourager:
— Nous sommes partis tous les deux… des fous… une journée pour traverser ces forêts… devant le château… oh, j'en tremblerai toute ma vie… Nic voulait dormir dans le donjon… la chambre du diable… j’ai dit non!… nous avons campé dehors… quelle nuit, mes amis… impossible de se reposer, les esprits ne nous laissaient pas dormir… tout à coup, des monstres de feu dans les nuages… ils viennent sur le plateau pour nous dévorer… Puis la cloche de la chapelle.
Tout le monde croit entendre la cloche au loin.
— Soudain, des hurlements de bêtes sauvages… puis une lumière derrière les fenêtres du donjon… une flamme infernale [53] éclaire le plateau… Nic et moi ressemblons à des cadavres…
Le docteur revient-il du monde des morts, là ou il envoie ses malades? Jonas lui donne un deuxième verre de rakiou. Le docteur raconte la tentative de Nic d'entrer dans le château. Puis, il ajoute:
— Quand il revient à lui, il ne peut plus bouger son bras gauche et une partie de son corps. Je l'aide à marcher et nous repartons vers le village. Une heure plus tard, Nic a trop mal et nous devons nous arrêter au pied d'un arbre. C'est à ce moment-là que Koltz, Jonas et Frik sont arrivés.
Puis, il parle de l’état de Nic:
— Une maladie naturelle est déjà grave. Mais seul le Chort peut guérir une maladie qu'il donne.
Heureusement, le docteur Patak se trompe. Nic est fort et, même sans l’aide du diable, il pourra guérir. Surtout s’il n'écoute pas les conseils du docteur Patak…
Le récit du docteur montre une chose: les menaces de la voix dans l’auberge étaient réelles. Etait-ce un avertissement à ceux qui veulent faire comme Nic? L'entrée dans le château des Carpathes est interdite! À partir de cet instant, Werst, Vulkan et même toute la vallée des deux Sils vivent dans la peur. On parle de quitter la région. Comment vivre à coté de ce château et ses êtres surnaturels? Pendant la première semaine de juin, les habitants de Werst ne travaillent pas dans les champs: frapper la terre peut faire sortir des fantômes! Ils ferment leurs portes et leurs fenêtres et restent chez eux.
Maître Koltz veut rassurer les habitants, mais lui aussi a peur. On voit encore de la fumée au-dessus de la cheminée du donjon. La nuit, les nuages au-dessus du château sont éclairés. Le vent du sud-ouest amène le bruit de mugissements[54] terribles. Et on sent le sol qui bouge. Mais les habitants exagèrent[55] peut-être ce qu’ils entendent, voient et sentent.
L'auberge de Jonas reste vide. Mais, heureusement pour lui, deux visiteurs frappent à sa porte dans la soirée du 9 juin, vers huit heures.
— Qui est là? demande Jonas.
— Deux voyageurs.
— Vivants?
— Très vivants. Mais si vous nous laissez mourir de faim dehors, nous serons bientôt morts.
Jonas ouvre la porte et les deux voyageurs demandent deux chambres. Jonas les examine avec attention: ce sont bien deux êtres humains. Quelle chance pour son auberge!
Le plus jeune a environ trente-deux ans. Il est grand et son allure est noble. Il a les yeux noirs, des cheveux châtains et sa barbe est taillée avec élégance.
— Je suis le comte Franz de Télek, et voici mon soldat Rotzko.
Rotzko a une quarantaine d’années. Il est grand et fort et sa moustache est épaisse. Son allure est militaire. Il porte un sac de soldat et une valise légère. C'est d’ailleurs le seul bagage du comte qui voyage souvent a pied. Ce sont eux que Frik a rencontrés dix jours plus tôt. Jonas leur montre deux chambres. Puis, les deux hommes commandent un repas.
— Il n’y a pas grand monde dans votre auberge? s'étonne Franz de Télek.
— Il est tard, répond Jonas. On se couche avec les poules [56] ici.
— Il n’y a personne dans la rue principale. Pourquoi?
— Nous sommes… samedi et demain… c'est dimanche.
Bien sur, Jonas ne veut pas donner les vraies raisons. Ces deux étrangers ne doivent pas partir aussitôt… «J espère que la voix ne va pas reparler pendant le diner.» pense-t-il. Les deux hommes mangent avec beaucoup d'appétit. Puis, ils vont dans leur chambre. «J'espère que la voix ne va pas les réveiller pendant la nuit.» pense Jonas.
Mais la nuit se passe très bien. Le lendemain, de nombreux habitants viennent devant l’auberge. Ils veulent voir les étrangers. Vers huit heures, les deux hommes sont dans la grande salle et déjeunent. Jonas est devant sa porte. Il sourit à tous ses anciens clients pour leur dire «Mes clients vont bien, vous ne devez plus avoir peur de mon auberge!» D’ailleurs, à neuf heures, Koltz entre dans l’auberge. Presque aussitôt, Hermod, Frik et trois ou quatre autres habitués le suivent. Le docteur Patak, lui, n'ose pas encore entrer chez Jonas. Koltz est surtout là pour faire paver la taxe de passage aux étrangers. Franz de Télek est surpris, mais il la paye. Il propose ensuite à Koltz et Hermod de s’asseoir avec eux. Jonas leur sert alors les meilleures liqueurs de sa cave.
— Votre taxe rapporte beaucoup d'argent? demande le jeune comte.
— Non, pas beaucoup, répond Kortz.
— Les étrangers ne visitent pas votre région?
— Rarement. C’est dommage, car elle vaut le coup [57].
— Je pense la même chose. Les vallées de la Sil et les montagnes sont magnifiques.
— Faites donc l’ascension du Paring, dit Hermod.
— Je n'ai pas le temps. Je dois partir demain pour Karlsburg. Pourquoi rester plus longtemps ici d’ailleurs? Les environs n'offrent rien de curieux.
— En effet, rien de curieux…, dit Koltz.
— Non… rien… de curieux, répète Hermod.
— Oh!… Oh!…, dit Frik
«Tais-toi, imbécile», lui dit Koltz à voix basse. Frik ne doit pas dire les secrets du pays à un étranger. Il ne faut pas lui donner envie de quitter le village. Ce berger n'a pas plus d'intelligence que le dernier de ses moutons!
Mais le comte est intéressé:
— Y a-t-il une merveille à visiter ici?
— Non! Non! répondent les clients de l'auberge.
Mais le comte remarque la peur sur leur visage.
— Qu'y a-t-il donc? demande-t-il.
— Il y a, répond Rotzko, le château des Carpathes. Ce berger vient de me dire ce nom à l’oreille.
Koltz est donc obligé de tout raconter. Le comte ne connaît pas grand-chose à la science. Mais c’est un homme de bon sens et il croit peu aux légendes. Pour lui, la fumée du donjon et le son de la cloche ont des explications simples.
— Il y a autre chose, monsieur le comte, dit Koltz. Il est impossible de pénétrer dans le château. Notre forestier et notre docteur ont essayé et un malheur est arrivé.
Koltz raconte les aventures de Nic Deck et Patak.
— La peur devait retenir les pieds de votre docteur, dit le comte. Des esprits n'habitent pas ce château. Ce sont plutôt des voleurs qui veulent se cacher. Vous êtes tous superstitieux [58], ils le savent et vous font croire à un château hanté[59].
Les clients ne sont pas d'accord avec cette explication.
— Croyez ce que vous voulez, dit le comte. Ce n’est pas le diable qui m’empêche de visiter ce château, c'est le temps!
N’est-ce pas dangereux de traiter les esprits comme cela? Les paroles du comte vont-elles amener une nouvelle catastrophe? Les mauvais esprits les entendent-ils? La voix va-t-elle parler une nouvelle fois?
Maître Koltz parle de la voix mystérieuse de l’auberge. Le comte hausse les épaules. Pour lui, la voix existe dans l'imagination des clients à cause des liqueurs du
— Je vois que votre village a peur, dit le comte. J'ai la solution: demain je parlerai aux autorités de Karlsburg. Elles enverront des gendarmes qui arrêteront les malfaiteurs de votre château.
Les notables de Werst ne croient pas en cette solution: les gendarmes ne peuvent rien contre des êtres surhumains avec des pouvoirs surnaturels.
— Mais, au fait, dit le jeune comte, à qui appartient le château des Carpathes?
— À une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz, répond Koltz.
— La famille du baron Rodolphe? s’écrie le comte.
— Oui.
— Vous savez ce qu’il est devenu?
— Non, il n’est plus au château depuis des années.
Franz de Télek devient tout blanc. Il répète d’une drôle de voix:
— Rodolphe de Gortz!
Chapitre 5.
C’était sa voix!
Les comtes de Télek appartiennent à une très ancienne famille de Roumanie. Mais, aujourd’hui, ils sont tous morts, à part le comte Franz de Télek.
Enfant, Franz ne quittait jamais le château de ses parents à Krajowa. Son instituteur, un vieux prêtre italien, ne lui apprenait pas grand-chose. Ses connaissances en sciences, arts et littérature sont donc très insuffisantes. Par contre, Franz est très courageux: il chasse, court les cerfs et les sangliers [60] dans les forêts, et attaque au couteau les animaux sauvages des montagnes.
Franz a quinze ans à la mort de sa mère et vingt-et-un ans à celle de son père. Leur mort est une grande douleur et Franz reste trois ans seul dans son château. Il décide ensuite de voyager. Il part pour l'Italie avec Rotzko, un ancien soldat roumain au service de sa famille depuis dix ans. Rotzko est un homme courageux et Franz peut lui faire confiance.
Les deux hommes restent quatre ans a Venise, Florence, Rome et Naples. Franz y découvre les musées et les théâtres. Il a une passion pour les grands chanteurs d'opéra. A cette époque, une célèbre cantatrice [61] chante au théâtre San-Carlo de Naples. Sa voix est pure et elle chante très bien. Âgée de vingt-cinq ans, la Stilla est une très belle femme. Ses yeux sont noirs et ses longs cheveux sont dorés. Pourtant, la Stilla n’a pas d’amoureux. Elle vit pour son art.
Franz tombe immédiatement amoureux d'elle. Il abandonne ses projets de voyage en Europe et reste à Naples jusqu'à la fin de la saison théâtrale. Il va à toutes les représentations de la Stilla. Il essaye plusieurs fois de la rencontrer, mais la chanteuse ne rencontre jamais ses admirateurs.
Un autre personnage s'intéresse à la cantatrice. Il a entre cinquante et cinquante-cinq ans. On ne sait rien de sa famille, de sa situation et de son passé. Lors de l'arrivée de Franz à Naples, cet homme suit la Stilla dans toutes les villes italiennes depuis déjà six ans. Il a besoin de la voix de la chanteuse pour vivre comme de l’air pour respirer. Il assiste ainsi à chacune de ses représentations. Il arrive toujours au théâtre dans un long manteau sombre et un large chapeau cache son visage. Il s'installe dans une loge [62] et reste immobile et silencieux pendant toute la représentation. Quand la Stilla a fini, il quitte le théâtre sans écouter les autres chanteurs. La Stilla a peur de sa présence et de son regard. Elle a essayé de savoir son nom, mais elle n'a pas réussi. Lui n'a jamais essayé de la rencontrer. Par contre, il possède un très grand tableau de la Stilla du peintre Michel Gregorio.
Cet homme solitaire a un compagnon. Il s'appelle Orfanik. On ne sait ni son âge ni où il est né ni d'où il vient. Orfanik déteste le monde, car, dit-il, le monde ne reconnaît pas son génie. Orfanik est de taille moyenne, il est maigre et son visage est pâle [63]. Il porte un morceau de cuir devant son œil droit et une paire d'épaisses lunettes. Il fait de grands gestes quand il marche: parle-t-il à quelqu'un d'invisible? Ces deux étranges personnages sont connus dans les grandes villes d’Italie. Un jour, Franz de Télek demande son nom et on lui répond:
— Le baron Rodolphe de Gortz.
À chaque représentation de la Stilla, Franz occupe un fauteuil à l’orchestre [64] et le baron Gortz est dans sa loge. Mais une nouvelle secoue bientôt les théâtres italiens: la Stilla annonce la fin de sa carrière! Comment est-ce possible avec son talent et sa beauté? C’est en fait la faute du baron Rodolphe de Gortz. Sa présence dans toutes les salles d’Italie rend malade la chanteuse. Le seul moyen de ne plus le voir est d’abandonner le théâtre.
Or, deux mois auparavant, Franz de Télek a réussi à rencontrer la Stilla. Celle-ci a accepté sa proposition de devenir la comtesse de Télek. Les admirateurs de la Stilla rendent donc Franz de Télek responsable de la fin de sa carrière. Rodolphe de Gortz, lui, est bouleversé. Il veut se suicider [65], dit-on. En tous les cas, à partir de ce jour-là, Orfanik court les rues de Naples et assiste à plusieurs représentations de la Stilla avec le baron de Gortz. Ce qui est étrange, car Orfanik n'aime pas la musique.
Le soir de sa dernière représentation, la Stilla joue le rôle d'Angelica dans
—
Soudain, elle s’arrête. Le visage du baron de Gortz la terrifie. Elle met sa main devant sa bouche, du sang coule de sa bouche, elle tombe.
Le public se lève. Un cri s’échappe de la loge du baron. Franz se précipite sur la scène. Il prend la Stilla dans ses bras:
— Morte, s’écrie-t-il, morte!
Le chant de la cantatrice s’est éteint avec son dernier soupir.
On accompagne le jeune comte à son hôtel. Le choc est trop fort et il ne peut pas assister à l’enterrement de la Stilla. Sur sa tombe blanche, au cimetière du
Le soir des funérailles, un homme vient devant la tombe. Ses yeux sont perdus, sa tête est basse, ses lèvres sont serrées. Il tend l’oreille. Espère-t-il entendre une dernière fois la voix de la cantatrice?
C’est Rodolphe de Gortz. La nuit même, il quitte Naples avec Orfanik. Le lendemain, une lettre arrive chez le jeune comte de Télek. Elle contient ces mots:
Pendant un mois, Franz de Télek est très malade. Il ne reconnait personne et il dit un seul mot: «Stilla». Il ne meurt pas grâce à ses médecins, à Rotzko et à sa jeunesse. Il rejoint ensuite son château de Krajowa, au fond du pays valaque. Il vit seul et sans sortir les cinq années suivantes.
A l’époque où commence notre histoire, le jeune comte a quitté le château depuis quelques semaines. Rotzko l'a emmené en voyage en Transylvanie. Et c’est comme cela que les deux hommes se retrouvent dans l’auberge du
Depuis cette révélation, le jeune comte est silencieux. Il reste une heure dans un fauteuil, immobile et la tête dans ses souvenirs. Puis, il se lève, rejoint la terrasse et regarde le château des Carpathes. L’homme qui faisait peur à la Stilla habitait donc là ! Aujourd’hui, le château est vide et personne ne sait où est le baron. Peut-être s’est-il suicidé [68] après la mort de la cantatrice?
Franz veut prévenir la police de Karlsburg de la présence de malfaiteurs au château. Mais, pour cela, il a besoin d’en savoir plus. Vers trois heures de l’après-midi, il va donc voir Nic Deck dans la maison de maître Koltz.
Nic est assis dans un grand fauteuil. Il va mieux et peut de nouveau se lever pour serrer la main du comte.
— Monsieur Deck, croyez-vous à la présence d’êtres surnaturels dans le château?
— Bien sûr ! Comment expliquer mon état sinon ?
Nic raconte son aventure au château. Pour Franz, ces événements peuvent s'expliquer facilement: les malfaiteurs possèdent sans doute une machinerie pour produire des effets visuels et sonores. Et le docteur Patak n’a pas pu bouger à cause de sa grande peur.
— Ou bien un piège caché dans les herbes du fossé a retenu ses pieds, dit Franz.
— Un piège fait des blessures aux jambes. Et celles du docteur n'ont pas de traces. Et comment ce piège s’est-il ouvert tout seul ensuite?
Franz ne connait pas la réponse.
— Je n'ai pas rêvé, continue Nic. J’ai eu une secousse [69] d’une force surnaturelle. Et je suis resté pendant huit jours dans mon lit sans pouvoir bouger mon bras et mes jambes.
— Cela ne vient pas d’un être surnaturel, car les êtres surnaturels n'existent pas. Un jour, nous expliquerons cela de façon simple. Mais, dites-moi, depuis quand le baron Rodolphe a-t-il disparu du château?
— Depuis vingt ans environ. On dit qu’il est mort à l’étranger très peu de temps après son départ du château.
— On se trompe ! Je l’ai vu vivant il y a cinq ans en Italie, à Naples.
— Vous l’avez vu il y a cinq ans ? Et depuis ?
— Je n’ai pas entendu parler de lui.
— Peut-être est-il de nouveau dans son château. Mais, dans ce cas, quel intérêt a-t-il de se cacher là-haut?
— Aucun.
Pourtant, l’idée de Nic Deck fait son chemin dans l’esprit de Franz de Télek. Mais le comte ne veut pas parler de son passé. D'ailleurs, Nic dit:
— S’il est dans le château, il est le Chort. Car seul le diable peut attaquer de cette façon.
Le jeune comte demande à Nic de rester loin du château. Cette histoire est maintenant l'affaire de la police de Karlsburg, pas la sienne. Il quitte ensuite la maison de Koltz et regagne l’auberge du
—
Franz la connaît. La Stilla a chanté cet air lors de sa dernière représentation. Franz est heureux de l'entendre encore une fois. Puis, la voix diminue et disparait.
Franz se lève d'un bond. Il cherche la voix, mais il n’y a que le silence.
— Sa voix! Oui, c’était sa voix! Je l'aimais tant.
Mais il ne veut pas y croire et dit:
— Je dormais et j’ai rêvé!
Chapitre 6.
Prisonnier dans le château des Carpathes !
Le lendemain, Franz deTélek se réveille très tôt. Il doit quitter le village de Werst dans la matinée. Il veut visiter les villes de Petrosenv et de Livadzel, s’arrêter une journée à Karlsburg, et passer quelque temps à Kolosvra, la capitale de la Transylvanie. Ensuite il prendra le train pour parcourir les provinces de la Hongrie centrale.
Depuis la terrasse, Franz observe le château des Carpathes. Va-t-il prévenir la police à Karlsburg ? Il l’a dit hier, mais, ce matin, il hésite.
Qu’est devenu le baron Rodolphe de Gortz ? Est-il mort? Vit-il encore? Peut-il habiter dans le château? Orfanik, cet étrange savant, est-il avec lui? Orfanik est-il l’auteur des phénomènes étranges du château? Et, dans ce cas, Franz doit-il s’occuper des affaires de Gortz ? Toutes ces questions troublent le jeune homme. Rotzko le rejoint sur la terrasse :
— Mon maître, Gortz est peut-être dans le château, mais nous devons l’y laisser.
— Tu as raison, Rotzko. Les habitants de Werst savent comment régler ce problème.
— Bien sûr, ils peuvent prévenir eux-mêmes la police de Karlsburg.
— Dans ce cas, nous nous mettrons en route après le déjeuner. Mais, nous ferons un détour [71] vers le Plesa.
— Pourquoi?
— Je désire voir cet étrange château des Carpathes de plus près. Mais, surtout, ne dis rien aux villageois.
Rotzko n'est pas content de ce détour. Mais Franz veut voir le château. Est-ce à cause de la voix de la Stilla dans l’auberge hier soir? A-t-il rêvé ou non?
A midi, Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le berger Frik et de nombreux habitants viennent dire au revoir au comte. Nic Deck est là aussi. Il se sent déjà beaucoup mieux. D’après le docteur Patak, c'est grâce à ses soins.
— Monsieur le comte, dit Koltz, n’oubliez pas de prévenir la police à Karlsburg.
— Je vais le faire. Mais, si je n’ai pas le temps, faites-le vous-mème. Les gendarmes peuvent régler cette affaire en moins de quarante-huit heures.
— Sauf si des esprits habitent dans le château, dit Frik.
— Ce n’est pas un problème, répond Franz. Les bottes des gendarmes ne resteront pas collées sur le sol…
— Vous pensez encore que j’ai rêvé? dit le docteur Patak.
— Je ne pense rien.
Les deux hommes saluent les villageois et s’en vont. Après deux heures de marche, ils s’arrêtent pour se reposer. C’est à cet endroit qu’ils doivent bifurquer [72] pour prendre la direction du château. Le comte ne dit rien. Il est dans ses souvenirs. L'idée que le baron de Gortz se cache peut-être au fond du château le rend nerveux. Rotzko veut lui dire «Il est inutile d’aller vers ce château. Partons!». Mais il se tait, car il obéit toujours au comte comme un militaire [73]. Une demi-heure plus tard, les deux hommes prennent donc la direction du château. Le chemin à travers les arbres est difficile et il leur faut une heure pour rejoindre la route du col de Vullcan. Ils passent le col vers cinq heures.
Ils ont ensuite besoin d’une heure pour atteindre le plateau d’Orgall. Ils doivent marcher sur des éboulis [74] de pierres. Cela rend la progression lente et dangereuse. Franz va-t-il abandonner devant ces difficultés? Rotzko l’espère, mais il n’en est rien.
A sept heures et demie, les deux hommes arrivent devant le château et son fameux arbre. Franz regarde la construction en silence. Il imagine les salles, les couloirs et tous les coins secrets à l’intérieur. Rodolphe de Gortz peut facilement se cacher dedans. Plus il y pense et plus il le croit.
Pourtant, il n’y a pas de trace de vie autour du donjon: pas de fumée, pas de bruit derrière les fenêtres fermées, même pas un cri d’oiseau. Rotzko reste à l’écart [75]. Il laisse son maître tranquille. Mais, quand le soleil disparait derrière le massif du Plesa, la vallée des deux Sils devient sombre et Rotzko dit:
— Le soir arrive. Il est bientôt huit heures. Il est temps de partir.
— Encore un instant.
— Il nous faut une heure pour retrouver la route du col.
— Encore quelques minutes.
— La nuit, il sera difficile de passer au milieu des roches.
— D'accord… partons alors. Je te suis.
Mais le comte semble retenu par le château. Ses jambes sont-elles immobiles comme celles du docteur ? Non, il peut bouger. Il peut même faire le tour du château. Mais veut-il le faire ?
— Vous venez, mon maître ?
— Oui… Oui…
Mais il reste immobile.
Puis, soudain, une forme apparaît au-dessus des murs du bastion. C’est une femme dans un long vêtement blanc. Ses cheveux sont défaits et elle tend ses mains. Est-ce le costume de la Stilla lors de sa dernière représentation ? Oui, et c’est bien la Stilla ! Elle tend les mains vers le jeune comte et le regarde dans les yeux.
— Elle!… Elle!… s'écrie-t-il.
Il veut courir vers elle, mais Rozko le retient. Puis, la Stilla disparait.
— Elle… elle… vivante.
Franz se souvient de la Stilla morte sur la scène, mais il vient de la voir vivante ! Ainsi, la Stilla n'est pas morte au théâtre ! Quand on a transporté Franz à son hôtel, le baron Rodolphe a enlevé sa future femme. Au cimetière de Naples, le lendemain, la population a suivi un cercueil[76] vide. Et son amour est enfermé depuis cinq ans au milieu des montagnes de Transylvanie ! Il ne peut pas le croire, mais c’est une certitude [77] puisqu’il vient de voir la Stilla. La Stilla est vivante et elle est prisonnière dans le château ! Il doit la sauver.
— Rotzko, écoute-moi: je dois arriver jusqu'à elle ce soir !
— Non, mon cher maitre, demain.
— Ce soir, elle m'a vu, elle m’attend !
— Dans ce cas, je viens avec vous.
— Non, j’irai seul.
— Comment allez-vous faire? Nic Deck n’est pas entré dans le château.
— Moi, je le peux… Je chercherai et je trouverai… Mais nous devons nous séparer… Tu vas aller à Werst… non… descends au village de Vulkan… Restes-y cette nuit… si je ne reviens pas demain matin… va… non attends encore quelques heures… puis pars pour Karlsburg… préviens la police… reviens avec des policiers… et attaquez le château. Il faut la délivrer… Va !
Franz s’éloigne déjà et Rotzko obéit à son maitre. Il descend les pentes du plateau d'Orgall et se dirige vers la route du col de Vulkan.
Comment arriver jusqu’à la Stilla ? Comment la sortir du château ? Franz ne sait pas. Nic Deck n’a pas réussi. Mais lui, Franz, il n’est pas là pour se promener. L'amour et la passion le poussent. Il réussira !
Franz marche le long des murs. La nuit rend la marche difficile et dangereuse. Il peut tomber au fond du fossé, heurter une roche ou faire tomber des pierres. Il arrive devant le deuxième bastion. Mais ensuite, d'énormes rochers barrent le chemin. Il escalade un rocher et passe entre deux autres. Les chardons déchirent ses mains, des orfraies [78] passent près de son visage et s’envolent avec un cri horrible.
Pourquoi la cloche ne sonne pas ? Pourquoi n’y a-t-il pas cette forte lumière dont Nic Deck a parlé. Franz ne peut pas se guider sans ce son et cette lumière. La nuit autour de lui est sombre. Est-il perdu ? A-t-il déjà dépassé le pont-levis ? S’est-il éloigné du château ? Il s’arrête, fou de rage. De quel côté doit-il aller ? Doit-il attendre le jour ? Mais les habitants du château le verront et il ne pourra pas les surprendre. Il doit entrer cette nuit ! Mais comment faire? Il ne sait pas où il est, il ne sait pas où aller.
— Stilla, s’écrie-t-il. Ma Stilla.
Peut-elle l’entendre ? Peut-elle lui répondre ?
Vingt fois, il l’appelle. Soudain, une lueur lui permet d’apercevoir les murs du château. Elle vient du donjon central. C’est sûrement la Stilla ! Elle l’aide! C’est sur, elle l’a reconnu tout à l’heure, elle lui montre le chemin vers la poterne.
Franz se dirige vers cette lumière. Mais comment pourra-t-il entrer ? D’après Nic Deck, le pont-levis est levé et la poterne est fermée. Franz avance encore et… le pont-levis est baissé ! Il ne réfléchit pas et le franchit. Puis, il met la main sur la porte et… la porte s’ouvre ! Franz se précipite à l’intérieur. Au même instant, le pont-levis se relève et ferme la poterne.
Le comte Franz de Télek est maintenant prisonnier dans le château des Carpathes.
Chapitre 7.
Folle, elle est folle !
Les habitants de la Transylvanie ne s'approchent pas du château des Carpathes, car ils ont peur. Pour eux, c'est une ruine [79]. Mais comment est l'intérieur de ce château ? Est-il aussi en mauvais état? Non. Les bâtiments sont encore intacts. Il y a de grandes salles, des caves, de nombreux couloirs, des cours, des appartements dans le donjon… Et des tunnels permettent de rejoindre la route du col de Vulkan.
Franz est donc maintenant à l’intérieur du château. C’est un vrai labyrinthe. Peut-il trouver le fil d’Ariane, comme Thésée dans la mythologie grecque ? Il marche dans une large et haute galerie. L'obscurité et le sol cabossé [80] l’empéchent d’avancer facilement. Franz suit le mur de gauche avec sa main. Il n’y a pas de bruit. Au bout de la galerie, il arrive dans un couloir plus étroit. Il se penche et cherche son chemin à l’aide de sa main et de son pied.
Deux cents pas plus loin, le couloir tourne vers la gauche puis, après cinquante pas, la direction change de nouveau. Conduit-il vers le donjon ou vers la cour ? Franz ne peut pas marcher plus vite à cause des changements de direction. Plusieurs fois, il doit revenir en arrière, car il se retrouve dans une impasse [81]. Mais il ne monte pas et ne descend pas. Il va donc sans doute arriver bientôt à l’escalier du donjon.
Pendant une heure, le jeune comte marche ainsi au hasard [82]. Il n'a rien mangé depuis son départ de Werst et il a faim et soif. Son cœur bat fort, il respire avec difficulté et ses jambes fatiguent.
Vers neuf heures, Franz atteint un escalier. Où va-t-il ? Il descend soixante-dix-sept marches, puis arrive dans un nouveau couloir. Il marche encore une demi-heure et s'arrête, épuisé. Une faible lumière apparaît environ trois cents pas devant lui. D’où vient-elle ? Est-elle naturelle ou bien est-ce une lanterne [83] portée par un habitant du château ?
— Est-ce la Stilla ?
Il se souvient de la lumière à l’extérieur du château. La Stilla lui montre peut-être encore une fois le chemin. Franz ne peut plus marcher, il rampe [84] sur le sol vers la lumière. Il passe une porte étroite et entre dans une crypte [85] de forme ronde. La crypte est haute et large d’environ six mètres. Une ampoule de verre située au sommet de la voûte [86] l’éclaire d’une lumière jaune.
En face de la porte, il y a une autre porte, mais elle est fermée. Un lit, un tabouret et une table fixée au mur meublent la crypte. Sur la table, il y a une carafe avec de l’eau et un plat avec un morceau de viande et du pain. Dans un coin, de l’eau coule dans une vasque [87].
Qui attend-on dans cette crypte, un invité ou un prisonnier ? Franz est-il ce prisonnier ? Franz ne se pose même pas la question, il est trop fatigué et a trop faim. Il dévore [88] la nourriture et boit l’eau. Puis, il s’allonge sur le lit pour reprendre des forces.
Doit-il attendre le jour pour continuer à chercher ?
— Non! Je n’attends pas. Il faut que j’arrive au donjon cette nuit.
Tout à coup, la lampe s’éteint et la crypte devient sombre. Franz veut se relever, mais il n’a plus la force. Il s'endort brusquement.
A son réveil, la lumière éclaire à nouveau la crypte. Franz s'approche de la première porte : elle est encore ouverte. Il s’approche ensuite de la seconde porte: elle est toujours fermée. Il essaye de réfléchir :
— Combien de temps ai-je dormi? Fait-il jour ou nuit ?
Il y a de nouveau de la nourriture et de l'eau fraîche sur la table. Quelqu’un est donc venu. Franz est maintenant sous le pouvoir du baron Rodolphe. Mais Franz peut encore fuir, il peut retrouver la poterne pour sortir… Sortir ? Mais le pont-levis ferme la poterne maintenant! Tant pis, il trouvera une autre sortie. Il doit quitter ce château dans une heure au plus tard. Mais la Stilla ? Peut-il partir sans elle ? Non ! Mais il peut la sauver avec l’aide des gendarmes de Karlsburg. Il doit donc sortir le plus vite possible. Franz va quitter la crypte quand il entend un bruit de pas derrière la seconde porte. Il place son oreille dessus et écoute. Des pas descendent un escalier. Il attrape le couteau qu’il porte à sa ceinture. Un serviteur va-t-il entrer ? Dans ce cas, il le maîtrisera [89]: et cherchera le donjon par ce nouveau passage. Rodolphe va-t-il entrer ? Dans ce cas, il le tuera !
Mais les pas s’arrêtent et la porte ne s’ouvre pas. Une voix douce traverse la porte: c’est la Stilla !
—
Il a entendu ce chant quand il dormait dans l’auberge de Jonas à Werst. Franz est sous le charme et se laisse envahir par la voix de la Stilla.
—
Elle lui demande de le suivre? Mais la porte ne s’ouvre pas.
Pourquoi ne peut-il pas la rejoindre, la prendre dans ses bras, l’emporter loin du château ?
— Stilla… ma Stilla! crie-t-il.
Il se jette sur la porte. Mais la voix devient moins forte et les pas s’éloignent. Une idée horrible lui vient:
— Elle ne me répond pas, car elle est folle. Depuis cinq ans ici… ma pauvre… elle est folle. Moi aussi, je deviens fou… fou comme elle.
Il marche dans la crypte comme un fauve dans sa cage.
— Non! Je ne veux pas devenir fou, je dois sortir de ce château!
Franz se précipite sur la première porte. Mais elle est maintenant fermée. Franz est prisonnier de la crypte! Était-ce la Stilla sur les murs du château? Était-ce bien la voix de la Stilla à travers la porte ? Tout cela est-il vrai ? Oui, mille fois oui !
— Mais elle folle, répète-t-il. Folle! Ah, je veux l’emporter au château de Krajowa et rester avec elle. Mon amour lui rendra la raison.
Pendant plusieurs heures, Franz répète cela. Puis, il essaye de mettre de l’ordre dans ses pensées :
— Comment m’enfuir ? On change la nourriture pendant mon sommeil. J’attendrai donc et je ferai semblant de dormir et…
Franz comprend tout â coup : il dort longtemps à cause de l’eau de la carafe et de la nourriture. Elles contiennent quelque chose qui fait dormir. Eh bien, il ne mangera plus et ne boira plus. Et quand on viendra bientôt, il… Bientôt ? Sait-il quand ? Dehors, fait-il jour ou nuit ? Le soleil est-il en train de monter ou de descendre ?
Franz va d’une porte à l’autre. Il écoute, mais il n'entend pas de pas. Il longe les murs. Sa tête est brùlante, son œil est perdu, son oreille bourdonne [91].
Soudain, il sent de l’air près de la porte de droite. Il cherche d'où il vient et trouve une ouverture cachée par un pilier. Il se glisse à travers et se dirige vers une lumière. Il arrive au fond d'un puits [92]. Ses murs font une cinquantaine de mètres de haut. Il aperçoit le ciel. Il doit être environ cinq heures du soir. Il a donc dormi au moins quarante heures. Il est parti de Werst avec Rotzko le 11 juin. Aujourd'hui, nous devons donc être le 13 juin.
L’air lui fait du bien et il retrouve un peu ses esprits [93]. Il ne peut pas s’enfuir par ce puits, car les murs sont trop hauts. Il revient dans la crypte. La première porte est très épaisse et très solide. Il ne peut rien faire. Par contre, le bois de la seconde est en très mauvais état.
— Je peux passer par là.
Franz gratte le bois avec son couteau. Il travaille vite. Parfois, il s’arrête et écoute. Personne ne vient ? Il continue donc aussitôt. Après trois heures, il réussit à détacher un morceau de bois et de métal. Il peut ainsi ouvrir la porte. Il retourne dans le puits et prend un grand bol d’ air. Le soleil est couché et la lune commence à éclairer le ciel: il doit être neuf heures du soir.
Franz mange un peu de nourriture et boit l’eau de la vasque. Puis il franchit la porte et la repousse derrière lui. Va-t-il rencontrer la Stilla dans un couloir du château ? Cette pensée fait battre très fort son cœur.
Après quelques pas, il arrive devant un escalier. Il monte soixante marches puis suit pendant une demi-heure un couloir qui change souvent de direction. Il se repose quelques instants puis continue. Le couloir semble ne jamais finir quand un mur de briques l’arrête. Il passe sa main dessus. Il n’y a pas d’ouverture. Il crie de désespoir et se laisse tomber le long du mur. Il sent alors une ouverture au niveau du sol. Des briques bougent.
— Par là… Oui… Par là!
Il est en train d’enlever des briques quand il entend un bruit de l’autre côté du mur. Il s’arrête et regarde à travers l’ouverture : c’est la vieille chapelle du château. Ses fenêtres sont cassées, son toit est ouvert et son clocher peut tomber à tout moment.
Un homme vient d'entrer dans la chapelle. C’est Orfanik, le savant. Maintenant, Franz n’a plus de doute : le baron de Gortz doit aussi être dans le château des Carpathes. Mais que fait Orfanik dans la chapelle au milieu de la nuit?
Orfanik est en train d’attacher un fil sur des cylindres de fer [94]. Il travaille avec une grande attention. Franz veut courir vers lui et l’obliger à le conduire au donjon. Mais l’ouverture dans le mur de briques n’est pas assez grande, il ne peut pas passer. Quelques minutes plus tard, un autre homme arrive dans la chapelle. C’est le baron Rodolphe de Gortz.
Chapitre 8.
Une ruine
Franz de Télek regarde Rodolphe de Gortz à travers l’ouverture dans le mur de briques. Une lanterne éclaire le baron de bas en haut. Son long visage est pâle, ses cheveux sont gris et longs, son regard est noir.
Rodolphe n'a pas changé depuis la dernière représentation de la Stilla.
Rodolphe de Gortz s’approche d’Orfanik et observe son travail.
— Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik ?
— A l’instant.
— Tout est prêt sur les bastions ?
— Tout.
— Nous aurons le temps de nous enfuir ?
— Nous l’aurons.
— Le tunnel vers le col du Vulkan est libre ?
— Il l’est.
Les deux hommes se taisent quelques instants. Puis le baron s'écrie :
— Ah, mon vieux château, ceux qui veulent entrer ici vont le payer cher !
Ces paroles font trembler le jeune comte de Télek.
— Vous avez des nouvelles de Werst ? demande le baron à Orfanik.
— Le fil a transmis les conversations de l'auberge du
— L'attaque est pour cette nuit ?
— Non, elle est pour demain matin. Ce Rotzko est au village depuis deux heures avec des policiers de Karlsburg.
— Mon château ne peut plus se défendre, mais il écrasera Franz de Télek et tous les autres sous ses débris [95]. Au fait, Orfanik, on ne doit pas savoir que le fil établit une communication entre le château et le village de Werst.
— Je vais détruire le fil.
Le lecteur a le droit maintenant à quelques explications sur les phénomènes étranges de cette histoire.
Cette histoire se passe dans les dernières années du 19e siècle. A cette époque, on utilise beaucoup l'électricité. Le téléphone, par exemple, fonctionne d'une façon merveilleuse. Même les sons les plus faibles arrivent parfaitement à l’oreille. Deux personnes à une grande distance se parlent très facilement. Elles peuvent aussi se voir dans des glaces grâce à l’invention du télèphote [96].
Orfanik est depuis de nombreuses années un inventeur important dans le domaine de l'électricité. Mais les autres savants le prennent pour un fou. Quand il rencontre le baron de Gortz, Orfanik est un homme très pauvre. Le baron lui donne de l’argent pour continuer ses travaux. Il demande une chose au savant: être le seul à utiliser ses inventions. Les deux hommes voyagent donc ensemble en Italie : le baron pour écouter chanter la Stilla et le savant pour étudier les découvertes des électriciens.
Après la mort de la Stilla, les deux hommes se cachent dans le château des Carpathes. Un ancien serviteur du baron leur apporte des vivres par le tunnel vers le col de Vulkan. Orfanik utilise ses inventions pour faire peur aux habitants de la région : ses machines créent des phénomènes que les habitants pensent surnaturels.
Mais le baron veut aussi entendre les conversations des habitants de Werst. Orfanik trouve alors une solution: il installe un fil de cuivre entre le donjon du château et la grande salle de l’auberge de Jonas (ce fil passe sous les eaux du Nyad). Orfanik cache ensuite un appareil téléphonique sous une fenêtre de l’auberge (il s’agit de la fenêtre que Jonas n'ouvre jamais dans la grande salle). Il relie enfin l’appareil au fil. L'appareil permet d’entendre et de parler. Ainsi, le baron peut entendre les conversations de l'auberge et faire entendre une voix dans l'auberge. Grâce au fil, le baron apprend la décision de Nic Deck de visiter le château et sa voix menace le forestier !
Quand Nic Deck et le docteur Patak sont devant le château, les machines d'Orfanik se mettent en marche. Elles sonnent la cloche de la chapelle, elles projettent des flammes, elles créent des mugissements terribles et des silhouettes de monstres. Un courant électrique dans des plaques cachées dans l’herbe permet aussi de bloquer les bottes en fer du docteur. Et des batteries électriques créent un choc quand Nic touche le morceau de fer.
Grâce aux inventions d'Orfanik, le baron croit être tranquille. Mais c'est à ce moment que Franz de Télek arrive au village. Le baron entend ses conversations avec les habitants de Werst. Il déteste toujours autant le jeune comte et veut l'attirer au château. Il réussit à le faire grâce à la voix de la Stilla dans l'auberge, son apparition dans le bastion et la lumière dans le donjon. Maintenant le comte de Télek est son prisonnier. Et il ne sortira plus du château.
Mais le baron de Gortz sait aussi que Rotzko est au village avec des policiers. Orfanik et lui ne peuvent pas lutter contre eux, car les policiers ne croient pas aux phénomènes surnaturels. Le baron ne peut donc plus défendre son château. C'est pourquoi il veut le détruire. Comment ? Orfanik et lui ont placé des charges d'explosifs sous le donjon, les bastions et la chapelle. Un appareil va créer un courant électrique pour les allumer. Pendant ce temps, Orfanik et le baron quitteront le château par le tunnel secret. Ainsi, le comte de Télek et les policiers mourront dans l'explosion. Et on ne retrouvera jamais le baron et Orfanik.
Revenons maintenant dans la chapelle du château. Franz de Télek est toujours en train d'écouter la conversation entre Orfanik et le baron Rodolphe. Il comprend maintenant les phénomènes et il sait que le baron va s'enfuir avec la Stilla.
— Il n'y a plus rien à faire ici ? demande le baron à Orfanik.
— Rien.
— Très bien. Maintenant, partez par le tunnel et attendez-moi à Bistriz.
— Et vous ?
— Je quitterai le château au dernier moment. Je veux l'entendre encore une fois pour ma dernière nuit dans le château des Carpathes.
Les deux hommes quittent la chapelle.
Il est onze heures du soir et Franz recommence à enlever les briques du mur. Il lui faut une demi-heure pour faire un passage assez grand. Une fois dans la chapelle, l'air est frais et Franz respire mieux. Il retrouve des forces.
Par où sont partis les deux hommes ? Il s’approche du fond de l’église et découvre une porte. Elle donne sur une galerie sombre. Il la suit pendant une demi-heure. Puis la galerie devient moins sombre et Franz marche plus vite. Il arrive dans une pièce avec des meurtrières [97] dans les murs. Franz passe la tête à l’extérieur pour respirer l’air frais. Il aperçoit des ombres sur le plateau d'Orgall. Ce sont sans doute les policiers de Karlsburg. Vont-ils attaquer cette nuit ou demain matin ? Franz veut crier, mais il ne le fait pas. Le baron de Gortz ne doit pas l'entendre.
Franz continue de suivre la galerie. Cinq cents pas plus loin, il arrive devant un escalier. Est-il enfin au donjon ? Il n’y a aucun bruit. Franz monte quelques marches et s’arrête sur un palier [98]. Une porte ouvre sur la terrasse du premier étage du donjon. Il la traverse et monte un nouvel escalier. Il y a toujours le même silence. L’appartement du premier étage est vide. Il continue de monter et arrive au troisième étage. L'escalier s'arrête là et la porte vers l’appartement est fermée. Franz regarde à travers le trou de la serrure. Il voit bien la partie gauche d'une chambre, car elle est très éclairée. Mais la partie droite de la chambre est dans le noir. Franz tourne doucement la clé et ouvre la porte.
Une grande salle occupe tout l’étage. De vieux meubles et des fauteuils la meublent avec goût. Des rideaux devant les fenêtres empêchent la lumière du dehors de passer. A droite de la porte, tout est sombre. A gauche, une forte lumière éclaire une estrade [99]. A une dizaine de mètres devant l’estrade se trouve un vieux fauteuil. Près du fauteuil, sur une table, il y a une boite rectangulaire. Elle est longue de douze à quinze pouces et large de cinq à six pouces. Son couvercle est ouvert. À l'intérieur se trouve un cylindre de métal.
Un homme est assis dans le fauteuil. Il est immobile. Sa tête est contre le fauteuil, ses veux sont fermés et sa main appuie sur l’arrière de la boite.
C’est Rodolphe de Gortz.
«Je veux l'entendre une dernière fois», a dit le baron à Orfanik. Mais où est la Stilla ? Franz ne la voit pas et ne l’entend pas. Va-t-il se jeter sur Rodolphe et le frapper avec son couteau ? Franz avance vers le fauteuil. Un pas encore et il pourra attraper le baron. Il lève la main et…
Soudain, la Stilla apparait. Franz laisse tomber son couteau sur le tapis.
La Stilla est debout sur l'estrade, en pleine lumière. Ses cheveux sont défaits et elle tend les bras. Elle est dans le costume de l’Angélica d'Orlando, comme lors de son apparition sur le bastion. Ses yeux regardent le jeune comte. Elle doit le voir et, pourtant, elle ne l'appelle pas, elle ne lui parle pas. Hélas ! Elle est folle. Franz veut la saisir et l'entraîner dehors. Mais elle se met à chanter.
Le baron de Gortz se penche vers elle. Il respire sa voix comme un parfum, il boit sa voix comme une liqueur divine [100]. La Stilla chante pour lui tout seul dans ce donjon au-dessus de la campagne de Transylvanie.
Franz aussi est sous le charme. La Stilla est folle, mais elle est toujours une merveilleuse chanteuse. Il n’a pas entendu cette voix depuis cinq ans. Il la croyait morte, mais un miracle [101] la fait revivre devant ses yeux.
—
Franz reconnaît l’air: la Stilla chante l’air de sa dernière représentation, le chant final d’Orlando. Mais, cette fois-ci, elle ne va pas s'arrêter, elle ne va pas mourir. Pourtant, la voix de la Stilla devient plus faible. Va-t-elle tomber comme au théâtre ? Non, elle ne tombe pas. Mais elle s'arrête à la même mesure et pousse un cri, le même cri qu’au théâtre de San Carlo à Naples.
Pourtant, elle est toujours là, debout, immobile, son regard vers Franz. Franz s’élance vers elle. Au même moment, le baron se lève de son fauteuil. Les deux hommes se retrouvent face à face.
— Franz de Télek! s’écrie le baron.
Mais Franz ne répond pas et se précipite vers l’estrade.
— Stilla, ma Stilla, tu es vivante !
— Vivante… la Stilla vivante ! s’écrie le baron dans un grand rire. Essaye de me l’enlever, Franz de Télek !
Rodolphe ramasse le couteau et se dirige vers la Stilla. La chanteuse est toujours immobile. Franz se précipite sur le baron, mais il est trop tard, le couteau frappe le cœur de la chanteuse. On entend alors un bruit de glace et la Stilla disparait dans mille éclats de verre.
Franz ne comprend plus. Est-il fou lui aussi ?
— La Stilla échappe encore à Franz de Télek, dit le baron. Mais sa voix est à moi… à moi seul.
Franz veut se jeter sur le baron, mais il n’a plus de force et il tombe évanoui devant l’estrade. Rodolphe de Gortz prend la boite sur la table et se précipite hors de la salle. Il descend au premier étage du donjon, traverse la terrasse et… un coup de feu retentit.
Rotzko vient de tirer sur le baron depuis l’extérieur du château. La balle ne touche pas le baron, mais détruit la boite. Le baron hurle :
— Sa voix ! Sa voix ! L'ame de la Stilla est brisée [103]… brisée !
Il court le long de la terrasse et répété :
— Sa voix, ils m'ont brisé sa voix !
Puis il disparait par la porte de la terrasse. Rotzko et Nic Deck décident alors d’escalader les murs du château sans attendre la police. A ce moment-là, une explosion fait trembler les montagnes. Des flammes gigantesques s’élèvent jusqu’aux nuages et une avalanche de pierres [104] tombe sur la route du Vulkan.
Il ne reste rien des bastions, du donjon et de la chapelle. Le château des Carpathes est une ruine.
Chapitre 9.
Tout s’explique, mais…
L’explosion du château des Carpathes est arrivée trop tôt par rapport au plan du baron Rodolphe de Gortz et d'Orfanik. Le baron n’a pas eu le temps de prendre le tunnel qui mène vers la route du col. Rodolphe était-il fou de désespoir [105] après la destruction de la boite ? A-t-il provoqué lui-méme l'explosion pour mourir sous les ruines du château ?
Les policiers étaient encore loin du château au moment de l’explosion. Seulement quelques-uns d'entre eux ont des blessures. Par contre, Rotzko et Nic Deck se trouvaient en bas des murs du château. Mais, par miracle, les pierres ne les ont pas écrasés.
Après l'explosion, Rotzko, Nic Deck et les policiers franchissent l’enceinte sans trop de difficulté. Ils trouvent un corps sous les pierres devant le donjon. C’est Rodolphe de Gortz. Franz de Télek est sans doute lui aussi sous les décombres. Rotzko n’espère pas le trouver en vie. Il pleure â grosses larmes et Nic Deck ne sait pas comment le calmer.
Cependant, après une demi-heure de recherches, ils retrouvent le jeune comte au premier étage du donjon. Ils le croient tout d'abord mort. Mais une partie du mur lui a sauvé la vie et il est simplement évanoui. Franz ouvre les yeux. Il ne reconnaît pas Rotzko et ne l’entend pas. Nic Deck le soulève et lui parle. Mais Franz ne lui répond pas. Seuls les derniers mots du chant de la Stilla sortent de sa bouche:
Franz de Télek est fou.
Les quatre jours suivant l’explosion, Orfanik attend le baron de Gortz dans le village de Bistritz. Mais le baron ne vient pas. Que lui est-il arrivé ? Par curiosité, Orfanik retourne au château. Mais, quand il s’approche des ruines, des policiers le reconnaissent et l’arrêtent. Ils l’amènent dans la capitale de la région et des juges l’interrogent. Orfanik raconte toute l’histoire. Quand il apprend la mort du baron, Orfanik n’est pas ému. En réalité, seules ses inventions l’intéressent.
Orfanik explique aux juges que la Stilla est morte depuis cinq ans. Son corps se trouve bien dans la tombe du cimetière du
Mais alors, pourquoi Franz de Télek a entendu sa voix dans l’auberge ? Qui était sur le bastion en costume blanc ? Comment Franz a entendu son chant dans la crypte ? Comment l’a-t-il vue vivante dans le donjon ?
Voici les explications qu Orfanik donne aux juges:
Quand la Stilla annonce la fin de sa carrière, le baron Rodolphe de Gortz est désespéré. Orfanik lui propose alors d'enregistrer les chants de la cantatrice. Il le fait grâce à des appareils phonographiques très perfectionnés [106]. Ses appareils gardent intacts [107] la pureté et le charme de la voix de la cantatrice.
Pendant le dernier mois des représentations, le savant installe ses appareils dans la loge du baron au théâtre. Il grave sur des plaques les airs d'opéra et les concerts de la cantatrice, dont bien sur l'air final d’Orlando. Ainsi, quand il s’enferme dans son château, le baron peut entendre chaque soir la voix de la Stilla.
Il l’entend et — chose difficile à comprendre — il la voit aussi ! Comment ?
On sait que le baron a un magnifique portrait de la Stilla, fait par le peintre Michel Gregorio. Ce portrait la représente les cheveux défaits dans le costume blanc de l’Angélica d'Orlando. Pour faire apparaître la Stilla, Orfanik place le portrait devant un miroir puis l'éclaire avec une lumière très forte. Un système de glaces permet ensuite de créer une image de la Stilla aussi vivante que la vraie !
Franz a vu cette image sur le bastion et dans la salle du donjon.
Orfanik est très fier de ses inventions.
Il ne comprend pas une chose: la mort du baron. Pourquoi le baron ne s'est pas enfui par le tunnel avant l’explosion ?
Mais on lui raconte le coup de feu sur la boite du baron et il comprend. Cette boite est l'appareil phonographique avec le dernier chant de la Stilla. La destruction de la boite signifie pour le baron la destruction de sa vie. Le baron a donc voulu mourir par désespoir.
Le baron Rodolphe de Gortz repose aujourd'hui dans le cimetière de Werst.
Après ces événements, Rotzko conduit Franz de Télek au château de Krajowa. Il passe ses journées à soigner son maître. Orfanik lui a donné les phonographes avec les autres chants de la Stilla. Quand il les écoute, Franz semble revivre et retrouver sa lucidité [108].
Enfin, quelques mois plus tard, Franz retrouve la raison [109]. Il peut raconter les événements de la dernière nuit du château des Carpathes
Huit jours après la catastrophe, la charmante Miriota et Nic Deck se marient. Ils sont installés depuis dans la maison de maître Koltz. Miriota croit encore aux apparitions surnaturelles. Nic essaye de la raisonner [110], mais il n’y arrive pas. Jonas aussi essaye car il veut ramener des clients dans son auberge. Maître Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants pensent d'ailleurs comme Miriota. Il faudra des années pour que ces gens de la campagne arrêtent de croire aux phénomènes surnaturels.
De son coté, le docteur Patak dit tout le temps :
— Eh bien, je l’avais dit ! Des fantômes dans le château ! Est-ce que les fantômes existent ?
Mais on ne l’écoute pas et on lui demande de se taire.
Le magister Hermod, lui, continue d'apprendre à ses élèves les légendes deTransylvanie.
Pendant longtemps encore, les jeunes du village de Werst croiront que les esprits de l’autre monde vivent dans les ruines du château des Carpathes.