Environ deux cents ans avant la naissance de Miles… Leo Graf, spécialiste des soudures en milieu spatial, est envoyé par sa compagnie dans une station orbitale pour y enseigner son art aux ingénieurs qui y vivent. Il découvre sur place une réalité déconcertante : ses élèves sont des Quaddies, des êtres dotés de quatre bras. Bien que leur « humanité » ne fasse aucun doute pour qui les côtoie, la compagnie n’entend pas conférer le moindre droit à cette main-d’oeuvre gratuite et servile. Jusqu’au jour où… Prix Nebula 1988.
1
La planète Rodeo tournoyait à une vitesse vertigineuse au large du hublot. Une femme, que Leo Graf avait vue débarquer en même temps que lui du navire de saut, la suivit du regard un moment avant de s’asseoir sur une des banquettes de la station de transfert. Elle ferma les yeux, respirant avec peine, les rouvrit, rencontra ceux de Leo et haussa les épaules, gênée. Leo lui adressa un sourire compréhensif. Il compatissait ; lui-même avait la chance de n’avoir jamais été sujet au mal de l’espace. Il s’avança pour prendre la place de la voyageuse devant le hublot panoramique.
La couche de nuages effilochés tourbillonnant dans l’atmosphère de la planète laissait entrevoir une vaste étendue désertique de sable rouge. Rodeo était un monde marginal, inhabité en dehors des exploitations minières et pétrolières de GalacTech.
Que venait-il faire dans ce trou ? Ce n’était pas la première fois qu’il se posait la question. Les interventions techniques souterraines n’étaient pas trop dans ses cordes. D’après ce que la direction terrestre de GalacTech lui avait expliqué, il était ici pour enseigner les processus de contrôle de qualité dans les opérations de construction et de soudure en apesanteur. À qui ? Et pourquoi ici, au beau milieu de nulle part ? L’« Opération Cay » était un nom qui restait particulièrement discret sur l’objet de sa mission.
— Leo Graf ?
Leo se retourna.
— Oui ?
C’était un grand brun, la trentaine. Peut-être même la quarantaine. Difficile à dire. Un badge discret épinglé au revers de la veste le désignait comme un employé de la compagnie. Le style cadre dynamique et célibataire, songea Leo qui serra la main tannée de l’homme.
— Je suis Bruce Van Atta, se présenta celui-ci.
Proche de la quarantaine, blond, plutôt trapu, Leo portait comme d’ordinaire la combinaison rouge de la compagnie, en partie pour ne pas se démarquer des ouvriers qu’il supervisait, mais surtout pour se simplifier la vie. Un badge, sur la poitrine, indiquait son nom.
— Bienvenu à Rodeo, le trou perdu de l’univers, plaisanta Van Atta.
— Merci, dit Leo, répondant à son sourire.
— Je dirige à présent l’Opération Cay. Je serai donc votre patron. Je vous ai demandé en particulier, vous savez. Vous allez m’aider à promouvoir ce service. Vous êtes comme moi, je sais, vous n’avez aucune patience avec les tire-au-flanc. On ne m’a pas fait un cadeau, en me confiant ce job… mais si je parviens à mener cette opération jusqu’au bout, ce que j’ai bien l’intention de faire, alors je serai un véritable
— Vous m’avez demandé en particulier ? répéta Leo, interloqué.
Toujours agréable d’être précédé par sa réputation, mais pourquoi fallait-il que ce soit au bout du monde ?
— À la direction, on m’a expliqué qu’on m’envoyait ici pour présenter une version longue de mon cours accéléré sur les tests de contrôle.
— Tiens ?… C’est ce qu’ils ont dit ?
Devant le hochement de tête de Leo, Van Atta éclata d’un rire sonore.
— Excès de zèle de la sécurité, je suppose. Vous risquez d’avoir une surprise. Et ce n’est sûrement pas moi qui vais la gâcher…
Le sourire ironique de Van Atta était aussi agaçant qu’un coup de coude dans les côtes.
— Mes instructions faisaient état d’un certain Dr Cay comme directeur de l’opération, dit-il. Est-il prévu que je le rencontre ?
— Ils auraient pu mettre les pendules à l’heure, répondit Van Atta. Le Dr Cay est mort l’année dernière. Si vous voulez mon avis, il aurait dû être mis à la retraite depuis longtemps, mais c’était le vice-président et le principal actionnaire de la boîte. Autrement dit, indéboulonnable. Mais tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Je l’ai remplacé.
Il secoua la tête.
— Je suis impatient de voir votre tête quand vous aurez fait le tour du coin… Allez, venez. Ma navette privée nous attend.
À l’exception du pilote, ils étaient seuls dans la navette de six places. Leo sentait le siège se mouler sur son corps durant les phases d’accélération. Rodeo s’éloignait en tournant au-dessous d’eux.
— Où allons-nous ? demanda Leo.
Van Atta, assis à côté de lui, pointa l’index.
— Vous voyez ce petit point à environ trente degrés au-dessus de l’horizon ? Regardez-le bien. C’est le berceau de l’Opération Cay.
Le petit point grossit rapidement, devenant une vaste structure chaotique, toute en angles et saillies, dont une multitude d’éclaboussures coloraient les ombres épaisses. L’œil exercé de Leo repéra aussitôt les réservoirs et les filtres des serres scintillant au soleil. Il estima la taille des panneaux solaires par rapport au volume de la structure.
— Un habitat orbital ?
— Tout à fait, confirma Van Atta.
— Il est énorme.
— En effet. Combien de gens peuvent y travailler, à votre avis ?
— Oh !… je dirais mille cinq cents personnes, environ.
Van Atta haussa les sourcils, déçu, semblait-il, de ne pas avoir à le contredire.
— C’est exact. Un personnel tournant de quatre cent quatre-vingt-quatorze employés GalacTech et mille résidents permanents.
Leo était perplexe.
— Permanents ?… Et… comment déconditionnez-vous tous ces gens de l’apesanteur ? Je ne vois pas de…
Il examina de nouveau l’énorme structure.
— Non, pas de « cage à écureuil ». Pas de gym non plus ?
— Si, il y en a un. Mais surtout, le personnel a droit à un mois de congé sur Rodeo après trois mois de travail.
— Ça doit vous coûter une fortune.
— L’Habitat nous est revenu quatre fois moins cher que l’équivalent en gravispace.
— Mais vous perdez sans doute ce que vous avez économisé sur les coûts de construction dans les frais de transport et de soins du personnel, argumenta Leo. Les voyages supplémentaires, les congés prolongés… tout retraité qui se casse un bras ou une jambe traînera GalacTech devant les tribunaux pour obtenir des dommages et intérêts, qu’il présente une réelle déminéralisation osseuse ou non.
— Nous avons aussi trouvé une solution à ce problème, répondit Van Atta. Quant à savoir si cette solution offre un bon rapport rendement-prix, eh bien… c’est ce que vous et moi allons nous efforcer de démontrer.
La navette s’accola à une écoutille de l’Habitat. Le pilote coupa les moteurs, ôta sa ceinture et flotta jusqu’à l’écoutille pour vérifier les joints.
— Prêt à débarquer, monsieur Van Atta.
— Merci, Grant.
Leo détacha ses sangles et s’étira, ravi de retrouver la légèreté familière de l’apesanteur. Il n’avait jamais connu les déprimantes nausées qui amenuisaient l’efficacité de nombreux employés. Son corps, en gravispace, n’avait aucune aptitude exceptionnelle. Ici, où la maîtrise de soi et l’intelligence comptaient plus que la force physique, il devenait presque un athlète. Souriant discrètement, il suivit Van Atta de poignée en poignée jusqu’à l’écoutille.
Un tech au visage rose se tenait derrière un pupitre de visualisation juste à l’entrée du corridor. Il portait un T-shirt rouge avec le logo de GalacTech exhibé sur son cœur. Ses boucles blondes et serrées évoquaient la toison d’un agneau. Peut-être était-ce dû à son extrême jeunesse.
— Bonjour, Tony, dit Van Atta sur un ton chaleureux.
— Bonjour, monsieur Van Atta.
Il sourit à Leo, puis inclina la tête en regardant Van Atta, dans l’attente manifeste d’être présenté.
— Est-ce le nouveau professeur dont vous nous avez parlé ?
— En effet. Leo Graf, je vous présente Tony ; c’est un de vos futurs étudiants. Il fait partie des résidents permanents de l’Habitat, ajouta Van Atta avec une curieuse insistance. Tony est soudeur, seconde catégorie. Mais il espère bien passer bientôt dans la première, hein, Tony ? Viens donc serrer la main de M. Graf.
Le sourire de Van Atta était un rien narquois, et Leo avait l’impression que, s’ils n’avaient pas été en apesanteur, il aurait aussitôt rebondi sur ses talons.
Tony sauta par-dessus le pupitre. Son short était du même rouge que son T-shirt et…
Leo cligna des yeux et, stupéfait, en oublia de respirer. Ce n’étaient pas des jambes qui sortaient du short, mais deux autres bras. Des bras tout à fait fonctionnels, d’ailleurs. À cet instant même, il utilisait sa… sa main gauche inférieure – quel autre nom lui donner ? – pour s’accrocher, la main droite supérieure tendue. Son sourire était franc ; pas la moindre trace d’embarras.
De surprise, Leo en avait lâché sa poignée ; il dut la rattraper en tâtonnant avant de pouvoir serrer la main offerte du garçon.
— Enchanté, parvint-il à articuler, la gorge sèche, s’efforçant de garder les yeux fixés sur ceux, bleus et vifs, de Tony.
— Bonjour, monsieur. J’attendais avec impatience de vous rencontrer.
La poignée de main de Tony était timide mais sincère.
— Mmmh… balbutia Leo. Quel est votre nom, Tony ?
— Tony n’est qu’un surnom, monsieur. Ma dénomination complète est TY-776-424-XG.
— Ah !… je crois que… que je vous appellerai Tony, alors, marmonna Leo, de plus en plus confondu.
Van Atta semblait boire du petit-lait.
— C’est ce que tout le monde fait, acquiesça Tony.
— Va chercher le sac de M. Graf, tu veux, Tony ? dit Van Atta. Venez, Leo, je vais vous montrer vos quartiers, et ensuite nous pourrons faire le tour du propriétaire.
Leo suivit son guide jusqu’au carrefour des corridors, jetant de fréquents coups d’œil incrédules par-dessus son épaule pour voir Tony s’élancer à travers la pièce et franchir l’écoutille avec la grâce et la rapidité d’un écureuil.
— C’est… commença-t-il.
Il secoua la tête, déglutit.
— C’est la malformation congénitale la plus extraordinaire que j’aie jamais vue. Celui qui lui a trouvé un job en apesanteur a eu une idée de génie. Ce serait un infirme, en gravispace.
— Malformation congénitale… répéta Van Atta.
Son sourire était devenu pensif.
— Oui, on pourrait le décrire ainsi, si vous voulez… Je regrette que vous n’ayez pas vu votre tête, quand il est sorti de derrière son pupitre. Mais j’admire votre sang-froid, remarquez. J’ai bien failli vomir, la première fois que j’en ai aperçu un, et pourtant j’avais été préparé. Mais on s’habitue assez vite à ces ouistitis, vous verrez.
— Parce qu’il y en a d’autres ?
— Il y en a mille – la première génération des nouveaux super-ouvriers de GalacTech. C’est ce qu’on appelle la bio-ingénierie, Leo. Un petit jeu très lucratif, quand on sait y faire. Et auquel j’ai bien l’intention de gagner…
Tony, la valise de Leo accrochée à sa main inférieure droite, passa entre les deux hommes dans le corridor cylindrique et s’arrêta devant eux en s’agrippant à l’aide de ses trois mains libres aux poignées fixées sur les parois.
— Monsieur Van Atta… Pourrais-je présenter M. Graf à quelqu’un avant qu’on l’accompagne à sa cabine ? Ça ne fera pas un grand détour… c’est à l’Hydroponique.
Van Atta réfléchit une seconde, puis sourit.
— Pourquoi pas ? Ce service est prévu sur le circuit de cet après-midi, de toute façon.
— Merci, monsieur ! s’écria Tony qui fila avec enthousiasme pour leur ouvrir les portes hermétiques au bout du corridor.
Il attendit qu’ils soient passés pour les refermer derrière eux.
La fascination qu’exerçait le garçon sur lui devenant franchement embarrassante, Leo s’efforça de fixer son attention alentour. L’Habitat avait en effet été conçu de manière très économique. Les locaux, pour la plupart préfabriqués, étaient diversement combinés. Ce n’était certes pas le
Ils traversèrent les dortoirs, les cuisines et les réfectoires, un atelier de réparations – Leo s’attarda pour l’étudier et dut accélérer l’allure pour rattraper son guide. Contrairement à la plupart des stations en apesanteur dans lesquelles il avait travaillé, aucun effort n’avait été fait ici pour maintenir un semblant d’horizontalité-verticalité destiné à ne pas déboussoler les résidents. La plupart des salles étaient cylindriques, avec des espaces de travail et de stockage disposés le long des murs.
Sur leur chemin, ils croisèrent une vingtaine de… d’individus à quatre mains, les nouveaux ouvriers modèles, les cousins de Tony… Quel nom leur donnait-on, officiellement ? se demanda Leo. Il les observait à la dérobée, détournant la tête quand l’un d’eux rencontrait son regard, ce qui arrivait souvent. Parce que, eux, contrairement à lui, ne se gênaient pas pour le dévisager et échanger des messes basses.
Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi Van Atta les appelait des ouistitis. Dépourvus des puissants muscles locomoteurs des bipèdes, ils étaient très minces de hanches. Les bras inférieurs avaient tendance à être plus forts, chez les hommes comme chez les femmes, tout en donnant l’impression trompeuse d’être moins longs que les bras supérieurs. S’il plissait les yeux pour ne plus distinguer que leur silhouette, ils avaient l’air d’avoir les jambes arquées.
Tous portaient la tenue confortable de Tony, short et T-shirt dont la couleur, à l’évidence, signalait le service auquel ils appartenaient. Leo aperçut un groupe, en jaune, penché studieusement autour d’un humain « normal » en combinaison GalacTech qui leur donnait un cours sur la fonction et la réparation d’une pompe. Ils lui évoquèrent de petits lézards brillants et vifs comme l’éclair, de ceux qui grimpent sur les murs.
Ils lui donnaient envie de hurler, presque de pleurer. Pas à cause des bras, pourtant, ni de toutes ces mains sans cesse en mouvement. Ils étaient presque arrivés au service d’hydroponique quand il put enfin déceler l’origine de son insupportable malaise. C’étaient leurs visages qui le perturbaient. Des visages d’enfants…
Une porte, sur laquelle était inscrit « Hydroponique D », glissa pour révéler une antichambre donnant sur une vaste serre d’une quinzaine de mètres de long. La lumière se déversait par les fenêtres en verre filtrant côté soleil et se reflétait sur une rangée de miroirs côté ombre. Les plantes vertes, qui poussaient dans des végétubes bien ordonnés, envahissaient l’immense serre. L’air était lourd de végétation et de produits chimiques.
Deux femmes à quatre bras, toutes deux en bleu, travaillaient dans l’antichambre. Elles flottaient autour d’un long végétube en plexiplastique perforé de trous où elles implantaient de minuscules semis, puis les fixaient au moyen d’un enduit végétal appliqué autour de chaque pousse neuve. Les racines, se développant vers l’intérieur, deviendraient un enchevêtrement compact qui absorberait la brume hydroponique nutritive circulant dans le tube ; les tiges et les feuilles s’épanouiraient au soleil et, enfin, porteraient les fruits inscrits dans leur matériel génétique.
Une des deux jeunes femmes s’interrompit une seconde pour ajuster un paquet sous le bras. Le cerveau de Leo se figea. Le paquet n’était autre qu’un bébé.
Un bébé vivant… Le petit se tordait le cou derrière l’épaule de… sa mère, sans doute, pour regarder Leo. Il s’agrippait à elle, lui empoignant le sein comme s’il tenait à en affirmer la propriété.
— Argh… croassa-t-il.
— Aïe ! s’écria-t-elle en riant.
Libérant une de ses mains, elle détacha de sa poitrine les petits doigts grassouillets sans cesser de poursuivre sa tâche. Elle finit de fixer le plant dont elle s’occupait, puis saisit la bombe de fixatif qui flottait à côté d’elle, mais hors de portée du bébé, et en aspergea la pousse.
Mince et aérienne comme un elfe, la fille semblait fort étrange aux yeux de Leo. Ses cheveux courts et soyeux encadraient son visage ovale pour descendre en pointe au bas de la nuque. Ils étaient si épais que Leo songea à la fourrure d’un chat.
L’autre fille, aussi blonde que l’autre était brune, n’avait pas de bébé. C’est elle qui, la première, s’aperçut de leur arrivée. Elle sourit.
— On a de la compagnie, Claire.
Le visage de la brune s’illumina.
— Tony ! s’exclama-t-elle, ravie.
Le bébé relâcha trois de ses mains et les agita frénétiquement.
— D’accord, dit la jeune femme en riant. Tu veux voler vers papa, hein ?
Elle détacha la laisse reliant le harnais du petit à sa ceinture et souleva le bébé à bout de bras.
— Tu vas voir papa, Andy ? Tu voles ?
Le bébé accueillit la proposition en battant des quatre mains avec de petits cris de ravissement. Elle le poussa vers Tony qui le reçut dans ses bras avec un sourire extatique sous les yeux étonnés de Leo.
— Tu veux voler vers maman ? demanda-t-il à son tour.
— Ah ah… acquiesça Andy.
Tony le souleva, puis lui étira doucement les bras –
Claire le renvoya une fois de plus vers son père – incroyable de penser que ce blondinet pût être déjà père – puis le suivit pour aller prendre la main que lui tendait Tony… et la garder dans la sienne.
— Claire, je te présente M. Graf, déclara Tony avec fierté, comme s’il exhibait un prix d’excellence. Il va m’enseigner les techniques de pointe de la soudure. Monsieur Graf, je vous présente Claire. Et notre fils Andy.
Andy avait grimpé sur la tête de son père et s’accrochait d’une main à ses cheveux et d’une autre à son oreille, sans quitter Leo de ses yeux ronds.
— Claire a été choisie pour être la première mère naturelle parmi nous, annonça-t-il.
— Ainsi que quatre autres filles, précisa Claire avec modestie.
— Elle était à la section Soudure aussi, mais elle ne peut plus travailler à l’extérieur, maintenant. Depuis la naissance d’Andy, elle navigue entre les services d’entretien, de technologie nutritionnelle et d’hydroponique.
— Selon le Dr Yei, il s’agit d’une expérience très importante, qui permettra de découvrir dans quels secteurs ma productivité se ressent le moins de la présence d’Andy avec moi, expliqua-t-elle. L’extérieur me manque un peu, c’était très excitant, mais… je me plais aussi, ici. Les tâches sont plus variées.
— Heureux de vous rencontrer, Claire, dit-il, le visage fermé.
Claire tira doucement sur la manche de Tony et, d’un mouvement du menton, indiqua sa collègue blonde qui s’était rapprochée.
— Et voici Silver, dit-il aussitôt. Elle travaille presque toujours dans ce service.
Silver salua Leo d’un hochement de tête. Ses cheveux mi-longs, ondulés, étaient très pâles, presque platine. Elle avait le genre de visage anguleux qui peut être ingrat à l’adolescence, mais saisissant de beauté et d’élégance à l’âge adulte. Son regard bleu était plus calme et moins timide que celui de Claire qui, déjà, était obligée de répondre à un nouveau caprice d’Andy. Le bébé fut bientôt remis en laisse.
— Bonjour, monsieur Van Atta, dit-elle avec une insistance discrète en pirouettant devant lui.
Ses yeux brillants l’imploraient de s’intéresser à elle. Leo remarqua que chacun de ses vingt ongles était laqué de vernis rose.
Van Atta répondit d’un petit sourire empreint de condescendance.
— Bonjour, Silver. Ça se passe bien, ici ?
— Il nous reste juste un végétube à faire après celui-ci. Nous aurons fini avant le changement d’équipe.
— Bien, très bien, dit Van Atta avec jovialité. Ah !… essaie de penser à te tenir debout, si je puis dire, quand tu t’adresses à un grav, mon ange.
Silver se redressa aussitôt pour s’adapter à l’orientation de Van Atta. Dans la mesure où la salle était de conception radiale, « debout » était une simple vue de l’esprit « van-attien », songea Leo. Mais où donc avait-il rencontré ce type, bon sang ?
— Parfait, nous vous laissons continuer, dit Van Atta en s’éloignant.
Leo le suivit. Tony aussi, non sans regret.
Andy avait reporté son attention sur sa mère ; ses petites mains fourragèrent avec détermination sous son T-shirt sur lequel apparurent aussitôt des taches humides.
Apparemment, c’était une fonction que les manipulations génétiques de la compagnie n’avaient pas altérée, remarqua Leo.
En silence, il rattrapa Van Atta. Pour l’instant, il réservait son opinion sur tout ce qu’il venait de voir et d’entendre. Car il avait la très nette impression de n’être pas au bout de ses surprises…
Ils s’arrêtèrent dans le bureau de Van Atta qui alluma les lampes et actionna la circulation d’air. D’après l’odeur de renfermé, Leo supposa qu’il n’y séjournait pas souvent, préférant sans doute passer le plus clair de son temps en gravispace. Un gros hublot offrait une vue imprenable sur Rodeo.
— J’ai gravi quelques échelons depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, dit Van Atta, le regard planté dans le sien.
La couche supérieure de l’atmosphère courant sur le bord de Rodeo produisait de spectaculaires effets de lumière prismatiques.
— Et je suis tout prêt à vous renvoyer l’ascenseur. Quand on atteint le sommet, il est bon de se rappeler qui vous a fait la courte échelle. C’est mon opinion, en tout cas.
Son haussement de sourcils invita Leo à abonder dans le sens de cette autosatisfaction manifeste.
Leo sondait en vain sa mémoire. La situation devenait très embarrassante. En souriant, il profita que Van Atta fût occupé à allumer sa comconsole pour se détourner et observer le sobre décor de la pièce.
Une petite plaque murale où était inscrite une maxime humoristique accrocha son regard.
— J’aime bien, moi aussi, dit-il. Un cadeau de mon ex-femme… C’est à peu près la seule chose que cette garce m’a laissée quand on s’est séparés.
— Vous étiez un…
Leo ravala la fin de sa phrase – un ingénieur, à l’époque ? – alors que sa mémoire libérait enfin l’information souhaitée. Comment avait-il pu oublier ? Van Atta, quand il l’avait connu, n’était encore qu’un ingénieur subalterne. Cet arriviste aux manières onctueuses était-il le même imbécile qu’il avait envoyé sans ménagement à l’étage du dessus, au service administratif, rien que pour ne plus l’avoir dans les pattes sur le projet de la station Morita ? À quand cela remontait-il ? Dix ans ? Douze ?… Oui, c’était bien lui. Brucie-baby… Merde.
La comconsole de Van Atta dégorgea deux disquettes de données.
— Vous m’avez propulsé sur la voie express. J’ai toujours pensé que ça vous procurerait une certaine satisfaction de voir un de vos anciens étudiants se faire une place au soleil. Vous passez tellement de temps à enseigner…
Van Atta n’avait guère que cinq ans de moins que Leo. Lequel dut réprimer une profonde irritation. Pour qui le prenait-il, ce gratte-papier ? Pour un vieux prof à la retraite ? Il était ingénieur. Un ingénieur qui bossait sur le terrain, et qui n’avait pas peur de se salir les mains, en plus. Son travail, sous la houlette d’une conscience professionnelle impitoyable, frisait la perfection. Ses états de service étaient là pour le prouver…
Il laissa sa colère se dissiper dans un soupir. Finalement, c’était toujours la même chose, non ? Il avait vu des dizaines de subordonnés monter en grade, bien souvent des hommes qu’il avait formés lui-même. Mais dans l’esprit d’un Van Atta, c’était une faiblesse, évidemment, et non une question de fierté.
Van Atta poussa les disquettes vers lui.
— Votre emploi du temps et le programme des cours, dit-il. Venez, je vais vous montrer une partie du matériel sur lequel vous travaillerez. GalacTech a deux projets en préparation sur lesquels ils envisagent de lâcher les quaddies de Cay.
— Quaddies ?
— C’est le nom officiel.
— Hmm… Ce n’est pas un peu… péjoratif ?
Van Atta haussa les sourcils, étonné, puis secoua la tête.
— Non. En revanche, ne vous avisez pas de les appeler des « mutants ». Il y a eu une telle paranoïa après le fiasco du clonage militaire de Nuovo Brasilian… Cette opération aurait pu être menée à terme bien plus facilement dans l’orbite terrestre, si les manipulations génétiques n’avaient pas provoqué une véritable psychose collective. Mais revenons à nos moutons… les projets. Le premier est d’assembler des navires de saut en orbite autour d’Orient IV, et le second de construire la station Kline, un poste de transfert spatial dans un coin perdu au large de Tau Ceti – travail dans le froid, pas de planètes habitables dans le système, un soleil éteint… L’espace local ne compte pas moins de six couloirs de navigation. Potentiellement très rentable. Mais ça signifie un gros boulot de soudure dans les pires conditions d’apesanteur qui soient…
Leo, intéressé, en oublia son bref accès de colère. Depuis toujours, c’était le travail lui-même, et non la paie ou les primes, qui le motivait. On pouvait lui offrir un pont d’or pour rester dans un fauteuil, les deux coudes posés toute la sainte journée sur un bureau, il le refuserait sans même une seule seconde d’hésitation. Il suivit Van Atta dans le corridor où Tony les attendait avec sa valise.
— Je suppose que, si on en est là aujourd’hui, c’est grâce au développement des réplicateurs utérins, dit Van Atta tandis que Leo s’installait dans ses nouveaux quartiers – plus qu’une simple cabine, la pièce comprenait un cabinet de toilette, une comconsole ainsi qu’un confortable sac de couchage pour la nuit.
Pas de mal de dos le matin, songea Leo avec satisfaction. Les migraines, c’était un autre problème.
— J’en ai vaguement entendu parler, répondit-il. C’est encore une de ces inventions de la Colonie de Beta, n’est-ce pas ?
Van Atta hocha la tête.
— Oui. Les mondes extérieurs deviennent bien trop intelligents, depuis quelque temps. Si la Terre ne se ressaisit pas plus vite que ça, elle va finir par perdre sa suprématie.
— J’aurais cru que l’utilisation de ces réplicateurs était limitée aux urgences obstétriques.
— En fait, l’unique frein à leur utilisation réside dans leur prix exorbitant, expliqua Van Atta. Ce n’est sans doute qu’une question de temps avant que les femmes riches se mettent à abandonner leur devoir biologique et à concocter leurs gosses dedans. Mais pour GalacTech, cela permet de poursuivre les expérimentations en bio-ingénierie humaine sans avoir recours à des mères porteuses. Une approche scientifique nette et contrôlée. Mieux encore, ces quaddies sont totalement fabriqués, c’est-à-dire que leurs gènes proviennent d’une multitude de sources et qu’il est impossible d’identifier leurs parents. Ce qui évite quantité de problèmes légaux.
— Je veux bien le croire, acquiesça Leo.
— D’après ce que j’ai compris, cette entreprise était une véritable obsession pour le Dr Cay. Je ne l’ai jamais rencontré, mais, pour avoir réussi à faire accepter un projet dont les résultats ne devaient pas se révéler avant des années, c’était sûrement le genre d’homme doté d’un énorme charisme. La première fournée vient tout juste d’avoir vingt ans. La paire de bras supplémentaire est l’aspect le plus extravagant de l’histoire…
— J’ai souvent regretté de ne pas avoir quatre mains, en apesanteur, murmura Leo.
— Mais les mutations essentielles interviennent au niveau du métabolisme, poursuivit Van Atta. Ils ne sont jamais sujets aux nausées – on a modifié quelque chose au niveau de l’appareil vestibulaire, je crois – et l’entretien de leur tonus musculaire exige une quinzaine de minutes d’exercice quotidien, au maximum. Quand on pense aux heures que vous et moi devons passer au gymnase pour garder la forme pendant une longue période en apesanteur… Leurs os ne se détériorent absolument pas. Ils sont même plus résistants aux radiations que nous. Leur moelle osseuse et leurs gonades peuvent supporter quatre à cinq fois la dose de rems que nous serions capables d’absorber avant que GalacTech nous mette au rancart. Pour l’instant, les expérimentateurs insistent pour qu’ils se reproduisent très tôt, pendant que tous ces gènes coûteux sont encore frais. Après tout, c’est tout bénef pour nous – des ouvriers qui n’ont jamais besoin de congé en gravispace, et si résistants qu’ils donnent l’impression de pouvoir travailler sans jamais s’arrêter… Vous imaginez les économies ? Et ils peuvent même se reproduire entre eux, conclut Van Atta avec un rire satisfait.
Leo rangea ses dernières affaires.
— Et où iront-ils quand ils prendront leur retraite ? demanda-t-il.
Van Atta haussa les épaules.
— La compagnie trouvera bien quelque chose, le moment venu. Ce n’est pas mon problème, heureusement. Il y a belle lurette que j’aurai raccroché, alors.
— Que se passerait-il s’ils démissionnaient ? Supposons que quelqu’un leur offre un meilleur salaire. GalacTech en serait pour ses frais.
— Ah ! Je ne pense pas que vous ayez tout à fait saisi la perfection de cette mise en scène. Ils ne démissionneront pas, pour la bonne raison que ce ne sont pas des employés. Ce sont des biens d’équipement. Ils ne sont pas payés en argent – encore que j’échangerais volontiers mon salaire contre ce que GalacTech dépense chaque année pour leur entretien. Mais ces dépenses ne seront plus aussi élevées dès que la dernière couvée des réplicateurs deviendra plus autonome. Ils ont cessé d’en produire de nouveaux il y a environ cinq ans ; c’est à cette époque qu’ils ont envisagé de confier la reproduction aux quaddies eux-mêmes.
Van Atta s’humecta les lèvres, comme s’il savourait une blague salace.
— Le Syndicat de l’Espace va considérer ça comme de l’esclavage, vous savez, dit Leo.
— Même pire que ça, rétorqua Van Atta. Mais ils auront du mal à nous mettre des bâtons dans les roues. Ces petits singes ont leur sécurité assurée du berceau à la tombe. GalacTech est une vraie mère poule, pour eux. C’est une affaire en or pour nous, Leo.
2
Leo découvrit avec plaisir que la bulle d’observation de l’Habitat était équipée d’un télescope, qui plus est, inoccupé pour le moment. Il n’y avait malheureusement pas de hublot dans sa chambre.
Il se glissa à l’intérieur. Son emploi du temps lui avait réservé cette journée de liberté pour lui permettre de récupérer avant qu’il ne débute ses cours. Une bonne nuit en apesanteur lui avait déjà permis d’améliorer l’état d’esprit dans lequel l’avaient mis, la veille, les révélations troublantes de Van Atta.
Une petite lune se profilait au-dessus de l’horizon de Rodeo. Au-delà, c’était l’infini déploiement d’étoiles. Une lueur, cependant, attira l’attention de Leo qui régla le télescope pour mieux la voir. Une navette de GalacTech charriait une nacelle-cargo géante – peut-être des produits pétrochimiques destinés à la Terre où les gisements pétrolifères s’appauvrissaient dangereusement. Toute une collection de ces mêmes nacelles flottait en orbite. Leo les compta. Une, deux, trois… Six. Sept avec celle qui arrivait dans son champ de vision. Deux ou trois des navettes commençaient déjà à les rassembler afin qu’elles puissent être rattachées à l’un des énormes propulseurs.
Les nacelles seraient ensuite dirigées vers la lointaine sortie du couloir donnant accès à l’espace local de Rodeo. Après leur avoir transmis la vitesse et la direction désirées, le propulseur se détacherait et reviendrait se placer en orbite autour de Rodeo pour prendre livraison du chargement suivant. Le paquet de nacelles continuerait son chemin, lentement, jusqu’à sa destination – cette anomalie de l’espace que constituait le point de saut.
Alors, les nacelles seraient capturées par un propulseur similaire au premier et mises en place pour le saut. C’est à ce moment que les superjumpers prendraient le relais, des cargos-transporteurs spécialement conçus pour cette tâche. Ces vaisseaux n’étaient guère plus qu’une paire de câbles rigides Necklin dans leur gaine protectrice, positionnés de manière à encercler le paquet de nacelles, comme des parenthèses, et une petite cabine de contrôle pour le pilote de saut. Sans leurs nacelles, ces superjumpers évoquaient à Leo de curieux insectes aux pattes démesurées.
Chaque pilote, neurologiquement connecté à son vaisseau pour sillonner les réalités vacillantes du couloir de navigation, effectuait deux sauts par jour, un en direction de Rodeo avec les nacelles vides et l’autre dans le sens inverse avec le chargement. Ils avaient droit ensuite à une journée de repos. Ils fonctionnaient selon un cycle de deux mois de travail, suivis d’un mois de congé non payé et obligatoire, mais compensaient largement ce manque à gagner en pilotant les navettes.
Leo considéra ce train d’opulence glissant dans l’espace. Pas de doute, l’Habitat Cay, pour fascinant qu’il fut, n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan des activités de GalacTech sur Rodeo. Cette grappe de nacelles sur le point d’être acheminées vers leur lointaine destination pourrait à elle seule faire vivre toute une population sur un grand pied pendant un an et ne représentait cependant qu’un maillon d’une chaîne apparemment interminable.
— Monsieur Graf ?
La voix plutôt haut perchée interrompit ses réflexions.
— Je suis le Dr Sondra Yei. Je dirige le service de psychologie et d’apprentissage de l’Habitat.
La femme qui venait d’apparaître sur le seuil de la bulle portait une combinaison vert pâle. Agréablement laide, d’une cinquantaine d’années, elle avait les yeux vifs, étirés en amande, le nez fort, les lèvres épaisses et le teint café-au-lait de son héritage racial métissé. Elle pénétra à l’intérieur de la bulle avec la décontraction de quelqu’un habitué depuis longtemps à l’apesanteur.
— Ah oui ! On m’a prévenu que vous souhaiteriez me parler.
Leo attendit qu’elle se fût accrochée avant de lui tendre la main. Du menton, il indiqua ensuite le télescope.
— On a une excellente vue sur le groupage des nacelles, d’ici. Vos quaddies ne seraient-ils pas aux commandes, par hasard ?
— Tout à fait. Il y a maintenant un an qu’ils y travaillent.
Yei eut un sourire satisfait.
— Vous n’éprouvez donc pas de difficulté à vous adapter aux quaddies ? C’est ce que votre profil psychologique suggérait. J’en suis ravie.
— Oh, non ! Aucune difficulté…
Leo renonça à exprimer son malaise. D’ailleurs, il aurait été bien en peine de le définir.
— J’ai été surpris, au début, c’est tout.
— C’est compréhensible. Mais pensez-vous que cela vous posera des problèmes pour leur donner des cours ?
Leo sourit.
— Je ne vois pas comment ils pourraient être pires que l’équipe de débardeurs que j’ai dû former sur Jupiter Orbital 4.
— Oh ! je ne voulais pas dire que vous auriez des problèmes avec eux, dit Yei en secouant la tête. Vous vous rendrez vite compte que ce sont des étudiants intelligents et attentifs. Des enfants très sages, en fait. Et c’est de cela que je voulais m’entretenir avec vous.
Elle s’interrompit un instant, comme si elle s’efforçait d’ordonner ses idées.
— Les professeurs et les instructeurs ont un rôle parental, ici, pour la famille de l’Habitat. Bien qu’ils n’aient pas de parents eux-mêmes, les quaddies devront un jour le devenir ; d’ailleurs, c’est déjà fait pour certains. Depuis le début, nous nous sommes attachés à leur fournir des modèles d’adultes responsables. Mais ce sont encore des enfants. Des enfants qui vous observeront très attentivement. Je veux que vous en soyez conscient, et que vous restiez vigilant. Ce n’est pas seulement la soudure que vous leur enseignerez. Ils copieront aussi votre comportement. En clair, si vous avez de mauvaises habitudes – et Dieu sait que nous en avons tous ! –, elles devront être abandonnées le temps de votre séjour ici.
« En d’autres termes, poursuivit-elle, surveillez-vous. Et surtout votre langage.
Un léger sourire accentua les rides autour de ses yeux.
— Laissez-moi vous donner un exemple… Une de nos éducatrices, à la crèche, a une fois utilisé l’expression « cracher dans la soupe » au cours d’une conversation avec une collègue. Les quaddies, qui avaient écouté, ont trouvé ça très drôle, et cela a déclenché une véritable épidémie de crachats parmi les petits de cinq ans que nous n’avons pu arrêter avant deux semaines. Bien sûr, vos élèves seront plus âgés, mais le principe reste le même. À ce propos, avez-vous apporté des lectures personnelles, ou des vids avec vous ? Des films, des reportages, ou autre chose ?
— Je lis très peu, répondit Leo. J’ai juste le matériel nécessaire pour mes cours.
— L’information technique ne pose aucun problème. En revanche, je ne pourrais pas en dire autant de… mmh… de la fiction.
— Vous voulez parler de la pornographie ? À votre place, je ne me ferais pas trop de soucis pour ça. Quand j’étais gosse, on se passait des…
— Non, non. Je ne suis même pas certaine que les quaddies comprendraient ce qu’est la pornographie. La sexualité n’est pas un sujet tabou, ici, au contraire. Elle fait partie de leur formation sociale et de leurs cours de biologie. Non, ce qui m’inquiète davantage, ce sont les romans qui maquillent des valeurs dangereuses sous des couleurs attrayantes ou les études historiques tendancieuses.
Leo plissa le front, atterré.
— Vous n’avez donc pas d’histoire au programme, dans vos cours ? Et vous ne les laissez lire aucun roman qui…
— Bien sûr que si. Les quaddies ne manquent ni de l’une ni des autres. Il s’agit simplement de mettre l’accent là où il le faut. Par exemple… prenez l’épisode classique de la colonisation d’Orient IV. Vous trouverez une quinzaine de pages traitant de la Guerre des Frères, une véritable aberration sociale, s’il en fut, qui de surcroît n’a duré qu’un an, et environ deux ou trois pages seulement sur la centaine d’années qu’il a fallu pour faire de cette planète le monde que nous connaissons aujourd’hui. Nos textes consacrent un paragraphe à la guerre. Mais la construction du tunnel pour le monorail Witgow, avec les avantages économiques qu’il a procurés aux deux parties concernées, a droit à cinq pages. En bref, nous mettons l’accent sur l’ordinaire plutôt que sur l’exceptionnel, sur la construction plutôt que sur la destruction, sur le normal plutôt que sur l’anormal. Cela afin que nos quaddies n’aient jamais l’impression que nous attendons une quelconque forme d’anormalité de leur part. Si vous prenez la peine de lire leurs textes, je pense que vous saisirez très bien ce que je veux dire.
— Oui, je crois que ce serait préférable, murmura Leo.
La censure exercée à l’égard des quaddies que suggérait le bref exposé du Dr Yei lui donnait la chair de poule. D’un autre côté, il avait envie d’applaudir à l’idée que les textes puissent consacrer de longues sections aux grands travaux d’ingénierie. Il dissimula sa confusion derrière un sourire rassurant.
— Je n’ai rien apporté de compromettant, dit-il.
Elle l’emmena ensuite faire le tour des dortoirs, puis des crèches.
Leo fut fasciné par les jeunes quaddies. Il semblait y en avoir une quantité incroyable. Peut-être était-ce dû à leur étonnante vivacité. Une trentaine de petits de cinq ans bondirent dans le gymnase comme des balles de ping-pong, dès que leur surveillante, une femme avenante aux formes épanouies, les libéra de leur classe de lecture. Après cinq minutes de défoulement, elle tapa dans ses mains, mit de la musique ; ils entamèrent un jeu, ou une danse – Leo ne savait trop ce dont il s’agissait –, tout en jetant de fréquents regards dans sa direction et en pouffant comme n’importe quels gamins de leur âge. L’exercice consistait à créer une sorte de pyramide humaine mouvante dont ils modifiaient sans cesse l’agencement au rythme de la musique. Des cris de protestation éclataient lorsque l’un d’entre eux ratait par inadvertance la main de son voisin et rompait ainsi l’harmonie de la formation. Quand la perfection était atteinte, tout le monde était aux anges.
Le Dr Yei, voyant Leo rire quand les petits quaddies se précipitèrent comme un essaim d’abeilles autour de lui à la fin de la démonstration, paraissait ronronner de plaisir.
Toutefois, à la fin du tour, elle le scruta avec un sourire perplexe.
— Monsieur Graf… je vous sens encore troublé. Êtes-vous certain que vous ne nourrissez pas une sorte de complexe de Frankenstein à propos de tout cela ? Ne craignez surtout pas de m’en parler. Pour être honnête, je vous y engage même vivement.
— Ce n’est pas ça, commença Leo. C’est seulement que… À vrai dire, je ne vois aucune objection au fait que vous les éleviez dans un esprit de collectivité, dans la mesure où ils passeront leur vie dans des stations spatiales très peuplées. Ils sont exceptionnellement disciplinés pour leur âge, aussi, et…
— N’est-ce pas vital pour leur survie, dans un environnement spatial ?
— Oui… mais que faites-vous de leur… autodéfense ?
— Voudriez-vous définir ce terme, monsieur Graf ? De quoi devraient-ils se défendre ?
— Eh bien, il me semble que vous avez réussi à former un millier de super-techniciens, sans doute, mais de techniciens-paillassons… Ce sont de braves gosses, mais ne sont-ils pas un peu trop… féminisés ?
Il marchait sur des œufs. Le terrain devenait glissant. Au sourire de Yei avait succédé un froncement de sourcils réprobateur.
— Je veux dire… ils sont mûrs pour être exploités. Par n’importe qui. Cette expérience sociale était-elle votre idée, à l’origine, docteur Yei ? Elle pourrait être l’accomplissement du rêve féminin d’une société idéale. Tout le monde est si… si bien éduqué.
Il avait la sensation inconfortable d’avoir exprimé un peu trop crûment son opinion, mais elle ne pouvait manquer d’en reconnaître la validité…
Le Dr Yei prit une longue inspiration et baissa la voix. Son sourire était revenu, mais beaucoup moins amical.
— Laissez-moi éclaircir certains points, monsieur Graf. Je n’ai pas inventé les quaddies. J’ai été envoyée ici il y a six ans. Ce sont les directives de GalacTech qui exigent une
« Vous semblez ne pas être victime des préjugés habituels sur les produits de l’ingénierie génétique, mais beaucoup le sont. Il existe des juridictions planétaires où la manipulation génétique humaine, à cette échelle, serait même illégale. Il suffirait que ces gens, rien qu’une fois, perçoivent les quaddies comme une menace et…
Elle s’interrompit, renonçant à poursuivre ses confidences, et se retrancha de nouveau derrière son autorité.
— Laissez-moi jouer cartes sur table, monsieur Graf. C’est à moi qu’appartient le pouvoir d’approuver, ou de réprouver, le personnel de formation pour l’Opération Cay. M. Van Atta vous a peut-être personnellement fait appeler, mais je peux vous démettre de ce stage. Ce que je n’hésiterais pas à faire si vos propos ou votre comportement allaient à l’encontre de notre politique. Suis-je assez claire… ?
— Tout à fait, dit Leo.
— Je suis désolée, ajouta-t-elle avec sincérité. Mais tant que vous n’aurez pas séjourné quelque temps dans l’Habitat, je ne saurais trop vous conseiller de ne pas porter de jugements hâtifs.
Leo choisit de garder ses réflexions pour lui. Ils parvinrent à se quitter sur une poignée de main cordiale bien qu’imperceptiblement tendue.
— Encore ? protesta Claire, qui partageait la petite cabine de projection avec elle.
— Rien qu’une fois, plaida Silver.
Bouche bée, elle regarda le persan noir apparaître sur le plateau vid. Cependant, par égard pour Claire, elle baissa le son. L’animal, ramassé sur lui-même, était en train de boire du lait dans un bol, plaqué au sol par la force de gravitation. Les gouttelettes blanches projetées par sa langue rose retombaient dans le bol, comme aimantées par le liquide.
— J’aimerais bien avoir un chat. Ils ont l’air si doux…
Sa main inférieure gauche se tendit pour caresser l’image grandeur nature du matou. Pas de plaisir tactile, toutefois ; rien que la lumière colorée de l’holovid glissant, sans la moindre sensation, sur sa peau.
— Regarde, tu peux même le prendre comme un bébé !
Le vid se rétrécit pour montrer le persan dans les bras de son maître.
— Peut-être qu’ils te laisseront avoir un bébé bientôt, dit Claire.
— Ce n’est pas la même chose.
Silver ne put cependant s’empêcher de jeter un regard envieux en direction d’Andy qui dormait roulé en boule près de sa mère.
— Je me demande si j’aurai un jour l’occasion d’aller en gravispace…
— Oh !… Je ne vois pas pourquoi ça te tente. Ça a l’air tellement inconfortable. Et dangereux, aussi.
— Les gravs le supportent bien, eux. En plus, toutes les choses intéressantes ont l’air de venir de… des planètes.
Les choses et les gens, ajouta-t-elle en son for intérieur. Elle songea à l’ancien professeur de M. Van Atta, ce M. Graf, rencontré la veille dans le service d’hydroponique. Encore un de ces importants personnages à deux jambes qui voyageaient partout dans l’espace. D’après M. Van Atta, il était né sur la vieille Terre.
Un coup discret retentit à la porte de la cabine insonorisée, et Silver se servit de sa télécommande pour ouvrir. Siggy, en short et en T-shirt jaunes du service de maintenance, passa la tête.
— C’est moi, Silver.
— D’accord. Entre.
Siggy se glissa à l’intérieur et Silver referma derrière lui. Siggy se retourna, fouilla dans la trousse à outils accrochée à sa ceinture et en sortit une pince-monseigneur avec laquelle il bloqua le mécanisme d’ouverture de la porte. Il laissa toutefois la plaque murale ouverte au cas où il devrait rétablir en urgence le libre accès – une visite surprise du Dr Yei, par exemple. Silver, entre-temps, avait ôté le boîtier de l’holovid et Siggy connecta son brouilleur électronique fait maison au câble électrique. Si quelqu’un s’avisait de vouloir se brancher sur leur visionneur, il n’obtiendrait que des parasites.
— Tu es sûr qu’on ne va pas au-devant de gros ennuis si on se fait piquer ? demanda Claire, inquiète.
— Je ne vois pas pourquoi, objecta Silver. M. Van Atta débranche bien le détecteur de fumée dans sa cabine quand il allume une cigarette.
— Je croyais que les gravs n’avaient pas le droit de fumer ici, remarqua Siggy, surpris.
— M. Van Atta dit que c’est un privilège dû à son rang.
— Il t’a déjà donné une de ses cigarettes ? demanda Claire avec avidité.
— Oui, une fois.
— Ouah… fit Siggy, admiratif. Et alors ? C’était comment ?
Silver fronça le nez.
— Pas terrible. Ç’avait plutôt mauvais goût. J’avais les yeux tout rouges, après. Franchement, je ne vois pas ce qu’ils trouvent de bon là-dedans. Peut-être que les gravs ont des réactions biochimiques qu’on n’a pas, nous. J’ai demandé à M. Van Atta, mais il s’est mis à rire, c’est tout.
Siggy attendit poliment puis, voyant que Silver en avait terminé, il se tourna vers l’holovid. Un silence attentif tomba sur la cabine alors que la musique enflait et que les grosses lettres rouges du titre s’inscrivaient sous leurs yeux.
Le film débutait sur une scène de rue remontant à l’aube de la civilisation, c’est-à-dire avant la conquête spatiale ou même l’électricité. Quatre superbes chevaux à la robe brillante, les harnais tintinnabulants, tiraient une sorte de grosse boîte noire montée sur roues.
— Tu ne pourrais pas avoir d’autres épisodes de la série
Ses mains se poursuivirent les unes les autres tandis qu’il mimait la scène, bruitage nasal compris.
— Tais-toi et regarde les animaux, dit Silver. Il y en a tant… et ce n’est même pas un zoo. Ça grouille de partout, vous avez vu ?
— Il y a autre chose qui doit grouiller, pouffa Claire. Tu as remarqué qu’ils ne portent pas de couches ?
Siggy renifla, écœuré.
— Ça devait vraiment être un endroit dégoûtant, la Terre, avant. Je comprends que les gens se soient fait pousser des jambes. Ils ne voulaient sans doute pas avoir le nez au ras du sol. T’imagines ?…
Silver coupa le vid.
— Si vous n’avez pas d’autre sujet de conversation, menaça-t-elle, agacée, je vais me coucher. Et j’emporte mon vid. Vous pourrez toujours regarder « Techniques de maintenance des services de restauration », si ça vous chante…
— Désolé.
Siggy enroula ses quatre bras sur lui-même et baissa la tête. Claire se garda de tout autre commentaire.
Satisfaite, Silver ralluma le vid et continua à suivre le film en silence. Quand les scènes de train commencèrent, même Siggy arrêta de gigoter.
Leo était en plein cours. Le premier de son stage.
— Maintenant, voici un exemple typique de soudure au faisceau électronique.
Il actionna la télécommande de son holovid et une image holographique, d’un bleu vif, un enregistrement de l’inspection radiographique informatisée de l’objet original, apparut au centre de la salle.
— Mettez-vous en cercle, les enfants, vous pourrez mieux voir.
Les quaddies se déployèrent autour de l’image, s’entraidant pour se stabiliser.
Le Dr Yei, dans le fond de la salle, assistait au cours. Pour en surveiller la pureté idéologique, supposait Leo. À vrai dire, il s’en moquait. La présence de Yei ne lui ferait en aucun cas modifier son discours.
Il imprima un mouvement de rotation à l’image de sorte que chaque élève pût la voir sous tous les angles.
— À présent, grossissons cette partie. Vous voyez la coupe transversale effectuée par le faisceau à densité de haute énergie, que vous avez déjà rencontré lors de vos cours de soudure, d’accord ? Remarquez bien les petites porosités rondes, là…
Il grossit davantage l’endroit indiqué.
— À votre avis, cette soudure est-elle défectueuse ou non ?
Il fut à deux doigts d’ajouter : « Levez la main », avant de prendre conscience que sa directive risquait de semer le trouble dans les esprits. Plusieurs étudiants, tout de rouge vêtus, vinrent à son secours en croisant sagement leurs bras supérieurs sur leur torse avec un air hésitant. Leo hocha la tête en direction de Tony.
— Ce sont des bulles de gaz, n’est-ce pas, monsieur ? Alors, elle doit être défectueuse.
Leo le remercia d’un sourire.
— En effet, ce sont des porosités gazeuses. Ce qui est curieux, cependant, c’est que lorsque nous étudions les données, elles n’apparaissent pas comme des défauts. Faisons courir le scan électronique sur cette longueur-ci, en gardant un œil sur les données. Comme vous pouvez le voir…
Les chiffres, dans le coin supérieur de l’image, variaient tandis que la coupe transversale défilait à toute vitesse.
—… il n’apparaît jamais plus de deux porosités à la fois, et partout les vides occupent moins de cinq pour cent de la section. D’autre part, de toutes les formes éventuelles de discontinuité, les cavités sphériques de ce type sont les moins à même de provoquer des fissures. Ce qu’on appelle « discontinuité » est un défaut non critique.
Leo se tut un court instant tandis que deux douzaines de têtes se penchaient à l’unisson pour souligner le mot sur l’autotranscription de leurs portables coincés entre leurs mains inférieures.
— Si j’ajoute que cette soudure a été effectuée dans un réservoir à basse pression fluidique et non, par exemple, dans la chambre à propulsion d’un thruster soumise à une pression bien plus considérable, on comprend clairement ce que cette définition a d’insaisissable. Car, dans un thruster, le défaut que nous avons vu ici, au stade où il en est,
Une nouvelle image apparut, dans une lumière rouge, cette fois-ci.
—… Voilà un holovid de la même soudure d’après des données retranscrites par un scan à réflexion vibratoire ultrasonique. C’est tout à fait différent, n’est-ce pas ? Quelqu’un peut-il identifier cette discontinuité ?
Il zooma sur une surface brillante.
Plusieurs paires de bras se croisèrent de nouveau. Leo releva le menton en direction d’un autre élève, un garçon étonnamment beau, avec un nez aquilin, des yeux noirs et vifs, et une peau brune offrant un superbe contraste avec sa tenue écarlate.
— Oui, Pramod ?
— C’est un laminage non délimité.
— Exactement !
Leo pianota sur les commandes de son holovid.
— Mais vérifiez ce scan… Où sont parties toutes nos petites bulles ? Auraient-elles disparu comme par enchantement entre les deux tests ?
Sa question suscita un sourire amusé de leur part.
— Je suis heureux que vous ne le pensiez pas, dit-il. À présent, étudions ces images en même temps.
Des taches violettes apparurent là où le rouge et le bleu se superposaient, tandis que l’ordinateur intégrait les deux images.
— Et là, on voit très bien le petit crapaud, reprit Leo, qui zooma de nouveau. Les deux porosités, et le laminage, tous sur le même plan. La fissure commence déjà à se propager, sur cette rotation…
L’holovid tourna et Leo souligna la fissure à l’aide d’une lumière rose.
— Cela, les enfants,
Un murmure courut parmi les quaddies. Leo sourit et poursuivit :
— Ces deux scans de vérification étaient tout à fait valables, en tant que tels. Mais ni l’un ni l’autre n’était complet, ni suffisant. Vous devez savoir que la radiographie est excellente pour révéler les vides et les inclusions, mais faillible quand il s’agit de découvrir les fissures, sauf dans le cas de certains alignements fortuits. Il n’y a pas mieux que les ultrasons pour traquer ces discontinuités laminaires que les rayons X ont de fortes chances de manquer. À présent…
Avec un sourire un rien énigmatique, Leo remplaça l’image brillamment colorée par une autre, d’un vert sobre.
— Que voyez-vous, cette fois ? Tony ?
— Une soudure laser, monsieur.
— C’est ce qu’il apparaît, en effet. Votre identification est tout à fait compréhensible… et fausse. Je veux que vous mémorisiez tous cette étude. Regardez bien. Car c’est peut-être ce que vous rencontrerez de plus pernicieux dans votre carrière de soudeur.
Les élèves observèrent un silence impressionné. Tous étaient figés dans une attitude d’intense concentration.
— Cela…
Il tendit le doigt vers l’image, la voix sévère.
—… est l’enregistrement d’une inspection falsifiée. Pire – elle fait partie d’une série de tests truqués. Un certain sous-traitant de GalacTech, fournisseur de chambres à propulsion de thruster pour navires de saut, s’est rendu compte que sa marge bénéficiaire était menacée par le rejet massif d’une partie de son matériel – alors que ces pièces avaient déjà été intégrées. Aussi, au lieu de chercher à modifier les parties défectueuses, cet homme peu scrupuleux a choisi de faire pression sur les contrôleurs de qualité. Nous ne saurons jamais avec certitude si le contrôleur en chef a accepté ou non un pot-de-vin, car il n’est plus là pour nous le dire. Il a été trouvé mort – un accident dû selon toute évidence à une défaillance de son scaphandre pressurisé que l’on a attribuée à l’état d’ivresse dans lequel il se trouvait au moment où il l’a enfilé. L’autopsie a en effet révélé une forte proportion d’alcool dans l’organisme. Mais il fut établi bien plus tard que cet homme n’aurait jamais pu, avec une telle alcoolémie, se tenir debout, et encore moins enfiler un scaphandre seul.
« Son assistant, en revanche, a accepté le dessous-de-table. Les soudures franchirent les tests avec brio et obtinrent sans problème leur certificat de validité, pour la bonne raison qu’il s’agissait de la même soudure, correcte celle-ci évidemment, reproduite de multiples fois et insérée dans la banque de données au lieu des véritables inspections qui, pour la plupart, n’ont même jamais été faites. Vingt chambres à propulsion ont ainsi été mises en place. Vingt bombes à retardement.
« Ce n’est que dix-huit mois plus tard, quand la deuxième a explosé, que le fin mot de l’histoire fut enfin révélé. Je peux en parler en connaissance de cause, car il se trouve que j’étais chargé de l’enquête sur l’origine de ces défaillances. Et c’est moi qui ai découvert la vérité, grâce au plus vieux test qui soit au monde – j’ai simplement utilisé mes yeux et ma tête. Quand je me suis assis là, dans ce fauteuil, et que j’ai visionné ces centaines d’enregistrements holovid, un par un, et que j’ai commencé à reconnaître la pièce, une fois, deux fois, dix fois… car l’ordinateur, lui, établissait seulement que la série ne présentait pas de défauts… et que je me suis rendu compte de ce que ces salauds avaient fait…
Ses mains tremblaient, comme elles le faisaient toujours à ce tournant de l’histoire, alors que les vieux souvenirs remontaient à la surface. Il serra les poings.
— Le faisceau électronique n’a pas su déceler le mensonge de ces images. Mais les lois universelles de la physique ont rendu un verdict sanglant, hélas bien réel. Quatre-vingt-six personnes ont trouvé la mort dans cette affaire. Et cela…
Leo montra de nouveau l’image.
—... n’est pas simplement une escroquerie, mais un meurtre,
Il inspira profondément.
— C’est la chose la plus importante que je vous enseignerai jamais. Le cerveau humain est le plus fiable des moyens de contrôle. Vous pouvez prendre toutes les notes que vous voulez sur les données techniques ; si vous oubliez quelque chose, il suffit d’aller le retrouver… Mais cela doit être gravé en lettres de feu dans votre cœur.
« Il n’y a rien, absolument rien de plus important à mes yeux que l’intégrité pleine et entière des hommes et des femmes que je forme. Que vous deveniez soudeurs ou contrôleurs, les lois de la physique sont d’implacables détecteurs de mensonges. Vous pouvez tromper les hommes. Vous ne pourrez jamais tromper le métal. C’est tout.
Il relâcha son souffle et recouvra sa bonne humeur pour regarder autour de lui. Les quaddies avaient écouté avec le plus grand sérieux. Pas de trublion parmi eux pour lancer de mauvaises plaisanteries ou des boulettes de papier sur ses camarades. En fait, ils semblaient tous en état de choc, ou presque. Leurs yeux étaient braqués sur lui, terrifiés.
Leo tapa dans ses mains et les frotta l’une contre l’autre pour briser le sortilège.
— À présent, nous allons nous rendre dans l’atelier pour disséquer un soudeur électronique et voir ce qu’il a dans le ventre. Nous pourrons peut-être découvrir s’il est ou non capable de commettre des erreurs…
Ils se dirigèrent en bon ordre vers la porte, rompant enfin le silence pour discuter avec animation entre eux.
Yei attendait Leo près de la porte. Elle lui adressa un bref sourire.
— J’avoue avoir été très impressionnée, monsieur Graf. Vous devenez très disert quand vous parlez de votre travail. Hier, je vous avais jugé comme un homme réservé et taciturne.
Leo haussa les épaules.
— Ce n’est pas difficile quand le sujet vous passionne.
— Je n’aurais jamais pensé que la soudure puisse être aussi intéressante. Vous êtes très doué pour communiquer votre enthousiasme.
— J’espère que les quaddies ont été aussi intéressés que vous. C’est vraiment très gratifiant, quand on parvient à transmettre sa passion à son auditoire. C’est même la plus belle contribution que l’on puisse apporter à un art. Quel qu’il soit…
— Je commence à le croire, en effet. Votre histoire…
Elle hésita.
— Cette affaire d’escroquerie a eu un impact très fort sur eux. Ils n’avaient jamais entendu quelque chose qui ressemble à cela, de près ou de loin. D’ailleurs, je ne la connaissais pas moi-même.
— C’était il y a des années de ça.
Elle secoua la tête, l’air soucieux, comme aux prises avec ses réflexions.
— Très troublant, malgré tout.
— Il faut que ce le soit. Encore une fois, c’est une histoire vraie. J’y étais.
Il planta son regard dans le sien.
— Un jour, ce sera peut-être leur tour. Toute négligence de leur part pourra s’avérer criminelle, si je ne suis pas à la hauteur pour les préparer.
— Mmmh… je vois.
De nouveau, une ombre de sourire.
Le dernier élève venait de disparaître dans le couloir.
— Il vaut mieux que je les rattrape, dit-il. Vous comptez assister à mon cours jusqu’au bout ? Alors, allons-y. Je vais faire de vous une soudeuse.
Elle secoua la tête, amusée.
— Après ce premier cours, je serais presque tentée. Mais j’ai bien peur que mes activités ne m’en laissent pas le temps. Je suis obligée de vous abandonner… Vous vous en sortirez très bien, monsieur Graf.
3
Andy tira la langue, recrachant la cuillerée de riz à la crème que Claire venait de lui enfourner dans la bouche.
— Beuh… commenta-t-il.
La boule de bouillie, si elle déplaisait à ses papilles gustatives, éveilla cependant un tout autre intérêt. Il l’attrapa entre deux mains et l’écrabouilla en éclaboussant sa mère pour sa plus grande joie.
— Ah ! Andy… soupira-t-elle, agacée, lui essuyant les mains. Allez, poussin… essaie encore. Le Dr Yei dit que c’est bon pour toi.
— Il n’a peut-être plus faim, dit Tony.
Cette expérience nutritionnelle se déroulait dans la chambre privée de Claire à laquelle elle avait droit depuis la naissance d’Andy. Ses amies du dortoir lui manquaient, mais elle reconnaissait sans peine que la compagnie avait choisi la bonne solution. Sa popularité et celle du bébé n’auraient sans doute pas survécu aux nombreuses tétées nocturnes, aux changements de couches, aux mystérieuses poussées de fièvre, aux diarrhées intempestives et à toutes les autres petites misères infantiles ayant la sale manie de se déclarer au beau milieu de la nuit.
Et puis Tony aussi, Tony
— Il n’aime peut-être pas ça, suggéra encore Tony. Tu as essayé de le mélanger avec l’autre bouillie ?
— Tout le monde est un expert en la matière, soupira Claire. Sauf moi… Il en a mangé un peu hier, en tout cas.
— Quel goût ç’a ?
— Je ne sais pas. Je n’ai jamais essayé.
— Hmm…
Tony prit la cuillère, la plongea dans le petit pot et en extirpa une boule visqueuse qu’il poussa dans sa bouche.
— Non mais ! s’écria Claire, indignée.
Tony manqua s’étouffer.
— Beurk !… Donne-moi la serviette. Je comprends pourquoi il n’en veut pas, dit-il en grimaçant. C’est immangeable, ce truc.
Claire lui prit la cuillère des mains et flotta jusqu’à la kitchenette où elle la rinça sous le distributeur d’eau.
— Tu as oublié les germes ? dit-elle d’un ton accusateur.
— Désolé. Mais tu n’as qu’à essayer, toi, tu verras.
Méfiante, elle approcha son nez du petit pot et le flaira avec suspicion.
— Je te crois sur parole.
Entre-temps, Andy avait entrepris de mordiller le pouce d’une de ses mains inférieures.
— Tu es censé être encore trop jeune pour manger de la viande, dit Claire.
Sur le point de protester quand elle voulut l’en empêcher, Andy s’arrêta net en voyant la porte s’ouvrir.
— Comment ça se passe, Claire ? demanda le Dr Yei, alors qu’elle entrait dans la cabine.
Le visage de Claire s’éclaira. Elle aimait bien le Dr Yei. Tout paraissait toujours s’arranger comme par enchantement quand elle était là.
— Andy ne veut pas manger son riz à la crème. Il préfère la purée de bananes.
— Dans ce cas, essaie de lui donner des flocons d’avoine au prochain repas.
Yei s’approcha d’Andy et lui tendit la main. Il l’attrapa avec les siennes – les supérieures d’abord, puis les autres quand elle baissa le bras.
— La coordination de ses membres inférieurs se fait correctement, dit-elle. Elle devrait être achevée d’ici son premier anniversaire.
— Et sa quatrième dent a percé avant-hier, ajouta Claire avec une pointe de fierté.
— C’est la nature qui te parle, Andy, déclara Yei d’un ton faussement sévère. Et elle te dit qu’il faut manger ton riz à la crème.
Il s’accrocha à ses bras, ses petits yeux vifs fixés sur les anneaux d’or accrochés à ses oreilles.
— Ne t’inquiète pas, Claire. On a toujours tendance à vouloir trop en faire, avec le premier bébé. Ce sera plus détendu avec le second, tu verras. Je te garantis que tous les bébés du monde finissent leur riz à la crème sans problème avant de fêter leurs vingt ans…
Claire éclata de rire, soulagée.
— C’est surtout que M. Van Atta m’interrogeait sur ses progrès…
— Ah !…
Le Dr Yei pinça les lèvres en un sourire un peu forcé.
— Je vois.
Les doigts d’Andy rampèrent sur sa joue, prêts à s’agripper aux anneaux. Elle le souleva in extremis, le repoussant gentiment. Contrarié, il piailla en gigotant, mais ne parvint qu’à s’imprimer un mouvement de toupie. Le Dr Yei capitula devant ses glapissements désespérés et le reprit, en ayant soin toutefois de le tenir à bout de bras.
— En fait, je suis venue pour vous annoncer de bonnes nouvelles. La compagnie est si contente de la façon dont les choses se passent avec Andy qu’ils ont décidé d’avancer la date pour ta seconde grossesse, Claire.
Le visage de Tony se fendit d’un large sourire. Il battit des mains, aux anges. Claire, embarrassée, essaya de modérer son enthousiasme, mais ses yeux exprimaient son propre plaisir. Ainsi, la compagnie avait remarqué les efforts qu’elle fournissait pour être à la hauteur de la tâche qu’on lui avait confiée. Elle s’était si souvent découragée à la pensée que personne ne s’en apercevait…
— De combien de temps ? demanda-t-elle.
— Ton cycle menstruel est toujours interrompu en raison de l’allaitement, n’est-ce pas ? Je t’ai pris un rendez-vous à l’infirmerie pour demain matin. Le Dr Minchenko te donnera des médicaments pour faire revenir tes règles. Tu pourras essayer dès le deuxième mois.
— Ô mon Dieu… Si tôt que ça ?
Claire considéra un instant Andy, qui se démenait toujours dans les bras du Dr Yei, et se rappela l’état de faiblesse dans lequel l’avait plongée sa première grossesse. Toute son énergie avait été comme aspirée par le fœtus.
— Je suppose que je pourrai le supporter, dit-elle bravement. Mais vous ne nous aviez pas parlé d’un déplacement de plus de deux ans quelque part dans l’espace ?
Le Dr Yei prit son temps pour répondre, choisissant ses mots avec soin.
— La compagnie a en effet un projet ambitieux pour accroître la productivité. Dans tous les domaines.
Claire fronça les sourcils. Le Dr Yei, qui avait toujours été franche avec elle, du moins à ses yeux, lui parut soudain fuyante. Son sourire semblait faux. Yei tourna la tête vers Tony et pinça les lèvres.
— Je suis heureuse que tu sois ici, Tony, parce que j’ai une bonne nouvelle pour toi aussi. Ton professeur de soudure, M. Graf, te considère comme un de ses meilleurs étudiants. Tu as donc été choisi pour être chef de l’équipe qui accomplira la première mission que GalacTech a obtenue par contrat pour les quaddies. Toi et tes équipiers partirez d’ici environ un mois pour la station Kline. C’est de l’autre côté du couloir, au-delà de la Terre, et c’est un très long trajet ; aussi M. Graf a-t-il prévu de vous accompagner pour continuer votre formation pendant le voyage, et servir en même temps d’ingénieur-superviseur.
Tony bondit à travers la pièce.
— Enfin ! s’écria-t-il avec excitation. Un vrai travail ! Mais…
Il s’arrêta net, atterré. Claire, avec une longueur d’avance sur lui, sentit son visage se figer.
— Mais comment est-ce que Claire pourra devenir enceinte le mois prochain, si je suis au beau milieu de l’espace ?
— Le Dr Minchenko congèlera quelques échantillons de sperme avant que tu partes, suggéra Claire. N’est-ce pas ?
— Euh…
Le Dr Yei toussota.
— Ce n’est pas exactement ce qui a été envisagé. Le programme a prévu que Rudy, du service d’installations microsystèmes, sera le père de ton second enfant.
— Oh non ! se récria Claire, horrifiée.
Le Dr Yei les regarda à tour de rôle et prit un air autoritaire.
— Rudy est un garçon charmant. Il sera très peiné par ta réaction, je suis sûre. Et puis, ce n’est pas une surprise pour toi, Claire. Après toutes les discussions que nous avons eues…
— Oui, mais… j’espérais, puisque Tony et moi nous nous entendons si bien, qu’ils nous laisseraient… j’allais demander au Dr Cay, justement…
— Qui n’est plus parmi nous, soupira Yei. Ainsi vous avez été assez imprudents pour vous attacher l’un à l’autre. Je vous avais pourtant avertis de ne pas le faire.
Claire baissa la tête. Le visage de Tony s’était assombri.
— Claire, Tony… je sais que cela peut vous paraître dur. Mais vous faites partie de la première génération, ce qui est très lourd à porter. Vous êtes la première étape d’un plan très ambitieux pour GalacTech qui se prolongera sur de nombreuses générations. La moindre de vos actions peut produire un effet boule de neige dont nous sommes incapables de mesurer la portée… Écoutez, ce n’est tout de même pas un drame pour vous deux. Claire a une longue carrière de reproductrice devant elle. Vous vous retrouverez sans doute un jour ou l’autre ensemble. Quant à toi, Tony… Comme je te l’ai dit tout à l’heure, tu es classé parmi les meilleurs sujets. GalacTech a sûrement de grands projets pour toi. Tu auras l’occasion de connaître d’autres filles et…
— Je ne veux pas d’autres filles, l’interrompit Tony d’un ton dur. Je veux Claire, c’est tout.
Le Dr Yei marqua une légère pause avant de reprendre :
— Je n’étais pas censée te le dire tout de suite, mais Sinda, du service de nutrition, sera ta prochaine compagne. J’ai toujours pensé qu’elle était particulièrement jolie.
— J’ai l’impression d’entendre une scie électrique, quand elle rit.
Le Dr Yei émit un soupir d’impatience.
— Nous en rediscuterons plus tard. Pour l’instant, il faut que je parle à Claire.
Elle le poussa vers la porte qu’elle ferma sur lui sans tenir compte de son expression contrariée et des protestations qu’il marmonnait entre ses dents.
Se retournant vers Claire, le Dr Yei la considéra avec un regard sévère.
— Claire… toi et Tony avez-vous continué à avoir des relations sexuelles après que tu es devenue enceinte ?
— Le Dr Minchenko nous a dit que ça ne ferait pas de mal au bébé.
— Le Dr Minchenko était donc au courant ?
— Je ne sais pas… Je le lui ai simplement demandé, comme ça, d’une façon générale…
Claire baissa les yeux sur ses mains, culpabilisée.
— Il aurait fallu qu’on s’arrête ?
— Mais bien sûr !
— Vous ne nous l’avez pas précisé.
— Vous ne l’avez pas demandé non plus. Maintenant que j’y pense, vous avez même fait en sorte de ne jamais mettre le sujet sur le tapis. Oh !… comment est-ce que j’ai pu être aussi aveugle ?
— Mais les gravs le font tout le temps, eux, se défendit Claire.
— Comment es-tu au courant de ce que font les gravs, toi ?
— Silver dit que M. Van Atta…
Elle s’interrompit net, n’en éveillant que davantage la curiosité du Dr Yei. Claire était au supplice.
— Que sais-tu de Silver et de M. Van Atta ?
— Eh bien… tout, je suppose… On voulait tous savoir comment ça se passait, pour les gravs.
Elle secoua la tête.
— Ils sont vraiment bizarres, ces hommes gravs, ajouta-t-elle.
Après un instant de stupéfaction, le Dr Yei enfouit son visage entre ses mains et pouffa malgré elle.
— Si je comprends bien, Silver vous a fourni des informations détaillées ?
— Oui, confirma Claire avec candeur.
Yei reprit son sérieux ; une étrange lueur, mi-amusée, mi-irritée, s’alluma dans ses yeux.
— Je suppose que… il vaudrait mieux ne pas aller le crier sur les toits. M. Van Atta n’apprécierait pas trop d’apprendre que ses… activités intimes sont commentées derrière son dos.
— D’accord, acquiesça Claire sans conviction. Mais pourtant… vous vouliez toujours savoir comment ça se passait pour Tony et moi.
— C’est différent. Nous essayions de vous aider, alors.
— Eh bien… ? On essaie de s’entraider aussi, avec Silver.
— Vous n’êtes pas censés le faire. Du moins de cette manière.
Un sourire atténua quelque peu la vivacité de sa réponse.
— Combien d’entre vous, à propos, ont eu droit aux confidences de Silver ? Toi et Tony, c’est tout ?
— Et mes amies du dortoir. J’y emmène Andy pendant mes heures de repos pour qu’elles puissent jouer avec lui. Je dormais en face de Silver avant que je déménage. C’est ma meilleure amie. Elle est si… courageuse. Elle fait des choses que je n’oserais jamais faire, moi…
— Huit filles, murmura Yei. Doux Jésus… J’espère qu’aucune d’entre elles n’a eu envie de mettre cet enseignement en pratique… ?
Claire, ne souhaitant pas mentir, garda le silence. Mais son expression suffit à la psychologue pour comprendre. Celle-ci grimaça, puis pivota sur elle-même.
— Il faut que j’aie une petite discussion avec Silver. J’aurais dû le faire dès que j’ai eu des soupçons… mais je pensais que Van Atta aurait eu l’intelligence de ne pas faire passer son plaisir avant le reste… Faut-il que j’aie été naïve… Claire, il est indispensable que nous reparlions de ta nouvelle grossesse. Je suis ici pour faire en sorte que tout se passe bien et dans les meilleures conditions possibles, d’accord ? Tu sais que je t’aiderai, n’est-ce pas ? Je reviendrai te voir bientôt.
Yei décrocha Andy de son cou auquel il se cramponnait pour mordiller ses anneaux et le rendit à Claire avant de sortir.
Le cœur lourd, Claire serra son fils contre sa poitrine.
Elle s’était pourtant donné tant de mal pour être irréprochable…
Des rais de lumière tranchaient étrangement l’ombre épaisse du vide. Les yeux plissés, Leo suivait avec approbation les efforts de deux étudiants caparaçonnés dans leurs scaphandres pressurisés tandis qu’ils fixaient l’anneau de verrouillage au bout de son tube flexible. Leurs huit mains gantées travaillaient avec célérité.
— Maintenant, Pramod, Bobbi, rapportez le soudeur et l’enregistreur et remettez-les à leur position de départ. Julian, tu lances le programme d’alignement laser optique et tu les branches dessus.
Une dizaine de silhouettes à quatre bras, leurs nom et numéro imprimés en caractères bien visibles sur le front de leur casque et dans le dos de leur scaphandre argenté, flottaient autour d’eux, rebondissant les uns contre les autres alors qu’ils s’efforçaient de suivre ce qui se passait.
— À présent, dans ces soudures à densité de haute énergie et de pénétration partielle, expliqua Leo dans le micro incorporé de son casque, il est hors de question de laisser le faisceau laser atteindre un stade de pénétration régulière. Ce rayon peut traverser cinquante centimètres d’acier. Même un vaisseau à pression nucléaire ou une chambre à propulsion peuvent perdre leur intégrité structurelle. Bon, donc le pulseur que Pramod est en train de vérifier…
Leo laissa délibérément traîner sa phrase. Pramod sursauta et, en hâte, commença à étudier les données de son appareil.
—… utilise l’oscillation naturelle du point d’empiétement du faisceau à l’intérieur de la cavité de la soudure afin de provoquer un programme de pulsations qui maintiendra cette fréquence. Faites toujours une double vérification de sa fonction avant de commencer.
L’anneau de verrouillage était fermement soudé à son tube flexible ; le contrôle visuel avait été satisfaisant et les autres tests effectués dans la norme. Leo se prépara à diriger ses étudiants vers l’exercice suivant.
— Tony, tu apportes le soudeur et… ÉTEINS-LE D’ABORD !
Le hurlement se répercuta dans les écouteurs de tous les quaddies, et Leo baissa aussitôt le ton, le ventre encore noué par cette incontrôlable seconde de panique. Le soudeur avait en fait été éteint, mais pas les commandes. Il aurait suffi d’un léger coup accidentel alors que Tony transportait l’appareil, et… D’un bref regard, Leo suivit la trajectoire qu’aurait empruntée le faisceau pointé vers un module de l’Habitat et frémit.
— Mais bon sang, tu rêves ou quoi, Tony ! J’ai vu un homme coupé en deux, une fois, rien qu’à cause de cette même négligence.
— Désolé… marmonna Tony, j’ai cru que ça gagnerait du temps… Je suis désolé.
— Tu as plus de jugeote que ça, d’habitude, dit Leo, plus calme. Dans l’espace, ce faisceau ne s’arrêterait pas avant d’atteindre la troisième lune, ou quoi que ce soit qui viendrait se mettre en travers.
Il faillit poursuivre son sermon, mais se tut. Non. Pas sur le canal comm. Plus tard.
Deux heures après, alors que ses étudiants rangeaient leurs scaphandres dans le vestiaire en échangeant des plaisanteries, Leo s’approcha du pâle et silencieux Tony, isolé dans un coin. Il commençait à se poser des questions. Avait-il gueulé si fort que ça ? Tony n’était pourtant pas un petit garçon…
— Attends-moi quand tu auras fini, dit-il.
Tony releva la tête.
— Oui, monsieur, acquiesça-t-il d’un air coupable.
Dès que ses camarades, impatients d’aller s’attabler au réfectoire, furent partis, Tony se plaça au centre de la pièce, ses quatre bras serrés de façon défensive sur le torse. Leo vint le rejoindre et s’exprima sur un ton grave :
— À quoi pensais-tu, là-bas, Tony ?
— Navré, monsieur. Ça ne se reproduira plus.
— Ce n’est pas la première fois que ça arrive, cette semaine. Tu es distrait, ça ne te ressemble pas. Tu as des ennuis ?
Tony secoua la tête.
— Non. Rien… Enfin, rien qui vous concerne, monsieur.
— Si ça t’empêche de faire correctement ce que j’attends de toi, alors ça me regarde. Tu as envie d’en parler ? C’est quoi ? Un problème avec une fille ? Le petit Andy te donne des soucis ? Tu t’es disputé avec quelqu’un ?…
Le regard bleu scruta Leo avec une soudaine hésitation, puis Tony se renferma de nouveau.
— Non, monsieur.
— C’est cette mission qui t’inquiète ? Je suppose que ce sera la première fois que vous quitterez l’Habitat, tous.
— Ce n’est pas ça, objecta Tony.
Il tergiversa encore quelques secondes, puis se lança :
— Monsieur… y a-t-il beaucoup d’autres compagnies en dehors de la nôtre ?
— Pas tellement, du moins pour les gros travaux interstellaires, répondit Leo, un peu désarçonné par le tour que prenait la conversation. Nous sommes les plus importants, bien sûr, encore qu’il y en ait peut-être six ou sept autres capables de nous concurrencer vraiment. Dans les systèmes planétaires très peuplés, comme Tau Ceti, Escobar ou Orient, ou la Terre, bien sûr, on trouve toujours une multitude de petites compagnies de moindre envergure. Des experts, ou des francs-tireurs avec un bon esprit d’entreprise, des gens comme ça… Les mondes extérieurs auraient tendance à relever la tête, depuis quelque temps.
— Donc… si vous deviez quitter GalacTech, vous pourriez trouver un autre job dans l’espace.
— Oh oui, pas de problème. J’ai même déjà eu des propositions, mais notre compagnie est celle qui offre le plus de possibilités dans le genre de travail qui m’intéresse. Alors, je n’ai aucune raison d’aller chercher ailleurs. Et j’ai une bonne ancienneté, maintenant, ça compte. Je resterai sans doute chez GalacTech jusqu’à ma retraite, si je ne meurs pas au champ d’honneur.
— Monsieur… parlez-moi de l’argent.
— L’argent ? répéta Leo, étonné. Que veux-tu que je te dise ? C’est le moteur de la vie sociale.
— Je n’en ai jamais vu. J’ai cru comprendre que c’était une sorte de valeur codée pour faciliter le commerce…
— Exactement.
— Comment peut-on s’en procurer ?
— Eh bien… la plupart des gens travaillent pour ça. Ils… ils échangent leurs capacités physiques, ou intellectuelles, contre un salaire. Ou bien, s’ils possèdent, ou fabriquent un produit, ils peuvent le vendre. Moi, je travaille.
— Et GalacTech vous donne de l’argent, à vous ?
— Euh… oui.
— Si je le leur demandais, vous croyez que la compagnie m’en donnerait ?
— Ah !…
Leo eut conscience qu’il avançait en terrain miné. L’opinion qu’il avait de l’Opération Cay ne devait pas interférer dans son travail, du moins tant qu’il était sous contrat avec GalacTech. Son boulot consistait à enseigner les techniques de soudure, et certainement pas à provoquer des revendications syndicales.
— À quoi ça te servirait, ici ? dit-il. GalacTech te procure tout ce dont tu as besoin. En revanche, quand je suis en gravispace, ou ailleurs que dans une structure de la compagnie, il faut que j’achète ma nourriture, mes vêtements, que je paie mes voyages et le reste. De plus, ajouta-t-il, se raccrochant à un argument déjà moins spécieux, jusqu’à présent, tu n’as encore jamais travaillé pour GalacTech. Et eux, ils ont fait beaucoup pour toi. Attends d’avoir réellement produit quelque chose. Alors il sera peut-être temps pour toi de parler d’argent.
Leo sourit. Il se consolait de son hypocrisie en songeant qu’il était au moins loyal envers ses employeurs.
— Oh !…
Tony semblait méditer quelque déception secrète. Puis ses yeux, de nouveau, sondèrent ceux de Leo.
— Quand un des navires de saut de la compagnie quitte Rodeo… quelle est sa première étape ?
— Ça dépend de sa destination, je suppose. Certains vont jusqu’à la Terre d’une seule traite. S’il y a auparavant des marchandises ou des passagers à décharger, il s’arrête en général à la station Orient.
— GalacTech n’est pas propriétaire de cette station, n’est-ce pas ?
— Non. Elle appartient au gouvernement d’Orient IV. Encore que GalacTech en loue une bonne partie.
— Et combien de temps faut-il pour y aller depuis Rodeo ?
— Oh ! environ une semaine. Tu t’y arrêteras sans doute bientôt toi-même, d’ailleurs, ne serait-ce que pour y prendre du matériel et des provisions.
Le garçon, peut-être à la perspective de cette première mission, parut un moment distrait de ses préoccupations. C’était déjà mieux.
— Je suis heureux d’y aller, monsieur.
— Bien. Essaie de ne pas te casser une jambe… enfin, un bras d’ici là, d’accord ?
Tony hocha la tête en souriant.
— Je m’y efforcerai, monsieur.
Il aurait pu user de son autorité pour lui tirer les vers du nez, mais cette idée l’écœurait. Tous les gravs de l’Habitat paraissaient trouver naturel d’avoir accès aux pensées les plus secrètes des quaddies. C’était même un droit, à leurs yeux. Pas une seule porte, dans les quartiers des quaddies, n’était munie d’un système de fermeture. Ils avaient à peu de chose près autant d’intimité que des poissons rouges dans un bocal.
Il repoussa ces pensées critiques, mais ne put se débarrasser d’un malaise tenace. Toute sa vie, il avait placé sa foi dans son intégrité professionnelle. Avec la certitude que, s’il suivait cette voie, ses pieds ne trébucheraient pas. Or, cette fois-ci, l’honnêteté qu’il cherchait à transmettre dans ses cours semblait insuffisante. Comme si l’on attendait autre chose de lui. Mais quoi ? Que pouvait-il donner d’autre ?
Une peur diffuse lui donna une soudaine nausée. Il cligna des yeux. Au-delà du hublot, les étoiles se brouillèrent alors que son angoisse lui obscurcissait la conscience…
En frissonnant, il tourna le dos à l’infini. Un infini capable de l’engloutir, c’était certain.
Ti, le copilote de la navette de fret, avait les yeux fermés. Peut-être était-ce naturel en des moments comme celui-ci, songea Silver qui étudiait son visage à moins de dix centimètres du sien. C’était vraiment bizarre, un homme… et pas forcément à cause des boutons de métal implantés dans son front et ses tempes. Non, ça, c’était en fait comme des décorations, ou des marques de hiérarchie. Elle ferma un œil, puis l’autre, afin de déplacer le visage de l’homme dans son champ de vision.
Ti ouvrit les yeux un instant, et Silver se remit aussitôt en action. Elle sourit, paupières mi-closes, imprimant une ondulation sensuelle à ses hanches.
— Ooooh ! murmura-t-elle comme le lui avait appris Van Atta.
Ti referma les yeux ; ses lèvres s’entrouvrirent tandis que sa respiration s’accélérait. Silver, ravie, put reprendre son vagabondage mental en toute tranquillité. Encore que le regard de Ti ne la gênait pas comme celui de M. Van Atta, qui avait toujours l’air de suggérer qu’elle aurait dû faire autre chose, ou davantage, ou différemment.
Le front du pilote était humide ; une boucle de ses cheveux bruns était collée autour d’un bouton argenté. Mutant mécanique, mutant biologique, tous deux victimes de technologies de pointe. Peut-être était-ce pour cette raison que Ti avait osé franchir le pas avec elle. Ils étaient en définitive logés à la même enseigne. Tous deux aussi bizarres l’un que l’autre.
Il frémit, gémit, la serra très fort contre lui. Curieux… il avait l’air plutôt vulnérable. Elle n’avait jamais vu cette fragilité chez M. Van Atta. À vrai dire, elle aurait été bien en peine de mettre un nom sur le comportement qu’il avait dans ces moments-là.
Qu’est-ce qui pouvait bien leur donner autant de plaisir et qui la laissait indifférente, elle ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez elle ? Peut-être était-elle vraiment frigide, comme l’en avait accusée un jour M. Van Atta. Quel vilain mot… ça lui évoquait une machinerie glacée. Elle avait alors appris à gémir et à roucouler pour lui ; à onduler de façon lascive, tant et si bien qu’elle avait eu droit à ses félicitations. Il était si content qu’elle se dégèle enfin…
Silver se rappela qu’elle avait une autre raison de garder les yeux ouverts. Une fois de plus, elle regarda par-dessus la tête du pilote. La verrière d’observation du poste de commande surplombait le quai de chargement du fret pour l’instant toujours obscur et désert.
— Waaah… souffla Ti, sortant de sa transe.
Il ouvrit les yeux et sourit.
— Ils ont vraiment pensé à tout quand ils vous ont conçus pour l’apesanteur…
Relâchant les épaules de Silver, il fit glisser ses mains le long de son dos, de ses hanches et sur ses bras inférieurs, tapotant enfin avec approbation les mains de la fille accrochées à ses cuisses musclées.
— Tout à fait fonctionnel.
— Comment est-ce que les gravs font pour ne pas être sans arrêt séparés ? demanda Silver.
Puisqu’elle avait un expert dans les bras, autant en profiter pour s’instruire.
Le sourire du pilote s’élargit.
— La gravité nous maintient collés l’un à l’autre.
— C’est drôle… J’avais toujours pensé que la gravité était quelque chose contre lequel il fallait toujours se battre.
— Non, pas toujours. La moitié du temps seulement. L’autre moitié, c’est très utile.
Il se détacha d’elle avec souplesse et l’embrassa dans le cou.
— Tu es adorable…
Elle l’observa, rougissante, tandis qu’il procédait à une rapide toilette. Un bref sifflement d’air, et le préservatif spermicide disparut, avalé par le tube à déchets. Silver réprima un soupir de regret. Dommage que Ti ne soit pas l’un d’eux. Dommage qu’elle soit si loin sur la liste des quaddies programmées pour la maternité. Dommage…
— Tu as pu savoir si on a vraiment besoin de se protéger ? demanda Ti.
— Je n’ai pas osé poser directement la question au Dr Minchenko, répondit-elle. Mais je crois que, d’après lui, un fœtus né d’une union entre un grav et l’une de nous ne serait pas viable. Ça provoquerait une fausse couche, mais, en fait, personne ne sait avec certitude. Si ça se trouve, ça pourrait donner un bébé dont les membres inférieurs ne seraient ni bras ni jambes, mais quelque chose à mi-chemin.
— En tout cas, je ne me vois pas encore pouponner, dit Ti. J’ai bien le temps d’y penser.
Silver était perplexe. Le temps ?… Ti était si vieux, pourtant. Il devait bien avoir vingt-cinq ans, au moins. Tony, le plus âgé d’entre eux, n’en avait que vingt.
Elle prenait soin de flotter face à la verrière, de sorte que le pilote tournait le dos au quai pour lui parler.
Un air frais provenant des ventilateurs lui donna la chair de poule. Elle frissonna.
— Tu as froid ? demanda Ti, attentionné.
Il lui frotta les bras pour la réchauffer, puis attrapa son short et sa chemise bleus qui avaient dérivé dans un coin de la pièce. Silver fut heureuse de les enfiler. Le pilote se rhabilla à son tour et Silver l’observa, fascinée, qui laçait ses chaussures. Quels drôles de trucs, ces chaussures. Lourdes, rigides. Ainsi recouverts de cuir noir, au bout de ces jambes inutiles, ses pieds ressemblaient à deux marteaux.
Ti, en souriant, tira son sac de voyage de l’étagère murale sur laquelle il l’avait fixé quand ils s’étaient isolés trois quarts d’heure plus tôt.
— J’ai pensé à toi…
Silver, la mine réjouie, battit des mains.
— Tu as pu trouver d’autres livres-disques du même auteur ?
— Oui. Tiens…
Ti sortit de minces carrés de plastique d’une poche intérieure de son sac et les lui tendit.
— Trois titres, tous nouveaux.
Silver en lut les étiquettes avec avidité : Collection Arc-en-Ciel.
— Oh, c’est fantastique !
Elle se jeta autour du cou du pilote et le gratifia d’un baiser aussi vigoureux que spontané.
Il secoua la tête.
— Comment peux-tu lire ces bêtises ? En plus, le nom de l’auteur doit dissimuler plusieurs personnes.
— Mais c’est formidable ! protesta Silver, volant au secours de sa littérature préférée. C’est si coloré, avec des noms bizarres, des époques étranges… La plupart des histoires se passent sur la vieille Terre, au temps où il n’y avait même pas encore de voyages dans l’espace. Les gens vivaient parmi les animaux… Tu sais, ces énormes bêtes qu’on appelle des chevaux ? Eh bien, les gens montaient dessus pour se déplacer. C’est la gravité, sans doute, qui les fatiguait. Et ces hommes riches comme… comme des directeurs d’entreprise, je suppose… on les appelait des « lords » et des « nobles » ; ils vivaient dans des habitats fabuleux, accrochés à la surface de la planète… Et on ne parle de rien, absolument rien de tout ça dans l’histoire qu’on nous enseigne ! conclut-elle, scandalisée.
— Ce n’est pas de l’histoire, mais du roman.
— Ça n’a rien à voir non plus avec les romans qu’ils nous donnent. C’est bien pour les gamins, d’accord… Je me souviens, j’adorais
Elle serra les disques contre sa poitrine.
—… j’ai l’impression de vivre à travers les personnages des choses qui ne m’arriveront jamais, avoua-t-elle avec un gros soupir.
Encore que M. Van Atta ressemblait peut-être un peu à sir Randan… haut placé dans la société, autoritaire, soupe au lait… Silver s’était souvent demandé en quoi le mauvais caractère de sir Randan le rendait si excitant et irrésistible. Quand M. Van Atta se mettait en colère, ça lui donnait des crampes d’estomac, rien de plus. Peut-être que les femmes, en gravispace, avaient plus de courage qu’elle.
Ti haussa les épaules, un peu déconcerté par la passion qu’exprimait Silver.
— Après tout, si ça te plaît, je ne vois pas de mal à ça. Mais je t’ai apporté quelque chose de mieux, cette fois.
Il plongea de nouveau dans son sac et en sortit un fouillis mousseux de tissu ivoire orné de dentelle et de rubans soyeux.
— J’ai pensé que tu pourrais très bien porter un chemisier de femme normale. J’ai choisi celui-là parce qu’il y a des petites fleurs dans le motif. Tu devrais aimer, puisque c’est ton métier, les plantes…
— Oh !…
Les héroïnes de Valeria Virga devaient sans doute porter des corsages comme celui-ci. Silver tendit la main, puis se ravisa.
— Mais… non, je ne peux pas le prendre.
— Et pourquoi ? Tu as bien pris les disques-livres. Et puis ce n’était pas si cher que ça…
Silver qui, au fil de ses lectures, commençait à se faire une petite idée de la façon dont fonctionnait l’argent, secoua la tête.
— Ce n’est pas ça. C’est que… oh ! tu sais bien. Je ne crois pas que le Dr Yei serait d’accord, si elle savait qu’on se retrouve comme ça. Et elle ne serait pas la seule à désapprouver.
À vrai dire, elle était même certaine que le terme « désapprouver » était un euphémisme. Elle n’osait imaginer les conséquences qu’engendrerait la révélation de ses transactions secrètes avec Ti.
— Quelle bande de rabat-joie, soupira Ti. Tu ne vas pas les laisser te marcher sur les pieds… pardon… te dicter ta conduite ? demanda-t-il, non sans quelque anxiété.
— Je ne vais pas leur dire ce que je fais, c’est sûr. Et toi ?
— Oh non, pas de danger ! dit-il en levant les mains.
— Donc, on est d’accord. Malheureusement, ça…
Elle montra le chemisier.
—… je ne pourrai jamais le porter. Si je le mets, il me faudra donner des explications. Où je l’ai eu, qui me l’a donné, etc.
— Je vois, dit-il. C’est idiot, j’aurais dû y penser.
— Et puis, je ne peux pas le partager, ajouta-t-elle. Tu vois, ce qu’il y a de bien avec les livres, les films vid et le reste, c’est qu’en plus d’être faciles à cacher parce qu’ils sont petits, tu peux les passer aux autres. Tout le monde en profite. Ça me permet de me faire aider quand j’ai besoin… disons, d’être un peu seule, tu comprends ?
D’un mouvement de tête, elle indiqua la cabine, pour évoquer l’intimité dont ils jouissaient à l’instant même.
— Ah !… je ne m’étais pas aperçu que tu faisais circuler tous ces trucs.
— Tu croyais que je ne partageais pas ? Alors là, tu me blesses ! s’écria-t-elle.
Elle repoussa le chemisier vers lui, vite, de crainte de faiblir. Elle faillit s’expliquer davantage, mais y renonça. Inutile de le mettre au courant du scandale qui avait suivi la découverte d’un des livres-disques, bêtement oublié dans un visionneur, par un employé grav de l’Habitat qui l’avait, bien sûr, aussitôt porté au Dr Yei. Prévenus juste à temps, les quaddies avaient réussi à cacher le reste de la littérature de contrebande ; mais l’acharnement avec lequel s’était effectuée la fouille avait permis à Silver de réaliser la gravité de sa faute aux yeux des autorités. Ils avaient subi depuis deux autres inspections à l’improviste, bien que l’on n’eût trouvé aucun autre disque.
M. Van Atta lui-même l’avait prise à part pour lui ordonner de mener sa propre enquête auprès de ses camarades. Alors elle avait commencé à avouer, mais s’était arrêtée in extremis, pétrifiée par la soudaine colère de M. Van Atta.
— J’étranglerai ce salaud de mes propres mains ! s’était-il exclamé.
Peut-être que Ti, contrairement à elle-même, n’aurait aucun mal à affronter les foudres de M. Van Atta et les sermons du Dr Yei. Mais en révélant son nom, elle risquait de ne plus jamais pouvoir se procurer de vids et de livres-disques. Ce serait trop bête… Et lui au moins pouvait les lui fournir à moindres frais ; ce qu’elle lui offrait en contrepartie n’exigeait pas un grand effort de sa part et constituait la seule monnaie d’échange qui n’apparaissait nulle part sur les listes de stocks. Qui sait, un autre pilote pourrait préférer autre chose de plus concret – du matériel, des documents n’importe quoi, bien plus difficile à sortir de l’Habitai en toute impunité.
Un mouvement, enfin, attira son regard vers le quai
— Merci, en tout cas, dit-elle en se jetant soudain ai cou de Ti pour l’embrasser, l’amenant ainsi à tourner le dos à la verrière.
Un long, très long baiser. Ti ferma les yeux – merveilleux réflexe. Elle garda les siens bien ouverts pour suivre ce qui se passait en contrebas. Tony, Claire et Andy disparurent dans le tube flexible de la navette.
Et voilà, c’était fait.
— Bon sang ! s’exclama Ti en s’écartant d’elle. Tu as vu l’heure ? Il faut absolument que je termine la check-list avant le retour du capitaine Durrance. Je suppose que tu as raison, pour le chemisier.
Il le fourra sans plus de cérémonie dans son sac.
— Que veux-tu que je te rapporte, la prochaine fois ?
— Siggy, tu sais, celui qui travaille à la maintenance, il m’a demandé s’il y avait d’autres holovids de la série
— Ah ! ça, c’est une excellente série, approuva Ti. Tu les as vus ?
— Oui, dit-elle en plissant le nez. Mais je ne sais pas… les gens là-dedans se font des choses tellement horribles, entre eux. C’est bien de la fiction, hein ?
— Euh… oui.
— Heureusement.
— Bon, va pour
Son sourire évoquait sans aucun doute possible le plaisir qu’il venait de prendre à leur étreinte.
Silver ouvrit les disques-livres en éventail, comme elle avait vu une belle dame en crinoline le faire dans un vid.
— D’autres Valeria Virga, s’il vous plaît, monsieur…
— Des bêtises tu veux…
Il prit chacune de ses mains, les unes après les autres, et déposa un baiser au creux des paumes.
—… des bêtises tu auras. Holà ! attention… voici mon capitaine sans peur et sans reproche.
En hâte, Ti rajusta son uniforme, augmenta l’intensité de la lumière et attrapa sa check-list au moment où s’ouvrait une porte hermétique, à l’autre bout du quai.
— Il a horreur d’être obligé de faire équipe avec les pilotes de première classe. Il nous traite de têtards. À mon avis, il n’est pas à l’aise parce que, sur mon navire de saut, c’est moi le chef. Mais mieux vaut éviter de lui donner des raisons de critiquer…
Silver fit disparaître les disques dans son sac de travail et adopta une pose nonchalante alors que le capitaine Durrance, commandant de la navette, faisait son entrée dans la cabine.
— En piste, Ti, annonça-t-il. On a un changement de programme.
— Bien, monsieur. De quoi s’agit-il ?
— On fait un détour en gravispace.
— Oh merde !… gémit Ti. Quelle poisse ! J’avais un rendez-vous torride, ce soir, et…
Il jeta un bref coup d’œil oblique en direction de Silver.
—… enfin, j’étais censé retrouver un ami pour dîner à la station de transfert.
— Vous m’en voyez navré, ironisa Durrance sans la moindre sympathie. Vous n’avez qu’à déposer une réclamation au service du personnel ; je suis sûr qu’ils apprécieront que votre travail interfère ainsi avec votre vie amoureuse. Peut-être pourront-ils faire en sorte que vous n’ayez plus de travail du tout…
Ti n’eut pas besoin de dessin. En silence, il se pencha sur sa check-list alors qu’un tech de l’Habitat arrivait pour prendre la relève dans le poste de commande.
Silver, horrifiée, se fit toute petite dans un coin. La station de transfert… c’était là que Tony et Claire avaient prévu de s’embarquer dans la clandestinité sur un navire de saut pour Orient IV où ils envisageaient de trouver du travail, loin de l’emprise de GalacTech. Un projet fort risqué, à son avis, mais à la mesure de leur désespoir. Claire avait été terrifiée, mais Tony avait fini par la rassurer en lui expliquant chaque étape de son plan. Un plan bien organisé. Du moins pour le départ. À partir d’un certain stade, et plus ils s’éloignaient de Rodeo et de l’Habitat, un certain flou régnait, qu’il était bien incapable de dissiper.
Tous deux, avec Andy, étaient sans doute cachés maintenant dans la soute de la navette. Et elle n’avait aucun moyen de les prévenir. Fallait-il qu’elle les trahisse pour les sauver ? Les conséquences seraient épouvantables, à n’en pas douter. Son désarroi l’oppressait avec la force d’un étau.
Les yeux écarquillés, paralysée d’angoisse, elle suivit sur l’écran vid du poste de commande départ de la navette et la vit plonger vers l’atmosphère tourbillonnante de Rodeo…
4
La soute obscure grondait autour de Claire alors que la décélération en compressait la structure. Des coups sourds, accompagnés de sifflements aigus, faisaient vibrer la carcasse métallique de la navette.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Claire, affolée.
Elle relâcha une main cramponnée à la caisse derrière laquelle elle s’était cachée pour mieux serrer Andy contre elle.
— On a heurté quelque chose ? C’est quoi, ce bruit bizarre ?
Tony, en hâte, se mouilla le doigt et le leva au-dessus de sa tête.
— Il n’y a pas d’air.
Il déglutit, testant ses oreilles.
— On ne dépressurise pas.
Et pourtant le sifflement allait en augmentant.
Deux bruits mécaniques, retentissant l’un après l’autre, et qui ne ressemblaient en rien à ceux, familiers, de la fermeture des portes hermétiques, terrorisèrent Claire. La décélération se poursuivit, longuement, trop longuement, compliquée d’un nouvel effet de pression, cette fois en provenance du ventre de la navette. La paroi de la soute où étaient ancrées les caisses semblait peser sur elle, la repliant contre Andy.
Les yeux du petit étaient tout ronds, sa bouche figée sur un « Oh ! » muet de stupéfaction.
—
Si la chansonnette ne le fit pas rire aux éclats comme d’habitude, elle eut du moins le mérite de le détourner de ses inquiétudes.
Sans cesse, elle jetait des coups d’œil angoissés vers Tony dont le visage était exsangue.
— Claire… dit-il enfin, j’ai l’impression que cette navette va atterrir en gravispace ! Je parie que les bruits qu’on vient d’entendre sont ceux des ailes qui se déploient.
— Oh non ! Ce n’est pas possible ! Silver a bien vérifié le tableau horaire et…
— Apparemment, Silver a commis une grosse erreur.
— J’ai vérifié, moi aussi. Cette navette était censée charger de la marchandise à la station de transfert, et ensuite seulement aller en gravispace.
— Alors vous vous êtes mises à deux pour vous tromper, rétorqua-t-il d’une voix que la colère, masquant la peur, durcissait.
Tony roula sur le ventre et, les mains à plat sur… sur le
— C’est tout blanc, Claire… On doit entrer dans une zone de nuages !
Des nuages… Claire les avait regardés pendant des heures tournoyer en direction de Rodeo. Ils lui avaient toujours paru aussi énormes que des limes. Elle regrettait de ne pouvoir rejoindre Tony pour les voir.
Andy était agrippé à son T-shirt. Imitant Tony, elle roula sur le côté, paumes au sol, et se redressa. Andy, apercevant son père, voulut, comme d’habitude, s’écarter de Claire pour le rejoindre. Mais dès qu’il la lâcha, le sol l’aimanta et lui assena un coup sur la tête.
L’espace d’un instant, il fut trop choqué pour crier. Puis il poussa un hurlement de douleur qui transperça les nerfs de Claire de part en part.
Tony, lui aussi, sursauta. Aussitôt, il revint vers eux.
— Pourquoi l’as-tu laissé tomber ? l’accusa-t-il. Mais qu’est-ce que tu fous, bon sang ? Fais-le taire, maintenant, et vite !
Claire roula de nouveau sur le dos, attirant Andy contre le coussin moelleux de son ventre pour le cajoler. Le timbre des ululements passa du suraigu de la peur au contralto de l’indignation, mais le volume n’avait pas varié d’un décibel.
— Ils vont l’entendre jusqu’au poste de pilotage ! pesta Tony. Fais quelque chose !
— J’essaie, qu’est-ce que tu crois ?… répondit-elle sur le même ton.
Ses mains tremblaient. Elle tenta de diriger le visage d’Andy vers sa poitrine, mais il se dégagea, glapissant de plus belle. Par chance, le bruit de l’atmosphère se précipitant sur la navette devenait assourdissant. Lorsque enfin le vacarme s’apaisa, Andy, épuisé, n’avait plus que la force de hoqueter. Il frotta son visage, brillant de larmes et de morve, contre le T-shirt de sa mère. Claire avait du mal à respirer avec ses sept kilos sur l’estomac et la poitrine, mais elle n’osait pas le déplacer.
D’autres claquements métalliques se répercutèrent sur les parois de la soute. Les vibrations des moteurs changèrent d’intensité, et Claire fut ballottée d’un côté à l’autre. Elle libéra deux de ses mains pour se caler entre les caisses de plastique.
Tony était allongé près d’eux, dévoré d’anxiété.
— On doit sûrement être en train de descendre pour atterrir.
Claire hocha la tête.
— Oui, dans un des spatioports. Il y aura des gens. Des gravs… On pourra peut-être leur expliquer qu’on s’est fait enfermer dans cette navette par accident, et ils nous renverront directement chez nous, suggéra-t-elle.
Tony serra les poings.
— Non ! Pas question d’abandonner maintenant. C’est notre unique chance de nous en sortir. Après… ce sera fini.
— Mais que peut-on faire d’autre ?
— On va sortir d’ici sans être vus, et on montera dans une autre navette qui ira à la station de transfert.
Il posa la main sur son bras alors qu’elle s’apprêtait à protester.
— On l’a fait une fois, Claire. On peut le refaire.
Elle secoua la tête, regrettant de ne pas avoir sa confiance. Ils n’eurent pas le loisir de poursuivre leur discussion. Une salve de violents coups sourds secoua le vaisseau tout entier, puis se fondit en un grondement continu. Le rayon de lumière tombant du hublot balaya la soute tandis que la navette atterrissait, remontait la piste et tournait. La soute s’obscurcit de nouveau, et les moteurs se turent. Le silence soudain était presque aussi effrayant que le vacarme qui l’avait précédé.
Claire relâcha les caisses. De tous les vecteurs d’accélération, un seul subsistait. Isolé, il devint écrasant.
Implacable, elle exerçait une puissante pression contre son dos. Claire eut une vision effrayante – cette pression la repoussait contre le plafond et écrasait Andy. Elle ferma les yeux sur cette illusion nauséeuse.
La main de Tony se referma sur son poignet. Suivant son regard, elle vit la porte, à l’avant de la soute, s’ouvrir.
Deux gravs, vêtus de la combinaison de maintenance de la compagnie, pénétrèrent dans la soute. La porte d’accès au fuselage de la navette s’ouvrit à son tour, et Ti passa la tête.
— Salut, les gars. Alors qu’est-ce qui se passe ?
— On est censés décharger et recharger en moins d’une heure, répondit un des employés. T’as juste le temps d’aller manger un morceau.
— C’est quoi, ce chargement ? Y a pas eu de presse comme ça depuis la dernière urgence médicale.
— Du matériel pour le spectacle que vous réservez à la vice-présidente du service financier.
— Apmad ? Elle n’arrive pas avant la fin de la semaine prochaine.
Le type ricana.
— C’est ce que tout le monde pensait. Mais elle vient de débarquer une semaine en avance dans son courrier privé, avec tout un commando de comptables. Apparemment, elle aime bien faire des inspections à l’improviste. La direction est ravie, comme tu t’en doutes…
— Ne ris pas trop fort, conseilla Ti. La direction s’arrange toujours pour partager son plaisir avec nous…
— Ça, on a déjà eu l’occasion de s’en apercevoir. Bon, allez, ne reste pas là, tu bloques la porte…
Les trois hommes disparurent dans le fuselage.
— Maintenant, murmura Tony en indiquant la porte ouverte.
Claire roula sur le côté et posa doucement Andy par terre. Son petit visage se fripa ; il s’apprêtait à protester. Se redressant sur les paumes, elle testa son équilibre. Son bras droit inférieur semblait être celui dont elle pouvait le plus facilement se passer. Elle l’utilisa pour prendre Andy et le serrer contre elle.
Collée au sol par l’affreuse gravité, elle commença à se traîner tant bien que mal, sur trois mains, vers la porte. Le poids d’Andy tirait sur ses bras comme si un puissant ressort l’entraînait vers le sol, et la tête du bébé retomba en arrière. Aussitôt, elle la retint avec sa main, ce qui lui provoqua une douleur dans l’épaule.
À côté d’elle, Tony, lui aussi, claudiquait sur trois mains. Avec la quatrième, il tirait sur la corde de leur sac de provisions. Lequel refusait de bouger.
— Flûte, jura Tony entre ses dents.
Il se rua sur le sac et le souleva, mais se rendit compte qu’il était beaucoup trop lourd pour le porter de la manière dont Claire portait Andy.
— Tu ne veux pas qu’on renonce ? demanda Claire d’une toute petite voix, connaissant déjà la réponse.
— Non !
Il s’empara du sac et le jeta sur ses épaules, puis se redressa pour le faire rouler sur son dos. De sa main gauche inférieure, il le stabilisa et s’avança en boitillant vers la porte.
— Je l’ai, c’est bon. Vas-y, qu’est-ce que t’attends ?
La navette était garée dans un entrepôt, vaste espace obscur au plafond sillonné de poutrelles. Les énormes plafonniers auraient fait d’excellentes cachettes s’il avait été possible de flotter jusque-là.
— Oh !…
Claire hésita. L’écoutille où elle venait d’arriver était reliée au sol du hangar par une sorte de rampe pliée en accordéon. De toute évidence, c’était un des aménagements que les gravs avaient imaginés pour combattre le danger permanent de la gravité.
— Un escalier…
Claire s’arrêta, la tête en bas. Le sang lui montait au visage.
— Continue ! la pressa Tony, derrière elle.
Cependant, il s’immobilisa net, lui aussi, en apercevant l’escalier.
— Oh non !…
Soudain inspirée, Claire pivota sur elle-même et commença à descendre les marches à reculons, la paume de sa main inférieure libre claquant sur la surface métallique à chacun de ses sauts. Ce n’était pas idéal, mais ils n’avaient guère le choix. Tony l’imita.
— Où on va, maintenant ? demanda Claire, haletante, quand ils atteignirent le bas des marches.
D’un mouvement du menton, Tony indiqua des machines et un amas de caisses entassées dans un coin.
— Cachons-nous là, pour l’instant. Il ne faut pas s’éloigner trop des navettes.
Ils s’y dirigèrent aussi vite qu’ils le purent. Les mains de Claire devinrent poisseuses d’huile et de saleté ; cela l’irrita au point qu’elle aurait volontiers bravé la mort rien que pour pouvoir les laver.
Dès qu’ils eurent atteint les caisses, un camion pénétra dans l’entrepôt ; une dizaine d’hommes et de femmes, tous vêtus de la combinaison de la compagnie, en jaillirent pour se précipiter vers la navette. Le cœur battant, Claire regarda l’équipe d’ouvriers disparaître dans les bras métalliques du navire. Combien de temps faudrait-il encore attendre avant de capituler ?…
Leo, en train de s’habiller dans le vestiaire, releva les yeux, alors que Pramod entrait dans le module pour le rejoindre.
— Tu as trouvé Tony ? demanda-t-il. En tant que chef d’équipe, il est censé mener la danse. Moi, je suis là en spectateur, rien de plus.
Pramod secoua la tête.
— On a cherché partout sans succès, monsieur.
Leo pesta entre ses dents.
— Il devrait être là depuis longtemps. Je n’arrête pas de l’appeler sur son bip…
Il s’approcha du hublot. À l’extérieur, dans le vide, un quaddie apportait le dernier élément à la nouvelle serre d’hydroponique qui devait être construite en présence de la vice-présidente du service financier. Une grande première pour son équipe de soudure.
— Bon, Pramod, on n’a plus le choix. Habille-toi. Tu vas prendre la place de Tony, et Bobbi prendra la tienne.
L’étonnement qui arrondit les yeux de Pramod se transforma aussitôt en trac.
— Tu n’as rien à craindre, le rassura Leo. Tu connais le boulot par cœur ; tu l’as déjà fait une bonne dizaine de fois toi-même. Et si tu as le moindre doute sur une des manipulations, je serai là, de toute façon. La sécurité d’abord… Toi et les tiens vivrez encore dans la structure que vous construirez aujourd’hui longtemps après que la vice-présidente Apmad et son cirque ambulant seront rentrés chez eux. Et je t’assure qu’elle aura davantage de respect pour un job effectué dans les règles de l’art, même si c’est plus long, que pour un boulot bâclé destiné à lui en mettre plein la vue.
— Sois tel que tu es, dit-il à Pramod, pas plus. Tu es efficace… et doué. Vous former a été un des plus grands plaisirs de ma carrière. Vas-y, maintenant, je te rejoins tout à l’heure.
Pramod fila pour aller chercher Bobbi. Leo, le front soucieux, s’approcha du terminal de la comconsole au fond du vestiaire.
Il entra son numéro d’identification et ses instructions.
Dès qu’il eut composé le numéro, il fut surpris de voir apparaître le visage du Dr Yei sur son vid.
— Sondra ? Je voulais justement vous joindre. Savez-vous où est Claire ?
— C’est bizarre que vous me posiez cette question. Je vous appelais pour savoir où je pourrais trouver Tony.
— Ah bon ? répondit Leo, s’efforçant de prendre un ton neutre. Pourquoi ?
— Parce qu’elle a disparu, et je pensais que Tony pourrait nous renseigner. Elle est censée faire une démonstration des techniques de puériculture en apesanteur à la vice-présidente Apmad après le déjeuner.
— Et, euh… Andy est-il à la crèche ou avec Claire ?
— Avec Claire, bien sûr.
— Ah !
— Leo…
Le Dr Yei fronça les sourcils.
— Sauriez-vous quelque chose que j’ignore ?
— Eh bien… Ce que je sais, c’est que Tony s’est montré distrait, depuis la semaine dernière. J’irais même jusqu’à dire… déprimé, mais ça, c’est votre rayon, n’est-ce pas ?
Une angoisse diffuse lui noua l’estomac.
— Auriez-vous oublié de me confier quelque chose, Sondra ? demanda-t-il.
Yei pinça les lèvres.
— Les programmes ont été un peu précipités pour tous les services. Claire a reçu sa nouvelle mission de reproduction. Mais Tony n’est pas concerné.
— Mission de reproduction ? Vous voulez dire… qu’elle doit avoir un autre enfant ?
Leo sentit le sang lui monter au visage. La colère qu’il avait jusque-là refoulée commença à bouillonner en lui.
— Est-ce pour mieux vous dissimuler ce que vous faites réellement que vous vous retranchez derrière ces formules ambiguës, docteur Yei ?
Yei s’apprêta à répondre, mais Leo ne lui en laissa pas le temps.
— Bon Dieu ! Vous êtes née comme ça, ou ce sont vos diplômes qui vous ont rendue inhumaine ?
Le teint de Yei vira au rouge brique ; sa voix devint hachée.
— Un ingénieur au grand cœur… On aura tout vu. N’allez surtout pas vous imaginer je ne sais quel scénario, monsieur Graf. La rencontre de Tony et de Claire a été programmée, au même titre que toutes celles qui suivront, et si
—… Je ne suis pas le créateur de l’Opération Cay, monsieur Graf, poursuivit Yei. Si je l’étais, croyez bien que je procéderais autrement. En l’occurrence, je suis tenue de jouer le rôle que l’on m’a assigné.
Elle maîtrisa tant bien que mal son emportement et revint au point de départ de leur conversation.
— Il faut que je retrouve Claire très vite, sinon je n’aurai d’autre choix que de prévenir Van Atta. Leo, il est essentiel que la vice-présidente Apmad commence son inspection par la crèche, avant qu’elle ait le temps de…
Elle s’interrompit, soupira.
— Avez-vous une idée de l’endroit où peuvent se cacher ces gosses ?
Leo secoua la tête. Une soudaine inspiration transforma toutefois ce geste sincère en mensonge.
— Promettez-moi de m’avertir, si vous les trouvez avant moi, d’accord ? dit-il.
Son ton presque humble apaisa l’agressivité qui avait marqué leur échange.
— Oui, bien sûr, dit-elle, avant de couper la communication.
Leo retourna à son placard, ôta en hâte son scaphandre pressurisé et s’empressa d’aller vérifier son intuition avant que le Dr Yei ait la même de son côté. Ce qui ne saurait sans doute tarder.
Silver se pencha sur son programme du jour. Paprika. Elle flotta à travers la serre jusqu’aux casiers à graines, trouva celui correspondant à l’épice désignée et en sortit un petit sachet qu’elle secoua distraitement. Les graines sèches dansèrent dans leur enveloppe de papier.
D’un geste machinal, elle saupoudra les petits pépins dans une boîte à germination en plastique. Ensuite, le robinet d’hydratation. Elle enfonça le tube d’eau dans la boutonnière en caoutchouc pratiquée sur le côté de la boîte et envoya une giclée soigneusement dosée. Après avoir replacé la boîte sur l’étagère d’incubation, elle la régla sur la température maximum prévue pour le paprika – clone hybride phototropique – apesanteur – différenciation axiale 297-X-P.
La lumière tombant des verrières ne cessait d’attirer son attention. Elle s’arrêta de travailler pour slalomer entre les végétubes et regarder la petite portion de Rodeo qu’elle pouvait apercevoir à travers la vitre. Claire et Tony se cachaient quelque part là-bas – s’ils ne s’étaient pas déjà rendus. À moins qu’ils ne fussent parvenus à monter dans une autre navette. À moins que quelque chose d’épouvantable ne leur fût arrivé. Son imagination débridée ne cessait de lui suggérer d’affreux scénarios catastrophes.
Le sifflement de la porte ramena Silver à la réalité. Mieux valait avoir l’air occupée. Qu’était-elle censée faire ensuite ? Ah oui, nettoyer les végétubes en vue de leur installation dans la nouvelle serre qui devait être construite sous le regard vigilant de la vice-présidente. Bon sang, pourquoi venait-elle les embêter, celle-là ? Encore que, grâce à elle, l’absence de Claire et de Tony avait des chances de passer inaperçue quelques heures de plus.
Elle se retourna et sentit son cœur se serrer en voyant qui venait d’entrer dans la serre.
À tout autre moment, elle aurait été heureuse de voir Leo. C’était un homme qui donnait une impression de solidité, peut-être en raison du calme qu’il montrait en toute circonstance. Et puis, il émanait de lui une certaine odeur qui lui évoquait des choses qu’elle avait eu la chance de tenir entre ses mains. Des choses qu’on lui avait apportées de gravispace – du bois, du cuir, des fleurs séchées… Devant son sourire, elle oublierait peut-être, le temps de sa visite, ses horribles visions.
À cet instant, toutefois, Leo ne souriait pas.
— Silver… ? Tu es là ?
L’espace d’une seconde, Silver envisagea de ne pas répondre et de rester dissimulée derrière les végétubes, mais le feuillage bruissa quand elle l’effleura par inadvertance. Sa tête émergea au-dessus des plantes.
— Oh !… Leo. Bonjour.
— Aurais-tu vu Claire ou Tony, récemment ? demanda-t-il sans préambule.
Toujours droit au but, avec lui.
Il s’approcha des végétubes. Ils se parlèrent par-delà une barrière frisée de petits pois.
— Je n’ai vu personne d’autre que mon surveillant depuis ma prise de service, dit-elle, soulagée de pouvoir fournir une réponse honnête.
— Et quand les as-tu vus pour la dernière fois ?
— Oh !… ce devait être au moment de la relève. J’ai croisé Claire.
— Où ?
Elle indiqua la serre, d’un mouvement vague du menton.
— Ici.
Leo la considéra quelques instants avec un air pensif.
— Ce qui me plaît le plus en vous, les quaddies, c’est la précision avec laquelle vous répondez aux questions.
Sa remarque resta en suspens. L’image de Tony, de Claire et d’Andy se faufilant dans la navette revint hanter Silver avec une clarté hallucinante. Elle repensa à leur dernier entretien, lorsque les ultimes détails du projet avaient été mis en place, et s’en servit pour ne tricher qu’à demi avec la vérité.
— On a déjeuné ensemble juste avant le changement d’équipe à la station de nutrition n° 7.
Leo acquiesça.
— Je vois.
Il inclina la tête, la scrutant comme si elle représentait une énigme pour lui.
— Tu sais, Silver, je viens d’apprendre pour la nouvelle… mission de reproduction de Claire, comme ils disent. Et je n’ai pas besoin de dessin pour deviner que c’était ça qui perturbait Tony depuis quelque temps. Il avait du mal à l’accepter, n’est-ce pas ? Ça le… contrariait ?
— Ils avaient prévu de… commença Silver qui s’interrompit aussitôt.
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Moi, je serais drôlement heureuse d’avoir une mission de reproduction. Il y en a qui ne sont jamais contents…
Le visage de Leo devint soucieux.
— Silver… Tony était très préoccupé par cette histoire, je m’en suis rendu compte. Mais jusqu’à quel point ? Crois-tu que… qu’ils auraient pu faire quelque chose de désespéré ?
— De désespéré ? répéta Silver, la gorge nouée.
— Oui. En clair, ont-ils pu décider de se suicider ?
— Oh non ! se récria-t-elle, choquée. Ils ne feraient jamais une chose pareille !
Etait-ce un éclair de soulagement dans les yeux de Leo ? Non. Son inquiétude parut s’intensifier, au contraire.
— Eh bien moi, c’est ce que je redoute. Tony ne s’est pas montré au travail, et ça ne lui était encore jamais arrivé. Claire et Andy ont disparu aussi. On ne les retrouve pas. Nulle part. Quand on se sent aussi désespéré, quoi de plus facile que de franchir un sas ? Un froid intense, un bref instant de douleur et puis… adieu la vie. La grande évasion.
Les mains serrées, il secoua la tête.
— Et c’est ma faute. J’aurais dû être plus attentif… dire quelque chose…
Il releva les yeux vers Silver, guettant sa réaction.
— Non, ce n’est pas ça ! s’exclama-t-elle, horrifiée. C’est abominable, que vous pensiez ça…
Il fallait à tout prix qu’elle lui arrache cette idée de la tête. Inquiète, elle regarda autour d’eux pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre dans la serre.
— Je ne devrais pas vous le dire, mais je ne peux pas vous laisser penser… des choses aussi graves.
Le visage de Leo était un masque de concentration. Silver inspira fortement. Que pouvait-elle lui révéler ? Tout ? Ou juste ce qu’il fallait pour qu’il cesse de culpabiliser… ?
— Tony et Claire…
— Silver !
La voix du Dr Yei retentit dans la serre, couvrant le sifflement de la porte qui s’ouvrait. Celle de Van Atta lui fit aussitôt écho.
— Silver ! Où es-tu ?
— Et merde ! jura Leo entre ses dents, abandonnant son masque coupable pour exprimer sa frustration.
Silver, comprenant qu’il avait cherché à la manipuler, eut un mouvement de recul indigné.
— Oh, vous !…
Pourtant, elle faillit bien en rire. Qui l’aurait cru aussi subtil et rusé ? Elle l’avait mésestimé.
— Je t’en prie, Silver, avant qu’ils te tombent dessus… Je ne pourrai pas t’aider si…
Trop tard. Van Atta et Yei traversaient la serre dans leur direction.
— Silver, sais-tu où sont passés Tony et Claire ? demanda le Dr Yei d’un ton impérieux.
Leo se mura dans le silence, feignant de s’intéresser aux jeunes pousses d’un plant de haricots.
— Évidemment, qu’elle sait ! intervint Van Atta avant que Silver ait eu une chance de répondre. Ces deux filles sont inséparables.
Il se tourna, teigneux, vers Silver.
— Je te conseille de parler, et vite. On n’a pas de temps à perdre.
Les lèvres de Silver se pincèrent. Elle redressa le menton. Muette.
Le Dr Yei leva les yeux au ciel.
— Silver, dit-elle avec beaucoup plus de diplomatie, cette histoire est très sérieuse. Si, comme nous le soupçonnons, Tony et Claire ont essayé de quitter l’Habitat, ils pourraient être dans une situation très pénible, en ce moment. Et même en danger. Je suis heureuse de constater que tu tiens à être loyale envers eux, mais je te supplie d’être responsable avant tout – ce sont tes amis ; il est de ton devoir de penser à leur sécurité.
Le doute obscurcit les yeux de Silver. Elle entrouvrit les lèvres, hésitante, s’apprêta à répondre…
— Nom de Dieu ! hurla Van Atta. J’ai autre chose à foutre qu’à cajoler cette petite garce pour qu’elle consente à parler ! Cette emmerdeuse de vice-présidente est là-haut, en ce moment même, à attendre que le show débute. Elle commence déjà à poser des questions ; si elle n’obtient pas de réponses très vite, elle va venir les chercher elle-même. Et elle ne fait pas dans la dentelle, je vous assure. Ah, le moment est bien choisi pour ce genre de connerie ! Ils l’ont fait exprès, c’est pas possible autrement.
Son visage, cramoisi de rage, provoqua l’effet habituel sur Silver. Elle sentit son ventre se crisper, et sa vision se brouilla de larmes. Autrefois, elle aurait été prête à faire n’importe quoi pour qu’il se calme et plaisante de nouveau avec elle…
— Vous n’avez pas le pouvoir de me faire dire tout ce que vous voulez, murmura-t-elle.
— Et voilà ! lâcha Van Atta avec sarcasme. C’est bien ce que je pensais. C’est ça, votre programme de
— Si vous aviez l’obligeance de ne pas enseigner un comportement antisocial à mes patients, rétorqua-t-elle, la mâchoire serrée, vous n’auriez pas à en subir l’inévitable retour de manivelle.
— Je suis un directeur, Yei. Et c’est mon boulot de bousculer les gens. C’est pour ça que GalacTech m’a confié la charge de ce gouffre financier. La maîtrise du comportement, c’est votre rayon,
— Le
— Mais ça sert à quoi si tout s’écroule dès qu’il y a un peu de vent dans les voiles ? Je veux quelque chose de solide, qui tienne la route. N’ai-je pas raison, Leo ?
Les doigts de Leo qui effleuraient une petite feuille de haricots se crispèrent. La feuille cassa net. Il sourit poliment. Ses yeux brillaient. De toute évidence, il préférait garder sa réponse pour lui.
Silver décida que la meilleure stratégie était encore celle du silence. Ne rien dire ; ne rien faire non plus. La crise finirait bien par passer. Après tout, ils ne pouvaient pas s’attaquer à elle physiquement. En tant que propriété de GalacTech, elle était intouchable. Le reste n’était que du bruit. Elle se réfugia dans le mutisme.
Le silence devint aussi épais que de la mélasse.
— Tu veux jouer au plus fin ? dit soudain Van Atta. D’accord !
Il se tourna vers Yei.
— Auriez-vous quelque chose qui ressemblerait au thiopental, à l’infirmerie, docteur ?
Elle écarquilla les yeux.
— Le thiopental n’est utilisé légalement que par les services de police, monsieur Van Atta.
— Je crois même qu’ils ont eux aussi besoin d’une autorisation des services judiciaires pour l’employer, renchérit Leo sans relever les yeux de la petite feuille verte qu’il roulait entre ses doigts.
— Sur les humains, Leo, mais ça…
Van Atta pointa son index sur Silver.
—… ce n’est pas un humain. Alors, docteur ?
— Pour répondre à votre question, monsieur Van Atta, non, notre infirmerie ne stocke pas de drogues illégales !
— Je n’ai pas parlé de thiopental, j’ai dit quelque chose qui y ressemble, rétorqua Van Atta, irrité. Un genre d’anesthésique amélioré pour les cas d’urgence…
— Parce qu’il s’agit d’un cas d’urgence ? demanda innocemment Leo. Pramod va remplacer Tony, et je suppose que Claire n’est pas la seule fille à avoir eu un enfant. Elle peut donc elle aussi se faire remplacer. Comment la vice-présidente verrait-elle la différence ?
— Si on nous appelle pour aller ramasser deux de nos quaddies à la petite cuillère en gravispace…
Silver serra les dents devant l’écho de ses propres scénarios catastrophes.
—… ou qu’on les retrouve congelés dehors, on aura du mal à étouffer l’affaire. Vous n’avez pas encore rencontré cette femme-là, Leo. Elle a un don infaillible pour mettre le nez là où elle ne devrait pas.
— Hmm…
Van Atta se tourna de nouveau vers Yei.
— Vous avez quelque chose ou non, docteur ? insista-t-il, presque menaçant. À moins que vous ne préfériez attendre qu’on nous appelle pour nous demander ce qu’on veut faire des corps ?
— Une intraveineuse de thalizine-R a le même effet que le thiopenta, à peu de chose près, marmonna Yei à contrecœur. Mais elle sera malade toute la journée.
— C’est qu’elle le voudra bien. Hein, Silver ? Tu as encore le choix. Moi, j’ai assez attendu comme ça. Dis-moi où ils sont partis, ou c’est la piqûre, et tout de suite.
Elle releva la tête, rassemblant son courage.
— Si vous me faites ça, murmura-t-elle sur un ton de dignité désespérée, c’est fini entre nous.
Van Atta s’en étouffa presque de rage.
— Fini entre nous ? Toi et tes copains conspirez pour saboter ma carrière devant les grands manitous de la compagnie, et tu oses me menacer,
— Capitaine Bannerji, service de sécurité, spatioport Trois, j’écoute, annonça George Bannerji dans sa comconsole.
— C’est vous, le responsable ? demanda d’un ton brusque l’homme tiré à quatre épingles qui apparut sur son vid.
Il était, de toute évidence, la proie de fortes émotions – teint empourpré, respiration saccadée. Un muscle se crispait sur la tempe.
Bannerji ôta les pieds de son bureau et se pencha en avant.
— Oui, monsieur.
— Je suis Bruce Van Atta. Directeur de l’Opération Cay à l’Habitat. Contrôlez mon empreinte vocale.
Bannerji se redressa sur son siège et pianota le code de vérification. Le mot « correct » s’inscrivit sur le visage de Van Atta.
— C’est bon, monsieur.
Van Atta marqua une légère pause, comme s’il cherchait ses mots. Quand il s’exprima, ce fut lentement, sur un ton calme qui contrastait avec la tension sur ses traits.
— Nous avons un léger problème, ici, capitaine.
Une sirène d’alarme se déclencha dans l’esprit de Bannerji.
— Oui ?
— Trois de nos… sujets expérimentaux se sont échappés de l’Habitat. Nous avons interrogé leur complice et avons tout lieu de croire qu’ils se sont embarqués clandestinement sur la navette B119. Ils sont donc à présent en liberté quelque part dans votre spatioport. Il est de la plus haute importance qu’ils soient capturés et renvoyés ici dans les plus brefs délais.
Les yeux de Bannerji s’arrondirent. Les informations à propos de l’Habitat étaient soigneusement filtrées, mais quiconque venait travailler sur Rodeo ne tardait pas à apprendre qu’il y était pratiqué des expériences génétiques sur les humains, et cela dans l’isolement complet. Il fallait quelque temps aux nouveaux employés pour se rendre compte que les histoires de créatures monstrueuses racontées par les anciens constituaient une sorte de bizutage exercé aux dépens de leur crédulité. Or Bannerji n’était sur Rodeo que depuis un mois…
Les mots du directeur de l’Habitat se répercutaient dans sa tête.
— Comment pourrai-je les reconnaître, monsieur ? Est-ce qu’ils…
Bannerji déglutit avec difficulté.
— Est-ce qu’ils ressemblent à des êtres humains ?
— Non.
Van Atta, devant le désarroi de son interlocuteur, eut un reniflement ironique.
— Vous n’aurez aucun mal à les reconnaître, je vous le garantis, capitaine. Et quand vous les trouverez, appelez-moi aussitôt sur mon code privé. Je ne veux pas que cette histoire soit diffusée sur les canaux publics. Il est essentiel que tout ça reste entre nous, c’est compris ?
Bannerji imaginait déjà une panique générale.
— Oui, monsieur, tout à fait.
Sa propre panique ne concernait que lui. Il ne toucherait pas un salaire aussi confortable, si son rôle de chef de la sécurité ne consistait qu’à prendre des pots avec les copains à la cafétéria et à effectuer en toute tranquillité deux rondes par nuit dans des locaux déserts. Il avait toujours su que le jour viendrait où il devrait justifier sa paie.
Dès que Van Atta eut coupé la communication, Bannerji appela son adjoint sur sa comconsole et bipa également ses deux autres hommes, bien qu’ils ne fussent pas de service. Pas question de prendre à la légère une affaire qui faisait transpirer un grand chef.
Il déverrouilla l’armoire qui contenait les armes et signa les permis de port de neutraliseurs pour lui-même et ses subordonnés. Il soupesa un des neutraliseurs dans sa paume. C’était si léger, ce petit engin, on aurait dit un jouet. Était-ce efficace, au moins ? Pas sûr…
Bannerji réfléchit un instant, puis se tourna vers son bureau dont il ouvrit le dernier tiroir. Le revolver non déclaré était bien à l’abri dans sa boîte, fermée à clé elle aussi, le holster enroulé autour de lui comme un serpent endormi. Une fois que Bannerji l’eut fixé sous son aisselle et caché sous la veste de son uniforme, il se sentit déjà beaucoup mieux.
Il se redressa, prêt à accueillir ses hommes qui venaient prendre leur service.
5
Leo s’arrêta devant les portes de l’infirmerie pour rassembler son courage. Un appel au secours de Pramod l’avait dispensé, à point nommé, d’assister jusqu’au bout à l’insupportable interrogatoire de Silver. Le problème de Pramod – des niveaux de puissance fluctuants dans l’utilisation du faisceau de soudure, dus en définitive à la contamination d’une cathode par un gaz nocif – l’avait occupé un temps, mais une fois la démonstration terminée, il s’était empressé de revenir.
En soupirant, il composa le code d’ouverture de la porte.
Silver se trouvait dans un box privé, au fond de l’infirmerie. Leo jeta un coup d’œil par la lucarne. Elle était seule, flottant dans les lanières qui la retenaient contre le mur. À la lueur des tubes fluorescents, son visage était moite et livide. Ses yeux semblaient délavés, cernés de croissants plombés. Elle tenait à la main un sac en plastique chiffonné, au cas où elle serait malade.
Pris de nausée lui-même, Leo s’assura que personne, dans le couloir, ne l’observait, ravala la boule de rage impuissante qui gonflait dans sa gorge et se glissa dans le box.
— Euh… Salut, Silver… commença-t-il avec un faible sourire. Comment te sens-tu ?
Idiot, comme question. Il s’en voulut de ses mots vides, inadéquats.
Les yeux pâles de la quaddie se posèrent sur lui. Elle parut tout d’abord ne pas le reconnaître, puis une infime lueur s’alluma dans son regard.
— Oh !… Leo. J’ai dû m’endormir. Je faisais de drôles de rêves… J’ai toujours mal au cœur.
L’effet du produit devait se dissiper. Sa voix n’était plus aussi pâteuse que pendant l’interrogatoire. Elle était encore faiblarde, mais consciente.
— Ce truc m’a fait vomir, ajouta-t-elle avec un frisson d’indignation. Et je n’avais jamais vomi avant. Jamais !
Leo avait entendu dire que, dans le petit monde de Silver, vomir constituait le summum de l’humiliation. Sans doute aurait-elle été moins embarrassée d’avoir eu à se déshabiller en public.
— Ce n’était pas ta faute, s’empressa-t-il de la rassurer.
Elle secoua la tête. Son habituelle auréole de cheveux brillants ondulait en mèches ternes.
— Je croyais que j’aurais eu la force de… Le Ninja Rouge n’a jamais avoué ses secrets à ses ennemis, lui, et pourtant ils l’ont drogué et torturé !
— Qui ? demanda Leo, interloqué.
— Le Ninja Rouge… répéta Silver d’une petite voix plaintive. Oh ! et puis, ils ont appris, pour nos livres, aussi. Cette fois, ils vont tous les trouver…
Des larmes qui ne pouvaient rouler sur ses joues s’accrochèrent à ses cils, puis s’en détachèrent pour flotter autour d’elle en gouttelettes irisées sous les lumières fluo. Ses yeux s’écarquillèrent soudain, horrifiés.
— Et en plus, M. Van Atta pense que Ti savait que Tony et Claire étaient dans sa navette. Il va le faire renvoyer ! Et il les retrouvera, là-bas, et je ne sais pas ce qu’il va leur faire. Je ne l’ai jamais vu aussi furieux…
— Mais tu leur as sûrement dit, pendant ton… interrogatoire, que Ti n’était pas au courant.
— Il n’a pas voulu le croire. Il m’a accusée de mentir.
— Mais ce serait tout à fait illogique, puisque…
Il s’interrompit de lui-même avec un soupir exaspéré.
— Non. Tu as raison. Il est bien trop borné pour être logique, ce fumier.
Silver, choquée, en resta bouche bée.
— Vous parlez de… M. Van Atta ?
— De Brucie-baby, oui. Ne me dis pas que depuis que tu le connais – ça fait quoi, onze mois ? – tu ne t’en étais pas aperçue.
— Je pensais que ça venait de moi…
Elle s’exprimait sur un ton encore geignard, mais ses yeux en revanche s’étaient éclairés comme un paysage touché par les premiers rayons du soleil levant. Surmontant son malaise, elle regarda Leo avec une attention soutenue.
— Brucie-baby ?…
— Hmm.
Une des recommandations du Dr Yei revint à la mémoire de Leo :
— Peu importe, dit-il, éludant le sujet. En attendant tu n’as rien à te reprocher, Silver.
Elle continua à le considérer d’un œil critique.
— Vous n’avez pas peur de lui.
Ce n’était pas une question, mais une constatation. Une découverte exceptionnelle, même.
— Moi ? Peur de Van Atta ?
Il secoua la tête avec un rire bref, dénué de gaieté.
— Il ne manquerait plus que ça.
— Quand il est arrivé, au début, et qu’il a pris la place du Dr Cay, j’ai cru qu’il serait comme lui.
— Tu sais, on dit souvent que le faste du trône n’a d’égal que l’incompétence de celui qui l’occupe. Ton Dr Cay échappait à cette règle. Pas Van Atta.
— Tony et Claire n’auraient jamais cherché à fuir, si le Dr Cay était encore là, remarqua-t-elle.
De nouveau, elle plissa les yeux pour mieux l’observer.
— Vous voulez dire que toute cette histoire pourrait être la faute de M. Van Atta ?
Leo toussota.
— Votre…
Le terme
—… situation est intrinsèquement susceptible de vous exposer à des abus de toutes sortes. Étant donné que le Dr Cay se vouait corps et âme à votre bien-être…
— Il était comme un père, pour nous, confirma-t-elle tristement.
—… cette possibilité demeurait à l’état latent. Mais tôt ou tard, il est inévitable que quelqu’un souhaite l’exploiter… et
De pire ? Sans doute. Il n’était pas dupe. L’histoire regorgeait d’exemples…
—… peut-être pire encore.
À son expression concentrée, il était clair que Silver essayait d’imaginer ce qui pouvait être pire que Van Atta. Sans succès. Elle secoua la tête en soupirant, puis releva les yeux vers lui. Des yeux comme des belles-de-jour tournées vers le soleil. Un sourire involontaire apparut sur les lèvres de Leo.
— Que va-t-il arriver à Claire et à Tony, à présent ? demanda-t-elle. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas les trahir, mais cette drogue m’a complètement embrouillée… C’était déjà dangereux pour eux avant, mais c’est encore pire maintenant.
Leo adopta un ton faussement rassurant :
— Il ne leur arrivera rien, Silver. Ne te laisse surtout pas influencer par les menaces de Bruce. Ils sont bien trop précieux pour GalacTech… il n’oserait pas y toucher. Il va leur passer un bon savon, c’est certain, et tu ne peux pas lui jeter la pierre pour ça. Je serais bien tenté d’en faire autant. La sécurité va les retrouver dans le spatioport – ils ne peuvent pas être allés très loin –, ils se feront bien sonner les cloches, et dans quelques semaines, on n’en parlera plus. C’est comme ça qu’on apprend les leçons de la vie…
Il se racla la gorge, pas très fier de lui. Quelle leçon pourraient-ils bien tirer de ce fiasco ?
— À vous entendre, dit-elle, on dirait que… se faire disputer n’a aucune importance.
— Ça vient avec l’âge. Un jour, tu ne t’en formaliseras plus non plus.
— En tout cas, aujourd’hui, ce n’est pas ce que je ressens.
— Écoute… je vais te faire une promesse. Si ça peut te rassurer, je vais accompagner Van Atta au spatioport. Je pourrai peut-être faire en sorte que la situation ne s’envenime pas trop.
— C’est vrai ? Vous feriez ça ? dit-elle, soulagée.
— Si c’est possible, absolument.
— Vous n’avez pas peur de M. Van Atta. Vous pouvez lui tenir tête, vous. Merci, Leo…
Un peu de couleur était revenue sur ses joues.
— Bon, euh… Je ferais mieux de me dépêcher, maintenant, si je ne veux pas rater la navette. On va les ramener sains et saufs pour le petit déjeuner, d’accord ? Et puis, pour voir les choses du bon côté, dis-toi que GalacTech ne pourra pas leur retenir les frais du voyage sur leur salaire. C’est toujours ça de gagné, non ?
Il réussit même à lui arracher un semblant de sourire.
— Leo…
Sur le point de partir, il se retourna. Elle avait recouvré son sérieux.
— Qu’est-ce qu’on va faire si… si quelqu’un de pire que M. Van Atta s’occupe un jour de nous ?
Claire était fascinée par la structure en dédale de l’entrepôt. Tout n’était qu’angles droits et lignes brisées, avec d’innombrables rangées de casiers montant jusqu’au plafond, d’allées et de carrefours.
Aucune chance de s’envoler, ici. Elle avait la sensation d’être une molécule vagabonde piégée dans les interstices d’une énorme gaufre. À cet instant, elle regrettait amèrement les rondeurs rassurantes de l’Habitat.
Tous trois étaient tassés dans un casier vide, un des rares à n’être pas occupé par des caisses de marchandises. Il devait mesurer près de deux mètres sur deux et présentait l’avantage d’être situé au troisième niveau ; ainsi, ils ne risquaient pas d’être repérés par les employés qui pourraient passer par là, perchés sur leurs longues jambes. Les échelles fixées à intervalles réguliers s’étaient révélées plutôt faciles à utiliser. Le sac, en revanche, leur avait posé un problème. Sa corde étant trop courte pour qu’ils puissent monter d’abord et le tirer ensuite, ils avaient dû le porter avec eux jusqu’en haut.
Claire, bien qu’elle s’efforçât de ne pas trop le laisser paraître, était sur les nerfs. Andy commençait déjà à s’adapter à la gravité et trouvait le moyen de crapahuter sur ses quatre mains dès qu’elle le posait par terre. Elle redoutait de le voir basculer au bord du casier.
Un robot élévateur passa dans l’allée. Tapie dans le fond de l’alvéole, Claire se figea, Andy serré contre elle, sa main libre agrippée à celle de Tony. Le bruit décrut peu à peu et elle s’autorisa à respirer de nouveau.
— Détends-toi, dit Tony d’une voix éraillée. Cool…
Il inspira profondément, fournissant un effort évident pour suivre son propre conseil.
Claire jeta un coup d’œil soupçonneux dans l’allée et surveilla l’élévateur qui s’était arrêté quelque vingt mètres plus loin pour sortir un container en plastique d’un casier codé.
» On peut manger, maintenant ? demanda-t-elle.
Depuis plus de trois heures qu’elle donnait le sein à Andy afin de le dissuader de crier, elle se sentait vidée. Dans tous les sens du terme. Elle avait des crampes d’estomac et la gorge sèche comme du papier de verre.
— Je suppose, oui, répondit Tony.
Il sortit du sac deux barres de rations.
— Et après, il faudra qu’on retourne dans la baie de chargement.
— On ne peut pas se reposer encore un peu ?
Il secoua la tête.
— Plus on attend, plus on leur donne de chances de s’apercevoir de notre disparition. Si on ne monte pas très vite dans une navette pour la station de transfert, ils risquent de fouiller tous les vaisseaux en partance.
Claire fronça le nez ; une odeur familière envahissait soudain le casier.
— Oh, flûte ! Tu peux sortir une couche, Tony ?
— Encore ? C’est la quatrième fois depuis qu’on a quitté l’Habitat.
— J’ai l’impression que je n’ai pas pris assez de changes, s’inquiéta-t-elle en dépliant la couche de son sachet de plastique.
— Tu plaisantes… Le sac en est plein. Tu ne pourrais pas plutôt… les faire durer un peu plus longtemps ?
— J’ai bien peur qu’il ait la diarrhée. Et si je ne le change pas tout de suite, ça lui rongera la peau, ça pourrait même s’infecter… et il va hurler dès que je le toucherai pour essayer de le nettoyer. Très fort, insista-t-elle.
Les doigts d’une main inférieure de Tony tambourinaient sur le sol du casier. Il soupira, ravalant son irritation. Claire enveloppa la couche souillée et s’apprêta à la ranger dans le sac.
— On n’a peut-être pas besoin de les trimbaler, dit Tony. Il est déjà lourd comme c’est pas permis, ce sac, mais en plus, il va empester.
— Je n’ai vu de poubelle nulle part. Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ?
— Eh bien, on n’a qu’à les laisser là, dit-il après un temps de réflexion. Dans le coin. Ici, au moins, elles ne risquent pas d’aller flotter dans le couloir et d’être happées par le circuit de recyclage d’air. On va toutes les mettre là.
Claire imagina leurs poursuivants traquant les couches sales, abandonnées derrière eux tels les pétales de rose semés par l’héroïne d’un des romans de Silver à l’intention de son amoureux…
— S’il est prêt, dit Tony en désignant son fils, on pourrait tenter de retourner dans la baie. Les gravs doivent avoir fini leur travail, maintenant.
— Comment est-ce qu’on va faire pour choisir la bonne navette, cette fois ? On ne pourra pas savoir si elle rentre directement à l’Habitat… ou si elle prend des caisses de déchets destinées à être larguées dans le vide. Si elle décharge alors qu’on est dans la soute…
— Je ne sais pas, la coupa Tony, nerveux. Mais Leo dit que… pour venir à bout d’un problème complexe, le meilleur moyen, c’est de le décomposer en questions simples, de les résoudre les unes après les autres, dans l’ordre. Alors d’abord, on va retourner dans la baie. Une fois là-bas, on s’occupera du problème numéro deux : découvrir quelle navette peut nous emmener à la station de transfert.
Claire acquiesça, puis fronça les sourcils. Andy n’était pas le seul à être embêté par les exigences biologiques.
— Tony, tu crois qu’on pourrait trouver des toilettes, sur le chemin ? Il faut que j’y aille.
— Oui, moi aussi. Tu en as vu quelque part en venant ici ?
— Non.
Sur le moment, ça n’avait pas été son principal souci. Il avait fallu ramper sur le sol crasseux, éviter les employés, empêcher Andy de hurler. Un vrai cauchemar. Elle n’était même pas certaine de pouvoir retrouver la bonne direction. L’équipe d’ouvriers leur était tombée dessus sans prévenir, les délogeant précipitamment de leur cachette quand ils avaient mis toutes les machines en marche.
— Il doit bien y avoir quelque chose, dit Tony avec optimisme. Il y a des gens qui travaillent, ici.
— Pas dans cette section, objecta Claire. On n’a vu que des robots, depuis tout à l’heure.
— Alors, aux abords de la baie. À propos… euh… À quoi ressemblent des toilettes en gravispace ? Comment font-ils ? Penses-tu qu’une pompe aspirante est assez puissante pour combattre la pesanteur ?
Dans un des films clandestins de Silver, Claire avait vu un jour une cuvette de W.-C. Mais elle était certaine qu’il s’agissait d’une technologie tout à fait dépassée.
— J’ai l’impression qu’ils utilisent de l’eau.
Tony haussa les épaules.
— Bon, on verra bien.
Un martèlement régulier, d’abord lointain, puis de plus en plus proche, retentit au bout de l’allée. Tony, qui s’apprêtait à descendre l’échelle, revint se tapir dans le fond du casier près de Claire, un doigt sur les lèvres.
— Aaaah ? fit Andy.
Claire lui mit d’office un téton dans la bouche, mais, repu et lassé, il le refusa et détourna la tête. Claire rabaissa son T-shirt et s’évertua à le distraire en comptant en silence tous ses petits doigts agités.
Le bruit, rythmé, s’approcha encore, passa juste au-dessous d’eux, puis s’éloigna.
— Un homme de la sécurité, murmura Tony.
Elle acquiesça, osant à peine respirer. Le martèlement provenait de ces vêtements durs dont les gravs protégeaient leurs pieds et qui claquaient sur le ciment. Ils patientèrent quelques minutes encore, mais le bruit ne se manifesta plus. Andy gazouillait paisiblement.
Tony passa la tête dans l’allée, regarda à droite, puis à gauche, en haut, en bas.
— C’est bon, annonça-t-il. Tu vas m’aider à descendre le sac dès que l’élévateur passera dessous. Il faudra le laisser tomber au dernier moment, mais le bruit de l’engin devrait couvrir celui de la chute.
Ensemble, ils poussèrent le sac sur le bord du casier et attendirent. Dix minutes plus tard, un robot apparut dans l’allée. C’était une énorme grue presque aussi large que le container posé sur son plateau de levage.
L’engin s’arrêta juste au-dessous d’eux et poussa un bip grave avant de pivoter de quatre-vingt-dix degrés sur lui-même. Avec un ronronnement régulier, le plateau de levage commença à monter.
Claire, horrifiée, se rappela soudain que leur casier était le seul encore vide de toute la rangée.
— Il vient ici ! hurla-t-elle. On va être écrasés !
— Descends ! Vite ! Viens sur l’échelle !
Au lieu de cela, Claire fit demi-tour et courut chercher Andy qu’elle avait couché au fond de l’alvéole pendant qu’elle aidait Tony à pousser le sac. Le casier s’assombrit tandis que le container se glissait dans l’ouverture. Tony parvint à l’éviter en se tenant juste au bord de l’échelle.
— Claire ! cria-t-il, cognant en vain sur l’énorme caisse qui entrait peu à peu dans le casier. Claire ! Non, non ! Saleté de robot, arrête ! Arrête !
Mais l’élévateur, de toute évidence, ne répondait pas aux voix humaines. Il continua obstinément à enfourner le container, poussant le sac devant lui. Claire battit en retraite au fond, si terrifiée que ses cris restaient bloqués dans sa gorge. Elle se plaqua contre la paroi métallique, debout sur ses mains inférieures, Andy dans les bras, et poussa enfin un long hurlement de terreur qui transperça Tony comme la lame acérée d’un poignard.
— Claire ! répondit-il depuis l’échelle, la voix rauque. ANDY !
Le sac, près d’elle, se ratatina dans un bruit de verre broyé. Au dernier moment, Claire coinça Andy entre ses bras inférieurs et, de ses mains libres, tenta d’empêcher le container d’avancer plus loin. Si elle ne pouvait être sauvée, peut-être son corps pourrait-il au moins protéger Andy…
Les servos du robot se mirent à patiner. Claire crut tout d’abord que ses efforts en étaient responsables, mais non. C’était le sac. Ce sac contre lequel Tony et elle avaient pesté depuis le départ. Elle lui adressa ses excuses silencieuses. Il venait de leur sauver la vie, à elle et à Andy.
Le robot hoqueta avec une obstination mécanique. Puis, désormais désynchronisé, le plateau recula, tirant le container avec lui, lequel glissait de travers sur son support.
Claire, fascinée, le regarda basculer et tomber de la bouche béante du casier. Elle se précipita au bord. La caisse s’écrasa quatre mètres plus bas, dans un fracas qui secoua tout l’entrepôt, suivi d’un autre, plus fort encore. Le container avait entraîné l’élévateur dans sa chute.
Le pouvoir de la gravité était ahurissant. La caisse, éventrée, se mit à vomir des centaines d’enjoliveurs de roues, qui résonnèrent comme une cacophonie de cymbales. Peu à peu, le bruit s’arrêta, suivi d’un silence irréel. Les roues de l’élévateur continuaient à tourner dans le vide.
— Oh, Claire !
Tony remonta dans le casier et les serra entre ses bras, elle et Andy, comme s’il ne devait plus jamais les relâcher.
— Claire, Claire…
Sa voix se brisa alors qu’il frottait son visage contre ses cheveux courts.
Claire, par-dessus l’épaule de Tony, contempla le désastre qu’ils avaient provoqué. L’élévateur, renversé sur le côté, s’était remis à biper faiblement, comme un animal blessé.
— Tony, il ne faut pas qu’on reste ici.
— Je croyais que tu me suivais, sur l’échelle. Que tu étais juste derrière moi.
— Il fallait que j’aille chercher Andy.
— Bien sûr. Tu l’as sauvé, alors que… que je
— Je le sais bien. Écoute, tu ne veux pas qu’on en parle plus tard ? Je crois vraiment qu’on devrait partir d’ici.
— Oui. Oui, bien sûr… Euh… le sac ?
Tony jeta un coup d’œil dans le fond de l’alvéole.
Claire l’aurait volontiers laissé sur place. Cependant, ils ne pourraient aller bien loin sans provisions, sans boissons… sans couches. À eux deux, ils le poussèrent de nouveau sur le bord.
— Je vais me mettre sur l’échelle, dit Tony. Tu n’auras qu’à le glisser sur mon dos pour que…
Sans hésiter une seconde, Claire fit basculer le sac du casier ; il atterrit au milieu des enjoliveurs.
— On n’a plus à s’inquiéter des choses fragiles, maintenant, dit-elle. Allons-y.
Tony, sur l’échelle, aida Claire à soutenir Andy qu’elle tenait entre ses bras inférieurs. Puis ce fut de nouveau la lente et frustrante progression sur le sol.
Claire commençait à détester l’odeur poussiéreuse du ciment.
Ils ne s’étaient éloignés que de quelques mètres, quand Claire entendit de nouveau un martèlement de pas. Irrégulier, cette fois. Le grav hésitait sans doute sur la direction à prendre. Il n’était pas loin, peut-être à une ou deux allées de la leur. Puis elle perçut un écho. Non, pas un écho.
La suite se déroula très vite. Un grav en uniforme gris bondit d’un croisement et se plaça face à eux en poussant un cri inintelligible. Il se campa sur ses jambes légèrement fléchies, ramassé sur lui-même, braquant un étrange appareil à bout de bras. Son visage était aussi livide et terrorisé que celui de Claire.
Devant elle, Tony lâcha le sac et se dressa sur ses bras inférieurs, ouvrant ses mains libres.
— Non ! cria-t-il.
Le grav, bouche ouverte et yeux écarquillés, eut un mouvement instinctif de recul. Deux ou trois éclairs jaillirent de son appareil, accompagnés de détonations assourdissantes dont l’écho se répercuta à travers tout l’entrepôt. Puis il releva les mains et laissa tomber l’objet à ses pieds.
Elle entendit le cri de Tony, le vit s’écrouler sur le sol, les bras repliés sur lui-même.
— Tony ?… Tony !
Elle courut jusqu’à lui, Andy serré contre la poitrine. Le petit, terrifié, pleurait, ses hurlements se mêlant à ceux de son père.
— Tony ? Tony, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle n’aperçut pas tout de suite le sang sur son T-shirt rouge. Mais alors qu’elle l’attirait contre elle, ses yeux tombèrent sur son bras inférieur gauche dont le muscle n’était plus qu’une bouillie de chair rouge agitée de pulsations spasmodiques.
— Tony !…
Le garde s’était précipité vers eux. Hagard, il décrocha son com de sa ceinture et le porta à la bouche, d’une main tremblante.
— Nelson ! Nelson ! appela-t-il. Nom de Dieu, préviens l’équipe médicale, vite ! C’est des gosses ! Je viens de tirer sur un gosse ! hurla-t-il d’une voix brisée. C’est rien que des mômes infirmes !…
Leo sentit son ventre se crisper en apercevant le reflet des lumières jaunes clignoter sur les murs de l’entrepôt. Les médics de la compagnie. Oui, c’était bien ça. Leur véhicule électrique était garé dans l’allée centrale, gyrophare allumé. Les quelques mots essoufflés de l’employé venu au-devant d’eux à leur descente de la navette résonnaient encore dans sa tête –…
Leo pressa le pas.
— Ralentissez, Leo. Ça me donne le tournis, protesta Van Atta avec irritation. Tout le monde n’est pas capable de passer de l’apesanteur à la gravité sans problème, vous savez…
— Ils ont dit qu’un des gosses était blessé.
— Et alors ? Qu’est-ce que vous comptez faire de plus que les médics ? En ce qui me concerne, je vais aller directement dire ce que je pense à ce crétin de chef de la sécurité…
— Je vous retrouverai là-bas, lança Leo par-dessus son épaule en s’éloignant à petites foulées.
L’allée 29 ressemblait à une zone de guerre. Un élévateur renversé, du matériel éparpillé partout… Il faillit déraper sur une plaque métallique et l’envoya valser d’un coup de pied impatient. Deux médics et un garde étaient penchés au-dessus d’une civière ; un goutte-à-goutte avait été dressé à côté.
Un T-shirt rouge. Tony. C’était Tony qui avait été blessé. Claire était accroupie, un petit peu plus loin, Andy serré contre elle ; des larmes roulaient sur son visage exsangue. Sur la civière, Tony s’agitait et criait en sanglotant.
— Vous ne pouvez pas au moins lui donner quelque chose pour calmer la douleur ? demanda le garde.
— Je ne sais pas, répondit le médic, manifestement tourneboulé. J’ignore ce qu’ils ont fait à leur métabolisme. Un choc, c’est un choc. Avec le goutte-à-goutte et la synergine, je suis tranquille, mais pour le reste…
— Contactez le Dr Warren Minchenko, conseilla Leo en s’agenouillant près d’eux. C’est le médecin-chef de l’Habitat Cay. C’est son mois de congé, en ce moment. Demandez-lui de vous rejoindre à votre infirmerie ; il prendra le relais.
Le garde pianota en hâte les touches de son com.
— Ah ! ce n’est pas trop tôt, soupira le médic en se tournant vers Leo. Vous ne sauriez pas ce que je peux lui donner comme analgésique, par hasard ?
— Euh…
Leo réfléchit rapidement.
— Le syntha-morph devrait pouvoir le soulager, en attendant l’avis du Dr Minchenko. Mais à dose réduite. Ces gosses sont moins lourds qu’ils en ont l’air. Tony ne doit pas peser plus de… disons quarante-deux kilos.
La nature particulière des blessures de Tony attira enfin l’attention de Leo. Il s’était imaginé une chute, avec des membres brisés, peut-être une fracture du crâne…
— Eh… mais que s’est-il passé, exactement ?
— Blessures par balles, l’informa le médic. Abdomen et… euh, enfin… pas le fémur, mais… membre inférieur gauche. Celle-ci est assez superficielle, mais l’autre, dans le ventre, est plus sérieuse.
— Des balles ?
Leo se tourna vers le garde, qui piqua un fard.
— Vous ne connaissez donc pas les neutraliseurs, ici ? Pour l’amour du ciel, pourquoi… ?
— Quand cette espèce d’hystérique a appelé de l’Habitat, en vociférant contre ses monstres en cavale, j’ai pensé que… Oh ! je ne sais même plus ce que j’ai pensé.
— Et vous n’avez pas regardé avant de tirer ?
— J’ai bien failli viser la fille et son gosse.
Le garde haussa les épaules, les yeux rivés sur le bout de ses bottes.
— C’était un accident, je vous jure… Les coups sont partis tout seuls…
Van Atta les rejoignit, essoufflé.
— Bon Dieu, quel merdier ! déclara-t-il avant de se tourner vers le garde. Je croyais vous avoir dit d’être discret, Bannerji. Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous avez lancé une bombe ?
— Il a tiré sur Tony, répondit Leo entre ses dents.
— Pauvre idiot ! Je vous ai dit de les capturer, pas de les assassiner ! Maintenant, comment suis-je censé balayer tout ça sous le tapis, hein ? demanda-t-il en agitant la main vers l’allée 29. Et pourquoi vous trimbalez-vous avec un revolver, d’abord ?
— Vous aviez dit que… j’ai pensé…
— Je vous ferai coffrer pour ça. Où vous croyez-vous ? Dans un western ? Je ne sais pas lequel est le plus à blâmer… Vous, ou celui qui a été assez con pour vous embaucher.
De rouge, le visage du garde était devenu blême.
— Espèce d’enfant de salaud, c’est votre faute ! Vous avez tout fait pour me rendre parano…
C’était le moment ou jamais d’intervenir, songea Leo. Bannerji avait récupéré son arme, ce dont Van Atta n’avait sûrement pas conscience. Or, mieux valait que la tentation de loger une balle entre les deux yeux du directeur de l’Habitat ne démange pas trop le garde, déjà bien ébranlé par les événements.
— Messieurs, puis-je suggérer qu’il serait préférable de garder les accusations et les arguments de défense pour l’enquête officielle ; les esprits, d’ici là, devraient s’apaiser. Entre-temps, nous avons des gosses blessés et traumatisés qui réclament notre attention.
Bannerji se tut, en proie à un profond sentiment d’injustice. Van Atta acquiesça d’un grognement, ponctuant cet échange d’un regard venimeux qui ne présageait rien de bon pour la future carrière du garde.
Les deux médics roulèrent la civière vers l’ambulance. Claire tendit une main vers Tony, puis la laissa retomber.
Le geste attira l’attention de Van Atta. Vibrant de rage contenue, il découvrit avec ravissement un nouvel exutoire à sa colère.
— Ah, tu es là, toi !
Elle se recroquevilla plus encore.
— Sais-tu ce que votre petite escapade va coûter à l’Habitat, hein ? C’est toi qui as entraîné Tony dans cette connerie, n’est-ce pas ?
Elle secoua la tête, les yeux agrandis de peur.
— Bien sûr que si, insista-t-il. Ce sont toujours les femmes qui manigancent tout ; les hommes sont les dindons de la farce, c’est bien connu.
— Non !…
— En plus, bravo pour le timing. Idéal. Tu voulais me faire virer, je suppose ? Comment as-tu appris la visite de la vice-présidente ? Tu croyais peut-être que je vous couvrirais à cause d’elle ? Bien joué… mais pas assez finement pour moi…
Les oreilles de Leo bourdonnaient sous la pression des battements sourds de son cœur.
— Laissez tomber, Bruce. Elle a eu son compte pour aujourd’hui.
— Votre meilleur étudiant a failli être tué à cause de cette garce, et vous la soutenez ?
— Fichez-lui la paix. Elle est déjà terrorisée…
— Elle l’a bien cherché ! Et tu n’es pas au bout du voyage, c’est moi qui te le dis, ma belle… Quand on sera de retour sur l’Habitat…
Van Atta passa devant Leo et se précipita sur Claire. Lui prenant le bras, il la souleva violemment. Elle cria, manquant lâcher Andy sous le coup de la douleur.
— Ah ! tu voulais venir en gravispace… Alors autant apprendre à marcher ! Allez, on retourne à la navette…
Leo ne prit pas le temps de réfléchir. Il rattrapa Van Atta et le retourna brutalement vers lui.
— Bruce ! dit-il, découvrant son expression étonnée à travers le brouillard rouge de sa fureur. Lâche-la, espèce d’ordure…
Le poing atteignit Van Atta juste au-dessous de la tempe. Un coup renversant d’efficacité, car c’était la première fois de sa vie que Leo frappait un homme sous l’empire de la colère. Van Atta s’étala sur le ciment.
Leo se rua vers lui, galvanisé. Il allait bouleverser l’anatomie de Van Atta, en faire un petit chef-d’œuvre d’excentricité morphologique que même l’imagination du Dr Cay n’aurait pu concevoir.
— Euh… monsieur Graf ?
Bannerji posa une main hésitante sur l’épaule de Leo qui se penchait pour agripper le col de Van Atta.
— C’est bon, le rassura celui-ci. Ça fait des semaines que j’attends ça.
— Ce n’est pas ça, monsieur… En fait…
Une voix froide, étrangère, le coupa :
— Fascinant, cette technique de persuasion. Il faut que je prenne des notes.
Leo se retourna… et rencontra le regard glacial de la vice-présidente Apmad, plantée au centre de l’allée 29 et entourée d’un essaim d’assistants et de comptables…
6
— En tout cas, ce n’était pas
Son regard furieux se posa sur Van Atta.
— Comment suis-je censée contrôler mon secteur quand d’autres administrateurs piétinent mes plates-bandes, distribuent des ordres à mes subordonnés sans même m’en informer, violent le protocole…
— À situation extraordinaire, mesures extraordinaires, rétorqua Van Atta, agressif.
Leo compatissait de tout cœur avec Chalopin. On avait bouleversé sa routine et réquisitionné son bureau pour les besoins de la vice-présidente. Apmad n’était pas de celles qui perdaient du temps en vaines tergiversations. Sur ses ordres, l’enquête officielle de la compagnie avait débuté à peine une heure plus tôt dans l’allée 29. Leo était prêt à parier qu’il lui en faudrait à peine une autre pour boucler l’affaire.
Les baies vitrées du spatioport Trois encadraient un panorama du complexe – les pistes, les zones de chargement, les entrepôts, les bureaux, les logements des employés, le monorail courant jusqu’à la raffinerie et les montagnes qui se découpaient à l’arrière-plan. Et la centrale électrique. Vitale. L’oxygène, l’azote et le dioxyde de carbone entraient dans la composition de l’atmosphère de Rodeo, mais dans des proportions inadéquates et à un taux de pression trop bas pour convenir au métabolisme humain. Le système de climatisation s’efforçait sans cesse d’ajuster le mélange de gaz et d’éliminer les agents contaminateurs. À l’extérieur, un humain pouvait tout au plus survivre une quinzaine de minutes sans masque respiratoire.
Bannerji s’était prudemment placé derrière l’administratrice. De l’avis de Leo, c’était sans doute la meilleure stratégie qu’il pût adopter. Grande et sèche, uniforme impeccable, coiffure stricte, menton volontaire, Chalopin possédait à la fois la volonté et la capacité de défendre ses ouailles.
Apmad, qui arbitrait le différend, offrait un contraste saisissant avec elle. Boulotte, frisant la soixantaine, cheveux gris et courts, elle aurait pu passer pour la grand-mère dont rêve tout enfant – hormis les yeux. Petits et calculateurs. Quant à ses réflexions laconiques, elles avaient jeté de l’huile sur le feu, ce dont elle semblait secrètement se réjouir. Non vraiment, ce n’était pas une mémé gâteau.
Leo était loin d’avoir recouvré la sérénité.
— Cette expérimentation a déjà vingt-cinq ans. Alors, ne me dites pas que vous êtes pressés, tout à coup… GalacTech est sur le point de moissonner ce qu’il a semé pour l’Opération Cay. Vouloir à tout prix récolter des profits à ce stade serait non seulement prématuré mais criminel. Ça risquerait de tout foutre en l’air, alors que les premiers résultats sont à portée de main…
— Pas tout à fait, observa Apmad. Votre premier groupe de cinquante ouvriers ne représente qu’un faible échantillon. Il faudra encore dix ans pour amener les mille autres à être opérationnels.
Calme, elle l’était, sans doute. Mais Leo décela en elle une tension contenue dont il ne pouvait identifier la cause.
Apmad tourna les yeux vers l’homme debout à côté d’elle.
— Mettez ce jeune homme au courant, Gavin.
Avec son nez de boxeur, sa gueule chiffonnée et sa carrure de bûcheron, Gavin aurait fait merveille dans un rôle de gangster au temps de la prohibition. En fait, il s’agissait du chef comptable attitré de la vice-présidente. Il s’exprimait, de surcroît, dans un langage surprenant de précision et d’élégance.
— GalacTech a, depuis le début, compensé les pertes considérables de l’Opération Cay par les profits réalisés sur Rodeo. Mais je crois qu’il serait en effet utile de récapituler certains faits pour vous, monsieur Graf.
Gavin se gratta le nez avant de poursuivre :
— GalacTech a obtenu du gouvernement d’Orient IV un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans pour louer Rodeo. Les termes originaux de ce bail nous étaient très favorables, dans la mesure où l’on n’avait pas encore découvert, à l’époque, les ressources pétrochimiques et minérales de Rodeo. Ce fut le cas pendant les trente premières années du bail.
« Les trente années suivantes, GalacTech a énormément investi en matériel et en main-d’œuvre pour développer les ressources de Rodeo. Bien entendu, dit-il en levant un index didactique, dès que le gouvernement d’Orient IV a commencé à constater l’importance de notre production, il s’est pris à regretter les termes du bail et, en conséquence, il a cherché le moyen de s’approprier une plus grosse part du gâteau. Rodeo a été choisi pour site dans le cadre de l’Opération Cay, en raison de certains avantages légaux, mais avant tout afin que les frais d’investissements incombant au projet puissent être prélevés sur les profits de Rodeo.
« Le bail de location de Rodeo expirant d’ici quatorze ans, le gouvernement d’Orient IV commence à avoir, passez-moi l’expression, des démangeaisons de récupérer leur bien. Ils viennent de modifier leur système d’imposition ; dès la fin de cette année fiscale, ils se proposent de taxer la compagnie sur les profits bruts et non plus nets. Nous avons tenté de nous y opposer, mais en vain.
« Ainsi, à l’échéance de cette année fiscale, les pertes dues à l’Opération Cay ne pourraient plus être équilibrées par les économies fiscales. Nous serons contraints de les assumer. Les termes du nouveau bail, dans quatorze ans, risquent fort de nous être très défavorables. En fait, nous avons toutes les raisons de penser qu’Orient IV se prépare à mettre GalacTech à la porte pour reprendre les opérations sur Rodeo à son compte, en les rachetant une partie seulement de leur valeur réelle. Autrement dit, c’est une expropriation en bonne et due forme. Le blocus économique a déjà été mis en place. Il est temps de limiter les investissements et de maximiser les profits.
— En d’autres termes, renchérit Apmad, une lueur vengeresse dans le regard, nous nous efforçons de leur abandonner une coquille vide.
— Ç’a toujours été votre problème, Leo, dit Van Atta d’un ton venimeux. Vous vous noyez dans les détails et ne voyez pas le tableau dans son entier.
Leo secoua la tête, tentant de retrouver le fil perdu de son argumentation.
— Il n’empêche que la viabilité de l’Opération Cay… Il s’interrompit, saisi d’une inspiration stupéfiante, mais aussi fragile qu’une bulle de savon. Un trait de stylo… La liberté pourrait-elle être gagnée par un simple trait de stylo ? Il considéra Apmad avec intensité.
— Dites-moi, madame, que se passerait-il si l’Opération Cay n’était
— Nous la supprimerions.
Oh ! s’il ne se retenait pas, il en aurait des choses à raconter… Enfoncé à jamais, Brucie-baby ! Rien que d’y penser, il brûlait d’envie de le faire sur-le-champ. Il jugea préférable de refréner son impatience. Marquant une pause, il regarda ses ongles et demanda, l’air de rien :
— Et qu’adviendrait-il des quaddies, dans ce cas ?
La vice-présidente plissa le nez comme si elle venait de mordre dans un fruit pourri. De nouveau, Leo retrouva cette même tension qu’il avait décelée plus tôt sous son calme apparent.
— De tous les problèmes, c’est celui qui serait le plus difficile à régler.
— Pour quelle raison ? Il suffirait de les laisser partir. En fait…
Leo dut se faire violence pour dissimuler son excitation croissante derrière un visage impassible.
—… la compagnie pourrait les libérer immédiatement, avant la fin de l’année fiscale. De toute façon, elle peut encore, une dernière fois, déduire des profits réalisés sur Rodeo les pertes de l’Opération. Ce sera toujours ça que le gouvernement d’Orient IV ne pourra pas empocher, conclut Leo avec un sourire engageant.
— Mais… les libérer pour qu’ils aillent où ? demanda Apmad. Vous semblez oublier, monsieur Graf, que la grande majorité d’entre eux ne sont encore que des enfants.
Leo hésita.
— Les plus vieux pourraient s’occuper des plus jeunes. Certains le font déjà… Peut-être pourrait-on les installer pendant quelques années dans un autre secteur qui absorberait à son tour les frais occasionnés par leur entretien… Ce n’est sûrement pas cela qui ruinerait GalacTech ; ils ne coûteraient pas plus cher que des employés à la retraite…
— La caisse de retraite de la compagnie est financièrement indépendante, intervint Gavin.
— C’est une obligation morale, plaida Leo. GalacTech se doit de respecter ses responsabilités… Nous les avons créés, après tout.
Le sol se dérobait sous ses pieds. Il était clair, à son expression distante, qu’Apmad ne le suivrait pas sur ce terrain.
— Une obligation morale, en effet, acquiesça-t-elle, les poings serrés. Auriez-vous oublié que le Dr Cay a fait en sorte que ces créatures soient fertiles ? Ils constituent une nouvelle espèce, vous savez :
— Une pollution génétique ? répéta Leo, essayant d’attribuer un sens rationnel à l’expression.
— Non. S’il s’avère que l’Opération Cay a été la plus grosse erreur financière de GalacTech, nous la circonscrirons comme il se doit. Les quaddies seront stérilisés et placés dans une institution où ils finiront leur vie en paix. Ce n’est certes pas une solution idéale, mais c’est en l’occurrence le meilleur compromis que nous puissions proposer.
Leo faillit en perdre la voix.
— Mais quel crime ont-ils commis pour être condamnés à la prison à vie ? Et où, si Rodeo doit être fermé, trouverez-vous ou construirez-vous un habitat orbital adéquat ? Vous qui vous souciez de votre budget… ça va vous coûter les yeux de la tête !
— L’habitat ne sera pas orbital, monsieur Graf. Il sera construit sur une planète, pour un coût largement inférieur.
L’image de Silver rampant sur le sol comme un oiseau aux ailes brisées s’imposa à l’esprit de Leo.
— Mais c’est ignoble ! Ils deviendront tous infirmes !
— L’ignominie, rétorqua Apmad, a été de les créer. Jusqu’à ce que le service du Dr Cay passe sous ma direction, à son décès, j’ignorais totalement que le service « Recherches spéciales Biologie » dissimulait des manipulations de gènes humains aussi graves. Le monde dans lequel je vis a adopté les mesures les plus draconiennes pour garantir que notre patrimoine héréditaire ne soit pas dégradé par des mutations accidentelles. Aussi ces mutations délibérément provoquées sont-elles une atteinte immonde à…
Elle s’interrompit pour reprendre son souffle, réprima de nouveau ses émotions, ne les laissant plus apparaître que dans le tambourinement nerveux de ses doigts sur le bureau.
— La solution idéale serait l’euthanasie. Je suis convaincue que ce serait la moins cruelle de toutes.
Gavin, le chef comptable, adressa un sourire incertain à sa patronne. Son expression était passée de la surprise à l’incrédulité. Apparemment, il avait du mal à la prendre au sérieux. Leo, quant à lui, n’avait décelé aucun humour dans les propos de la vice-présidente, mais Gavin crut bon d’ajouter d’un ton très pince-sans-rire :
— Ce serait beaucoup plus rentable. Si l’opération intervenait avant la fin de l’année fiscale, nous pourrions en déduire le coût sur les impôts d’Orient.
— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! s’insurgea Leo, révulsé. Ce sont des… des enfants ! Ce serait un meurtre ! Un génocide !
— Non, objecta Apmad. Ce serait abject, je vous le concède, mais ce ne serait pas considéré comme un génocide. C’est l’autre raison pour laquelle l’Opération Cay a été placée en orbite autour de Rodeo. Rodeo jouit d’un isolement physique et
— Oh, vraiment ? remarqua Bannerji qui se sentit soudain plus léger.
— Et comment la compagnie les définit-elle légalement ? demanda Leo.
— Comme des cultures postfœtales expérimentales, répondit Apmad.
— Et comment appelleriez-vous le fait de les assassiner ? Un avortement rétroactif ?
— Simple destruction. Notre seule exigence légale est que les tissus expérimentaux soient ensuite incinérés.
— Affrétez un vaisseau pour les envoyer sur le soleil, suggéra sèchement Leo. Ça vous reviendra moins cher.
Van Atta, mal à l’aise, se tourna vers Leo.
— Calmez-vous, Leo. Rien n’est encore décidé. Ces scénarios ne reposent que sur des hypothèses. Les états-majors militaires se livrent couramment à ce genre d’exercice.
— En effet, approuva la vice-présidente. Croyez que ce n’est pas de gaieté de cœur que j’envisage cette tâche, mais il me semble cependant préférable qu’elle m’ait été confiée plutôt qu’à un irresponsable inconscient des conséquences à long terme sur la société, tel que l’était le Dr Cay. Mais peut-être, monsieur Graf, souhaitez-vous vous joindre à M. Van Atta afin de nous montrer comment le projet original du Dr Cay peut être poursuivi de façon profitable pour la compagnie. Ainsi éviterions-nous certaines extrémités que je serais la première à déplorer.
Van Atta, triomphant, adressa un sourire mielleux à Leo.
— Pour revenir à notre affaire, dit-il, j’ai déjà demandé que le capitaine Bannerji soit mis à pied pour son manque de discernement et pour port d’arme illégale… Je suggère aussi que le coût de l’hospitalisation de TY-776-424-XG soit pris en charge par son service.
Bannerji se décomposa. Chalopin se raidit.
— Mais il m’apparaît de plus en plus évident, poursuivit Van Atta qui gratifia Leo d’un sourire déplaisant, qu’il est un autre sujet dont nous devons débattre…
— Subversion, lâcha Van Atta.
— Pardon ?
— Depuis quelques mois, il circule parmi les quaddies une sorte de… nervosité croissante. Et curieusement, ce changement correspond à votre arrivée, Leo.
Il plissa les yeux.
— Après ce qui vient de se passer aujourd’hui, je me demande s’il s’agit vraiment d’une coïncidence. Je crois que non, en fait. Au point que je vous soupçonne d’être à l’origine de la fugue de Tony et de Claire.
— Moi ! s’exclama Leo, outragé.
Il inclina la tête, réfléchissant.
— J’admets que Tony est venu me voir un jour pour me poser des questions plutôt étranges, mais je les ai attribuées à une simple curiosité au sujet de la mission qu’il devait accomplir. Je regrette maintenant de ne pas…
— Vous avouez donc ! triompha Van Atta. Vous avez encouragé une attitude rebelle envers l’autorité de la compagnie dans le service d’hydroponique et parmi vos propres étudiants, ignoré les directives données par notre psychologue, contaminé les employés avec votre attitude factieuse…
Leo prit conscience que le but poursuivi par Van Atta allait bien au-delà d’un simple désir de venger son ecchymose sur la tempe – il avait besoin d’un bouc émissaire. Un pauvre bouc qu’il pourrait accuser de tous les dérapages survenus dans le cadre de l’opération depuis deux mois et sacrifier sans le moindre scrupule aux dieux de la compagnie, pour en ressortir lui-même absous.
— Sûrement pas ! rugit-il, coupant Van Atta dans son élan. Si je devais engager ces gosses à se révolter, je ferais en sorte de prévenir des accidents si stupides.
D’un geste large, il indiqua l’entrepôt, puis se raidit, prêt à bondir de nouveau sur Van Atta. S’il devait être renvoyé, de toute façon, pourquoi se priver du plaisir de donner à cette ordure une correction digne de lui ?
— Messieurs…
La voix d’Apmad trancha le différend avec l’efficacité d’un seau d’eau glacée.
— Monsieur Van Atta, dois-je vous rappeler que les licenciements à l’intérieur de structures isolées telles que Rodeo sont fortement déconseillés ? GalacTech est, par contrat, obligé d’assurer le retour du licencié chez lui, mais il faut en plus compter le temps perdu à recruter un remplaçant et les frais de son voyage. Le capitaine Bannerji sera suspendu pendant deux semaines sans solde ; il recevra en outre un blâme pour avoir porté une arme non autorisée pendant ses heures de service. L’arme sera confisquée. M. Graf, quant à lui, sera sanctionné aussi, mais il reprendra aussitôt ses fonctions, puisqu’il n’y a personne pour le remplacer.
— C’est stupide ! protesta Leo. Toutes ces accusations sont des inventions pures et simples.
— Vous ne pouvez pas renvoyer Graf à l’Habitat maintenant, glapit Van Atta. Il va organiser les quaddies en syndicat dès qu’on aura le dos tourné !…
— Je ne le pense pas, répondit froidement Apmad. Je crois au contraire que M. Graf a très bien compris à quelles extrémités pourrait nous pousser l’échec de l’Opération Cay. N’est-ce pas, monsieur Graf ?
Leo frémit.
— Hmm.
Le sourire de la vice-présidente n’exprimait pas la moindre satisfaction.
— Parfait. Cette enquête est à présent terminée. Les parties désirant se plaindre ou faire appel peuvent s’adresser à la direction générale de GalacTech sur Terre.
L’ambiance dans la navette durant le voyage de retour à l’Habitat était quelque peu fraîche. Claire, accompagnée par une des infirmières de l’Habitat dont on avait écourté le congé de trois jours pour l’occasion, était recroquevillée à l’arrière, Andy dans les bras. Leo et Van Atta se tenaient aussi loin l’un de l’autre que possible dans l’espace limité du vaisseau.
Seul dans son coin, Leo s’interrogeait. Se pouvait-il qu’il fasse erreur sur le compte de Van Atta ? Cet empressement à obtenir des résultats immédiats puisait-il sa source dans une inquiétude réelle pour le sort des quaddies ? Pour leur survie ? Non. Après réflexion, sûrement pas. Le seul souci qui agitait Van Atta était son propre bien-être. Pas celui d’autrui. Et encore moins celui de simples
S’efforçant de se détendre, il regarda par le hublot. Les voyages provoquaient toujours une certaine exaltation chez lui, en dépit des innombrables déplacements à son actif. Des millions de personnes, une énorme majorité, en fait, ne quittaient jamais leur planète. Il était un des rares à avoir cette chance.
La chance aussi d’avoir son job. La chance d’avoir accompli quelque chose de positif au fil des ans.
L’imposante station de transfert de Monta avait sans doute été le couronnement de sa carrière, l’entreprise la plus importante sur laquelle il lui aurait jamais été donné de travailler. Le site, la première fois où il l’avait vu, était encore un espace vide, glacé. Il y était passé l’année précédente, en transit au retour d’Ylla, et avait eu le plaisir de voir la station en pleine expansion. Une vraie ruche. Et ce bien plus tôt que prévu.
Il y avait eu d’autres chantiers, aussi. Chaque jour, d’innombrables accidents avaient été évités grâce à lui et aux gens qu’il avait formés. Comme, par exemple, à la grande usine orbitale Beni Ra, où le travail acharné d’une seule semaine – la détection rapide de minifailles dans les canalisations du liquide de refroidissement du réacteur – avait sauvé la vie de quelque trois mille individus. Sans que personne le sache. Les désastres qui ne surviennent pas ne font jamais la une des journaux. Mais lui le savait, et les hommes et les femmes qui travaillaient avec lui le savaient aussi ; c’était suffisant.
Il regrettait à présent d’avoir frappé Bruce. Un bref instant de satisfaction ne valait certainement pas la perte de son emploi. Les dix-huit ans de points-retraite, les droits préférentiels de souscription, l’ancienneté, oui, à la rigueur. Sans famille à entretenir, il serait le seul à en profiter, de toute façon. Il pourrait en faire ce qu’il voulait, même les jeter par la fenêtre, si ça lui chantait. En revanche, s’il était renvoyé, qui s’occuperait du prochain Beni Ra ?
Une fois de retour à l’Habitat, il coopérerait. Il s’excuserait auprès de Bruce. Il mettrait les bouchées doubles dans ses cours, tournerait la langue sept fois dans sa bouche avant de parler et se montrerait d’une politesse irréprochable avec le Dr Yei. Il irait même jusqu’à suivre ses conseils.
Toute autre attitude était bien trop risquée. Il y avait un millier de gosses, là-haut. Personne n’avait le droit de prendre la responsabilité de mettre toutes ces vies en danger sur un coup de tête. Ce serait criminel. Et où cela mènerait-il ? Nul ne pouvait prévoir les conséquences.
Ils accostèrent le quai de l’Habitat. Van Atta poussa Claire, Andy et l’infirmière devant lui pour franchir l’écoutille, alors que Leo détachait son harnais. La voix de Van Atta parvint jusqu’à lui.
— Oh, non !… Andy va à la crèche avec l’infirmière. Tu retournes dans ton dortoir, toi. Emmener ton gosse en gravispace était vraiment irresponsable. Tu es incapable de t’occuper de lui. Je peux t’assurer que tu n’es pas près de figurer de nouveau sur la liste de reproduction…
Les pleurs de Claire étaient à peine audibles.
Leo ferma les yeux.
— Mon Dieu, soupira-t-il. Pourquoi moi ?
7
— Leo !
Silver, accrochée d’une main, frappait doucement avec les trois autres à la porte de la cabine.
— Leo, vite ! Réveillez-vous !
Elle pressa sa joue contre le plastique froid pour appeler, frustrée de ne pouvoir crier de toutes ses forces. Mais il n’était pas question d’attirer l’attention d’autres gravs.
La porte s’ouvrit enfin. Il était en T-shirt rouge et en short, pieds nus. Son sac de couchage, contre le mur du fond, était ouvert comme un cocon vide, et ses cheveux sable ébouriffés.
— Mais qu’est-ce que…
Ses yeux cernés, enfoncés par la fatigue dans son visage chiffonné, retrouvèrent aussitôt leur vivacité.
— Silver ?
— Venez vite ! Vite ! dit-elle à voix basse en lui prenant la main. C’est Claire. Elle a essayé de sortir par un sas. J’ai bloqué les commandes. Elle ne peut pas ouvrir la porte extérieure, mais comme je ne peux non plus ouvrir celle de l’intérieur, elle est enfermée là-dedans. Notre surveillante sera bientôt de retour, et alors je ne sais pas ce qu’ils nous feront…
— Nom de Dieu…
Elle commençait déjà à l’entraîner dans le corridor quand il revint dans sa cabine pour attraper sa ceinture à outils.
— Vas-y, je te suis.
Ils foncèrent à travers le dédale de l’Habitat, adressant des sourires figés aux quaddies et aux gravs qu’ils croisaient sur leur chemin. Enfin, la porte désormais familière d’Hydroponique D se referma derrière eux.
— Comment ça s’est passé ? demanda Leo alors qu’ils circulaient entre les végétubes jusqu’à l’extrémité de la serre.
— Avant-hier, quand vous êtes rentrés de Rodeo, ils n’ont pas voulu me laisser voir Claire, alors que nous étions à l’infirmerie. Et hier, ils nous ont mises au travail dans des équipes différentes. C’est sans doute exprès. Alors aujourd’hui, j’ai demandé à Teddie de permuter avec moi.
Sa voix tremblante trahissait son désarroi.
— Claire m’a dit qu’on ne la laisse même pas entrer dans la crèche pour voir Andy pendant ses heures de repos. À un moment, je suis allée chercher de l’engrais pour les tubes dont on s’occupait toutes les deux ; quand je suis revenue, le système de verrouillage du sas commençait tout juste à se mettre en place.
Le sas au fond de la serre était rarement utilisé, dans l’attente de devenir un simple passage vers une autre serre. Silver colla son visage près de la lucarne. À son grand soulagement, elle constata que Claire se trouvait toujours à l’intérieur.
Mais elle se jetait d’une porte contre l’autre, comme une panthère encagée, les joues barbouillées de larmes, les mains écorchées. Le sas étant insonorisé, Silver ne savait si elle hurlait ou si elle suffoquait par manque d’air.
Leo, après avoir jeté un coup d’œil à son tour, se pencha aussitôt sur le système de fermeture.
— Tu l’as bien bloqué, on dirait, dit-il en attrapant ses outils.
— Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Il fallait que je fasse vite. Quand on le bloque comme ça, l’alarme ne sonne pas au Système central.
Les mains de Leo hésitèrent.
— Si je comprends bien, tu n’as pas vraiment fait n’importe quoi…
— N’importe quoi ? Avec les commandes d’un sas ?
Elle le considéra avec un étonnement indigné.
— Pour qui me prenez-vous ? J’ai passé l’âge de raison !
— Tout à fait.
Un sourire amusé détendit ses traits.
— Mes excuses, Silver. Donc, le problème, en définitive, n’est pas d’ouvrir la porte, mais de le faire sans déclencher l’alarme.
— Exactement, confirma-t-elle en se penchant par-dessus son épaule.
Leo étudia avec attention le mécanisme. La porte résonnait des coups sourds dont la martelait Claire de l’autre côté.
— Tu es sûre que Claire n’a pas besoin de… de quelqu’un ?
— La seule personne vers qui on nous dirigerait serait le Dr Yei, rétorqua Silver.
— Ah !… Oui, bien sûr.
Il sectionna deux petits fils qu’il raccorda différemment puis, après une dernière hésitation, pressa un bouton à l’intérieur du mécanisme.
La porte intérieure s’ouvrit en glissant et Claire bascula vers eux.
—… Laissez-moi partir, supplia-t-elle d’une voix rauque. Pourquoi êtes-vous venus me rechercher ? Je ne peux plus supporter tout ça…
Elle se roula en boule, la tête entre les bras.
Silver se précipita pour l’étreindre.
— Ô Claire !… Ne fais plus jamais ça. Pense à la peine de Tony, coincé sur son lit d’hôpital, quand ils lui diront…
— Et alors ? sanglota Claire contre le T-shirt bleu de Silver. Ils ne m’autoriseront jamais plus à le revoir. Je pourrais aussi bien être morte, pour lui. Et pour Andy…
— Ne dis pas ça, intervint Leo. Pense à Andy. Qui le protégera, si tu n’es plus là ? Pas seulement aujourd’hui, mais demain, l’année prochaine…
Claire se redressa ; son visage s’empourpra quand elle lui répondit :
— Ils ne veulent pas que je le voie ! Ils m’ont mise à la porte de la crèche !
Leo lui prit les mains.
— Qui t’a jetée dehors ?
— M. Van Atta…
— D’accord, j’aurais dû m’en douter. Claire, écoute-moi bien. La seule réponse à l’attitude de Van Atta n’est pas le suicide. C’est le meurtre.
— Vraiment ? dit Silver, les yeux brillants.
Même Claire sortit de sa détresse pour affronter le regard de Leo.
— Oui, enfin… c’est une façon de parler. Mais vous ne pouvez pas laisser ce salaud vous écraser comme il le fait. Bon, nous sommes entre gens intelligents, ici, d’accord ? On trouvera un moyen de sortir de ce merdier. Tu n’es pas seule, Claire. On t’aidera. Je t’aiderai.
— Mais… vous faites partie de la compagnie… vous êtes un grav… Pourquoi voudriez-vous… ?
— GalacTech n’est pas un dieu, Claire. Il n’y a aucune raison que tu lui sacrifies ton premier enfant.
GalacTech, comme n’importe quelle compagnie, ne vise qu’à regrouper des gens et à s’organiser afin d’accomplir une tâche qui se révélerait bien trop énorme pour une personne seule. Donc, encore une fois, ce n’est pas Dieu, ce n’est même pas une personne. C’est un regroupement d’individus qui travaillent. Bruce n’est que Bruce, rien de plus, et on peut sans doute trouver un moyen de le contourner.
— Vous voulez dire… passer au-dessus de lui ? demanda Silver. Peut-être aussi de cette vice-présidente qui était là la semaine dernière ?
Leo inclina la tête.
— Non, peut-être pas d’Apmad. Mais j’ai réfléchi… Depuis trois jours, je ne pense à rien d’autre qu’au moyen de faire sauter ce système pourri. Mais il faut que vous soyez patients, pour que j’aie le temps de mettre quelque chose au point. Claire, tu pourras tenir le coup ?
Ses mains se resserrèrent sur celles de Claire.
Elle secoua la tête, doutant d’elle-même.
— C’est tellement dur…
— Il le faudra, pourtant. Écoute… je ne peux rien faire ici, à Rodeo, à cause de leur législation bien particulière. S’il s’agissait d’un gouvernement planétaire normal, je te jure que je vendrais jusqu’à ma chemise pour vous payer à chacun un billet sur la première navette en partance. Quoi qu’il en soit, GalacTech a le monopole sur les navires de saut, ici. Donc, si on voyage, c’est sur un vaisseau de la compagnie. Ce qui signifie que, pour l’instant, il faut attendre. On n’a pas le choix.
« Mais d’ici quelque temps – dans deux ou trois mois, pas plus – des quaddies quitteront Rodeo pour effectuer leur premier vrai travail. Pour ça, ils traverseront d’autres juridictions planétaires ; ils s’y installeront. Des gouvernements puissants contre lesquels même GalacTech ne pourrait pas se battre. Je suis sûr que si je choisis la bonne planète, disons la Terre, par exemple… c’est ce qu’il y aurait de mieux, et j’en suis originaire, en plus… je pourrai intenter une action en justice en vue de votre reconnaissance comme personnes à part entière devant la loi. Sans doute au prix de mon job, et d’un endettement jusqu’au cou, mais c’est tout à fait envisageable. Et ainsi, vous serez enfin affranchis de GalacTech.
— L’attente sera si longue… soupira Claire.
— Non, le temps va jouer pour nous, au contraire. Les petits grandissent un peu plus chaque jour. Quand interviendra le jugement, vous serez prêts. Vous vivrez en communauté, vous louerez vos services à droite, à gauche… Même à GalacTech, pourquoi pas ? Du moment que vous êtes des citoyens et des employés comme les autres, avec toutes les protections légales… Vous pourrez peut-être même adhérer au Syndicat de l’Espace, encore que ça crée des obligations qui… oui, enfin, je ne sais pas. Il faudra voir. En tout cas, tu dois t’accrocher, Claire. Promis ?
Silver, qui semblait avoir retenu son souffle, l’exhala dès le consentement de Claire. Elle l’entraîna vers la pharmacie fixée au mur et lui nettoya mains et visage à l’aide d’un antiseptique avant d’appliquer des pansements sur ses plaies.
— Là… c’est mieux, déjà…
Entre-temps, Leo avait remonté le système de verrouillage.
— Ça va, maintenant ? demanda-t-il en les rejoignant.
Il se tourna vers Silver.
— Elle va tenir le choc ?
Les yeux de Silver lançaient des éclairs.
— Comme nous tous, j’espère. Leo, ce n’est pas juste ! explosa-t-elle. C’est mon univers, ici, mais je commence à m’y sentir comme dans une bouteille d’oxygène surpressurisée. Tous les quaddies sont bouleversés par ce qui arrive à Claire et à Tony. Il ne s’était rien passé d’aussi grave depuis la mort de Jamie dans un affreux accident. Mais là, il ne s’agit pas d’un accident. C’est fait
— Je l’ignore, répondit sombrement Leo. Mais, en revanche, je suis sûr que la petite vie tranquille, c’est fini.
— Mais qu’allons-nous faire ? Que
— D’abord, ne pas paniquer. Et surtout ne pas désespérer.
Les portes au bout de la serre s’ouvrirent ; la voix de la surveillante retentit dans le module silencieux :
— Les filles, vous êtes là ? On vient enfin de recevoir la livraison des graines… Vous avez bien préparé le végétube, comme prévu ?
Leo sursauta, mais se tourna une dernière fois vers les deux quaddies pour leur prendre la main avec détermination.
— Ne perdez surtout pas courage. Je sais que ça ne sera pas toujours facile, pour personne, mais plus nous serons nombreux à y croire, plus nous aurons des chances de réussir. Alors gardez le moral, d’accord ? Je vous tiendrai au courant…
Le ventre de Silver se crispa, alors qu’elle observait Claire dont le visage trahissait encore la crise qu’elle venait de traverser. Claire renifla et se détourna en hâte pour faire mine d’être occupée devant un végétube, n’offrant que son dos à la surveillante. Silver soupira, soulagée. Pour l’instant, c’était gagné.
Toutefois, quelque chose de plus fort étouffa peu à peu son angoisse. Une émotion qu’elle n’avait encore jamais éprouvée.
La colère lui fit tourner la tête, mais c’était encore préférable à cette peur qui lui rongeait le ventre. Elle en ressentait presque une certaine jubilation. Une expression déterminée se peignit sur son visage qu’à son tour elle dissimula à la surveillante.
La petite serveuse du réfectoire, une quaddie d’environ treize ans, tendit son plateau à Leo avec un air morose inhabituel. Quand il la remercia d’un sourire, celui qu’il reçut en réponse fut bref et mécanique. Leo se demanda sous quelle version déformée l’aventure de Tony et de Claire était parvenue à ses oreilles. Encore que la version réelle était déjà assez pénible sans qu’il fût besoin d’en rajouter. L’Habitat tout entier semblait plongé dans une atmosphère de total désarroi.
Les problèmes des quaddies commençaient vraiment à lui peser. Après s’être écarté de ses étudiants, il dériva vers le fond du module où il fixa son plateau en face d’une personne à deux jambes. Lorsqu’il s’aperçut que le bipède n’était autre que le capitaine Durrance, il était trop tard pour battre en retraite.
L’accueil de Durrance, toutefois, n’avait rien d’hostile. De toute évidence, il ne le tenait pas, à l’instar de certains autres, pour responsable des mésaventures de Tony. Leo glissa ses pieds dans les fixations et répondit d’un bref salut au hochement de tête du capitaine avant d’avaler une gorgée de café.
Durrance semblait même d’humeur à bavarder.
— Vous allez bientôt prendre votre congé ? demanda-t-il.
— Ça ne devrait pas tarder, oui. D’ici une semaine, en fait. Il en fut surpris. Le temps filait à une vitesse…
— Comment c’est, Rodeo ?
— Sinistre, répondit Durrance en enfournant une bouchée de pudding aux légumes.
— Ah !
Leo regarda autour d’eux.
— Ti n’est pas avec vous ?
Reniflement ironique.
— Ça ne risque pas. Il est en gravispace, sur la touche. Et ce n’est pas moi qui irai le plaindre. J’ai eu droit à un blâme à cause de ce foutu têtard. Si ç’avait été son premier faux pas, il aurait peut-être évité d’être fichu à la porte, mais là, je ne crois pas qu’il y échappera. Votre Van Atta le poursuivra tant que son scalp ne sera pas accroché à la porte de son bureau.
— Ce n’est pas
Un sourire étira le coin des lèvres de Durrance.
— Van Atta. Hmm… Le bruit court qu’il n’en aurait plus pour longtemps non plus à se pavaner dans les corridors. Et comme il n’y a jamais de fumée sans feu…
— Ah oui ? dit Leo, intéressé.
— Je discutais hier avec le pilote qui amène le personnel d’Orient IV toutes les semaines. Et vous savez ce qu’il m’a dit ? Tenez-vous bien… Les Betans auraient inventé une machine qui produirait des champs de gravitation artificielle. On pourrait, paraît-il, la voir à l’ambassade betane, sur Rodeo.
— Quoi ? Mais comment…
— Ils l’ont passée en douce, c’est évident. Tant qu’ils n’auront pas fait un malheur sur le marché et récupéré leurs billes, vous pensez bien qu’ils vont le couver, leur engin. Ça fait déjà deux ans que leurs militaires le gardent sous cloche. Comme ça, ils ont une sacrée longueur d’avance sur les concurrents. GalacTech et tous les autres vont devoir galoper pour rester dans la course. En attendant, les autres projets du service de recherche de la compagnie vont devoir se serrer la ceinture pendant les deux ans à venir, vous allez voir.
— Mon Dieu…
Leo se tourna vers le fond du réfectoire, où déjeunaient une bonne trentaine de quaddies.
Durrance se gratta pensivement le menton.
— Si c’est vrai, vous vous rendez compte de l’influence que ça va avoir sur l’industrie du transport spatial ? Selon le pilote, les Betans ont amené ce foutu engin ici en deux mois – de la Colonie de Beta ! –, en boostant à 15 G. Il n’y aura plus de limites à l’accélération, maintenant, à part le prix du carburant. Ça ne touchera sans doute pas le trafic des cargos, mais ce sera en revanche la révolution dans les transports commerciaux et militaires aussi, où on ne regarde pas à la dépense pour le carburant – et ça, ça va faire bouger la politique interplanétaire… On est en plein bouleversement, croyez-moi.
Durrance finit de racler son pudding dans la poche en plastique de son plateau.
— Je commence à en avoir ma claque, des coloniaux… Avec son esprit bien conservateur, GalacTech se retrouve encore à la bourre. Ça me démange de plus en plus d’émigrer à l’autre bout du couloir. Mais ma femme a de la famille sur Terre, alors ça m’étonnerait qu’on déménage un jour…
Leo restait suspendu dans ses sangles, sonné, tandis que Durrance continuait à parler. Au bout d’un moment, faute de pouvoir le recracher, il avala le morceau de viande qu’il avait toujours dans la bouche.
— Vous vous rendez compte du sale tour que ça va jouer aux quaddies ? dit-il soudain, interrompant le monologue du capitaine.
— Oh ! pas tant que ça. Il y aura toujours autant de boulot pour eux en apesanteur.
— Ça va réduire leur marge de profits face aux travailleurs ordinaires, oui. C’étaient les gravi-congés qui faisaient monter les coûts du personnel en flèche. Si on les supprime, le choix ne s’impose plus. Cet engin… il peut créer la gravité artificielle sur une station spatiale ?
— S’ils ont pu l’installer sur un vaisseau, pourquoi pas sur une station ? Mais ce n’est pas un mouvement perpétuel, par contre. Ça pompe un maximum d’énergie, d’après le pilote. Et ça, ce n’est pas donné non plus.
— Peut-être, mais ça ne sera jamais aussi cher que… et puis de toute façon, ils trouveront très vite un moyen de réduire les coûts… Oh ! bon sang…
Pourquoi maintenant ? D’ici dix ans, voire même un an ou deux, cette invention aurait pu sauver les quaddies. Mais là, elle signait peut-être leur arrêt de mort. Leo ôta les pieds des fixations et s’élança vers les portes du réfectoire.
— Vous laissez votre plateau ici ? demanda Durrance. Je peux prendre votre dessert ?
Leo acquiesça d’un geste impatient de la main, sans même se retourner.
Le regard hostile de Van Atta ne présageait rien de bon.
— Vous avez entendu parler de cette histoire de gravité artificielle ? demanda néanmoins Leo, s’avançant dans son bureau.
Van Atta lui décocha un coup d’œil mauvais.
— D’où tirez-vous ça ?
— Ça me regarde. Alors, c’est vrai ou non ?
— Il se trouve que ça me regarde aussi. Je veux garder ça secret aussi longtemps que possible.
Donc, c’était vrai. Le dernier espoir de Leo s’envola.
— Pourquoi ? Et depuis combien de temps êtes-vous au courant ?
Les mains de Van Atta effleurèrent une pile de feuillets et de disquettes magnétisés sur son bureau.
— Trois jours.
— C’est officiel, alors ?
— Oh ! tout ce qu’il y a de plus officiel.
Il eut une moue écœurée.
— La direction de GalacTech sur Orient IV m’en a informé directement. Apmad l’a sans doute appris pendant son voyage de retour, d’où encore une de ses fameuses décisions coup-de-poing.
D’un geste vif, il repoussa les feuillets plastifiés et fronça les sourcils.
— Il n’y a plus d’illusions à se faire… Parce que vous ne connaissez pas la dernière encore. Elle est tombée pas plus tard qu’hier : la station Kline a annulé son contrat avec GalacTech. Ça devait être la première mission des quaddies. Ils ont payé les frais de résiliation sans moufter. Kline n’est pas très loin de la Colonie de Beta ; ils doivent être au courant de cette histoire de gravité artificielle depuis déjà plusieurs semaines, peut-être même des mois. Et ils ont passé un accord avec un entrepreneur betan meilleur marché que nous. Enfin, je suppose… L’Opération Cay est cuite, Leo. On n’a plus qu’à boucler nos valises et à se tirer d’ici. Le plus tôt sera le mieux. Merde… maintenant, mon nom sera associé à un fiasco. On va me coller une étiquette de perdant sur le dos.
— Comment ça, se tirer d’ici ?
— C’est la solution finale qu’a trouvée cette garce d’Apmad. Les quaddies lui donnent des boutons, vous savez. Ils sont tellement stérilisés et préservés de toute pollution, là-bas… Les grossesses en cours doivent être interrompues… c’est bête, on vient d’en lancer une quinzaine… Quelle déconfiture ! Une année de ma carrière foutue.
— Bon Dieu, Bruce, vous n’allez pas exécuter ces ordres, tout de même ?
— Je vais me gêner…
Van Atta le fixa en se mordant la lèvre. Leo, saisi d’une rage froide, sentit tous ses muscles se raidir. Van Atta haussa les épaules.
— Qu’est-ce que vous espériez, Leo ? Apmad aurait pu ordonner leur extermination. Alors ne vous plaignez pas. Ils s’en sortent bien, finalement.
— Et si… si elle avait ordonné qu’on les tue… auriez-vous obéi aussi ? demanda Leo avec un calme trompeur.
— Elle ne l’a pas fait. Allez, Leo. Je ne suis pas si inhumain que ça. Ça m’attriste, pour ces petits ouistitis. Je me donnais du mal pour les rendre rentables. Mais là, je ne peux rien de plus, sinon boucler toute l’opération le plus vite et le moins douloureusement possible – et à moindres frais. Peut-être que quelqu’un, parmi les grands chefs de la compagnie, m’en sera reconnaissant.
— Le moins douloureusement possible pour qui ?
— Pour tout le monde.
Van Atta se pencha vers Leo, plantant son regard dans le sien.
— Autrement dit, pas question qu’un vent de panique souffle dans l’Habitat. Compris ? Je veux que tout se passe comme d’habitude jusqu’à la dernière minute. Vous et les autres instructeurs continuerez à enseigner comme si de rien n’était, comme si les quaddies allaient bien partir travailler à la station Kline, et ce jusqu’à ce que les locaux d’accueil soient prêts et qu’on puisse les expédier en gravispace. On commencera sans doute par les plus petits… Les parties récupérables de l’Habitat sont censées être envoyées à la station de transfert, et on pourra réduire les frais en utilisant les quaddies pour ce dernier boulot.
— Avant de les emprisonner en gravispace.
— N’essayez pas de m’apitoyer, Leo. Ils ne sont pas à plaindre. On les installe dans les logements d’un ancien chantier de forage abandonné il y a seulement six mois quand les puits se sont asséchés.
Van Atta sourit, fier de lui.
— C’est moi qui l’ai trouvé ; j’ai visité pas mal de sites pour ça. Financièrement, c’est une affaire ; ça coûtera dix fois moins cher de le retaper que de construire du neuf.
Leo n’imaginait que trop bien le gourbi dans lequel il s’apprêtait à envoyer les quaddies.
— Et que se passera-t-il dans quatorze ans, quand Orient IV expropriera GalacTech de Rodeo ?
Exaspéré, Van Atta se passa les mains dans les cheveux.
— Que voulez-vous que j’en sache ? À ce moment-là, ce sera le problème d’Orient IV. Tout homme a ses limites, bon sang…
Un lent sourire monta aux lèvres de l’ingénieur.
— Je n’en suis pas aussi sûr que vous, Bruce. Je n’ai jamais mis les miennes à l’épreuve. Je le croyais, mais je me rends compte aujourd’hui que non. Les tests que je m’imposais n’étaient jamais assez poussés.
Ce test-ci, en revanche, se révélait d’un niveau beaucoup plus élevé. Peut-être était-ce le défi suprême du Grand Contrôleur. Leo tenta de se rappeler depuis quand il n’avait pas prié. Jamais encore il n’avait eu besoin de croire aussi fort qu’à cet instant…
Van Atta l’étudia d’un air soupçonneux.
— Vous êtes bizarre, Leo.
Il redressa les épaules, comme s’il cherchait à asseoir son autorité par une posture rigide.
— Au cas où vous n’auriez pas saisi la pleine signification de mon message, laissez-moi le reformuler de façon nette et précise. Vous ne devez parler de ce problème de gravité artificielle à personne, et surtout pas, cela va de soi, aux quaddies. De la même manière, n’évoquez en aucun cas leur installation future en gravispace. Je confierai à Yei le soin de le leur annoncer sans qu’ils bronchent. Il est temps qu’elle justifie ses appointements exorbitants. En bref, pas de fuites, pas de panique, pas de mutinerie – et s’il y en a, je saurai immédiatement d’où elles viennent. Inutile de préciser que je ne serai pas enclin à la clémence. Est-ce clair ?
Le sourire de Leo était carnassier.
— Limpide.
Il se retira à reculons, sans quitter Van Atta des yeux.
Le Dr Yei n’était d’ordinaire pas facile à trouver. Elle avait pour habitude de circuler parmi les quaddies, d’observer leur comportement, de prendre des notes, de distribuer ses conseils. Cette fois-ci, cependant, Leo n’eut pas à la chercher. Elle se trouvait tout simplement dans son bureau, assise devant sa table encombrée de papiers.
— Vous avez entendu parler de…
Son attitude abattue répondit pour elle avant même qu’il ait terminé de poser sa question.
— Oui, dit-elle d’un ton las, en relevant les yeux vers lui. Bruce vient de me demander d’organiser l’évacuation de tout le personnel. Il a ajouté qu’en sa qualité d’ingénieur il s’occuperait du démantèlement des locaux et de la récupération du matériel. Dès qu’il n’aura plus ces macaques dans les jambes, comme il dit. Pardon… ces
Leo secoua la tête, accablé.
— Vous allez le faire ?
Elle haussa les épaules.
— Que voulez-vous que je fasse d’autre ? Que je démissionne ? Ça ne changerait rien. Cette affaire ne serait pas réglée moins brutalement pour autant, au contraire.
— Je ne vois pas comment.
— Ah non ? Non, bien sûr. Vous n’avez jamais réalisé à quel point la situation légale des quaddies est précaire. Moi, si. Un seul faux pas et… c’est la chute dans le vide. Je savais qu’Apmad serait à manier avec la plus grande prudence. Mais j’ai été dépassée par les événements. Enfin… je suppose que cette histoire de gravité artificielle aurait de toute façon réduit tous nos espoirs à néant. On a de la chance, beaucoup de chance, qu’elle n’ait pas ordonné l’extermination des quaddies.
Elle marqua une pause, soupira.
— Pour comprendre, il faut savoir que, dans sa jeunesse, elle a été obligée d’avorter quatre ou cinq fois en raison de malformations du fœtus. C’était la loi sur sa planète. Elle a fini par divorcer et accepter un emploi chez GalacTech où elle a gravi les échelons. Elle est très sensible et ne supporte pas les manipulations génétiques. Je le savais… mais j’ai tout gâché quand même… Elle a le pouvoir de condamner les quaddies à mort. Vous saisissez ? Si jamais elle entend parler d’un problème quelconque, sa paranoïa prendra le dessus. Et alors…
Fermant les yeux, elle se massa les tempes et le front du bout des doigts.
— Elle peut donner des ordres… mais qui vous oblige à les exécuter ? dit Leo. Le sort des quaddies ne vous laisse pas indifférente, il me semble. Alors il faut que nous fassions quelque chose.
— Mais quoi ?
Elle ouvrit les mains.
— Quoi, Leo ? Dans le meilleur des cas, je pourrais adopter un ou deux petits et les emmener avec moi, clandestinement, à la rigueur… Mais après ? Quelle vie auraient-ils ? Ils seraient traités comme des infirmes, des mutants… Et une fois adultes ? Et puis les autres,
— Et si Apmad ordonne qu’on les tue tous… quelle excuse invoquerez-vous pour ne rien avoir tenté ?
— Oh ! allez-vous-en… gémit-elle. Vous ne comprenez rien à la complexité de la situation. Rien du tout. Que peut faire une personne seule ? J’avais une vie à moi, avant que ce job ne m’accapare totalement. J’ai donné six ans de mon existence pour ce travail. Je suis vidée – littéralement vidée. Une fois que j’aurai quitté ce trou, je ne veux plus jamais entendre prononcer le mot de quaddie devant moi. Ce ne sont pas mes enfants. Je n’ai pas eu le temps d’avoir des enfants.
Elle se frotta les yeux d’un geste rageur et renifla – des larmes ? Leo n’était pas sûr. Et il s’en moquait.
— Ils ne sont les enfants de personne. C’est le problème. Ils sont comme des… des orphelins génétiques, si on veut.
— Si vous n’avez rien de plus constructif à dire, je vous en prie, allez-vous-en, répéta-t-elle.
De la main, elle indiqua les feuillets entassés devant elle.
— J’ai du travail.
Leo sortit, tremblant de la tête aux pieds.
Il flottait dans les corridors en direction de sa cabine, se donnant le temps de se calmer. Qu’avait-il attendu de Yei, au juste ? Qu’elle le soulage de sa responsabilité ? Il avait peut-être espéré pouvoir déposer sa conscience sur son bureau, à la manière de Bruce, en la chargeant de s’en occuper… ?
Et pourtant… Pourtant… La solution était là, quelque part. Il la sentait, forme diffuse mais presque palpable, comme une crispation dans le ventre, de plus en plus intense, de plus en plus insoutenable. Il lui était déjà arrivé de régler des problèmes techniques qui se présentaient de la même façon – comme un mur infranchissable. Il ignorait d’où venaient les solutions qui finissaient par lui permettre de le franchir, ce mur. Il savait seulement qu’il ne s’agissait pas d’un processus conscient.
Dans l’immédiat, incapable de résoudre son problème, il ne pouvait non plus s’en détourner ; sans cesse, il revenait à la charge. Pour frapper, pour chercher une lézarde… comme une mouche se cognant aveuglément contre une vitre.
— Elle est là, murmura-t-il en se touchant le front. La solution est là. Je la sens… Mais je ne la
Une chose était certaine : il fallait que les quaddies quittent l’espace local de Rodeo. Cette fichue législation ne leur laissait aucun avenir ici. Comment pouvait-il les y aider ? En piratant un navire de saut ? Mais ceux destinés au personnel ne contenaient pas plus de trois cents places. Et puis de quelle manière ? Avec quoi ? Un neutraliseur ? Un revolver ? Il n’avait jamais eu que des tournevis dans les poches. De toute façon, ce n’était pas un, mais trois vaisseaux qu’il lui faudrait pirater. Si ce n’était pas quatre.
Quant à la destination… Orient IV ne voudrait sûrement pas des quaddies. Personne ne voudrait d’eux, en fait. À quoi ressemblerait leur avenir, même s’il les libérait du joug de GalacTech ? À celui de gosses abandonnés, tantôt exploités, tantôt maltraités, à jamais dépendants de l’homme. Il eut soudain l’image de Silver sous les yeux… avec son physique, il n’imaginait que trop bien à quel genre d’exploitation elle serait condamnée.
Non ! Non, il ne pouvait pas croire qu’il n’existait pas un endroit pour eux, rien que pour eux. L’univers était si grand. Ils trouveraient un coin à des années-lumière de tous les pièges de cette prétendue civilisation.
Et tout à coup, il eut LA vision. Il ne la perçut pas comme un enchaînement logique de mots, mais comme une image aveuglante. Holistique.
Un système stellaire avec une étoile de type M, G ou K, calme et régulière, diffusant une énergie prête à être captée. Autour d’elle, un gaz jovien avec un anneau de glace et de méthane pour l’eau, l’oxygène, l’azote, l’hydrogène. Et, surtout… une ceinture d’astéroïdes.
Et tout aussi essentiel : pas de planète semblable à la Terre en orbite dans le secteur. Pas question d’attirer la concurrence. Pas de couloir d’importance stratégique pour d’éventuels conquistadors non plus. L’humanité, obsédée par sa quête de nouveaux mondes, avait traversé des centaines de systèmes de ce type. Les cartes en étaient constellées.
Une société de quaddies, régie par des quaddies, pour les quaddies. Il les imaginait, enfouis dans les rochers pour se protéger des radiations et préserver leur air, rare et précieux. Bondissant de rocher en rocher pour forer et puiser. Pour construire. Avec des minéraux partout, plus qu’ils n’en pourraient jamais utiliser. Et de grandes fermes hydroponiques pour Silver. Un nouveau monde à bâtir.
— Mais en fait… murmura Leo, c’est un problème d’ingénierie, ni plus ni moins !
Il restait suspendu dans l’air, extatique. Par chance, le corridor était désert. On aurait pu le croire frappé d’un brusque accès de folie. Ou drogué.
La solution avait été là depuis le départ, toutes les pièces du puzzle étalées autour de lui, invisibles jusqu’à ce qu’il modifie suffisamment sa façon de penser pour les voir. Un sourire béat éclaira son visage. Il s’abandonna sans retenue à son extase. Les possibilités humaines étaient illimitées. La clé ? Tout donner. Ne rien garder.
— Je suis un quaddie, dit-il, émerveillé.
Il baissa les yeux sur ses mains, serra les poings, écarta les doigts.
— Un quaddie avec des jambes, c’est tout.
Il ne reviendrait plus.
Quant à la structure de base… il y flottait en ce moment même. Elle avait simplement besoin d’être relocalisée. Ses pensées rebondissaient de rapports en déductions, d’hypothèses en certitudes, si vite qu’il n’avait pas le temps de s’arrêter pour les analyser. Plus besoin de pirater un vaisseau. Il
Et cette énergie était là, à portée de main, dans l’orbite de Rodeo, gaspillée à chaque instant pour véhiculer de simples cargaisons de produits pétrochimiques. Quelle était la masse d’une telle cargaison comparée à celle de l’Habitat ? Il n’en avait aucune idée, mais il pourrait le découvrir.
Les cargos-thrusters pourraient contenir l’Habitat, il suffirait pour cela qu’il soit reconçu à cette fin, et tout ce que les thrusters pouvaient contenir, n’importe lequel des monstrueux superjumpers le pouvait aussi. Oui, tout était là. Tout. Il n’y avait qu’à se servir…
8
Il lui fallut patienter une heure avant de pouvoir enfin rencontrer Silver sans témoins, dans le recoin d’un corridor menant au gymnase.
— Y a-t-il un endroit où nous pourrions parler en privé ? demanda-t-il.
D’instinct, elle promena un regard méfiant autour d’eux.
— C’est vraiment important ?
— Vital. Il s’agit d’une question de vie ou de mort pour tous les quaddies.
— D’accord… Attendez une minute ou deux, alors, et suivez-moi.
Il resta derrière elle à distance respectueuse tandis qu’ils remontaient les corridors de l’Habitat, ne quittant pas des yeux ses cheveux brillants et son T-shirt bleu. Soudain, il la perdit de vue.
— Silver… ?
— Chhht ! fit-elle, tout près de lui.
Un panneau du mur s’ouvrit sans bruit et, d’une main, elle l’attrapa pour le tirer à l’intérieur d’un coup sec, comme un poisson ferré au bout de l’hameçon.
Ils furent dans le noir l’espace d’un instant, puis des portes hermétiques s’écartèrent pour révéler une petite pièce étrangement conçue.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Leo.
— Le club. En tout cas, c’est comme ça qu’on l’appelle. Tony et Pramod ont bâti les murs extérieurs. Siggy s’est occupé de l’électricité, d’autres de l’insonorisation, et on a construit les portes hermétiques avec des pièces détachées.
— Vous avez pu les prendre sans que personne le remarque ?
Son sourire n’avait rien d’innocent.
— Ce sont aussi les quaddies qui se chargent de la tenue du stock. Alors les pièces ont tout simplement disparu de l’inventaire. Nous étions plusieurs à travailler ici… on vient de terminer le club il y a environ deux mois. J’étais sûre que le Dr Yei et M. Van Atta découvriraient son existence, quand ils m’ont interrogée, mais ils ne m’ont jamais posé la question qui m’aurait obligée de le révéler. Maintenant, les seuls films qui nous restent sont ceux qui étaient ici, et Darla n’a pas encore réparé le système vid, dit-elle en montrant l’appareil fixé au mur.
Leo observa la pièce confortablement aménagée, avec son éclairage doux, son placard rempli de petits sachets de graines de soja, de raisins secs, de cacahuètes… Il étudia surtout l’exécution du travail. Soignée. Très soignée.
— C’était ton idée, ce club ?
— Un peu, oui. Mais je n’aurais jamais pu m’en sortir seule. Notre règlement interdit strictement l’entrée de ce club aux gravs, ajouta-t-elle non sans une certaine brusquerie. Alors j’espère que ce que vous avez à me dire est aussi important que vous le prétendez.
— Silver… c’est précisément ton approche particulière des règlements qui te distingue des autres quaddies. J’ai besoin de toi… de ton courage, et de toutes les autres qualités que le Dr Yei jugerait sans aucun doute antisociales. J’ai une tâche que moi non plus je ne peux accomplir seul… Que diriez-vous, vous les quaddies, d’avoir votre propre ceinture d’astéroïdes ?
— Hein ? fit-elle, les yeux ronds.
— Brucie-baby ne veut pas que ça s’ébruite, bien entendu, mais il vient de recevoir l’ordre de liquider l’Opération Cay. Avec toutes les conséquences sinistres que ça implique.
Il lui parla de la gravité artificielle, lui confia tout ce qu’il savait, y compris les projets de Van Atta pour se débarrasser des quaddies. Avec une passion croissante, il lui décrivit sa vision : leur évasion… Il n’eut pas besoin de répéter.
— Combien de temps nous reste-t-il ? demanda-t-elle d’une voix blanche, quand il eut terminé.
— Pas beaucoup. Quelques semaines, tout au plus. Il me reste six jours avant qu’on m’envoie de force prendre mon gravi-congé sur Rodeo. Je dois trouver un moyen de l’éviter ; j’ai trop peur de ne pas pouvoir revenir, si j’y vais. Nous… enfin, vous, les quaddies, devez prendre une décision tout de suite. Ce n’est pas à moi de le faire pour vous. Je ne peux que vous aider pour l’organisation. Si vous ne pouvez pas vous sauver vous-mêmes, vous êtes perdus.
Elle exhala le souffle qu’elle semblait retenir depuis plusieurs minutes.
— Je pensais bien que… Tony et Claire ne s’y prenaient pas comme il fallait. Tony voulait trouver un job, mais il n’avait même pas pris de scaphandre pressurisé avec lui. Vous vous rendez compte ?… Je ne voulais pas répéter les mêmes erreurs. Nous ne sommes pas faits pour voyager seuls, Leo. C’est peut-être quelque chose qui a été inscrit dans nos gènes. On a besoin de rester tous ensemble.
— Pourras-tu mettre les autres au courant ? Dans le plus grand secret, bien entendu. Il faut que tu comprennes bien une chose, Silver… Il suffit qu’un quaddie panique ou essaie d’être bien vu en allant tout répéter à un grav, et votre sort sera encore plus vite réglé. Il s’agit d’un vrai complot, pas d’un jeu. En ce qui me concerne, je sacrifie mon job et j’encours d’éventuelles poursuites légales, mais vous risquez beaucoup plus.
Silver hocha la tête.
— Certains devront être informés en dernier, c’est sûr… Mais nous sommes assez nombreux à être dignes de confiance. Nous avons appris à nous taire et à garder les choses pour nous.
Leo acquiesça, quelque peu rassuré.
— Leo…
Ses yeux bleus plongèrent dans ceux de l’ingénieur.
— Comment va-t-on se débarrasser des gravs ?
— On ne pourra pas tous les mettre dans une navette pour Rodeo, c’est sûr. J’avais pensé qu’on pourrait les rassembler dans un module avec une provision d’oxygène, les séparer de l’Habitat et utiliser un des cargos-thrusters pour les lancer sur orbite vers la station de transfert. À partir de là, le problème retombe sur les bras de GalacTech. Avec un peu d’espoir, ça sèmerait par la même occasion un vent de folie à la station, ce qui nous donnerait davantage de temps.
— Et comment envisagez-vous de les pousser tous dans le module ?
Leo toussota.
— Eh bien… là, c’est le point de non-retour. Il y a des armes un peu partout, ici. Sauf qu’on les appelle des outils. Un soudeur laser, quand on ôte le cran de sécurité, est aussi efficace qu’un fusil. Il y en a presque une trentaine en tout dans les ateliers. Quand tu en pointeras un sur les gravs, crois-moi, ils fileront doux.
— Et sinon ?
— Sinon tu tires. Ou bien tu choisis de ne pas le faire, et tu seras conduite en gravispace où tu connaîtras une lente agonie. Mais attention, si tu fais ce choix, ce ne sera pas pour toi toute seule. Tu auras tous les quaddies derrière toi.
Silver secoua la tête en soupirant.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, Leo. Et si quelqu’un paniquait et se servait pour de bon de son arme ? Le grav serait horriblement brûlé !
— Oui…
Son visage se révulsa à cette idée.
— Je ne pourrais jamais tuer ou même blesser quelqu’un comme Maman Nilla. Je préférerais plutôt aller mourir en gravispace !
Maman Nilla était l’une des nourrices de la crèche. La plus aimée, sans doute. Leo se rappelait vaguement une femme corpulente ; il avait en fait très peu l’occasion de la voir, dans la mesure où elle ne s’occupait que des plus jeunes.
— Je pensais davantage à Bruce, avoua-t-il.
— Je ne suis même pas certaine que je pourrais faire une chose pareille à M. Van Atta. Avez-vous déjà vu une brûlure au premier degré, Leo ?
— Oui.
— Moi aussi. Non, franchement, ajouta-t-elle après un bref silence, ce n’est pas un bon scénario. On n’arrivera jamais à bluffer. Il suffirait que Maman Nilla ordonne à Siggy ou à un autre de donner son arme, de sa voix autoritaire, pour qu’il obéisse sans hésitation.
Leo serra les poings, exaspéré.
— Mais il faut pourtant qu’on vire les gravs de l’Habitat, sinon ils reprendront le contrôle de la situation, et ce sera encore pire pour vous.
— D’accord, d’accord !… Nous devons les virer. Bon. Mais pas de cette façon.
Elle réfléchit quelques secondes, puis l’observa avec curiosité.
— Vous pourriez vraiment tuer Maman Nilla, vous ? Et croyez-vous que… disons Pramod pourrait vous tuer ?
Il soupira.
— Sans doute que non. Pas de sang-froid. Même les soldats au cœur du combat doivent être mis dans un certain état d’esprit pour tuer des étrangers.
Silver parut soulagée.
— Donc, quelle autre solution avons-nous ? En admettant qu’on puisse se rendre maîtres de l’Habitat…
— La reconfiguration de l’Habitat avec les outils et le matériel déjà sur place – en évitant tout gaspillage. Il faudra s’attendre que GalacTech tente de reprendre son bien et donc être prêts à le défendre. Les faisceaux à densité de haute énergie pourront se révéler des armes très dissuasives pour les navettes qui essaieraient d’accoster – si toutefois quelqu’un a le courage de s’en servir, ajouta-t-il avec une ironie agacée. La compagnie n’a pas de vaisseaux de guerre dans son arsenal, encore heureux. Une vraie force militaire ne ferait qu’une bouchée de cette mutinerie, tu t’en doutes…
Son imagination lui fournit les détails et il frémit à cette idée.
— Notre seule défense sera d’être partis avant que GalacTech ne rapplique. Ce qui signifie qu’il nous faudra aussi un pilote de saut.
Il pointa son index sur elle.
— Et c’est là que tu interviens, Silver. Je connais un pilote qui va passer bientôt par la station de transfert ; il serait… peut-être plus facile à kidnapper qu’un autre. Surtout si tu utilises ton pouvoir de persuasion…
— Ti ?
— Ti, confirma-t-il.
Elle eut une moue dubitative.
— Peut-être…
Leo dut combattre une nouvelle sensation de malaise, plus forte encore. Pourtant, la relation de Ti et de Silver avait débuté avant son arrivée ; ce n’était pas comme s’il jouait les entremetteurs… Il saisit vite la vraie raison de ce trouble – ce qu’il souhaitait, en fait, c’était l’éloigner le plus possible du pilote.
— La troisième chose à faire en priorité, dit-il en revenant aux choses sérieuses, c’est de nous emparer d’un superjumper. Si on attend que l’Habitat soit en place devant le couloir, GalacTech aura eu le temps de trouver un moyen de protéger sa flotte. Comme, par exemple, d’expédier tous ses vaisseaux du côté d’Orient IV et de nous faire un pied de nez en attendant qu’on soit forcés de se rendre. Ce qui implique…
La perspective de l’étape suivante lui procurait une certaine angoisse.
—… que nous devrons envoyer un bataillon jusqu’au couloir pour détourner un jumper. Et je ne pourrai pas en faire partie. Ma présence ici est nécessaire pour assurer la défense et m’occuper de l’Habitat… Les quaddies devront se débrouiller seuls. Oui, enfin, il faut voir…
Sa voix s’éteignit.
— Ce n’est peut-être pas une si bonne idée non plus, en fin de compte…
— Envoyez Ti avec eux, suggéra-t-elle. Il en sait plus sur les cargos-jumpers que n’importe lequel d’entre nous.
Leo reprit espoir. S’il devait mettre en balance les chances de succès et les risques d’échec dans cette histoire, autant renoncer tout de suite. Il fallait croire. Croire en Ti. Croire en sa bonne étoile.
— Ce qui signifie que notre objectif numéro un est d’amener Ti à embrasser notre cause, réfléchit-il à haute voix. Dès l’instant où il aura déserté son poste, on avancera en terrain découvert. Et ce sera la course contre la montre. Autrement dit, on n’a pas une minute à perdre pour organiser le déménagement de l’Habitat. Et… Oh !… Oui, bien sûr…
Il eut un sourire lumineux.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Silver.
— Je viens d’avoir une idée géniale pour nous donner une bonne longueur d’avance…
Leo programma son entrée avec minutie, patientant jusqu’à ce que Van Atta se fût claquemuré dans son bureau depuis près de deux heures. Le directeur ne tarderait pas à atteindre le degré optimum d’exaspération inhérent à tout problème ardu, en l’occurrence le démantèlement de l’Habitat. Leo n’avait aucun mal à imaginer le casse-tête auquel il devait se heurter pour établir son planning : enfermé dans sa cabine, il avait travaillé pendant huit heures comme un forcené sur sa console, après avoir pris soin de rendre son programme inaccessible aux fouineurs de tout poil.
Van Atta, qui venait de lancer une impression, le regarda entrer avec méfiance. Sur le vid de son ordinateur scintillaient les configurations colorées de l’Habitat.
— Que se passe-t-il encore, Leo ? Je suis occupé.
Leo dissimula toute animosité derrière un sourire affable.
— J’avais pensé, Bruce… J’aimerais me porter volontaire pour participer au démantèlement de l’Habitat.
— Et pourquoi ?
Inutile de jouer les bons Samaritains. Van Atta n’y croirait pas une minute. Leo avait sa réponse toute prête.
— Parce que, même s’il m’en coûte de l’admettre, vous aviez raison, une fois de plus. J’ai réfléchi à ce que cette mission m’aura rapporté, au bout du compte. Y compris le voyage, j’aurai donné quatre mois de ma vie – même plus, une fois que tout sera fini – pour ne récolter que des blâmes sur mon carnet de notes…
— Vous l’avez cherché.
Van Atta se massa la tempe, à l’endroit où l’ecchymose commençait à verdir.
— J’ai un peu perdu les pédales, c’est vrai, avoua Leo. Mais je pense être retombé sur mes pieds, maintenant.
— Un peu tard, ironisa Van Atta.
— Donnez-moi une chance, Bruce. J’ai vraiment besoin de me racheter, de faire quelque chose qui inciterait la direction à passer l’éponge. J’ai des idées qui permettraient de récupérer un maximum de matériel, et de réduire les coûts. Ça vous débarrasserait de tout le travail manuel et vous pourriez agir plus librement sur le plan administratif.
— Hmm…
De toute évidence, Van Atta commençait à mordre à l’hameçon. La perspective d’un retour à la tranquillité était un appât de choix. Il étudia Leo à travers la fente de ses yeux.
— Très bien… allez-y. Je vous donne mes notes. Ah !… veillez à me montrer tous vos plans et rapports. Je les ferai suivre moi-même.
— Entendu.
Leo ramassa les feuillets plastifiés et les disquettes encombrant le bureau.
— J’aurais besoin de plusieurs autres choses, ajouta Leo d’un ton humble. Avoir le plus de quaddies possible sous mes ordres ; ils pourraient venir en dehors de leurs activités habituelles. Ces gosses vont apprendre à travailler comme jamais auparavant. Comptez sur moi pour les secouer. C’est faisable ?
— Parce que vous voulez mettre la main à la pâte, en plus ?
La satisfaction de Van Atta céda aussitôt le pas à la méfiance.
— Et comment comptez-vous garder le secret sur cette histoire ?
— Je peux présenter les premières opérations du planning comme des exercices d’entraînement. Nous gagnerons une semaine ou deux. Mais de toute façon, il va bien falloir les mettre au courant, un de ces jours.
— Le plus tard possible. N’oubliez pas que s’il souffle le moindre vent de rébellion parmi les quaddies, je vous tiendrai pour unique responsable. Compris ?
— Tout à fait. Oh ! à propos… j’aurais besoin aussi que mon gravi-congé soit repoussé à plus tard.
— La direction générale n’aime pas ça.
— Comme vous voulez, mais si je m’en vais…
— Mmmh…
Van Atta agita la main, s’installant déjà dans le confort d’une routine libérée de tout stress.
— C’est bon. Je m’en occupe.
Leo cacha son sentiment de triomphe derrière un sourire innocent.
— Vous vous souviendrez de tout ça, Bruce, quand tout sera terminé, n’est-ce pas ?
— Je vous garantis, Leo, que je me souviendrai de tout, dans les moindres détails.
Leo se retira en marmonnant sa reconnaissance.
Silver passa la tête dans la cabine personnelle de la surveillante.
— Maman Nilla ?
— Chhht…
La nourrice posa un doigt sur ses lèvres et, d’un mouvement de tête, désigna Andy endormi dans un petit sac de couchage contre le mur.
— Pour l’amour du ciel, ne le réveille pas, chuchota-t-elle. Il a tant de mal à s’endormir, en ce moment… J’ai l’impression que les remèdes ne lui conviennent pas. Si seulement le Dr Minchenko pouvait revenir… Viens, on va parler dans le corridor, c’est mieux.
Prête à se coucher, Maman Nilla avait troqué sa combinaison de travail rose pour un large pyjama à fleurs flottant sur ses formes rebondies. Silver eut envie de se serrer contre cette poitrine ample, comme elle l’avait fait plus jeune, chaque fois qu’elle avait eu besoin de réconfort.
— Comment va Andy ? demanda-t-elle.
— Pas très bien. J’espère régler ce problème de remèdes au plus vite. Et puis… je ne sais pas si on peut vraiment parler de dépression, pour un bébé, mais il est beaucoup moins attentif à ce qui l’entoure, et il pleure beaucoup. Mais ne dis pas ça à Claire, surtout. Elle a assez de soucis comme ça, la pauvre petite. Dis-lui qu’il va bien.
Silver acquiesça.
— Je comprends.
Maman Nilla secoua la tête.
— J’ai écrit une lettre pour protester, mais ma supérieure m’a empêchée de l’envoyer. Le moment est mal choisi, selon elle. Tu penses… je crois plutôt que Van Atta lui a fait peur. Si je pouvais… Hmm, bon… En attendant, je suis épuisée. J’en ai assez de faire des heures supplémentaires… J’ai demandé qu’on me donne une assistante de plus, pour la crèche. Quand ils verront que ça leur coûte cher, leur stupide obstination, ils reviendront peut-être sur leur décision… Dis-le à Claire, ça lui remontera le moral, j’espère.
— Oui, elle en a besoin.
— Ça me rend malade, cette histoire… Pourquoi ces gosses ont-ils voulu se sauver, d’abord ? Je voudrais bien avoir Tony devant moi pour lui passer un bon savon. Quant à cet assassin de garde, je…
Elle haussa les épaules en soupirant.
— Enfin… C’est fait, maintenant…
— Maman Nilla, as-tu eu d’autres nouvelles de Tony que je pourrais transmettre à Claire ?
— Ah ! Oui.
Elle regarda de part et d’autre du corridor pour être sûre qu’il n’y avait pas de témoins.
— Le Dr Minchenko m’a appelée hier soir sur mon canal personnel. Il m’a assuré que Tony était définitivement hors de danger. L’infection est enrayée. Mais il est encore très faible. Minchenko a l’intention de le ramener avec lui à l’Habitat dès la fin de son congé. D’après lui, Tony devrait se remettre bien plus vite ici. Au moins, c’est une vraie bonne nouvelle pour Claire.
Silver, s’aidant des doigts de ses mains inférieures à l’insu de Maman Nilla, fit un rapide calcul, puis sourit, soulagée. Leo serait heureux d’apprendre que ce gros problème était résolu. Tony serait avec eux pour le grand voyage. Son retour sonnerait peut-être même le signal du départ, qui sait ?
— Merci, Maman Nilla. Oui, c’est une excellente nouvelle…
Une soixantaine de quaddies voltigeaient autour de Leo dans la classe. Ses étudiants habituels, mais également de jeunes membres des équipes des cargos-pousseurs, ainsi que certains quaddies de la première génération que Silver avait pu contacter en secret. La tension ambiante était presque palpable. Le téléphone arabe avait, semblait-il, fonctionné, mais Dieu sait quelle déformation avaient subie les nouvelles, se demanda Leo. Il était temps de rétablir la vérité.
Le dernier quaddie entra dans la salle ; Silver adressa à Leo un large sourire, ses quatre pouces levés. Les portes se refermèrent, la dissimulant aux yeux de Leo tandis qu’elle s’installait dans le corridor pour faire le guet.
Leo prit place au centre du module. Il y eut encore quelques chuchotements, des coups de coude, des rires étouffés, puis tous se turent. L’attention qui se focalisa sur lui était presque oppressante.
Il jeta un coup d’œil vers les portes fermées, puis, après avoir inspiré de l’air, commença à parler :
— Ainsi que certains de vous l’ont déjà entendu dire, une lointaine planète a mis au point un procédé permettant de créer des champs de gravitation artificielle. Cette nouvelle technologie se fonde, semble-t-il, sur une variation des équations Necklin, ces formules mathématiques à la base de la technique utilisée pour franchir ces plis de l’espace-temps que nous nommons des couloirs. Je n’en détiens pas encore les caractéristiques mais ce procédé semble déjà prêt à être lancé sur le marché. Sur le plan théorique, le concept n’est pas nouveau, mais, en ce qui me concerne, je n’aurais jamais cru en voir la réalisation concrète au cours de ma vie. Et, de toute évidence, c’était également le cas de ceux qui vous ont créés, vous les quaddies.
« Il y a une sorte d’étrange symétrie, dans tout cela. Les progrès fulgurants en bio-ingénierie génétique qui vous ont permis d’être ici aujourd’hui relèvent du perfectionnement d’une invention de la Colonie de Beta, le réplicateur utérin. À présent, à peine une génération plus tard, la technologie qui vous rend périmés provient de la même source. Parce que c’est bien ce que vous êtes devenus, avant même d’avoir pu prouver votre utilité – techniquement périmés. Du moins du point de vue de GalacTech.
Leo marqua une pause, observant leurs réactions.
— Quand une machine est périmée, reprit-il, nous la remplaçons. Quand la formation d’un homme n’est plus d’actualité, nous le renvoyons à l’école. Mais votre obsolescence est inhérente à votre existence même. C’est une erreur cruelle, ou… ou… Ou une chance unique pour vous de devenir un peuple libre.
« Non, ne prenez pas de notes, dit-il, alors que certains se penchaient pour faire courir leur stylo optique sur leur portable. Il ne s’agit pas d’un cours, mais de la vraie vie.
Pramod, dans les premiers rangs, releva ses yeux noirs et troublés vers lui.
— Leo ? Le bruit court que la compagnie a l’intention de nous emmener tous en gravispace pour nous tuer. Comme ils ont voulu le faire pour Tony.
— Non. Ils n’ont pas envisagé ce scénario. Ils veulent vous expédier en gravispace, c’est vrai, mais pour vous mettre dans une sorte de prison. Un camp… Un génocide déguisé, en fait, pour ménager les bonnes consciences. (Il se tut, puis dressa un tableau sinistre de ce qui les attendait.) Les administrateurs se succèdent, indifférents à votre sort, vous devenez un chiffre que l’on reporte de budget en budget. Un chiffre qui augmente, comme c’est toujours le cas. En conséquence, le personnel qui s’occupe de vous se réduit peu à peu. Le matériel se détériore avec les années. Les pannes surviennent de plus en plus souvent, la maintenance n’est assurée que de loin en loin.
« Et puis, une nuit, une panne grave se produit. Vous appelez à l’aide. Personne ne sait qui vous êtes. Personne ne sait quoi faire. Ceux qui vous ont installés là sont depuis longtemps partis. Aucun héros ne prend d’initiative ; l’héroïsme est tué dans l’œuf par les blâmes et les critiques de la compagnie. L’inspecteur chargé de l’enquête, après avoir compté les corps, découvre avec soulagement que, sur le papier, vous n’étiez en fait que du matériel. Le dossier de l’Opération Cay est refermé sans bruit. Une affaire de classée. Ça peut prendre vingt ans. Peut-être seulement dix, ou même cinq. On vous condamne simplement à mort par oubli.
Pramod porta la main à sa gorge, comme s’il respirait déjà l’atmosphère toxique de Rodeo.
— Je préférerais encore qu’on me tire dessus, murmura-t-il.
— Ou bien…
Leo éleva la voix.
—… vous pouvez prendre votre sort en main. Venez avec moi et battez-vous. Qui ne risque rien, n’a rien. Il y a très gros à gagner. Laissez-moi…
Il rassembla son courage, car seul un fou mégalomane pourrait réussir ce pari insensé…
—… laissez-moi vous parler de la Terre promise…
9
Le cargo-pousseur ralentit à l’approche de la station de transfert. Leo s’avança vers la verrière. Flûte ! Le vaisseau du personnel, qui faisait chaque semaine le voyage depuis l’Orient IV, était déjà amarré au moyeu. Ti risquait de monter à bord plus tôt pour discuter avec ses collègues. Il fallait faire vite.
Le vaisseau disparut alors qu’ils tournaient autour de la station pour rejoindre leur écoutille. Zara, la quaddie aux commandes du cargo-pousseur, une fille aux cheveux sombres et à la peau mate, vêtue du T-shirt et du short violets de son équipe, réussit avec brio sa manœuvre d’accostage. Leo avait tout lieu de croire que son excellente réputation de pilote était justifiée, et ce en dépit de son âge – à peine quinze ans.
La légère accélération, à cet endroit de la station, exerça une pression sur Leo dont la chaise rembourrée se redressa en position verticale. Zara lui sourit par-dessus son épaule, excitée par cette sensation. Silver, en revanche, sur sa couchette, paraissait nettement moins enthousiaste.
Zara s’acquitta des formalités techniques avec la tour de contrôle et coupa les moteurs. Leo soupira, soulagé que le motif de leur vol – « Chargement de matériel pour l’Habitat Cay » – n’ait pas éveillé les soupçons des contrôleurs. Même si cette requête entrait tout à fait dans le cadre de la tâche qui lui avait été confiée.
— Il faut y aller, maintenant, dit-il. On risque de rater Ti, si on traîne.
Aussitôt, Silver se hissa en position assise sur la couchette. Leo déplia le pantalon d’un ensemble de jogging qu’il avait apporté pour l’occasion et l’aida à y enfiler ses bras inférieurs.
— À présent, dit-il, les chaussures que tu as empruntées à la surveillante de l’hydroponique.
— Je les ai données à Zara pour qu’elle les cache ici.
Zara porta une main à ses lèvres.
— Oh ! flûte…
— Quoi ?
— Je les ai laissées dans la baie de chargement.
— Zara !
— Désolée…
Silver soupira et Leo sentit son souffle chaud sur son cou.
— Et si je prends les vôtres, Leo ? suggéra-t-elle.
— Je ne sais pas…
Il les ôta ; Zara aida Silver à y glisser les mains.
— Qu’est-ce que ça donne ? demanda Silver, inquiète.
Zara fronça le nez.
— Un peu grandes…
Leo se tourna pour observer leur reflet dans la verrière sombre. Ils avaient l’air ridicules, tous les deux. Il contempla ses pieds comme s’il ne les avait encore jamais vus. Ses chaussettes lui évoquèrent deux énormes vers blancs. Les pieds n’étaient finalement que d’absurdes appendices.
— On laisse tomber, pour les chaussures. Rends-les-moi, et rentre tes mains dans les jambes du pantalon.
— Et si des gens me demandent ce qui est arrivé à mes pieds ?
— Ils ont été amputés, dit Leo. Tu es partie en vacances dans l’Antarctique, et ils ont gelé.
— C’est pas sur la Terre ça, l’Antarctique ? Et s’ils me posent des questions à propos de la Terre ?
— Dans ce cas, je les remettrai à leur place parce que ce serait très inconvenant de leur part. Mais les gens sont rarement aussi indiscrets. De toute façon, on peut toujours s’en tenir à notre première version, celle du fauteuil roulant perdu avec tes bagages et qu’on est en train d’essayer de récupérer. Ça, c’est plausible.
Il lui tourna le dos et se baissa.
— Tout le monde à bord…
Silver enroula ses bras supérieurs autour de son cou et les autres sur la taille, se cramponnant à lui avec une insistance quelque peu inquiète, alors qu’elle découvrait son propre poids. De nouveau, il sentit son souffle chaud sur sa joue…
Après avoir franchi le tube flexible ils pénétrèrent dans la station. Leo se dirigea vers les ascenseurs, monta dans la première cabine vide venue et appuya sur le bouton 3 : l’étage des boxes de repos. Par malheur, l’ascenseur s’arrêta à un autre étage d’abord pour charger plusieurs personnes. Soudain, Leo eut peur. Et s’il prenait l’envie à Silver de discuter avec un des passagers ? Il aurait dû lui préciser de ne pas s’adresser aux étrangers. Toutefois, ses craintes furent de courte durée. Elle adopta d’emblée une attitude réservée qu’elle maintint tant qu’ils ne furent pas seuls. Ils eurent droit à des regards obliques, empreints de curiosité, mais Leo garda les yeux obstinément rivés sur le mur et personne ne s’avisa de rompre le silence.
La force de gravitation, à son maximum sur le bord extérieur de la station, le fît tituber quand il sortit de l’ascenseur. Bien qu’il répugnât à l’admettre, il ne pouvait ignorer les effets de trois mois passés en apesanteur. Pourtant, même avec Silver sur le dos, il n’atteignait pas le poids qu’il avait sur Terre. Il s’éloigna le plus vite possible du hall trop peuplé à son goût.
Après s’être assuré du numéro, Leo frappa à la porte du box qui s’ouvrit aussitôt.
— Oui, quoi ? lança une voix masculine.
— C’est bien lui, chuchota Silver à l’oreille de Leo qui entra dans la petite pièce.
Ti était vautré sur le lit, manipulant une visionneuse avec un air de profond ennui. Son regard irrité se posa sur Leo, puis ses yeux s’arrondirent quand il reconnut Silver. Leo, sans plus de cérémonie, fit basculer la jeune fille au bout du lit et se laissa tomber sur la seule chaise de la cabine pour reprendre haleine.
— Ti Gulik, il faut qu’on vous parle.
Ti s’était reculé dans le coin du mur, les genoux repliés sous le menton. La visionneuse, oubliée, avait roulé sur l’oreiller.
— Silver ! Mais que fais-tu là ? Et qui est ce type ? demanda-t-il, le doigt pointé vers Leo.
— C’est Leo Graf, le prof de soudure, répondit-elle en roulant sur le ventre pour se hisser sur ses bras supérieurs. C’est drôle, cette sensation…
Elle releva la tête et se tint un instant sur ses quatre mains, comme un chien, les cheveux plats ; l’état de pesanteur lui ôtait toute grâce.
— Nous avons besoin de votre aide, lieutenant Gulik, commença Leo dès qu’il eut repris son souffle.
— Qui ça,
— Les quaddies.
— Ah !
Ti se rembrunit.
— Ce que j’aimerais préciser, avant tout, c’est que je ne suis plus le lieutenant Gulik. Appelez-moi Ti Gulik tout court. Ex-pilote, aujourd’hui au chômage et destiné à le rester longtemps. Grâce aux quaddies, justement. Ou, en tout cas, grâce à
— Je leur ai dit que tu n’y étais pour rien, dit Silver. Mais ils n’ont pas voulu me croire.
— Tu aurais pu faire en sorte que je ne sois pas impliqué du tout dans cette histoire, rétorqua-t-il avec agressivité. Tu me devais bien ça…
Il aurait pu aussi bien la gifler. Silver, décomposée, eut un mouvement de recul, comme un animal blessé.
— Ça suffit, Gulik, intervint Leo. Ils l’ont droguée pour lui arracher ces aveux. Si quelqu’un est responsable, ici, ce n’est sûrement pas elle.
Ti piqua un fard, et Leo s’en voulut de n’avoir pas su tenir sa langue. Le moment était mal choisi pour prendre le pilote à rebrousse-poil ; ils avaient trop besoin de lui. De plus, ce n’était pas du tout ainsi qu’il avait imaginé la scène. Ti était censé être enchanté de cette visite inattendue de Silver et se montrer prêt à tenter n’importe quelle aventure pour l’éclat turquoise de ses yeux. Si ce crétin ne faisait pas plus cas du charme de la jeune quaddie, il ne méritait pas de l’avoir pour lui.
Les mâchoires serrées, il se concentra sur le seul sujet qui les intéressait dans l’immédiat.
— Avez-vous entendu parler de ce nouveau système de gravité artificielle ? demanda-t-il.
— Vaguement, répondit Ti, sans trop se mouiller.
— À cause de cette découverte, l’Opération Cay est arrêtée. GalacTech renonce à poursuivre toute expérimentation avec les quaddies.
— Hmm. C’était à prévoir.
Leo attendit en vain la question qui, en toute logique, aurait dû suivre. Ti n’étant pas idiot, il se montrait donc délibérément obtus.
— Ils envisagent de les expédier sur Rodeo, poursuivit Leo, et de les parquer dans d’anciens baraquements d’ouvriers.
Il répéta le scénario de la mort lente par oubli qu’il avait décrit aux quaddies une semaine plus tôt, puis observa la réaction du pilote.
Le visage de Ti était fermé, sans émotion apparente.
— Navré pour eux, dit-il enfin en évitant les yeux de Silver, mais je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire. Je quitte Rodeo dans six heures pour ne jamais plus y revenir… Ce qui me va tout à fait. C’est un vrai trou, ici…
— Un trou où on va déverser Silver et ses amis avant de refermer le couvercle sur eux. Et le seul crime qu’ils aient commis, c’est d’être techniquement périmés. Vous trouvez ça normal ?
Ti se redressa avec indignation.
— Vous voulez parler d’obsolescence technique ? Je vais vous montrer ce que c’est, moi… Regardez ça !
Ses doigts se posèrent sur les boutons argentés fixés sur son front, ses tempes et sur la canule à la base de sa nuque.
— Ces implants représentent deux ans de formation et un an sur liste d’attente pour qu’on me les pose. Ils appartiennent à un système d’une version bien particulière que la compagnie a en partie financé. Les Transports Trans-Stellaires et quelques indépendants l’utilisent aussi. Partout ailleurs, dans l’univers, les pilotes sont équipés de la version Necklin. Vous savez quelles sont mes chances d’être embauché par TTS après avoir été viré par GalacTech ? Nulles. Si je veux continuer dans le métier, il faut que je repasse sur le billard pour qu’on me change les implants. Mais sans boulot, je ne peux pas me payer ce genre d’opération. Et sans implants, je ne peux pas trouver de boulot. Il est foutu, Ti Gulik ! conclut-il en secouant la tête.
Leo se pencha, accoudé sur les cuisses.
— Ti, dit-il, je voudrais que vous pilotiez pour nous le plus gros navire de saut existant à l’heure actuelle.
Rapidement, avant que Ti ne puisse l’interrompre, il lui décrivit en détail sa vision de l’Habitat reconverti en colonie spatiale.
— On a tout ce qu’il faut. Sauf un pilote. Un pilote équipé du système d’implants GalacTech. Autrement dit… on a besoin de vous.
Ti, estomaqué, écarquilla les yeux.
— Mais… ce n’est pas seulement de la démence, c’est de l’escroquerie à grande échelle ! Vous rendez-vous compte de ce que ça va coûter à GalacTech ? Vous allez vous retrouver en cabane jusqu’au prochain millénaire !
— Je n’irai pas en prison. Je vais me perdre dans les étoiles avec les quaddies.
— Votre cellule sera capitonnée, en plus.
— Je ne commets aucun crime. Il s’agit plutôt d’une guerre, si on veut. Le crime, ce serait de tourner le dos et de fuir.
— Ah oui ? Et en vertu de quelle loi ?
— D’accord. Alors disons que ce serait un péché, si vous préférez.
— Allons bon…
Ti leva les yeux au ciel.
— Vous êtes quoi, exactement ? Le Messie ? Vous avez reçu une mission divine, c’est ça ?
— Je vous croyais amoureux de Silver. Ça ne vous ferait rien de la condamner à ce genre d’enfer ?
— Ti n’est pas amoureux de moi, intervint Silver, surprise. Où êtes-vous allé chercher cette idée, Leo ?
Ti lui adressa un regard embarrassé.
— Non, c’est vrai, acquiesça-t-il faiblement. Tu… tu l’as toujours su, hein ? On avait une sorte de… d’arrangement entre nous, rien de plus.
— Tout à fait, confirma-t-elle. Des livres et des vids pour moi, et une détente pour Ti. Les hommes gravs ont besoin du sexe pour rester en forme, vous savez, ils souffrent tant du stress physiologique…
— Qui t’a raconté des conneries pareilles ? commença Leo qui préféra laisser tomber le sujet.
Il ne devinait que trop bien.
— Donc, pour vous, Silver est un produit jetable, ni plus ni moins. Comme un Kleenex.
Ti pinça les lèvres, vexé.
— Ça va, Graf. Je ne suis pas pire qu’un autre.
— Mais je vous donne une chance d’être meilleur, justement…
— Leo… l’interrompit de nouveau Silver.
Elle était à présent étalée sur le ventre, le menton dans la paume.
— Une fois que nous aurons atteint notre ceinture d’astéroïdes… ou je ne sais quoi… que fera-t-on du superjumper ?
— Le superjumper ?
— On va détacher l’Habitat et s’y installer. Et le vaisseau ne nous servira plus à rien. On ne pourrait pas le donner à Ti ?
— Quoi ! s’exclamèrent Ti et Leo de concert.
— Eh bien oui. En paiement. Il nous dépose à destination et il garde le superjumper. Comme ça, il peut devenir pilote-propriétaire et créer sa propre entreprise de transports.
— Dans un vaisseau volé ? glapit Ti.
— Si on parvient assez loin pour que GalacTech ne vienne pas nous rechercher, il n’y a aucune raison que tu sois poursuivi, répondit-elle avec logique. Tu auras un vaisseau qui correspond à tes implants ; personne ne pourra plus te renvoyer, car tu travailleras à ton compte.
Leo n’en revenait pas. D’accord, il avait amené Silver avec lui pour convaincre Ti, mais il avait prévu d’autres arguments de sa part. Cependant, d’après l’expression ahurie de Ti, il se rendit compte qu’elle avait fait mouche. D’un discret signe de tête, il l’encouragea.
— En plus, dit-elle, si nous réussissons à partir d’ici, avec l’Habitat et tout… M. Van Atta passera pour le dernier des imbéciles.
Elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller et adressa un sourire complice à Ti dont le regard s’éclaira.
— Je vois, dit-il.
— Vos bagages sont prêts ? demanda Leo.
— Oui, ici…
Ti désigna les valises dans un coin du box.
— Mais… oh ! bon sang… si cette affaire foire, ils vont m’écarteler !
— Non, dit Leo.
Il ouvrit sa combinaison et en sortit le soudeur laser caché dans sa large poche intérieure.
— J’ai trafiqué le cran de sécurité, mais il peut projeter un faisceau très puissant qui traverserait cette pièce sans problème.
Il l’agita négligemment. Ti, les yeux arrondis, se recroquevilla d’instinct sur lui-même.
— En cas d’arrestation, vous pourrez toujours dire que vous avez été kidnappé par un ingénieur fou et son assistante, une mutante demeurée, qui vous ont forcé à coopérer sous la menace. Vous pourrez même devenir un héros, qui sait ?
La mutante demeurée, les yeux comme des étoiles, adressa un sourire éblouissant à Ti.
Le pilote se racla la gorge.
— Vous… vous ne vous serviriez pas réellement de ce truc, hein ?
— Bien sûr que non, répondit Leo sur un ton jovial en rangeant l’arme.
— Ah !
Ti eut un bref rictus. Mais ses yeux revinrent à plusieurs reprises se poser sur la bosse dans la combinaison de Leo…
Quand ils retournèrent au cargo-pousseur, ils eurent la désagréable surprise de le trouver vide. Zara avait disparu.
— Oh non ! gémit Leo.
Avait-elle voulu visiter la station ? S’était-elle perdue ? L’avait-on emmenée de force ? Une fouille rapide ne révéla aucun message sur le com, aucune note épinglée sur la porte.
Leo réfléchit à haute voix.
— Elle est pilote. De quoi aurait-elle pu avoir besoin ? On a fait le plein de carburant, toute communication avec la tour de contrôle se fait directement d’ici…
Il se rendit compte soudain qu’à aucun moment il ne lui avait expressément interdit de quitter son poste. Il était si évident qu’elle ne devait pas s’exhiber dans la station, qu’elle devait rester sur ses gardes… Mais peut-être n’était-ce pas si évident que cela pour un quaddie ?
— Je peux piloter cet engin, s’il le faut, dit Ti en se penchant sur le tableau de bord. Tout est manuel.
— Ce n’est pas le problème, répondit Leo. On ne peut pas partir sans elle. Les quaddies n’ont rien à faire ici. Si elle se fait repérer par la sécurité ou autre chose et qu’on commence à lui poser des questions…
Après un instant d’hésitation, Silver passa devant Leo, sur ses quatre mains, et franchit l’écoutille dans l’autre sens.
— Où vas-tu ? demanda Leo.
— Chercher Zara.
— Silver, reste ici ! ordonna-t-il. Il y en a déjà assez d’une dans la nature… Ti et moi nous déplacerons plus vite… et plus discrètement. On la retrouvera.
— Ça m’étonnerait, murmura-t-elle, distante.
Elle atteignit le tube flexible, regarda d’un côté et de l’autre du couloir.
— Elle ne doit pas être bien loin…
— Si elle a pris l’ascenseur, elle peut se trouver n’importe où dans la station, dit Ti.
Silver se dressa sur ses mains inférieures et plissa les yeux pour observer, dans le hall, la hauteur des boutons d’appel des ascenseurs.
— Trop haut pour un quaddie. En tout cas, pas pratique du tout. En plus, elle devait bien se douter qu’elle aurait davantage risqué de rencontrer des gravs, en allant par là. Non… à mon avis, elle a pris cette direction.
Déterminée, elle partit à quatre pattes sur sa droite. Au bout d’un moment, elle se mit à bondir comme une gazelle, d’autant plus gracieuse que la force de gravitation, à cet endroit, était très faible. Leo et Ti couraient derrière elle dans le couloir.
Un étrange grondement approchait du croisement. Silver poussa un cri et se plaqua contre le mur.
— Oups… désolée ! s’exclama Zara qui arrivait à toute vitesse, couchée sur une planche à roulettes, pagayant des quatre mains pour se propulser sur le lino du couloir.
Le freinage se révéla plus problématique que l’accélération ; Zara bascula de son skate-board qui percuta le mur.
Leo, horrifié, se précipita vers elle, mais Zara se redressait déjà, hilare.
— Regarde ça, Silver, dit-elle en retournant la planche. Des roues ! Comment résistent-elles donc à la friction ? Touche… elles ne sont même pas chaudes.
— Zara ! s’écria Leo. Pourquoi as-tu quitté ton poste, bon sang ?
— Je voulais voir à quoi ressemblaient des toilettes de gravs, mais il n’y en avait pas à ce niveau. Tout ce que j’ai trouvé, c’est un placard plein de balais et de produits de nettoyage… et ça.
Elle tapota la planche, ravie.
— Je peux démonter les roues pour voir ce qu’il y a dedans ?
— Sûrement pas ! s’écria Leo. Allez, on y va, maintenant.
Il coinça la planche sous son bras et reprit la direction de la baie. La notion de propriété privée n’était, semblait-il, pas familière aux quaddies. Sans doute était-ce dû à une vie passée dans un habitat spatial communautaire. L’esprit avait de ces contradictions vraiment risibles, se dit-il soudain. Il se préoccupait du vol d’une malheureuse planche à roulettes, alors qu’il planifiait le plus grand hold-up spatial de l’histoire de l’humanité…
Ti regimba de nouveau quand on l’informa du reste de la mission qui lui avait été assignée. Leo, par précaution, ne lui donna ces détails qu’une fois le cargo-pousseur à mi-chemin entre la station de transfert et l’Habitat.
— Parce que, en plus, c’est moi qui devrai pirater le superjumper ? se récria Ti.
— Non, le rassura Leo. Vous ne serez présent qu’en tant que conseiller. Les quaddies se chargent du reste.
— Mais ma peau dépendra de ce qu’ils sont ou non capables de…
— Dans ce cas, je vous suggère de donner de
— Nom de Dieu…
— Le problème, avec vous, Ti, soupira Leo, c’est que vous n’avez aucune expérience de l’enseignement. Sinon, vous sauriez que n’importe qui peut apprendre n’importe quoi. Si vous y réfléchissez, vous n’êtes pas né avec vos implants et la science infuse. Et pourtant, dès que vous avez piloté seul, vous avez eu la responsabilité de nombreuses vies entre les mains. Eh bien, maintenant, vous allez savoir ce qu’éprouvaient vos instructeurs, je vous le garantis.
— Et qu’éprouvaient-ils ?
Leo sourit et baissa la voix :
— Une peur épouvantable, Ti. Épouvantable…
Un second cargo-pousseur, ravitaillé en vivres et en carburant, était amarré à côté du leur quand ils accostèrent l’Habitat. Tout était prêt pour l’expédition. Leo aurait voulu prendre Ti à part afin de lui prodiguer des conseils en vue de cette mission délicate. Malheureusement, ils n’avaient pas plus l’un que l’autre l’expérience du vol à main armée, surtout à cette échelle. Et le nombre des années ne faisait en l’occurrence rien à l’affaire.
Ils traversèrent l’écoutille et découvrirent plusieurs quaddies qui les attendaient avec anxiété dans le module de débarquement.
— J’ai modifié d’autres soudeurs, Leo, annonça Pramod, son arsenal de fortune serré contre le torse. On en a un pour cinq personnes, pour l’instant.
Claire, près de son épaule, regardait les armes avec une fascination horrifiée.
— Parfait. Donne-les à Silver, dit Leo. Elle en aura la responsabilité.
De poignée en poignée, ils se dirigèrent jusqu’à l’écoutille suivante. Zara glissa dans le cargo-pousseur pour commencer ses vérifications d’usage.
Ti la suivit des yeux.
— On part tout de suite ?
— Pas une minute à perdre, répondit Leo. D’ici quatre heures, au plus, ils vont remarquer votre absence à la station de transfert.
— Oui, mais… ne devrait-on pas organiser un… un briefing, ou quelque chose ?
— Vous avez presque vingt-quatre heures pour mettre votre plan d’attaque au point. Silver dépendra de vos connaissances en ce qui concerne les superjumpers. Nous avons déjà envisagé différentes méthodes pour bénéficier de l’effet de surprise. Elle vous en parlera.
— Ah !… parce que Silver est du voyage ?
— Silver est le chef de cette expédition.
Une émotion troubla le visage de Ti.
— Je laisse tomber, dit-il enfin, consterné. J’ai encore le temps de repartir et de prendre mon vaisseau…
— Et cela, le coupa Leo, est précisément la raison pour laquelle Silver dirige cette mission. La capture du cargo-jumper entraînera le soulèvement des quaddies dans l’Habitat. Et ce soulèvement signera leur arrêt de mort. Quand les responsables de GalacTech découvriront qu’ils ne peuvent plus contrôler les quaddies, ils voudront les exterminer. Le bon déroulement de leur fuite doit être assuré avant que nous abattions nos cartes. Le vaisseau dont vous devrez vous emparer se trouve dans cette direction, dit-il en pointant l’index. Et Silver s’en souviendra. Vous n’êtes pas pire qu’un autre, ajouta-t-il avec un mince sourire.
Ti se le tint pour dit, bien que de mauvaise grâce.
Silver, Zara, Siggy, Jon, un quaddie de l’équipe des cargos-pousseurs, et Ti. Soit cinq passagers entassés dans un vaisseau prévu pour une équipe de deux et sans doute pas pour un long voyage. Leo soupira. L’équipage des superjumpers se composait d’un pilote et d’un ingénieur. Cinq contre deux. Ils avaient l’avantage du nombre, certes, mais il regrettait tout de même de ne pas pouvoir envoyer plus de quaddies afin de faire vraiment pencher la balance en leur faveur.
Ils s’engagèrent dans le tube flexible pour embarquer dans le cargo-pousseur. Silver s’arrêta pour embrasser Claire et Pramod qui les avaient accompagnés.
— On va récupérer Andy, tu verras, murmura-t-elle à Claire.
Celle-ci l’étreignit avec force.
Silver se tourna enfin vers Leo qui regardait les quaddies disparaître dans le tube.
— Ne laisse pas Ti se dégonfler, d’accord ? dit-il. Il faut réussir, vous n’avez pas le choix.
— Je ferai tout ce que je peux. Leo… pourquoi pensiez-vous que Ti était amoureux de moi ?
— Je ne sais pas… Vous étiez intimes, alors… le pouvoir de la suggestion… Tous ces romans d’amour…
— Ti ne lit pas ce genre de livres. Il préfère les
— Et toi ? Tu n’étais pas amoureuse de lui ? Au moins au début ?
— C’était excitant, d’enfreindre le règlement avec lui. Mais Ti est…
Elle haussa les épaules.
— Ti, c’est Ti. L’amour qu’on lit dans les livres n’existe pas vraiment. Aucun des gravs de l’Habitat ne ressemble aux héros. Je suis stupide d’être aussi subjuguée par ces livres.
— Ils ne reflètent pas trop la réalité, en effet… Pour être franc, je n’en ai jamais lu. Mais il n’y a rien d’idiot à vouloir quelque chose de mieux, Silver.
— Mieux que quoi ?
— Quoi qu’il en soit, ne te laisse pas influencer par Ti. Garde bien le but de ta mission à l’esprit.
Il se racla la gorge, ému.
— Sois prudente.
— Vous aussi, Leo.
Elle ne l’étreignit pas comme elle avait étreint Claire et Pramod.
10
Il faisait frais, dans la baie de déchargement des navettes de fret ; Claire se frottait les mains pour les réchauffer. Son cœur battait fort. L’impatience, l’angoisse… Elle se tourna vers Leo, flottant presque immobile à côté d’elle devant les portes hermétiques.
— Merci d’être venu me chercher, dit-elle. Vous êtes sûr que vous n’aurez pas de problème, si M. Van Atta l’apprend ?
— Qui ira lui dire ? En plus, je pense que Bruce commence à se lasser de te tourmenter. Tout devient si futile… Et tant mieux pour nous. De toute façon, je dois parler à Tony ; il est préférable qu’il t’ait vue avant pour qu’il me prête toute son attention.
Il lui sourit d’un air rassurant.
— Dans quel état sera-t-il ? soupira-t-elle.
— Sans doute en bonne voie de guérison, sinon le Dr Minchenko n’aurait pas pris le risque de le faire voyager, même pour l’avoir sous les yeux.
Un bruit sourd et des grincements de machinerie leur signalèrent que la navette venait d’accoster. Les quaddies de service installèrent les tubes flexibles. Le tube du personnel s’ouvrit le premier ; l’ingénieur de la navette passa la tête pour s’assurer que tout était bien en place.
Le Dr Minchenko émergea enfin et resta un instant immobile, agrippé à une poignée près de l’écoutille. C’était un homme vif, aux traits burinés, les cheveux aussi blancs que sa combinaison. Il avait sans doute été bien charpenté, autrefois, mais l’âge l’avait ratatiné comme un abricot sec, sans toutefois le déposséder de son extraordinaire vitalité. Claire avait toujours eu la sensation qu’il suffirait de le réhydrater pour qu’il retrouve la carrure de sa jeunesse.
Il sortit du sas et traversa la baie dans leur direction.
— Tiens, bonjour, Claire, dit-il, surpris. Ah !… Graf, ajouta-t-il d’un ton plus sévère. Autant vous dire que je n’apprécie pas du tout qu’on fasse pression sur moi pour que je ferme les yeux sur une violation flagrante du règlement médical. Vous me ferez le plaisir de passer deux fois plus de temps dans le gymnase jusqu’à ce que vous preniez votre gravi-congé, entendu ?
— Oui, docteur, merci, répondit humblement Leo. Où est Tony ? Nous pouvons vous aider à le conduire à l’infirmerie.
Minchenko, le front plissé, se tourna vers Claire.
— Tony n’est pas avec moi, ma fille, il est resté à l’hôpital de Rodeo.
Claire porta une main à sa gorge.
— Oh !… Est-ce qu’il… ?
— Rassure-toi, il va bien. J’étais déterminé à le ramener avec moi, d’autant que, à mon avis, il se remettrait beaucoup plus vite en apesanteur. Le problème, en fait, est… administratif, et non médical. Et je compte bien aller dès maintenant le résoudre.
— Bruce aurait-il ordonné qu’il reste sur Rodeo ? demanda Leo.
— Exactement, confirma Minchenko. Et je n’aime pas beaucoup qu’on marche sur mes plates-bandes. Je lui conseille d’avoir une bonne raison à me fournir. Du temps de Daryl Cay, on ne se serait jamais retrouvés dans une situation aussi invraisemblable…
— Vous… euh… vous ne semblez pas encore au courant des nouvelles directives ? s’enquit Leo.
— Quelles nouvelles directives ? Je vais aller sur-le-champ trouver cet imbécile de… enfin, notre directeur. Et voir de quoi il retourne.
S’adressant à Claire, il adopta un ton plus doux :
— Ne t’inquiète pas. Tout va s’arranger. Tony ne souffre plus d’hémorragie interne et il n’y a plus aucun signe d’infection. Vous autres quaddies êtes robustes et bien plus résistants à la gravité que nous le sommes à l’apesanteur. Cette expérience l’a confirmé. Je regrette seulement qu’elle ait été aussi traumatisante. Il faut dire que la jeunesse y est pour beaucoup… À propos de jeunesse, comment va le petit Andy ? Il dort mieux, maintenant ?
Claire faillit éclater en sanglots.
— Je n’en sais rien, dit-elle d’une voix étranglée.
— Comment ça ?
— Ils ne veulent pas que je l’approche.
—
— Claire n’est plus autorisée à s’occuper d’Andy, expliqua Leo. Sous prétexte qu’elle serait irresponsable et donc dangereuse pour son fils… Bruce ne vous en a pas parlé non plus ?
Le teint du Dr Minchenko avait pris une coloration rouge sombre.
— Ils lui ont retiré le petit ? À une mère qui allaite ? C’est scandaleux !
Ses yeux revinrent sur Claire.
— Ils m’ont donné des remèdes pour couper le lait, dit-elle.
— C’est déjà ça… Qui s’en est chargé ?
— Le Dr Curry.
— Il ne me l’a pas signalé.
— Vous étiez en congé.
— Ce n’est pas parce que je suis en congé qu’on ne peut pas me joindre. Graf, que se passe-t-il, ici ? Notre abruti de service est devenu fou, ou quoi ?
— Non, vous n’êtes vraiment pas au courant. Mais je préfère que vous en discutiez avec Bruce lui-même. J’ai des ordres stricts : interdiction d’en parler.
Les yeux vifs de Minchenko, furieux, se rivèrent un instant sur ceux de Leo.
— Je vais le voir tout de suite, déclara-t-il avant de s’élancer vers le corridor en marmonnant entre ses dents.
Claire et Leo se regardèrent, un peu décontenancés.
— Comment allons-nous récupérer Tony, maintenant ? s’écria Claire. Silver doit nous envoyer son signal dans moins de vingt-quatre heures !
— Je l’ignore… mais ce n’est pas le moment de flancher, Claire. Pense à Andy. Il va avoir besoin de toi.
— Je ne flancherai pas.
— Bien… Je vais voir à quelle porte frapper pour tenter de faire revenir Tony. Je peux alléguer qu’il est indispensable pour diriger son équipe… Mais rien n’est sûr. Peut-être qu’à deux, Minchenko et moi, nous aurons plus de poids. Sauf que je ne veux pas éveiller les soupçons de Minchenko. Sinon… il faudra trouver autre chose.
— Ne me mentez pas, Leo, dit Claire sur un ton presque menaçant.
— N’imagine pas le pire, Claire. Oui, nous savons, toi comme moi, que nous risquons de ne pas pouvoir le ramener. D’accord. Mais retiens que toute solution envisageable dépend de Ti. Il est le seul qui soit en mesure de nous emmener là-bas. Donc, attendons son retour. Et seulement alors, après avoir capturé un superjumper, nous serons en droit de penser que tout est possible. Et si ça l’est…
Il tendit son index vers elle.
—… alors nous essaierons. Promis.
Un froid pénétrant s’insinuait en elle. Elle serra les lèvres pour les empêcher de trembler.
— On ne peut pas mettre en danger la vie de mille personnes pour en sauver une seule, dit-elle. Ce serait injuste.
Gentiment, il posa la main sur son épaule.
— Il y a une foule de choses qui peuvent mal tourner entre maintenant et… une sorte de point de non-retour pour Tony. Mais si on gaspille notre énergie en conjectures stériles au lieu de nous concentrer sur l’étape suivante, on se saborde, ni plus ni moins. Ce qui compte, c’est ce que nous allons faire, non la semaine prochaine, mais dans l’immédiat. Et maintenant, que dois-tu faire, Claire ?
Elle réfléchit un instant.
— Retourner travailler. Feindre que tout va bien. Continuer en cachette l’inventaire de tous les stocks de graines. Euh… voir comment on peut accrocher les lampes de jour pour permettre aux plantes de pousser tant que l’Habitat sera privé de soleil. Et dès que nous serons maîtres de l’Habitat, commencer les boutures et mettre en route de nouveaux végétubes pour constituer des stocks supplémentaires de nourriture. Et puis aussi organiser le stockage cryo d’échantillons de toutes les variétés génétiques pour ne pas être démunis en cas de catastrophe…
— C’est bon, je crois ! la coupa Leo en souriant. La prochaine étape suffira… Et tu sais que tu en es capable, n’est-ce pas ?
Elle hocha la tête.
— On a besoin de toi, Claire, ajouta-t-il. Nous tous pas seulement Andy. La production alimentaire est fondamentale pour notre survie. Il faudra bientôt que tu commences à former des plus jeunes, à leur transmettre cette connaissance que les livres, si détaillés soient-ils, ne pourront jamais enseigner.
— Je ne flancherai pas, répéta Claire, répondant non à ce qu’il disait, mais à ce qu’elle entendait derrière les mots.
— Tu m’as fait très peur, cette fois-là, dans le sas, s’excusa-t-il, embarrassé.
— Je sais…
— Tu avais des raisons d’être révoltée. Mais rappelle-toi… Ton véritable objectif n’est pas là…
Il pointa l’index vers son cœur.
—… Il est là, conclut-il en désignant l’espace autour d’eux.
Ainsi, il avait compris que c’était moins le désespoir qui l’avait poussée dans le sas, ce jour-là, que la colère. Une colère impuissante qu’elle avait retournée contre elle.
— Leo… ça me fait peur, à moi aussi.
Le sourire de l’ingénieur était empreint d’une tendre ironie.
— Bienvenue au club des humains, Claire…
Leo se tourna vers la baie de déchargement en soupirant. L’étape suivante… c’était vite dit, quand il fallait changer au pied levé l’ordre des priorités. Son regard s’attarda un instant sur l’équipe de quaddies qui, après avoir relié le tube flexible à la large écoutille de fret de la navette, commençaient à décharger la marchandise dans la baie à l’aide de leurs manipulateurs électriques.
Le matériel consistait en de gros cylindres d’environ deux mètres de haut que Leo ne reconnut pas.
C’était d’autant plus surprenant que ce chargement n’avait rien de mystérieux. Il devait s’agir d’un énorme stock de barres de combustible pour les cargos-pousseurs.
— Pour démonter l’Habitat, avait-il expliqué suavement à Van Atta avant de lui faire signer l’autorisation. Ça évitera d’avoir à en commander d’autres.
Troublé, Leo s’avança vers les quaddies.
— C’est quoi ça, les enfants ?
— Oh ! monsieur Graf, bonjour… Eh bien, à vrai dire, je n’ai jamais vu ces trucs-là auparavant, répondit un quaddie du service de maintenance. En tout cas, c’est gros.
Il s’arrêta une seconde pour détacher une miniconsole de son manipulateur.
— Tenez… si vous voulez le manifeste…
— C’était censé être des barres de combustible…
La taille des cylindres correspondait, à peu près. Ils n’en auraient tout de même pas changé le conditionnement ? Leo entra les références des barres sur la console – désignation de l’article, quantité…
— Ils gargouillent, dit le quaddie en souriant.
— Ils gargouillent ?
Leo regarda le numéro de série qui venait de s’inscrire sur son écran, puis celui des cylindres. C’étaient les mêmes. Et pourtant… Non ! G77618PD pour l’un, G77681PD pour l’autre. Rapidement, il tapa le numéro inscrit sur les cylindres. Leo mit quelques secondes à comprendre ce qu’il avait sous les yeux.
— De l’essence ! s’exclama-t-il enfin.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le quaddie.
— L’essence ? C’est un hydrocarbure qu’on utilise en gravispace pour faire marcher les Land Rover. Un sous-produit du craquage pétrochimique. L’oxygène sert d’oxydant. C’est un liquide inflammable, et explosif ! Pour l’amour du ciel, assure-toi que personne n’ouvre ces cylindres.
— Oui, monsieur, promit le quaddie, impressionné par sa véhémence.
Loris, le superviseur de l’équipe, arriva à cet instant dans la baie, suivi d’un groupe de quaddies appartenant à son service.
— Tiens, bonjour, Graf. Justement, je voulais vous parler. Je crois avoir commis une erreur en acceptant de passer votre commande. Des problèmes de stockage vont se poser et…
— C’est vous qui avez commandé ça ? le coupa Leo, impérieux.
— Quoi ?
Loris cligna des yeux, puis se tourna vers les cylindres que Leo indiquait de la main.
— Où sont les barres de combustible ? dit-il. On m’a dit qu’elles venaient d’arriver.
— Avez-vous rédigé vous-même cette commande ? insista Leo.
— Ben… oui. Ne m’avez-vous pas demandé de le faire ?
Leo poussa un long soupir exaspéré et lui tendit la miniconsole.
— Il y a une faute de frappe.
Loris jeta un coup d’œil sur les références et blêmit.
— Oh, nom de Dieu…
— Et ils ont honoré la commande. Si incroyable que ça puisse paraître, sans même se poser de questions ! s’écria-t-il en se passant la main dans les cheveux. Ils ont chargé la navette de dix tonnes d’essence sans s’interroger une seule seconde sur l’absurdité de l’opération !
— Ce n’est pas possible… soupira le superviseur. Il va falloir le leur renvoyer, et repasser la commande. Ça demandera environ une semaine. Heureusement, on a encore un bon stock de barres, malgré la quantité que vous utilisez pour cette mystérieuse « mission spéciale ». Je serais curieux de savoir ce que c’est, tout de même…
— Je ne peux pas attendre une semaine, dit-il. Il me les faut maintenant. Commandez-les en urgence.
Conscient que son attitude finirait par éveiller les soupçons, il s’efforça de recouvrer un semblant de calme.
Le superviseur était plus vexé que coupable.
— Inutile de monter sur vos grands chevaux, Graf. C’est ma faute. J’aurai sans doute à m’en mordre les doigts, mais il serait ridicule de faire payer un voyage supplémentaire à mon service alors qu’on peut attendre. Eh, les gosses ! lança-t-il aux quaddies. Arrêtez de décharger. Il y a eu erreur, il faut renvoyer le tout en gravispace.
Le pilote franchit l’écoutille du personnel juste à temps pour entendre l’ordre.
— Quoi ?
Il flotta vers eux, et Leo lui expliqua le malentendu.
— On ne pourra pas les ramener au prochain voyage, décréta le pilote. Je n’ai pas assez de carburant pour repartir chargé à bloc. Ça devra attendre.
Il s’éloigna pour aller faire sa pause obligatoire à la cafétéria.
Les quaddies, ballottés entre les ordres contradictoires, se tournèrent vers Leo.
— C’est sûr, maintenant, monsieur ?
— Oui, soupira-t-il. Mais trouvez un endroit dans un module séparé pour stocker ces cylindres. On ne peut pas les laisser ici.
— Bien, monsieur.
Leo se tourna de nouveau vers Loris.
— Le problème reste entier – il me faut ces barres.
— Je suis désolé, mais vous devrez vous armer de patience. Je refuse de considérer ça comme une urgence. Van Atta va déjà m’arracher les yeux à cause de ma bourde…
— Vous pouvez mettre la facture sur le compte de ma « mission spéciale ». Je la signerai.
— Bon… j’essaierai. Mais faites gaffe… c’est à vos yeux qu’il va s’en prendre.
— Ne vous inquiétez pas pour moi. Je me débrouillerai.
Loris haussa les épaules.
— Après tout, c’est vos oignons… marmonna-t-il en s’éloignant.
Un des quaddies de l’équipe des cargos-pousseurs, qui le suivait, se retourna pour adresser un regard interrogateur à Leo. Celui-ci lui répondit en secouant sévèrement la tête, un doigt sur les lèvres.
Pivotant sur lui-même, il faillit bousculer Pramod qui patientait derrière lui.
— Oh, bon sang ! Ces manières d’arriver sans bruit derrière les gens !… cria-t-il avant de se reprendre aussitôt. Excuse-moi, je suis un peu nerveux, en ce moment. Qu’y a-t-il ?
— On a un problème, Leo.
— Évidemment. On ne me traquerait pas dans tout l’Habitat pour m’annoncer une bonne nouvelle. Enfin… Bon, que se passe-t-il ?
— Les crampons.
— Eh bien ?
— Il y a beaucoup d’assemblages, dehors, qui ont été faits avec des crampons. On était en train d’étudier le plan de démantèlement de l’Habitat pour… euh… demain…
— Oui, je sais, ne m’en parle pas.
— Et on s’est dit que ce serait bien de s’entraîner un peu pour être prêts.
— Bonne initiative.
— Et nous avons découvert qu’il est impossible d’ôter les crampons. Même avec les outils les plus puissants.
— Oh ?…
Leo, le front plissé, réfléchit quelques secondes avant de deviner l’origine du problème.
— Ils sont en métal ?
— Pour la plupart, oui.
— Et c’est pire, côté soleil ?
— Bien pire. Ceux-là, on ne pouvait même pas en faire sauter un seul. Certains d’entre eux sont carrément fondus ; ça se voit à l’œil nu. Un idiot a dû les souder.
— Ils sont soudés, en effet. Mais pas par la faute d’un idiot. Par le soleil.
— Leo, c’est impossible. Il ne fait jamais chaud au point de…
— Non, mais dans le vide, les molécules présentes à la surface des pièces s’évaporent peu à peu. Quand il y a des joints, elles migrent sur les surfaces voisines et finissent par créer un lien très solide. Un peu plus vite pour les pièces côté soleil que pour celles côté ombre. Mais certains de ces crampons doivent être en place depuis vingt ans, j’imagine.
— Que peut-on faire, alors ?
— Les couper.
Pramod secoua la tête, découragé.
— Ça va nous retarder.
— Oui. Et nous devrons aussi trouver le moyen de réagencer toutes les pièces pour la nouvelle configuration. Il nous faudra plus de crampons, ou quelque chose qui pourra les remplacer, en tout cas. Va rassembler ceux de ton équipe qui sont disponibles pour l’instant ; nous allons voir ensemble comment nous organiser.
Silver se redressa sur sa couchette d’accélération, qui devenait de plus en plus inconfortable après les huit premières heures de vol ; le menton posé sur le rembourrage, elle observa le reste de l’équipage tassé dans la cabine du cargo-pousseur. Les autres quaddies étaient aussi courbaturés qu’elle par les effets indésirables de la gravité. Seul Ti, affalé dans son fauteuil, paraissait tout à fait à l’aise.
— J’ai vu un holovid génial, une fois, dit Siggy avec enthousiasme. C’était un abordage. Les marines utilisaient des mines magnétiques pour faire des trous dans le ravitailleur et s’y engouffrer.
Il ponctua son explication d’un cri d’attaque pour mieux illustrer la scène.
— Les extraterrestres cavalaient dans tous les sens, fallait voir…
— Je l’ai vu, dit Ti. C’était
— C’est toi qui nous l’as apporté, lui rappela Silver.
— Tu sais qu’il y a une suite ? dit Ti en aparté à Siggy.
— Oh ? C’est vrai ? Et tu crois que…
— Primo, le coupa Silver, personne n’a encore rencontré d’intelligences extraterrestres, hostiles ou non. Secundo, nous n’avons pas de mines magnétiques – Dieu merci ! – et, tertio, Ti n’a sans doute pas envie de transformer la coque de son vaisseau en passoire.
— En effet, confirma Ti.
— Nous passerons donc par le sas conçu à cet effet, décréta Silver. Les membres d’équipage du superjumper devraient être suffisamment surpris quand on les entassera dans leur nacelle de sauvetage pour ne pas jouer les héros.
Elle acheva de clouer le bec à Siggy :
— Nous procéderons comme Leo a dit, continua-t-elle. En les menaçant avec les soudeurs laser. Ils ne nous connaissent pas, donc ils ignoreront si on est capables ou non de tirer.
— À propos, comment allons-nous choisir le superjumper ? demanda Siggy. Ce sera sans doute plus facile d’avoir l’autorisation de monter à bord, si Ti connaît quelqu’un de l’équipage. D’un autre côté, ce serait plus difficile de…
Il laissa sa phrase en suspens, grimaçant à l’idée de ce qu’elle impliquait.
— Surtout s’ils essaient de se défendre.
— Jon a des arguments de choc pour les en dissuader, dit Ti. Il est là pour ça, non ?
Jon le costaud lui adressa un regard noir.
— Je croyais que j’étais ici comme pilote de réserve. Bats-toi, avec eux si tu veux, ce sont tes copains. Moi, je tiens le soudeur.
Ti se racla la gorge.
— En tout cas, tant qu’à me servir, je préfère le D-771, s’il est là. Mais il ne faut pas rêver, le choix sera limité. Il ne devrait pas y avoir plus de deux superjumpers en service à la fois de ce côté du couloir. En fait, on prendra le premier vaisseau qui aura largué ses nacelles vides sans avoir eu le temps de charger les nouvelles. Ça nous permettra de détaler plus vite.
— Les vrais problèmes commenceront quand ils auront compris ce qu’on veut, dit Silver. Là, ils risquent de vouloir défendre le vaisseau.
Un silence lugubre tomba sur la cabine. Même Siggy était à court de solutions.
Leo trouva Van Atta dans le gym des gravs, en train de transpirer sur le manège – un instrument de torture médical. Des sangles élastiques tiraient la malheureuse victime par les chevilles sur la surface caoutchouteuse mouvante où il devait marcher en poussant sur ses pieds pendant une heure ou deux, selon la prescription du médecin. Un exercice destiné à ralentir le déconditionnement des membres inférieurs et la déminéralisation osseuse consécutive aux séjours prolongés en apesanteur.
Van Atta s’acharnait sur l’appareil avec une animosité particulière. Sa colère contenue produisait en fait une énergie tout indiquée pour accomplir l’exercice. Après un instant de réflexion, Leo ôta sa combinaison, ne gardant que son T-shirt et son short, et se harnacha dans l’appareil inoccupé près de Van Atta.
— Ils ont enduit le caoutchouc de colle, ou quoi ? haleta-t-il au bout de quelques minutes d’efforts intenses pour mettre le manège en route.
Van Atta se tourna vers lui avec un sourire sarcastique.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Leo ? Minchenko, notre dictateur médical, aurait-il programmé une petite vengeance physiologique sur vous ?
— Ça en a tout l’air…
Il parvint enfin à trouver un rythme régulier. C’est vrai qu’il avait beaucoup trop négligé sa forme, ces derniers temps.
— Vous lui avez parlé, depuis son retour ?
— Ouais.
Les pieds de Van Atta parurent attaquer la surface mouvante avec plus de rage encore.
— Et vous l’avez mis au courant du sort réservé à l’Opération Cay ?
— J’y ai bien été obligé. J’avais espéré le lui dire en dernier, avec les autres. Minchenko fait partie de la vieille garde de Cay ; c’est un type virulent et arrogant comme pas un. Il n’a jamais caché qu’il espérait succéder à Cay à la direction de l’opération, et qu’il était opposé au fait qu’on aille chercher quelqu’un de l’extérieur, comme moi. S’il ne devait pas prendre sa retraite dans un an, je vous jure que j’aurais fait ce qu’il fallait pour me débarrasser de lui.
— Est-ce que, euh… il a formulé des objections ?
— Disons plutôt qu’il a gueulé comme un porc qu’on égorge, oui. À l’entendre, j’étais directement responsable de l’invention de cette foutue gravité artificielle. Comme si j’avais besoin de ça…
— S’il travaille sur l’opération depuis le début, je suppose qu’il doit considérer les quaddies un peu comme l’œuvre de sa vie.
— Ça ne lui donne pas pour autant le droit de contester mes ordres. Même vous, vous avez fini par entendre raison. Je lui laisse le temps de se calmer et de réfléchir, mais s’il ne témoigne pas d’une attitude un peu plus coopérative, je m’arrangerai pour qu’il soit dans le premier convoi à quitter l’Habitat. Je garderai Curry plus longtemps, voilà tout.
— Ah !…
Leo s’éclaircit la gorge. Ce n’était pas tout à fait l’entrée en matière qu’il avait espérée. Mais il n’avait plus le temps d’attendre ; il lui en restait si peu…
— Vous a-t-il parlé de Tony ?
— Tony !
Van Atta prononça ce nom comme s’il s’agissait d’un juron.
— Sale petit merdeux ! Je lui souhaite de ne jamais se retrouver sur mon chemin… Il ne m’a causé que des ennuis et des frais supplémentaires.
— Je m’étais dit que je pourrais l’utiliser, insista malgré tout Leo. Même s’il n’est pas encore prêt médicalement à reprendre son travail, j’aurais beaucoup de boulot sur ordinateur à lui confier. On pourrait le faire revenir, peut-être ?
— Sûrement pas. Il est bien plus simple de prendre un des autres quaddies. Pramod, par exemple… ou un autre. Ce n’est pas le choix qui manque. Débrouillez-vous, c’est pour ça que je vous ai donné carte blanche. Nous allons commencer à les expédier sur Rodeo d’ici deux semaines. Il serait ridicule d’en faire remonter un maintenant. Surtout que Minchenko s’arrangerait pour le garder au chaud à l’infirmerie…
Il lança un regard mauvais à Leo.
— Je ne veux plus jamais entendre parler de Tony, compris ?
— Très bien, dit Leo.
Flûte ! Il aurait dû informer Minchenko lui-même avant de faire des remous chez Van Atta. Un peu tard pour réparer les dégâts, maintenant. Ce n’était pas seulement l’exercice qui faisait monter le sang à la tête de Van Atta. Leo se demanda ce que Minchenko avait pu dire ; il n’avait a priori pas mâché ses mots. Un vrai plaisir pour les oreilles, à n’en pas douter. Mais un plaisir qui risquait de coûter cher aux quaddies.
— Et le planning de récupération, ça avance ? demanda Van Atta au bout d’un moment.
— C’est presque fini.
— Oh ? Vraiment ?
Un semblant de sourire détendit son visage écarlate.
— C’est toujours ça…
— Vous serez étonné de constater jusqu’à quel point l’Habitat peut être recyclé, dit Leo, sans avoir besoin de mentir. Et les gros bonnets de la compagnie aussi.
— Et rapidement ?
— Dès que j’aurai le feu vert. La stratégie de l’état-major est au point… Au fait, vous envisagez toujours de mettre le reste du personnel au courant à 13 heures demain ? s’enquit-il d’un air faussement détaché. Je tiens à y être ; j’ai prévu quelques explications sur vid quand vous aurez terminé.
— Non, dit Van Atta.
— Comment ça, non ? fit Leo d’une voix étranglée.
Il se tordit la cheville et tomba à genoux sur le tapis roulant. Tant bien que mal, il se remit sur ses pieds.
— Vous vous êtes fait mal ? demanda Van Atta qui l’observait avec curiosité. Vous avez l’air bizarre.
— Non, ça va…
Le souffle court, il s’efforça de retrouver son rythme et son calme. Ne pas céder à la panique, surtout.
— Je pensais que… c’était pour vous le moyen idéal d’informer tout le monde. Rassembler tout le personnel en une seule fois…
— J’en ai soupé d’être la cible des reproches. J’ai eu mon compte avec Minchenko. J’en ai parlé à Yei. Elle les convoquera par petits groupes dans son bureau et s’occupera du plan d’évacuation par la même occasion. Ce sera bien plus efficace. Et moins stressant pour moi…
Et ainsi, le merveilleux plan de Leo et de Silver visant à détacher en douceur les gravs du reste de l’Habitat était réduit à néant.
Tout était prêt pourtant pour isoler le module de conférences C. Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour le couper de l’Habitat… Les masques respiratoires qui permettraient aux quelque trois cents personnes de supporter le voyage jusqu’à la station de transfert étaient cachés à l’intérieur. Les deux équipes des cargos-pousseurs étaient sur le pied de guerre.
Quel idiot… comment avait-il pu prévoir quoi que ce fût qui reposât sur une décision de Van Atta ? Leo en eut soudain la nausée.
Il leur faudrait avoir recours au plan numéro deux, dans ce cas. Celui qu’ils avaient écarté par crainte de ses conséquences imprévisibles. Hors d’haleine, il s’arrêta et dénoua les attaches qui entravaient ses chevilles.
— Ça ne fait pas une heure, dit Van Atta.
— J’ai dû me froisser un muscle en tombant, tout à l’heure, mentit Leo.
— Pas étonnant. Vous croyez que je suis aveugle ? J’ai bien vu que vous ne faisiez pas régulièrement vos exercices. Mais je vous préviens… Inutile de traîner GalacTech devant les tribunaux ; je pourrai prouver la négligence personnelle.
Leo s’éloigna du manège et commença à enfiler sa combinaison.
— Au fait, dit-il, savez-vous que l’entrepôt nous a expédié dix tonnes d’essence par erreur ? Et ils veulent nous faire payer la facture…
— Quoi ?
Alors qu’il sortait du gym, Leo eut la petite satisfaction d’entendre s’arrêter le manège de Van Atta et claquer ses attaches dénouées en toute hâte.
— Eh ! s’écria Van Atta.
Leo ne se retourna pas.
Le Dr Curry accueillit Claire avec un grand sourire quand elle arriva à l’infirmerie pour son rendez-vous.
— Très bien, tu es ponctuelle… dit-il.
Claire regarda dans le corridor, puis dans la salle d’examen où le Dr Curry venait de la précéder.
— Où est le Dr Minchenko ? demanda-t-elle. Je croyais qu’il serait là.
Une légère rougeur colora le visage de Curry.
— Le Dr Minchenko n’est pas disponible. Il ne viendra pas.
— Mais je voulais lui parler…
Curry s’éclaircit la voix.
— T’ont-ils dit pourquoi tu avais été convoquée ?
— Non… j’ai pensé qu’on voulait me redonner des remèdes pour les montées de lait.
— Ah ! Je vois…
Le médecin disposa divers instruments à l’aide de Velcro sur un plateau avant de les placer dans le stérilisateur, tout en évitant le regard de Claire.
— C’est tout à fait indolore, dit-il.
Naguère, elle se serait soumise à l’intervention, quelle qu’elle fût, sans poser de questions. Elle avait ainsi subi des milliers de tests médicaux depuis sa plus petite enfance ; et même avant d’avoir été libérée de son réplicateur utérin, la matrice artificielle où elle s’était développée. Naguère elle était encore une autre personne. Avant sa désastreuse expédition avec Tony. Pendant un temps, à la suite de cela, elle avait bien failli n’être plus rien du tout. À présent, toutefois, elle se sentait étrangement vivante, comme à l’aube d’une nouvelle naissance.
— Qu’est-ce que…
Elle toussota. Sa voix était trop faible, trop timide. Elle haussa le ton :
— Quel est l’objet de ce rendez-vous ?
— Une petite intervention abdominale, répondit le Dr Curry, trop poli pour être honnête. Ça ne prendra que quelques minutes. Tu n’as même pas besoin de te déshabiller. Remonte simplement ton T-shirt et baisse un petit peu ton short. Je vais te préparer. Il faut que je t’immobilise sous le souffleur d’air stérilisé, au cas où une goutte de sang s’échapperait.
— À quoi sert cette intervention ?
— Ça ne fera pas mal, je te le promets. Allez viens, maintenant.
Il sourit, tapotant la table d’examen d’un air encourageant.
— À quoi sert-elle ? insista Claire sans bouger.
— Je ne peux pas t’en parler. C’est… secret. Désolé. Il faudra que tu t’adresses à quelqu’un d’autre. M. Van Atta, ou le Dr Yei… Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais t’envoyer voir le Dr Yei dès que ce sera fini, et tu pourras en discuter avec elle, d’accord ?
Il s’humecta les lèvres. Son sourire se dissipait.
Claire eut recours à une expression qu’un grav avait un jour employée devant elle.
— Je ne demanderais même pas l’heure qu’il est à Bruce Van Atta.
Le médecin eut un léger haut-le-corps.
— Oh !…
Piquant du nez sur ses instruments, il marmonna entre ses dents :
— Je comprends pourquoi tu étais deuxième sur la liste, maintenant…
— Qui était la première ?
— Silver, mais le professeur de soudure avait besoin d’elle. C’est une de tes amies, n’est-ce pas ? Tu pourras lui dire que ce n’est pas douloureux.
— Je me moque que ça le soit ou non… ce que je veux, c’est savoir de quoi il s’agit.
Elle plissa les yeux, comprenant soudain.
— Les stérilisations, dit-elle dans un souffle. Vous commencez les stérilisations !
— Comment as-tu… personne n’est censé… qu’est-ce qui te fait penser une chose pareille ? balbutia Curry.
Elle se précipita pour sortir mais, plus proche qu’elle de la porte, il la referma avant qu’elle n’ait pu la franchir. Elle se recula contre le mur, se cognant contre une armoire métallique.
— Claire, c’est ridicule. Calme-toi ! haleta-t-il en s’avançant vers elle. Tu vas finir par te blesser. Je pourrais t’opérer sous anesthésie générale, mais il est préférable qu’elle soit locale. Du moment que tu restes immobile… Que tu le veuilles ou non, de toute façon, tu n’as pas le choix. Il faut le faire.
— Et pourquoi ça ? rétorqua-t-elle. Et le Dr Minchenko, qu’en pense-t-il, lui ? Je voudrais bien entendre son avis. Qui vous oblige à le faire, vous ?
— Si Minchenko était ici, je n’aurais pas eu à me mêler de ça, répondit Curry qui voyait de plus en plus rouge. Il a déclaré forfait, et m’a laissé me débrouiller avec cette histoire. À présent, viens t’allonger sur cette table. Ne m’oblige pas à utiliser la force.
— Obligé… Vous autres, gravs, vous êtes toujours obligés de faire les choses…
Curry perdit le peu de patience qui lui restait. S’emparant d’une seringue parmi les instruments disposés sur son plateau, il fondit sur elle et lui attrapa le bras gauche supérieur, prêt à lui planter l’aiguille dans la chair. Plus rapide, elle lui saisit les poignets pour l’immobiliser. Un bref instant, ils restèrent ainsi, luttant sans un mot dans la petite salle d’examen silencieuse.
Puis elle se servit de ses mains inférieures qui vinrent à la rescousse des autres. Curry eut un hoquet de protestation quand elle lui écarta les bras. Il chercha à se défendre, mais ses pieds frappaient dans le vide.
Un sourire éclaira les traits de Claire qui se découvrait soudain des capacités jusque-là ignorées.
Elle resserra ses mains inférieures sur les poignets du médecin, puis, avec les autres, ouvrit un à un les doigts qui tenaient encore la seringue dont elle s’empara. Elle l’approcha du bras de Curry.
— C’est tout à fait indolore, susurra-t-elle avec ironie.
— Non ! Ne fais pas de bêtises… Non !
Il gigotait trop pour qu’elle eût pu lui injecter le produit en intraveineuse ; elle se contenta de planter l’aiguille dans le deltoïde. Sans relâcher son étreinte, elle attendit qu’il commence à manifester des signes de faiblesse. Ce qui ne tarda pas… Au bout de quelques minutes, sa tête ballottait comme celle d’une poupée désarticulée. Elle n’eut aucun mal à l’immobiliser sur la table. Du bout des doigts, elle effleura les instruments sur le plateau.
— Jusqu’où devrais-je abuser de ce retournement de situation, à votre avis ? demanda-t-elle à haute voix.
Il gémit dans sa torpeur et tenta faiblement de se libérer des liens qui le retenaient prisonnier sur la table.
Claire éclata de rire. Un vrai rire. Le premier depuis… combien de temps, maintenant ? Elle ne savait même plus. Elle approcha ses lèvres de l’oreille du médecin :
— Je ne suis pas obligée, moi…
Elle riait toujours quand les portes de la salle d’examen se refermèrent derrière elle. En hâte, elle remonta le corridor pour aller se réfugier dans un endroit sûr.
11
Silver s’aperçut trop tard qu’elle avait eu tort de laisser Ti se charger de l’accostage au superjumper : l’impact du premier froissement métallique se répercutait dans le cargo-pousseur. Zara, qui surveillait la manœuvre, émit un gémissement. Ti lui lança un regard agacé par-dessus son épaule et reporta son attention sur le tableau de bord.
Oui, tort de laisser ce grav, cet homme, chapeauter sa propre volonté. Elle savait pourtant qu’il n’était pas qualifié pour piloter ces cargos-pousseurs, il l’avait dit lui-même. Il ne ferait autorité qu’une fois dans le superjumper. Pas avant.
— Zara, ordonna-t-elle, prends les commandes !
— Merde ! jura Ti. Si tu me donnes seulement…
— On a besoin de toi sur les canaux comm, Ti, l’interrompit-elle, espérant ainsi ménager son amour-propre.
De mauvaise grâce, il laissa Zara prendre sa place.
L’anneau de fixation du tube flexible refusait de s’emboîter correctement. La seconde manœuvre, comme la première, fut vouée à l’échec. Silver sentait ses paumes devenir moites. Le soudeur glissait entre ses mains.
— Tu vois, triompha Ti, tu ne fais pas mieux que moi.
Zara lui jeta un regard furieux.
— Tu as tordu un des anneaux, empoiré. Il vaudrait mieux pour nous que ce soit le leur et pas le nôtre.
— Enfoiré, rectifia Jon sans cesser de s’activer près de l’écoutille pour tenter de la rendre hermétique. Si tu tiens à utiliser le vocabulaire des gravs, autant le faire bien.
— Cargo-pousseur R-26 appelle superjumper GalacTech D-620, annonça Ti d’une voix mal assurée dans le com. Jon, on va être obligés de se détacher et d’accoster l’autre côté. On a un problème, ici.
— Vas-y, Ti, répondit le pilote. Ça va pas ? T’as pas l’air en forme. Comme accostage, on a vu mieux, franchement… Et c’est quoi, cette urgence, à propos ?
— Je t’expliquerai une fois à bord.
Ti releva les yeux pour rencontrer ceux de Zara qui confirma d’un hochement de tête.
Ils eurent plus de chance à tribord.
Ti s’engagea le premier dans le tube flexible. L’ingénieur du superjumper l’attendait de l’autre côté. Son accueil n’avait rien de chaleureux.
— Gulik, espèce d’abruti, tu as cassé notre anneau de fixation ! Vous vous croyez les plus forts, avec vos implants, mais dès que vous êtes en manuel, y a plus personne. J’ai jamais vu…
Il s’interrompit net alors que Silver apparaissait derrière Ti pour pointer son soudeur sur son torse. Les yeux écarquillés, la mâchoire pendante, il vit Jon et Siggy surgir à leur tour derrière elle.
— Conduis-nous au pilote, Ti, dit Silver sur un ton agressif pour cacher la peur qui la tenaillait.
Ses forces semblaient l’abandonner. Se ressaisissant, elle affermit l’arme dans ses mains.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? dit l’ingénieur dont la voix avait grimpé d’une octave. D’où sortez-vous, tous les trois ? Gulik, ils sont avec toi ?
Ti haussa les épaules et répondit d’un sourire misérable. Silver n’aurait su dire s’il était dû à ses talents d’acteur ou non.
— Pas tout à fait. Disons plutôt que… ils m’ont amené avec eux.
Siggy, du coup, menaça Ti de son arme. Silver, en approuvant ce plan, avait ravalé alors ses craintes. Que Ti ne fût pas armé et agît apparemment sous la menace des quaddies le couvrait en cas de fiasco et de poursuites légales. Mais cette mise en scène pouvait également se retourner contre eux. Au dernier moment, le pilote avait tout loisir de passer dans le camp de ses semblables. Compliqué… Tous les leaders devaient-ils réfléchir ainsi à de multiples niveaux ? Ça lui faisait tourner la tête.
Dans la salle de Nav & Com, ils trouvèrent le pilote assis dans son fauteuil, couronné de son énorme casque de contrôle. Sa combinaison violette était décorée de galons proclamant son rang et sa spécialisation. Les yeux fermés, il fredonnait au rythme du biofeedback de son vaisseau.
Il couina de surprise quand son casque fut soudain débranché et soupira en reconnaissant Ti.
— Bon sang, Ti, ne fais pas des trucs pareils… Tu es bien placé pour savoir que… Hé ! s’exclama-t-il. Mais que…
Il se tut en rencontrant le regard de Silver. Il sourit bêtement, puis après une rapide inspection de son anatomie, s’appliqua à fixer les yeux sur son visage. Elle agita le soudeur, au cas où il ne l’aurait pas remarqué.
— Levez-vous ! ordonna-t-elle.
Il se laissa retomber dans son fauteuil.
— Ecoutez, je… euh… mais c’est quoi, d’abord, cet engin ?
— Un fusil laser. Levez-vous, répéta-t-elle.
Il la jaugea en silence, se tourna vers Ti, puis vers son ingénieur. Ses mains, lentement, se posèrent sur les sangles qui le retenaient sur son siège. On le sentait tendu à l’extrême.
— Levez-vous sans brusquerie, dit Silver.
— Pourquoi ?
— Ces gens veulent emprunter ton vaisseau, expliqua Ti.
— Des pirates ! s’écria l’ingénieur à voix basse.
Il recula vers les portes hermétiques, mais s’immobilisa devant les armes que Jon et Siggy pointaient sur lui.
— Des mutants… marmonna-t-il encore.
— Sortez de ce fauteuil ! ordonna de nouveau Silver, haussant la voix.
Le pilote afficha une expression songeuse. Il posa les mains sur ses genoux enfin, avec une fausse décontraction.
— Et si je ne veux pas ? la défia-t-il.
Silver eut la sensation que le contrôle de la situation lui échappait, troublée par le sang-froid, réel ou feint, qu’il manifestait. Elle jeta un bref coup d’œil vers Ti, mais il se retranchait derrière son rôle d’otage. Très
Une seconde s’écoula. Puis une autre. Le pilote commença à se détendre pour de bon, une petite lueur de triomphe arrogant dans le regard. Il l’avait percée à jour : elle n’oserait pas tirer. Ses mains remontèrent jusqu’à la boucle de sa ceinture ; il replia les jambes, cherchant un appui pour s’élancer.
Elle avait tant de fois répété ce scénario dans sa tête que la réalité semblait avoir perdu toute consistance. Elle s’observait, comme depuis un autre lieu, ou un autre temps. Cette scène, elle l’avait ressassée des dizaines, des centaines de fois, sans jamais en voir le dénouement. Elle dirigea le bout de son soudeur sur un point juste sous les genoux du pilote afin que le tableau de bord ne se trouvât pas sur la trajectoire du faisceau.
Presser le bouton fut, contre toute attente, facile. Un simple muscle en mouvement dans le pouce supérieur droit. Le faisceau était d’un bleu terne ; une petite flamme jaune jaillit de la combinaison ignifugée du pilote puis s’éteignit. Elle plissa le nez en sentant l’odeur de chair brûlée. Puis le pilote se plia en deux en hurlant.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris, Silver ? explosa Ti, ébahi. Il était encore attaché sur son siège, bon Dieu !
L’ingénieur eut un sursaut de peur convulsif, puis se recroquevilla en boule, ses yeux passant d’un quaddie à l’autre. Siggy regardait fixement le pilote, bouche bée ; le visage de Jon était un masque de bois.
Les cris du pilote affolèrent Silver ; elle les ressentait comme autant de coups de poignard dans le ventre.
— Taisez-vous ! ordonna-t-elle, l’arme pointée sur lui de nouveau.
Il s’arrêta aussitôt. La respiration laborieuse, il releva les yeux pour l’observer à travers ses paupières à demi fermées par la douleur. Le centre noirâtre de la brûlure, sur sa jambe, semblait cautérisé. Silver était partagée entre la révulsion et le désir étrange d’aller voir de plus près la conséquence de son geste. Les lèvres de la brûlure, gonflées, devenaient rouges et suintantes. La blessure, toutefois, ne paraissait pas mettre la vie du pilote en danger.
— Siggy, détache-le et sors-le de ce fauteuil, dit-elle, impérieuse.
Pour une fois, Siggy obéit sans rechigner. Pas même une suggestion tirée d’un de ses holovids préférés.
En fait, ce qu’elle venait de faire produisait un effet très bénéfique sur tous les acteurs de la scène. Chacun semblait prendre son rôle plus au sérieux. C’était ça, le pouvoir ? Elle comprenait qu’on pût trouver du plaisir à ce petit jeu… Plus de jérémiades, plus de protestations.
Enfin, presque plus…
— C’était indispensable, tu crois ? demanda Ti alors que Siggy et Jon poussaient les prisonniers dans le corridor. Il détachait sa ceinture, comme tu le lui avais ordonné, ni plus ni moins.
— Il s’apprêtait à me sauter dessus pour me désarmer.
— Qu’en sais-tu ?
— Je n’étais pas certaine de pouvoir l’atteindre si j’attendais d’en avoir la confirmation.
— Tu avais le choix, quand même…
Elle planta son regard dans le sien.
— Si on ne réussit pas à s’emparer de ce vaisseau, ce sont mille quaddies qui seront condamnés à mort. Oui, j’avais le choix. J’ai choisi. Et je choisirai de nouveau si j’y suis obligée. C’est clair ?
Ti hocha la tête, capitulant.
— Oui, chef…
Était-ce ce qu’éprouvait Van Atta quand chacun filait doux devant lui ? Le plaisir excitant du pouvoir ? L’impact de son geste sur le pilote était évident. Mais, qu’y avait-il de changé, en elle, depuis qu’elle avait appuyé sur le bouton ? Pour toute action, une réaction. Cette vérité était ancrée dans l’esprit des quaddies depuis leur naissance, claire et démontrable à chaque instant.
Elle sortit de la nacelle. Le pilote gémit en se cognant la jambe contre le montant de l’écoutille, alors que Siggy et Jon le faisaient entrer à son tour, ainsi que l’ingénieur. Ils fermèrent ensuite les portes et détachèrent la nacelle du vaisseau.
À l’agitation de Silver succéda une calme détermination, même si ses mains tremblaient encore, même si elle souffrait d’avoir infligé une blessure au pilote. Les quaddies n’étaient pas différents des gravs, en définitive : tout aussi capables qu’eux de répandre la mort et la souffrance autour d’eux. Si tel était leur choix.
Voilà. En plaçant les végétubes sous cet angle, avec une rotation de six heures, ils pourraient supporter une intensité lumineuse quatre fois moindre dans le module d’hydroponique et cependant recevoir encore assez de lumière pour générer une floraison en quatorze jours. Claire entra les données sur sa console portable. Cette nouvelle configuration réduisait en outre les besoins énergétiques de douze pour cent par rapport à sa première estimation. Parfait. Car jusqu’à ce que l’Habitat arrive à destination et que l’on puisse de nouveau déployer les fragiles accumulateurs solaires, l’énergie serait une denrée précieuse qu’il leur faudrait économiser au maximum.
Elle éteignit sa console et soupira. À partir de maintenant, elle était désœuvrée. Du moins tant qu’elle serait enfermée ici, dans le club. C’était une cachette idéale, mais bien trop calme. L’inactivité lui devenait de plus en plus insupportable au fil des secondes. Pour tromper son ennui, elle ouvrit un placard et sortit un sachet de raisins secs qu’elle mangea, un par un. Quand elle eut terminé, le silence lui colla de nouveau à la peau.
Une fois de plus, elle imagina Andy, ses petites mains chaudes accrochées à elle, sa peau douce contre sa joue, et pria pour que Silver se dépêche d’envoyer le signal. Mais aussitôt, elle se représenta Tony, prisonnier de son lit d’hôpital, sur Rodeo, et espéra de tout cœur que Silver arriverait le plus tard possible afin qu’ils aient encore le temps d’aller le chercher. Elle ne savait plus s’il fallait se réjouir ou pleurer de voir le temps s’écouler inexorablement.
Les portes s’ouvrirent ; elle sursauta. C’étaient les trois quaddies – Emma, Patty et Kara – qui travaillaient à l’infirmerie.
— C’est le moment ? demanda Claire.
Kara secoua la tête.
— Pas encore.
— Mais pourquoi est-ce si long ? Pourquoi Silver…
Claire se tut ; elle concevait sans peine de multiples raisons dramatiques en réponse à sa question.
— Il vaudrait mieux qu’elle se dépêche, dit Kara. Ils fouillent l’Habitat de fond en comble pour te retrouver. M. Wyzak, tu sais, le chef de la maintenance, a enfin eu l’idée de regarder derrière les murs. Ils sont dans le secteur de la baie de déchargement, en ce moment. C’est drôle, ajouta-t-elle avec un petit sourire ironique, son équipe est d’une maladresse et d’une lenteur incroyables… Mais ils finiront bien par arriver jusqu’ici tout de même.
Emma agrippa un des bras de Kara.
— Tu crois que nous devons quand même rester cachées ici ?
— Il n’y a pas d’autre solution pour l’instant. Espérons que tout se déclenchera avant que le Dr Curry ne parvienne au bout de sa liste. Sinon, on risque de se retrouver un peu tassées, ici.
— Le Dr Curry s’est réveillé, alors ? demanda Claire. Dommage qu’il ne soit pas resté plus longtemps dans les vapes.
Kara pouffa.
— On ne peut pas dire qu’il soit très lucide. Il est là, immobile, les yeux tout rouges et bouffis, et se contente de surveiller l’infirmière chargée des piqûres. Enfin, du moins s’ils trouvaient des filles à qui faire les injections.
— Les injections ?
— Oui. Un abortif, dit Kara en grimaçant.
— Oh ! Alors, ce n’est pas la même liste que la mienne.
C’était donc pour cela qu’Emma et Patty étaient blêmes. Apparemment, elles aussi l’avaient échappé belle.
Kara soupira.
— Non. De toute façon, je suppose que nous sommes toutes inscrites sur une liste ou une autre, déclara-t-elle avant de ressortir.
Claire fut ravie d’avoir la compagnie des deux autres quaddies, même si cela représentait un danger supplémentaire non seulement pour elles-mêmes mais pour le projet tout entier. Et si le complot était découvert avant terme à cause de son acte de rébellion ? Aurait-elle dû se soumettre à l’intervention de Curry, rien que pour préserver le secret un peu plus longtemps ?
— Et maintenant ? Que faisons-nous ? demanda Emma d’une petite voix.
— On attend, c’est tout, répondit Claire. À moins que tu aies apporté quelque chose à faire.
— Non, tu penses… Kara est venue me chercher à l’atelier de réparations il y a environ dix minutes. Je n’ai pas eu le temps de prendre quoi que ce soit avec moi.
Distraitement, elle se frotta le ventre de ses mains inférieures en un mouvement circulaire que Claire reconnut aussitôt.
— Je me demande où ça va nous mener, cette histoire… soupira-t-elle. Où nous serons, tous, dans sept mois.
Un chiffre précis qu’elle n’avait sans doute pas choisi au hasard…
— Loin de Rodeo, en tout cas. Ou morts.
— Si on est morts, on n’aura plus de problèmes, dit Patty. Sinon… Claire, comment c’est, l’accouchement ? Comment c’est
Son regard intense cherchait le réconfort qu’apporterait l’expérience de Claire, seule initiée parmi elles aux mystères de l’enfantement.
— Ce n’est pas vraiment agréable, répondit Claire en choisissant ses mots avec soin, mais ça n’a rien d’insurmontable. Le Dr Minchenko prétend que c’est beaucoup moins difficile pour nous que pour les femmes gravs. Nous avons un bassin plus flexible et plus large qu’elles, avec des structures périnéales plus élastiques, aussi, car nous n’avons pas à combattre les forces gravitationnelles. Il dit que c’est lui qui a conçu cette idée, comme celle d’éliminer l’hymen. Je ne sais pas ce que c’est, mais… quelque chose qui fait mal, en tout cas, d’après ce que j’ai compris.
— Les pauvres… dit Emma. Si ça se trouve, avec la gravité, les bébés tombent tout seuls du ventre de leur mère…
Claire eut une moue sceptique.
— Je ne l’ai jamais entendu dire. Par contre, le Dr Minchenko m’a expliqué aussi qu’elles ont des problèmes en arrivant à terme, avec le poids du bébé qui coupe la circulation et leur écrase les organes…
— Oh ! la la !… je suis contente de n’être pas née grav, dit Emma. Tu imagines la pauvre mère terrorisée à l’idée que les infirmières ou n’importe qui pourraient faire tomber leur bébé par terre… ?
— C’est horrible, en bas, confirma Claire. Ça vaut le coup de tout risquer pour ne pas y aller, crois-moi.
— Mais nous serons toutes seules, dans sept mois, dit Patty. Toi, tu avais des gens, pour t’aider. Tu avais le Dr Minchenko. Emma et moi… on n’aura personne.
— Ce n’est pas vrai, objecta Claire. Qui t’a mis cette idée en tête ? Kara sera ici. Et moi… On vous aidera.
— Leo vient avec nous aussi, ajouta Emma, essayant d’avoir l’air optimiste. C’est un grav, lui.
Claire, s’efforçant d’imaginer Leo en combinaison blanche de médic, eut un petit sourire amusé.
— Je ne suis pas sûre que ce soit tout à fait dans ses cordes. Quoi qu’il en soit, le seul problème qu’on a eu pendant la grossesse a été de rassembler toutes les données, parce que j’étais la première, et qu’il fallait tout consigner. Quant à l’accouchement lui-même, le Dr Minchenko n’a rien fait, et moi non plus… c’est mon corps qui s’est chargé de tout. Et ça s’est très bien passé
Patty n’avait pas l’air rassurée pour autant.
— Peut-être, mais l’accouchement n’est que le début. On était déjà bien occupées en travaillant pour GalacTech, mais depuis qu’on prépare notre évasion, on l’est trois fois plus. Et il faudrait vraiment être borné pour ne pas se rendre compte que ça va aller de pis en pis. On n’en voit pas le bout, de cette histoire. Comment allons-nous pouvoir nous occuper des bébés, en plus ? L’idée de lutter pour cette prétendue liberté ne m’emballe pas des masses. Leo n’arrête pas de nous rebattre les oreilles avec ça, mais la liberté pour qui, d’abord ? Certainement pas pour moi. J’avais bien plus de temps libre quand je travaillais pour la compagnie.
— Tu veux aller à ton rendez-vous avec le Dr Curry ? suggéra Emma.
Patty resserra les bras sur son ventre, mal à l’aise.
— Non…
— Il ne faut pas confondre liberté et temps libre, Patty, dit Claire. Dans l’esprit de Leo, c’est plus une affaire de survie. C’est… ne pas être obligé de travailler pour des gens qui ont le droit de nous tuer si ça leur chante.
Le mauvais souvenir que ces mots évoquaient durcit sa voix et elle se reprit d’elle-même :
— Il faudra toujours travailler, bien sûr, mais au moins ce sera pour nous. Et pour nos enfants. Et la prochaine fois – si tu veux qu’il y ait une prochaine fois –, tu pourras choisir le père de ton enfant. Il n’y aura personne pour te l’imposer.
Le visage de Patty s’éclaira.
— C’est vrai, ça…
Les arguments de Claire avaient fait mouche.
Bien plus tard, les portes s’ouvrirent et Pramod passa la tête dans la petite pièce.
— On a reçu le signal de Silver, annonça-t-il.
Claire applaudit ; Patty et Emma s’étreignirent, tourbillonnant sur elles-mêmes.
Pramod leva une main pour tempérer leur enthousiasme.
— Rien n’a encore commencé. Vous devrez rester ici un petit peu encore.
— Pourquoi ? s’écria Emma.
— On attend une livraison de Rodeo. Dès que la navette accostera, ce sera le nouveau signal pour déclencher l’opération.
Le cœur de Claire se mit à battre plus fort.
— Et Tony ? Est-ce qu’ils ont pu prendre Tony à bord ?
Pramod secoua la tête, ses yeux sombres partageant sa douleur.
— Non. Uniquement du matériel. Des barres de combustible. Leo ne veut pas partir sans. Il a peur qu’on ne puisse pas propulser l’Habitat jusqu’au couloir, si on n’en a pas.
— Ah !… oui, bien sûr, acquiesça Claire, qui se replia sur elle-même.
— Restez ici, surtout ne sortez pas, et ne répondez pas aux klaxons d’alarme, déclara encore Pramod.
Il leur adressa un geste amical en signe d’encouragement, puis referma les portes derrière lui.
Bruce Van Atta pressa un doigt sur sa narine gauche et inspira fortement par la droite, avant de répéter l’opération de l’autre côté. Saleté d’apesanteur. Lui qui avait déjà des problèmes de sinus, ça n’arrangeait rien… Et s’il n’y avait que ça, encore. Ah ! il ne serait pas fâché de retourner sur Terre, c’était sûr. Et le plus tôt serait le mieux. Même Rodeo serait préférable à ce trou à rats. D’ailleurs, il pourrait peut-être invoquer un prétexte – aller inspecter les futures baraques des quaddies, par exemple. S’il jouait bien, il pourrait se payer cinq jours de vacances.
Il se laissa flotter jusqu’au bureau du Dr Yei et s’installa le dos au mur et les pieds contre le bord du plateau magnétisé couvert de documents. Yei, les lèvres serrées, pivota sur son siège de façon à lui faire face. Délibérément, il croisa les pieds en bousculant ses papiers au passage pour trouver une position plus confortable. Elle reporta son attention sur son holovid tandis qu’il continuait à semer la pagaille dans ses affaires. Encore heureux qu’ils n’aient plus que quelques semaines à travailler ensemble, songea-t-il. Il en avait sa claque, de cette emmerdeuse. Encore une pour qui il ne sortirait pas son mouchoir à l’heure des adieux…
— Alors ? dit-il enfin. Où en sommes-nous ?
— Eh bien, pour être franche, j’ignore où vous en êtes, puisque j’ignore ce que vous faites… mais en ce qui me concerne, j’ai orienté environ la moitié des employés vers leurs nouvelles fonctions.
— Certains vous ont-ils donné du fil à retordre ? Je peux jouer les redresseurs de torts, s’il le faut, proposa-t-il, et chapitrer les moins coopératifs.
— Tous sont choqués, c’est naturel, répondit-elle. Cependant, je ne pense pas que votre intervention sera nécessaire.
Van Atta arbora un sourire jovial.
— Parfait.
— Je pense en revanche qu’il aurait été préférable de le leur annoncer à tous en même temps. Les mettre au courant les uns après les autres favorise les rumeurs et la circulation d’informations erronées…
— Oui, je comprends. Enfin, il est trop tard, maintenant, surtout que…
Le ululement d’une alarme sur l’intercom l’interrompit. À l’image de l’holovid de Yei succéda celle du canal d’urgence du Système central.
— Attention, attention… annonça Graf.
D’où appelait-il ?…
—… Nous avons un problème de dépressurisation. Cela n’est pas un exercice. Tout le personnel grav de l’Habitat doit se rendre immédiatement dans le module désigné et y rester jusqu’à nouvel ordre…
Une carte informatisée apparut, sur laquelle une flèche lumineuse indiquait le module en question et le chemin pour y parvenir au plus vite depuis l’endroit de la diffusion. Un seul module ? Van Atta jura tout bas. Bon sang, la dépressurisation devait avoir gagné tout l’Habitat. Que se passait-il, nom de Dieu ?
— Attention, attention, répéta Graf. Cela n’est pas un exercice…
Yei contemplait la carte en secouant la tête.
— Comment est-ce possible ? Les portes hermétiques sont censées isoler l’espace dangereux du reste de l’Habitat.
— Je voudrais bien le savoir, dit Van Atta, furieux. Graf a chamboulé la structure de l’Habitat pour le programme de récupération… Je parie que lui, ou ses quaddies, ont bousillé quelque chose. À moins que ce ne soit ce con de Wyzak… Bon, on n’a pas de temps à perdre. Allons-y !
— Attention, attention. Cela n’est pas un exercice. Tout le personnel de l’Habitat est attendu immédiatement au…
La communication fut coupée net, ne laissant que la petite flèche lumineuse clignotant sur la carte de l’holovid.
Van Atta sortit le premier du bureau. Suivi de Yei, il remonta le corridor et franchit les portes béantes qui auraient dû être fermées. Un flot d’employés pressés d’aller se mettre à l’abri s’écoulait déjà dans le passage. Van Atta déglutit plusieurs fois, maudissant ses sinus alors qu’une oreille se débouchait mais pas l’autre. La panique ambiante lui donnait des aigreurs d’estomac.
Le module de conférences C était déjà bondé à leur arrivée. La plupart des employés étaient en combinaison de travail, mais certains avaient été surpris pendant leurs heures de repos. Une des surveillantes du service de nutrition portait un pyjama à fleurs qui aurait pu prêter à sourire en d’autres circonstances.
— Fermez la porte ! cria un chœur de voix, alors que le groupe de Van Atta et de Yei pénétrait dans le module.
Les spéculations cillaient bon train dans la salle surpeuplée.
— Que se passe-t-il ?
— Aucune idée. Demandez à Wyzak.
— Il doit être dehors, en train de régler le problème.
— S’il n’y est pas encore, il ferait mieux de se magner le train…
— Et les quaddies ? Où sont les quaddies ?
— Ils ont leur propre espace de sécurité. Il n’y aurait pas eu assez de place pour eux ici.
— Leur gym, sans doute.
— Je n’ai entendu aucune directive pour eux.
— Essayez d’appeler sur le com…
— Presque tous les canaux sont coupés.
— Vous ne pouvez même pas joindre le Système central ?
— Il se trouve que
— Vous ne pensez pas qu’on devrait se compter ? Quelqu’un sait-il combien nous sommes exactement, en ce moment, à l’Habitat ?
— Deux cent soixante-douze… mais comment peut-on savoir si les absents le sont parce qu’ils sont coincés quelque part ou parce qu’ils s’occupent du problème ?
— Si seulement ce foutu com voulait bien fonctionner…
— LA PORTE !
Cette fois, Van Atta avait mêlé sa voix aux autres. La différence de pression commençait à être plus marquée. Il se félicitait de ne pas avoir traîné pour venir ici. Si la pression continuait à baisser à ce rythme, il serait de son devoir de s’assurer que les portes soient définitivement fermées. Et tant pis pour les retardataires. Certains, en particulier, seraient bien inspirés de rester dehors… De toute façon, celui qui n’avait pas le bon sens de répondre sur-le-champ à ce genre de directive n’avait rien à faire dans une station spatiale.
Si les deux cent soixante-douze gravs n’étaient pas encore là, on n’était sans doute pas loin du compte. Van Atta s’appuya sur les épaules de ses voisins pour s’avancer vers le centre du module. Quelques-uns se tournèrent pour protester, mais ravalèrent leurs réflexions en reconnaissant leur directeur. Un tech avait démonté l’appareil de com et l’étudiait en pestant.
— Ne pourriez-vous pas au moins joindre le gym des quaddies ? demanda une jeune femme. Je veux savoir si ma classe a pu arriver jusque-là.
— Pourquoi n’êtes-vous pas allée avec eux ? rétorqua le tech, agacé. Ç’aurait été plus simple.
— Un des quaddies plus âgés les a emmenés et m’a dit de venir ici. Je n’ai pas discuté, sur le moment, avec l’alarme qui nous beuglait dans les oreilles…
— Oui, eh bien, désolé, mais ces foutus canaux ne veulent rien savoir.
Il referma le boîtier d’un claquement sec.
— Alors j’y vais. Il faut que je sache, dit-elle, déterminée.
— Pas question, intervint Van Atta. Il y a bien trop de monde ici pour qu’on prenne le risque de perdre de l’air en ouvrant la porte. On ne bouge plus de là tant qu’on ignorera ce qui se passe exactement, et combien de temps ça va durer.
Le tech martela le com de son index.
— Si cet engin persiste à rester muet, la seule façon de se tenir au courant sera d’envoyer quelqu’un avec un masque.
— On va patienter encore quelques minutes.
Mais qu’est-ce qu’il fichait, cet abruti de Graf ? Où était-il ? Quelque part en train de bricoler, sûrement. S’il était à l’origine de ce merdier, il allait avoir de ses nouvelles… dès qu’il pourrait sortir de là, bien entendu. Pour quelqu’un de si imbu de ses irréprochables états de service, c’était une sacrée pierre dans son jardin.
Et cependant… la situation était vraiment bizarre. D’abord, il était impossible que l’Habitat en entier fût dépressurisé. Il y avait des sauvegardes un peu partout – des portes de sécurité, des zones isolantes… Tout accident d’une telle ampleur aurait dû être détecté à l’avance et neutralisé.
Et puis soudain, une illumination… Van Atta plissa le front. Et si c’était… un accident organisé ? Se pourrait-il que… ?
Graf était un génie ! L’accident parfait, celui qu’il avait lui-même espéré sans jamais oser le formuler. Une catastrophe fatale pour les quaddies, maintenant, alors qu’ils étaient encore tous rassemblés et que le problème pouvait être liquidé en un temps record…
Alors, des détails auxquels il n’avait pas voulu prêter d’importance sur le moment prirent tout leur sens. L’insistance de Graf pour se charger lui-même du programme de récupération, ses non-dits, son désir de précipiter le plan d’évacuation, ses heures supplémentaires… Tout s’expliquait, désormais.
À présent qu’il avait deviné les intentions de Graf, Van Atta ne pouvait qu’approuver. Les grands manitous de GalacTech seraient reconnaissants à l’ingénieur de les avoir débarrassés d’une très sale épine dans le pied ; mais ils ne pourraient l’en récompenser que de manière détournée. En lui offrant de meilleures missions, par exemple, des promotions rapides. Il devait trouver une façon adroite de leur rapporter l’exploit de Graf.
Quoique… tout compte fait, pourquoi partager ? Graf serait quand même mal inspiré de réclamer une quelconque rétribution pour ce genre d’initiative. Il avait été subtil, mais pas assez. Il faudrait bien trouver un responsable à sacrifier, après l’accident. Pour la forme… Il suffisait donc de se taire pour que…
Contrarié, il dut s’arracher à ses réflexions pour s’intéresser à ce qui se passait autour de lui.
— Il
— Et moi, il faut que je trouve Wyzak, déclara un tech en la suivant. Il n’est toujours pas là. À mon avis, il doit avoir besoin d’aide. Je vais avec vous…
— Non ! hurla Van Atta.
Il fut à deux doigts d’ajouter :
— Vous attendrez que tout danger soit passé. Je ne tolérerai pas que votre anxiété sème un vent de panique. Vous allez patienter, comme tout le monde. Nous ne tarderons sûrement pas à recevoir des instructions.
La femme capitula à contrecœur, mais l’homme refusa de s’en laisser conter.
— Des instructions de qui ?
— De Graf, dit Van Atta.
Afin que nul n’ignore sur les épaules de qui reposait la responsabilité de cet… « accident ». Des témoins, c’était toujours bon à prendre. Il cacha son excitation croissante sous une fausse aura de sang-froid. Sang-froid que la surprise et l’indignation entameraient sérieusement au moment où l’ampleur du désastre serait révélée.
Il attendit donc, serein. Les minutes s’étiraient, interminables. Un dernier groupe de réfugiés les rejoignit en haletant. Un des employés du service du personnel vint lui présenter une liste des gravs présents dans l’Habitat à cet instant.
Van Atta maugréa en silence contre l’initiative de cet agent recenseur trop zélé, alors même qu’il le félicitait d’un sourire. La preuve qu’ils n’étaient pas tous à l’abri pouvait le contraindre à agir et, peut-être, à contrarier ainsi les plans de Graf.
Seuls onze membres du personnel manquaient à l’appel.
Un groupe, près des portes, s’apprêtait à sortir à la première occasion. Van Atta réfléchit avec promptitude à la manière de les arrêter sans trahir quoi que ce fût. Mais une des femmes poussa un cri perçant.
— Il n’y a plus d’air dans les couloirs non plus ! On ne peut plus sortir sans scaphandre pressurisé !
Van Atta, soulagé, se dirigea vers un des hublots qui offrait une vue oblique sur l’arrière de l’Habitat. Des mouvements ayant attiré son attention, il écrasa son nez sur le verre froid pour tenter de suivre ce qui se passait.
Des silhouettes argentées en scaphandre rebondissant sur la surface extérieure de l’Habitat… Une équipe de réparation ? Était-il possible que sa première hypothèse fût la bonne et qu’il s’agît d’un véritable accident, en fin de compte ? Amère déception… La seule consolation, c’est que Graf porterait le chapeau, dans un sens comme dans l’autre.
Mais il y avait aussi des quaddies, bon sang ! Des quaddies survivants. On les repérait facilement, avec leurs bras. Graf avait peut-être raté son coup en beauté. Deux quaddies en vie, pour peu qu’ils soient de sexe opposé, s’avéreraient aussi dangereux qu’un millier. Toutefois, l’équipe n’était peut-être composée que de garçons…
Ah !… il apercevait Graf lui-même, à présent. Lui et ses ouvriers transportaient toute une batterie d’outils. Il se tordit le cou, mais l’équipe disparut à sa vue. Un cargo-pousseur passa non loin, décrivant un arc de cercle au-dessus du module C. D’autres survivants ? Quaddies ou gravs ?
— Hé ! s’exclama une voix excitée dans le fond du module, l’arrachant à sa contemplation. On a de la veine ! Le placard est plein à craquer de masques à oxygène ! À vue de nez, il y en a au moins trois cents.
Van Atta se retourna pour voir le placard en question. La dernière fois qu’il était venu dans cette salle, du matériel audiovisuel y avait été stocké. Qui l’avait remplacé par des masques ? Et dans quel but ?…
Un bruit sourd retentit dans le module. Des cris de peur fusèrent. La lumière faiblit, vacilla, puis se stabilisa, mais bien moins intense. Ils fonctionnaient sur l’alimentation de secours du module !…
Hébété, Van Atta vit l’Habitat qui commençait à tourner devant son hublot. Non, en fait, ce n’était pas l’Habitat… c’était le module qui bougeait. Un « Aaaah » général s’éleva tandis que les gravs glissaient malgré eux vers un mur pour s’y entasser, sous l’effet de l’accélération imprimée en douceur de l’extérieur. Van Atta se cramponna aux poignées qui encadraient le hublot.
Trahi ! Il était trahi, comme jamais personne ne l’avait été avant lui. Une silhouette argentée adressa un salut joyeux au module depuis le trou béant dans le flanc de l’Habitat. Van Atta en tremblait de rage.
— Calmez-vous, enfin ! dit le Dr Yei qui venait de le rejoindre près du hublot. Que se passe-t-il ?
Il se rendit compte qu’il avait marmonné ses menaces à haute voix. Enragé, il fusilla Yei du regard.
— Vous n’avez rien compris ! cracha-t-il, hors de lui. Vous étiez censée savoir tout ce que ces sales mutants tramaient dans notre dos ! Eh bien, c’est raté !
Il s’avança vers elle, avec il ne savait quelle intention au juste, rata une poignée et glissa le long du mur. Son sang battait si fort à ses tempes qu’il eut peur d’avoir une attaque. Il ferma les yeux un moment, sans bouger, la respiration courte, suffoquant sous la violence de ses émotions.
12
Leo retira son scaphandre en écoutant les propos excités des quaddies autour de lui.
— Vous voulez dire qu’on ne les a pas tous eus ? demanda-t-il.
Il avait tant espéré que ses problèmes – du moins ceux que lui posaient les gravs – seraient réglés avec le largage du module C…
— Quatre des surveillants généraux sont enfermés dans la réserve de légumes avec des masques, et ils ne veulent pas en sortir, l’informa Sinda, du service de nutrition.
— Et les trois hommes d’équipage de la navette qui vient d’accoster ont essayé de rejoindre leur vaisseau, ajouta un autre quaddie. On les a bloqués entre deux portes hermétiques, mais ils essaient de forcer le mécanisme. On ne sait pas si on pourra les garder encore longtemps.
— M. Wyzak et deux techs sont, euh… ligotés dans le Système central. Aux poignées murales, expliqua un troisième quaddie. M. Wyzak est fou furieux.
— Trois des nourrices, à la crèche, ont refusé de quitter leurs classes, dit une quaddie aux joues aussi roses que sa tenue. Elles se trouvent toujours dans le gym avec les petits, et sont très inquiètes. Quand je suis partie, elles ignoraient encore ce qui se passait.
— Il faut prévoir une nacelle de sauvetage pour ceux qui ont raté le coche, soupira Leo avec lassitude.
— Et, euh… il y a encore quelqu’un, ajouta Bobbi. À vrai dire, on ne sait pas trop quoi faire, pour lui…
— Avant tout, immobilisez-le.
— Avec lui, ça risque d’être problématique.
— Mettez-vous à dix, s’il le faut, ou vingt… Il est armé ?
— Même pas, dit Bobbi, qui semblait éprouver une soudaine fascination pour les ongles de ses mains inférieures.
— Graf ! aboya soudain une voix autoritaire alors que les portes s’ouvraient au fond du vestiaire.
Le Dr Minchenko s’élança à travers le module pour s’arrêter devant Leo et frapper le placard métallique de son poing. Il exhiba le masque respiratoire qu’il tenait à la main.
— C’est quoi, cette connerie ? Il n’y a pas de dépressurisation, ici. Nulle part !
Kara, la jeune quaddie employée à l’infirmerie, en T-shirt blanc, arriva derrière lui, mortifiée.
— Désolée, Leo. Je n’ai pas pu le convaincre de rejoindre les autres.
— Parce qu’il aurait fallu que je file me mettre à l’abri pendant que tous mes quaddies mouraient asphyxiés ? répondit-il, indigné. Pour qui me prends-tu, ma fille ?
— Presque tous les autres l’ont fait, objecta-t-elle faiblement.
— Des lâches ! Et des imbéciles, en plus !
— Ils ont suivi les instructions d’urgence, intervint Leo. Pourquoi pas vous ?
Le regard furibond du médecin se reporta sur lui.
— Parce que je ne suis pas bête au point de croire à cette histoire de dépressurisation générale. C’est impossible. Il faudrait une chaîne incroyable d’anomalies et de défaillances, pour ça.
— Ça s’est déjà vu, répondit Leo.
— Cette vermine de Van Atta ne cessait de chanter vos louanges quand il vous a fait venir ici. D’ailleurs, pour être franc, j’ai pensé un moment que…
Il se racla la gorge, quelque peu embarrassé.
—… que vous pouviez être son homme de main. Cet accident tombait tellement à pic pour lui… Connaissant Van Atta, c’est la première chose qui m’est venue à l’esprit.
— Charmant, ironisa Leo.
— Lui, je le connais… pas vous.
Le regard de Minchenko était déjà moins hostile.
— Je ne suis pas plus avancé maintenant. Que mijotez-vous, au juste ?
— N’est-ce pas évident ?
— Pas tout à fait, non. Oh ! vous pourrez tenir le siège ici quelques mois, voire même des années… Vous pourrez même repousser les attaques de Rodeo, si vous êtes bien organisés… mais après ? Personne ne viendra à votre rescousse, je vous assure. C’est foutu d’avance, Graf. N’attendez pas d’aide…
— Nous n’en demandons pas. Les quaddies vont se débrouiller seuls.
— Ah oui ? Et comment ? demanda Minchenko avec scepticisme.
— En franchissant le couloir avec l’Habitat.
Le médecin en resta un instant sans voix.
— Oh !…
Leo finit d’enfiler sa combinaison rouge et trouva l’outil qu’il voulait. Il pointa le soudeur laser sur le ventre de Minchenko. Une corvée qu’il pouvait difficilement déléguer aux quaddies.
— Quant à vous, dit-il, vous allez rejoindre les derniers gravs dans la nacelle de sauvetage. Allons-y.
Minchenko baissa à peine les yeux sur le soudeur. Il eut un sourire méprisant, tant pour l’arme que pour son détenteur.
— Ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes, Graf. Cet incapable de Curry s’est fait avoir sur toute la ligne, alors il y a encore au moins une quinzaine de filles enceintes, ici. Sans compter les conséquences des expériences non autorisées qui, à voir la rapidité avec laquelle baisse le stock de préservatifs dans le tiroir de mon bureau, ne devraient pas être négligeables.
Une rougeur coupable teinta les joues de Kara.
— Pourquoi crois-tu que je te les ai montrés et que le tiroir n’était jamais fermé à clé ? ajouta-t-il à son intention. Dites-moi, Graf, reprit-il en le fixant d’un œil sévère, si vous vous débarrassez de moi, que ferez-vous s’il se présente un cas d’accouchement par le siège ? Ou une descente post-partum de l’utérus ? Ou tout autre cas d’urgence médicale qui exige davantage qu’un peu de mercurochrome ?
— Eh bien… euh…
Leo était pris de court. Il ne savait trop ce qu’était une descente post-partum de l’utérus, mais il y avait fort à parier qu’il ne pourrait y remédier avec sa boîte à outils.
— Nous n’avons pas le choix, dit-il. Si les quaddies restent ici, ils sont condamnés à une mort certaine. Partir est leur seule chance de survie.
— Mais vous avez besoin de moi.
— Il faut que je vous… Hein ?
— Vous avez besoin de moi, répéta Minchenko. Vous ne pouvez pas vous permettre de me virer.
— Mais, euh…
Leo secoua la tête.
— Je ne peux pas vous kidnapper, tout de même…
— Qui vous demande de le faire ?
— Eh bien… vous !
Il s’éclaircit la voix :
— Écoutez… Je ne pense pas que vous saisissiez bien la situation. Nous ne reviendrons pas. Jamais. Nous allons aussi loin que possible, au-delà de tout monde habité. Avec un aller simple en poche.
— Vous me rassurez. J’ai cru un moment que vous alliez tenter quelque chose d’insensé.
Leo se sentit tiraillé par diverses émotions. La suspicion, la jalousie… et un soulagement intense à la perspective de ne plus avoir à porter seul le poids de l’opération.
— Vous êtes sûr ?
— Ce sont
— Vous allez perdre votre pension, remarqua Leo. Peut-être votre liberté… peut-être même la vie.
Minchenko eut un haussement d’épaules ironique.
— Pour ce qu’il en reste.
Pas d’accord, songea Leo. Le médecin possédait une expérience énorme, plus d’un demi-siècle de spécialisation scientifique qui serait à jamais perdue le jour où il disparaîtrait. À moins que…
— Pourriez-vous former des quaddies, docteur ?
— Bien entendu. C’est tout à fait possible.
Minchenko passa la main dans ses rares cheveux blancs, mi-agacé, mi-implorant.
Leo se tourna vers les quaddies qui suivaient cette conversation en silence – une fois de plus, deux gravs décidaient de leur destin. Ce n’était pas normal. La question jaillit d’emblée :
— Qu’en pensez-vous, les quaddies ? C’est vous qui êtes concernés, dans cette affaire.
Pas une hésitation. Minchenko fut accepté par un chœur enthousiaste et soulagé. L’autorité familière du médecin serait de toute évidence un immense réconfort pour eux. Leo fut soudain reporté de longues années en arrière, à la mort de son père, quand l’univers lui était soudain devenu étranger.
— D’accord…
Comment pouvait-on se sentir plus léger de cent kilos quand déjà on ne pesait rien ? Descente post-partum de l’utérus. Dieu du ciel…
Minchenko leva les mains pour réclamer le silence.
— Juste un détail… commença-t-il avec un sourire humble qui ne seyait pas du tout à sa personnalité.
Leo devint aussitôt soupçonneux. Qu’allait-il leur demander, à présent ?
— Oui, quoi ?
— Mme Minchenko.
— Qui ?
— Ma femme. Il faut que j’aille la chercher.
— J’ignorais que vous étiez marié. Où est-elle ?
— Sur Rodeo.
— Oh ! flûte…
Leo refréna une furieuse envie de s’arracher ce qui lui restait de cheveux.
— Tony y est aussi, lui rappela Pramod.
— Je sais, je sais… et j’ai promis à Claire de… Franchement, je ne vois pas comment on va se sortir de cette impasse.
Minchenko attendait, tendu, les lèvres serrées. Seuls ses yeux suppliaient. Cette prière muette attendrit Leo malgré lui.
— On essaiera. Je ne peux rien promettre de plus, mais on fera notre possible.
Minchenko hocha la tête, très digne.
— Et comment Mme Minchenko va-t-elle prendre la nouvelle de ce voyage ?
— Ça fait vingt-cinq ans qu’elle déteste Rodeo, répondit Minchenko avec une certaine désinvolture. Elle sera ravie de voir du pays.
Le médecin n’ajouta pas :
— Très bien. Bon, il faut encore rassembler tous les gravs qui restent et se débarrasser d’eux…
Leo se demanda s’il était possible de tomber raide mort et sans douleur d’une crise d’anxiété. En soupirant, il mena sa petite troupe hors du vestiaire.
Claire volait de poignée en poignée le long des corridors, le cœur débordant de joie. Les abords des portes du gym étaient bloqués par une foule grouillante de quaddies en bas âge, mais Lila, une de ses anciennes compagnes de chambre, la reconnut et, en souriant, lui tendit la main pour la tirer par-dessus la marmaille.
— Les plus petits sont près de la porte C, lui dit-elle. Je t’attendais.
Après s’être assurée que le raccourci qu’elle s’apprêtait à prendre ne coupait la route de personne, Lila l’aida à s’élancer dans cette direction par le chemin le plus court.
La silhouette plantureuse en combinaison rose que Claire cherchait se trouvait enfouie sous un essaim de petits mouflets excités et effrayés.
Andy était retenu en laisse près de Maman Nilla. De grosses larmes coulaient sur ses joues rouges. La nourrice essayait de le calmer en lui tendant un biberon d’une main, tout en maintenant de l’autre une gaze rougie sur le front d’un petit. Trois gamins étaient accrochés à ses jambes tandis qu’elle s’efforçait d’en consoler un quatrième qui, ayant ouvert son paquet de chips un peu trop brutalement, regardait, désespéré, les fines rondelles se répandre dans la pièce. Malgré cela, son calme habituel n’était qu’à peine ébranlé – jusqu’à ce qu’elle vît Claire fondre sur eux.
— Ô mon Dieu ! dit-elle.
— Andy ! s’écria Claire.
Le petit tourna la tête et s’élança aussitôt vers elle en s’agitant comme une grenouille, mais sa laisse brisa son élan et le fit rebondir contre le flanc moelleux de Maman Nilla. Ses hurlements aigus couvrirent alors les piailleries de ses copains.
Claire freina devant le mur et commença à piquer vers eux.
— Claire, mon petit… dit Maman Nilla, cachant Andy derrière sa hanche. Je suis navrée, mais je ne peux pas te le donner. M. Van Atta m’a menacée de me renvoyer sur-le-champ sans même tenir compte de mes vingt ans d’ancienneté… et Dieu sait qui ils mettraient à ma place, alors… Ces filles qui sortent tout juste de l’école ne savent pas y faire, même avec leurs diplômes. En plus…
Andy l’interrompit en s’élançant de nouveau. Furieux de se trouver encore attaché, il envoya promener son biberon qui tourbillonna dans la pièce en projetant des gouttes de lait un peu partout. Claire tendit les mains vers lui.
— Non, Claire, je ne peux pas… je ne… Oh, et puis prends-le, après tout !
Elle détacha la laisse ; son flanc gauche, désormais libre, fut aussitôt pris d’assaut par une meute de petits quaddies geignards.
Andy s’agrippait en pleurant à sa mère. Les bras de Claire se refermèrent sur lui avec force. Mais si cette étreinte suffisait à la combler, ce n’était pas le cas d’Andy qui cherchait – inutilement – son sein. Elle posa la joue sur ses cheveux, respira son odeur si douce de bébé, s’émerveillant de retrouver la transparence de sa peau, ses fins sourcils, ses petits doigts agités sur ses vêtements. Du coin de son T-shirt, elle essuya son nez qui coulait.
— C’est Claire, dit un des petits à un autre. Une vraie maman, elle.
Elle releva les yeux pour les surprendre qui l’observaient et leur sourit, heureuse. Un gamin avait récupéré le biberon et, suspendu en l’air à un mètre d’eux, il étudiait Andy avec intérêt.
L’entaille sur le front du quaddie ayant cessé de saigner, Maman Nilla put enfin poursuivre un semblant de conversation.
— Tu ne saurais pas où se trouve M. Van Atta, par hasard ? demanda-t-elle à Claire.
— Parti ! s’écria celle-ci. Parti pour toujours ! C’est nous qui dirigeons l’Habitat, maintenant.
Maman Nilla cligna des yeux.
— Claire, ils ne vous laisseront jamais…
— Nous ne sommes pas seuls…
Elle désigna le fond du module où Leo venait d’arriver. Toutefois, elle fronça les sourcils en apercevant un autre grav en combinaison blanche près de lui. Le Dr Minchenko ? Que faisait-il encore ici ? Elle eut soudain peur. Auraient-ils échoué dans leur opération de « nettoyage » ? À propos, et Maman Nilla ? Pourquoi était-elle encore là, elle aussi ?
— Pourquoi n’es-tu pas allée te mettre à l’abri ? lui demanda-t-elle.
— Ne dis pas de bêtises… Oh, docteur Minchenko ! s’exclama-t-elle en agitant la main. Par ici !
Les deux gravs, loin de posséder l’aisance des quaddies en apesanteur, s’accrochèrent à la corde tendue à travers le module pour la rejoindre.
— J’ai un petit qui a besoin de colle biotique, dit Maman Nilla en prenant le quaddie dans ses bras dès que le Dr Minchenko fut assez près pour l’entendre dans le brouhaha alentour. Où en est-on de cette urgence ? C’est toujours dangereux de les ramener à la crèche ?
— Il n’y a plus aucun risque, répondit Leo, mais vous allez devoir venir avec moi, madame Villanova.
— Je ne quitterai pas mes petits avant que la relève ne soit assurée, rétorqua-t-elle, mais tout le service a l’air d’avoir disparu.
— Le Dr Yei vous a-t-elle convoquée, dernièrement ?
— Non, pourquoi ?
— Ils gardaient les meilleurs pour la fin, confirma Minchenko. Pour des raisons évidentes…
Il se tourna vers la nourrice.
— GalacTech a décidé d’arrêter l’Opération Cay, Liz. Sans même me consulter ! Je m’apprêtais à protester auprès de la direction, mais Graf a été plus rapide que moi à réagir. Et plus efficace, je dois dire. Il pense pouvoir convertir l’Habitat en une nouvelle colonie. Et j’avoue que… cette idée me paraît tout à fait réalisable.
— C’est lui, le responsable de cette pagaille ?
Maman Nilla stigmatisa Leo d’un regard sévère, puis regarda autour d’elle, choquée.
— Je croyais que Claire ne savait plus ce qu’elle disait…
Les deux autres nounous de la crèche, qui s’étaient approchées pendant l’explication, paraissaient aussi déconcertées.
— GalacTech ne vous
— Non, madame Villanova, répondit Leo d’un ton patient. Nous le volons. Et comme je n’ai pas l’intention de vous entraîner dans quoi que ce soit d’illégal, je vous demande de me suivre jusqu’à la nacelle de sauvetage…
Maman Nilla promena son regard sur le gym. Des quaddies commençaient déjà à emmener des groupes de plus jeunes.
— Mais ces gosses ne pourront pas s’occuper de tous les petits !
— Il le faudra bien, dit Leo.
— Non, non… Vous n’avez pas idée du travail que ça représente. Ce service exige une attention, une disponibilité soutenues !
— C’est vrai, confirma Minchenko en se frottant le menton.
— Nous n’avons pas le choix, trancha Leo qui sentait la patience le déserter. Allez, les enfants, il faut laisser Maman Nilla, maintenant…
— Non ! protesta le petit cramponné à son genou. Elle va nous lire une histoire après manger, elle l’a promis.
Le quaddie au front entaillé se remit à pleurer. Une blondinette se pendit à la manche de la nourrice.
— Maman Nilla… Je veux faire pipi.
Leo se passa la main dans les cheveux, les mâchoires serrées.
— J’ai des problèmes techniques à régler à l’extérieur, alors je n’ai pas le temps de discuter. Allons-y ! ordonna-t-il aux trois nourrices.
Maman Nilla leva le bras auquel était cramponnée la blondinette dont les yeux bleus effrayés se posèrent sur Leo.
— Vous allez accompagner cette enfant aux toilettes, alors ?
La petite et Leo se regardèrent, aussi horrifiés l’un que l’autre.
— Certainement pas ! s’exclama-t-il. Un des quaddies pourra s’en charger. Claire… ?
Après s’être efforcé en vain de tirer du lait de sa mère, Andy choisit cet instant pour pousser des hurlements stridents. Claire, aussi déçue que lui, essaya de l’apaiser en lui tapotant le dos.
— Je ne pense pas que vous envisageriez de venir avec nous, Liz ? demanda Minchenko. C’est un voyage sans retour, cela va de soi.
— Nous ? répéta Maman Nilla. Vous comptez partir avec eux ?
— En effet.
— Eh bien, d’accord… dit-elle.
Leo en resta bouche bée.
— Mais… vous ne pouvez pas…
— Graf, l’interrompit Minchenko, votre scénario catastrophe permettait-il à ces femmes de croire qu’elles auraient assez d’air pour survivre si elles restaient avec leurs quaddies ?
Leo secoua la tête.
— Non…
— Je n’y ai même pas réfléchi, avoua une des nourrices, soudain consternée.
— Moi, si, dit l’autre en défiant Leo du regard.
— Je savais qu’il y avait des réserves d’air dans le gym, dit Maman Nilla. On nous l’a assez répété au cours des exercices. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi personne n’est venu se réfugier ici.
— Je les ai aiguillés ailleurs, expliqua Leo.
— Mais je ne peux pas venir avec vous ! s’exclama une des nourrices. Mon mari travaille sur Rodeo !
— Personne ne vous le demande, rugit Leo.
L’autre nourrice, l’ignorant, se tourna vers Maman Nilla.
— Je suis désolée, Liz. Je ne peux pas. C’est trop, pour moi…
La main de Leo effleura la bosse sous sa combinaison. Mais comme la situation n’appelait pas de solution aussi violente, il se contenta de pousser les deux femmes vers la sortie.
— Ne vous reprochez rien, leur dit Maman Nilla. Je comprends tout à fait. Je reste pour garder le fort. Personne n’attend ma vieille carcasse, nulle part, dit-elle en partant d’un rire un peu forcé.
— Vous vous chargez de ce service, alors ? demanda Minchenko.
Elle confirma d’un signe de tête.
— Très bien. Si vous avez besoin d’un coup de main, n’hésitez pas à m’appeler.
Elle acquiesça, l’air soudain désorienté, comme écrasée par la lourdeur de la tâche qui lui incomberait désormais.
Le Dr Minchenko soigna la blessure sur le front du petit quaddie. Leo avait enfin réussi à entraîner les deux femmes hors du gym.
— Maman Nilla… il faut que j’y aille, pleurnicha la blondinette en tirant de plus belle sur sa manche.
Alors que la nourrice s’éloignait avec la petite, Minchenko se tourna vers Andy qui manifestait toujours haut et fort sa frustration.
— Hé !… Dis donc, en voilà une façon de parler à sa mère !
Claire haussa les épaules.
— Pas de lait, dit-elle d’un ton lugubre.
Elle lui tendit le biberon, qu’il rejeta en hurlant.
— Viens avec moi à l’infirmerie, dit Minchenko. Je pense avoir quelque chose qui pourra remédier au problème. À moins que tu ne veuilles le sevrer dès maintenant, ce que je ne te conseille pas.
— Oh ! je vous en prie, dit-elle avec espoir.
— D’ici deux jours, tu auras de nouveau du lait. Et puis il faudra que je t’examine ; je n’ai pas encore eu l’occasion de le faire depuis mon retour.
Claire le suivit avec gratitude.
Pramod n’avait pas exagéré, pour les crampons. Leo soupira en examinant les plaques de métal fondu devant lui. De ses mains gantées, il tapa avec gaucherie les spécifications sur la console flottant près de lui. Ce tube isolant était en fait un tuyau de vidange. Rien de bien glorieux, mais une fausse manœuvre à cet endroit précis se révélerait aussi catastrophique que n’importe où ailleurs.
Il releva la tête vers Bobbi et Pramod qui attendaient à côté dans leurs scaphandres argentés. Cinq autres quaddies, dans la même tenue, étaient répartis dans les alentours, et un cargo-pousseur se mettait en position. Le croissant lumineux de Rodeo tournait sur lui-même à l’arrière-plan.
Le fouillis de tuyaux et de canalisations, protégé par un revêtement extérieur, constituait les connexions ombilicales entre les différents modules. Il s’agissait en l’occurrence de rassembler les modules en grappes longitudinales de sorte qu’ils supportent l’accélération. Les grappes, rattachées les unes aux autres comme des nacelles, formeraient une masse équilibrée et robuste, capable de résister à la propulsion modérée qu’ils envisageaient.
Un mouvement attira son attention sur sa droite. Le casque de Pramod se releva aussi.
— Ça y est, ils s’en vont, remarqua Pramod d’un ton où perçaient à la fois le triomphe et les regrets.
La nacelle contenant les derniers gravs s’éloigna en silence dans le vide ; un éclair de lumière jaillit d’un hublot alors qu’elle rapetissait à vue d’œil en direction de la courbure de Rodeo.
Le temps. Les secondes semblaient ramper sur sa peau, comme des insectes sous son scaphandre. Le second chargement de gravs rattraperait bientôt le premier. Ensuite, GalacTech ne tarderait sans doute pas à réagir. Et avec son œil exercé d’ingénieur, Leo frémissait en constatant la vulnérabilité de l’Habitat.
La seule issue, pour les quaddies, était de décamper d’ici au plus vite.
Leo se rappela à l’ordre. Un calme à toute épreuve était la clé pour s’en sortir vivant. Ne jamais l’oublier. Il reporta son attention sur sa tâche.
— Bon, allons-y. Bobbi, Pramod, tenez-vous prêts avec les interrupteurs d’urgence, de chaque côté. On va mater le monstre…
13
Tout le monde s’écarta pour laisser passer Bruce Van Atta qui, ayant jailli comme une bombe de la navette, remonta le tube flexible jusqu’au hall d’arrivée du spatioport Trois de Rodeo. Il fut contraint de s’arrêter un instant, penché, les mains appuyées sur les genoux, pour surmonter un brusque étourdissement dû à ce retour abrupt à la gravité – et à la rage qui l’avait étouffé tout au long du trajet.
Durant le voyage en orbite autour de Rodeo dans le module de conférences C, Van Atta avait été persuadé que l’intention de Graf n’était autre que de les exterminer tous, bien que les masques fussent là pour lui prouver le contraire. En temps de guerre, Graf serait assurément un piètre soldat.
Après d’interminables manœuvres, le module avait enfin été connecté à un vaisseau pour être ramené à la station de transfert – vingt heures de voyage pendant lesquelles il avait gardé les yeux grands ouverts, à ruminer sa vengeance. Une fois à la station – débordée par cette arrivée inopinée de près de trois cents passagers –, il avait embarqué dans la première navette disponible.
Des informations. Cela faisait bientôt vingt-quatre heures qu’ils avaient été éjectés de l’Habitat. Il fallait à tout prix qu’il obtienne des informations. Dans le tube ascensionnel, il écrasa du poing le bouton de l’étage où se trouvaient les services administratifs du spatioport. Le Dr Yei lui tournait autour, geignant à propos d’il ne savait trop quoi. À vrai dire, il s’en moquait.
Les parois en Plexiglas du tube ascensionnel lui renvoyèrent une image peu reluisante de lui-même. Hagard et échevelé. Machinalement, il redressa les épaules et rentra le ventre. Pas de laisser-aller ou de signe extérieur de faiblesse devant les autres administrateurs. Très mal vu.
À travers son reflet, il observa le spatioport en contrebas. Non loin de là, au terminal du monorail, les nacelles-cargos commençaient déjà à s’empiler. Ah ! oui… Ces saletés de quaddies étaient aussi un maillon dans cette chaîne-là. Un faible maillon, heureusement, qui serait bientôt remplacé.
Il arriva au centre de communications en même temps que l’administratrice en chef du spatioport Trois – Chalopin. Son capitaine de la sécurité la suivait comme un petit chien. Comment s’appelait-il, déjà, ce crétin ? Bannerji. C’est ça.
— Qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? aboya Chalopin sans préambule. Un accident ? Pourquoi n’avez-vous pas demandé de l’aide ? Le trafic est arrêté. Plus rien ne passe… Un cargo chargé à bloc a été contraint de faire demi-tour à mi-chemin de la raffinerie.
— Appelez la station de transfert, dit Van Atta. Les problèmes de cargaison, ça vous regarde. C’est pas mon rayon.
— Oh, mais pardon !… Ça fait un an que le triage des cargaisons orbitales relève de l’Opération Cay.
— À titre expérimental, rétorqua-t-il. C’est peut-être mon rayon, mais sûrement pas mon principal souci dans l’immédiat. J’ai un gros, un très gros problème sur les bras. Alors soyez gentille de ne pas m’en rajouter, Chalopin, d’accord ?
Il se tourna vers l’un des contrôleurs com.
— Vous pouvez me mettre en rapport avec l’Habitat ?
— Ils ne répondent pas à nos appels. Presque toute notre télémétrie habituelle a été coupée.
— De quoi d’autre disposez-vous ? Une vue télescopique, je ne sais pas, n’importe quoi…
— Je pourrais peut-être en obtenir une par les com-sats…
Le contrôleur se tourna vers son pupitre. Quelques minutes après, son écran captait une vue de l’Habitat Cay. Il grossit l’image.
— Mais que font-ils ? s’exclama Chalopin, les yeux rivés sur l’écran.
Van Atta n’en revenait pas non plus. Que signifiait ce vandalisme démentiel ? L’Habitat ressemblait désormais à un puzzle tridimensionnel disloqué. Les modules, détachés les uns des autres, semblaient avoir été sciemment éparpillés. De petites silhouettes argentées s’affairaient autour. Les panneaux solaires, eux, avaient mystérieusement rétréci au quart de leur taille habituelle. Graf aurait-il un plan pour parer aux éventuelles contre-attaques de GalacTech ? Dans ce cas, il en serait pour ses frais, enragea Van Atta.
— Se préparent-ils à tenir un siège, ou quoi ? demanda Yei, à l’évidence branchée sur la même longueur d’onde que lui. Ils doivent pourtant bien se rendre compte que ça ne servira à rien…
— Que diable ce dingue de Graf a-t-il pu prévoir ? gronda Van Atta. Ce type a pété les plombs. On n’a que l’embarras du choix pour pulvériser cet Habitat, sans même avoir besoin de matériel militaire. On peut aussi les laisser crever de faim. Ils se sont eux-mêmes enfermés dans un piège. Il n’est pas seulement fou, mais idiot.
Yei inclina la tête, songeuse.
— Peut-être souhaitent-ils juste continuer à vivre tranquillement là-haut en orbite. Pourquoi pas ?
— Et puis quoi, encore ? Je vais les sortir de là vite fait, croyez-moi. Je ne vais pas me laisser faire par une bande de sales mutants… Un sabotage à cette échelle, c’est criminel. Sabotage, vol, terrorisme…
— Ce ne sont pas des mutants, commença Yei. Ce sont des enfants génétiquement…
— Monsieur Van Atta ? intervint un autre contrôleur com. Un message urgent pour vous… Vous pouvez le prendre ici ?
Van Atta s’assit devant l’ordinateur.
— C’est un message enregistré du chef de la station de tirage au point de saut, expliqua le tech.
Le visage vaguement familier du chef de la station s’imprima sur l’écran. Van Atta l’avait rencontré une fois, peut-être deux, à son arrivée ici. La petite station relevait du service des opérations d’Orient IV, et non de Rodeo. Ses employés étaient des gravs syndiqués sans aucun contact avec Rodeo, pas plus qu’avec les quaddies qui auraient dû un jour les remplacer.
L’homme avait l’air catastrophé. Il balbutia les codes préliminaires d’identification, puis entra aussitôt dans le vif du sujet.
— Qu’est-ce que vous foutez, là-haut ? demanda-t-il, sur un ton que l’angoisse rendait agressif. Une bande de mutants monstrueux nous est tombée dessus d’on ne sait où, ils ont kidnappé un pilote, ils en ont blessé un autre, puis piraté un superjumper de GalacTech. Mais au lieu de sauter le couloir, ils sont repartis vers Rodeo. Et quand on a prévenu la sécurité de Rodeo, ils nous ont dit que ces mutants venaient sans doute de l’Habitat. Que se passe-t-il, chez vous ? Vous en avez encore beaucoup, des comme ça ? S’ils ont rompu leur laisse, il faut leur envoyer la fourrière ! Je veux des réponses, bon sang. Et vite !
À en juger par son expression, il n’était pas loin de céder à l’affolement.
— Station point de saut terminé ! aboya-t-il avant que son image ne disparaisse.
— De quand date ce message ? demanda Van Atta, blême.
— Environ…
Le tech vérifia son moniteur.
—… douze heures, monsieur.
— Et il pense que les pirates seraient des quaddies ? Pourquoi ne m’en a-t-on pas informé plus tôt ?
Son regard tomba sur Bannerji, au garde-à-vous près de Chalopin.
— Pourquoi n’ai-je pas été immédiatement averti par la sécurité ?
— Au moment où nous avons été alertés de cet incident, répondit le capitaine sur un ton dénué d’émotion, nous ne pouvions pas vous joindre. Depuis, nous avons suivi la trajectoire du D-620 ; il continue à se diriger droit vers Rodeo. Et il refuse de répondre à nos appels.
— Quelles actions concrètes avez-vous entreprises ?
— Aucune. Nous surveillons la situation. Je n’ai pas encore reçu d’ordres pour agir.
— Et pourquoi ça ? Où est Norris ?
Norris était le directeur technique pour tout l’espace local de Rodeo. C’était à lui de prendre cette affaire en main. Encore que l’Opération Cay ne relevait pas de son autorité dans la mesure où Van Atta était sous les ordres de la direction générale.
— M. Norris assiste à un séminaire sur la Terre, dit Chalopin. Je le remplace en son absence. Le capitaine Bannerji et moi-même avons envisagé la possibilité de rattraper et d’aborder le vaisseau piraté avec la navette de la sécurité du spatioport Trois. Nous ignorons toujours qui sont ces gens et ce qu’ils veulent, mais ils semblent détenir un otage, ça nous oblige à nous montrer prudents. Ce qui explique que, pour l’instant, nous nous soyons contentés de les surveiller tout en nous efforçant d’obtenir des informations à leur sujet. Et cela, monsieur Van Atta…
Elle planta son regard dans le sien.
—… m’amène à vous poser cette question : cet incident est-il en quelque manière lié à la crise que vous traversez à l’Habitat ?
— Je ne vois pas comment… commença Van Atta qui s’interrompit net, parce que, soudain, il voyait clair comme en plein jour. Nom de Dieu… murmura-t-il.
— Doux Jésus ! renchérit le Dr Yei, qui se tourna de nouveau vers l’image de l’Habitat démantelé. Ce n’est pas possible…
— Graf est dingue. Il est dingue, je vous dis ! Ce type est un dangereux mégalo ! Il ne peut pas faire un truc pareil !
Les paramètres d’ingénierie défilaient dans l’esprit de Van Atta – masse, force, distance… Et si, pourtant. L’Habitat, bien équilibré, délesté de ses composants négligeables, pouvait très bien être tracté par un superjumper et franchir le couloir.
— Ce n’est pas seulement le superjumper, mais tout l’Habitat qu’ils piratent ! s’écria Van Atta d’une voix enrouée par la rage.
Yei se tordait les mains.
— Ils n’y arriveront jamais. Ce sont des gosses ! Il les mène à leur mort. C’est criminel !
Chalopin et le capitaine Bannerji échangèrent un regard.
— Vous pensez donc que ces deux incidents sont liés ? insista-t-elle.
Van Atta se mit à marcher de long en large.
—… saloperie de Graf !
Yei répondit pour lui :
— Oui, nous le pensons.
— Et ils ont déjà tout démonté ! On ne va même pas avoir le temps de les affamer. Il faut trouver un autre moyen de les arrêter.
— Les résidents de l’Habitat Cay ont été très choqués par la façon brutale dont a été supprimée l’opération, expliqua Yei. L’ayant, de toute évidence, appris tout d’un coup, ils auront pris peur à l’idée de devoir vivre en gravispace. Je n’ai pas eu le temps de les habituer à cette perspective. À mon avis, ils essaient de fuir, en quelque sorte.
Les yeux du capitaine Bannerji s’arrondirent. Il se pencha vers la console et observa plus attentivement le vid.
— Imaginez le lent escargot qui porte sa maison sur son dos, murmura-t-il. Les jours de pluie, il va se promener, sans jamais avoir à revenir sur ses pas…
Van Atta s’écarta soudain du capitaine, comme s’il craignait d’être contaminé par le virus de cette curieuse veine poétique.
— Des armes, dit-il. Quel genre d’armes avez-vous ici ?
— Des neutraliseurs, répondit Bannerji.
Était-ce une lueur de moquerie, dans ses yeux ? Non. Il n’oserait pas.
Van Atta eut un clappement de langue exaspéré.
— Je parle de votre navette. De quoi est-elle équipée ?
— De deux lasers à moyenne portée. La dernière fois que nous les avons utilisés, voyons… c’était pour pulvériser un tronc d’arbre qui obstruait une rivière dont les eaux menaçaient d’inonder un chantier.
— Oui, bon… en tout cas, c’est déjà plus que ce qu’ils ont, eux. On pourrait attaquer l’Habitat… ou le superjumper… ou les deux, en fait. L’essentiel, c’est de les empêcher de se rejoindre. Oui, nous allons attaquer le superjumper d’abord. Sans lui, l’Habitat est une cible idéale. Votre navette est-elle prête à partir, Bannerji ?
Le Dr Yei devint livide.
— Pas si vite ! Qui parle d’attaquer quoi que ce soit ? Nous n’avons même pas encore pris contact avec eux. Si ces pirates sont bien des quaddies, je suis certaine de pouvoir les amener à entendre raison…
— Il est trop tard pour parlementer. Il faut agir, maintenant.
L’humiliation cuisante que Van Atta avait essuyée, attisée par la peur, lui donnait des brûlures d’estomac. Quand les grands chefs de la compagnie découvriraient à quel point il s’était fait berner… Il avait tout intérêt à avoir repris les choses en main d’ici là.
— Oui, mais…
Yei s’humecta les lèvres.
—… On peut lancer des sommations, si l’on veut, mais le recours à la force est dangereux… et destructeur. Ne serait-il pas préférable d’obtenir une autorisation, d’abord ? Si les choses devaient mal tourner, vous n’aimeriez sans doute pas avoir à en assumer toute la responsabilité.
Van Atta réfléchit quelques secondes.
— Ça prendrait trop de temps, objecta-t-il. Il faut bien compter vingt-quatre heures pour contacter la direction sur Orient IV. Et s’ils préfèrent s’en laver les mains et qu’ils nous renvoient auprès d’Apmad, sur Terre, nous devrons peut-être attendre plusieurs jours pour avoir une réponse.
— Mais à eux aussi, il faudra plusieurs jours, non ? insista Yei. Même s’ils parviennent à accrocher l’Habitat au superjumper, ils ne pourront pas filer à la vitesse d’un courrier rapide. Les modules ne supporteraient pas la pression, et il leur faudrait beaucoup trop de carburant, en plus. Donc le temps joue en notre faveur, aussi. Ce qui vous permet d’obtenir l’accord de la direction. Alors, si la situation devait vraiment se gâter, vous seriez couvert.
Van Atta s’accorda un nouveau temps de réflexion. Il reconnaissait bien là l’indécision des femmes. Surtout Yei. Toujours à tergiverser… Il l’entendait d’ici –
— Bien sûr… Et puis non, merde ! déclara-t-il. GalacTech verrait d’un très mauvais œil que ce désastre s’ébruite. Il ne manquerait plus que toute la galaxie soit au courant de la fuite de leurs mutants domestiques. Le mieux pour nous tous, c’est que cette affaire soit réglée dans les limites de l’espace local de Rodeo.
Il se tourna vers Bannerji.
— Donc, avant tout, débrouillez-vous, vous et vos hommes, pour récupérer ce vaisseau, ou au moins faire en sorte qu’ils ne puissent pas s’en servir.
— Cela, remarqua Bannerji, serait un acte de vandalisme. De plus, ainsi qu’il l’a été mentionné plus tôt, la sécurité du spatioport Trois ne relève pas de votre autorité, monsieur Van Atta.
Il se tourna vers sa supérieure.
— C’est exact, confirma-t-elle. L’Habitat est peut-être votre problème, monsieur Van Atta, mais le détournement de ce superjumper tombe sans conteste sous ma juridiction, et ce en dépit du lien entre les deux événements. Et il reste également une navette-cargo là-haut qui m’appartient, bien que la station de transfert nous ait signalé que son équipage avait été récupéré dans une nacelle de sauvetage.
Van Atta enrageait. Saletés de bonnes femmes. Elles étaient complices, en plus, pour lui mettre des bâtons dans les roues. Parce que, il s’en apercevait maintenant, c’était à Chalopin que s’adressait Yei, tout à l’heure. Tout en subtilité, bien sûr. Sournoise comme elle l’était… Et l’autre avait reçu le message cinq sur cinq.
— D’accord, dit-il, les dents serrées. Nous en référerons à la direction générale, dans ce cas. Et nous verrons bien qui commande, ici, en fin de compte.
Le Dr Yei ferma les yeux, soulagée. Sur les instructions de Chalopin, un tech com se prépara à envoyer en urgence un message brouillé au District, qui serait relayé par radio à la vitesse de la lumière jusqu’à la station du point de saut, puis enregistré et expédié à travers le couloir par la première navette disponible.
— En attendant, que comptez-vous faire à propos de
— Procéder avec prudence. Il y a tout lieu de croire qu’ils détiennent un otage.
— Nous ne savons pas non plus avec certitude si tout le personnel de GalacTech a pu être évacué de l’Habitat, dit Yei.
Van Atta leva les yeux au ciel, incapable de la contredire sur ce point. Mais s’il y avait encore des gravs là-haut, la direction répondrait sans doute plus vite. Il serait préférable d’appeler la station de transfert pour obtenir le compte définitif des gravs éjectés. Puisque tous ces imbéciles l’obligeaient à se tourner les pouces pendant plusieurs jours, il en profiterait au moins pour échafauder un plan d’enfer. Et à la minute même où on lui donnerait le feu vert, il serait prêt…
Car il l’obtiendrait, ce feu vert, tôt ou tard. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir l’horreur qu’Apmad nourrissait à l’égard des quaddies. Quand la nouvelle de ce chambard tomberait sur son bureau, elle ferait un bond de trois mètres… Et elle lui donnerait carte blanche pour régler ce problème de façon radicale… otages ou pas otages.
Les yeux de Van Atta se rétrécirent soudain.
— Hé !… jubila-t-il. Mais moi aussi, j’ai mon otage…
— Ah oui ? dit Yei, surprise.
— Et dire que j’ai failli l’oublier, celui-là, continua Van Atta. Cher Tony… Quelle bonne idée j’ai eue de vouloir le garder ici…
Le chouchou de Graf… et le préféré de cette petite garce de Claire. Elle faisait sans doute partie des leaders, celle-là. Oui, il tenait une sacrée carte dans les mains. S’il la jouait intelligemment, il avait toutes les chances de gagner la mise – même après avoir perdu la première manche…
Il pivota sur ses talons, débordant soudain d’une énergie renouvelée.
— Allez, venez, Yei ! Je vous assure que ces sales macaques vont répondre à nos appels, maintenant…
Les pilotes de saut avaient beau jurer que leurs vaisseaux étaient magnifiques, franchement, songea Leo en regardant le D-620 approcher, le superjumper ne ressemblait jamais qu’à un énorme poulpe mécanique. Une sorte de nacelle, à l’avant, contenait la salle de contrôle et les quartiers de l’équipage ; un cône magnétique invisible la protégeait des radiations et un bouclier en acier laminé des objets spatiaux pouvant la heurter durant les phases d’accélération ; il traînait derrière lui quatre bras incroyablement longs, en arc de cercle, dont deux abritaient les thrusters normaux, et les deux autres le cœur même du vaisseau, les câbles du champ électrique Necklin qui le propulsaient dans le couloir de navigation durant le saut. Entre ces quatre bras se trouvait un espace vide, d’ordinaire occupé par les nacelles-cargos. Le vaisseau aurait déjà l’air moins bizarre quand les modules de l’Habitat combleraient cet espace, pensa Leo. À ce moment-là, il serait même tout disposé lui aussi à le trouver superbe.
D’un mouvement du menton, Leo fit apparaître à l’intérieur de son casque un vid des niveaux énergétiques de son scaphandre. Il aurait tout juste le temps de voir la mise en place de la première grappe de modules, avant d’être contraint de faire une pause pour remettre ses niveaux à flot. En fait, cette pause, il y avait des heures qu’il la méritait. Ses yeux lui brûlaient ; il avait l’impression d’avoir du sable dans les paupières. Si seulement il pouvait les frotter… Il aspira une gorgée de café de son tube et lui trouva un goût d’eau de vaisselle. Il n’était pas le seul à ne plus être très frais…
Le D-620 se plaça près de l’Habitat et coupa ses moteurs. Les feux de position s’allumèrent, et une lueur vive illumina soudain l’énorme espace vide qu’embrassaient les immenses pattes de l’insecte géant.
Du coin de l’œil, Leo vit une nacelle se détacher à tribord et se diriger vers les modules de l’Habitat. Qui était à l’intérieur ? Silver ? Ti ? Il fallait qu’il parle à Ti au plus vite. Il actionna ses propulseurs et rejoignit son équipe de quaddies.
Trente minutes plus tard, la première grappe de modules se plaçait en douceur entre les bras du D-620. Dans ses cauchemars éveillés, Leo avait imaginé toutes sortes d’obstacles et des heures de réparation ou d’ajustement. Quant aux autorités, à part les messages qu’elles envoyaient régulièrement, elles n’avaient toujours pas bougé. La direction de GalacTech sur Rodeo finirait bien par réagir ; il ne pouvait strictement rien faire pour parer à une attaque éventuelle tant qu’il n’en connaissait pas la nature. L’apparente paralysie de Rodeo ne pourrait pas s’éterniser.
En attendant, il était grand temps pour lui de s’accorder une récréation. Minchenko aurait peut-être un remède miracle pour soigner son mal de tête et compenser les heures de sommeil dont il devrait une fois de plus se passer.
— Pramod ? appela-t-il sur son canal. Ramène tes gars à l’intérieur dès que vous aurez fini de fixer ces modules. Bobbi, il faut que je rentre. Je te laisse diriger les opérations. Assure-toi que la deuxième grappe est solidement liée avant de fermer toutes les écoutilles, d’accord ?
— D’accord, Leo. On s’y met tout de suite, répondit Bobbi en lui adressant un signe amical.
Alors que Leo se détournait, un des mini-pousseurs qui avait aidé à positionner les modules se mit à tourner sur lui-même, prêt à reproduire la manœuvre avec la grappe suivante déjà alignée sous le superjumper. Puis, soudain, l’un de ses verniers projeta un jet gazeux d’un bleu intense ; sous le regard effaré de Leo, le pousseur tourbillonna de plus en plus vite.
De toute évidence, le pilote en avait perdu le contrôle. Leo, paniqué, se brancha aussitôt sur le canal du pousseur. Celui-ci passa à quelques mètres seulement d’un quaddie qui l’évita de justesse. Les yeux écarquillés d’horreur, Leo le vit heurter une nacelle et rebondir sur un des bras du superjumper avant de culbuter entre les modules.
Le canal de Sako, la jeune quaddie qui pilotait le pousseur, n’émettait qu’un long hurlement strident. Leo changea de canal et appela le pilote du second pousseur.
— Vatel ! Va la chercher, vite !
Le pousseur passa devant lui ; il aperçut le mouvement de la main gantée de Vatel répondant à son ordre depuis son cockpit, et dut refréner une furieuse envie de se propulser lui-même là-bas. Mais les niveaux énergétiques de son scaphandre exigeaient qu’il rentre. Pas le choix. Il ne pouvait que s’en remettre à Vatel.
L’incident était-il dû à une erreur humaine – enfin… quaddie – ou provenait-il d’une défaillance mécanique ? Il serait rapidement en mesure de le savoir, dès que Sako lui expliquerait ce qui s’était passé.
Elle était cabossée en profondeur, à l’endroit où le pousseur l’avait heurtée. Leo s’efforça de se rassurer.
Oh, nom de Dieu !
Le miroir vortex était fêlé. Large de plus de trois mètres, conçu et poli au centième d’angstrôm près, il constituait une surface de contrôle intégral du système de saut, reflétant ou amplifiant le champ électrique Necklin généré par les câbles selon les besoins du pilote. Et il n’était pas seulement fêlé… mais brisé, étoilé et déformé.
Un faisceau lumineux rejoignit le sien. Leo regarda par-dessus son épaule.
— C’est aussi grave que ç’en a l’air ? demanda Pramod dans le canal com.
— Oui, soupira Leo.
— On ne peut pas réparer ça avec une soudure, n’est-ce pas ? Alors qu’allons-nous faire ? demanda Pramod d’un ton angoissé.
La voix lasse de Leo trahissait à la fois son épuisement et sa peur.
— Il faut absolument que je rentre, maintenant. On verra après.
Il venait tout juste d’ôter son scaphandre quand Vatel surgit. Il avait récupéré le pousseur, désormais garé dans son module, et libéré son pilote.
— Il s’est bloqué, pleurait Sako, meurtrie et effrayée. Je ne pouvais plus rien faire. Qu’est-ce que j’ai percuté ? J’ai blessé quelqu’un ? Je ne voulais pas lâcher le carburant, mais c’est le seul moyen que j’aie trouvé pour couper le moteur. Je suis désolée…
Sako ne devait guère avoir plus de quatorze ans.
— Depuis combien de temps ne t’es-tu pas reposée, Sako ? demanda Leo.
— Depuis qu’on a commencé, renifla-t-elle.
Ses quatre mains tremblaient alors qu’elle se tenait devant lui, suspendue en l’air, la tête penchée.
— Mais ça fait au moins vingt-six heures, ça ! s’exclama Leo. Tu vas aller dormir tout de suite. Et mange quelque chose avant.
Elle releva la tête, le considérant avec étonnement.
— Mais les dortoirs ont tous été regroupés avec les crèches. Je ne peux pas y accéder d’ici.
— Et c’est pourquoi… ? Écoute, les trois quarts de l’Habitat sont inaccessibles, à présent. Trouve-toi un coin dans le vestiaire ou ailleurs, n’importe où.
Il regarda ses yeux pleins de larmes, puis ajouta :
— C’est autorisé, Sako.
De toute évidence, elle voulait son sac de couchage personnel, qui l’aurait rassurée, mais Leo n’était pas en mesure de le lui procurer.
— Toute seule ? dit-elle d’une voix de petite fille.
Elle n’avait sans doute jamais dormi avec moins de sept ou huit autres gosses de son âge.
— Viens, dit-il.
Il l’emmena par la main dans le vestiaire, accrocha au mur un sac à linge vide et l’aida à s’y glisser avant de lui donner le sandwich sous vide qu’il gardait dans la poche de sa combinaison. Seule la tête de l’adolescente apparaissait ; il eut un instant l’impression bizarre d’être sur le point d’aller noyer un sac de chatons.
— Là…
Il se força à sourire.
— Ça va mieux ?
— Merci, Leo, dit-elle en ravalant ses dernières larmes. Je regrette, pour le pousseur. Et le carburant…
— On va s’en occuper, ne t’inquiète pas, la rassura-t-il avec un clin d’œil héroïque. Repose-toi, maintenant, d’accord ? Il y aura encore largement de quoi faire quand tu te réveilleras. Bon… eh bien… bonne nuit.
— Bonne nuit, répéta-t-elle.
Une fois seul dans le corridor, il se passa les mains sur le visage en soupirant. Trois quarts de l’Habitat inaccessibles ? Il était bien au-dessous du compte. Et tous les modules fonctionnaient sur l’alimentation de secours en attendant d’être raccordés au circuit central. Il était vital pour la sécurité de ceux qui restaient à l’intérieur des différentes sous-unités que l’Habitat puisse être reconfiguré et rendu opérationnel aussi vite que possible.
Sans parler des efforts que chacun devait fournir pour s’y retrouver dans ce nouveau labyrinthe qu’il avait fallu concevoir selon les exigences spécifiques des services. Les crèches, par exemple, pouvaient fort bien s’accommoder d’être à l’intérieur d’un groupe de modules ; les réfectoires, en revanche, qui servaient quelque mille repas par jour, nécessitaient un accès aisé, de même que les baies de chargement et de déchargement, une ouverture sur l’espace. Encore fallait-il espérer que les modules soient tous attachés dans le bon sens, songea Leo ; il n’était pas toujours sur place pour superviser.
Mais la question se posait désormais de savoir si l’on pouvait continuer à charger un superjumper peut-être hors d’état de fonctionner. Le miroir vortex. Bon Dieu… Pourquoi Sako n’avait-elle pas percuté une nacelle, tout simplement ?
— Leo ! l’apostropha une voix familière.
Le visage fermé, Ti Gulik s’avançait vers lui dans le corridor, suivi de près par Silver et par Pramod. S’agrippant à une poignée, il se planta devant Leo. Celui-ci lança un bref salut à Silver avant que le pilote ne le cloue au pilori.
— Qu’ont fait ces imbéciles de quaddies à mon vaisseau ? s’écria Ti. On prend des risques inouïs pour aller le chercher et le ramener ici, et vous ne trouvez rien de mieux à faire que de le bousiller ! J’avais à peine fini de couper les moteurs !
Il secoua la tête, fournissant un effort louable pour baisser le ton.
— Par pitié, dites-moi que ce petit mutant…
Sans se retourner, il indiqua Pramod derrière lui.
—… s’est trompé.
Leo s’éclaircit la gorge.
— Un des verniers du pousseur s’est, semble-t-il, bloqué et l’a propulsé dans une rotation incontrôlable. Le terme « accident imprévisible » ne figure certes pas dans mon vocabulaire, mais, en tout état de cause, ce n’était pas la faute du quaddie.
— Hmm… renifla Ti. Au moins, vous n’essayez pas de tout mettre sur le dos du pilote. Et au niveau des dégâts, quel est le bilan ?
— Le câble lui-même n’a pas été touché…
Ti exhala un long soupir de soulagement.
—… mais le miroir vortex de bâbord est brisé.
— Le miroir vortex ? s’étrangla Ti. Mais c’est aussi grave !
— Du calme, Gulick. Non, ce n’est peut-être pas aussi grave, justement. J’ai déjà réfléchi à une ou deux solutions… De toute façon, je voulais vous parler. Quand on a pris l’Habitat, il y avait une nacelle-cargo à quai.
Ti le considéra d’un air soupçonneux.
— Et alors ?
— Eh bien, il y a quelque chose dont Silver n’est pas encore au courant…
Leo rencontra le regard de la quaddie qui s’assombrit à la perspective d’une mauvaise nouvelle.
—… Nous n’avons pas pu récupérer Tony. Il est toujours à l’hôpital, sur Rodeo.
— Oh non !… gémit-elle. Est-ce qu’on va pouvoir… ?
— Peut-être. J’ignore encore si la stratégie est bonne, mais je sais en revanche que je ne pourrais plus me regarder dans la glace le matin si on ne tentait pas l’impossible pour aller le chercher. En plus, Minchenko a aussi promis de venir avec nous, mais pas sans
— Le Dr Minchenko est resté ?
Silver applaudit des quatre mains, ravie.
— Oh, c’est formidable !
— Mais seulement si nous pouvons ramener sa femme, insista Leo. On a donc deux bonnes raisons de tenter un raid. On a une navette, on a un pilote…
— Oh non ! protesta Ti. Pas si vite…
—… et on a désespérément besoin d’un miroir vortex. Si on peut en trouver un dans l’entrepôt de Rodeo…
— Ne vous faites pas d’illusions, l’interrompit Ti. Seul le chantier naval du district orbital d’Orient IV effectue les réparations des navires de saut. Et toutes les pièces sont entreposées là. Rodeo n’a rien à voir avec les superjumpers. Rien du tout, conclut-il en croisant les bras.
— C’est bien ce que je craignais, soupira Leo. Bon, il y a encore une autre possibilité. On pourrait essayer d’en fabriquer un ici.
Ti prit l’air contrarié de quelqu’un qui vient de mordre dans un citron.
— Graf… on ne fait pas un miroir vortex avec des boîtes de conserve et des bouts de ficelle. Ils les fabriquent d’une seule pièce ; il n’y a pas une soudure, pas un joint, et ce truc fait trois mètres de large, bon sang ! La presse qui les moule pèse des tonnes. Sans parler de la précision nécessaire… il vous faudrait au moins six mois pour y arriver. Et encore… sans résultat garanti !
Leo hocha la tête, puis leva les mains, doigts écartés.
— Dix heures, dit-il. Ah ! bien sûr, je préférerais avoir six mois. Et être en gravispace, dans une fonderie. Avec une presse géante et une équipe de spécialistes… Là, je serais équipé pour fabriquer des dizaines, voire des centaines de miroirs vortex. Mais primo, je n’ai rien de tout ça, et secundo il ne m’en faut pas des centaines, mais un seul. Et il existe un moyen de le faire. C’est sûr, avec le temps imparti, on n’aura pas de seconde chance. Mais au point où nous en sommes, on a tout à gagner à tenter le coup. Le problème, c’est que je ne peux pas en même temps construire un miroir vortex ici et récupérer Tony sur Rodeo. Pas question non plus que les quaddies y aillent. Donc j’ai besoin de vous, Ti. De toute façon, je vous aurais demandé de piloter la navette. Maintenant, je vous demande un peu plus que ça…
Ti pointa l’index sur le torse de Leo.
— Écoutez-moi bien, Graf… En principe, j’allais pouvoir me tirer intact de cette histoire parce que GalacTech aurait été amené à penser que je vous avais fait franchir le couloir avec un flingue sur la tempe. Un scénario simple et tout à fait crédible. Mais là, ça complique tout. Même si j’arrive à me sortir indemne de ce genre de cascade, ils ne voudront jamais croire que je l’ai fait contraint et forcé. Qu’est-ce qui m’empêcherait d’aller trouver les autorités s’il n’y a plus personne pour me menacer ? Non, non, je ne peux pas faire ça. Ni par amour, ni pour de l’argent.
— Je sais, rétorqua Leo. On vous a déjà offert l’un et l’autre.
Ti le fusilla du regard, mais baissa la tête pour éviter de rencontrer les yeux de Silver.
Une voix juvénile retentit depuis le corridor :
— Leo ? Leo ! Où êtes-vous ? Leo ?
— Ici, répondit-il. Que se passe-t-il encore… ?
Un jeune quaddie apparut à la porte.
— Leo ! On vous cherche partout. Vite ! Un message urgent. Sur le com. De gravispace.
— On a dit qu’on ne répondait pas aux messages. Le black-out complet. Moins on leur donne d’informations, plus ça leur prendra du temps pour mettre leur attaque au point.
— Mais c’est Tony !
Leo sentit son ventre se crisper. Il se rua derrière le messager. Silver, blême, et les autres se précipitèrent à sa suite.
Tony était assis sur son lit d’hôpital, adossé aux oreillers, face au vid. Il portait son T-shirt et son short habituels, et un bandage sur le bras inférieur gauche. Des cernes marquaient son visage tourmenté et ses yeux, tels ceux d’un poney apeuré, se tournaient sans cesse vers la droite de son lit où se tenait Bruce Van Atta.
— Il vous en a fallu, du temps, pour répondre à notre appel, Graf, dit Van Atta sur un ton détestable.
Leo avait la gorge serrée.
— Salut, Tony. On ne t’a pas oublié, ici. Claire et Andy vont bien ; ils sont de nouveau ensemble et…
— Vous êtes ici pour écouter, Graf, et rien d’autre, l’interrompit Van Atta qui appuya sur un bouton. Voilà, je viens de couper votre audio, comme ça vous pouvez économiser votre salive. Bien, Tony…
Van Atta lui toucha le bras avec la pointe d’un petit câble argenté.
—… fais-nous ton discours.
Le regard de Tony revint sur le vid, sur l’image silencieuse de Leo, et ses yeux s’agrandirent démesurément. Il se mit à parler de façon précipitée :
— Je ne sais pas ce que vous faites, Leo, mais continuez. Ne vous occupez pas de moi. Emmenez Claire et Andy loin d’ici et…
L’holovid s’éteignit soudain, bien que le canal audio restât ouvert. Leo et tous ceux qui étaient présents entendirent une sorte de grésillement, un cri, et la voix dure de Van Atta :
— Arrête de bouger, sale mutant !
Puis le son, lui aussi, fut coupé.
Leo s’aperçut qu’il serrait très fort la main de Silver dans la sienne.
— On a prévenu Claire, dit Silver. Elle doit être en route.
— Je crois que tu ferais mieux d’aller au-devant d’elle. Il ne faut pas qu’elle voie ça.
Silver hocha la tête.
— Compris.
Elle venait de ressortir quand le vid s’alluma de nouveau. Tony était maintenant recroquevillé dans le coin de son lit, le visage enfoui entre ses mains. Van Atta, l’air mauvais, se balançait sur ses talons.
— Ce gosse a l’esprit lent, de toute évidence, lança-t-il avec hargne. Je vais être clair et bref, Graf. Vous détenez peut-être des otages, mais si vous vous avisez de toucher à un seul de leurs cheveux, vous devrez en répondre devant n’importe quel tribunal de la galaxie. Moi aussi, j’ai un otage ; la différence, c’est que je peux en disposer selon mon bon plaisir. En toute légalité. Et vous auriez tort de croire que ce sont des paroles en l’air. Donc, nous allons vous envoyer une navette de la sécurité pour remettre un peu d’ordre là-haut. Et vous allez gentiment coopérer, d’accord ?
Il leva le câble argenté et actionna une manette. Des étincelles en jaillirent.
— C’est un instrument très rudimentaire, mais c’est fou ce qu’on peut faire avec. Il va de soi que je ne m’en servirai que si vous m’y forcez, Leo.
— Personne ne vous force à…
— Ah ! le coupa Van Atta. Un instant…
Il régla ses commandes holovid.
— Là… maintenant, on vous entend. Allez-y, mais j’espère que ce que vous avez à me dire sera intéressant.
— Personne ici ne vous force à faire quoi que ce soit, dit Leo. Vous êtes seul responsable de vos actes. Nous ne détenons aucun otage. Nous avons juste trois volontaires, qui ont choisi de rester pour… être en accord avec leur conscience, je suppose.
— Si Minchenko est l’un d’eux, je vous conseille de protéger vos arrières, Graf. La conscience, mon œil ! Il veut simplement garder la mainmise sur son petit empire. Vous êtes un con, Graf. Yei, venez lui parler dans sa langue. Je ne suis pas sûr qu’il comprenne la mienne…
Le Dr Yei apparut dans l’image. L’attitude très rigide, elle s’humecta les lèvres et rencontra le regard de Leo.
— Monsieur Graf, je vous en supplie, mettez un terme à cette folie. Ce que vous tentez de faire est dangereux pour vous tous et…
Van Atta illustra ses propos en agitant le câble électrique au-dessus de la tête de Yei qui se tourna vers lui, agacée.
— Rendez-vous maintenant, continua-t-elle cependant, et vous limiterez ainsi les dégâts. Je vous en prie. Pensez à tous ces enfants. Vous avez le pouvoir de tout arrêter…
Leo garda le silence un instant, puis se pencha.
— Docteur Yei, je suis à quarante-cinq mille kilomètres de vous. Vous êtes dans la même pièce que Van Atta. C’est à
Il éteignit l’holovid et resta quelques minutes sans rien dire.
— Pourquoi avez-vous coupé ? demanda Ti, réprobateur.
Leo haussa les épaules.
— Parce que, sans public, il n’a aucun intérêt à poursuivre le spectacle.
— Jusqu’où ce type peut-il aller, à votre avis ?
— Je l’ai connu dans le passé. Et je l’ai déjà vu en colère. Il peut se montrer très belliqueux. En général, il suffit d’invoquer ses intérêts personnels pour qu’il se calme. Mais dans ce cas précis, sa carrière est déjà salement compromise. Il n’a plus grand-chose à perdre. Franchement, je ne sais pas jusqu’où il est capable d’aller. Je ne suis même pas certain qu’il le sache lui-même.
Ti fut le premier à rompre le silence qui suivit les propos de Leo :
— Vous, euh… vous avez encore besoin d’un pilote, pour la navette, Leo ?
14
Silver se cramponna des quatre mains au fauteuil du copilote, à la fois excitée et effrayée. La décélération, conjuguée à la force de la gravité, l’écrasait contre le cuir matelassé. Elle décrocha une de ses mains pour vérifier que son harnais de sécurité était bien attaché alors que la navette piquait du nez et que le sol aride de la planète semblait se précipiter vers eux. L’ombre du vaisseau planait sur la montagne du désert rouge au visage ridé comme celui d’une vieille femme.
Ti, assis à côté d’elle, pilotait avec une rare économie de mouvements. Ses mains, ses pieds bougeaient à peine. Ses yeux, en revanche très mobiles, passaient sans cesse de son écran de contrôle à l’horizon qui se balançait devant eux au gré des oscillations de la navette. De violentes bourrasques malmenaient le revêtement métallique de l’appareil. Silver commençait à comprendre pourquoi Leo n’avait pu mettre Zara ou tout autre quaddie aux commandes de la navette. Un atterrissage sur une planète était un exercice radicalement différent de la propulsion en apesanteur, surtout avec un vaisseau dont la taille atteignait presque celle d’un module de l’Habitat. Sans parler des pédales…
— Le lac asséché est là, annonça-t-il. Droit sur l’horizon.
— Est-ce que ce sera… beaucoup plus difficile d’atterrir là que sur une piste de spatioport ? demanda Silver, inquiète.
— Aucun problème, dit Ti en souriant. C’est comme une grande cuvette plate. En fait, on s’en sert comme piste d’atterrissage de secours. Il suffit d’éviter les grosses ornières au nord…
— Oh !… J’ignorais que tu avais déjà atterri ici.
— Pour moi, en fait, c’est la première fois. Mais j’en ai tellement entendu parler…
Il se cala dans son siège, attentif ; Silver décida de remettre toute conversation à plus tard.
Se retournant, elle regarda le Dr Minchenko qui lui adressa un sourire ironique, comme pour se moquer gentiment de son angoisse ; mais elle remarqua que lui aussi s’assurait que sa ceinture était bien bouclée.
Le sol se rua vers eux. Silver regretta qu’ils aient renoncé à attendre la nuit pour atterrir. Au moins elle n’aurait pas vu la mort en face. Bien sûr, elle pouvait fermer les yeux. Ce qu’elle fit. Elle les rouvrit toutefois aussitôt. Pourquoi rater cette expérience, finalement ? La dernière de sa vie. Quel dommage que Leo ne lui ait jamais fait la moindre avance ! Sans doute avait-il d’autres préoccupations…
La navette trébucha, cahota et gronda sur le sol craquelé. Après tout, elle non plus n’avait jamais fait la moindre avance à Leo. Quelle idiote… Savoir oser. Savoir prendre sa vie en main…
Le harnais s’enfonça entre ses seins tandis que la décélération la projetait en avant et que les vibrations se répercutaient dans ses dents.
— C’est pas aussi doux qu’une piste, cria Ti en lui adressant enfin un large sourire. Mais ça suffit.
Personne n’était terrorisé, ni ne priait. Un atterrissage réussi, en définitive. Ils roulèrent encore quelques instants, puis s’arrêtèrent au beau milieu de nulle part. Des pics montagneux carmin hérissaient un horizon désert. Le silence s’installa dans la carlingue.
— Bon, eh bien, on y est, dit Ti.
Il détacha son harnais et se tourna vers Minchenko qui quittait son siège.
— Alors ? Que fait-on, maintenant ? Où est-elle ?
— Auriez-vous l’amabilité de nous offrir un balayage extérieur ?
Une vue du paysage s’afficha sur l’écran de contrôle. Silver regardait distraitement. La gravité n’était pas aussi terrible que Claire la lui avait décrite, en fin de compte. Ses sensations étaient peu ou prou celles qu’elle avait éprouvées sous l’effet de la décélération à l’approche du couloir de navigation. Ou comme à la station de transfert, aussi, mais en plus fort. Bien sûr, elle aurait préféré que la forme du siège soit mieux ajustée à son corps…
— Et si la tour de contrôle de Rodeo nous a vus atterrir ? dit-elle. Et si les gardes de GalacTech arrivent ici les premiers ?
— Ce serait bien plus effrayant si la tour de contrôle nous avait ratés, répondit Ti. Quant à qui arrivera ici le premier… Qu’en pensez-vous, docteur Minchenko ?
— Mmmh, répondit le médecin, morose.
Son visage s’éclaira soudain, il se pencha pour faire un arrêt-image sur l’écran. Du doigt, il désigna une petite éclaboussure, à environ une quinzaine de kilomètres de là.
— Un nuage de poussière ? dit Ti, n’osant exprimer ses espoirs.
— La Land Rover, annonça Minchenko avec un sourire satisfait. Bien joué, ma fille…
L’éclaboussure devint une spirale de poussière orange accrochée à une Land Rover fonçant à toute allure vers eux. Cinq minutes plus tard, le véhicule s’arrêtait près de la navette. La silhouette visible sous la bulle de protection prit le temps d’ajuster un masque respiratoire, puis la bulle se souleva au moment même où la passerelle de la navette s’abaissait.
Le Dr Minchenko mit lui aussi son masque et, suivi de Ti, dévala les marches pour aller aider la vieille dame frêle aux cheveux gris qui se débattait avec un monceau de bagages. Elle s’en délesta avec plaisir sur les hommes, à l’exception d’une curieuse boîte noire en forme de cuillère qu’elle serra contre sa poitrine. Minchenko prit le bras de son épouse pour la soutenir tandis qu’elle gravissait les marches. Une fois dans l’habitacle de la navette, ils purent enfin ôter leurs masques.
— Ça va, Warren ? demanda Mme Minchenko.
— Très bien, assura-t-il.
— Je n’ai presque rien pu prendre… À vrai dire, le choix était difficile.
— Parfait. Au moins nous n’aurons pas à payer pour l’excédent de bagages, plaisanta-t-il.
Silver était fascinée par la forme que la gravité donnait à la robe de Mme Minchenko. Le tissu bordeaux tombait en plis souples sur ses chevilles bottées ; une ceinture argentée soulignait sa taille menue.
— C’est de la folie ! déclara Mme Minchenko. Ce genre de coup de tête n’est plus de notre âge ! J’ai été obligée d’abandonner ma harpe.
Son mari lui tapota l’épaule.
— Tu n’aurais pas pu t’en servir en apesanteur, de toute façon. Les cordes ne pourraient pas se remettre en place.
Il redevint sérieux :
— Ils veulent tuer mes quaddies, Ivy !
— Oui, je comprends…
Mme Minchenko adressa un sourire un peu distant à Silver, restée poliment à l’écart.
— Vous devez être Silver ?
— Oui, madame Minchenko, répondit-elle avec déférence.
Jamais elle n’avait vu de grav si âgée. À part bien sûr le Dr Minchenko et le Dr Cay lui-même.
— Il faut aller chercher Tony, maintenant, déclara Minchenko. On revient dès que possible. Silver t’aidera. Tu peux compter sur elle pour tenir le siège !
Les deux hommes sortirent et, quelques secondes plus tard, la Land Rover filait à travers le paysage désertique.
Silver et Mme Minchenko restèrent seules, face à face.
— Voilà… dit Mme Minchenko.
Silver haussa les épaules, intimidée.
— Je suis désolée que vous ayez dû renoncer à emporter toutes vos affaires. Et quitter votre maison.
— Oh !… je ne peux pas vraiment dire que je regretterai Rodeo.
Son regard s’attarda un instant sur l’horizon montagneux. Puis, en soupirant, elle s’assit et posa sa drôle de boîte sur ses genoux. Silver essayait d’imaginer à quoi ressemblerait de vivre le reste de son existence avec la même personne. Mme Minchenko avait-elle jamais été jeune ? Le Dr Minchenko, en tout cas, avait toujours été vieux, c’était certain.
— Comment avez-vous rencontré le Dr Minchenko ? demanda-t-elle, poussée par la curiosité.
— Oh !… c’est une longue histoire, répondit Mme Minchenko en souriant.
— Étiez-vous infirmière ? Ou tech en laboratoire ?
— Pas du tout. Je n’ai jamais travaillé dans le domaine médical. Dieu merci…
Sa main parcheminée caressa la boîte.
— Je suis musicienne. Silver écarquilla les yeux.
— Vous jouez sur les synthavids ? Vous programmez ? On a des synthavids dans notre bibliothèque…
Un demi-sourire étira les lèvres de la vieille dame.
— Il n’y a rien de synthétique dans ce que je fais. Je suis en quelque sorte une interprète-historienne. C’est-à-dire que je m’efforce de perpétuer une certaine tradition musicale. Si vous préférez, considérez-moi comme une pièce de musée vivante, qui aurait peut-être besoin d’un bon coup de plumeau…
Sous le regard captivé de Silver, elle ouvrit la boîte. Le bois acajou, patiné, refléta les lumières colorées de la cabine de pilotage. Mme Minchenko souleva l’instrument et le coinça sous son menton.
— C’est un violon.
— J’en ai déjà vu en photo. C’est un vrai ?
Mme Minchenko fit glisser l’archet sur les cordes. La musique était gaie et aérienne, comme… les danses des jeunes quaddies dans le gym, songea Silver à court de comparaison. Le son était très puissant.
— Et par où branchez-vous ces cordes sur les enceintes ? s’enquit-elle en tendant le cou pour mieux voir.
— Il n’y a pas d’enceintes. Le son vient du bois, rien d’autre.
— Mais ça remplit toute la cabine !
Les yeux de Mme Minchenko s’allumèrent d’une lueur de défi.
— Cet instrument pourrait remplir une salle de concert à lui tout seul.
— Vous avez donné des concerts ?
— Une fois, quand j’étais très jeune. J’avais votre âge, à peu de chose près. J’étais allée dans une école qui enseignait la musique. La seule qui existât sur ma planète. C’était un monde colonial où on ne laissait que peu de place à l’art. Un concours avait été organisé ; le gagnant ayant droit à un voyage sur la Terre, et à un contrat avec la maison de disques qui sponsorisait toute l’affaire. Je suis arrivée seconde du concours. Et comme il n’y avait pas de place pour tout le monde…
Elle soupira.
— Je n’ai eu pour toute consolation que le plaisir d’une bonne réussite personnelle. Heureusement, c’est à cette époque que j’ai rencontré Warren. Et je n’ai pas eu le temps de regretter mon échec car nous avons beaucoup voyagé dès le début de notre mariage. Ayant juste terminé ses études, il avait été engagé par GalacTech. De mon côté, j’ai enseigné à droite à gauche, à des gens assez passionnés pour vouloir apprendre l’art traditionnel de la musique. Voilà…
Elle inclina la tête, souriant.
— Vous ont-ils appris à jouer d’un instrument, au moins, sur ce satellite ?
— De la sifflûte. Mais pas longtemps…
— De la sifflûte ?
— Oui. C’est un petit tuyau en plastique dans lequel il faut souffler pour produire des sons. Une des surveillantes de la crèche en avait apporté quelques-unes quand j’avais… huit ans, à peu près. Mais au bout de deux semaines, les gravs ont commencé à se plaindre parce qu’on leur cassait les oreilles, il paraît. Alors elle a dû les remporter.
— Je vois. Warren ne m’en a jamais parlé.
Silver se pencha un peu plus encore vers le violon.
— Est-ce que je pourrais… ?
Elle s’arrêta, consciente de son audace. Sans doute Mme Minchenko verrait-elle d’un mauvais œil qu’elle touche cette précieuse antiquité. Et plus encore qu’elle oublie de la tenir et que la gravité la jette par terre.
— Vous voulez essayer ? proposa Mme Minchenko. Pourquoi pas ? Il semble que nous ayons un peu de temps devant nous…
— Je crains de…
— Mais non. Oh ! à une époque, je n’aurais autorisé personne à le toucher, pour rien au monde. Je l’ai même laissé enfermé dans un coffre à température contrôlée pendant des années. Sans en jouer. Comme dans un cercueil, en fait. Et puis, il n’y a pas si longtemps, j’ai fini par trouver stupide de l’avoir condamné ainsi. Alors je l’ai sorti pour le faire revivre. Tenez… Levez le menton, comme ça. Et coincez-le dessous, là…
Elle prit la main de Silver et lui replia les doigts sur le manche.
— Vous avez des doigts très fins et, euh… vous en avez beaucoup. Je me demande…
— Quoi ? l’encouragea Silver.
— Oh ! j’imaginais seulement un quaddie jouant de la guitare à douze cordes en apesanteur. Si vous n’étiez pas écrasée sur ce siège, vous pourriez amener votre main inférieure gauche…
C’était un jeu de lumière, sans doute. Un clin d’œil du soleil plongeant sur l’horizon en dents de scie et projetant ses rayons à travers les hublots de la cabine, mais les yeux de Mme Minchenko brillaient d’une lueur particulière.
— Bien, à présent, posez le bout des doigts sur les cordes, là, bien…
Le feu.
Le premier problème avait été de trouver assez de titane pur dans l’Habitat pour l’ajouter à la matière du miroir vortex brisé et compenser ainsi les inévitables pertes durant la re-fabrication. Leo savait qu’il ne se sentirait pas à l’aise à moins d’une confortable marge de quarante pour cent de matière supplémentaire.
Il aurait dû y avoir des bidons de titane pour stocker les liquides corrosifs – un seul bidon d’une centaine de litres leur aurait suffi. Ou bien des canalisations, enfin quelque chose… Pendant la première heure passée à ratisser l’Habitat, Leo avait eu le sentiment accablant que son plan allait échouer là, avant même d’avoir commencé. Et puis il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait dans un endroit inattendu – le service de nutrition. Une chambre froide pleine de grosses boîtes pesant au moins cinq cents grammes chacune. Leurs différents contenus avaient été transvasés en hâte dans tous les containers sur lesquels Leo et son équipe avaient pu mettre la main.
— Le nettoyage sera un bon exercice pour les plus jeunes, avait-il lancé, culpabilisé, à la responsable du service avant de disparaître, son forfait accompli.
Le deuxième problème avait été de trouver un lieu pour travailler. Pramod lui avait indiqué un des modules abandonnés, un cylindre d’environ quatre mètres de diamètre. Il leur avait fallu deux autres heures pour percer une ouverture sur le côté et entasser dans le fond tous les morceaux de métal conducteur récoltés un peu partout dans l’Habitat qu’ils avaient recouverts d’une plaque de revêtement arrachée à un autre module abandonné, puis broyés jusqu’à obtenir une sorte de bol concave dont la largeur occupait presque le diamètre du cylindre.
À présent, leur masse de titane était suspendue au centre du module. Les morceaux brisés du miroir vortex et les boîtes aplaties étaient liés par un fil de titane pur dont un quaddie astucieux avait découvert une grosse bobine dans un des ateliers. La curieuse sculpture de métal dense et gris reflétait les lueurs de leurs lampes de travail et un rayon de soleil qui filtrait par l’ouverture.
Leo regarda son équipe une dernière fois. Quatre quaddies, vêtus de leur scaphandre et armés d’un laser, étaient adossés aux murs, encadrant la masse. Les instruments de mesure de Leo flottaient autour de lui, reliés par une laisse à sa ceinture, à portée de ses mains gantées. Il modifia légèrement les commandes de son casque pour en assombrir la visière.
— Feu ! dit-il dans son canal com.
Quatre faisceaux laser jaillirent à l’unisson et attaquèrent la masse métallique. Il ne parut rien se passer pendant les premières minutes. Puis la masse se mit à luire. Rouge sombre, puis rouge clair, jaune, blanc… Enfin, une boîte de conserve commença à fondre et à s’amalgamer aux autres. Les quaddies continuèrent à déverser l’énergie.
D’après ses données télémétriques, Leo s’aperçut que la masse se mettait à dériver, bien que ce ne fut pas encore visible.
— Numéro quatre, augmente la pression d’environ dix pour cent, ordonna-t-il.
L’un des quaddies répondit d’un signe de la main et effleura une touche sur sa manette. La dérive cessa. Leo soupira, rassuré. Il avait eu un moment l’horrible vision de la masse fondue s’écrasant contre le mur du fond ou, pire, blessant mortellement l’un des quaddies. Mais les faisceaux qui la liquéfiaient semblaient aussi en mesure d’en contrôler les déplacements.
Le métal ressemblait désormais à une énorme bulle de liquide luminescent en passe de devenir une sphère parfaite. Leo surveillait l’opération, un sourire satisfait aux lèvres.
De nouveau, il vérifia ses données. Ils approchaient à présent de l’instant critique. Quand s’arrêter ? Ils devaient décharger assez d’énergie pour obtenir une fusion uniforme. Pas question d’oublier des grumeaux dans la béchamel… Mais pas trop non plus. Bien que ce fût imperceptible à l’œil nu, Leo savait que la bulle exhalait une vapeur métallique, un paramètre qu’il avait inclus.
Plus important encore, et ce serait l’étape suivante, chaque kilocalorie qu’ils déversaient dans cette masse de titane devrait en être extirpée. Dans un atelier équipé à cette fin, la masse aurait pris sa forme définitive dans un moule de cuivre, avec des tonnes de litres d’eau pour dissiper la chaleur et l’amener à la température souhaitée en un temps record. Enfin… une fois de plus, il avait dû faire appel au bon vieux système D… D pour démentiel et désespéré, bien sûr.
— Cessez le feu ! dit-il.
Leur sphère de métal fondu, blanc bleuté, pleine d’énergie en fusion, était parfaite. Leo vérifia sa position centrale et demanda au numéro deux d’appuyer une demi-seconde de plus sur la détente de son laser. Rien que pour lui imprimer une légère poussée sur la droite.
— Très bien, dit-il dans son canal com. Maintenant, on va sortir du module ce qui n’a rien à y faire, et recontrôler ce qui doit rester. On ne peut pas se permettre de lâcher la cuillère dans la soupe, compris ?
Leo rejoignit les quaddies pour les aider à jeter leur matériel par l’ouverture du module. Deux de ses assistants sortirent, les deux autres restant avec lui. Après que Leo se fut une dernière fois assuré de la bonne position de la sphère, tous trois se sanglèrent contre le mur.
— Prête, Zara ? appela-t-il sur le com.
— Prête, Leo, répondit-elle depuis son pousseur fixé à la poupe du module.
— N’oublie pas… tout en douceur. Mais de la fermeté. Imagine que ton pousseur est un scalpel, et que tu t’apprêtes à opérer un de tes amis.
— D’accord, Leo.
Il entendit le sourire dans sa voix.
— Vas-y quand tu veux.
— J’y vais. Accrochez-vous, les gars !
Il n’y eut tout d’abord aucun changement notable. Puis Leo sentit les sangles tirer imperceptiblement sur ses épaules et sa taille.
Ça marchait, bon Dieu ! La boule en fusion toucha le mur du fond et s’étala docilement dans son moule.
— Accélère un tout petit peu, ordonna-t-il.
Zara augmenta à peine la vitesse du pousseur et le titane fondu s’étira plus encore, proche des trois mètres de diamètre désirés. Déjà, il perdait de sa luminescence. Le flan de titane, après avoir refroidi, serait bientôt, grâce à une charge d’explosif, moulé dans sa forme définitive.
— C’est bon, Zara. Maintiens cette vitesse, maintenant…
L’étape suivante était tout aussi délicate. Le résultat ne serait pas parfait, il en avait conscience. Mais ils pouvaient atteindre un degré d’efficacité tout à fait honorable. Du moment qu’ils n’étaient pas contraints de refondre la masse pour recommencer. Ils avaient juste le temps de fabriquer un miroir. Pas deux.
Il pointa son indicateur de température sur le mur du fond. La masse refroidissait aussi vite qu’il l’avait espéré. Ils devraient cependant attendre encore deux bonnes heures pour pouvoir la détacher du mur et la manipuler sans risquer de la déformer.
— Bobbi, je te laisse avec Zara. Tout va bien, pour l’instant. Quand la température sera tombée à près de cinq cents degrés, fais-moi signe. On essaiera d’être prêts pour le refroidissement final et la seconde phase du moulage.
Avec d’infinies précautions pour ne pas faire vibrer les murs, Leo se détacha de son harnais et sortit du module. De là, il avait une bonne vue sur le D-620, à présent à moitié chargé, et Rodeo au-delà. Il activa ses propulseurs, puis s’éloigna du module dans la direction de l’Habitat, où l’attendait la phase II de l’opération « réparation-minute ».
Le soleil se couchait sur le lac asséché. Silver, anxieuse, surveillait l’écran de la cabine de pilotage qui balayait sans cesse l’horizon.
— Ils ne seront sans doute pas de retour avant au moins une heure, remarqua Mme Minchenko. Dans le meilleur des cas…
— Ce n’est pas ce que je regarde.
— Hmm…
La vieille dame inclina le dossier de son siège et fixa le plafond d’un air songeur.
— Non, bien sûr… Mais ne croyez-vous pas que si la tour de contrôle nous avait vus atterrir, ils auraient depuis longtemps envoyé un jetcopter ? Votre arrivée est peut-être bien passée inaperçue, en fin de compte.
— Peut-être aussi qu’ils sont un peu désorganisés, mais qu’ils vont nous tomber dessus d’une minute à l’autre, répondit Silver.
Mme Minchenko soupira.
— Oui… c’est possible.
Elle redressa la tête.
— Qu’êtes-vous censée faire, dans ce cas ?
— J’ai une arme.
Silver effleura le soudeur laser posé sur la console, tout près du siège où elle était installée.
— Mais je préférerais ne pas avoir à blesser quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un
Pourquoi les gens étaient-ils si impressionnés par un acte aussi peu glorieux ? se demanda Silver, agacée.
Soudain, elle se pencha, les yeux rivés sur l’écran.
— Oh ! oh !… Nous avons de la visite… Une voiture.
— Ce ne sont sûrement pas nos hommes, dit Mme Minchenko. Les choses auraient-elles mal tourné ?
— Ce n’est pas votre Land Rover.
Silver effleura quelques touches du clavier, zoomant sur le véhicule. Un rayon de soleil embrasa soudain le nuage de poussière.
— On dirait une voiture de la sécurité de GalacTech.
— Oh non !…
Mme Minchenko se redressa sur son siège.
— Que va-t-on faire ?
— Quoi qu’il arrive, on n’ouvre pas les écoutilles. Ça, c’est sûr.
Quelques minutes plus tard, la voiture s’arrêtait à une quinzaine de mètres de la navette. Une antenne sortit du toit. Aussitôt, Silver fit apparaître le menu com de l’ordinateur. Le vaisseau semblait avoir accès à une multitude de canaux. Elle se connecta sur celui de la sécurité : le 9999.
—… Ils sont muets, là-dedans, ou quoi ! Hé, vous, là-haut ! Répondez !
— Oui, dit Silver. Que voulez-vous ?
Un bref silence, puis :
— Pourquoi ne répondiez-vous pas ?
— J’ignorais que vous m’appeliez.
— Bon, en tout cas, cette navette appartient à GalacTech.
— Moi aussi. Et alors ?
— Hein… ? Écoutez, ma petite dame, je suis le sergent Fors, service de sécurité de GalacTech. Je vous demande de débarquer et de nous remettre cette navette.
Une voix en fond sonore, assez forte pour être distincte, intervint :
— Dis donc, Bern… tu crois qu’on touchera les dix pour cent ? Ce serait normal : on retrouve un objet volé, on le ramène et on touche la prime.
— Tu rêves, vieux, répondit un troisième homme. Dix pour cent sur une navette ? Ça ferait deux cent cinquante mille. T’imagines ?
Mme Minchenko, la voix légèrement chevrotante, se pencha pour intervenir :
— Jeune homme, ici Ivy Minchenko. Mon mari, le Dr Minchenko, a emprunté cette navette afin de répondre à une urgence médicale. Il en a non seulement le droit, mais le
Un grognement quelque peu ahuri accueillit ces propos péremptoires.
— Moi, mon devoir, c’est de récupérer cette navette. J’ai des ordres. Je ne suis pas au courant d’une urgence médicale.
— Eh bien, maintenant vous l’êtes.
De nouveau, la voix à l’arrière du véhicule :
— Il n’y a que deux femmes, là-dedans. On y va.
— Allez-vous, oui ou non, ouvrir cette écoutille ? demanda le sergent.
Silver ne répondit pas. Mme Minchenko haussa un sourcil interrogateur, et la quaddie secoua la tête. Non. La vieille dame acquiesça en soupirant.
Le sergent répéta sa question. Le ton montait. Silver devina qu’il contenait mal les obscénités dont il mourait d’envie de les abreuver. Trente secondes plus tard, la communication était soudain coupée.
Après quelques minutes, les portières de la voiture s’ouvrirent. Les trois hommes, le visage dissimulé sous leur masque, s’avancèrent jusqu’à la navette et levèrent la tête vers l’écoutille, loin au-dessus d’eux. Au terme d’une brève concertation, ils retournèrent à la voiture.
— Ils ont des pinces, dit Silver, paniquée. Ils vont essayer de forcer le système de fermeture.
Des coups sourds commencèrent à retentir dans le vaisseau.
Mme Minchenko désigna le soudeur laser.
— Il est peut-être temps d’utiliser ça ? suggéra-t-elle, proche de l’affolement.
Silver hésita, puis secoua la tête.
— Non. Pas une deuxième fois. Mais il n’est pas question non plus que je les laisse endommager la navette, sinon on ne pourra jamais retourner là-haut.
Elle tendit les mains vers les commandes. Renonçant à vouloir atteindre les pédales, elle se concentra sur les moteurs qu’elle mit en route. Le droit d’abord. Ensuite le gauche. Le ronronnement fit vibrer le vaisseau. Maintenant les freins… Elle tira doucement le levier pour les desserrer. Rien ne se passa. Puis la navette bondit. Affolée, Silver remit le levier sur sa position initiale : la navette s’arrêta en piquant du nez. Le cœur battant, elle tâtonna pour faire apparaître les vérifications d’usage sur l’écran de contrôle et s’aperçut que le volet du frein avait rasé la voiture, d’un mètre tout au plus. Elle se sentit coupable à la pensée qu’elle aurait pu, par inattention, endommager l’aile droite, avec toutes les conséquences dramatiques que cela aurait entraînées pour eux tous.
Les gardes de la sécurité semblaient avoir disparu. Ah non ! Ils étaient là, dispersés autour de la navette, le nez dans la poussière. L’un d’eux se releva et se dirigea vers la voiture. Et maintenant ? Que faire ? Si elle stationnait là, ou même si elle roulait pour s’arrêter un peu plus loin, ce serait juste reculer pour mieux sauter. Ils reviendraient à la charge. L’un d’eux aurait bientôt l’idée géniale de crever les pneus. Ou autre chose. Les moyens tout simples ne manquaient pas pour immobiliser une navette.
Silver se résolut à tenter le tout pour le tout. Penchée sur ce siège vraiment pas conçu pour un quaddie, elle relâcha de nouveau les freins et actionna le réacteur de gauche. La navette bondit et dérapa sur quelques mètres. L’écran de contrôle lui montra la voiture apparaissant en ombre chinoise derrière le rideau de poussière orange qu’avait soulevé la manœuvre. L’image ondoyait sous la chaleur.
Elle tira aussi fort qu’elle le put sur les freins et, de nouveau, fit rugir le moteur de gauche, encore qu’elle n’osât pas le lancer à fond, comme elle avait vu Ti le faire au cours de l’atterrissage.
La verrière en plastique du véhicule se craquela, bomba et commença à fondre. Si elle avait bien compris les explications de Leo à propos de ce carburant utilisé par les gravs, l’effet de son petit numéro ne devrait pas tarder à se faire sentir…
Une boule de feu jaune engloutit tout à coup la voiture, éclipsant un instant la luminosité du soleil couchant. Des débris volèrent dans toutes les directions. Sur son écran, Silver vit les gardes détaler comme les lièvres qu’elle avait pu admirer sur ses vids clandestins.
Desserrant les freins, elle laissa la navette rouler sur la terre craquelée du lac. Par chance, le sol étant assez lisse, elle n’eut pas à se soucier de devoir utiliser le volant pour éviter les nids-de-poule.
Un des gardes leur courut après en agitant les bras, mais renonça vite. Au bout de deux ou trois kilomètres, Silver freina et s’arrêta.
— Bon, soupira-t-elle. Cette fois, je crois qu’on en est débarrassées.
— C’est sûr, répondit faiblement Mme Minchenko, se penchant à son tour pour observer l’écran.
Une colonne de fumée noire signalait l’endroit qu’elles venaient de quitter.
— J’espère qu’ils ont de bonnes réserves d’oxygène, dit Silver.
— Ô mon Dieu !… Peut-être devrions-nous y retourner pour… enfin, pour faire quelque chose. Il faut souhaiter qu’ils seront assez intelligents pour rester près de leur voiture en attendant du secours au lieu d’aller se perdre dans le désert.
La glace.
Leo, depuis la cabine de contrôle surplombant la baie de chargement de l’Habitat, observait les quatre quaddies qui manipulaient avec précaution le second miroir vortex du D-620, intact celui-là. C’était un objet peu pratique à transporter, une sorte d’énorme entonnoir de titane de trois mètres de diamètre, mathématiquement incurvé. Une très belle courbe, mais hors normes, ce dont il lui faudrait tenir compte dans le processus de refabrication.
Le miroir fut réinstallé dans son fouillis de circuits réfrigérants. Les quaddies se retirèrent. Depuis la cabine, Leo referma l’écoutille extérieure et rejoignit les quaddies dans la baie.
C’est Bobbi qui, grâce à un trait de génie, avait trouvé les seuls circuits réfrigérants assez grands pour faire l’affaire. Et une fois de plus à la Nutrition. La pauvre quaddie responsable du service avait levé les yeux au ciel en voyant Leo et sa bande débarquer de nouveau. Ils avaient vidé sans pitié sa plus grosse glacière et emporté les circuits jusqu’à leur atelier désormais installé dans un des énormes modules de déchargement encore disponibles. Leo estimait qu’il ne restait plus qu’un quart de l’Habitat à charger sous le D-620, bien qu’il eût privé les quaddies d’une douzaine de leurs meilleurs techs pour son opération.
Les trois quaddies autour de lui étaient emmitouflés dans plusieurs épaisseurs de T-shirts et des combinaisons abandonnées par les gravs. Des élastiques fermaient les jambes des combinaisons dans lesquelles ils avaient enfilé leurs bras inférieurs. Leurs mains –
— Pramod, on est prêts, annonça-t-il. Tu peux apporter les lances.
Pramod déroula plusieurs tuyaux qu’il distribua aux quaddies avant de vérifier leurs raccords à la plus proche arrivée d’eau. Leo, après avoir branché les circuits réfrigérants, prit lui-même une des lances.
— Observez bien comment je m’y prends, dit-il. Tout l’art réside dans la façon de laisser couler l’eau en douceur sur les surfaces froides en évitant les éclaboussures. En même temps, il faut bouger sans cesse, de sorte que vos tuyaux ne gèlent pas. Si vos doigts s’engourdissent, arrêtez-vous quelques instants pour vous réchauffer à côté. Inutile d’attraper l’onglée. Vous aurez encore besoin de vos mains.
Il passa à l’arrière du miroir vortex, niché parmi les circuits réfrigérants sans toutefois les toucher. Le miroir était resté à l’ombre plusieurs heures, ce qui lui avait permis de bien refroidir. Après avoir ouvert son tuyau, Leo laissa une grosse bulle d’eau argentée se répandre sur la surface du miroir et se transformer aussitôt en fines plumes de glace. Il projeta quelques gouttes sur les circuits réfrigérants ; elles gelèrent encore plus vite.
— Voilà. Comme ça. Commencez par l’extérieur du miroir. La glace doit être aussi solide que possible, et sans poches d’air. Et n’oubliez pas de placer le petit tuyau qui permettra l’évacuation d’air de la matrice, ensuite.
— Quelle épaisseur faut-il, Leo ? demanda Pramod qui regardait, fasciné, la glace se former sous sa lance.
— Un mètre, au minimum. La masse de glace doit égaler celle du métal. Mais comme nous n’aurons pas droit à une seconde chance, il faut qu’elle soit au moins le double de la masse métallique. J’irai vérifier les réserves d’eau, parce que si on peut arriver à deux mètres d’épaisseur, ce serait encore mieux. Mais on ne peut pas non plus priver l’Habitat d’eau.
— Comment avez-vous pu inventer tout ça ? s’enquit Pramod, très impressionné.
Leo secoua la tête avec ironie. Pramod le croyait capable d’avoir imaginé toute cette procédure technique, comme ça, sur un simple claquement de doigts.
— Je n’ai rien inventé, avoua-t-il. Je l’ai lu. C’est une vieille méthode qu’on utilisait pour les tests préliminaires, avant que la théorie des fractales ne soit perfectionnée et les simulations virtuelles couramment employées.
— Oh…
Pramod eut l’air un peu déçu.
Leo sourit.
— Si tu dois un jour choisir entre le savoir et l’inspiration, mon garçon, choisis le savoir. C’est beaucoup plus sûr.
Du moins l’espérait-il. Il s’écarta et regarda ses quaddies au travail. Pramod avait deux lances, une dans chaque paire de mains. Les bulles dégoulinaient sur les circuits réfrigérants et le miroir ; la glace s’épaississait à vue d’œil. Jusque-là, ils n’avaient pas gâché une seule goutte. Rassuré, Leo adressa un signe à Pramod et quitta la baie pour aller s’acquitter d’une tâche qu’il refusait de confier à quiconque.
Il se perdit deux fois en voulant se rendre au magasin des produits toxiques. Et dire qu’il avait lui-même conçu le nouvel agencement des modules… Rien d’étonnant à ce qu’il croisât autant de quaddies égarés dans les corridors.
Il régnait une température très fraîche dans ce module isolé du reste de l’Habitat, hormis une écoutille en acier épais et toujours fermée. Leo y trouva un de ses étudiants chargés de poursuivre la reconfiguration de l’Habitat.
— Comment ça se passe, Agba ? demanda-t-il.
— Plutôt bien.
Le garçon paraissait fatigué. Ses traits étaient tirés, ses yeux cernés, à la suite des heures interminables passées dans son scaphandre pressurisé.
— Ces stupides crampons nous ont vraiment retardés, mais on commence enfin à en voir le bout. Et le miroir, ça va ?
— Jusqu’à présent, oui. On atteint bientôt la phase de l’explosion, c’est pour ça que je suis ici. Est-ce que tu te souviens où on a pu mettre les explosifs ?
Les murs incurvés du module étaient recouverts de produits divers.
— Oui… ils étaient là.
Leo hocha la tête en souriant, puis son sourire se figea alors que les mots d’Agba pénétraient son esprit.
— Ça veut dire quoi,
— On les a utilisés pour faire sauter les crampons.
— Pour faire sauter les crampons ? répéta Leo. Je croyais que vous les coupiez.
— Au début, oui, mais Tabbi a découvert qu’une toute petite charge bien placée pouvait les ouvrir sans problème. Et en plus, on peut en récupérer au moins la moitié, expliqua Agba, très fier de lui.
— Oui, mais… vous n’avez quand même pas
— Ben… y a eu un peu de gâchis. On en a renversé, tout d’abord… Dehors, bien sûr, s’empressa-t-il d’ajouter, se méprenant sur l’expression horrifiée de Leo.
Il leva une demi-bouteille pour la lui montrer.
— C’est tout ce qui reste. J’étais justement venu le chercher pour finir le boulot.
Leo lui arracha la bouteille des mains et la tint serrée contre son torse, comme s’il s’agissait d’une grenade.
— Je la garde ! s’exclama-t-il.
— Ah bon ! dit Agba. Désolé.
Il haussa les épaules.
— Ça veut dire qu’il faut se remettre à couper les crampons ?
— Oui. Allez, vas-y, ajouta Leo, de crainte d’exploser lui-même.
Agba, avec un sourire incertain, sortit du module. L’écoutille se referma, et Leo se retrouva seul avec son angoisse.
Il reconsidéra tous les paramètres en comptant sur ses doigts –
Les principales composantes exigées pour obtenir la forme complexe du miroir vortex étaient au nombre de trois : la matrice de glace, le flan de métal, et l’explosif pour unir les deux. Un mariage pour le moins volcanique. Et quel était le pied le plus important d’un trépied ? Celui qui manquait, bien sûr. Et dire qu’il croyait aborder la phase la plus simple de l’opération…
Désemparé, il entreprit de passer en revue toutes les étagères du magasin pour vérifier le contenu de la moindre bouteille, du plus petit bidon. On ne savait jamais… un litre ou deux de l’explosif auraient peut-être été oubliés quelque part, ou versés dans un autre flacon. Hélas, les quaddies étaient bien trop consciencieux. Tous les produits étaient étiquetés, classés par catégories. Agba avait même remis à jour l’étiquette collée sur la bouteille qu’il tenait à la main :
Et puis, alors qu’il allait succomber au découragement, son épaule heurta un des énormes barils d’essence. Non, pas un…
Il s’immobilisa soudain, cligna des yeux et exhala un « aaah… » de pure béatitude.
Un litre, un seul petit litre d’essence, mélangé à du tétranitrométhane, constituerait un explosif d’une puissance exceptionnelle.
Il aurait fallu le vérifier, pour en être sûr, mais il était certain de ne pas se tromper. Savoir
Le cœur de Leo manqua soudain s’arrêter. Et si quelqu’un avait utilisé le tétranitrométhane, pour gonfler les ballons des petits ou autre chose… ? Bon. Inutile de s’affoler pour rien. Il verrait sur place.
Après avoir pris le temps de ranger la flasque d’explosif à sa place, il inscrivit en grosses lettres rouges sur les barils : CETTE ESSENCE APPARTIENT À LEO. LE PREMIER QUI S’AVISE D’Y TOUCHER AURA PERSONNELLEMENT AFFAIRE À LUI.
Il sortit ensuite en trombe du module et partit en quête du premier terminal de bibliothèque disponible.
15
Le crépuscule s’attardait sur la terre craquelée du lac ; le ciel s’assombrissait peu à peu, passant du turquoise à l’indigo, en déployant toute une gamme de bleus pailletés d’or. L’attention de Silver était sans cesse distraite de l’écran de contrôle par les nuances fantastiques qu’elle admirait à travers la verrière. Une écharpe violette courait le long de l’horizon d’où s’échappaient des flammèches orange et garance, avec de petites plumes cobalt de vapeur d’eau se dissolvant dans l’atmosphère. À regret, elle fit passer l’écran en mode infrarouge.
Enfin apparut ce qu’elle guettait avec anxiété. La Land Rover dévala les lointaines pentes rocailleuses, puis s’élança sur le lac. Mme Minchenko sortit de la cabine de pilotage pour ouvrir l’écoutille, alors même que le véhicule s’arrêtait en dérapant devant la navette.
Silver applaudit en voyant Ti gravir les marches de la passerelle, Tony accroché sur son dos.
Une courte discussion à voix basse s’ensuivit près du sas entre M. et Mme Minchenko ; puis le médecin redescendit rapidement les marches pour allumer le gyrophare sur le toit de la Land Rover. Très bien. Ainsi, les gardes ne devraient avoir aucun problème pour repérer la voiture et revenir au spatioport. Silver eut déjà meilleure conscience.
Elle se retourna sur le siège du copilote tandis que Ti arrivait dans la cabine. Il fit glisser Tony sur le fauteuil de l’ingénieur, puis se rua sur le sien. D’une main, il arracha son masque et, de l’autre, actionna les commandes de l’appareil.
— Hé ! Mais qui s’est amusé avec mon vaisseau ?
Silver ne put contenir un sourire radieux en voyant Tony ôter son masque et attacher son harnais de sécurité.
— Tu es là… dit-elle simplement.
— ’a a pas été ’acile. Sont ’uste derriè’ ’ous…
Ses yeux bleus reflétaient son excitation, mais aussi une souffrance. Ses lèvres étaient curieusement gonflées.
— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-elle, inquiète. Ti, que lui ont-ils fait ?
— Cette ordure de Van Atta lui a brûlé la bouche avec son engin électrique, répondit Ti dont le regard passait sans cesse de l’horizon au tableau de bord.
Les moteurs se rallumèrent et la navette commença à cahoter sur le sol inégal.
— Docteur Minchenko ? appela Ti dans son intercom. Vous avez vos ceintures, derrière ?
— Une minute… Voilà. C’est bon !
— Vous avez eu des problèmes ? s’enquit Silver en bouclant la sienne.
— Pas au début. Nous sommes entrés dans l’hôpital sans aucune difficulté. Je m’attendais que les infirmières nous posent des questions quand on est allés chercher Tony, mais ça saute aux yeux que, pour elles, Minchenko est un véritable dieu. On allait ressortir, moi avec Tony sur le dos, quand il a fallu qu’on tombe sur ce salaud de Van Atta.
— Oh non !…
— On a dû se contenter de le bousculer un peu, c’est tout – le Dr Minchenko voulait lui donner une bonne dérouillée pour ce qu’il avait fait à la bouche de Tony, mais il aurait fallu que je m’en charge moi-même, parce que, qu’il le veuille ou non, il n’est plus tout jeune… J’ai dû presque le traîner jusqu’à la Land Rover, je t’assure. J’ai juste eu le temps d’entendre Van Atta sortir de l’hôpital en hurlant qu’il voulait un jet-copter avant de démarrer. Il a dû en trouver un, depuis…
Ti jeta un coup d’œil sur son écran de contrôle.
— Eh oui, exactement… Merde. Regarde…
Il pointa son doigt sur l’écran, là où un point lumineux révélait la position de l’appareil.
— De toute façon, ils ne peuvent plus nous rattraper, maintenant…
La navette décrivit un large cercle, puis s’arrêta. Le ronronnement des réacteurs devint une longue plainte qui se transforma elle-même en cri suraigu. Les faisceaux de ses phares blancs tranchaient la pénombre devant eux. Ti relâcha les freins ; le vaisseau s’élança avec un grondement d’enfer qui cessa soudain alors qu’ils quittaient le sol. L’accélération les plaqua tous contre leurs sièges.
— Mais qu’est-ce qu’il fout, cet abruti ? marmonna Ti entre ses dents en voyant le jetcopter s’accrocher à lui sur l’écran. Tu me cherches, c’est ça ? Tu veux me faire peur ?
C’était sans doute l’intention du pilote, en effet. Il s’éleva alors que la navette prenait de l’altitude et piqua vers eux, essayant de toute évidence de les forcer à se poser. La bouche de Ti n’était plus qu’une mince ligne blanche ; ses yeux brillaient, déterminés. Il poussa les réacteurs au maximum. Silver serra les dents.
Ils passèrent assez près du jetcopter pour apercevoir des visages dans l’éclair blafard des faisceaux lumineux, taches blanches indistinctes trouées d’une bouche et de deux yeux noirs.
Ensuite, il n’y eut plus rien entre eux et les étoiles.
Le feu et la glace.
Leo revérifia lui-même la solidité de chaque crampon, puis recula de quelques mètres pour inspecter une dernière fois le résultat de ses efforts. Ils flottaient dans le vide à près d’un kilomètre de l’Habitat désormais totalement fixé sous le D-620. À cette distance, tout semblait serein, mais Leo connaissait la frénésie qui régnait à l’intérieur pour régler les détails de dernière minute.
La matrice de glace atteignait à présent trois mètres de large sur deux mètres d’épaisseur. Sa forme étrange et sa surface irrégulière lui donnaient l’apparence d’un fragment détaché de quelque iceberg cosmique.
Une succession de couches recouvrait la cavité intérieure. D’abord, le flan de titane ; ensuite l’essence – Leo avait trouvé un autre moyen d’utiliser le carburant : contrairement aux autres liquides, il ne gelait pas à la température de la glace –, puis le séparateur circulaire en plastique, et enfin son précieux explosif essence-tétranitrométhane. Le tout coiffé d’un couvercle découpé dans une cloison de l’Habitat et fixé par des barres et des crampons. Bref, un superbe gâteau d’anniversaire. C’était le moment d’allumer la bougie et de faire un vœu avant que la crème glacée ne commence à fondre au soleil.
Leo se tourna pour faire signe à ses assistants quaddies de se retrancher derrière un des modules abandonnés. À cet instant, il aperçut un autre quaddie s’avancer rapidement vers eux depuis le D-620. S’armant de patience, Leo lui donna le temps de les rejoindre afin qu’il s’abrite avec eux. Un messager ? Peu probable. Il aurait utilisé la liaison com de son scaphandre…
— Sa’ut, ’eo, lança Tony sur son canal. Nav’é d’a’iver en ’etard. Vous en avez ’ardé un peu ’our moi ?
— Tony !
Pas facile d’étreindre quelqu’un à travers les scaphandres, mais Leo fit de son mieux.
— Tu arrives à pic pour le feu d’artifice ! dit Leo avec excitation. J’ai vu la navette accoster, tout à l’heure.
Inutile de mentionner les sueurs froides que ça lui avait provoquées en imaginant que Van Atta débarquait avec une équipe de la sécurité.
— Je pensais que le Dr Minchenko t’aurait gardé au chaud à l’infirmerie. Et Silver, ça va ?
— Oui. Elle est ’estée là-bas. Le Dr ’i’enko n’avait ’as le ’emps de s’o’uper de moi. Claire et An’y dor’aient et je n’ai ’as ’oulu ré’eiller le bébé.
— Tu es sûr que ça va ? insista Leo, inquiet. Tu as une drôle de voix.
— C’est ’a ’ouche. ’ien de g’ave…
— Ah !
Leo lui expliqua la manœuvre en cours.
— Tu vas assister au bouquet final, déclara-t-il en s’élevant afin de voir par-dessus le module. La petite boîte au sommet – la cerise sur le gâteau, si tu veux – est un condensateur de deux mille volts. Il est relié à un filament placé dans le liquide explosif. J’ai utilisé le filament d’une ampoule électrique dont j’ai enlevé la gaine. Le truc qui dépasse est une cellule photoélectrique qu’on a prise sur une porte. Quand on l’atteindra avec ce laser optique, elle refermera le commutateur…
— Et l’é’ect’icité déc’enchera l’ex’osif ?
— Pas tout à fait. La haute tension fait exploser le fil, et l’onde de choc déclenche le mélange essence-tétranitrométhane. Puis, le flan de titane se propulse et percute la matrice de glace. C’est très dangereux, aussi on s’est abrités derrière ce module.
Il se tourna pour s’assurer que toute son équipe était bien en sécurité.
— Tout le monde est prêt ?
— Si vous pouvez regarder ce qui se passe, pourquoi pas nous ? se plaignit Pramod.
— Parce que c’est moi qui suis derrière le laser, répondit Leo, non sans une certaine satisfaction.
Il braqua le laser optique, puis marqua une pause pour calmer son anxiété. Il y avait tant de grains de sable qui pouvaient encore se coincer dans l’engrenage, même s’il avait vérifié et revérifié chaque paramètre plutôt dix fois qu’une… Mais à un moment, il fallait se décider, s’en remettre à sa bonne étoile et passer à l’action.
Il pressa le bouton.
Un éclair luminescent, un nuage de vapeur, et la matrice de glace explosa, projetant des débris alentour. Un spectacle magnifique. À contrecœur, Leo se baissa derrière le module. Ses mains gantées, appuyées contre le module, ressentirent le choc des éclats de glace heurtant les parois du module avant de ricocher dans le vide.
Puis ce fut le silence. Leo resta figé un moment, les yeux rivés sur Rodeo.
— Maintenant j’ai peur de regarder, avoua-t-il.
Pramod contourna le module.
— C’est en un seul morceau, en tout cas. Mais j’ai du mal à distinguer la forme exacte.
— Allons-y, les enfants, déclara Leo, après avoir repris son souffle.
Peu après, ils avaient rattrapé le fruit de leurs efforts. Leo refusait encore d’appeler « miroir vortex » ce qui n’était peut-être qu’un énorme fragment de métal tordu. Les quaddies l’inspectèrent à l’aide de leurs scanners sur toute la surface argentée.
— Aucune fêlure, Leo, dit Pramod. Par contre, il est sans doute un peu trop épais par endroits…
— On pourra remédier à ça en le polissant.
Bobbi s’activait avec son laser optique, déchiffrant les données qui s’inscrivaient sur son petit écran de contrôle.
— Il est conforme, Leo ! s’exclama-t-elle enfin. Il est conforme ! On a réussi !
Leo ferma les yeux et exhala un long, très long soupir de soulagement.
— D’accord, les enfants. Nous allons l’installer dans le… Oh, flûte ! On ne peut pas continuer à l’appeler « la reconfiguration de l’Habitat et le D-620 ».
— C’est un peu long, acquiesça Tony.
— Alors ? Quel nom lui donne-t-on ?
Plusieurs possibilités traversèrent l’esprit de Leo –
— Chez nous, dit Tony. Rentrons chez nous, Leo.
— Chez nous…
Leo répéta ces deux mots, lentement, comme on goûte un vin millésimé. Oui. Il en aimait la saveur. Pramod approuva d’un hochement de tête, et Bobbi donna son accord d’un signe de la main.
Leo cligna des yeux. Il devait y avoir de la vapeur, dans son casque… ça le faisait larmoyer. C’était idiot…
— Oui. Emportons notre miroir vortex chez nous, les enfants.
Bruce Van Atta s’arrêta devant la porte du bureau de Chalopin, au spatioport Trois, afin de reprendre son souffle et de maîtriser ses tremblements. En plus, il avait un point de côté. S’il ne se faisait pas un ulcère, avec tout ça, il aurait de la chance. Il n’avait pas décoléré depuis qu’ils étaient revenus du lac. Être si près du but, mais tout rater à cause d’incompétents… Il y avait de quoi enrager.
Par le plus pur des hasards, s’étant réveillé en plein sommeil, il en avait profité pour appeler le spatioport afin de savoir s’il y avait du nouveau. Autrement, il n’aurait peut-être jamais appris que la navette avait atterri ! Devinant le plan de Graf, il avait foncé à l’hôpital. À quelques minutes près, il aurait pu coincer Minchenko.
Il s’était déjà délesté d’une bonne partie de sa hargne sur le pilote du jetcopter, en le traitant de dégonflé – parce qu’il n’avait pas eu le cran nécessaire pour forcer la navette à atterrir – et d’incapable – parce qu’il n’avait pas été fichu d’arriver sur le lac avant la Land Rover. Le pilote, écarlate, avait serré les poings sans répondre, sans doute mortifié. Et à juste titre. Mais cet échec prenait véritablement sa source là, de l’autre côté de la porte qui s’ouvrit pour le laisser entrer.
Chalopin, Bannerji, son omniprésent capitaine de la sécurité, et le Dr Yei étaient tous tournés vers le vid que diffusait l’ordinateur de Chalopin. Bannerji désignait quelque chose à Yei.
—… pourrait entrer ici. Mais quelle résistance opposeraient-ils, à votre avis ?
— Les quaddies ne sont pas belliqueux, répondit-elle.
— Hmm. Je ne suis pas trop partisan d’envoyer mes hommes se battre avec des neutraliseurs contre des… des êtres désespérés munis d’armes bien plus dangereuses, voire mortelles. Quel est le véritable statut de ces prétendus otages ?
— Grâce à vous, ironisa Van Atta, le score des otages est maintenant de cinq à zéro. Ils ont réussi à embarquer Tony. Pourquoi ne l’avez-vous pas mis sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme je vous l’avais dit, bon sang ? Et on aurait dû s’occuper de Mme Minchenko, aussi.
Chalopin lui adressa un regard inexpressif.
— Monsieur Van Atta, vous semblez surestimer les capacités de ma sécurité. Je n’ai que dix hommes à ma disposition pour couvrir trois services de huit heures, sept jours par semaine.
— Plus dix dans chacun des deux autres spatioports. Ça fait trente. Armés comme il faut, ils constitueraient une force de frappe tout à fait honorable.
— J’ai déjà fait venir six de ces hommes afin d’assurer les tâches habituelles, car les autres sont accaparés par cette urgence.
— Pourquoi ne le sont-ils pas
— Monsieur Van Atta… GalacTech-Rodeo est une grosse compagnie. Il y a près de dix mille employés, ici, et presque autant de civils, si je puis dire. Mon service de sécurité est une force publique, et non une force armée. Mes hommes sont tenus d’accomplir leur devoir, auquel s’ajoutent les missions de sauvetage et de recherche, quand ils ne doivent pas, en plus, assister la brigade des pompiers.
— Bon sang… on les tenait, avec Tony ! Pourquoi est-ce que vous n’avez pas foncé pour attaquer l’Habitat ?
— J’avais huit hommes prêts à partir, dit sèchement Chalopin, après que vous m’avez garanti la coopération de ces quaddies. Nous n’avons cependant obtenu aucune confirmation de cette coopération en provenance de l’Habitat. Ils ont continué à observer le silence le plus strict. Nous avons ensuite repéré l’atterrissage de notre navette ; aussi avons-nous réparti nos forces pour la récupérer. D’abord une voiture, puis, ainsi que vous l’avez exigé vous-même en glapissant il n’y a même pas deux heures, un jetcopter.
— Eh bien, réunissez-les, maintenant, et envoyez-les là-haut !
— Vous semblez oublier que vous avez laissé trois de ces hommes en rade sur le lac, rétorqua le capitaine Bannerji. Le sergent Fors vient de nous contacter ; d’après lui, ils reviennent dans la Land Rover abandonnée par le Dr Minchenko. Il faudra bien encore une heure avant qu’ils arrivent. D’autre part, ainsi que le Dr Yei vous l’a fait remarquer à plusieurs reprises, nous n’avons toujours pas reçu l’autorisation de prendre des mesures radicales, quelles qu’elles soient.
— C’est un cas de force majeure ! protesta Van Atta. C’est un vol à grande échelle, et si on n’agit pas tout de suite, ils vont s’en tirer ! En plus, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ont déjà failli tuer un de nos employés…
— J’y pense, monsieur Van Atta, j’y pense… marmonna Bannerji.
— Mais étant donné que nous avons demandé l’autorisation d’utiliser la force à la direction générale, intervint Yei, nous sommes désormais contraints d’attendre leur réponse. Ils peuvent très bien s’y opposer.
Les petits yeux plissés de Van Atta se tournèrent vers elle.
— On n’aurait jamais dû s’adresser à eux. Vous nous avez manipulés pour qu’on le fasse, Yei. Ils auraient été ravis qu’on les mette devant le fait accompli, j’en suis sûr. Mais maintenant, à cause de vous…
Il secoua la tête, exaspéré.
— En tout cas, ce n’est pas compliqué… Du personnel, il y en a à revendre. Celui de l’Habitat peut très bien être réquisitionné pour seconder vos hommes.
— Ils sont éparpillés un peu partout sur Rodeo, à présent, objecta le Dr Yei. Vous pensez bien qu’ils ne sont pas restés ici.
Un bip retentit sur la console de Chalopin. Le visage d’un tech apparut à l’écran.
— Administratrice Chalopin ? Ici le centre de com. Vous nous avez demandé de vous avertir de tout changement concernant la situation de l’Habitat ou du D-620.
— En effet. Et alors ?
— Alors, ils semblent être sur le point de quitter l’orbite.
— Envoyez l’image, ordonna-t-elle.
La vue de l’Habitat, transmise par satellite, succéda au visage du tech. Les deux propulseurs habituels du D-620 avaient été renforcés par quatre des énormes thrusters que les quaddies utilisaient pour véhiculer les chargements des cargos. Sous le regard horrifié de Van Atta, les moteurs se mirent en marche et le monstrueux engin commença à bouger.
Le Dr Yei, les mains serrées sur sa poitrine, avait les yeux humides. Van Atta avait lui aussi envie de pleurer, mais de rage.
— Vous voyez… dit-il, la voix enrouée de fureur. Vous voyez à quoi ça aboutit, vos interminables tergiversations ? Ils s’en vont !
— Oh ! pas encore, objecta le Dr Yei. Ils n’atteindront pas le couloir avant deux jours au moins. Il n’y a aucune raison de s’énerver.
Adressant un clin d’œil à Van Atta, elle poursuivit de sa voix hypnotique :
— Vous êtes extrêmement fatigué, bien sûr, comme nous tous. Et chacun sait que la fatigue est source d’erreurs de jugement. Vous devriez vous reposer… dormir un peu… Vous y verriez bien plus clair, après…
Il serra les poings. S’il ne se retenait pas, il l’étranglerait volontiers, là, ne serait-ce que pour effacer son petit sourire suffisant. Chalopin et cet imbécile de Bannerji approuvaient tous les deux en hochant la tête. Un cri de rage gargouilla dans la gorge de Van Atta.
— Chaque minute passée à rester les bras croisés ne fera qu’augmenter les risques de les perdre définitivement !…
Ils le considéraient tous avec ce même regard mi-condescendant, mi-narquois. D’accord. Il n’avait pas besoin de dessin. Tous ligués contre lui, complices dans la non-coopération. Il lança un regard meurtrier à Yei. Mais il avait les mains liées. Compte tenu des manipulations, il ne pouvait agir sans l’autorisation des autorités.
Près de s’étouffer de rage, il pivota sur ses talons et sortit.
Claire, confortablement installée dans son sac de couchage, se réveilla mais resta un instant les yeux fermés. Malgré ces quelques heures de sommeil, elle sentait encore la fatigue s’attarder dans les bras et la nuque. Andy ne bougeait toujours pas. Tant mieux. Un petit répit avant le changement de couche. D’ici dix minutes, elle le réveillerait et ils se livreraient à un échange de bons procédés – il soulagerait sa poitrine gonflée de lait, et le lait soulagerait sa faim. Les mères avaient besoin de leur bébé, songea-t-elle, à demi assoupie, tout autant que les bébés avaient besoin de leur mère. Deux individus partageant le même système biologique… de même que les quaddies partageaient le système technologique de l’Habitat, chacun dépendant de tous les autres…
Dépendant de son travail, en l’occurrence. Que devait-elle faire, aujourd’hui ? Les boîtes de germination, les végétubes… Non, elle ne pourrait pas manipuler les tubes aujourd’hui, avec l’accélération…
Elle ouvrit soudain les yeux. Et un sourire illumina son visage.
— Tony ! s’exclama-t-elle. Mais… depuis combien de temps es-tu ici ?
— Ça fait bien un quart d’heure que je t’observe. Tu es très jolie, quand tu dors. Je peux entrer ?
Elle demeura un instant interdite, submergée par la joie. Il portait son T-shirt et son short rouges habituels. Elle le trouva plus beau que jamais.
— De toute façon, il faut que je m’attache. L’accélération va bientôt commencer.
— Déjà ?
Elle se poussa pour lui faire une place dans le sac où ils s’étreignirent très fort. Anxieusement, elle effleura son ventre encore bandé.
— Ça va ? demanda-t-elle avec inquiétude.
— Maintenant, oui, soupira-t-il en souriant. Mais dans mon lit, à l’hôpital… À vrai dire, je ne m’attendais pas qu’on vienne me chercher. Vous avez pris un risque énorme… je ne pense pas que ça valait la peine de tout gâcher pour une seule personne…
— Tout le monde était bien conscient de ce risque, tu sais. On en a discuté longuement. Mais on ne pouvait pas t’abandonner, impossible. Nous, les quaddies, nous devons rester ensemble.
Désormais tout a fait réveillée, elle ne pouvait s’empêcher de faire courir ses mains sur son corps, dans ses cheveux, sur son visage, comme pour s’assurer de sa réalité physique.
— Selon Leo, renoncer à toi nous aurait diminués, et pas seulement sur le plan génétique. Désormais, nous sommes un peuple, un ensemble synergique.
Une étrange vibration se répercuta à travers les murs du module. Elle se tourna pour sortir Andy de son petit sac et le prendre contre elle. Andy pleurnicha dans son sommeil, puis se rendormit. Claire sentit ses épaules se plaquer contre la paroi.
— Nous partons, murmura-t-elle. Il démarre…
— Je voulais tellement être avec toi à cette seconde…
Serrés l’un contre l’autre, main dans la main, ils s’abandonnèrent au bonheur de l’instant. Quelque chose tomba dans un placard. Claire l’ignora ; elle aurait tout le temps d’y jeter un coup d’œil plus tard.
— C’est tout de même mieux de voyager comme ça qu’en passagers clandestins, tu ne trouves pas ? dit-il.
Elle sourit, lui pressa la main.
— Ça va être bizarre, sans GalacTech, remarqua-t-elle au bout d’un moment. Rien que nous, les quaddies… Je me demande à quoi ressemblera le monde d’Andy…
— Tout dépendra de nous, je suppose.
Il secoua la tête.
— La liberté… Hmm. C’est encore plus effrayant que des gravs armés. En tout cas, ce n’est pas comme ça que je l’imaginais.
Van Atta ne tint, bien entendu, aucun compte du conseil de Yei. Dormir ? Et puis quoi, encore ? Il retourna non pas chez lui, mais dans son bureau. Il y avait bien deux semaines qu’il n’y avait pas mis les pieds. Il était près de minuit, heure du spatioport Trois. Sa secrétaire était partie depuis longtemps. Tant mieux. Il serait plus à l’aise pour évacuer sa colère.
Au bout d’un quart d’heure passé à fulminer tout seul dans la pénombre, il décida de consulter son courrier électronique. Il avait négligé ses fonctions, depuis quelque temps, et bien sûr les récents événements l’avaient entièrement accaparé. Peut-être qu’un peu de paperasserie l’aiderait à dormir, après tout.
Des mémos caducs, des requêtes périmées, des rapports sans intérêt… Tiens, une note sur les baraquements des quaddies, remarqua-t-il avec un reniflement sarcastique. Ils étaient libres tout de suite, à quinze pour cent plus cher que prévu sur le budget. Encore faudrait-il qu’il puisse attraper des quaddies pour les y mettre. Suivaient des directives de la direction générale pour boucler l’Opération Cay, avec recommandations expresses et inopportunes pour la récupération des matériaux.
Van Atta, qui commençait à somnoler sur son siège, se réveilla soudain et revint en arrière sur son vid. Qu’est-ce qu’il racontait, ce mémo, exactement ?
Il vérifia l’origine du mémo. Non, celui-ci ne provenait pas du bureau d’Apmad, ainsi qu’il l’avait cru, mais du service de comptabilité générale et gestion des stocks. L’ordre avait été signé par un quelconque directeur, quelque part très loin de là, sur Terre, plusieurs semaines auparavant.
— Nom de Dieu ! murmura Van Atta. Je parie que ce type ne sait même pas ce qu’est un quaddie.
Il relut le premier paragraphe avec fébrilité.
Il le lut une troisième fois. Puis ses lèvres se retroussèrent en un sourire triomphant. Il glissa la précieuse disquette dans sa poche et sortit pour aller trouver Chalopin. Avec un peu de chance, il la sortirait du lit…
16
— Ce n’est pas encore terminé ? demanda la voix tendue de Ti dans le com.
— Juste une petite soudure, Ti, répondit Leo. Tony, vérifie une dernière fois l’alignement, s’il te plaît.
Tony fit passer le laser optique sur la rainure, puis s’écarta.
— À toi, Pramod.
Pramod s’avança pour souder le dernier crampon qui retiendrait le nouveau miroir vortex en place dans sa gaine.
— C’est bon, Leo, annonça-t-il.
— Très bien. Dégagez le matériel et apportez le miroir.
Les quaddies travaillaient vite. En quelques minutes, le miroir était installé et toutes les fixations contrôlées.
— Parfait, les enfants, dit Leo. Maintenant, reculez-vous et laissez Ti procéder au test de la fumée.
— Le quoi ? s’exclama Ti dans le com. Qu’est-ce que c’est que ça, encore ? Je croyais que vous vouliez que j’accélère de dix pour cent.
— C’est une vieille expression qui désigne l’ultime étape d’une opération d’ingénierie, expliqua Leo. En d’autres termes : « Mets la machine en marche et regarde si ça fume. »
— J’aurais dû deviner, ironisa Ti. Très scientifique, à ce que je vois.
— Il n’y a qu’à l’usage qu’on se rend compte de la qualité du boulot. Allez-y, maintenant, mais doucement, hein ? C’est délicat, ces petites-choses-là.
— Ça fait au moins vingt fois que vous le dites, Leo. Il est conforme, oui ou non ?
— Oui. Pour autant qu’on peut en juger, en tout cas. Mais la structure cristalline interne du titane…
— Eh bien ?
— On n’a pas pu la contrôler aussi bien qu’on l’aurait voulu, c’est évident. On n’est pas équipés pour ça.
— Leo, répondez-moi franchement, s’impatienta le pilote. Je ne tiens pas à envoyer un millier de personnes
— Il est conforme, Ti. Simplement, ne le malmenez pas trop, c’est tout. Ne serait-ce que pour ménager ma tension.
Les quaddies rassemblèrent leur matériel et, avec Leo, se propulsèrent à une distance raisonnable de l’énorme bras du D-620. Ils se tenaient à environ une centaine de mètres au-dessus de l’Habitat. À près d’une heure du point de saut, le soleil de Rodeo était un peu plus vif qu’une étoile, mais bien moins que le fourneau nucléaire qui avait chauffé l’Habitat dans l’orbite de Rodeo.
Leo profita de ce point de vue exceptionnel pour contempler leur œuvre. Plus d’une centaine de modules avaient été assemblés, comme un énorme jeu de Lego, le long des axes du vaisseau, chacun, ou presque, ayant gardé sa fonction initiale. Et tant pis si l’agencement paraissait un peu désorganisé. L’ensemble évoquait à Leo ces antiques sondes spatiales du XXIe siècle, si lourdes et inesthétiques.
Par miracle, l’assemblage avait tenu le coup au cours des deux jours de constantes accélérations et décélérations. Deux jours qui avaient permis de remédier aux erreurs et de parer aux défaillances. Les jeunes quaddies s’étaient chargés de réparer les dégâts mineurs survenus ici et là. La Nutrition avait réussi à nourrir tout le monde, même si les menus étaient quelque peu décousus. Et grâce aux efforts louables du jeune surveillant de la maintenance et de son équipe, ils n’eurent bientôt plus à s’arrêter en route pour éviter que la plomberie ne les lâche. Pendant un temps, Leo avait redouté que ces escales forcées ne finissent par les perdre, même s’il saisissait chaque occasion de mettre une touche finale à leur miroir vortex.
— Vous voyez de la fumée ? demanda Ti.
— Non.
— Alors, c’est bon. Vous feriez mieux de rentrer, tous. Et dès que vous aurez tout bouclé, Leo, venez donc me voir en Nav & Com.
Quelque chose, dans le ton du pilote, glaça le sang de Leo.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
— On a de la visite… Une navette de la sécurité de Rodeo. Notre vieux copain Van Atta est à bord, et il nous ordonne de nous rendre.
— Vous ne répondez pas, je suppose ?
— Non. Silence total. Mais ça ne m’empêche pas d’écouter. On bavarde beaucoup, à la station de saut – mais ça ne m’inquiète pas autant que ce qui nous colle aux basques. Je… euh, j’ai l’impression que Van Atta encaisse plutôt mal l’humiliation.
— Il est à cran, n’est-ce pas ?
— Ce n’est rien de le dire. Ces navettes sont armées, vous savez. Et ce n’est pas parce que leurs lasers sont considérés comme de l’artillerie légère qu’ils ne peuvent pas nous faire de mal. J’aimerais autant qu’on soit dans le couloir avant qu’ils nous prennent pour cible.
— Je vois…
Leo fit signe à son équipe de le suivre vers l’écoutille du module-vestiaire.
Ainsi cet affrontement tant redouté aurait finalement lieu. Il avait imaginé une bonne douzaine de moyens de défense – soudeurs électroniques modifiés, mines explosives, etc. Mais tout son temps avait été englouti par le miroir vortex, de sorte que seuls les soudeurs électroniques pourraient être utilisés, et encore, pas à l’intérieur. Si bien qu’en cas d’abordage ils devraient se battre à mains nues… Au corps à corps, les quaddies auraient sans doute l’avantage, mais les armes bouleversaient l’équilibre. Tout dépendait de ce que Van Atta avait mijoté. Et Leo avait horreur de dépendre de Van Atta.
Van Atta éructa un dernier chapelet de jurons dans le com, puis coupa la communication d’un geste rageur. Il y avait longtemps qu’il avait épuisé son vocabulaire de circonstance, et lui-même commençait à se rendre compte qu’il se répétait. Tournant le dos à la comconsole, il promena son regard assassin dans la cabine de pilotage de la navette.
Le pilote et le copilote étaient à leur poste, devant le tableau de bord, et le Dr Yei – comment avait-elle réussi à se glisser parmi eux, celle-là ? – assise près de Bannerji, qui commandait l’expédition, lui-même installé devant la console d’armement.
— Est-ce que nous sommes à portée de tir ? demanda-t-il, agressif.
Bannerji vérifia ses données.
— Pas tout à fait.
— Je vous en prie, plaida Yei, laissez-moi leur parler une dernière fois…
— S’ils sont aussi écœurés que moi d’entendre votre voix, ils ne risquent pas de répondre, dit Van Atta. Vous avez passé des heures à leur parler. Et ils n’écoutent plus depuis belle lurette, Yei. Ah ! elle est belle, votre psychologie… Bravo !
Le sergent de la sécurité, Fors, qui voyageait à l’arrière avec vingt-six gardes de GalacTech, passa la tête dans la cabine.
— Que fait-on, capitaine ? On se met en tenue pour l’abordage ?
Bannerji interpella Van Atta :
— Monsieur Van Atta ?… Quel est le plan ? Ne devions-nous pas rayer de la liste tous les scénarios qui débutaient par leur capitulation ?
— Tout juste, Bannerji. Dès qu’on sera à portée de tir, tirez-leur dessus. Détruisez les câbles Necklin en premier, et ensuite les thrusters, si possible. Après, il ne restera plus qu’à percer le flan, à aborder et à faire un bon nettoyage.
Le sergent Fors se racla la gorge.
— Il y a bien un millier de ces mutants à bord, n’est-ce pas, monsieur Van Atta ? Nous pourrions peut-être oublier la phase de l’abordage et nous contenter de prendre le vaisseau en remorque ? Ne pensez-vous pas que nous sommes un peu… en sous-nombre, pour un abordage ?
— Allez vous plaindre à Chalopin, c’est elle qui n’a pas voulu recruter une force armée correcte. Mais il n’y a aucune raison d’avoir peur des quaddies ; la moitié sont des gosses de moins de douze ans. Allez-y franco, neutralisez tout ce qui bouge. Ne me dites pas que vous êtes incapable de venir à bout de gosses de cinq ans, sergent ?…
— Je ne sais pas, monsieur. Je n’ai jamais combattu des… enfants de cet âge.
Bannerji, dont les doigts tambourinaient sur la console, se tourna vers Yei.
— Cette fille, avec le bébé, celle que j’ai failli blesser ce jour-là, dans l’entrepôt… est-elle à bord, docteur Yei ?
— Claire ? Oui, bien sûr.
— Ah !…
Bannerji, évitant son regard trop appuyé, s’agita sur son siège.
— Espérons que vous saurez mieux viser cette fois, Bannerji, dit Van Atta.
Le capitaine fit apparaître une représentation schématique d’un superjumper sur son vid et se livra à quelques calculs.
— Vous vous rendez compte, dit-il, que l’action réelle générera des facteurs incontrôlés. Nous risquons, en l’occurrence, de faire quelques trous dans les modules habités en tentant d’atteindre les câbles Necklin.
— Tant pis, dit Van Atta.
Bannerji pinça les lèvres d’un air dubitatif.
— Écoutez, Bannerji… Les quaddies ont choisi le camp de la criminalité. Il n’y a donc aucune différence entre eux et des braqueurs de banque. Et puis, après tout, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs…
Le Dr Yei se passa la main sur le visage.
— Doux Jésus ! marmonna-t-elle. J’étais sûre que vous finiriez par dire ça. J’aurais dû parier...
Van Atta prit la mouche.
— Si vous aviez fait votre boulot comme il faut, rétorqua-t-il, nous ne serions pas ici à casser des œufs, justement. On aurait pu au minimum les faire cuire dans leur coquille sur Rodeo. Comptez sur moi pour en informer la direction plus tard. Mais je ne veux plus discuter avec vous, de toute façon. À présent, j’ai carte blanche pour agir. Je suis entièrement couvert.
— À propos, vous ne m’avez toujours pas montré cette fameuse autorisation.
— Chalopin et Bannerji l’ont vue. Ça suffit. Une fois que je serai rentré auréolé du succès de cette expédition, autant vous dire que vous ne ferez plus longtemps partie du personnel de GalacTech, Yei.
Elle ne répondit pas, si ce n’est d’un mince sourire ironique. S’adossant au siège, elle croisa les bras en silence. Apparemment, il lui avait cloué le bec.
— Dites à vos gars de se mettre en tenue, Fors, ordonna-t-il.
Il y avait foule dans la salle de Nav & Com du D-620. Ti, couronné de son casque, menait la barque. Silver était aux com. Et Leo occupait le poste d’ingénieur en chef, du moins le supposait-il. À partir de là, l’ordre hiérarchique devenait plutôt flou.
Il avait le sentiment d’absorber toute l’angoisse de l’univers. À mesure que le vaisseau se rapprochait du point de non-retour, son corps manifestait son anxiété par toute une variété de petites misères – migraine, aigreurs d’estomac, crampes, sensation d’oppression…
— La navette de la sécurité a cessé de diffuser, annonça Silver.
— C’est pas un mal, dit Ti. Tu peux remonter le son, maintenant.
— À mon avis, c’est mauvais signe, dit Leo. S’ils ont cessé de parler, c’est qu’ils sont peut-être prêts à tirer.
Et il était trop tard : ils se trouvaient trop près du point de saut pour dépêcher à l’extérieur une armée de soudeurs laser.
Ti grimaça, désemparé. Il ferma les yeux. Le D-620 parut basculer.
— Nous sommes presque en position de saut.
Leo surveillait l’écran.
— Ils sont quasiment à portée de tir.
Quelques secondes après, il rectifia :
— Ils
Une sorte de gargouillis étranglé s’échappa de la gorge de Ti.
— Mise à feu du champ Necklin…
—
La main de Silver chercha celle de Leo. Il eut une soudaine envie de leur demander pardon à tous – à Silver, aux quaddies, à Dieu, à il ne savait qui encore.
— Si tu veux, Silver, dit-il, accablé de remords, tous ces gosses… On peut encore se rendre.
— Jamais, dit-elle.
Elle pressa plus fort encore la main de Leo, et ses yeux bleus rencontrèrent les siens.
— Et je m’exprime au nom de tous, Leo. On y va.
Leo, les dents serrées, esquissa un hochement de tête. Les secondes s’égrenaient trop lentement ; son cœur battait la chamade. La navette grossissait à vue d’œil sur l’écran de contrôle.
— Pourquoi ne tirent-ils pas ? murmura Silver.
— Feu ! ordonna Van Atta.
La représentation schématique du D-620, sur le vid de Bannerji, s’aligna dans la ligne de tir. Les chiffres défilaient sur le côté de l’image. Du coin de l’œil, Van Atta remarqua que Yei n’était plus sur son siège. Elle se terrait sans doute dans les toilettes. Sortie de sa psychologie, on ne pouvait pas compter sur elle. La vraie vie l’effrayait.
— Feu ! répéta-t-il à Bannerji, alors qu’un point vert lumineux commençait à clignoter sur la console.
La main de Bannerji hésita au-dessus de la commande de tir.
— Vous avez un ordre écrit ? demanda-t-il soudain.
— Est-ce que j’ai
— Un ordre écrit. Il m’est venu à l’esprit que, techniquement, ce que nous nous apprêtons à faire pourrait être considéré comme un acte de destruction délibérée de matériel. Or, pour ça, il faut un ordre signé par le demandeur – c’est vous –, par mon supérieur – l’administratrice Chalopin – et par le directeur du service concerné.
— Chalopin vous a délégué tous pouvoirs. Nous avons donc le droit d’agir de nous-mêmes !
— Pas tout à fait. Le directeur concerné, en l’occurrence la directrice, Laurie Gompf, est revenue sur Rodeo. Or, vous n’avez pas son autorisation. Le commandement est incomplet, monsieur, je regrette.
Bannerji abandonna la console d’armement et alla s’asseoir sur le siège vide de l’ingénieur, les bras croisés.
— Il n’est pas question que je me livre à un acte de destruction délibérée sans autorisation. Je risque mon emploi. L’E.I.E. – l’estimation de l’impact sur l’environnement – devra également y être joint.
— C’est de la mutinerie ! rugit Van Atta.
— Pas du tout, objecta Bannerji. C’est le règlement.
Les yeux de Van Atta semblaient vouloir lui jaillir des orbites. Bannerji, en revanche, étudiait tranquillement ses ongles. Hors de lui, Van Atta se jeta sur le siège que venait de libérer le capitaine. Il aurait dû se douter qu’il lui jouerait un tour de cochon. De toute façon, on n’était jamais mieux servi que par soi-même. Il hésita, les paramètres techniques du superjumper de série D défilant à toute allure dans son esprit. S’il pouvait, d’un seul coup, détériorer les câbles et faire exploser les principaux thrusters… Mais où devait-il tirer ?
Il avait l’ordre de les brûler tous, et il n’allait pas s’en priver. Quant à la mort des quelques gravs à bord, il pourrait toujours en accuser Bannerji –
La représentation schématique du vaisseau tournait lentement sur le vid. Il devait y avoir un point, quelque part dans la structure, qui… Oui. Là. S’il pouvait atteindre le circuit de refroidissement, cela provoquerait sans doute une réaction en chaîne qui aboutirait à… une promotion, bien sûr ! Apmad l’embrasserait. Il deviendrait un héros à ses yeux, au même titre qu’un médecin qui aurait empêché par son seul courage une abominable peste génétique de se répandre dans la galaxie.
Les chiffres se succédaient à toute allure sur le vid. L’ordinateur régla la ligne de mire. La main moite de Van Atta se referma sur la commande. Encore deux secondes… une…
— Que faites-vous avec ça, docteur Yei ? demanda Bannerji, étonné.
— De la psychologie pratique, répondit-elle.
Le crâne de Van Atta parut exploser avec un bruit sourd et nauséeux. Il piqua du nez sur la console, se coupa le front en heurtant les touches et transforma malgré lui le programme de tir en un tourbillon de confettis colorés. Il aperçut un instant des étoiles
— Docteur Yei, remarqua Bannerji, quand on veut assommer quelqu’un, il faut frapper plus fort que ça.
Yei recula, affolée, en voyant Van Atta bondir de son siège.
— Je ne voulais pas prendre le risque de le tuer…
— Pourquoi pas ? marmonna Bannerji.
Furieux, Van Atta attrapa le poignet de Yei et lui arracha sa clé anglaise de la main.
— Vous ne serez donc jamais capable de faire quelque chose correctement, cracha-t-il, mauvais.
Fors, en scaphandre mais sans son casque, passa de nouveau la tête dans la cabine.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Van Atta poussa Yei, en larmes, vers lui.
— Je vous confie cette cinglée, sergent. Elle vient d’essayer de me tuer avec une clé anglaise.
— Ah oui ? fit-il, faussement étonné. Elle m’avait dit que c’était pour rectifier la position d’un siège, mais j’ai peut-être mal compris… Ça devait être autre chose, qu’elle voulait rectifier…
Il tenait néanmoins le bras de Yei, qui ne lui opposait aucune résistance.
Sans plus perdre de temps, Van Atta se précipita de nouveau sur le siège et rappela le programme de tir. Il fit ensuite apparaître l’image transmise par les scanners extérieurs. La configuration D-620-Habitat surgit sur le vid, bien nette, les rayons du lointain soleil jetant des reflets argentés sur sa structure.
Soudain, elle bascula, se mit à tourner sur elle-même et disparut.
La main de Van Atta se crispa sur la commande. Les faisceaux lumineux des lasers tranchèrent le vide, sans plus de cible à atteindre.
Van Atta hurla, les veines de son cou saillantes, le visage congestionné.
— Ils sont passés de l’autre côté ! Ils sont passés… !
Yei fut prise de fou rire.
Leo, avachi dans son harnais de sécurité, sentait lui aussi le rire monter de sa gorge.
— On a réussi !
Ti retira son casque et se redressa, le visage livide, les traits tirés, comme après chaque saut. Leo avait la sensation que son estomac s’était retourné, mais la nausée se dissipa vite.
— Votre miroir était conforme, Leo, dit le pilote.
— Oui. J’avais peur qu’il n’explose sous la pression du saut.
Ti tourna un regard indigné vers lui.
— Ce n’est pas ce que vous aviez dit. Je croyais que vous étiez le champion toutes catégories des ingénieurs de contrôle.
— Ti… je n’avais encore jamais fabriqué un truc pareil. Et on n’a pas de certitude. On ne peut que supposer.
Il se redressa à son tour sur son siège, s’efforçant d’éclaircir ses idées encore un peu embrouillées.
— On a réussi… Mais il faut savoir si l’Habitat a tenu le choc. Silver, vois ce que tu peux apprendre, sur le com.
Elle aussi était blême ; elle cligna des yeux, comme pour se réveiller d’un mauvais rêve.
— C’est donc ça, un saut… J’ai l’impression d’avoir vécu six heures de sérum de vérité en une seule seconde.
Elle poussa un long soupir, les yeux fermés.
— Nous allons devoir subir ça souvent ?
— J’espère bien que non, répondit Leo en détachant son harnais pour aller l’aider.
L’espace, à la sortie du couloir, était désert et serein. Il n’y avait pas, ainsi que Leo l’avait redouté dans ses délires paranoïaques, de comité d’accueil militaire pour les recevoir. Cependant, un vaisseau s’approchait d’eux… Non pas un vaisseau commercial, mais quelque chose d’aspect bien plus dangereux et officiel.
— Ce doit être la police d’Orient IV, estima Silver. On va avoir des problèmes ?
— Sans aucun doute, répondit le Dr Minchenko qui venait de les rejoindre dans la salle de Nav & Com. GalacTech entreprend une dernière tentative pour récupérer son bien, c’était à prévoir. Soyez gentil, Graf, vous nous rendrez à tous service si vous me laissez résoudre cette difficulté.
Avec l’autorité qui le caractérisait, il poussa Silver et Leo et s’installa devant le com.
— Le ministre de la Santé d’Orient IV se trouve être un de mes collègues et amis. Son pouvoir sur la scène politique est assez modeste, mais c’est un intermédiaire très influent pour atteindre les hautes instances du gouvernement. Si je peux le joindre, nous serons en bien meilleure posture que si nous parlementons avec un sous-fifre de la police ou, pire, de l’armée.
Les yeux de Minchenko étincelèrent avec malice.
— Il ne règne pas une grande amitié entre GalacTech et Orient IV, en ce moment. Je crois que le gouvernement d’Orient IV va se faire un plaisir de régler ce différend…
— Que pouvons-nous faire pendant que vous parlez ? demanda Ti.
— Mettez la gomme, Gulik, répondit-il gaiement. Ne vous arrêtez pas.
— Ce n’est pas encore fini, hein ? murmura Silver à Leo alors qu’ils s’éloignaient de Minchenko. J’avais toujours cru que tous nos ennuis seraient terminés quand on aurait échappé à M. Van Atta.
Leo secoua la tête. Un sourire radieux ne cessait de vouloir monter à ses lèvres. Il lui prit les mains.
— Nos problèmes auraient été définitivement réglés si Brucie-baby avait appuyé sur la détente au bon moment. Ou si le miroir vortex avait explosé pendant le saut… N’aie pas peur des ennuis, Silver. Ils font partie de la vie. On les affrontera ensemble… demain.
Elle exhala un long soupir, et avec lui toute sa tension. Un sourire éclaira enfin ses yeux, soudain lumineux comme des étoiles ; elle se pencha vers lui.
Il souriait plutôt stupidement, pour un homme proche de la quarantaine. S’éclaircissant la gorge, il essaya de se composer une expression plus digne.
— Leo… dit-elle en penchant la tête, amusée. Seriez-vous timide ?
— Timide ? Moi ?
Les yeux bleus se plissèrent. Elle l’embrassa. Leo, indigné par son accusation, l’embrassa à son tour. Plus longuement.
Ensemble, ils se tournèrent vers le nouveau soleil.